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Marguerite de Navarre, reine humaniste et écrivain

novembre 4th, 2014 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | La Renaissance - (Commentaires fermés sur Marguerite de Navarre, reine humaniste et écrivain)
Marguerite d'Angoulême, noble et humaniste

Marguerite de Navarre (1492-1549)

Biographie de Marguerite de Navarre

Appelée également Marguerite d’Angoulême et parfois Marguerite d’Alençon, Marguerite de Navarre naît le 11 avril 1492 à Angoulême de Charles d’Orléans alors comte d’Angoulême et de Louise de Savoie. Elle fait partie de la première branche d’Orléans de la dynastie capétienne. Surnommée la dixième des Muses, elle est la sœur aînée de François 1er, futur roi de France (1515 à 1547), et nièce de Charles d’Orléans le poète (1394-1465).

Marguerite reçoit une éducation et un enseignement de grande qualité, influencés par l’humanisme italien articulé autour du latin, du grec et de la philosophie. Cette formation fait d’elle une grande amoureuse de la liberté, et face aux conflits religieux elle manifeste et prône la tolérance: accepter les autres tout en restant soi-même.

Pour mettre fin au conflit qui oppose les Maisons d’Angoulême et celles d’Alençon (1509), elle épouse Charles IV le duc d’Alençon à l’âge de 17 ans. Elle mène alors une vie certainement pas joyeuse, entre un mari illettré et une belle-mère excessivement pieuse, dans un triste château médiéval. La mort du duc en 1525 la libère. Elle se remarie deux ans plus tard à Henri II d’Albret le roi de Navarre, et devient reine.

Après l’accession de son frère (François 1er) au trône, Marguerite de Navarre assume les fonctions de la reine-mère Claude de France et joue un rôle capital dans le domaine diplomatique (Elle négocie en  Espagne la libération de son frère prisonnier de Charles Quint, participe au traité de Cambrai négocié entre sa mère et Marguerite d’Autriche …) Elle manifeste un vif intérêt pour les nouvelles idées. Elle encourage pour cela les lettres, les sciences et les arts jusqu’à se faire la protectrice des victimes de l’intolérance à la Sorbonne, au Parlement et au sein même de la Cour de France. La reine de Navarre voit arriver auprès d’elle les plus grands esprits de son temps. Ce qui lui vaut d’être l’objet de dédicaces de plusieurs œuvres,  dont Le Tiers-Livre de Rabelais. Elle est également connue pour être, après Christine de Pisan et Marie de France, l’une des premières femmes de lettres françaises.

Fin 1542 alors que les souverains de Navarre sont écartés du pouvoir, elle s’installe sur ses terres à Mont-de-Marsan où elle passe son temps à lire et écrire tout en assumant les responsabilités du pouvoir en l’absence de son mari. Elle fait également un séjour de quatre mois, loin du monde, au couvent de Tusson. Atteinte d’une inflammation des poumons due au froid, elle meurt seule le 21 décembre 1549 son mari arrivant trop tard. Elle est inhumée dans la sépulture des rois de Navarre, la cathédrale de Morlas. Les anecdotes grossières publiées sur cette femme, qui  n’a pourtant été ni ange ni bête, ne tomberont dans l’oubli que des siècles après. Le message de cette grande humaniste est encore d’actualité quinze siècles après sa disparition. « Elle était, très bonne, douce, gracieuse, charitable, grand aumônière et ne dédaignant personne » (dixit Brandome).

Œuvre de Marguerite de Navarre

D’une culture remarquable, Marguerite aborde tous les genres littéraires. Elle est assez influencé par les textes de Luther et de théologiens réformistes qu’on traduit pour elle, ou encore par les idées d’Érasme. C’est après la trentaine que Marguerite se distingue par sa production littéraire. Elle relate surtout des aventures réels jusqu’à citer les dates, les lieux, les héros…Elle adopte une liberté de pensée et de style pour aboutir à des affabulations morales et pieuses, de quoi considérer ses contes comme contes moraux. Sincère dans son désir de réforme pacifique du royaume, elle favorise alors les doctrines qui vont dans ce sens. Pratiquante catholique certainement, elle reste en dehors des querelles religieuses sanglantes et ne suit ni Luther ni Calvin. Pour ce faire elle fait de son œuvre un miroir pas du tout flatteur de la société. En ce sens son œuvre, dont l’importance ne sera reconnue que bien plus tard, reste pédagogique et aussi prosélytique. La princesse a pour souci premier d’instruire et non de plaire, le vrai et le bien passe avant le beau et le narratif. Marguerite reste avant tout une moraliste et une conteuse, sa poésie aura un impact décisif pour le développement des idées Réformatrices en France.

Œuvres de Marguerite de Navarre

Le Dialogue en forme de vision nocturne (1524)

Marguerite de Navarre compose ce dialogue imaginaire (en vogue à l’époque) dans sa jeunesse, à la mort de sa nièce Charlotte pour en appeler à Dieu. Sous le thème de deuils (celui de sa tante Philiberte de Savoie, de Claude la reine de France et enfin de Charlotte), elle traite de problèmes théologiques. L’âme de la défunte s’entretient avec sa tante affligée et éplorée, l’exhortant à se détacher de se souvenirs et du monde. La princesse finit par s’abandonner à Dieu, dans l’espoir de lui donner la foi. La foi donc, la mort, le salut de l’âme sont évoqués dans une œuvre où la forme et l’exécution ne mettent pas vraiment en valeur l’idée et l’inspiration.

Extrait

Je vous prie que ces fâcheux débats
D’arbitre franc et libertés laissés
Aux grands docteurs qui l’ayant ne l’ont pas.
D’inventions ont leurs cœurs si pressés
Que vérité n’y peut trouver sa place
Tant que soient leurs plaidoiries cessées.
Mais quant à vous, quoi qu’on vous dise ou fasse
Soyez sûre qu’en liberté vous êtes
Si vous avez de Dieu l’amour et grâce…

Le Miroir de l’âme pécheresse (1527 à 1529)

S’inspirant d’auteurs de l’Antiquité et même du Moyen-âge (Ovide, Vincent de Beauvais, Caxton…), l’auteur fait dans ce long poème son propre examen de conscience. C’est une véritable méditation dans laquelle elle fait l’analyse de son humilité, jusqu’à affirmer sa faiblesse, face à un miroir et devant Dieu pour lequel elle chante son amour. L’oeuvre n’a pas échappé aux attaques des théologiens de la Sorbonne, qui la considère comme hérétique. 

Extrait

Bien sens en moi que j’en ai la racine
Et au-dehors ne vois effet ni signe
Qui ne soit tout branche, fleur feuille et fruit
Que tout autour de moi elle produit.
Si je cuyde regarder pour le mieux
Me vient fermer une branche les yeux.
Tombe en ma bouche, alors que veux parler
Le fruit par trop amer à avaler… 
  • Les Marguerites de la Marguerite des princesses (1547)

Marguerite de Navarre publie en 1547 un recueil comprenant un ensemble d’œuvres, caractérisées par la spontanéité et la sincérité, sous le titre « Marguerites de la Marguerite des princesses ». En plus d’épîtres destinés au roi ou encore à Louise de Savoie, on y trouve des poésies de circonstances et même des essais de psychologie amoureuse. Dans ce recueil on découvre également des comédies bibliques et profanes sur la trame des drames liturgiques. Elles sont consacrées à la naissance et la vie de jésus Christ, tout en étant moralisantes.

  • Les Chansons spirituelles

Dans les Chansons spirituelles on découvre la Marguerite-poète. Ces vers, où les aveux dominent, sont d’une merveilleuse harmonie. Ronsard, semble t-il, s’inspirera plus tard de cette toute première manifestation du lyrisme moderne français pour écrire ses Odes.

Extraits :

Si quelque injure l’on vous dit,
Endurez-le joyeusement,
Et si chacun de vous mesdit,
N’y mettez vostre pensement
Ce n’est chose nouvelle
D’ouyr ainsi parler souvent
Autant en emporte le vent. 
 
Si quelcun parle de la Foy
En la mettant quasi à rien
Au prix des œuvres de la Loy,
Les estimant les plus grands biens,
Sa doctrine est nouvelle,
Laissez-le là, passer avant;
Autant en emporte le vent. 
Et si pour vostre Foy gaster
Vous vient louer de vos beaux faits,
En vous disant (pour vous flatter),
Qu’il vous tient du rang des parfaits;
Fuyez parole telle,
Qui ameine oegueil decevant,
Autant en emporte le vent. 
Si le monde vous vient tenter
De richesse, honneur et plaisir,
Et les vous vient tous présenter,
Ny mettez ny cœur ny désir:
Car ceste chose temporelle,
Retourne ou estait paravant
Autant en emporte le vent.
  • La Comédie des innocents (vers 1530)

Marie est sur le point de mettre au monde un enfant, mais ne sait pas encore qu’il sera Jésus Christ. Ne sachant pas qui de toutes les femmes enceintes le portait, Hérode décide de faire tuer tous les nouveau-nés de sexe masculin. Dieu, qui le sait, ordonne à ses anges d’avertir la désormais sainte famille. Pendant que le massacre est perpétré par les tyrans d’Hérode, Joseph et Marie quittent les lieux pour mettre au monde l’enfant le plus loin possible. Alors que Jésus vient au monde, les âmes des enfants tués chantent leur bonheur d’être au Paradis après avoir quitté cette terre ingrate.

Extraits :

Dieu commence

Mon œil divin, qui voit l’intérieur,
Devant lequel nul corps extérieur
Ne peut donner aucun empêchement,
Regarde en bas jusqu’à l’inférieur,
Bien qu’il soit haut comme supérieur,
Mais ma bonté l’abaisse doucement.
Or il a vu ce que secrètement
Herodes veut faire de mon Enfant,
Mais ma puissance en dispose autrement,
Qui le Petit contre le Grand défend…  
Rois de là-bas, écoutez promptement,
Et vous aussi qui sous moi puissamment
Jugez la terre en votre obéissance :
Or apprenez mon enseignement…

Le premier ange :

O Joseph, père putatif,
Lève-toi, sans être craintif,
Et prend l’enfant,
Et sa mère aussi…

Joseph :

O bonté qui accourt
Au secours
Des siens, je te loue et remercie…
Ma mie, il faut partir
Sans mentir :
Car l’Ange pendant que je dormais
Herodes veut avoir
Par pouvoir
Votre enfant pour le mettre à mort…

Marie :

Ami, sans attendre demain,
Tout deux il nous faut mettre la main
Pour emporter notre bagage,
Et l’enfant tant doux et humain,
Le sauvant du Roi inhumain…

Joseph :

Allons sans faire nul séjour,
Afin qu’avant le point du jour,
Soyons hors de ce territoire.

Herodes :

Voyez ces trois méchants menteurs,
Inventeurs
D’un Christ forgé dans leurs têtes !
O vous mes loyaux serviteurs,
Amateurs
Des vertus grandes et honnêtes…
Si l’enfant je ne fais périr
Nul ne saurait mon grand martyr…

Le premier Docteur :

En Bethlehem ni alentour,
Ne faut laisser enfant vivant,
N’épargner ni ville ni tour,
Mettez à tous la vie au vent…
  • La Comédie de la nativité de notre seigneur Jésus-Christ (vers 1530)

Ne sachant de qui sera né le Christ, Herode décide de faire tuer tous les enfants de sexe masculin qui viennent au monde. Dans ce texte austère l’auteur nous fait accompagner Joseph et Marie dans leur fuite pour éviter le pire à leur enfant qui va naître. A Bethléem ils demandent asile en vain, l’enfant naît dans une bergerie. Satan s’en mêle pour pousser les pasteurs à commettre le pire, avant que Dieu n’intervienne…

Extraits :

…Mais quand Dieu a révélé au prophète
Que CHRIST fera sa première venue,
 en ce lieu, comme cité élue,
De sa grandeur Esaie fait fête…
O Bethleem, maison de pain nommée,
Qu’elle sera de toi la renommée,
Quand tu seras le coffre du pain vif ?…

Joseph :

Or sommes-nous arrivés en ce lieu,
Dont vous et moi, ma mie, louons Dieu,
Car il est tard et la nuit est venue.
Allons tout droit là où je vois du feu…

Le premier hôte :

Aux riches gens voudrais faire service,
Car mon métier et mon commun office
N’est seulement que toujours amasser
Or et argent, là veux mon temps passer…

Joseph :

O charité, qui rend l’âme parfaite,
Difficile que l’on te trouve au cœur
De l’homme riche, si Dieu n’y est vainqueur !
En voilà un, à dire vérité,
Qui semble bon : Monsieur, par charité,
Vous plairait-il loger moi et ma femme ?
Car entendez que cette pauvre dame
Est sur le point de son accouchement.

Deuxième hôte :

Mon logis n’est pour tels gens que vous,
Vous ne pouvez apporter que des poux.
Princes et rois sont les bienvenus,
Sans rien payer ils sont entretenus…

Joseph :

Adieu, seigneur. Quand l’orgueil l’homme dompte
D’humilité perd si fort l’appétit
Qu’il ne peut plus recevoir le Petit…

Troisième hôte :

…Cure n’avons de gens plein de tristesse :
Prenez ailleurs, mes amis, votre adresse…

Joseph :

Or adieu donc. O que volupté folle
Ce pauvre monde aveugle et affole…

Marie :

Las, mon ami, je vois approcher l’heure
Que naître doit le fruit tant désiré ;
Regardons où.

Joseph :

…Voici un lieu qui sert de pauvre étable ;
Bien qu’il ne soit pour l’enfant honorable…

Premier ange :

Je te salue, ô dame bienheureuse !
Mère du Fils dont tu es amoureuse,
Sans offenser pure virginité,
Tu as reçu nom de maternité,
Et du Puissant tu es la mère et la fille…
  • La Comédie de l’adoration des trois rois à Jésus Christ (vers 1530)

Dans cette comédie Marguerite met en scène des dialogues entre Dieu et des personnages représentants des rois avec des figures allégoriques. Dieu s’adresse à Philosophie, Tribulation, Inspiration et Intelligence divine qui doivent être le propre de l’homme. Les anges interviennent pour chanter, avant que Gaspard, Melchior et Balthazar n’engagent un dialogue constructif…

Extraits :

Dieu commence :

Je suis qui suis, et contient en mon être
Tout ce qui est, qui peut, et qui sera.
Ce qui n’est point j’appelle, et le fait naître…

Intelligence divine :

Par toi, Seigneur, je vois les yeux ouvrir
Des aveugles sous la loi ancienne,
Et les secrets aux gentils découvrir
Idolâtrant sous cette loi païenne…

Dieu :

Allez chercher en Orient les provinces,
Et secourez mes élus et mes amis…

Philosophie :

…O sage Roi, si tu m’es agréable,
Je te rendrai le savoir désirable,
Jusqu’à ce que de vraie science
Ait goûté par patience…

Balthazar :

J’ai grand cas des biens de cette terre,
J’ai désiré honneur et gloire acquérir,
Et de me voir seigneur grand et puissant ;
Pour acquérir des biens j’ai fais la guerre :
Las, je vois bien que trop follement j’erre,
Car tous ces biens n’est rien que vent passant…

Tribulation :

O Roi vivant en plaisir et santé…
Et te tiens juste selon la Loi,
Par moi sera bientôt ton cœur tenté…

Melchior :

Allons tous, sans nulle réplique,
Ailleurs je n’ai plus d’espérance ;
Par son savoir si authentique
J’espère d’avoir délivrance.

Inspiration :

Dieu, pour montrer sa grâce purement
 M’envoie à toi pour déclarer comment
Il est ton Dieu, ton Créateur, ton Père
Et qui, plus est, il veut que vivement
Fasse en ton cœur un divin mouvement…
  • La Comédie du désert (vers 1530)

Sur une terre aride où rien ne pousse, Joseph prie Dieu de venir au secours des siens. Marie demande qu’ils soient pourvus pour être sauvés. Dieu ordonne alors aux anges d’agir pour que les arbres secs portent de nouveau leurs fruits, que les abeilles fassent couler leur miel …

Extraits :

Dieu :

Anges allez en ce Désert détruit ;
Réjouissez par harmonieux bruit
Mère et Enfant, commandez par moi,
Aux arbres secs de leur donner des fruits,
Et que chaque ruisseau soit bien instruit
D’offrir leur eau à leur Seigneur et Roi,
Tant qu’en ce le lieu plein de tout désarroi,
Où rien il n’y a, soit tout en abondance ;
Car où je veux toucher du bout du doigt,
Mon pouvoir se voit en évidence.

Les Anges :

Puisqu’il te plaît, Seigneur Dieu,
Faire révérence en ce pauvre désert lieu,
Où de bien n’a apparence…
Des arbres leur porteront
Des fruits pleins de saveurs exquises
Des fleurs leur consoleront ;
Et de l’eau douce et requise.
Mais de tout soit gloire à toi
En ciel et terre donnée,
Qui grâce par ton fils Roi
As à tous abandonnée.

Marie :

Dieu éternel, mon Père et mon Epoux,
A mon réveil je t’adore à genoux,
Comme la Vie et l’Etre de nous tous,
Tel je te tiens.
En te rendant grâce de tous tes biens…
O Dieu, qui est immuable, immortel,
En toi je vis…
Fais que ton fils à ton vouloir je serve,
Et que la loi parfaitement j‘observe
En la servant…
Que chaud et froid soient raisonnables,
Que faim et soif ne soient insupportables,
Et que puissions
Vivre en repos par rochers et buissons
Où séparés nous ne soyons des doux sons 
Spirituels,
Et de tes dons en nous continuels…

Joseph :

Combien que je me suis lassé
De chercher ce dont j’ai besoin,
Si n’ai-je pas trop amassé
Et si je suis allé assez loin.
Ce que j’ai rapporté est témoin,
Que ce lieu est mal cultivé…
O que de fruits je vois ensemble
Près de Marie sur la terre ?
Il y en a plus, ce me semble,
Qu’en un mois nous saurions cueillir…
Loué soit Dieu qui m’a réconforté,
De mon labeur, voyant qu’il l’a pourvu
De tant de bien qu’aucun n’a apporté
Pour secourir cette Vierge…
 

Le Malade (vers 1535-1536)

Farce, satire religieuse, Marguerite met en scène un malade qui est tiraillé entre sa femme superstitieuse, un médecin dogmatique ainsi que la chambrière. Dans cette symbolique religieuse, l’auteur renvoie dos à dos la religion et la médecine de l’époque. En effet pendant que la femme propose pour guérir son mari des remèdes tels que « la dent de sanglier » ou encore « cinq germes d’œufs », le médecin veut faire une saignée. La servante qui tente de  faire prendre conscience au malade que la foi peut être salvatrice, est prise à partie par le docteur et la femme. Et pourtant c’est la foi qui sauve ce malade.

Extraits

La femme

La dent de sanglier blanche et belle,
Vous donnerai, c’est ma coutume ;
Et d’une herbe, je sais quelle,
Je vous ferai un cataplume.

Le Malade

Ma mie, ce n’est pas le point
Par où il me convient guérir.
Allez bientôt, ne tardez point,
Un médecin me quérir.

Le Femme

Toujours à eux voulez courir,
Mais leur patte est trop dangereuse ;  
Car l’autre jour firent mourir
La fille de la procureuse…

Le Malade

Aïe ! Je perds patience !
Allez tôt, faites bon devoir.

La Femme

Et bien doncques, je le vais querre,
Puisqu’en lui seul vous voulez croire…

La Chambrière

Si j’osais la vérité dire,
Et qu’il vous plût en gré la prendre,
Bientôt serez hors de martyre,
Sans au médecin vous attendre…

Le Malade

Je ne sais à quel saint me rendre
Mais à tous ensemble me vous.

La Chambrière

Un seul vous en peut bien défendre,
Qui est digne que l’on le loue.

Le Malade

Qui est celui qui peut ôter,
Comme vous dites, tous mes maux…

La Chambrière

C’est le saint des saints, le grand maître
Qui sacrifie pape et roi.
C’est dieu qui fermera crois
Que tous vos maux vous ôtera
Quand, par une assurée foi,
Votre cœur là s’arrêtera.
Y a t-il médecin plus sage
Que Dieu, ou meilleur, ou plus doux… ?

Le Malade

En bonne foi je connais bien
Que de Dieu vient toute santé…

Le Médecin

Ma commère voudrait savoir
Quel mal il a.

La Femme

Sous le tétin…
Ce fut hier soir
Mais il s’est plaint qu’au matin…

Le Malade

Las ! Je crains tant cette saignée
Et voir ainsi mon sang répandre…

La Femme

Monsieur, sans saignée, j’en ai vu
Qui sont guéris parfaitent
Pour avoir un breuvage bu
De jus de pavot seulement.

Le Médecin

Vous me troublez l’entendement
Taisez- vous donc folle que vous êtes…
 

L’Inquisiteur (vers 1536)

C’est une farce dans laquelle le personnage, un inquisiteur de la foi et docteur à la Sorbonne,  s’inquiète de la place que prennent de plus en plus les nouvelles doctrines religieuses. Il part en campagne contre tous leurs partisans. Fanatique et bête tout compte fait, il croise au cours d’une promenade avec son valet quatre garçons qui lui tiennent tête. L’auteur le met dans une situation ridicule, avant de le laisser se faire attendrir par ces mômes qui lui chantent notamment le psaume III de David. L’inquisiteur finit par revenir à la tolérance, véritable principe de la religion.

Extraits:

L’Inquisiteur

Le temps s’en va toujours en empirant ;
L’on ne fait plus de religion compte.
Notre crédit, dont je vais soupirant,
Se pourrait bien enfin tourner à honte…
Grand temps y a que je suis passé docteur
Dedans Paris, par ceux de la Sorbonne.
Quatre ans y a que je suis inquisiteur
De notre foi, sans épargner personne.
Je ne dis pas, que si quelqu’un me donne
Un bon présent pour racheter sa vie
Qu’à le sauver promptement n’aie envie…

Le Valet

Mais, à votre avis, ont-ils froid,
Mon maître, ces petits garçons ?
Il me semble qu’en cet endroit,
De feu, leur servent les glaçons.

L’Inquisiteur

…Enfants, enfants, vous perdez temps !
Vous feriez mieux d’étudier.

Janot

Monsieur, si nous sommes contents,
Ne vous en veuillez ennuyer.

L’Inquisiteur

Voilà un beau contentement,
Que de jouer au château de noix !

Pérot

C’est un très bel ébattement,
Ou rien de mal je n’y connais.

L’Inquisiteur

Enfants, il vous serez bien mieux,
D’avoir, de Bien et Mal, science.

Thierrot

De mal, pour être vicieux ?
C’est bien pour perdre patience.

L’Inquisiteur

Vicieux, je ne l’entends pas,
Mais c’est pour acquérir vertu.

Clérot

On l’acquiert ainsi par compas
Et par la règle d’un fétu ?…

Le Valet

Mon maître, trop prenez à cœur
Les propos de cette innocence.
Vous, qui des grands vous êtes vainqueur,
Devez supporter leur enfance.

L’Inquisiteur

Enfance ou innocence, las,
Je ne trouve que malice!
De les battre ne serai las
Si de parler feront plus l’office.
Les Enfants chantant tous ensemble
Ô seigneur, que de gens,
A nuire diligents,
Qui nous troublent et nous grèvent !
Mon Dieu que d’ennemis
Qui aux champs se sont mis
Et contre nous s’élèvent !…

L’Inquisiteur

Je les ois chanter. Qu’est ceci ?
De moi se moque, ce me semble…

Jacot

En lieu de défendre
Parler, veut apprendre
Notre doux language.
Ô que Dieu sait rendre
Bien pour mal, et prendre
Homme en tout âge !…

L’Inquisiteur

Mes petits enfants, je vous prie,
A l’honneur du Dieu des humains,
Que chacun de vous chante et crie,
Et nous tenons tous par les mains !…
 

La Coche (1541).

En présence de la narratrice, trois femmes amies éplorées débattent avec sincérité autour de l’amour courtois (la fin’amor). Alors que la première a été abandonnée par son amant, la seconde qui est tout près de rompre avec le sien est courtisée par ce même amant. La troisième par contre, pour préserver l’amitié qui la lit aux deux autres, choisit de rompre avec l’homme qui l’aime pourtant véritablement.

Extraits :

Ainsi parlant, pensant toute seule estre,
Je vey de loing trois dames apparoistre,
Saillans d’un bois hault, feuillu, et espés,
Dont un ruiseau tescler, pour metter paix
Entre le bois et le pré se mettoit :
Portant le noir et l’une et l’autre estoit
D’une grandeur ; collets, tourets, cornettes
Couvroient leurs cols, leurs visages, et testes…
Je vous requier par l’Amour, qui commande
Sur tous vos bons cœurs, ottroyez ma demande :
Et dites moy la douleur, et la peine,
Que vous souffrez, dont chacune est si pleine,
Que sans mourir ne la povez porter.
Si je ne puis au moins vous conforter,
Je souffriray par grand compassion,
Avecques vous la tribulation…  
 
Làs, ce n’est pas par doute de secret,
Que nous craingnons compter nostre regret :
Lequel voudrions estre par vous escrit…
 
Dames n’attribuez à vice,
Si j’ai laissé, long temps ha, cest office,
Pensant pour vray, qu’Amour n’avoit obmis
Un seul des tours, qu’il fait en es amys,
Qu’en mes escrits passez ne soit trouvé…  
 
Nous sommes trois dans le reconforter
Impossible est : car sans nostre amitié,
Sans mort, tel mal ne sçaurions supporter.
L’une de l’autre ha egale pitié,
Egale Amour, egale fantasie ;
Tant que l’une est de l’autre la moitié :
Entre nous trois n’y eut onc jalousie,
Onques courroux, onques diversité :
Si l’une ha mal l’autre en est tost saisie,
Pareillement en la diversité…

 

La comédie des Quatre Femmes (début 1542)

Alors que la « Querelles des Amies » bat son plein, Marguerite prend à travers cette œuvre le parti d’un de ses protégés Antoine Héroët. Dans « La Parfaite Amye de Cour », celui-ci s’oppose à « L’Amie de Cour » de Bertrand de La Borderie.

Deux jeunes filles et deux femmes débattent ensemble de l’amour. La première considère qu’aimer c’est perdre sa liberté, la seconde au contraire croit qu’il donne accès à la libère. Quant aux deux femmes, l’une est jalouse alors qu’elle est fidèle à son mari, l’autre l’est parce que son mari aime une autre. La voie de la sagesse vient d’une vieille femme qui a été libre durant vingt ans, puis aimé durant vingt autres années. Le débat va pouvoir se clore grâce à l’arrivée de quatre jeunes hommes et d’un vieillard.

Extraits :

La  vieille

Le temps, qui fait et qui défait son œuvre,
M’a, cent ans a, à son école prise.
Son grand trésor, qu’à peu de gens découvre,
M’a découvert, dont je suis bien apprise.
Vingt ans, aimai liberté, que l’on prise
Sans point vouloir de serviteur avoir.
Vingt ans après, d’aimer fis mon devoir.
Mais un tout seul, pour qui seul j’étais une,
Me fut ôté, malgré tout mon vouloir,
Dont soixante ans j’ai pleuré ma fortune.

La première femme

Voilà une dame authentique.
Quel habit ! Quel port ! Quel visage !

La seconde femme

Hélas, ma sœur, qu’elle est antique !

La première femme

Voilà une dame authentique.

La seconde femme

Cent ans apprend bien grand’ pratique.
Ô qu’elle devrait être sage !

La première femme

Voilà une dame authentique.
Quel habit ! Quel port ! Quel visage !

La seconde femme

Or faisons vers elle un voyage ;
Nous n’en pouvons que mieux valoir.

La première femme

En bonne foi, j’ai grand vouloir
D’écouter sa sage doctrine.

La seconde femme

Mais comme elle tient bonne mine !
Allons lui donner le bonjour.

La première femme

Celui qui au Ciel fait séjour
Et en terre a l’autorité,
Vous donn’ toute prospérité !

La vieille

Mes filles, Lui, qui a puissance,
Donne à vos cœurs la connaissance
De Lui, et de vous-même[s] aussi !
Qui vous amène en ce lieu-ci ?
Je vous requiers ne le celer.

La seconde femme

Désir de vous ouïr parler,
Et de vous, quelque bien apprendre ;
Et aussi pour vous faire entendre
Quelque débat, en quoi nous sommes.

La vieille

Hélas ! J’ai des ans si grand’s sommes
Que je crois que mon vieil langage
N’est plus maintenant en usage,
Et qu’à peine l’entendrez-vous.

La première fille

Ne prenez, madame, de nous,

Ennui à nos débats ouïr.

La seconde fille

Nous espérons nous réjouir
Par votre très sainte parole.

La vieille

Afin donc que je vous console,
Chacune fasse son devoir
De me dire et faire savoir
Son cas, pour y donner conseil.
Hâtez-vous comme le soleil,
Car le serein est dangereux
À mon vieil cerveau catarrheux.
Et, par ma grande expérience,
Je vous dirai en conscience
Ce que faire il vous conviendra,
Et [ce] qu’à chacune il adviendra.

Toutes ensemble.

Qui commencera de nous quatre ?

La vieille

La plus sage, sans plus débattre.

La première femme

Ce sera moi.

La seconde femme

Et moi aussi…

Trop, Prou, Peu et Moins (1547)

Marguerite de Navarre réagit semble t-il, avec cette troisième farce, à l’exil puis l’emprisonnement d’Etienne Dolet pour hérésie et athéisme. C’est peut-être aussi une réponse à Calvin qui dans « L’Excuses aux Nicodémites » reproche aux réformés de cacher leur foi et leur conseillant de s’exiler pour vivre cette foi.

Dans cette oeuvre tout aussi symbolique qui a pour thème principal la dissimulation et les apparences trompeuses, Margueritte de Navarre met en scène quatre personnages allégoriques. Les sous-entendus, les énigmes, les équivoques sont omniprésentes. Trop et Prou symbolisent le pouvoir et l’argent (richesse matérielle), alors que Peu et Moins représentent la misère matériel et la richesse spirituelle. Pourtant les seconds, qui font confiance aux bienfaits de leurs cornes qu’ils exhibent fièrement, sont bien plus heureux. Les premiers par contre sont tellement honteux de leurs grandes oreilles, qu’ils font tout pour les dissimuler. Ceux-ci cherchent alors à découvrir ce qui rend les deux autres si heureux, en vain, car ils restent sourds à la parole de Dieu.

Extraits :

Peu

L’on me nomme Peu, qui se cache
Partout, je veux bien qu’on le sache,
Le peu aimé, le moins [re]douté.
Je garde la brebis, la vache :
Le pourceau par le pied j’attache.
Mon corps sans cesser est bouté*
À tout travail ; moult m’a coûté,
Tant que je ne possède rien.
Mais j’ai une bourse au côté,
Qui est remplie de tous biens.

Moins

Je me nomme le pauvre Moins,
Le moindre de tous les humains,
Qui n’ai rien, et rien avoir veux.
Toujours laboure soirs et ma[t]ins,
De corps, de pieds, de bras, de mains.
En cela j’accomplis mes vœux.
Souci n’ai d’enfants, ni neveux ;
De les enrichir n’ai envie,
Ma richesse est sous mes cheveux,
Par quoi ne crains perdre la vie.

Peu

Tu es des miens.

Moins

Des vôtres suis.

Peu

Tous d’un cerveau sommes conduits.

Moins

Tous marchons d’un consentement.

Peu

Tous deux n’avons qu’un sentiment.

Moins

Je vous [re]connais bien à la voix.

Peu

Et de longtemps je vous savais
Tel avoir été que vous êtes.

Moins

Pareil accoutrement de têtes
Nous portons, et sans différence.

Peu

Nous avons pareille espérance,
Pareil but, et pareille fin.

Moins

Vous n’êtes, pas plus que moi, fin,
Mais les plus fins nous affinons!

Peu

C’est pource que nous ne finons
D’être Peu et Moins si petits,
Que gens pleins de grands appétits
Ne savent pas bien où nous prendre.

Moins

Nous ne craignons nul attendre ;
Car quand nous approchons des hommes,
Si petits auprès d’eux nous sommes
Qu’ils ne nous peuvent regarder.

Peu

Craintif ne se doit hasarder,
Quand il a par où être pris.

Moins

Nos habits sont de si vil prix
Que, si quelqu’un par là nous tire,
Si facilement les déchire,
Que l’on ne nous peut retenir.

Peu

L’on ne peut l’innocent punir,
Ni celui qui est rien, toucher.

Moins

Qui voudra au mort reprocher
Ses péchés et ses grands méfaits,
Il portera si bien ce faix
Qu’il n’en daignera rien répondre.

Peu

L’on ne peut brebis rase tondre ;
Qui n’a rien, rien aussi ne perd.

Moins

Qui ne porte rien, rien n’appert !
Par quoi cette lettre est bien close
À cil qui cherche quelque chose

Peu

Ils n’en peuvent trouver le bout.
Hélas, ils pensent avoir tout !
Mais ce tout-là, qu’ils disent leur,
Ce n’est en fin que tout malheur.
Notre Tout3 n’est pas de la sorte.

Moins

Certes il faut que ce Tout sorte
De rien pour être cher tenu…

La Navire (1547)

Sous le sous-titre de « Consolation du roi François Ier à sa sœur Marguerite », le texte a été écrit lors de sa retraite à Tusson après le décès de son frère le roi François 1er. Dans cette œuvre apparaît toute la douleur d’une reine désespérée, que le frère vient lui-même consoler.

Ce recueil est suivi de «Le trépas du Roi » dans lequel elle établit un dialogue avec son frère, au ciel, alors qu’elle-même est captive depuis quelque temps. François 1er apparaît sous les traits de Pan, le maître de la bergère Amarissime ou La Très Amère (Marguerite). Agapy le berger partage la douleur de la bergère, arrive Paraclesis le souverain consolateur.

Extraits: 

En réveillant sans cesse ma mémoire
Du tempz passe, tant loing d’adversité…
 
Du temps passé de ce roy sans nul vice,
Au cueur duquel vertu fut tout enclose.
Ne seroit ce pas trop grande injustice
Qu’amour mourust qui vivoit en santé,
Quant mort a faict sur luy son dur office…
 
Depuis le temps de nostre jeune enfance
Jusqu’à la fin de luy et son histoire ;
Cinquante deux ans, j’ay de sa présence
Tousjours jouy, sans estre séparée :
O importable et doloreuse absence !…
Quelz sont uns pleurs, mes souspirs et mes cris?
Rien au regard de ce que tu nu’- ri les :
Mon pleur an pris de vray pleur n’est que ris…
 
Mais fort amour le corps me vient contraindre
A regretter, à pleurer, à crier;
Et le dehors ne peult le dedans faindre.
Prier ne veulx, aussi ne doibz prier
D’oster mon dueil mais de bien l’augmenter…

Comédie sur le trespas du Roy (1547)

Marguerite compose cette comédie quelques mois après la mort de son frère le roi François 1er en Béarn, après son séjour à l’abbaye de Tusson. Elle revient ainsi sous le coup d’une grande douleur au pur lyrisme religieux abandonnant la satire. Personnage principal, elle apparaît sous le voile d’Amarissime, d’une bergère inconsolable. L’esprit troublé, celle-ci se promène seule dans la campagne pleurant la perte de Pan (le roi). Elle implore la nature de partager sa douleur qu’elle extériorise :

« Las ! tant malheureuse je suis,

Que mon malheur dire ne puis

Sinon qu’il est sans espérance :

Désespoir est desja à l’huys

Pour me jetter au fondz du puits

Où n’a d’en saillir apparence… » 

Apparaissent alors tour à tour trois autres personnages qui l’entendent gémir pour la consoler. Il y a d’abord Securus (son mari) qui tente de la consoler tout en se refusant s’abandonner aux larmes et lui montre la voie de la raison. Agapy (le berger) qui partage la douleur d’Amarissime la bergère et qui représente en fait le futur roi Henri II. Arrive enfin Paraclesis, une joyeuse messagère de Dieu, qui vient lui annoncer que son frère est au Paradis, qu’il est heureux et qu’il ne veut pas qu’on se lamente sur son sort.

Extraits:

Amarissime:

Seulle criez mes douleurs haultement :

Deuil et amour soi[en]t vostre retoricque.

Chantez des vers de douleur seullcmeiit.

Qui composez sont sans entendement

Par ung esprit troublé jusque à la mort.

Faictes sentir a tout le firmament

Qu’à luy et vous la mort a faict grand tort…

Amarissime chante :

Tant de larmes jettent mes yeulx

Qu’ilz ne voyent terre ne cieulx,

Telle est de leur pleur l’abondance.

Ma bouche se plainct en tous lieux,

De mon cueur ne peult saillir mieux

Que souspirs 2 sans nulle allégeance.

Securus:

Mais n’ay-je pas ouy la foible voix

De la dolente et triste Amarissime,

Devers laquelle à grand haste m’en vois?

Car à l’oyr presque morte l’estime,

Plaine de deuil du pié jusqu’à la cime.

De desespoir j’ay son chant entendu :

Elle a raison, soit en prose ou en rime,

De lamenter, car elle a tout perdu.

Amarissime chante :

Tristesse par ses grans efiorts

A rendu si foible mon corps,

Qu’il n’ha ny vertu ny puissance.

Il est semblable à l’un des morts,

Tant que le voyant par dehors

L’on perd de luy la congnoissance.

Securus:

Cesse ce chant et ces pleurs lamentables,

Qui n’est 1 à corps ny esprit profitable,

Ma très parfaicte et tant aymée amye.

Amahissime:

Securus, tant vray et charitable,

Tant extrême est mon deuil et importable

Que consoller je ne [le] s[ç]aurois mye.

Securus:

Helas ! je sçay que tu as bien raison.

Si ay-je aussy en tout lieu et saison

De regretter une perte sy grande,

Tous deux avons beu la triste poizon ;

Par quoy viens t’en à ma pauvre maison

Ou de noz plainctz ferons aux dieux ofrande.

Amarissime:

Amy, délaisse icy la délaissée,

Que la mort a jusqu’à mort abaissée,

Luy ostant Pan où estoit tout son bien.

Car d’ennuy suis si très fort opressee,

Que ta maison sera très mal dressée

Par moi, n’ayant plus nul soucy de rien.

Securus:

Peulx tu laisser, ma très chère compaigne,

Nostre trouppeau errant par la montaigne,

Au grand danger du loup aussy de l’ours?

Amarissime:

Mais que de pleurs mon visage je baigne :

Il m’est [encore] advis qu’asez je gaigne,

Car mort m’a faict de trop estranges tours.

Securus:

Je ne le faicz pour arrester tes larmes,

Car comme toy je sens pareil[s] tourmens,

Mais c’est afin que nous pleurions ensemble.

Amarissime:

Amy, pour toy j’ay mon grand amour ferme,

Je partiray d’icy, car je t’afferme

Que riens que mort noz c[u]eurs ne desasemble.

Securus:

Consolle-toy, Amarissime chère,

Esleve ung peu ta morte et triste chaire,

Car, toy mourant, mettrois fin à ma vie.

Agapy:

Quel son, quel chant est-ce que j’oy de loing,

Tant que je pers le sens et la parole?

C’est voix de femme et qui a grand besoing,

À mon advis, que quelcun la consolle.

Amarissime:

Mais, helas! mon corps est banny

Du sien, auquel il fut uny

Depuis le temps de nostre enfance !

Mon esprit aussi est puny,

Quand il se trouve desgarny

Du sien plein de toute science.

Esprit et corps de dueil sont pleins,

Tant qu’ilz sont convertiz en plains ;

Seul pleurer est ma contenance.

Je crie par bois et par plains,

Au ciel et terre me complains ;

A rien fort à mon dueil ne pense.

Agapy:

Ceste voix là me tire à soy,

Car elle est semblable à la mienne ;

Et sens une douleur en moy

Toute telle comme la sienne.

Sa chanson me semble ancienne,

Si sont les motz de neuf ouvraige ;

D’où que ce soit que la voix vienne,

Ignorer n’en puis le langaige.

Amarissime:

Mort qui m’as fait sy mauvais tour

D’abattre ma force et ma tour,

Tout mon refuge et ma défense,

N’as sceu ruyner mon amour

Que je sens croistre nuict et jour,

Qui ma douleur croist et avance.

Mon mal ne se peut révéler,

Et m’est si dur à l’avaller,

Que j’en perds toute patience.

Il ne m’en fault donc plus parler,

Mais penser de bien tost aller

Où Dieu l’a mis par sa clémence.

Agapy:

O Amarissime est-ce toy?

C’est toy qui monstre[s] par ton chant

Que vraye amour et seure foy

Par le temps ne vont poinct laschant.

Las! tu pleures le tour meschant

De la mort, dont plainctes tu faitz.

Par quoy vers toy m’en voys marchant,

Pour avec toy porter le faix.

Amarissime:

C’est Agapy : je congnois sa voix doulce.

Hélas! c’est luy, j’en ay bonne apparence.

Son chant piteux à lamenter me poulse,

Car, comme moy, il n’a que desplaisance.

Crie bien hault, Securus, car je pense

Qu’il est si près qu’il t’oïra clamant.

Securus:

Agapy, je te requiers, avance

Ton marcher lent, viens à moy promptement.

Agapy:

Amy berger qui crie[s] de là hault

En m’apellant, dis-moy [ce] qu’il te fault.

Tu me congnois, mais dis moy qui es tu?

Paraclesis:

Du grand Pasteur porte commandemens

Dont envers vous messaigiere je suis.

Bien que tristesse contre moy ferme l’huys

De tous vos cueurs, quoyqu’elle die ou face,

J’y entreray, car chasser je la puis

Par la bonté qui vous veult faire grâce.

Agapy:

Grâce estimons qui nous pourroit donner

Que nostre chef devint une fontaine.

Paralesis:

Si vous fault-il ce dueil habandonner,

Pour obeyr à la puissance haultaine ;

Car asseurer vous [peulx] qu’au beau domaine

Des plaisans Champs Elysées demeure

Vostre doux Pan, hors de douleur et peine,

Qui ne veult point que sa gloire l’on pleure.

Amarissime:

Doubte ne faictz qu’après la vie saincte

De nostre Pan, il ne soit mis sans faincte

En seur repoz, fermement je le crois.

Paraclesis:

Pourquoy es-tu donc à plorer contraincte ?

Ne te plaist-il [pas] de veoir sa vie saincte

Pour vray l’orner de couronne de Roy?

Amarassime:

Non, mais me plains qu’ainsi je l’ay perdu

Ou que la mort n’a[it] mon corps estendu

Avec le sien, rendant son coup parfaict.

Paraclesis:

Si mon parler de toy fut entendu,

Bien tost seroit devant tes veulx rendu

Le Pan lequel tu estimois deffaict…

Amarassime:

En attendant, brebis, vaches et veaulx,

Souffriront 1 tout, laissant les bons morceaulx

Et leur pain blanc pour manger le pain bis.

Paraclesis:

Pan n’est poinct mort mais plus que jamais vit

Avec Moïse et Jacob et David,

Et sont aux cieulx parlans de bergerie.

Securus:

Pan est vivant ! Que tel cas on ne vit

Que ceste mort qui de nous le ravit

L’ait mis en vie. Oh! c’est une fairie.

Paraclesis:

Pan est vivant, encores le vous dictz,

En ces beaux champs et plaisans paradis,

Où sans cesser avec sa lire chante…

Les Prisons :

Si l’on prend en considération l’ampleur du sujet traité, on peut affirmer que Les Prisons  est certainement l’œuvre capitale de marguerite, la plus digne d’intérêt. Usant d’allégorie, la reine fait une synthèse de sa vie passée en retraçant les étapes les plus importantes d’une  existence plutôt tourmentée. Le  personnage, un gentilhomme, entreprend de se libérer des prisons « morales » successives dans lesquels il s’était enfermé. La première épreuve est l’amour et les liens qui l’entourent, avant que le « prisonnier » qui a changé de statut ne se heurte l’Ambition, l’Avarice et la Concupiscence. Libéré il s’enferme alors dans la Science jusqu’à ce qu’il découvre la joie et la paix suprêmes dans l’amour de Dieu. La reine revient également sur sa douleur, après la perte de son frère François Ier.

Extraits:

« Veult mettre à rien et tout anéantir. »

Jamais mon cueur n’eust voulu consentir

À donner foy à chose si estrange ;

Et n’y avoit homme, ny saint, ny ange y …

S’il fust venu d’un tel cas m’advertir,

Que j’eusse crainct soudain le desmentir.

Si fut ce vous, ce ne fut autre main,

Qui, soubz mainctien gracieux et humain,

Soubz ung parler digne de m’asseurer,

Soubz ung regard pour me faire endurer-

Dix mille mortz, m’avez en trahyson

Par les petis demoly ma maison.

Mais, en pensant de moy tout le contraire,

Je ne cessoys moy mesmes la reffaire,

Dont prisonnier de moy mesmes j’estoys,

Non plus de vous, et si ne m’en doubtoys

Jusques au temps que le soleil, plus chault

Qu’il ne souloit, enflamba ung lieu hault,

Où de bruller chacun ne se feignoit,

Fust il de glace, au moins on s’en pleiguoit

En ce temps là, je veillay une nuict,

Disant tout seul : Qui est ce qui me nuict ?

A qui desplaist le repoz où je suys?

Qui veult avoir le bien que je poursuys ?

Qui sent le lieu où je suys ne la place ?

Qui entreprend m’en chasser par audace?…

 

…Que pour mon bien vous estes tous laschez,

Plustost de moy que moy de vous fascliez.

O foible boys pour faire telle force,

Tout vermoulu et le cueur et l’escorce,

Est ce par vous que j’ay esté tenu

Pis que captif? Or le temps est venu

Que maulgré moy et vous j’ay alegeance;

J’en laisse au feu à faire la vengeance.

Mais est ce là ma couverture antique

Qui nous fut chère autant qu’une relique,

Où je n’osoys toucher non plus qu’au feu,

Craignant l’osterou destourner ung peu?

Helas! qu’Amour en moy à l’heure ouvrait

Quand je voyoys qu’elle se descouvroit,

Que je n’osoys par là saillir aux champs,

Car j’estimoys les tours saiges, meschans,

Et me sembloit que de la conserver

C’estoit la loy d’amytié observer…

 

…Jamais tourné sur autre bastiment.

Mais, délivré de nia prison antique,

Ambition, dont le feu brulle et pique,

Me vint saisir par désir de bastir

Mille maisons et de les assortir,

Et d’aquerir possessions et terres.

Dont souvent sort procès, debatz et guerres.

Puys, j’advisay marchans et marchandise!

Qui ont du gaing senty les friandises,

Gens de justiee, officiers, commissaires,

Qui souvent sont plus griefz que nécessaires.

Là viz le gain multiplier soudain

Par les estatz dont j’avoys eu desdaing,

Estimant plus Testât de serviteur

Que j’euz de vous, que d’estre conducteur

D’un grant empire, ou d’estre connestable,

Ou chancellier, ou le plus prouffitable

Estât qui soit; mais perdant ma maistresse

Pers mon estât, parquoy toute richesse

Qui me faschoit, mainctenant me plaist fort…

 

… Et 1 des dames vives la compagnye.

De grans beaultez et de vertus garnye.

Dancer les viz et chanter en doulx son,

Dont il me print au cueur une frisson,

Car des lyens il me vint souvenir.

Qui en prison longtemps m’ont fait tenir.

Et tout ainsy qu’un grant coup adressé

Dessus ung bras, ung peu devant blessé,

Fait double mal et donne peur et craincte,

Aussy mon cueur, où vous fustes empraincte,

Se print par peur si fort à tressaillir

Que je pensoys qu’il deust de moy saillir,

Craignant tumber par grâce et par beaulté

En la prison plaine de cruaulté ;

Qui me fist’ tost destourner mon regard,

De ces beaultez, le jectant autre part,

Car jamais plus ne vouloys asservir

Mon cueur d’aymer une anltre ou la servir,

Pensant que myeulx vault des femmes user

Qu’idolastrer d’elles ou abuser,

User ainsy comme fait une beste,

Sans passion…

 

… Las ! ceste amour tant pure cstoit durable

Si vostre cueur n’eust esté variable!

Variable est, parquoy je varieray,

Mais toutesfoys je ne me marierai

Ny ne seray jamais lyé de femme,

Soit pour espouse, ou pour maistresse ou dame,

Mais j’useray de toutes à loysir,

Sans nul travail pour y prendre plaisir.

Je m’essayiav de farder mon visaige

Et d’acoustrer et pollir mon langaige,

De deviser nouveaulx hahillcmens,

De bien danser, de jouer d’instrumens,

De manier chevaulx et porter armes,

De feindre avoir souvent aux yeulx les larmes,

De les tourner doulcement contremont,

Monstrant le blanc comme amants transis font,

Et de couvrir ma pensée vilaine,

Faignant souffrir jusqu’à perdre l’alayne.

Bientost partis de ce lieu, dangereux

A qui n’a sceu que c’est d’estre amoureux…

 

… Par desespoir fait noyer l’home ou pendre;

Les biens aquis en peynes et labeurs,

Quant on les perd, causent tant de douleurs,

Que le riche homme estant en povreté

Vouldroit n’avoir jamais si riche esté :

A peyne peult soustenir l’indigence

Qui a vescu toujours en habundance.

Quand à la chair, l’homme ebctté et fo,

Qui en a prins tant et plus que son soûl,

Enfin dira, s’il ne veult bien mentir,

De court plaisir venir long repentir.

Le trop qu’il a prins en manger et boire

Perdre luy fait la force et la memoyre ;

Venus au corps luy donne tremblement

Pour le meilleur et plus doulx traitement,

Amoindrissant l’esprit, les dentz, la veue ;

Mais qui l’aura longtemps entretenue,

En grant sueur se pourra tant chauffer

Qu’il sentira quelque peyne d’enfer;

Et s’il ne veut suer en telle chambre,

Il périra perdant membre après membre.

Voilà la fin là où conduict le vice…

 

… Alors du pain void la vie et sustanee

Estre Dieu seul, où gist la susistunce

De tous vivantz, d’arbres et d’animaulx.

Et qui garder veult et homes et chevaulx.

Celluy qui dit : « Je voys », et ne se boutte

Qu’a regarder le dehors, ne void goutte ;

Mais qui ce mot : « Je suys » trouve partout,

Le vray sçavoir a congneu jusqu’au bout ;

Des médecins et de médecine use,

Mais au dehors toutesfoys ne s’abuse ;

L’homme il reçoyt ainsy qu’à Dieu servant,

Sa médecine il congnoist si avant

Qu’il n’y voit rien que la vertu divine.

Ainsy voyant dedans la médecine

Très clairement le Créateur ouvrer,

Par cest esprit qui me fist recouvrer

L’intelligence et le sens trop caché,

Je ne fuz plus des livres empesché.

D’autre part, viz tumber mes livres beaulx,

Où sont comprins les sept artz liberaulx;

Ce feu les a de tresbuscher hastez,

Mais toutesfoys ne les a pas gastez,

Car j’apperceuz que leur beaulté première

Croissoit tant plus recevoit de lumière,

Dont je congneuz que Dieu, à ceste foys,

Qui par raison, par mesure, par poix,

Son œuvre faict, a par sa sapience

Luy seul en l’homme enventé la science…

 

…Et s’asseurer en ceste congnoissance

Du seul vray Dieu, créateur et bon père,

Et de Jésus, que pour nous estre frère

Et rédempteur a çà bas envoyé,

Nous rachaptant du monde desvoyé,

N’ayant desdaing de nostre chair mortelle :

En ces deux poinctz gist la vie éternelle.

Ce docteur là, qui telle vérité

Par escript mect, a très bien meritté

D’estre estimé sçavant et véritable…

 

… Qui Dieu avoit pour filz et Dieu pour père,

Le temple pur de la divinité

Où habitoit toute la Trinité,

Plaine de grâce et de perfection,

Fut du cousteau tranchant d’affection

D’aspre douleur en l’ame transpercée,

Mais foy la tint dessus ses piedz dressée,

Tant qu’en ung corps saige, constant et stable,

Portoit unff cueur mort à son filz semblable.

Ainsy sa mort dedans son filz passa,

Mais quand du monde à son Dieu trépassa,

En lieu de mort la vie elle goustoit,

Car en son Tout morte et vivante estoit.

Sainct Jehan aussy, Marie Magdelaine,

Qui du rocher en la céleste plaine

Sailloit sans mal, c’estoit que dans la croix

Souffrirent mort, parquoy en ces destroictz

Mort ne povoit les mortz en Christ tenir,

N’ayant en eulx que le seul souvenir

De leur Jésus, leur Tout, que tant aymoient

Que pour le veoir la mort vie estimoient;

Car qui de Christ gouste la mort cruelle

N’a peur ny mal en la mort corporelle…

L’Heptaméron (1558-1559):

Ou L’Heptaméron des Nouvelles de très haute et très illustre princesse Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre.

Après la mort de son frère le roi François 1er, fatiguée et malade, Marguerite se retire dans le Sud. Elle lit Décaméron de Boccace et s’en inspire pour écrire Heptaméron, resté inachevé à sa mort en 1549.  L’œuvre, qui est alors publiée après sa mort, connaît très vite un succès prodigieux suscitant réprobation par certains pour sa bassesse et glorification pour d’autres pour sa grandeur morale. Plus que dans le reste de son œuvre, ce texte permet en outre de découvrir la pensée politique, sociale et religieuse de la reine.

Mélange de sacré et de profane, première et unique œuvre en prose, c’est un recueil de 72 nouvelles écrites en huit jours (d’où le titre « Heptaméron » attribué posthume à raison d’une dizaine par jours. Alternant le court et le long, le gai et le tragique…avec un ton parfois drôle ou pathétique et d’autres grave ou grotesques, elles sont chacune suivie de commentaires de conversants et oriente vers la suivante.

5 hommes et 5 femmes (Hircan, Géburon, Simontaut, Dagoucin, Saffredent, Parlamente, Oisille, Longarine, Ennasuite et Nomerfide) qui évoquent visiblement des personnes ayant vécu dans l’entourage de l’auteur et représentant une sorte de mini-société, sont contraints de séjourner dans une ville des Pyrénées bloquées par des inondations. Ils se retrouvent dans une abbaye où ils font connaissance. En attendant la décrue, comme dans le Décaméron de Boccace, ils se racontent des histoires à raison de dix par journée. « Et s’il vous plaît que tous les jours, depuis midi jusqu’à quatre heures, nous allions dedans ce beau pré le long de la rivière du Gave, où les arbres sont si feuillés que le soleil ne sauroit percer l’ombre ni échauffer la fraîcheur, là, assis à nos aises, dira chacun quelque histoire qu’il aura vu ou bien ouï dire à quelque personne de foi. Au bout de dix jours, aurons parachevé la centaine, et si Dieu fait que notre labeur soit trouvé digne des yeux des seigneurs et dames dessus nommés, nous leur en ferons présent au retour de ce voyage … »

Les 72 nouvelles sont racontées dans une ambiance emprunte de délicatesse et de raffinement par ces personnages. On y trouve pièges, mensonges, duperies, vengeance, meurtres, infidélités et fidélités …bref une image de l’homme apparaissant dans une véritable comédie humaine. A titre d’exemples l’histoire de ce religieux épris qu’on punit en brûlant son monastère, celle d’une femme qui réussit à cacher à son mari vieux et borgne son amant, ou encore celle de ce curé qui met enceinte sa petite sœur…Le message de Marguerite est clair : défendre une religion fondée sur les textes, mais aussi  la raison, le cœur et la conscience et non une religion figée dans des traditions formelles et hypocrites. Pas seulement elle revendique  le droit des femmes à l’amour et à l’égalité dans le mariage.

Quelques nouvelles de l’Heptameron:

Cinquième nouvelle (narré par Geburon)

Au port à Coulon près de Niort, il y avait une batelière, qui jour et nuit ne faisait que passerchacun. Advint que deux cordeliers dudit Niort, passèrent la rivière tous seuls avec elle. Et pourceque ce passage est un des plus longs qui soit en France, pour la garder d’ennuyer vinrent à la prierd’amours : à quoi elle fit telle réponse qu’elle devait. Mais eux qui pour le travail du cheminn’étaient lassés, ni pour froideur de l’eau refroidis, ni aussi pour le refus de la femme honteux, se délibérèrent de la prendre tous deux par la force : ou si elle se plaignait la jeter dans la rivière. Elleaussi sage et fine, qu’ils étaient fous et malicieux, leur dit : « Je ne suis pas si mal gracieuse que j’enfais le semblant, mais je veux vous prier de m’octroyer deux choses, et puis vous connaîtrez quej’ai meilleure envie de vous obéir, que vous n’avez de me prier. » Les cordeliers lui jurèrent par leurbon saint François, qu’elle ne leur saurait demander chose qu’ils ne lui octroyassent, pour avoir ce qu’ils désiraient d’elle. « Je vous requiers premièrement, dit-elle, que vous me juriez et promettiez,que jamais à homme vivant nul de vous ne déclarera notre affaire » : ce qu’ils lui promirent trèsvolontiers. Ainsi leur dit : « Que l’un après l’autre veuille prendre son plaisir de moi, car j’auraistrop de honte, que tous deux me vissiez ensemble : regardez lequel me veut avoir la première. » Ilstrouvèrent très juste sa requête, et accorda le plus jeune que le vieux commencerait : et en approchant d’une petite île, elle dit au beau-père le jeune : « Dites là vos oraisons, jusques à cequ’aie mené votre compagnon ici devant en une autre île : et si à son retour il se loue de moi,nous le laisserons ici, et nous en irons ensemble. » Le jeune sauta dedans l’île, attendant le retourde son compagnon, lequel la batelière mena en autre : et quand ils furent au bord, faisantsemblant d’attacher son bateau, lui dit : « Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. » Le beau-père entra en l’île pour chercher l’endroit qui lui serait plus à propos : mais sitôt qu’elle le vità terre, donna un coup de pied contre un arbre, et se retira avec son bateau dedans la rivière,laissant ces deux beaux-pères aux déserts, auxquels elle cria tant qu’elle put : « Attendez messieurs,que l’Ange de Dieu vous vienne consoler, car de moi n’aurez aujourd’hui autre chose qui vouspuisse plaire. »
Ces deux pauvres cordeliers connaissant la tromperie, se mirent à genoux sur le bord de l’eau lapriant ne leur faire cette honte, et que si elle les voulait doucement mener au port, ils luipromettaient de ne lui demander rien. Et s’en allant toujours leur disait : « Je serais folle si aprèsavoir échappé de vos mains, je m’y remettais. » Et en retournant au village appelé son mari, etceux de la justice, pour venir prendre ces deux loups enragés, dont par la grâce de Dieu elle avait échappé de leurs dents. Eux et la justice s’y en allèrent si bien accompagnés, qu’il n’y demeura ni grand ni petit, qui ne voulut avoir part au plaisir de cette chasse. Ces pauvres fratres voyant venirsi grande compagnie se cachèrent chacun dans son île, comme Adam quand il se vit devant la facede Dieu. La honte mit leur péché devant leurs yeux, et la crainte d’être punis les faisait trembler sifort qu’ils étaient demi morts. Mais cela ne les garda d’être pris et menés prisonniers, qui ne fut pas sans être moqués et hués d’hommes et de femmes. Les uns disaient : « Ces beaux-pères nousprêchent chasteté, et puis la veulent ôter à nos femmes. » Le mari disait : « Ils n’osent toucherl’argent la main nue, et veulent bien manier les cuisses des femmes, qui sont plus dangereuses. » Lesautres disaient : « Sont sépulcres par dehors blanchis, et dedans pleins de morts et de pourriture. »Et une autre criait : « A leurs fruits connaissez-vous quels arbres sont. » Croyez que tous les passages, que l’Ecriture dit contre les hypocrites, furent là allégués contre les pauvres prisonniers :lesquels par le moyen du gardien furent recoux et délivrés, qui en grande diligence les vintdemander, assurant ceux de la justice qu’il en ferait plus grande punition que les séculiers n’ensauraient faire. Et pour satisfaire à partie, protesta qu’ils diraient tant de suffrages et prières qu’onles voudrait charger. Parquoi le juge accorda sa requête et lui donna les prisonniers, qui furent si bien chapitrés du gardien (qui était homme de bien) que oncques puis ne passèrent rivière sansfaire le signe de la croix, et se recommander à Dieu.

Huitième nouvelle (narré par Longarine) :

En la conté d’Alès, il y avait un homme, nomme Bornet, qui avait épousé une honnête femme de bien, de laquelle il aimait l’honneur et la réputation, comme je crois que tous les maris qui sont ici font de leurs femmes. Et combien qu’il voulût que la sienne lui gardât loyauté, [si] ne voulait il pas que la loi fût égale à tous deux; car il alla être amoureux de sa chambrière, auquel change il ne gagnait que le plaisir qu’apporte quelquefois la diversité des viandes. I1 avait un voisin, de pareille condition que lui, nommé Sandras, tabourin et couturier; et y avait entre eux telle amitié que, hormis la femme, n’avaient rien parti ensemble. Parquoi il déclara à son ami l’entreprise qu’il avait sur sa chambrière, lequel non seulement le trouva bon, mais aida de tout son pouvoir à la parachever, espérant avoir part au butin. La chambrière, qui ne s’y voulut consentir, se voyant pressée de tous côtés, alla le dire à sa maîtresse, la priant de lui donner congé de s’en aller chez ses parents; car elle ne pouvait plus vivre en ce tourment. La maîtresse, qui aimait bien fort son mari, duquel souvent elle avait eu soupçon, fut bien aise d’avoir gagné ce point sur lui, et de lui pouvoir montrer justement qu’elle en avait eu double. Dit à sa chambrière: « Tenez bon, m’amie; tenez peu à peu bons propos à mon mari, et puis après lui donnez assignation de coucher avec vous en ma garderobbe; et ne faillez à me dire la nuit qu’il devra venir, et gardez que nul n’en sache rien. » La chambrière fait tout ainsi que sa maîtresse lui avait commandé, dont le maître fut si aise, qu’il en alla faire la fête à son compagnon, lequel le pria, vue qu’il avait été du marché, d’en avoir le demeurant. La promesse faite et l’heure venue, s’en alla coucher le maître, comme il cuidait, avec sa chambrière. Mais sa femme, qui avait renoncé à l’autorité de commander, pour le plaisir de servir, s’était mise en la place de sa chambrière; et reçut son mari non comme femme, mais feignant la contenance d’une fille étonnée, si bien que son mari ne s’en aperçut point.

Je ne vous saurais dire lequel était plus aise des deux, ou lui de penser tromper sa femme, ou elle de tromper son mari. Et quant il eut demeuré avec elle, non selon son vouloir, mais selon sa puissance, qui sentait le vieux marié, s’en alla hors de la maison, où il trouva son compagnon, beaucoup plus jeune et plus fort que lui; et lui fait la fête d’avoir trouvé la meilleure robe qu’il avait point vue. Son compagnon lui dit: « Vous savez ce que vous m’avez promis? —Allez donc vite, dit le maître de peur qu’elle ne se lève ou que ma femme ait affaire d’elle. Le compagnon s’y en alla, et trouva encore la même chambrière que le mari avait méconnue, laquelle, cuidant que ce fut son mari, ne le refuse de chose que lui demandât (j’entends demander pour prendre, car il n’osait parler). II y demeura bien plus longuement que non pas le mari; dont la femme s’émerveilla fort, car elle n’avait point accoutumé d’avoir telles nuitées: toutefois, elle eut patience, se réconfortant aux propos qu’elle avait délibéré de lui tenir le lendemain, et à la moquerie qu’elle lui ferait recevoir. Sur le point de l’aube du jour, cet homme se leva d’auprès d’elle, et, en se jouant à elle, au partir du lit, lui arracha un anneau qu’elle avait au doigt, duquel son mari l’avait épousée; chose que les femmes de ce pays gardent en grande superstition, et honorent fort une femme qui garde tel anneau jusqu’à la mort. Et, au contraire, si par fortune le perd, elle est desestimée, comme ayant donne sa foi à autre que son mari. Elle fut très contente qu’il lui ôtât, pensant qu’il serait sûr témoignage de la tromperie qu’elle lui avait faite.

Quant le compagnon fut retourné devers le maître, il lui demanda: « Et puis? » Il lui répondit qu’il était de son opinion, et que, s’il n’eût craint le jour, encore y fut il demeuré. Ils se vont tous deux reposer le plus longuement qu’ils peuvent. Et, au matin, en s’habillant, aperçut le mari l’anneau que son compagnon avait au doigt, tout pareil de celui qu’il avait donné à sa femme en mariage, et demanda à son compagnon, qui le lui avait donne. Mais, quant il entendit qu’il l’avait arraché du doigt de la chambrière, fut fort étonné; et commença à donner de la tête contre la muraille, disant: « Ha! vertu Dieu! me serais je bien fait cocu moi même, sans que ma femme en sut rien? » Son compagnon, pour le conforter, lui dit: « Peut être que votre femme baille son anneau en garde au soir à sa chambrière? » Mais, sans rien répondre, le mari s’en va à la maison, là où il trouva sa femme plus belle, plus gorgiasse et plus joyeuse qu’elle n’avait accoutumé, comme celle qui se réjouissait d’avoir sauvé la conscience de sa chambrière, et d’avoir expérimenté jusqu’au bout son mari, sans rien y perdre que le dormir d’une nuit. Le mari, la voyant avec ce bon visage, dit en soi même: si elle savait ma bonne fortune, elle ne me ferait pas si bonne chère. Et, en parlant à elle plusieurs propos, la prit par la main, et avisa qu’elle n’avait point l’anneau, qui jamais ne lui partait du doigt; dont il devint tout transi; et lui demanda en voix tremblante: « Qu’avez vous fait de votre anneau? » Mais elle, qui fut bien aise qu’il la mettait au propos qu’elle avait envie de lui tenir, lui dit: « O le plus méchant de tous les hommes! A qui est ce que vous le cuidez avoir ôté? Vous pensiez bien que ce fut à ma chambrière, pour l’amour de laquelle avez dépensé plus de deux parts de vos biens, que jamais vous ne fîtes pour moi; car, à la première fois que vous y êtes venu coucher, je vous ai juge tant amoureux d’elle qu’il n’était possible de plus. Mais, après que vous fûtes sailli dehors et puis encore retourné, semblait que vous fussiez un diable sans ordre ne mesure. O malheureux! pensez quel aveuglement vous a pris de louer tant mon corps et mon embonpoint, dont par si longtemps avez été jouissant, sans en faire grande estime? Ce n’est donc pas la beauté ne l’embonpoint de votre chambrière qui vous a fait trouver ce plaisir si agréable, mais c’est le péché infâme de la vilaine concupiscence qui brûle votre cœur, et vous rend tous les sens si hébétés, que par la fureur en quoi vous mettait l’amour de cette chambrière, je crois que vous eussiez pris une chèvre coiffée pour une belle fille. Or il est temps mon mari, de vous corriger, et de vous contenter autant de moi, en me connaissant votre femme de bien, que vous avez fait, pensant que je fusse une pauvre méchante. Ce que j’ai fait a été pour vous retirer de votre malheur, afin que, sur votre vieillesse, nous vivions en bonne amitié et repos de conscience. Car, si vous voulez continuer la vie passée j’aime mieux me séparer de vous, que de voir de jour en jour la ruine de votre âme, de votre corps et de vos biens, devant mes yeux. Mais, s’il vous plaît connaître votre fausse opinion, et vous délibérer de vivre selon Dieu, gardant ses commandements, j’oublierai toutes les fautes passées, comme je veux que Dieu oublie l’ingratitude à ne l’aimer comme je dois. » Qui fut bien désespéré, ce fut ce pauvre mari, voyant sa femme tant sage, belle et chaste, avoir été délaissée de lui pour une qui ne l’aimait pas et, qui pis est. avait été si malheureux, que de la faire méchante sans son su, et que faire participant un autre au plaisir qui était que pour lui seul, se forgea en lui même les cornes de perpétuelle moquerie. Mais, [voyant] sa femme assez courroucée de l’amour qu’il avait portée à sa chambrière, se garde bien de lui dire le méchant tour qu’il lui avait fait; et, en lui demandant pardon, avec promesse de changer entièrement sa mauvaise vie, lui rendit l’anneau qu’il avait repris de son compagnon, auquel il pria de ne révéler sa honte. Mais, comme toutes choses dictes à l’oreille et prêchées sur le toit, quelque temps après, la vérité fut connue et l’appelait on cocu, sans honte de sa femme.

Il me semble, mes dames, que, si tous ceux qui ont fait de pareilles offenses à leurs femmes étaient punis de pareille punition, Hircan et Saffredent devraient avoir belle peur. Saffredent lui dit: Et dea, Longarine, n’y en a il point d’autres en la compagnie mariez, que Hircan et moi?—Si a bien, dit elle, mais non pas qui voulsissent jouer un tel tour.—Où avez vous vu, répondit Saffredent, que nous ayons pourchassé les chambrières de nos femmes?—Si celles à qui il touche, dit Longarine, voulaient dire la vérité, l’on trouverait bien chambrière à qui l’on a donne congé avant son quartier.—Vraiment, ce dit Geburon, vous êtes une bonne dame, qui, en lieu de faire rire la compagnie, comme vous aviez promis, mettez ces deux pauvres gens en colère.—C’est tout un, dit Longarine; mais qu’ils ne viennent point à tirer leurs épées, leur colère ne fera que redoubler notre rire.—Mais il est bon, dit Hircan, que, si nos femmes voulaient croire cette dame, elle brouillerait le meilleur ménage qui soit en la compagnie.—Je sais bien devant qui je parle, dit Longarine; car vos femmes sont si sages et vous aiment tant, que, quant vous leur feriez des cornes aussi puissantes que celles d’un daim, encore voudraient elles persuader elles et tout le monde, que ce sont chapeaux de roses. » La compagnie et même ceux à qui il touchait se prirent tant à rire, qu’ils mirent fin en leurs propos. Mais Dagoucin, qui encore avait sonné mot, ne se peut tenir de dire: . »L’homme est bien déraisonnable quant il a de quoi se contenter, et veut chercher autre chose. Car j’ai vu souvent, pour cuider mieux avoir et ne se contenter de la suffisance, que l’on tombe au pis; et si n’est l’on point plaint, car l’inconstance est toujours blâmée. » Simontault lui dit: »Mais que ferez vous à ceux qui n’ont pas trouve leur moitié? Appelez vous inconstance, de la chercher en tous les lieux où l’on la peut trouver? —Pour ce que l’homme ne peut savoir, dit Dagoucin, où est cette moitié dont l’union est si égale que l’un ne diffère de l’autre, il faut qu’il s’arrête où l’amour le contraint; et que, pour quelque occasion qu’il puisse advenir, ne change le cœur ne la volonté; car, si celle que vous aimez est tellement semblable à vous et d’une même volonté, ce sera vous que vous aimerez, et non pas elle. —Dagoucin, dit Hircan, vous voulez tomber en une fausse opinion; comme si nous devions aimer les femmes sans en être aimes!—Hircan, dit Dagoucin, je veux dire que, si notre amour est fondée sur la beauté, bonne grâce, amour et faveur d’une femme, et notre fin soit plaisir, honneur ou profit, l’amour ne peut longuement durer; car, si la chose sur quoi nous la fondons défaut, notre amour s’envole hors de nous. Mais je suis ferme à mon opinion, que celui qui aime, n’ayant autre fin ne désir que de bien aimer, laissera plus tôt son âme par la mort, que cette forte amour saille de son cœur.—Par ma foi, dit Simontault, je ne crois pas que jamais vous ayez été amoureux; car, si vous aviez senti le feu comme les autres, vous ne nous peindriez ici la chose publique de Platon, qui s’écrit et ne s’expérimente point.—Si j’ai aimé, dit Dagoucin, j’aime encore, et aimerai tant que vivrai. Mais j’ai si grand peur que la démonstration fasse tort à la perfection de mon amour, que je craints que celle de qui je devrais désirer l’amitié semblable, l’entende; et même je n’ose penser ma pensée, de peur que mes yeux en révèlent quelque chose; car, tant plus je tiens ce feu celé et couvert, et plus en moi croit le plaisir de savoir que j’aime parfaitement.—Ha, par ma foi, dit Geburon, si ne crois je pas que vous ne fussiez bien aise être aimé.—Je ne dis pas le contraire, dit Dagoucin; mais, quant je serais tant aime que j’aime, si n’en saurait croître mon amour, comme elle ne saurait diminuer pour n’être si très aime que j’aime fort. » A l’heure, Parlamente, qui soupçonnait cette fantaisie, lui dit: « Donnez vous garde, Dagoucin; car j’en ai vu d’autres que vous, qui ont mieux aime mourir que parler.—Ceux là, ma dame, dit Dagoucin, estimai je très heureux.—Voire, dit Saffredent, et dignes être mis au rang des Innocents, desquels l’Église chante: Non loquendo, sed moriendo confessi sunt. J’en ai ouï tant parler de ces transis d’amours, mais encore jamais je n’en vois mourir un. Et puis que je suis échappé, vu les ennuis que j’en ai porte, je ne pensai jamais que autre en puisse mourir.—Ha, Saffredent! dit Dagoucin, ou voulez vous donc être aimé? Et ceux de votre opinion ne meurent jamais. Mais j’en sais assez bon nombre qui ne sont morts d’autre maladie que d’aimer parfaitement. » . . .

Neuvième nouvelle (narré par Dagoucin)

Entre Dauphiné et Provence, y avait un gentilhomme beaucoup plus riche de vertu, beauté et honnêteté que d’autres biens, lequel tant aima une demoiselle, dont je ne dirai le nom, pour l’amour de ses parents qui sont venus de bonnes et grandes maisons; mais assurez vous que la chose est véritable. Et, à cause qu’il n’était de maison de mêmes elle, il n’osait découvrir son affection; car l’amour qu’il lui portait était si grande et parfaite, qu’il eût mieux aimé mourir que désirer une chose qui eût été à son déshonneur. Et, se voyant de si bas lieu au pris d’elle, n’avait nul espoir de l’épouser. Parquoi son amour n’était fondée sur nulle fin, sinon de l’aimer de tout son pouvoir le plus parfaitement qu’il lui était possible; ce qu’il fait si longuement que à la fin elle en eut quelque connaissance. Et, voyant l’honnête amitié qu’il lui portait tant pleine de vertu et bon propos, se sentait être honorée être aimée d’un si vertueux personnage; et lui faisait tant de bonne chère, qu’il n’y avait nulle prétention à mieux se contenter. Mais la malice, ennemie de tout repos, ne peut souffrir cette vie honnête et heureuse; car quelques uns allèrent dire à la mère de la fille qu’ils s’ébahissaient que ce gentilhomme pouvait tant faire en sa maison, et que l’on soupçonnait que la fille l’y tenait plus que autre chose, avec laquelle on le voyait souvent parler. La mère, qui ne doutait en nulle façon de l’honnêteté du gentilhomme, dont elle se tenait aussi assurée que de nul de ses enfants, fut fort marrie d’entendre que on le prenait en mauvaise part; tant que à la fin, craignant le scandale par la malice des hommes, le pria pour quelque temps de ne hanter pas sa maison, comme il avait accoutumé, chose qu’il trouva de dure digestion, sachant que les honnêtes propos qu’il tenait à sa fille ne méritaient point tel éloignement. toutefois, pour faire taire les mauvaises langues, se retire tant de temps, que le bruit cessa; et y retourna comme il avait accoutumé; l’absence duquel n’avait amoindri sa bonne volume. Mais, étant en sa maison, entendit que l’on parlait de marier cette fille avec un gentilhomme qui lui sembla être point si riche, qu’il lui dût tenir le tort d’avoir s’amie plus tôt que lui. Et commença à prendre cœur et employer ses amis pour parler de sa part, pensant que, si le choix était baillé à la demoiselle, qu’elle le préférerait à l’autre. Toutefois, la mère de la fille et les parents, pour ce que l’autre était beaucoup plus riche, l’élirent; dont le pauvre gentilhomme prit tel déplaisir, sachant que s’amie perdait autant de contentement que lui, que peu à peu, sans autre maladie, commença à diminuer, et en peu de temps changea de telle sorte qu’il semblait qu’il couvrit la beauté de son visage du masque de la mort, ou d’heure en heure il allait joyeusement.

Si est ce qu’il ne se peut garder le plus souvent d’aller parler à celle qu’il aimait tant. Mais, à la fin, que la force lui défaillait, il fut contraint de garder le lit, dont il ne voulut avcrtir celle qu’il aimait, pour ne lui donner part de son ennui. Et, se laissant ainsi aller au désespoir et à la tristesse, perdit le boire et le manger, le dormir et le repos, en sorte qu’il n’était possible de le reconnaître, pour la maigreur et étrange visage qu’il avait. Quelqu’un en avertit la mère de s’amie, qui était dame fort charitable, et d’autre part aimait tant le gentilhomme, que, si tous leurs parents eussent été de l’opinion d’elle et de sa fille, ils eussent préféré l’honnêteté de lui à tous les biens de l’autre; mais les parents du côté du père n’y voulaient entendre. Toutefois, avec sa fille, elle alla visiter le pauvre malheureux, qu’elle trouva plus mort que vif. Et connaissant la fin de sa vie approcher, s’était le matin confessé et reçut le saint sacrement, pensant mourir sans plus voir personne. Mais, lui, à deux doigts de la mort, voyant entrer celle qui était sa vie et sa résurrection, se sentit si fortifié, qu’il se jeta en sursaut sur son lit, disant à la dame: « Quelle occasion vous a émue, ma dame, de venir visiter celui qui a déjà le pied en la fosse, et de la mort duquel vous êtes la cause? —Comment, ce dit la dame, serait il bien possible que celui que nous aimons tant pût recevoir la mort par notre faute? Je vous prie, dictes moi pour quelle raison vous tenez ces propos?—Ma dame, ce dit il, combien que tant qu’il m’a été possible j’ai dissimulé l’amour que j’ai porté à mademoiselle votre fille, si est ce que mes parents, parlants du mariage d’elle et de moi, en ont plus déclaré que je ne voulais, vu le malheur qui m’est advenu d’en perdre l’espérance, non pour mon plaisir particulier, mais pour ce que je sais qu’avec nul autre ne sera jamais si bien traitée ne tant aimée qu’elle eût été avec moi. Le bien que je vois qu’elle perd du meilleur et plus affectionné ami qu’elle ait en ce monde, me fait plus de mal que la perte de ma vie, que pour elle seule je voulais conserver; toutefois, puis qu’elle ne lui peut de rien servir, ce n’est grand gain de la perdre. » La mère et la fille, oyant ces propos, mirent peine de le réconforter; et lui dit la mère: « Prenez bon courage, mon ami, et je vous promets ma foi que, si Dieu vous redonne santé, jamais ma fille n’aura autre mari que vous. Et voilà ci présente, à laquelle je commande nous en faire la promesse. » La fille, en pleurant, mit peine de lui donner surte de ce que sa mère promettait. Mais [lui], bien connaissant que quand il aurait la santé, il n’aurait pas s’amie, et que les bons propos qu’elle tenait n’étaient seulement que pour essayer à le faire un peu revenir, leur dit que, si ce langage lui eût été tenu il y avait trois mois, il eût été le plus sain et le plus heureux gentilhomme de France; mais que le secours venait si tard qu’il ne pouvait plus être cru ne espéré. Et, quant il voit qu’elles s’efforçaient de le faire croire, il leur dit: « Or, puis que je vois que vous me promettez le bien que jamais ne peut advenir, encore que vous le voulsissiez, pour la faiblesse où je suis, je vous en demande un beaucoup moindre que jamais je n’eus la hardiesse de requérir. » A l’heure, toutes deux le lui jurèrent, et qu’il demandât hardiment. « Je vous supplie, dit il, que vous me donnez entre mes bras celle que vous me promettez pour femme; et lui commandez qu’elle m’embrasse et baise. » La fille, qui n’avait accoutumé telles privautés, en cuida faire difficulté; mais la mère le lui commanda expressément, voyant qu’il n’y avait plus en lui sentiment ne force d’homme vif. La fille donc, par ce commandement, s’avança sur le lit du pauvre malade, lui disant: « Mon ami, je vous prie, réjouissez vous! » Le pauvre languissant, le plus fortement qu’il peut, étendit ses bras tous dénués de chair et de sang, et avec toute la force de ses os embrassa la cause de sa mort; et, en la baisant de sa froide et pale bouche, la tint le plus longuement qu’il lui fut possible; et puis lui dit: « L’amour que je vous ai portée a été si grande et honnête, que jamais, hors mariage, ne souhaitai de vous que le bien que j’en ai maintenant; par faute duquel et avec lequel je rendrai joyeusement mon esprit à Dieu, qui est parfaite amour et charité, qui connaît la grandeur de mon amour et l’honnêteté de mon désir; le suppliant, avant mon désir entre mes bras, recevoir entre les siens mon esprit. » Et, en ce disant, la reprint entre ses bras par une telle véhémence, que, le cœur affaibli ne pouvant porter cet effort, fut abandonné de toutes ses vertus et esprits; car la joie les fait tellement dilater que le siège de l’âme lui faillit, et s’envola à son Créateur. Et; combien que le pauvre corps demeurât sans vie longuement et, par ceste occasion, ne pouvant plus tenir sa prise, l’amour que la demoiselle avait toujours celée se déclara à l’heure si fort que la mère et les serviteurs du mort eurent affaire à séparer cet union; mais à force ôtèrent la vive, pire que la morte, d’entre les bras du mort, lequel ils firent honorablement enterrer. Et le triomphe des obsèques furent les larmes, les pleurs et les cris de cette pauvre demoiselle, qui d’autant plus se déclara après la mort, qu’elle s’était dissimulée durant la vie, quasi comme satisfaisant du tort qu’elle lui avait tenu. Et depuis (comme j’ai ouï dire) quelque mari qu’on lui donnât pour l’apaiser, n’a jamais joie en son cœur.

« Vous semble-t-il, Messieurs, qui n’avez voulu croire à ma parole, que cet exemple ne soit pas suffisant pour nous faire confesser que parfaite amour mène les gens à la mort, par trop être celée et méconnue? Il n’y a nul de vous qui ne connaisse parents d’un coté d’autre, parquoi n’en pouvez plus douter , et nul qui l’a expérimenté ne le peut croire. » Les dames, oyant cela, eurent toutes la larme à l’œil; mais Hircan leur dit: « Voilà le plus grand fou dont j’ouïs jamais parler! Est il raisonnable par votre foi, que nous mourions pour les femmes, qui ne sont faites que pour nous, et que nous craignons leur demander ce que Dieu commande de nous donner? Je ne parle pour moi ne pour tous les mariés; car j’ai autant ou plus de femmes qu’il m’en faut: mais je dis ceci pour ceux qui en ont nécessité, lesquels il me semble être sots de craindre celles à qui ils doivent faire peur. Et ne voyez vous pas bien le regret que cette pauvre demoiselle avait de sa sottise? Car, puis qu’elle n’eut point refusé le corps , s’il eût usé d’aussi grande audace qu’il fait pitié en mourant.—Toutefois, dit Oisille, si montra bien le gentilhomme l’honnête amitié qu’il lui portait, dont il sera à jamais louable devant tout le monde; car trouver chasteté en un cœur amoureux, c’est chose plus divine que humaine.—Ma dame, dit Saffredent, pour confirmer le dire de Hircan, auquel je me tiens, je vous supplie croire que Fortune aide aux audacieux, et qu’il n’y a homme, s’il est aimé d’une dame (mais qu’il le sache poursuivre sagement et affectionnement), que à la fin n’en ait du tout ce qu’il demande en partie; mais l’ignorance et la folle crainte font perdre aux hommes beaucoup de bonnes aventures, et fondent leur perte sur la vertu de leur amie, laquelle n’ont jamais expérimentée du bout du doigt seulement; car onques place bien assaillie ne fut, qu’elle ne fût prise.—Mais, dit Parlamente, je m’ébahis de vous deux comme vous osez tenir tels propos! Celles que vous avez aimées ne vous sont guère tenues, ou votre adresse à été [en si] méchant [lieu] que vous estimez les femmes toutes pareilles?—Ma demoiselle, dit Saffredent, quant est de moi, je suis si malheureux que je n’ai de quoi me vanter; mais si ne puis je tant attribuer mon malheur à la vertu des dames que à la faute de n’avoir assez sagement entrepris ou bien prudemment conduit mon affaire; et n’allègue pour tous docteurs, que la vieille du Roman de la Rose, laquelle dit:

Nous sommes faits, beaux fils, sans doutes,
Toutes pour tous, et tous pour toutes.

Parquoi je ne croirai jamais que, si l’amour est une fois au cœur d’une femme, l’homme n’en ait bonne issue, s’il ne tient à sa bêterie. Parlamente dit: « Et si je vous en nommais une, bien aimante, bien requise, pressée et importunée et toutefois femme de bien , victorieuse de son cœur, de son corps, d’amour et de son ami, avoueriez vous que la chose véritable serait possible? —Vraiment, dit il, oui.—Lors, dit Parlamente vous seriez tous de dure foi, si vous ne croyez cet exemple. » …

Douzième nouvelle (narré par Dagoucin) :

Depuis dix ans en ça, en la ville de Florence, y avait un duc de la maison de Medicis, lequel avait épousé madame Marguerite, fille bâtarde de l’Empereur. Et, pour ce qu’elle était encoures si jeune, qu’il ne lui était licite de coucher avec elle, attendant son âge [plus mûr], la trait fort doucement; car, pour l’épargner, fut amoureux de quelques autres dames de la ville que la nuit il allait voir, tandis que sa femme dormait. Entre autres, le fut d’une fort belle, sage et honnête dame, laquelle était sœur d’un gentilhomme que le duc aimait comme lui même, et auquel il donnait tant d’autorité en sa maison, que sa parole était obéie et crainte comme celle du duc. Et n’y avait secret en son cœur qu’il ne lui déclarât, en sorte que l’on le pouvait nommer le second lui même.

Et voyant le duc sa sœur être tant femme de bien qu’il n’avait moyen de lui déclarer l’amour qu’il lui portait, après avoir cherche toutes occasions à lui possibles, vint à ce gentilhomme qu’il aimait tant, en lui disant: « S’il y avait chose en ce monde, mon ami, que je ne voulsisse faire pour vous, je craindrais à vous déclarer ma fantaisie, et encore plus à vous prier me y être aidant. Mais je vous porte tant d’amour, que, si j’avais femme, mère ou fille qui peut servir à sauver votre vie, je les y emploierais, plutôt que de vous laisser mourir en torment; et j’estime que l’amour que vous me portez est réciproque à la mienne; et que si moi, qui suis votre maître, vous portais telle affection, que pour le moins ne la sauriez porter moindre. Parquoi, je vous déclarerai un secret, dont le taire me met en l’état que vous voyez, duquel je n’espère amendement que par la mort ou par le service que vous me pouvez faire. »

Le gentilhomme, oyant les raisons de son maître, et voyant son visage non feint, tout baigné de larmes, en eut si grande compassion, qu’il lui dit: « Monsieur , je suis votre créature; tout le bien et l’honneur que j’ai en ce monde vient de vous: vous pouvez parler à moi comme à votre âme, étant sur que ce qui sera en ma puissance est en vos mains. » A l’heure, le duc commença à lui déclarer l’amour qu’il portait à sa sœur, qui était si grande et si forte, que, si par son moyen n’en avait la jouissance, il ne voyait pas qu’il peut vivre longuement. Car il savait bien que envers elle prières ne présents ne servaient de riens. Parquoi, il le pria que, s’il aimait sa vie autant que lui la sienne, lui trouvât moyen de lui faire recouvrer le bien que sans lui il n’espérait jamais d’avoir. Le frère, qui aimait sa sœur et l’honneur de sa maison plus que le plaisir du due, lui voulut faire quelque remontrance, lui suppliant en tous autres endroits l’employer, hormis en une chose si cruelle à lui, que de pourchasser le déshonneur de son sang; et que son sang, son cœur ne son honneur ne se pouvaient accorder à lui faire ce service. Le due, tout enflammé d’un courroux importable, mit le doigt à ses dents, se mordant l’ongle, et lui répondit par une grande fureur: « Or bien, puisque je ne trouve en vous nulle amitié, je sais que j’ai à faire. » Le gentilhomme, connaissant la cruauté de son maître, eut crainte et lui dit: « Mon seigneur, puis qu’il vous plaît, je parlerai à elle et vous dirai sa réponse. » Le duc lui répondit, en se départant: « Si vous aimez ma vie, aussi ferai je la vôtre. »

Le gentilhomme entendit bien que cette parole voulait dire. Et fut un jour ou deux sans voir le due, pensant ce qu’il avait à faire. D’un côté, lui venait au devant l’obligation qu’il devait à son maître, les biens et les honneurs qu’il avait reçus de lui; de l’autre côté, l’honneur de sa maison, l’honnêteté et chasteté de sa sœur, qu ‘il savait bien jamais ne se consentir à telle méchanceté, si par sa tromperie elle n’était prise par force; [chose] si étrange que à jamais lui et les siens en seraient diffamez. [Si] prit conclusion de ce différend, qu’il aimait mieux mourir que de faire un si méchant tour à sa sœur, l’une des plus femmes de bien qui fût en toute l’Italie; mais que plutôt devait délivrer sa patrie d’un tel tyran, qui par force voulait mettre une telle tache en sa maison; car il tenait tout assuré que, sans faire mourir le due, la vie de lui et des siens n’était pas assurée. Parquoi, sans en parler à sa sœur, ni à créature du monde, délibéra de sauver sa vie et venger sa honte par un même moyen. Et, au bout de deux jours, s’en vint au duc et lui dit comme il avait tant bien pratiqué sa sœur, non sans grande peine, que à la fin elle s’était consentie à faire sa volume, pourvu qu’il lui plût tenir la chose si secrète, que nul que son frère n’en eût connaissance.

Le duc, qui désirait cette nouvelle, la crut facilement. Et, en embrassant le messager, lui promettait tout ce qu’il lui saurait demander; le pria de bien tôt exécuter son entreprise, et prirent le jour ensemble. Si le duc fut aise, il ne le faut point demander. Et, quant il voit approcher la nuit tant désirée ou il espérait avoir la victoire de celle qu’il avait estimée invincible, se retire de bonne heure avec ce gentilhomme tout seul; et n’oublia pas de s’accoutrer de coiffes et chemises parfumées le mieux qu’il lui fut possible. Et, quant chacun fut retire, s’en alla avec ce gentilhomme au logis de sa dame, ou il arrive en une chambre bien fort en ordre. Le gentilhomme le dépouilla de sa robe de nuit et le mit dedans le lit, en lui disant: « Mon seigneur, je vous vois quérir celle qui n’entrera pas en cette chambre sans rougir; mais j’espère que, avant le matin, elle sera assurée de vous. » II laissa le duc et s’en alla en sa chambre, ou il ne trouva que un seul homme de ses gens, auquel il dit: « Aurais tu bien le cœur de me suivre en un lieu ou je me veux venger du plus grand ennemi que j’aie en ce monde? » L’autre, ignorant ce qu’il voulait faire, lui répondit: « 0ui, Monsieur, fut ce contre le duc même. » A l’heure le gentilhomme le mena si soudain, qu’il n’eut loisir de prendre autres armes que un poignard qu’il avait. Et, quant le duc l’ouït revenir, pensant qu’il lui amena celle qu’il aimait tant, ouvrit son rideau et ses œils, pour regarder et recevoir le bien qu’il avait tant attendu; mais, en lieu de voir celle dont il espérait la conservation de sa vie, va voir la précipitation de sa mort, qui était une épée toute nue que le gentilhomme avait tirée, de laquelle il frappa le duc qui était tout en chemise; lequel, dénué d’armes et non de cœur, se mit en son séant, dedans le lit, et prit le gentilhomme à travers le corps, en lui disant: « Est-ce ci la promesse que vous me tenez? » Et, voyant qu’il n’avait autres armes que les dents et les ongles, mordit le gentilhomme au pouce, et à force de bras se défendit, tant que tous deux tombèrent en la ruelle du lit. Le gentilhomme, qui n’était trop assuré, appela son serviteur; lequel, trouvant le duc et son maître si liez ensemble qu’il ne savait lequel choisir, les tire tous deux par les pieds, au milieu de la place, et avec son poignard s’essaya à couper la gorge du due, lequel se défendit jusqu’à ce que la perte de son sang le rendit si faible qu’il n’en pouvait plus. Alors le gentilhomme et son serviteur le mirent dans son lit, ou à coups de poignards le parachevèrent de suer. Puis, tirant le rideau, s’en allèrent et enfermèrent le corps mort en la chambre.

Et, quant il se voit victorieux de son grand ennemi, par la mort duquel il pensait mettre en liberté la chose publique, se pensa que son œuvre serait imparfait, s’il n’en faisait autant à cinq ou six de ceux qui étaient les prochains du duc. Et, pour en venir à fin, dit à son serviteur, qu’il les allât quérir l’un après l’autre, pour en faire comme il avait fait du duc. Mais le serviteur, qui n’était ne hardi ne fol, lui dit: « I1 me semble, monsieur, que vous en avez assez fait pour cette heure, et que vous ferez mieux de penser à sauver votre vie, que de la vouloir ôter à autres. Car, si nous demeurions autant à défaire chacun d’eux, que nous avons fait à défaire le duc, le jour découvrirait plutôt notre entreprise, que ne 1’aurions mise à fin, encore que nous trouvassions nos ennemis sans défense. » Le gentilhomme, la mauvaise conscience duquel le rendait craintif, croit son serviteur, et, le menant seul avec lui, s’en alla à un évêque qui avait la charge de faire ouvrir les portes de la ville et commander aux fosses. Ce gentilhomme lui dit: « J ‘ai eu ce soir des nouvelles que un mien frère est à l’article de la mort; je viens de demander mon congé au due, lequel le m’a donne: parquoi, je vous prie mander aux postes me bailler deux bons chevaux, et au portier de la ville m’ouvrir. » L’évêque, qui n’estimait moins sa prière que le commandement du duc son maître, lui bailla incontinent un bulletin, par la vertu duquel la porte lui fut ouverte et les chevaux baillez, ainsi qu’il demandait. Et, en lieu d’aller voir son frère, s’en alla droit à Venise, ou il se fait guérir des morsures que le duc lui avait faites, puis s’en alla en Turquie.

Le matin, tous les serviteurs du duc, qui le voyaient si tard demeurer à revenir, soupçonnèrent bien qu’il était allé voir quelque dame; mais, voyant qu’il demeurait tant, commencèrent à le chercher par tous côtés. La pauvre duchesse, qui commençait fort à l’aimer, sachant qu’on ne le trouvait point, fut en grande peine. Mais, quant le gentilhomme qu’il aimait tant ne fut vu non plus que lui, on alla en sa maison le chercher. Et, trouvant du sang à la porte de sa chambre, l’on entra dedans; mais il n’y eut homme ne serviteur qui en sût dire nouvelles. Et, suivant les traces du sang, vinrent les pauvres serviteurs du duc à la porte de la chambre ou il était qu’ils trouvèrent fermée; mais bien tôt eurent rompu l’huis. Et, voyant la place toute plaine de sang, tirèrent le rideau du lit et trouvèrent le pauvre corps, endormi, en son lit, du dormir sans fin. Vous pouvez penser quel deuil menèrent ses pauvres serviteurs, qui apportèrent le corps en son palais, ou arriva l’évêque, qui leur compta comme le gentilhomme était parti la nuit en diligence, sous couleur d’aller voir son frère. Parquoi fut connue comment que c’était lui qui avait fait ce meurtre. Et fut aussi prouve que sa pauvre sœur jamais n’en avait oïl parler; laquelle, combien qu’elle fut étonnée du cas advenu, si est ce qu’elle en aima davantage son frère, qui n’avait pas épargné le hasard de sa vie, pour la délivrer d’un si cruel prince ennemi. Et continua de plus en plus sa vie honnête en ses vertus, tellement que, combien qu’elle fut pauvre, pour ce que leur maison fut confisquée, si trouvèrent sa sœur et elle des maris autant honnêtes hommes et riches qu’il y en eut point en Italie; et ont toujours depuis vécu en grande et bonne réputation.

« Voilà, mes dames, qui vous doit bien faire craindre ce petit dieu, qui prend son plaisir à tourmenter autant les princes que les pauvres, et les forts que les faibles, et qui les aveuglit jusqu’à oublier Dieu et leur conscience, et à la fin leur propre vie. Et doivent bien craindre les princes et ceux qui sont en autorité, de faire déplaisir à moindres que eux; car il n’y a nul qui ne puisse nuire, quand Dieu se veut venger du pécheur, ne si grand qui sût mal faire à celui qui est en sa garde. »

Cette histoire fut bien estimée de toute la compagnie, mais elle lui engendra diverses opinions; car les uns soutenaient que le gentilhomme avait fait son devoir de sauver sa vie et l’honneur de sa sœur, ensemble d’avoir délivré sa patrie d’un tel tirant; les autres disaient que non, mais que c’était trop grande ingratitude de mettre à mort celui qui lui avait fait tant de bien et d’honneur. Les dames disaient qu’il était bon frère et vertueux citoyen; les hommes, au contraire, qu’il était traître et méchant serviteur; et faisait fort bon oïr les raisons alléguées des deux côtés. Mais les dames, selon leur coutume, parlaient autant par passion que par raison, disant que le duc était si digne de mort, que bien heureux était celui qui avait fait le coup. Parquoi, voyant Dagoucin le grand débat qu’il avait ému, leur dit: « Pour Dieu, mes dames, ne prenez point querelle d’une chose déjà passée; mais gardez que vos beautés ne fassent point faire de plus cruel meurtre que celui que j’ai compte. » Parlamente lui dit: « La Belle dame sans mercy nous a appris à dire que si gracieuse maladie [ne] met guère de gens à mort.—Plût a Dieu, ma dame, ce lui dit Dagoucin, que toutes celles qui sont en cette compagnie sussent combien cette opinion est fausse! Et je crois qu’elles ne voudraient point avoir le nom d’être sans merci, ne ressembler à cette incrédule, qui laissa mourir un bon serviteur par faute d’une gracieuse réponse.—Vous voudriez donc, dit Parlamante, pour sauver la vie d’un qui dit nous aimer, que nous mettions notre honneur et notre conscience en danger? —Ce n’est pas ce que je vous dis, répondit Dagoucin, car celui qui aime parfaitement craindrait plus de blesser l’honneur de sa dame, que elle même. Parquoi il me semble bien que une réponse honnête et gracieuse, telle que parfaite et honnête amitié requiert, ne pourrait qu’accroître l’honneur et amender la conscience; car il n’est pas vrai serviteur, qui cherche le contraire.—Toutefois, dit Ennasuite, si est ce toujours la fin de vos oraisons, qui commencent par l’honneur et finissent par le contraire. Et si tous ceux qui sont ici en veulent dire la vérité, je les en crois en leur serment. » Hircan jura, quant à lui, qu’il n’avait jamais aimé femme, hormis la sienne, à qui il ne désirât faire offenser Dieu bien lourdement. Autant en dit Simontault, et ajouta qu’il avait souvent souhaité toutes les femmes méchantes, hormis la sienne. Geburon lui dit: « Vraiment, vous méritez que la vôtre soit telle que vous désirez les autres; mais, quant à moi, je puis bien vous jurer que j’ai tant aimé [une femme], que j’eusse mieux aimé mourir, que pour moi elle eût fait chose dont je l’eusse moins estimée. Car mon amour était fondée en ses vertus, tant que, pour quelque bien que je en eusse su avoir, je n’y eusse voulu voir une tache. » Saffredent se prit à rire, en lui disant: « Geburon, je pensais que l’amour de votre femme et le bon sens que vous avez, vous eussent mis hors du danger d’être amoureux, mais je vois bien que non; car vous usez encore des termes, dont nous avons accoutumé tromper les plus fines et d’être écoutés des plus sages. Car qui est celle qui nous fermera ses oreilles quant nous commencerons à l’honneur et à la vertu? Mais, si nous leur montrons notre cœur tel qu’il est, il y en a beaucoup de bien venus entre les dames, de qui elles ne tiendront compte. Mais nous couvrons notre diable du plus bel ange que nous pouvons trouver. Et, sous cette couverture, avant qu’être connus, recevons beaucoup de bonnes chères. Et peut être tirons les cœurs des dames si avant que, pensant aller droit à la vertu, quand elles connaissent le vice, elles n’ont le moyen ne le loisir de retirer leur[s] pied[s]. —Vraiment, dit Geburon, je vous pensais autre que vous ne dictes, et que la vertu vous fut plus plaisante que le plaisir. —Comment! dit Saffredent, est il plus grande vertu que d’aimer comme Dieu le commande? I1 me semble que c’est beaucoup mieux fait d’aimer une femme comme femme], que d’en idolâtrer [plusieurs] comme [on fait] d’un image. Et quant à moi, je tiens cette opinion ferme, qu’il vaut mieux en user que d’en abuser. » Les dames furent toutes du côté de Geburon, et contraignirent Saffredent de se taire; lequel dit: « Il m’est bien aise de n’en parler plus, car j’en ai este si mal traité, que je n’y veux plus retourner.—Votre malice, ce lui dit Longarine, est cause de votre mauvais traitement; car qui est l’honnête femme qui vous voudrait pour serviteur, après les propos que nous avez tenus? —Celles qui ne m’ont point trouve fâcheux, dit Saffredent, ne changeraient pas leur honnêteté à la votre; mais n’en parlons plus, afin que ma colère ne fasse déplaisir, ni à moi, ni à autre. . . .

Vingtième nouvelle (récit d’Hircan)

Un gentilhomme est inopinément guéri du mal d’amour, trouvant sa damoiselle rigoureuse entre les bras de son palefrenier.

Au pays du Dauphiné, y avait un gentilhomme, nommé le seigneur du Ryant, qui était de la maison du Roi François, premier de ce nom, autant beau et honnête qu’il était possible de voir. Il fut longuement serviteur d’une dame veuve, laquelle il aimait et révérait tant, que de peur qu’il avait de perdre sa bonne grâce, ne l’osait importuner de ce qu’il désirait le plus. Et lui, qui se sentait beau et digne d’être aimé, croyait fermement ce qu’elle lui jurait souvent : c’est qu’elle l’aimait plus que tous les gentilshommes du monde, et que, si elle était contrainte de faire quelque chose pour un gentilhomme, ce serait pour lui seulement, comme le plus parfait qu’elle avait jamais connu ; et lui priait de se contenter seulement, sans outrepasser, de cette honnête amitié, l’assurant que, si elle connaissait qu’il prétendît davantage, sans se contenter de la raison, que du tout il la perdrait. Le pauvre gentilhomme non seulement se contentait de cela, mais se tenait très heureux d’avoir gagné le coeur de celle qu’il pensait tant honnête. Il serait long de vous raconter le discours de son amitié et longue fréquentation qu’il eut avec elle, et les voyages qu’il faisait pour la venir voir ; mais, pour conclusion, ce pauvre martyr d’un feu si plaisant que plus on en brûle, plus on en veut brûler, cherchait toujours le moyen d’augmenter son martyre. Et un jour, lui prit fantaisie d’aller voir en poste, celle qu’il aimait plus que lui-même, et qu’il estimait par dessus toutes les femmes du monde. Lui arrivé, alla en la maison et demanda où elle était. On lui dit qu’elle ne faisait que venir de vêpres et était entrée en sa garenne pour achever son service. Il descendit de cheval et s’en va tout droit à la garenne où elle était, et trouva ses femmes qui lui dirent qu’elle s’en allait toute seule promener en une grande allée étant en ladite garenne. Il commença plus que jamais à espérer quelque bonne fortune pour lui, et, le plus doucement qu’il put, sans faire bruit, la chercha le mieux qu’il lui fut possible, désirant sur toutes choses de la pouvoir trouver seule. Mais, quand il fut auprès d’un pavillon d’arbres ployés, qui était un lieu tant beau et plaisant qu’il n’était possible de plus, entra soudainement dedans, comme celui à qui tardait de voir ce qu’il aimait. Mais il trouva, à son entrée, la damoiselle couchée sur l’herbe, entre les bras d’un palefrenier de sa maison, aussi laid et infâme que le gentilhomme était beau, honnête et aimable. Je n’entreprends pas de vous dépeindre le dépit qu’il eut ; mais il fut si grand qu’il eut puissance d’éteindre en un moment le feu si embrasé de long temps. Et, autant rempli de dépit qu’il avait été d’amour, lui dit : « Ma dame, prou vous fasse : aujourd’hui, par votre méchanceté connue, suis guéri et délivré de ma continuelle douleur, dont l’honnêteté, que j’estimais en vous, était occasion. » Et, sans autre à Dieu, s’en retourna plus vite qu’il n’était venu. La pauvre femme ne lui fit autre réponse, sinon de mettre la main devant son visage : car, puisqu’elle ne pouvait couvrir sa honte, elle couvrait ses yeux pour ne voir celui qui la voyait trop clairement, nonobstant sa longue dissimulation.

« Par quoi, mes dames, je vous supplie, si n’avez vouloir d’aimer parfaitement, ne pensez pas dissimuler à un homme de bien et lui faire déplaisir pour votre gloire : car les hypocrites sont ayés de leur loyer, et Dieu favorise ceux qui aiment parfaitement. »

Vingt neuvième nouvelle: 

En la conté du Maine, en ung villaige nommé Carrelles, y avoit ung riche laboureur, qui en sa viellesse espousa une belle jeune femme, et n’eut de luy nulz enfans ; mais de ceste perte se reconforta à avoir plusieurs amys. Et, quant les gentilz hommes et gens d’apparance 1uy faillirent, elle retourna à son dernier recours, qui estoit l’eglise, et print pour compaignon de son peche celluy qui l’en povoit absouldre : ce fut son curé, qui souvent venoit visiter sa brebis.
Le mary, vieulx et pesant, n’en avoit nulle doubte; mais à cause qu’il estoit rude et robuste,
sa femme jouoit son mistere le plus secretement qu’il luy estoit possible, craingnant que si son mary l’apparcevoit, qu’il ne la tuast. Ung jour, ainsy qu’il estoit dehors, sa femme, pensant qu’il ne revinst si tost, envoya querir monsieur le curé, qui la vint confesser. Et, ainsy qu’ilz faisoient bonne chere ensemble, son mary arriva si soubdainement, qu’il n’eut loisir de se retirer de la maison ; mais, regardant le moien de se cacher, monta par le conseil de sa femme dedans ung grenier et couvrit la trappe, par où il monta, d’un van à vanner., Le mary entra en la maison, et elle, de paour qu’il eust quelque soupson le festoya si bien à son disner, qu’elle n’espargna poinct le boyre, dont il print si bonne quantité, avecq la lassetté qu’il avoit du labour des champs, qu’il luy print envye de dormir, estant assis en une chaise devant son feu. Le curé, qui s’ennuyoit d’estresi longuement en ce grenier, n’oyant poinct de bruict en la chambre, s’advancea sur la trappe, et, en eslongeant le col le plus qu’il luy fut possible, advisa quele bon homme dormoit ; et, en le regardant, s’appuya, par mesgarde, sur le van si lourdement, que van et homme tresbucherent à bas auprés du bon homme qui dormoit, lequel se reveilla à ce bruict et le curé, qui. fust plus tost levé que l’autre_ne l’eust apperceu, luy dist :

 » Mon compere, voylà vostre van, et grand.mercis.  » Et, ce disant, s’enfouyt.

Et le pauvre laboureur, tout estonné, demanda à sa fernme:  » Qu’est cela ? »

Elle luy respondit :  » Mon amy, c’est vostre van que le curé avoit empruncté, lequel vous est venu randre  »

Et uy, tout en grondant, luy dist :  » Cest bien rudement randre ce qu’on a, empruncté, car je pensois que la maison tumbast par terre  »
Par ce moien, se saulva le curé aux despens du bon homme, qui n’en trouva rien mauvays que la rudesse dont il avoit usé en rendant son van.

 » Mes dames, le Maistre qu’il servoit, le saulva pour ceste heure Ià, afin de plus longuement le posseder et tormenter.
 » N’.estimez. pas, dist Geburon, que les gens simples et de bas estat soient exempts de malice non plus que nous; mais en ont bien davantaige, car regardez-moy larrons, meurdriers, sorciers,
faux monoyers et toutes ces manieres de gens, desquelz l’esperit n’a jamais repos ce sont tous pauvres gens et mecanicques.
 » Je ne trouve poinct estrange, dist Parlamente, que la.malice y soit plus que.aux autres, mais ouy bien que l’amour les tormente parmi le travail qu’ilz ont d’autres choses, ny que en ung cueur villain une passion si gentille se puisse mectre.

Trente-deuxième nouvelle:

Bernage, ayant connu en quelle patience et humilité une damoyselle d’Allemagne recevoit l’estrange penitence que sonmary luy faisoit faire pour son incontinence, gaingna ce poinct sur luy, qu’oublyant le passé, eut pitié de sa femme, la reprint avec soy et en eut depuis de fort beaulx enfans.

Le roy Charles, huictiesme de ce nom, envoya en Allemaigne, ung gentil homme, nommé Bernage, sieur de Sivrai, près Amboise, lequel pour faire bonne dilligence, n’epargnoit jour ne nuict pour advancer son chemin, en sorte que, ung soir, bien tard, arriva en un chasteau d’un gentil homme, où il demanda logis: ce que à grand peyne peut avoir. Toutesfois, quant le gentil homme entendyt qu’il estoit sertiveur d’un tel Roy, s’en alla au devant de luy, etle pria de ne se mal contanter de la rudesse de ses gens, car à cause de quelques parens de sa femme qui luy vouloient mal, il estoit contrainct tenir ainsy la maison fermee. Aussi le dict Bernage luy dist l’occasion de salegation: en quoy le gentil homme s’offryt de faire tout service à luy possibleau Roy son maistre, et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoyahonorablement.

Il estoit heure de soupper: le gentil homme le mena en une belle salle tendue de belle tapisserye. Et, ainsy que la viande fut apportee sur la table, veid sortirde derriere la tapisserye une femme, la plus belle qu’il estoit possible de regarder, mais elle avoit sa teste toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l’alemande. Après que le dict seigneur eut lavé avecq le seigneur de Bernage, l’on porta l’eaue à ceste dame, qui lava et s’alla seoir au bout de la table, sans parler a nulluy, ny nul à elle. Le seigneur de Bernage la regardabien fort, et luy sembla une des plus belles dames qu’il avoit jamais veues,sinon qu’elle avoit le visaige bien pasle et la contenance bien triste. Après qu’elle eut mengé ung peu, elle demanda à boyre, ce que luy apporta ung serviteur de leans dedans un esmerveillable vaisseau, car c’estoit la teste d’ung mort, dont les oeilz estoitent bouchés d’argent: et ainsy beut deux ou trois fois. La demoiselle, après qu’elle eut souppé et faict laver les mains, feit une reverance au seigneur de la maison et s’en retourna derriere la tapisserye, sans parler à personne. Bernage fut tant esbahy de veoir chose si estrange, qu’il en devint tout triste et pensif. Le gentil homme, qui s’en apperçeut, luy dist : Je voy bien que vous vous estonnez de ce que vous avez veu en ceste table; mais, veu l’honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celer que c’est afin que vous ne pensiez qu’il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste dame que vous avez vue est ma femme,laquelle j’ay plus aymee que jamais homme ne pourroit aymer femme, tant que, pour l’espouser, je oubliay toute craincte, en sorte que je l’amenay icy dedans, maulgré ses parents. Elle aussy, me monstroit tant de signes d’amour, que j’eusse hazardé dix mille vyes pour la mectre ceans à son ayse et à la myenne; où nous avons vescu ung temps a tel repos et contentement,que je me tenois le plus heureux gentil homme de la chrestienté. Mais, en ungvoiage que je feis, où mon honneur me contraignit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l’amour qu’elle avoit en moy, qu’elle fut amoureuse d’un jeune gentil homme que j’avois nourri ceans; dont, à mon retour, je me cuydai apercevoir. Si est-ce que l’amour que je lui portois estoit si grande,que je ne me povois desfier d’elle jusques à la fin que l’experience me creva les oeilz, et veiz ce que je craignois plus que la mort. Parquoy, l’amour que je lui portois fut convertie en fureur et desespoir, en telle sorte que je la guettayde si près que, ung jour, faignant aller dehors, me cachay en la chambre où maintenant elle demeure, où, bien tost après mon partement, elle se retira et yfeit venir ce jeune gentil homme, lequel je veiz entrer avec la privauté qui n’appartenoyt que à moi avoir à elle. Mais quant je veiz qu’il vouloit monter surle lict auprès d’elle, je saillys dehors et le prins entre mes bras, où je le tuay. Et, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand que une telle mort n’estoit suffisante pour la punir, je luy ordonnay une peyne que je pense qu’elle a plus desagreable que la mort : c’est de l’enfermer en la dicte chambre où elle se retiroit pour prendre ses plus grandes delices et en la compaignye de celluy qu’elle aymoit trop mieulx que moy; auquel lieu je luy ai mis dans une armoyre tous les os de son amy, tenduz comme chose pretieuse en ung cabinet. Et, affin qu’elle n’en oblye la memoire, en beuvant et en mangeant, luy faictz servir à table, au lieu de couppe, la teste de ce meschant; et là, tout devant moy, afin qu’elle voie vivant celluy qu’elle a faict son mortel ennemy par sa faulte, et mort pour l’amour d’elle celluy duquel elle avoit preferé l’amytié à la myenne. Et ainsy elle veoit à disner et à soupper les deux choses qui plus luy doibvent desplaire : l’ennemy vivant et l’amy mort, et tout, par son peché.Au demorant, je la traicte comme moy mesmes synon qu’elle vat tondue, car l’arraiement des cheveulx n’appartient à l’adultaire, ny le voile à l’impudique.Parquoy s’en vat rasee, monstrant qu’elle à perdu l’honneur de la virginité et de la pudicité. S’il vous plaist de prendre la peyne de la veoir, je vous y meneray.

Ce que feist voluntiers Bernage: lesquelz descendirent à bas et trouverent qu’elle estoit en une tres belle chambre, assise toute seulle devant ung feu. Le gentil homme tira un rideau qui estoit devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les os d’un homme mort. Bernage avoit grande envie de parler à la dame, mais de paour du mary, il n’osa. Le gentil homme, qui s’en apparceut, luy dist : S’il vous plaist luy dire quelque chose, vous verrez quelle grace et parole elle a. Bernage luy dist à l’heure: Madame, vostre patience estegale au torment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde. La dame, ayant la larme à l’oeil, avecq une grace tant humble qu’il n’estoit possible de plus, luy dist: Monsieur, je confesse ma faulte estre si grande, quetous les maulx, que le seigneur de ceans (lequel je ne suis digne de nommer mon mary) me sçauroit faire, ne me sont reins au prix du regret que j’ay de l’avoir offensé. En disant cela, se print fort à pleurer. Le gentil homme tiraBernage par le bras et l’emmena. Le lendemain au matin, s’en partit pour aller faire la charge que le Roy luy avoit donnee. Toutesfois, disant adieu au gentil homme, ne se peut tenir de luy dire : Monsieur, l’amour que je vous porte et l’honneur et privaulté que vous m’avez faite en vostre maison, me contraignentà dire qu’il me semble, vue la grande repentance de vostre pauvre femme,que vous luy debvez user de misericorde; et aussy, vous estes jeune, et n’avez nulz enfans; et seroit grand dommage de perdre une si belle maisonque la vostre, et que ceulx qui ne vous ayment peut-estre poinct, en fussent heritiers. Le gentil homme, qui avoit deliberé de ne parler jamais à sa femme,pensa longuement aux propos que luy tint le seigneur de Bernage; et enfincongneut qu’il disoit verité, et luy promist, que, si elle perseveroit en ceste humilité, il en auroit quelquefois pitié. Ainsi s’en alla Bernage faire sa charge. Et quant il fut retourné devant le Roy son maistre, luy feit tout au long le compte que le prince trouva tel comme il le disoit; et, en autres choses, ayant parlé de la beauté de la dame, envoya son painctre, nommé Jean de Paris,pour luy rapporter ceste dame au vif. Ce qu’il feit après le consentement de son mary, lequel, après longue pénitence, pour le desir qu’il avoit d’avoir enfans, et pour la pitié qu’il eut de sa femme, qui en si grande humiliterecepvoit ceste penitence, il la reprint avecq soy, et en eut depuis beaucoup de beaulx enfans.

Quarante-huitième nouvelle: 

Au pais de Perigort, dedans ung villaige, en une hostellerie, fut faicte. une nopce d’une fille de leans , où tous les parens et amys s’efforcerent faire la meilleurechere qu’il estoit possible.
Durant le jour des nopces, arriverent leans deux Cordeliers, ausquelz on donna à soupper en.leur chambre, veu que n’estoit poinct leur estat d’assister aux nopces. Mais le principal des deux, qui avoit plus d’auctorité, et de malice, pensa, puisque on le separoit de la table, qu’il auroit part au lict, et, qu’il leur joueroit un, tour de son mestier. Et, quant le soir fut venu et que les dances commencerent, le Cordelier, par une fenestre, regarda longtemps la maryee, qu’iI trouvoit fort belle et à son gre. Et, s’enquerant soigneusement aux chamberieres de la chambre où elle debvoit coucher, trouva. que c’estoit auprès de Ia, syenne : dont il fut fort aise, faisant si bien le guet pour parvenir à son intention, qu’il veit desrober la mariée que les vielles amenerent comme ilz ont de coustume. Et, pource qu’il estoit de fort bonne heure le marié ne voulut laisser la dance,
mais y estoit tant affectionné, qu’il sembloit qu’il eust oblyé sa femme ; ce que n’avoit pas faict le Cordelier, car, incontinant qu’il entendit que la maryée fut couchée, se despouilla de son habit gris, et s’en alla tenir la place de son mary ; mais, de paour d’y estre trouvé, n’y arresta que bien peu; et s’en alla jusques au bout d’une allée où estoit son compaignon qui faisoit le guet pour luy lequel luy feit signe que le marié dansoit encores. Le Cordelier, qui n’avoit pas achevé sa meschante concupiscence, s’en retourna encores coucher avecq la maryee jusques ad ce que son compaignon luy feit signe qu’il estoit temps de s’en aller. Le marié se vint coucher ; et sa femme, qui avoit esté tant tormenté du Cordelier, qu’elle ne demandoit que le repos, ne se peut tenir de luy dire :
 » Avez-vous deliberé de ne dormir jamays et ne faire que me tormenter ?  »
Le pauvre mary qui. ne faisoit que de venir, fut bien estonné, et luy demanda quel torment il luy avoit faict, veu qu’ll n’avoit party de la danse
 » Cest bien dansé !  » dist la pauvre fille ; voicy la troisiesme fois que vous estes
venu coucher; il me semble que vous feriez mieulx de dormir  »
Le mary’ oyant ce propos, fut bien fort estonné, et oublia toutes choses pour entendre la verité de ce faict Mais, quant elle uy eut compté, soupsonna que c’estoient les, Cordeliers qui estoient logei leans. – Et . se leva incontinant et alla en leur chambre, qui estoit tout ‘auprès de la sienne. Et, quand il ne les trouva poinct, se print à cryer à l’ayde si fort, qu’il assembla tous ses. amys, lesquels après avoir entendu le faict, luy ayderent, avecq chandelles, lanternes, et tous les chiens du villaige, à chercher ces Cordeliers. Et, quant ilz ne les trouverent poinct en leur maison, feirent si bonne dilligence qu’ils les attraperent dedans les vignes. Et furent traictez comme il leur apparte noit. ; car, après les avoir bien battuz, leur couperent les bras et les jambes, et les laisserent dedans les vignes à la garde du dieu Bacchus et Venus , dont ilz estoient meilleurs disciples que de sainct François.

Commentaire
 » Ne vous esbahissez poinct, mes dames, si telles gens separez de nostre commune façon de vivre font des choses que les advanturiers auroient honte de faire. Mais esmerveillez-vous qu’ilz ne font pis quant Dieu retire sa main d’eulx, car I’abit est si loing de faire le moyne, que bien souvent par orgueil il le deffaict. Et, quant à moy, je me arreste à la religion que dict sainct Jacques, avoir le cueur envers Dieu pur et nect, et se exercer de tout son povoir à faire charité à son prochain « 

Soixante-neuvième nouvelle:

Au château d’Ordoz en Bigorre, demoroit ung escuier d’escuyrie du Roy, nommé Charles, Italien, lequel avoit espousé une damoiselle fort femme de bien, et honneste ; mais elle estoit devenue vieille, après luy avoir porté plusieurs enfans. Luy aussy n’estoit pas jeune ; et vivoit avecq elle en bonne paix et amityé. Quelques foys, il parloit à ses chamberieres, dont. sa bonne femme ne faisoit nul semblant; mais doulcement leur donnoit congé quant elle les congnoissoit trop privées en la maison. Elle en print ung jour une qui estoit saige et bonne fille, à laquelle elle dist les complexions de son mary et les siennes, qui les chassoit aussitost qu’elle les congnoissoit folles. Ceste chamberiere, pour demourer au service de sa maistresse en bonne estime, se delibera d’estre femme de bien. Et, combien que souvent son maistre luy tint quelques propos au contraire, n’en voulut tenir compte, et le racompta tout à sa maistresse ; et toutes deux passoient le temps de la follye de luy. Un jour que la. chamberiere beluttoit en la chambre de derriere, ayant son sarot sur la teste, à la mode du pays (qui est faict. comme ung cresmeau mais il couvre tout le corps et les espaulles par derriere), son maistre, la trouvant en cest habillement, la vint bien fort presser. Elle, qui, pour mourir n’eust faict ung tel tour, feit semblant de s’accorder à luy; toutesfoys, luy demanda congé d’aller veoir, premier, si sa maistresse s’estoit poinct amusée à quelque chose, afin de n’estre tous deux surprins; ce qu’il accorda. Alors, elle le pria de mectre son sarot en sa teste et de beluter en son absence, afin que sa maistresse ouyt tousjours le son de son beluteau. Ce qu’il feit fort joieusement, aiant esperance d’avoir ce qu’il demandoit.

La chamberiere, qui n’estoit poinct melencolicque , s’en courut à sa maistresse, lui disant :
 » Venez veoir vostre bon mary, que j’ay aprins à beluter pour me deffaire de luy.  »
La femme feit bonne dilligence pour trouver ceste nouvelle chamberiere.
En voiant son mary le sarot en la teste et le belluteau entre ses mains, se print si fort à rire,
en frappant des mains, que à peine luy peut-elle dire :
 » Goujate, combien veulx-tu par moys de ton labeur ?  »
Le mary, oiant ceste voix et congnoissant qu’il estoit trornpé, gecta par terre ce qu’il portoit et tenoit, pour courir sus a la chamberiere, l’appelant mille fois meschante, et si sa fernme ne se fust mise au devant, il l’eust payée de son quartier. Toutesfois, le tout s’appaisa au contentement des partyes, et puis vesquirent ensemble sans querelles.

Autres Oeuvres de Marguerite de Navarre:

  • Le Pater Noster (entre 1524 et 1527).
  • Le Petit œuvre devot et contemplatif(entre 1527 et 1531).
  • Le Discord estant en l’homme par la contrarieté de l’Esprit et de la Chair, et paix par vie spirituelle (avant 1531).
  • L’Oraison de l’ame fidele (avant 1531).
  • La Complainte pour un detenu prisonnier (vers 1535-1536).
  • Le Triomphe de l’Agneau37 (avant 1540).
  • L’Histoire des satyres et nymphes de Dyane ou Fable du faux Cuyder38 (entre 1540 et 1543).
  • La Mort et resurrection d’Amour (avant 1547).
  • L’Umbre (avant 1547).
  • La Comédie jouée au Mont de Marsan56 (1547 ou 1548)
  • La Contemplation sur Agnus Dei (avant 1549).
  • Le « Huitain composé par ladite dame un peu auparavant sa mort » (1549).
  • Le Miroir de Jhesus Christ crucifié (1549).
  • La Comédie des Parfaits amants (1549).

Quelques citations de Marguerite de Navarre:

  • « Les plus courtes folies sont toujours les meilleures. »
  • « Les femmes ont plus de honte de confesser une chose d’amour que de la faire. » 
  • « Elle pensait que l’occasion faisait le péché, et ne savait pas que le péché forge l’occasion. » 
  • « Ne pensez pas que ceux qui poursuivent les dames prennent tant de peine pour l’amour d’elles ; car c’est seulement pour l’amour d’eux et de leur plaisir. » 
  • « Les choses où l’on a volonté, plus elles sont défendues et plus elles sont désirées. » 
  • « Le scandale est souvent pire que le péché. » 
  • « Je ne regarde point la valeur du présent, mais le coeur qui le présente. »
  • « A force de jurer, on engendre quelque doute à la vérité. » 
  • « Jamais homme n’aimera parfaitement Dieu qu’il n’ait parfaitement aimé quelque créature en ce monde. » 
  • « Les hommes recouvrent leur diable du plus bel ange qu’ils peuvent trouver. » 
  • « Dans notre monde, seuls les sots sont punis, non les vicieux. »
  • « L’habit est si loin de faire le moine que, bien souvent, par orgueil il le défait. » 

Critiques à l’égard de Marguerite de Navarre

  • Sainte-Beuve : « Il est bon qu’il y ait de telles âmes éprises avant tout de l’humanité et qui insinuent à la longue la douceur dans les mœurs publiques et dans les lois restées jusque-là cruelles… »
  • Albert-Marie Schmidt : « Par Marguerite d’Angoulême et par ses amis humanistes, la femme est désignée pour jouer le rôle de précepteur de la France et de censeur de ses erreurs affectives… »
  • Abel Lefranc : « La poésie religieuse et philosophique, celle qui ne craint pas de laisser au second plan les joies et les plaintes de l’amour pour s’attacher de préférence aux grands problèmes et aux anxiétés qu’ils provoquent dans l’âme humaine, est, pour une grande part, redevable à Marguerite de son existence… »
  • Marot: « Corps féminin, cœur d’homme et tête d’ange », «Je suis cerf d’un monstre fort estrange: Monstre je dy, car pour tout vray, elle a corps féminin, cueur d’homme et teste d’ange »
  • Charles de Sainte-Marthe (oraison funèbre de la reine): « Où est celuy, si ce n’est un homme de tout aliéné d’humanité, qui ne prise, qui n’aime, qui ne révère la candeur, la charité, la piété de cette tant libérale, tant magnifique et tant vertueuse Royne? »
  • Brantôme: « Ce fut donq’ une princesse d’un très-grand esprit et fort habile, tant de son naturel que de son acquisitif, car elle s’adonna fort aux lettres en son jeune âge et les continua tant qu’elle vescut, aimant et conversant du temps de sa grandeur aveq’ les gens les plus savants du royaume de son frère. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la Boétie ou « le Rimbaud de la pensée »

octobre 16th, 2014 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | La Renaissance - (Commentaires fermés sur De la Boétie ou « le Rimbaud de la pensée »)
La maison de La Boétie à Sarlat

Biographie d’Etienne De la Boétie (1530-1563)

Ecrivain, poète et humaniste français, Etienne de la Boétie naît le 1er novembre 1530 à Sarlat (Dordogne-Aquitaine) d’une famille qui tenait un rang fort honorable de la bourgeoisie cultivée. Son père Antoine est lieutenant du sénéchal du Périgord. Sa mère est la sœur de Jean de Calvimont, président du parlement bordelais Jean de Calvimont et ambassadeur de François 1er en Espagne.

Il est encore très jeune quand il perd ses parents. Son oncle et parrain Estienne de La Boétie, prêtre et sieur de Bouilhonnas, s’occupe alors de son éducation dans un milieu composé principalement de bourgeois cultivés. Mission qu’il accomplit fort bien, et qui fera dit à l’orphelin qu’« Il lui doit son institution et tout ce qu’il est et pouvait être ».

De La Boétie suit ensuite les pas de son père en entamant des études de droit à l’université d’Orléans. C’est là qu’il rédige, alors qu’il n’est âgé que de dix-huit ans, son premier ouvrage. « Discours de la Servitude Volontaire ou Contr’un » deviendra la plus célèbre de ses œuvres. Il obtient sa licence de droit en septembre 1553, alors qu’il avait déjà acquit une grande réputation. Ce qui pousse le roi Henri II de l’élever à l’office de conseiller de la cour un mois plus tard. Moins d‘une année plus tard, il est admis au Parlement de Bordeaux comme conseiller alors qu’il n’avait pas encore l’âge légal. C’est là qu’il devient l’ami intime de Michel de Montaigne, une amitié qui restera dans l’histoire.

Etienne de la Boétie se marie au début des années 1560 avec  Marguerite de Carle, mère de deux enfants et veuve de Thomas de Montaigne (frère de Michel). Durant cette même période il est chargé par Michel de L’Hospital (conseiller au parlement de Paris, conseiller de France, poète latin…) de mener des négociations entre Catholiques et Protestants pour mettre fin aux guerres de religions et parvenir à une pacification civile. Même s’il reste fidèle à ses fonctions de serviteur de l’ordre public, La Boétie n’est pas moins considéré comme un précurseur intellectuel de la désobéissance civile et de l’anarchisme comme il apparaît dans son œuvre. Il est également considéré come l’un des tout premiers théoriciens de l’aliénation. Pierre Clastres l’appelait « le Rimbaud de la pensée »,

Le mal qui rongeait De la Boétie depuis quelques temps le terrasse le 8 août 1563. Il décide vite de se rendre dans le Médoc dans les terres de son épouse pour se reposer. Hélas il n’y parviendra jamais car son état s’aggrave en cours de route. Il s’arrête alors au Taillan-Médoc près de Bordeaux, chez Richard de Lestonnac, son collègue au Parlement et beau-frère de Montaigne. Constatant que son état s’aggrave irrémmédiablement, il fait rédiger son testament le 14 août et attend la mort courageusement et sereinement. Montagne est à son chevet quand elle le prend le 18 août 1563 alors qu’il n’est âgé que de 32 ans. La mort de son ami à la fleur de l’âge, qu’il déplorera trente ans durant, le touche profondément au point où elle altèrera même son œuvre. Leur amitié même si elle n’aura durée que six ans deviendra mythique. C’est lui qui fera connaître l’œuvre de son ami à la postérité. Il lui rend hommage dans « De l’amitié » une de ses œuvres les plus importantes.

Œuvre de De La Boetie

Tout comme son siècle, la Boétie développe assez tôt une passion pour la philosophie antique qui l’amène à traduire des ouvrages de Virgile, L’Arioste ou encore Plutarque et Xénophon. Poète il est l’auteur de nombreux sonnets amoureux, de vers latins, français et grecs. Mais l’œuvre qui le rend célèbre restera « Contr’un ou Discours sur la servitude volontaire », une référence sur la question de la légitimité du pouvoir politique.

L’œuvre d’Etienne de la Boétie est entièrement posthume. Elle voit le jour grâce à son ami Michel de Montaigne qui l’insère dans ses Essais avant d’être publiée à part.

Oeuvres de De La Boétie

Discours de la servitude volontaire ou Contr’un (écrit en 1548 publié en 1576)

Le Discours de la Servitude volontaire est une œuvre de la Renaissance au summum de sa splendeur, dont l’influence bienfaisante arrive jusqu’à Scarlat. La Boétie ose dans cette œuvre, qu’il rédige à l’âge de dix-huit ans, un réquisitoire passionné et très sévère contre la tyrannie sans pour autant prendre partie pour un système politique particulier. Le contenu témoigne d’un savoir approfondi, ce qui surprend venant d’un homme de son âge.

La répression très brutale de la révolte anti-fiscale en Guyenne en 1548 serait à l’origine de ce texte. Ce qui paraît invraisemblable pour un ennemi de l’émeute. Les idées nouvelles apportées par la Renaissance auraient plutôt influencé l’auteur. Tout en condamnant l’absolutisme, La Boétie analyse par la même la situation politique de son époque, notamment la légitimité de l’autorité et la soumission de la population dans un rapport dominateurs-dominés. Tout en remettant en cause la légitimité de ceux qui gouvernants qu’il appelle « maîtres » ou « tyrans », il fustige la passivité et la servitude du peuple qu’il appelle presque à se soulever « Comment se fait-il que le peuple continue à obéir aveuglément au tyran ?… Il est possible que les hommes aient perdu leur liberté par contrainte, mais il est quand même étonnant qu’ils ne luttent pas pour regagner leur liberté…»

L’humaniste français distingue trois genres de tyrans : ceux qui ont le pouvoir par l’élection du peuple, ceux qui l’ont par la force des armes et ceux qui l’acquièrent par succession. Les deux premiers se comportent comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois et auxquels il s’intéresse ne sont généralement pas meilleurs, ils ont grandi au sein de la tyrannie. Néanmoins il excepte formellement le roi de France de ses raisonnements, en des termes  empreints de considération d’égards et de respect.

En s’attaquant au pouvoir et ses dérives avec beaucoup d’humanisme, De la Boétie est de ce fait considéré par beaucoup comme un précurseur intellectuel de l’anarchie. Par ses recherches sur les causes de la servitude volontaire il apporte beaucoup à la philosophie politique, alors que l’idée répandue est que la servitude est forcée. Traduit en quinze langues, ce texte connaîtra une résonnance durable dans le temps. Il reste à nos jours une référence chaque fois que la tyrannie ressurgit en période de troubles politiques.

Extraits du discours

Pour ce coup, ie ne voudrois finon entendre comm’
il fe peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs,
tant de villes, tant de nations endurent quelque fois
vn tyran feul, qui n’a puifTance que celle qu’ils lui
donnent; qui n’a pouuoir de leur nuire, iînon tant
qu’ils ont vouloir de l’endurer; qui ne fçauroit leur
faire mal aucun, finon lors qu’ils aiment mieulx le
fouffrir que lui contredire. Grand’ chofe certes, &
toutesfois fi commune qu’il f’en faut de tant plus
douloir & moins fesbahir voir vn million d’hommes
feruir miferablement, aiant le col fous le ioug,
non pas contrains par vne plus grande force, mais
aucunement (ce femble) enchantes & charmes par le
nom feul d’vn, duquel ils ne doiuent ni craindre la
 puifl’ance, puis qu’il eft feul, ny aimer les qualités,
puis qu’il eft en leur endroit inhumain & fauuage.
La foiblefl’e d’entre nous hommes eft telle, qu’il faut…

Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut
que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent
quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent,
qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer,
et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir
de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante — et pourtant
si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir
-, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête
sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais
parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés
par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est
seul — ni aimer — puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel. Telle
est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance,
obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les
plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes, est
soumise au pouvoir d’un seul — comme la cité d’Athènes le
fut à la domination des trente tyrans —, il ne faut pas s’étonner
qu’elle serve, mais bien le déplorer. Ou~ plutôt, ne
s’en étonner ni ne s’en plaindre, mais supporter le malheur avec
patience, et se réserver pour un avenir meilleur…

Mais, ô bon Dieu! que peut eflre cela? comment
dirons nous que cela f’appelle? quel malheur eft celui
 là? quel vice, ou pluftoft quel malheureux vice? voir
vn nombre infini de perfonnes non pas obéir, mais
feruir; non pas eftre gouuernes, mais tirannifes;
n’aians ni biens, ni parens, femmes ny enfans, ni leur
vie mefme qui foit à eux! fouffrir les pilleries, les
 paillardifes, les cruautés, non pas d’vne armée, non
pas d’vn camp barbare contre lequel il faudroit
defpendre fon fang & fa vie deuant, mais d’vn feul ;
non pas d’vn Hercule ny d’vn Samfon, mais d’vn feul
hommeau, & le plus fouuent le plus lafche & femelin
de la nation; non pas accouftumé à la poudre des
batailles, mais ancore à grand peine au fable des
tournois ; non pas qui puiffe par force commander aux
hommes, mais tout empefché de feruir vilement à la
moindre femmelette! Appellerons nous cela lafcheté?
dirons nous que ceux qui feruent foient couards &
recreus? Si deux, fi trois, fi quatre ne fe défendent…

Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous
ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini
d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés,
mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants,
ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les
rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée,
non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son
sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais
d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé
de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère
foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à
commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette !
Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards
ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à
un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être
dire avec raison : c’est faute de coeur. Mais si cent, si mille souffrent
l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre
à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise,
mais plutôt mépris ou dédain ?

Les hardis, pour acquérir le bien qu’ils demandent,
ne craignent point le dangier; les aduifes ne refufent
point la peine : les lafches & engourdis ne fçauent
 ni endurer le mal, ni recouurer le bien; ils f’arreftent
en cela de les fouhaitter, & la vertu d’y prétendre
leur eft oftee par leur lafcheté; le defir de Tauoir leur
demeure par la nature. Ce defir, celle volonté eft
commune aus fages & aus indifcrets, aus courageus
& aus couars, pour fouhaitter toutes chofes qui, eftant
acquifes, les rendroient heureus & contens : vne feule
chofe en eft à dire, en laquelle ie ne fçay comment
nature défaut aus hommes pour la defirer, c’eft la
liberté, qui eft toutesfois vn bien fi grand & û plai-
fant, qu’elle perdue, tous les maus viennent à la file,
& les biens mefme qui demeurent après elle perdent
entièrement leur gouft & fçaueur, corrompus par la…

Pour acquérir le bien qu’il souhaite, l’homme hardi ne redoute
aucun danger, l’homme avisé n’est rebuté par aucune peine.
Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni
recouvrer le bien qu’ils se bornent à convoiter. L’énergie
d’y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté ;
il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce
désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents,
aux courageux et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont
la possession les rendrait heureux et contents. il en est une seule que
les hommes, je ne sais pourquoi, n’ont pas la force de désirer :
c’est la liberté, bien si grand et si doux ! Dès qu’elle
est perdue, tous les maux s’ensuivent, et sans elle tous les autres biens,
corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût
et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement,
semble-t-il, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient ; comme
s’ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu’elle
est trop aisée.

Mais, à la vérité, c’eft bien pour néant de débattre
fi la liberté eft naturelle, puis qu’on ne peut tenir
aucun en feruitude fans lui faire tort, & qu’il n’i a
rien fi contraire au monde à la nature, eftant toute
raifonnable, que l’iniure. Refte doncques la liberté
eftre naturelle, & par mefme moien, à mon aduis,
que nous ne fommes pas nez feulement en poffeflion
de noftre franchife, mais aufïî auec affedion de la
defifendre. Or, lî d’auenture nous faifons quelque doute
en cela, & fommes tant abaftardis que ne puiflions
reconnoiltre nos biens ni femblablement nos naïfues
affedions, il faudra que ie vous face l’honneur qui
vous appartient, & que ie monte, par manière de
dire, les beftes brutes en chaire, pour vous enfeigner
voltre nature & condition. Les beftes, ce maid’ Dieu!
fi les hommes ne font trop les fourds, leur crient :
Vive liberté ! Plulîeurs en y a d’entre elles qui meu-
rent auffy toft qu’elles font prifes : comme le poiffon
quitte la vie auffy tofl que l’eaue, pareillement celles
là quittent la lumière & ne veulent point furuiure à
leur naturelle franchife. Si les animaus auoient entre
eulx quelques prééminences, ils feroient de celles là
leur nobleffe. Les autres, des plus grandes iufques
aus plus petites, lors qu’on les prend, font fi grand’…

À vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté
est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun être en servitude sans
lui faire tort : il n’y a rien au monde de plus contraire à la nature,
toute raisonnable, que l’injustice. La liberté est donc naturelle ;
c’est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés
avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre.

Et s’il s’en trouve par hasard qui en doutent encore — abâtardis
au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives
-, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je
hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire, pour leur enseigner
leur nature et leur condition. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si
les hommes veulent bien les entendre, leur crient : << Vive la liberté
! >> Plusieurs d’entre elles meurent aussitôt prises. Tel le
poisson qui perd la vie sitôt tiré de l’eau, elles se laissent
mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si
les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient
de cette liberté leur noblesse. D’autres bêtes, des plus grandes
aux plus petites, lorsqu’on les prend, résistent si fort des ongles,
des cornes, du bec et du pied qu’elles démontrent assez quel prix
elles accordent à ce qu’elles perdent. Une fois prises, elles nous
donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur qu’il
est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir
sur leur bonheur perdu plutôt que de se plaire en servitude. Que
veut dire d’autre l’éléphant lorsque, s’étant défendu
jusqu’au bout, sans plus d’espoir, sur le point d’être pris, il enfonce
ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que son
grand désir de demeurer libre lui donne de l’esprit et l’avise de
marchander avec les chasseurs : à voir s’il pourra s’acquitter par
le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon,
rachètera sa liberté ?

qu’ils penfent ce qu’il veut, & fouuent, pour lui
fatisfaire, qu’ils preuiennent ancore fes penfees. Ce
n’eft pas tout à eus de lui obeïr, il faut ancore lui
complaire; il faut qu’ils fe rompent, qu’ils fe tour-
mentent, qu’ils fe tuent à trauailler en fes affaires,
& puis qu’ils fe plaifent de fon plaifir, qu’ils laiffent
leur gouft pour le fien, qu’ils forcent leur complexion,
qu’ils defpouillent leur naturel; il faut qu’ils fe pren-
nent garde à fes parolles, à fa vois, à fes fignes & à
fes yeulx; qu’ils n’aient ny œil, ny pied, ny main,
que tout ne foit au guet pour efpier fes volontés
& pour defcouurir fes penfees. Cela eft ce viure
heureufement ? cela f appelle il viure? eft il au monde
rien moins fuppcrrtable que cela, ie ne dis pas à vn
homme de cœur, ie ne dis pas à vn bien né, mais
feulement à vn qui ait le fens commun, ou, fans plus,
la face d’homme ? Quelle condition eft plus miferable
que de viure ainfi, qu’on n’aie rien à foy, tenant…

Car à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que
s’éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et
serrer à deux mains sa servitude ? Qu’ils mettent un moment à
part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur avidité,
et puis qu’ils se regardent ; qu’ils se considèrent eux-mêmes :
ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux
pieds et qu’ils traitent comme des forcats ou des esclaves, ils verront,
dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu’eux
et en quelque sorte plus libres. Le laboureur et l’artisan, pour asservis
qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit
ceux qui l’entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement
qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut
et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent ses
propres désirs. Ce n’est pas le tout de lui obéir, il faut
encore lu complaire ; il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent
à traiter ses affaires, et puisqu’ils ne se plaisent qu’à
son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, qu’ils forcent
leur tempérament et dépouillent leur naturel. Il faut qu’ils
soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards,
à ses gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement
occupés à épier ses volontés et à deviner
ses pensées.

Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Est-il rien
au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour
tout homme de coeur, mais encore pour celui qui n’a que le simple bon sens,
ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable
que celle de vivre ainsi, n’ayant rien à soi et tenant d’un autre
son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?

La Mesnagerie de Xénophon (général, philosophe et historien grec 426-354 av. J-C):

Traduit du grec au françois (français actuel) ; il s’agit du dialogue de Xénophon sur l’Economie. Cette traduction de la Mesnagerie de Xénophon est la plus longue mais surtout la plus intéressante par son contenu et ses qualités.

Extraits de la traduction :

NE fois, i’ouy Socrates debatre ainfi à Chapitre i,
peu près, de la mefnagerie. La mefna-
gerie, dit-il, ô Critobule, efl-ce quelque
fçauoir qui a nom ainfi, comme la
médecine, Porfeuerie, la charpenterie,
qu’en dis-tu? Il me femble bien qu’ouy, dit Critobule.
Et fçaurions nous point dire quel eft le faid de la
mefnagerie, dit Socrates, comme nous dirions bien fî
nous voulions quel eft celuy de chacun de ces autres
arts? le penfe pour vra}^ dit Critobule, que le faid Le deuoir
lo d’vn bon mefnager, c’eft de bien gouuerner fa maifon. me/nager.
Et quoy la maifon d’autruy, dit Socrates, fi quelqu’vn…
dit Socrates, que ce qui eft proffitable à chacun, tu Aîwh-, que
appelles cela fon auoir. Gela mefme, dit il. Et certes
ce qui eft nuifible, ie ne penfe pas que ce foit le bien
de perfonne, mais plus toft le dommage. Et quoy, dit
Socrates, 11 quelqu’vn a acheté vn cheual, & n’en
fçait vfer, ains fe fait mal tombant de defïus, à celuy
là fon cheual ne fera pas compté en fon bien? Non
pas, dit il, li le bien eft bon à qui l’a. Ny la terre,
doncques, dit Socrates, ne fera pas du bien de tel
qu’il y a qui la laboure de telle forte, qu’à la labourer
il a plus de perte que de gain. Non certes, did
Critobule, la terre n’eft pas bien, fi en lieu de nourrir
fon maiftre, elle le met à la faim. Et n’eft ce pas, dit
Socrates, du beftail tout de mefmes? fi pour en auoir
l’on fouflfre dommage, à faute d’en fçauoir vfer, le
beftail n’eft pas le bien de telles gens? Non certes Bien, que…
que les biens ce font les chofes profitables. Car les
fl.uftes, ne les vendant point, ne font pas de noz
biens, puis qu’il n’en vient aucun bien à leur maiftre:
mais auflî les vendant, elles font du bien de celuy
qui les polïede. Adoncques Socrates dit: Ouy f»il les
fçait vendre : mais fil les vend de rechef à vn qui
n’en fçache rien, non plus que luy, à les vendre
mefme elles ne font pas bien, au moins félon ton
propos. Il femble, dit il, ô Socrates, que tu vueilles
dire que l’argent mefme n’eft pas des biens, fi on n’en
fçait vfer. Mais c’eft toy mefme, ce me femble, qui
l’accordas ainli, quand tu dis que les biens font chofes
dont on tire profit. Doncques 11 quelqu’vn vfoit de
l’argent en telle forte, qu’il en fiH fon emploite en
vne chofe, «Se par ce moyen f’en trouuaft mal de fa
perfonne, mal de fon efprit, & mal des affaires de fa
maifon, comment d’ores en là feroit à celuy l’argent
profitable? Certes nullement. Autrement aulTi bien
dirons nous la Ciguë eltre de noftre bien, qui faid
deuenir infenfez ceulx qui en ont mangé. Doncques,
ô Critobule, l’argent, tant qu’il eft entre mains
d’homme qui n’en fçait vfer, renuoyons le li loing &
en faifons fi peu de compte, qu’il ne foit pas feulement
compté entre les biens de celuy qui les a…
Ouy vrayement, ce me femble. A ce que ie voy, dit
Socrates, c’eft le faid d’vn bon mefnager, de fçauoir
vfer de fes ennemis, de façon qu’il f’en férue. Mais
bien fort, dit il. Et de vray tu vois, ô Critobule,
combien de maifons de fimples citoyens font aug-
mentées par la guerre, combien par les tyrannies.
Or, ô Socrates, ce dit Critobule, tout ce que nous Chap. y.
auons dit iufques icy, me femble eftre bien : mais que 
 penferons nous que c’eft, quand nous voyons par fois
des gents ayans bien le fçauoir & les commoditez Le fçauoir,
pour pouuoir agrandir bien fort leur maifon, fuis y
prenoient peine, mais on f’aperçoit bien qu’ils n’en
veulent rien faire. Et pourtant voyons nous que, à
ceux là, le fçauoir leur eft inutile. Dirons nous
autrement d’eux, linon que, à ceux cy, le fçauoir n’eft
point de leur bien, ny de leur auoir? Tu veux parler
des ferfs, ô Critobule, refpondit Socrates. En bonne
foy, non pas des ferfs, did il, mais d’aucuns qu’on
penfe bien eftre de fort bon lieu, lefquels ie voy, les
vns bien entendus aux arts de la guerre, les autres à
ceus de la paix, & toutefois ils ne les veulent pas
employer; & cela mefme à mon aduis en eft la caufe,
pour ce qu’ils n’ont point de maiftre qui leur face
faire. Et comment feroit il poffible, dit Socrates, qu’ils
fufl’ent fans maiftre? Ils défirent de viure bien à leur
aife, ils veulent faire toutes chofes pour auoir des
biens; mais après, quelque maiftre vient au deuant
qui les en garde. Et qui font ils doncques ces inuifi- 
blés maiftres qui leur commandent, dit Critobule? Mauuais 
maijîres…

 Les Règles de mariage de Plutarque (penseur grec 50 ap. J.C. – 125 ap. J.C) :

Traduit du grec au françois, La Boétie reproduit le tableau de la fidélité conjugale ainsi que des conseils aux jeunes époux du philosophe de Chéronée.

Extraits des Règles de mariage de Plutarque:

fouifrir les premières rudeffes des filles, c’elt autant,
ce me femble, comme fi quelqu’vn quittoit à vn autre
le raifin meur, pour auoir trouué amer le verius de
grain; & auflî plufieurs nouuelles mariées, ayans
prins en haine leurs marys, ont fait tout de mefmes, 
comme qui endureroit bien la piqueure des abeilles,
mais après laifleroit les rais de miel. Sur tout il faut
que les nouueaux mariez fe donnent bien garde qu’ils
ne f’entrepiquent & offenfent l’vn l’autre, ains qu’ils
ayent cela deuant les yeux, qu’au commencement… 
Nous voyons la Lune, quand elle eft eilongnée viii.
du Soleil, claire & luyfante, & puis eftant près de
luy, elle fe pert & fe cache; mais la femme fage au 
contraire, il faut qu’elle paroiffe fort, eftant auec fon
mary, & qu’elle garde la maifon, & ne fe monftre
point, quand il eft abfent. 
Hérodote a eu tort de dire que la femme auec la ix
chemife defpouille la honte; ains tout au rebours, au honnejiTne… 
Les femmes efpoufes des Roys de Perfe fe fient à xvi.
table au diner, & prennent auec eux leurs repas; mais 
lors qu’ils veulent folâtrer & boire d’autant, ils les en
enuoyent, & font venir les chantereffes & femmes dilïo
lues. Et certes c’eft bien fait à eux, de quoy ils ne font
part à leurs femmes de la diffolution de l’yurongnerie.
Doncques fi quelque autre, encores qu’il ne foit ny 
roy ny officier, pour eftre diffolu & abandonné aux
voluptez, fait d’auenture quelque faute auecques la
garçe ou la chambrière, il ne faut pas que la femme fen
tourmente ny f’en paffionne, ains qu’elle aye cefhe
confideration, que, pour la honte qu’il a d’elle, il va 
yurongner auec vne autre, & faire en la compaignie
de celle là fes folies & infolences…
 Platon auertiffoit les vieux d’auoir honte des ieunes,
à fin que les ieunes fe maintinfent en leur endroit
auec honte & reuerence : car là où les vieillards font
effrontez, il ne penfoit pas qu’il fe peuft trouuer aux 
ieunes aucune modeftie ni difcretion. Il eft befoing
que le mary, fe fouuenant de cela, n’aye honte de
perfonne tant que de fa femme, comme eftant le lid
du mary la vraye efchole de chafteté à la femme, & de
la voye bien ordonnée. Mais celuy qui iouit de tous 
fes plaifirs, & les deffend à fa femme, c’eft ny plus ne
moins que celuy qui commande à fa femme de tenir
bon contre les ennemis, aufquels il Oeft rendu luy
mefme.
HOMME que tu m’enuoyas pour me
porter les nouuelles du trefpas de
l’enfant fe fouruoya, à mon auis, fur
chemin, en venant à Athènes; mais
ie l’entendy à Tanagre, quand i’y fus
arriué. Quant à l’enterrement, ie croy que tout eft
defià fait. De ma part, ie defire que ce qui en a efté
fait foit en la forte qu’il pourra eftre mieux pour te
donner, à cefte heure & à l’auenir, moins d’occafion

Lettre de consolation de Plutarque à sa femme 

Traduit du grec en françois, cette lettre a été écrite par Plutarque à sa femme pour la consoler suite à la mort au berceau de leur fille. De La Boétie a bien su transmettre la douleur du père, qui se résigne et accepte avec dignité le malheur qui les frappe.

Extraits de la lettre de consolation

‘homme que tu m’enuoyas pour me
porter les nouuelles du trefpas de
l’enfant fe fouruoya, à mon auis, fur
chemin, en venant à Athènes; mais
ie l’entendy à Tanagre, quand i’y fus
arriué. Quant à l’enterrement, ie croy que tout eft
defià fait. De ma part, ie defire que ce qui en a efté
fait foit en la forte qu’il pourra eftre mieux pour te
donner, à cefte heure & à l’auenir, moins d’occafion
lo de fafcherie. Mais fi en cela tu as laiffé de faire
quelque chofe dont tu euffes enuie, & attens fur ce
mon auis, fais la hardiment, li tu penfes, cela eftant Superfiuiié 
fait, en eftre plus à ton aife ; mais ce fera mettant à part j’uperjuuon 
toute fuperfluité & vaine fuperftition : aufli fçay-ie
bien que de ces paffîons là, tu n’en tiens rien. 
D’vne chofe fans plus te veux-ie auertir, qu’en cefte
douleur tu te maintiennes, & à toy & à moy, dans
les termes du deuoir. Car de mon cofté, ie cognois…
qu’elle nous faifoit fentir tous les plaifirs du monde
à nous feftoyer, à fe faire voir, à fe faire ouïr, que pa-
reillement à cefte heure la fouuenance d’elle demeure
toufiours &L viue dedans nous, apportant auecques foy
vn plaifir plus grand, mais de beaucoup, que non pas 
l’ennuy, au moins fi nous penfons qu’il eft raifonnable
que nous mefmes tirions quelque proffit, au befoing,
des aduertiffemens que nous auons fait fouuent à
plufieurs autres. Il faut donc entretenir cefte plaifante Que le
mémoire, & non pas mener dueil, & fe defconforter efire 
tant & lamenter, qu’il femble à voir que, pour l’ayfe
qu’on areceu quelquefois, on vueille maintenant ren-
dre en payement au double de fafcheries & d’ennuys.
Ceux qui viennent de là où tu es, vers moy, m’ont
bien rapporté vne chofe, pour raifon de laquelle ils 
t’admirent grandement : c’eft que tu n’as point pris
nouuel habillement, n’en rien difforme ne gafté ta
façon accouftumee, en toy, ny en tes chambrières…
qui a deuil le meine luy mefms chez foy. Mais après,
quand il y a vne fois gaigné place ajaec le temps,
viuant & logeant auec celuy qui Ta receu, il ne f’en
35 va pas encores lors qu’on luy donne congé. Donc il le
faut combatre des l’entrée, à la porte, & non pas luy
quitter le fort, en laiffant fon habillement & fon poil, &
par tous autres pareils moyens & toutes autres façons,
qui, fe prefentans à toute heure douant les yeux
& attriftans la perfonne, tiennent en ferre & dimi-
nuent la vigueur de l’efprit, & le mettent en defefpoir
de trouuer iffuc du mal, & le rendent incapable
de confolation, tout obfcur & ténébreux; de tant
que l’entendement, depuis qu’il f’clt par la douleur
 entourné & enueloppé de ces trilles habits, il ne fe
fait aucune part ny du rire en compaignie, ny de la
lumière, ny de la bonne chère, & de la plaifante
& io3’eufe table de fes amis. A ce mal de la triiteffe ‘([Les]
fe ioint volontiers la nonchallance de fa perfonne, & iedueii
 vn defpit contre la coutumiere façon, iufques à ne fe
vouloir ny eftuuer : là où il falloit que l’efprit lift tout…
Et la vérité de ceci fe cognoitencores plus clair
par Enterrement d’enfants les coultumes
 & loix anciennes de noltre cite : car, en fansjhiennité,
noftre ville, on ne fait point de facrifice à l’enterre-  
ment des enfans quand ils meurent, ny autre folennité, 
comme il eft raifonnable d’en faire pour les autres
morts. Car les enfants ne tiennent rien de terrien
ny des chofes terreftres; & ne fe dit point que leurs
efprits, pour faymer près de leurs corps, famufent &
farreftent aux tombeaux & fepulchres, & aux repas…

Mémoire sur la pacification des troubles (1561)

ou  Mémoire sur l’Édit de janvier 1562

L’attribution à La Boétie de ce mémoire, pour préparer semblerait-il l’assemblée des parlementaires du 3 janvier 1562, est contestée par certains. Il est rédigé à la fin d’une année (1561) particulièrement trouble et pleine d’événements après la mort de François II (5 décembre 1560). Catherine de Médicis qui prend en main le pouvoir, comme régente de son fils mineur Charles IX, est encore faible entre les partis en présence.

Transcrit en 1913 par Pierre Bonnefon, le mémoire et publié en 1917. Il concerne l’Edit de Janvier 1562, dans la continuité des efforts qu’il fait sur le terrain comme médiateur pour régler les conflits interreligieux notamment. Tout comme le discours de la servitude volontaire, il est également inspiré par l’amour de la liberté et de la justice et l’horreur qu’il a à l’endroit de la tyrannie. Le but principalement recherché est la pacification « entretenir nos sujets en paix et en concorde, en attendant que Dieu nous fasse la grâce de pouvoir les réunir en une même bergerie, qui est notre devoir et principale intention… » Il prône le débat et le dialogue « C’est un grand point de gagné pour la réconciliation d’amitié, si on peut s’accoutumer à se voir et qu’on ne fuie pas la mutuelle conversation… » Prêchant le respect de la tolérance, il défend en outre dans ce texte la liberté de conscience. Il n’y reconnaît qu’une seule religion officielle, le catholicisme, rénovée et libérée donc du Saint Siège. Préconisant une mesure générale, il fait des propositions dont l’interdiction de toute violence pour pacifier le Royaume et établir la concorde.

Poèmes de Etienne De La boétie

De la Boétie qui n’est pas poète au sens ordinaire du mot rédige ces vingt-neuf sonnets amoureux avant même de rejoindre l’université. Il le fait plus pour se détendre, se délasser que par inspiration. Ils sont plus tard adressés à Madame de Grammont Comtesse de Guissen par Montaigne quand il les publie la première fois dans ses Essais (premier livre).

A Madame de Grammont Contesse de Guissen

MADAME, je ne vous offre rien du mien, ou par Amour, lors que premier ma franchise fut morte, ce qu’il est desja vostre, ou pour ce que je n’y trouve rien digne de vous. Mais j’ay voulu que ces vers en quelque lieu qu’ils se vissent, portassent vostre nom en teste, pour l’honneur que ce leur sera d’avoir pour guide cette grande Corisande d’Andoins. Ce present m’a semblé vous estre propre, d’autant qu’il est peu de dames en France, qui jugent mieux, et se servent plus à propos que vous, de la poësie…

Amour, lors que premier ma franchise fut morte

Extrait :

Combien j’avois perdu encor je ne sçavoy,

Et ne m’advisoy pas, mal sage, que j’avoy
Espousé pour jamais une prison si forte.

Je pensoy me sauver de toy en quelque sorte,
Au fort m’esloignant d’elle ; et maintenant je voy
Que je ne gaigne rien à fuir devant toy,
Car ton traict en fuyant avecques moy j’emporte…

Au milieu des chaleurs de Juillet l’alteré

C’est Amour, c’est Amour, c’est luy seul, je le sens

Extrait :

C’est Amour, c’est Amour, c’est luy seul, je le sens :
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte
A qui onq pauvre coeur ait ouverte la porte.
Ce cruel n’a pas mis un de ses traictz perçans,

Mais arcq, traits et carquois, et luy tout, dans mes sens.
Encor un mois n’a pas que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines je porte,
Et desjà j’ay perdu et le coeur et le sens…

C’est faict, mon coeur, quitons la liberté

Extrait:

C’est faict, mon coeur, quitons la liberté.
Dequoy meshuy serviroit la deffence,
Que d’agrandir et la peine et l’offence ?
Plus ne suis fort, ainsi que j’ay esté.

La raison fust un temps de mon costé,
Or, revoltée, elle veut que je pense
Qu’il faut servir, et prendre en recompence
Qu’oncq d’un tel neud nul ne feust arresté.

S’il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n’a plus devers soy la raison.
Je voy qu’Amour, sans que je le deserve,

Sans aucun droict, se vient saisir de moy ;
Et voy qu’encor il faut à ce grand Roy,
Quand il a tort, que la raison luy serve…

C’estoit alors, quand, les chaleurs passees

Ce dict maint un de moy : De quoy se plaint il tant

Ce jourd’huy du Soleil la chaleur alteree

Ce n’est pas moy que l’on abuse ainsi

Extrait:

Ce n’est pas moy que l’on abuse ainsi :
Qu’à quelque enfant, ces ruzes on emploie,
Qui n’a nul goust, qui n’entend rien qu’il oye :
Je sçay aymer, je sçay hayr aussi.

Contente toy de m’avoir jusqu’ici
Fermé les yeux ; il est temps que j’y voie,
Et que meshui las et honteux je soye
D’avoir mal mis mon temps et mon souci.

Oserois tu, m’ayant ainsi traicté,
Parler à moy jamais de fermeté ?
Tu prendz plaisir à ma douleur extreme ;

Tu me deffends de sentir mon tourment,
Et si veux bien que je meure en t’aimant :
Si je ne sens, comment veus tu que j’aime ?…

Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage

Elle est malaade, helas ! que faut-il que je face

Enfant aveugle, nain, qui n’as autre prouësse

Helas ! combien de jours, helas ! combien de nuicts

J’allois seul remaschant mes angoisses passes

Extrait :

J’allois seul remaschant mes angoisses passes :
Voici (Dieux destournez ce triste mal-encontre !)
Sur chemin d’un grand loup l’effroyable rencontre,
Qui, vainqueur des brebis de leur chien delaissees,

Tirassoit d’un mouton les cuisses despecees,
Le grand deuil du berger. Il rechigne et me monstre
Les dents rouges de sang, et puis me passe contre,
Menassant mon amour, je croy, et mes pensees…

J’ay veu ses yeulx perçans, j’ay veu sa face claire

J’ay veu ses yeulx perçans, j’ay veu sa face claire ;
Nul jamais, sans son dam, ne regarde les Dieux :
Froit, sans coeur me laissa son oeil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere :

Comme un surpris de nuict aux champs, quand il esclaire,
Estonné, se pallist si la fleche des cieulx,
Sifflant, luy passe contre et luy serre les yeulx ;
Il tremble, et veoit, transi, Jupiter en cholere.

Dy moy, Madame, au vray, dy moy, si tes yeulx verts
Ne sont pas ceulx qu’on dict que l’Amour tient couverts ?
Tu les avois, je croy, la fois que je t’ay veüe ;

Au moins il me souvient qu’il me feust lors advis
Qu’Amour, tout à un coup, quand premier je te vis,
Desbanda dessus moy et son arc et sa veüe.

J’estois prest d’encourir pour jamais quelque blasme

Jà reluisoit la benoiste journee

Je ne croiray jamais que de Venus sortisse

Je publiëray ce bel esprit qu’elle a

Je publiëray ce bel esprit qu’elle a,
Le plus posé, le plus sain, le plus seur,
Le plus divin, le plus vif, le plus meur,
Qui oncq du ciel en la terre vola.

J’en sçay le vray, et si cest esprit là
Se laissoit voir avecques sa grandeur,
Alors vrayment verroit l’on par grand heur
Les traicts, les arcs, les amours qui sont là.

A le vanter je veux passer mon aage :
Mais le vanter, comme il faut, c’est l’ouvrage
De quelque esprit, helas, non pas du mien ;

Non pas encor de celuy d’un Virgile,
Ny du vanteur du grand meurtrier Achile ;
Mais d’un esprit qui fust pareil au sien.

Je sçay ton ferme cueur, je cognois ta constance

Je tremblois devant elle, et attendois, transi

Je veux qu’on sçache au vray comme elle estoit armee

Je voy bien, ma Dourdouigne, encor humble tu vas

L’un chante les amours de la trop belle Hélène

L’un chante les amours de la trop belle Hélène,
L’un veut le nom d’Hector par le monde semer,
Et l’autre par les flots de la nouvelle mer
Conduit Jason gaigner les trésors de la laine.

Moy je chante le mal qui à mon gré me meine :
Car je veus, si je puis, par mes carmes charmer
Un tourment, un soucy, une rage d’aimer,
Et un espoir musard, le flatteur de ma peine.

De chanter rien d’autruy meshuy qu’ay je que faire ?
Car de chanter pour moy je n’ay que trop à faire.
Or si je gaigne rien à ces vers que je sonne,

Madame, tu le sçais, ou si mon temps je pers :
Tels qu’ils sont, ils sont tiens : tu m’as dicté mes vers,
Tu les a faicts en moy, et puis je te les donne.

Lors que lasse est de me lasser ma peine

Maint homme qui m’entend, lors qu’ainsi je la vante

N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ceste envie

Extrait

N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ceste envie
Que je cesse d’aimer ; laissés moi, obstiné,
Vivre et mourir ainsi, puisqu’il est ordonné :
Mon amour, c’est le fil auquel se tient ma vie.

Ainsi me dict la fee ; ainsi en Aeagrie,
Elle feit Meleagre à l’amour destiné,
Et alluma la souche à l’heure qu’il fust né,
Et dict :  » Toy et ce feu, tenez vous compagnie. « …

Ô coeur léger, ô courage mal seur

Ô l’ai je dict ? helas ! l’ai je songé ?

Ô qui a jamais veu une barquette telle

Ô vous, maudits sonnets, vous qui printes l’audace

Ô, entre tes beautez, que ta constance est belle

Or, dis je bien, mon esperance est morte

Ores je te veux faire un solennel serment

Ores je te veux faire un solennel serment,
Non serment qui m’oblige à t’aimer d’avantage,
Car meshuy je ne puis ; mais un vray tesmoignage
A ceulx qui me liront, que j’aime loyaument.

C’est pour vray, je vivray, je mourray en t’aimant.
Je jure le hault ciel, du grand Dieu l’heritage,
Je jure encor l’enfer, de Pluton le partage,
Où les parjurs auront quelque jour leur tourment ;

Je jure Cupidon, le Dieu pour qui j’endure ;
Son arc, ses traicts, ses yeux et sa trousse je jure :
Je n’aurois jamais fait : je veux bien jurer mieux,

J’en jure par la force et pouvoir de tes yeux,
Je jure ta grandeur, ta douceur et ta grace,
Et ton esprit, l’honneur de ceste terre basse.

Où qu’aille le Soleil, il ne voit terre aucune

Ou soit lors que le jour le beau Soleil nous donne

Ou soit lors que le jour le beau Soleil nous donne,
Ou soit quand la nuict oste aux choses la couleur,
Je n’ay rien en l’esprit que ta grande valeur,
Et ce souvenir seul jamais ne m’abandonne.

A ce beau souvenir tout entier je me donne,
Et s’il tire avec soy tousjours quelque douleur,
Je ne prens point cela toutefois pour malheur,
Car d’un tel souvenir la douleur mesme est bonne.

Ce souvenir me plaist encor qu’il me tourmente,
Car rien que tes valeurs à moy il ne presente.
Il me desplait d’un point, qu’il fait que je repense.

Une grace cent fois. Or meshuy vois-je bien,
Pour pouvoir penser tout ce que tu as de bien,
Qu’il ne faut pas deux fois qu’une grace je pense.

Pardon, Amour, Pardon : ô seigneur, je te voüe

Pardon, Amour, Pardon : ô seigneur, je te voüe
Le reste de mes ans, ma voix et mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris :
Rien, rien tenir d’aucun que de toy, je n’advoüe.

Helas ! comment de moy ma fortune se joue !
De toy, n’a pas long temps, Amour, je me suis ris :
J’ay failly, je le voy, je me rends, je suis pris ;
J’ay trop gardé mon coeur ; or je le desadvoüe.

Si j’ay, pour le garder, retardé ta victoire,
Ne l’en traite plus mal : plus grande en est ta gloire ;
Et si du premier coup tu ne m’as abbattu,

Pense qu’un bon vainqueur, et n’ay pour estre grand,
Son nouveau prisonnier, quand un coup il se rend,
Il prise et l’ayme mieux, s’il a bien combatu.

Puis qu’ainsi sont mes dures destinees

Quand celle j’oy parler qui pare nostre France

Quand celle j’oy parler qui pare nostre France,
Lors son riche propos j’admire en escoutant ;
Et puis s’elle se taist, j’admire bien autant
La belle majesté de son grave silence.

S’elle escrit, s’elle lit, s’elle va, s’elle dance,
Or je poise son port, or son maintien constant,
Et sa guaye façon ; et voir en un instant
De çà de là sortir mille graces je pense.

J’en dis le grammercis à ma vive amitié,
De quoy j’y vois si cler ; et du peuple ay pitié :
De mil vertus qu’il voit en un corps ordonnees,

La dixme il n’en voit pas, et les laisse pour moy :
Certes j’en ay pitié ; mais puis apres je voy
Qu’onc ne furent à tous toutes graces donnees.

Quand j’ose voir Madame, Amour guerre me livre

Quand j’ose voir Madame, Amour guerre me livre,
Et se pique à bon droit que je vay follement
Le cercher en son regne ; et alors justement
Je souffre d’un mutin temeraire la peine.

Or me tiens-je loing d’elle, et ta main inhumaine,
Amour, ne chomme pas : mais si aucunement,
Pitié logeoit en toy, tu devois vrayement
T’ayant laissé le camp, me laisser prendre haleine.

N’aye-je pas donc raison, ô Seigneur, de me plaindre,
Si estant loing de feu, ma chaleur n’est pas moindre ?
Quand d’elle pres je suis, lors tu dois faire preuve

De ta force sur moy ; mais or tu dois aussi
Relascher la rigueur de mon aspre soucy :
Trop mortelle est la guerre où l’on n’a jamais tresve.

Quand tes yeux conquerans estonné je regarde

Quand viendra ce jour là, que ton nom au vray passe

Quant à chanter ton los par fois je m’adventure

Quoy ? qu’est ce ? ô vans, ô nuës, ô l’orage !

Reproche moy maintenant, je le veux

Si contre Amour je n’ay autre deffence

Si contre Amour je n’ay autre deffence,
Je m’en plaindray, mes vers le maudiront,
Et apres moy les roches rediront
Le tort qu’il faict à ma dure constance.

Puis que de luy j’endure cette offence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront,
Et nos neveus, a lors qu’ilz me liront,
En l’outrageant, m’en feront la vengeance.

Ayant perdu tout l’aise que j’avois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S’on sçait l’aigreur de mon triste soucy,

Et fut celuy qui m’a faict ceste playe,
Il en aura, pour si dur coeur qu’il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.

Si ma raison en moy s’est peu remettre

Si onc j’eus droit, or j’en ay de me plaindre

Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux

Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux,
Si mes larmes à part, toutes mienes, je verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diverse
Du Florentin transi les regretz langoureux,

Ny de Catulle aussi, le foulastre amoureux,
Qui le coeur de sa dame en chastouillant luy perce,
Ny le sçavant amour du mi-gregois Properce :
Ils n’ayment pas pour moy, je n’ayme pas pour eulx.

Qui pourra sur aultruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d’aultruy les plainctes imiter :
Chascun sent son tourment, et sçait ce qu’il endure.

Chascun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit.
Je dis ce que mon coeur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme à la mesure !

Tu m’as rendu la veuë, Amour, je le confesse

Un Lundy fut le jour de la grande journee

Vous qui aimez encore ne sçavez

Vous qui aimez encore ne sçavez,
Ores, m’oyant parler de mon Leandre,
Ou jamais non, vous y debvez aprendre,
Si rien de bon dans le coeur vous avez.

Il oza bien, branlant ses bras lavez,
Armé d’amour, contre l’eau se deffendre
Qui pour tribut la fille voulut prendre,
Ayant le frere et le mouton sauvez.

Un soir, vaincu par les flos rigoureux,
Voyant desjà, ce vaillant amoureux,
Que l’eau maistresse à son plaisir le tourne,

Parlant aux flos, leur jecta cette voix :
 » Pardonnez moy, maintenant que j’y veois,
Et gardez moy la mort, quand je retourne.  » 

Vers françois de De La Boétie

Extraits des Vers  françois 

Donc qu’à trouuer de foymefme on fe range,
Si l’on a faim de la belle louange.
Qu’on f’auanture & qu’on fe mette en lice,
Qu’en mille nuids quelque œuure l’on poliffe.
Quelque œuure grand qui défende fa vie,
Maugré la dent du temps «& de l’enuie.
Nous efpargnons pareffeux nos efprits;
Et voulons part à la gloire du pris.
L’vn dit qu’il faut qu’on quitte l’auantage
D’inuenter bien à ceux du premier aage;
Que les premiers bienheureux f’auancerent,
Et que du ieu le pris ils emportèrent :
Si que par eulx la palme ià gaignee
A nul meshuy ne peult eltre donnée,
Et déformais que fa peine on doit plaindre,
A fuiure ceux que l’on ne peut attaindre….
Ainll voit l’on en vn ruilTeau coulant
I lo Sans fin l’vne eau après l’autre coulant;
Et tout de rang d’vn éternel conduit,
L’vne fuit l’autre, & l’vne l’autre fuit :
Par cefte cy celle là eft pouffee.
Et celte cy par vne autre auancee :
Toufiours l’eau va dans l’eau, «Sl toufiours eil-ce
Mefme ruiffeau, & toufiours eau diuerfe.
Certes celuy que la Mufe amiable
Voit en naiffant d’vn regard fauorable,
Si mille & mille auant luy ont chanté
Ce qui luy eft à chanter prefenté,
La mefme chofe encore il chantera,
Et fa chanfon toute neufue fera :
Si en vn lieu après plulieurs il paffe…
S’elle voit rien qui façon d’armes aye,
Lors fon Roger elle croit qu’elle aduife,
Et tout à coup fon œil moite f’efgaye.
Si d’vn cheual ou d’vn laquay f aduife,
C’eft vn meffage. Ainli elle fe paye;
Et bien qu’encor ceft efpoir la déçoit,
Vn autre après & vn autre en reçoit.
Du mont fouuent, armée, fi deualla,
Croyant pour vray qu’en la campagne il foit;
Puis ne trouuant perfonne, f en alla.
Et croit qu’il eft monté par autre voye.
Le vain defir qu’en y allant elle a,
Celuy là mefme au chafteau la renuoye :
Il n’eft icy ne là; mais ce pendant
Le temps promis fe paffe en attendant…
Las, mais pourquoy moymefme ie me blafme ?
Fors de t’aimer, quelle faute ay-ie fait?
Eft-ce grand cas qu’vn foible fans diffame
Par les affaults de l’amour foit deffait?
Donc par rampars dois-ie garder mon ame
D’auoir plailir d’vn langage parfait,
D’vne beauté, d’vne façon guerrière?
Malheureux l’œil qui fuit à la lumière.
C’eftoit mon fort, & puis i’}^ fus menée
Par les propos de gents dignes de foy,
Oui me peignoient vne ioye ordonnée,
Qu’en bien aimant receuoir ie deuoy.
Si fainte eftoit la promeffe donnée.
Si par Merlin trompée ie me voy,
De ce Merlin ie me peus doncques plaindre;
D’aimer Roger ie ne me peus reftraindre.
Donc ie me plains de Merlin & Meliffe,
Et me plaindray d’eulx éternellement;
Par leurs efprits ils feirent que ie veiffe…
Vn fruid du grain que i’allois lors femant :
C’eftoit à fin qu’en prifon ie me meiffe
Soubs ceft efpoir; ie ne fçay pas comment,
Ne qu’ils penfoient, fors qu’ils portoient enuie
Au doux repos & feurté de ma vie.
Quand ie la voy que ta faulte eft trop claire.
Tu fais grand cas de ta race, ô légère,
Tu ments : ce fut la mer qui te conceut.
Et quelque vent de l’hyuer fut ton père.
L’eau & le vent, voylà ton parentage :
Puis en naiffant celle qui te receut,
A mon aduis, c’eft la Lune volage…
Songer ne puis qui t’auroit allaidee;
Mais enfeignee & faitte de la main
Tu fus, pour vray, du muable Protee.
Encor la mer maintefois efh bonnaffe;
Le vent par fois eft paifible & ferain :
Mais de changer tu ne fus oncques laffe.
Encor Protee, après mainte desfaicte.
Vire les ans légers d’vn éternel retour,…
Le Dieu qui les Cieux branfle à leur iufte cadence,
Oui fait marcher de rens: aux lois de la raifon
Ses aftres, les flambeaux de fa haute maifon,
Qui tient les gonds du ciel & l’un & l’autre pôle. »
Ainfi me dit ma Dame, ainfi pour m’affeurer
De fon cueur débonnaire, il luy pleut de iurer;
Mais ie l’euffe bien creuë à fa fimple parole…
 

Citations d’Etienne De la Boétie

« Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race…Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature. »

« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. »

 » Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils ne combattent plus pour une cause mais par obligation. Cette envie de gagner leur est enlevée »

« La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude. »

« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »

« Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. »

« Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient : « Vive la liberté ! »

 
 
 
 
 

 

 

Pierre de Ronsard, prince des poètes et poète des princes

février 26th, 2014 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur Pierre de Ronsard, prince des poètes et poète des princes)
Pierre de Ronsard, ou la naissance de la poésie amoureuse

Biographie de Pierre de Ronsard (1524-1585)

Poète certainement le plus emblématique et populaire de la renaissance, Pierre de Ronsard naît le 10 septembre 1524 au Château de la Possonnière  près du village de Couture-sur-Loir dans le  Comté de Vendôme. Né de famille aristocratique parent de Bayard et même de la reine Elisabeth d’Angleterre, il est le fils cadet de Louis de Ronsard et de Jeannez Chaudrier. Hevalier, son père combattit sous Louis XII et François 1er et joua le rôle de maître d’hôtel des enfants de François Ier lors de leur captivité en Espagne.

Passionné de l’Italie de la renaissance, son père l’élève dans l’engouement pour les arts et les lettres. Pierre rentre au collège de Navarre à Paris en 1533 qu’il quitte semble t-il à cause de ses maîtres qui le terrifient. Ses résultats sont bien en de ça de ses facultés.

A douze ans il rentre au service de la cour de France en tant que page, ce qui lui permet de voyager beaucoup. Il fait la rencontre de poètes, des clercs, d’humanistes …avec qui il apprend beaucoup.

Très doué pour l’escrime, l’équitation et les exercices physiques, il se prédestine à une carrière militaire et diplomatique. Il renonce malgré lui car des otites à répétitions le rendent quasiment sourd. Il se découvre un don pour la poésie en lisant plusieurs œuvres notamment de l’antiquité dont Virgile et Horace. Il s’exerce en latin puis se met à les imiter en français sans avoir fait d’études littéraires. Au collège de Coqueret à paris où il rentre il rencontre des écrivains avec qui il apprend. Il est particulièrement influencé par Jean Dorat son maître helléniste.

En 1544 Ronsard s’installe à Paris et s’inscrit à l’université. Il forme avec Joachim Bellay qu’il vient de rencontrer, et quelques poètes la Pléiade. Ce groupe se donne pour mission de protéger la langue française, de l’enrichir et de créer une véritable littérature française inspirée des auteurs latins et grecs. Il se rend en 1545 à Poitiers foyer intellectuel par excellence pour rejoindre son cousin le cardinal Jean de Bellay. Il entame des études de droit et sous l’influence de Marot il s’amuse à versifier. Sous celle de Peletier il imite tout aussi bien les poètes de l’antiquité que ceux de la Renaissance italienne.

Son talent s’affirme, Henri II, François 1er, Charles IX, Marguerite de France (la sœur du roi et de Charles IX)… tombent sous son charme. Celui qui lui confère des traitements privilégiés. En 1558 Pierre de Ronsard est nommé Poète officiel de la cour, conseiller et aumônier ordinaire du roi Henri II. Cette consécration est considérée comme une reconnaissance de son génie, le « prince des poètes »

Avec la mort d’Henri II, il perd sa place dans la cour, et devient chanoine et archidiacre (1560). Il profite de cette situation pour réunir et publier en quatre volumes l’ensemble de ses œuvres. Il s‘engage de plus en plus dans le domaine politique, et se met du côté des catholiques. Il est de nouveau rappelé à la Cour pour être Poète officiel de Charles IX. C’est là que son rôle politique s’affirme avec des écrits engagés tels « Discours sur les misères de ce temps », « Remontrance au peuple de France », ou encore « Réponses aux injures et calomnies des ministres de Genève » (1563) dans lequel il se prononce pour le catholicisme.

Il quitte de nouveau la Cour et se réfugie dans ses prieurés de Vendée et de Touraine pour se consacrer dans la solitude à l’édition de ses œuvres complètes. Il s’installe ensuite à Saint-Cosme-en-l’Isle, près de Tours, dans le prieuré dont il deviendra le prieur en 1585. Considéré comme un grand poète de l’amour, il reçoit notamment la visite de Catherine de Médicis et de son fils, le roi Charles IX avec qui il se réconcilie. La reine l’invite à consoler Hélène de Surgères, sa fille d’honneur qui vient de perdre son amoureux au combat. Il écrit pour elle « Sonnets pour Hélène » et en tombe follement amoureux malgré son âge. Il lui écrit même « Vivez si m’en croyez ! N’attendez à demain ! Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ! » . Mais il n’obtiendra jamais d’elle  plus que « Je vous aime, poète ! » Elle décède peu après de chagrin sans doute, et pucelle semble t-il.

Il décède dans la nuit du 27 au 28 décembre 1585 dans sa demeure de Saint-Cosme torturé par la goutte et les insomnies. Il est alors enterré dans la crypte de l’église du prieuré de Saint-Cosme, qui est resté longtemps en en ruine. Après sa réhabilitation, le site a été ouvert en 1951 au public. Fermé de nouveau pour restauration, il sera accessible au public en janvier 2015. Deux mois après sa mort il reçoit un hommage officiel au collège de Boncourt, où ses funérailles solennelles sont célébrées à Paris le 25 février 1586, date anniversaire de la bataille de Pavie. Toute la cour s’y presse.

Œuvre de Ronsard

La carrière poétique de Pierre de Ronsard va de 1550 à 1585, trente ans pour nous offrir une œuvre vaste et variée. Maître de la poésie lyrique qui fait de lui un poète de l’amour et de la nature, elle est tout aussi qu’engagée et officielle. Humaniste avant tout, il renoue avec Homère, Horace ou encore Virgile pour s’inspirer de la poésie de l’antiquité. Comblé de biens et d’honneurs,  il met son talent au service de la royauté.

Le conflit religieux qui se transforme en guerre civile qui dévaste le pays ne le laisse pas indifférent. Il manifeste sa profonde amertume, et choisit de défendre la foi des ancêtres en s’en prenant violemment par la plume aux protestants.

Une partie de son œuvre restent donc militante, animé qu’il est par sa foi catholique pour la défense de la paix. Certains écrits sont tellement violents qu’ils sont pathétiques. En tant que poète officiel, il participe par sa poésie à pacifier les esprits lors des voyages du roi et de la reine dans les provinces françaises. La Franciade écrit à la gloire de la France illustre bien son patriotisme et son statut de poète national.

Œuvres de Pierre de Ronsard

La vie et les œuvres lyriques de Ronsard ont été fortement influencés par quelques femmes, dont il était amoureux et pour lesquelles il avait de l’admiration. A la jeune Cassandre, puis Marie et enfin Hélène ses inspiratrices, il a offert des sonnets amoureux pour chanter sa passion et l’amour qui lui ont valu le titre de poète amoureux. Pour le prestige il s’est ensuite intéressé à d’autres genres poétiques, celui qui porte sur les hymnes et l’épopée. Entre les deux et en tant que poète officiel, il compose des discours sur la situation du pays. Son œuvre peut-être classée selon quatre catégories :

Les Odes (1550-1552) : Ronsard tente de revenir au lyrisme antique, avec des inspirations multiples.

Les Amours (De 1552 1578) : sont des poèmes d’inspiration personnelle

Les Hymnes (1555 – 1556) : le ton est épique

Les Discours (1562 – 1563) : Ronsard utilise la satire et apparaît éloquent dans le parti prit pour la foi catholique et Charles IX.

La Franciade (1572) : poème épique composé à la demande de Charles IX à la gloire de la France, mais qu’il n’achève pas, découragé par la situation qui prévaut notamment la guerre civile. Il met en scène Francus (Francien) fils d’Hector présenté comme le fondateur de la nation française.  

Poèmes posthumes (1586) : Juste après sa mort, les amis de Ronsard publient quelques poèmes de la fin de sa vie. Ceux sont des sonnets qui racontent sa souffrance physique, alors que la mort se profile à l’horizon (Je n’ai plus que les os ou Ah! longues nuits d’hivers…).

Quelques œuvres et extraits de Ronsard

Les Odes

ou Les Odes de Ronsard (1549 à 1552)   

En introduisant l’Ode dans la poésie française, Ronsard tente de revenir au lyrisme antique avec des inspirations plus en vogue et plus variées. C’est une véritable révolution lyrique qui déclenche même une polémique. Les Odes sont le fruits de l’enseignement qu’il a reçu de Dorat au collège de Coqueret et de son admiration aux poètes de l’Antiquité notammlent le Grec Pindare. Ces odes lui valent les faveurs d’Henri II.

A la forêt de gastine

Couché sous tes ombrages vers
Gastine, je te chante
Autant que les Grecs par leurs vers
La forest d’Erymanthe.
Car malin, celer je ne puis
A la race future
De combien obligé je suis
A ta belle verdure :
Toy, qui sous l’abry de tes bois
Ravy d’esprit m’amuses,
Toy, qui fais qu’à toutes les fois
Me respondent les Muses :
Toy, par qui de ce meschant soin
Tout franc je me délivre.
Lors qu’en toy je me pers bien loin.
Parlant avec un livre.
Tes bocages soient tousjours pleins
D’amoureuses brigades,
De Satyres et de Sylvains,
La crainte des Naiades.
En toy habite désormais
Des Muses le college.
Et ton bois ne sente jamais
La flame sacrilège.

Contre Denise Sorcière

L’inimitié que je te porte.
Passe celle, tant elle est forte,
Des aigneaux et des loups,
Vieille sorcière deshontée,
Que les bourreaux ont fouettée
Te honnissant de coups.

Tirant après toy une presse
D’hommes et de femmes espesse,
Tu monstrois nud le flanc.
Et monstrois nud parmy la rue
L’estomac, et l’espaule nue
Rougissante de sang.

Mais la peine fut bien petite.
Si lon balance ton mérite :
Le Ciel ne devoit pas
Pardonner à si lasche teste,
Ains il devoit de sa tempeste
L’acravanter à bas.

La Terre mère encor pleurante
Des Geans la mort violante
Bruslez du feu des cieux,
(Te laschant de son ventre à peine)
T’engendra, vieille, pour la haine
Qu’elle portait aux Dieux.

Tu sçais que vaut mixtionnée
La drogue qui nous est donnée
Des pays chaleureux.
Et en quel mois, en quelles heures
Les fleurs des femmes sont meilleures
Au breuvage amoureux.

Nulle herbe, soit elle aux montagnes.
Ou soit venimeuse aux campagnes,
Tes yeux sorciers ne fuit.
Que tu as mille fois coupée
D’une serpe d’airain courbée,
Béant contre la nuit.

Le soir, quand la Lune fouette
Ses chevaux par la nuict muette,
Pleine de rage, alors
Voilant ta furieuse teste
De la peau d’une estrange beste
Tu t’eslances dehors.

Au seul soufler de son haleine
Les chiens effroyez par la plaine
Aguisent leurs abois :
Les fleuves contremont reculent.
Les loups effroyablement hurlent
Apres toy par les bois.

Adonc par les lieux solitaires.
Et par l’horreur des cimetaires
Où tu hantes le plus,
Au son des vers que tu murmures
Les corps des morts tu des-emmures
De leurs tombeaux reclus.

Vestant de l’un l’image vaine
Tu viens effroyer d’une peine
(Rebarbotant un sort)
Quelque veufve qui se tourmente,
Ou quelque mère qui lamente
Son seul héritier mort.

Tu fais que la Lune enchantée
Marche par l’air toute argentée,
Luy dardant d’icy bas
Telle couleur aux joues pâlies.
Que le son de mille cymbales
Ne divertiroit pas.

Tu es la frayeur du village :
Chacun craignant ton sorcelage
Te ferme sa maison.
Tremblant de peur que tu ne taches
Ses bœufs, ses moutons et ses vaches
Du just de ta poison.

J ’ay veu souvent ton œil senestre.
Trois fois regardant de loin paistre
La guide du troupeau.
L’ensorceler de telle sorte.
Que tost après je la vy morte
Et les vers sur la peau.

Comme toy, Medée exécrable
Fut bien quelquefois profitable :
Ses venins ont servy,
Reverdissant d’Eson l’escorce :
Au contraire, tu m’as par force
Mon beau printemps ravy.

Dieux ! si là haut pitié demeure,
Pour recompense qu’elle meure,
Et ses os diffamez
Privez d’honneur de sépulture,
Soient des oiseaux goulus pasture,
Et des chiens affamez.

A Cassandre (1552)

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las, las ses beautés laissé choir !
O vraiment marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vôtre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Odelette à une jeune maîtresse

Pourquoy comme une jeune poutre
De travers guignes tu vers moy ?
Pourquoy farouche fuis-tu outre
Quand je veux approcher de toy ?

Tu ne veux souffrir qu’on te touche ;
Mais si je t’avoy sous ma main,
Asseure toy que dans la bouche
Bien tost je t’aurois mis le frain.

Puis te voltant à toute bride
Je dresserois tes pieds au cours.
Et te piquant serois ton guide
Par la carriere des Amours,

Mais par l’herbe tu ne fais ores
Qui suivre des prez la fraicheur,
Pource que tu n’as point encores
Trouvé quelque bon chevaucheur.

A la fontaine Bellerie

O Fontaine Bellerie,
Belle fontaine cherie
De noz Nymphes, quand ton eau
Les cache au creux de ta source
Fuyantes le Satyreau,
Qui les pourchasse à la course
Jusqu’au bord de ton ruisseau,
Tu es la Nymphe eternelle
De ma terre paternelle :
Pource en ce pré verdelet
Voy ton Poëte qui t’orne
D’un petit chevreau de laict,
A qui l’une et l’autre corne
Sortent du front nouvelet.
L’Esté je dors ou repose
Sus ton herbe, où je compose,
Caché sous tes saules vers,
Je ne sçay quoy, qui ta gloire
Envoira par l’univers,
Commandant à la Mémoire

Que tu vives par mes vers.
L’ardeur de la Canicule
Le verd de tes bords ne brûle.
Tellement qu’en toutes pars
Ton ombre est espaisse et drue
Aux pasteurs venant des parcs.
Aux beufs laz de la charuë,
Et au bestial espars.
Iô, tu seras sans cesse
Des fontaines la princesse,
Moy célébrant le conduit
Du rocher perse, qui darde
Avec un enroué bruit
L’eau de ta source jazarde
Qui trepillante se suit.

Quand je suis vingt ou trente mois

Quand je suis vingt ou trente mois
Sans retourner en Vandomois,
Plein de pensées vagabondes.
Plein d’un remors et d’un souci.
Aux rochers je me plains ainsi.
Aux bois, aux antres, et aux ondes.

Rochers, bien que soyez âgez
De trois mil ans, vous ne changez
Jamais ny d’estat ny de forme :
Mais tousjours ma jeunesse fuit.
Et la vieillesse qui me suit.
De jeune en vieillard me transforme.

Bois, bien que perdiez tous les ans
En l’hyver voz cheveux plaisans,
L’an d’après qui se renouvelle.
Renouvelle aussi vostre chef :
Mais le mien ne peut derechef
R’avoir sa perruque nouvelle.

Antres, je me suis veu chez vous
Avoir jadis verds les genous.
Le corps habile, et la main bonne :
Mais ores j’ay le corps plus dur,
Et les genous, que n’est le mur »
Qui froidement vous environne.

Ondes, sans fin vous promenez.
Et vous menez et ramenez
Voz flots d’un cours qui ne séjourne :
Et moy sans faire long séjour
Je m’en vais de nuict et de jour.
Mais comme vous, je ne retourne.

Si est-ce que je ne voudrois
Avoir esté rocher ou bois.
Pour avoir la peau plus espesse,
Et veincre le temps emplumé :
Car ainsi dur je n’eusse aimé
Toy qui m’as fait vieillir, Maistresse.

Verson ces roses pres ce vin

Verson ces roses pres ce vin,
De ce vin verson ces roses,
Et boyvon l’un à l’autre, afin
Qu’au coeur noz tristesses encloses
Prennent en boyvant quelque fin.

La belle Rose du Printemps
Aubert, admoneste les hommes
Passer joyeusement le temps,
Et pendant que jeunes nous sommes
Esbatre la fleur de noz ans.

Tout ainsi qu’elle défleurit
Fanie en une matinée,
Ainsi nostre âge se flestrit,
Làs ! et en moins d’une journée
Le printemps d’un homme perit.

Ne veis-tu pas hier Brinon
Parlant, et faisant bonne chere,
Qui làs ! aujourd’huy n’est sinon
Qu’un peu de poudre en une biere,
Qui de luy n’a rien que le nom ?

Nul ne desrobe son trespas,
Caron serre tout en sa nasse,
Rois et pauvres tombent là bas :
Mais ce-pendant le temps se passe
Rose, et je ne te chante pas.

La Rose est l’honneur d’un pourpris,
La Rose est des fleurs la plus belle,
Et dessus toutes a le pris :
C’est pour cela que je l’appelle
La violette de Cypris.

La Rose est le bouquet d’Amour,
La Rose est le jeu des Charites,
La Rose blanchit tout au tour
Au matin de perles petites
Qu’elle emprunte du Poinct du jour.

La Rose est le parfum des Dieux,
La Rose est l’honneur des pucelles,
Qui leur sein beaucoup aiment mieux
Enrichir de Roses nouvelles,
Que d’un or, tant soit precieux.

Est-il rien sans elle de beau ?
La Rose embellit toutes choses,
Venus de Roses a la peau,
Et l’Aurore a les doigts de Roses,
Et le front le Soleil nouveau.

Les Nymphes de Rose ont le sein,
Les coudes, les flancs et les hanches :
Hebé de Roses a la main,
Et les Charites, tant soient blanches,
Ont le front de Roses tout plein.

Que le mien en soit couronné,
Ce m’est un Laurier de victoire :
Sus, appellon le deux-fois-né,
Le bon pere, et le fàison boire
De ces Roses environné.

Bacchus espris de la beauté
Des Roses aux fueilles vermeilles,
Sans elles n’a jamais esté,
Quand en chemise sous les treilles
Beuvoit au plus chaud de l’Esté.

Les Amours 

Les Amours représentent une série de recueils poétiques composés de 1552 à la fin de sa vie. Le poète célèbre l’Amour et la Vie à travers trois femmes qui l’ont fortement marqué. Il commence par Cassandre, puis Marie et termine par Hélène. Alors âgé de 20 ans, Ronsard rencontre en avril 1545 dans un bal à la cour de Blois Cassandre Salviati. Fille d’un banquier italien de François 1er, elle n’a que 13 ans. Il s’éprend vite d’elle, mais deux jours après la cour quitte Blois et la jeune femme disparaît. Il proclame « n’eut moyen que de la voir, de l’aimer et de la laisser au même instant ». Clerc Tonsuré il ne peut même si elle le désirait l’épouser. Cassandre se marie l’année suivante avec Jean peigné, Seigneur de Pray (Pré). Il ne s’en remettra pas et sa poésie, où cassandre a une place de choix, sera sa thérapie et sera influencée par cet amour platonique qu’il voue à la dame qui rappelle celui de Pétrarque (poète et humaniste italien) à Laure. Ronsard est tellement épris qu’il fait figurer dans toutes ses rééditions le portrait de Cassandre avec la formule ως ιδον, ως εμανην signifiant «dès que je vis Cassandre, le délire me saisit ».

L’Amour de Cassandre

Prends cette rose aimable comme toi,
Qui sers de rose aux roses les plus belles,
Qui sers de fleur aux fleurs les plus nouvelles,
Dont la senteur me ravit tout de moi.

Prends cette rose, et ensemble reçois
Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes :
Il est constant, et cent plaies cruelles
N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

La rose et moi différons d’une chose :
Un soleil voit naître et mourir la rose,
Mille Soleils ont vu naître m’amour,

Dont l’action jamais ne se repose.
Que plût à Dieu que telle amour enclose,
Comme une fleur, ne m’eût duré qu’un jour.

Une beauté de quinze ans enfantine

Une beauté de quinze ans enfantine,
Un or frisé de maint crêpe anelet,
Un front de rose, un teint damoiselet,
Un ris qui l’âme aux Astres achemine ;

Une vertu de telles beautés digne,
Un col de neige, une gorge de lait,
Un coeur jà mûr en un sein verdelet,
En Dame humaine une beauté divine ;

Un oeil puissant de faire jours les nuits,
Une main douce à forcer les ennuis,
Qui tient ma vie en ses doigts enfermée

Avec un chant découpé doucement
Ore d’un ris, or’ d’un gémissement,
De tels sorciers ma raison fut charmée.

Je voudrais bien richement jaunissant

Je voudrais bien richement jaunissant,
En pluie d’or goutte à goutte descendre
Dans le giron de ma belle Cassandre,
Lorsqu’en ses yeux le somme va glissant;

Puis je voudrais en taureau blanchissant
Me transformer pour sur mon dos la prendre,
Quand en avril par l’herbe la plus tendre
Elle va, fleur, mille fleurs ravissant

Je voudrais bien pour alléger ma peine,
Être un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m’y plonger une nuit à séjour :

Et si voudrais que cete nuit encore
Fût éternelle, et que jamais l’aurore
Pour m’éveiller ne rallumât le jour

Avant le temps tes temples fleuriront

Avant le temps tes temples fleuriront,
De peu de jours ta fin sera bornée,
Avant le soir se clorra ta journée ,
Trahis d’espoir tes pensers periront :

Sans me flechir tes escrits fletriront,
En ton desastre ira ma destinée,
Ta mort sera pour m’aimer terminée,
De tes souspirs noz neveux se riront.

Tu seras fait d’un vulgaire la fable :
Tu bastiras sus l’incertain du sable,
Et vainement tu peindras dans les cieux :

Ainsi disoit la Nymphe qui m’afolle,
Lors que le ciel tesmoin de sa parolle,
D’un dextre éclair fut presage à mes yeux.

Pour te servir, l’attrait de tes beaux yeux

Pour te servir, l’attrait de tes beaux yeux
Force mon âme, et quand je te veux dire
Quelle est ma mort, tu ne t’en fais que rire,
Et de mon mal tu as le cœur joyeux.

Puisqu’en t’aimant je ne puis avoir mieux,
Permets au moins, qu’en mourant je soupire,
De trop d’orgueil ton bel œil me martyre,
Sans te moquer de mon mal soucieux.

Moquer mon mal, rire de ma douleur,
Par un dédain redoubler mon malheur.
Haïr qui t’aime et vivre de ses plaintes,

Rompre ta foi, manquer de ton devoir,
Cela, cruelle, hé ! n’est-ce pas avoir
Les mains de sang et d’homicide teintes?

Amour me tue, et si je ne veux dire 

Amour me tue, et si je ne veux dire
Le plaisant mal que ce m’est de mourir.
Tant j’ai grand’ peur qu’on veuille secourir
Le doux tourment pour lequel je soupire.

Il est bien vrai que ma langueur désire
Qu’avec le temps je me puisse guérir :
Mais je ne veux ma dame requérir
Pour ma santé, tant me plaît mon martyre

Tais-toi langueur, je sens venir le jour,
Que ma maîtresse après si long séjour,
Voyant le mal que son orgueil me donne.

Qu’à la douceur la rigueur fera lieu.
En imitant la nature de Dieu,
Qui nous tourmente, et puis il nous pardonne.

Amour, amour, que ma maîtresse est belle !

Amour, amour, que ma maîtresse est belle !
Soit que j’admire ou ses yeux mes seigneurs,
Ou de son front la grâce et les honneurs,
Ou le vermeil de sa lèvre jumelle.

Amour, amour, que ma dame est cruelle !
Soit qu’un dédain rengrége mes douleurs.
Soit qu’un dépit fasse naître mes pleurs,
Soit qu’un refus mes plaies renouvelle.

Ainsi le miel de sa douce beauté
Nourrit mon cœur : ainsi sa cruauté
D’un fiel amer aigrit toute ma vie :

Ainsi repu d’un si divers repas,
Ores je vis, ores je ne vis pas,
Égal au sort des frères d’Œbalie.

Si  je trépasse entre tes bras, ma dame

Si je trépasse entre tes bras, ma dame,
Je suis content : aussi ne veux-je avoirs
Plus grand honneur au monde, que me voir,
En te baisant , dans ton sein rendre I’âme.

Celui dont Mars la poitrine renflamme,
Aille à la guerre; et d’ans et de pouvoir
Tout furieux, s’ébatte à recevoir
En sa poitrine une espagnole lame :

Moi plus couard , je ne requiers sinon,
Après cent ans sans gloire et sans renom.
Mourir oisif en ton giron, Cassandre.

Car je me trompe, ou c’est plus de bonheur
D’ainsi mourir, que d’avoir tout l’honneur
D’un grand César, ou d’un foudre Alexandre.

Prends cette rose

Prends cette rose aimable comme toi,
Qui sers de rose aux roses les plus belles,
Qui sers de fleur aux fleurs les plus nouvelles,
Dont la senteur me ravit tout de moi.

Prends cette rose, et ensemble reçois
Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes :
Il est constant, et cent plaies cruelles
N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

La rose et moi différons d’une chose :
Un soleil voit naître et mourir la rose,
Mille Soleils ont vu naître m’amour,

Dont l’action jamais ne se repose.
Que plût à Dieu que telle amour enclose,
Comme une fleur, ne m’eût duré qu’un jour.

Quand au temple nous serons

Quand au temple nous serons
Agenouillés, nous ferons
Les dévots selon la guise
De ceux qui pour louer Dieu
Humbles se courbent au lieu
Le plus secret de l’église.

Mais quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs selon les guises
Des amants, qui librement
Pratiquent folâtrement
Dans les draps cent mignardises.

Pourquoi donque quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux,
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dedans un cloître enfermée ?

Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ton front, ta lèvre jumelle ?
En veux-tu baiser Pluton
Là-bas après que Charon
T’aura mise en sa nacelle ?

Après ton dernier trépas,
Grêle tu n’auras là-bas
Qu’une bouchette blémie :
Et quand mort je te verrais
Aux ombres je n’avouerais
Que jadis tu fus m’amie.

Ton test n’aura plus de peau,
Ni ton visage si beau
N’aura veines ni artères :
Tu n’auras plus que des dents
Telles qu’on les voit dedans
Les têtes des cimetères

Donc que tandis que tu vis,
Change, maîtresse, d’avis,
Et ne m’épargne ta bouche.
Incontinent tu mourras,
Lors tu te repentiras
De m’avoir été farouche.

Ah je meurs ! ah baise-moi !
Ah ! maîtresse, approche-toi !
Tu fuis comme un faon qui tremble
Au moins souffre que ma main
S’ébatte un peu dans ton sein.
Ou plus bas, si bon te semble

Que maudit soit le miroir

Que maudit soit le miroir qui vous mire,
Et vous fait, être ainsi fière en beauté,
Ainsi enfler le cœur de cruauté ,
Me refusant le bien que je désire !

Depuis trois ans pour vos yeux je soupire :
Et si mes pleurs, ma foi, ma loyauté
N’ont, ô destin ! de votre cœur ôté
Ce doux orgueil qui cause mon martyre.

Et cependant vous ne connaissez pas
Que ce beau mois et votre âge se passe,
Comme une fleur qui languit contre-bas;
Et que le temps passé ne se ramasse.

Tandi à qu’avez la jeunesse et la grâce
Et le temps propre aux amoureux combats,
De suivre amour ne soyez jamais lasse.
Et sans aimer n’attendez le trépas.

Dame, depuis que la premiere fléche

Dame, depuis que la premiere fléche
De ton bel oeil m’avança la douleur,
Et que sa blanche et sa noire couleur
Forçant ma force, au cœur me firent bréche:

Je sen toujours une amoureuse méche,
Qui se ralume au meillieu de mon cœur,
Dont le beau rai (ainsi comme une fleur
S’écoule au chaut) dessus le pié me séche.

Ni nuit, ne jour, je ne fai que songer,
Limer mon cœur, le mordre et le ronger,
Priant Amour, qu’il me tranche la vie.

Mais lui, qui rit du torment qui me point,
Plus je l’apelle, et plus je le convie,
Plus fait le sourd, et ne me répond point.

Continuation des Amours

ou Premier livre des Amours (1555)

En 1555 Ronsard rencontre Marie Dupin de Bourgueil, une paysanne de 15 ans qu’il qualifiera de « fleur angevine de quinze ans ». L’amour qu’il éprouve pour elle atténue les tourments nés de ses sentiments pour Cassandre. Tout comme il a composé pour celle-ci de beaux vers, une partie de son œuvre est consacrée à sa nouvelle muse succédant ainsi à l’austère Cassandre qui reste néanmoins  présente dans certains sonnets. C’est Marie qui inspire donc à l’auteur « La continuation des Amours » écrit avec un langage plus simple, et moins de recherche stylistique.

Marie qui voudrait

(Le poète cherche à inciter Marie à partager son amour)

Marie, qui voudrait votre beau nom tourner,
Il trouverait Aimer : aimez-moi donc, Marie,
Faites cela vers moi dont votre nom vous prie,
Votre amour ne se peut en meilleur lieu donner;

S’il vous plaît pour jamais un plaisir demener,
Aimez-moi, nous prendrons les plaisirs de la vie,
Pendus l’un l’autre au col, et jamais nulle envie
D’aimer en autre lieu ne nous pourra mener.

Si faut-il bien aimer au monde quelque chose:
Celui qui n’aime point, celui-là se propose
Une vie d’un Scythe, et ses jours veut passer

Sans goûter la douceur des douceurs la meilleure.
Eh, qu’est-il rien de doux sans Vénus? Las! A l’heure
Que je n’aimerai point, puissé-je trépasser!

Marie, vous passez en taille, et en visage

Marie, vous passez en taille, et en visage,
En grâce, en ris, en yeux, en sein, et en téton,
Votre moyenne soeur, d’autant que le bouton
D’un rosier franc surpasse une rose sauvage.

Je ne dis pas pourtant qu’un rosier de bocage
Ne soit plaisant à l’oeil, et qu’il ne sente bon ;
Aussi je ne dis pas que votre soeur Thoinon
Ne soit belle, mais quoi ? vous l’êtes davantage.

Je sais bien qu’après vous elle a le premier prix
De ce bourg, en beauté, et qu’on serait épris
D’elle facilement, si vous étiez absente.

Mais quand vous approchez, lors sa beauté s’enfuit,
Ou morne elle devient par la vôtre présente,
Comme les astres font quand la Lune reluit.

Amourette

Marie, à tous les coups vous me venez reprendre
Que je suis trop léger, et me dites toujours,
Quand je vous veux baiser, que j’aille à ma Cassandre,
Et toujours m’appelez inconstant en amours.

Je le veux être aussi, les hommes sont bien lourds
Qui n’osent en cent lieux neuve amour entreprendre.
Celui-là qui ne veut qu’à une seule entendre,
N’est pas digne qu’Amour lui fasse de bons tours.

Celui qui n’ose faire une amitié nouvelle,
A faute de courage, ou faute de cervelle,
Se défiant de soi, qui ne peut avoir mieux.

Les hommes maladifs, ou matés de vieillesse,
Doivent être constants : mais sotte est la jeunesse
Qui n’est point éveillée, et qui n’aime en cent lieux.

Marie, baisez-moi

Marie, baisez-moi ; non, ne me baisez pas,
Mais tirez-moi le coeur de votre douce haleine;
Non, ne le tirez pas, mais hors de chaque veine
Sucez-moi toute l’âme éparse entre vos bras;

Non, ne la sucez pas ; car après le trépas
Que serais-je sinon une semblance vaine,
Sans corps, dessus la rive, où l’amour ne démène
(Pardonne-moi, Pluton) qu’en feintes ses ébats ?

Pendant que nous vivons, entr’aimons-nous, Marie,
Amour ne règne pas sur la troupe blêmie
Des morts, qui sont sillés d’un long somme de fer.

C’est abus que Pluton ait aimé Proserpine;
Si doux soin n’entre point en si dure poitrine:
Amour règne en la terre et non point en enfer.

Marie, vous avez la joue aussi vermeille

Marie, vous avez la joue aussi vermeille
Qu’une rose de mai, vous avez les cheveux
De couleur de châtaigne, entrefrisés de noeuds,
Gentement tortillés tout autour de l’oreille.

Quand vous étiez petite, une mignarde abeille
Dans vos lèvres forma son doux miel savoureux,
Amour laissa ses traits dans vos yeux rigoureux,
Pithon vous fit la voix à nulle autre pareille.

Vous avez les tétins comme deux monts de lait,
Qui pommellent ainsi qu’au printemps nouvelet
Pommellent deux boutons que leur châsse environne.

De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein,
Vous avez de l’Aurore et le front, et la main,
Mais vous avez le coeur d’une fière lionne.

Je veux, me souvenant de ma gentille amie

Je veux, me souvenant de ma gentille amie,
Boire ce soir d’autant, et pour ce, Corydon,
Fais remplir mes flacons, et verse à l’abandon
Du vin pour réjouir toute la compagnie.

Soit que m’amie ait nom ou Cassandre ou Marie,
Neuf fois je m’en vais boire aux lettres de son nom :
Et toi, si de ta belle et jeune Madelon,
Belleau, l’amour te point, je te pri, ne l’oublie.

Apporte ces bouquets que tu m’avais cueillis,
Ces roses, ces œillets, ce jasmin et ces lys :
Attache une couronne à l’entour de ma tête.

Gagnons ce jour ici, trompons notre trépas :
Peut-être que demain nous ne reboirons pas.
S’attendre au lendemain n’est pas chose trop prête.

La nouvelle continuation des Amours

ou Le second livre des Amours (1578)

Je ne suis seulement amoureux de Marie

Je ne suis seulement amoureux de Marie,
Anne me tient aussi dans les liens d’Amour,
Ore l’une me plaît, ore l’autre à son tour:
Ainsi Tibulle aimait Némésis, et Délie.

On me dira tantôt que c’est une folie
D’en aimer, inconstant, deux ou trois en un jour,
Voire, et qu’il faudrait bien un homme de séjour,
Pour, gaillard, satisfaire à une seule amie.

Je réponds à cela, que je suis amoureux,
Et non pas jouissant de ce bien doucereux,
Que tout amant souhaite avoir à sa commande.

Quant à moi, seulement je leur baise la main,
Les yeux, le front, le col, les lèvres et le sein,
Et rien que ces biens-là d’elles je ne demande.

Sonnet à Marie

Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust à ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de tems cherront toutes flétries,
Et comme fleurs, periront tout soudain.

Le tems s’en va, le tems s’en va, ma Dame,
Las ! le tems non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame:

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle:
Pour-ce aimés moy, ce-pendant qu’estes belle.

Bonjour mon cœur (Chanson)

Bonjour mon coeur, bonjour ma douce vie.
Bonjour mon oeil, bonjour ma chère amie,
Hé ! bonjour ma toute belle,
Ma mignardise, bonjour,
Mes délices, mon amour,
Mon doux printemps, ma douce fleur nouvelle,
Mon doux plaisir, ma douce colombelle,
Mon passereau, ma gente tourterelle,
Bonjour, ma douce rebelle.

Hé ! faudra-t-il que quelqu’un me reproche
Que j’aie vers toi le coeur plus dur que roche
De t’avoir laissée, maîtresse,
Pour aller suivre le Roi,
Mendiant je ne sais quoi
Que le vulgaire appelle une largesse ?
Plutôt périsse honneur, court, et richesse,
Que pour les biens jamais je te relaisse,
Ma douce et belle déesse.

Douce Maîtresse (Chanson)

Douce Maîtresse, touche,
Pour soulager mon mal,
Ma bouche de ta bouche
Plus rouge que coral ;
Que mon col soit pressé
De ton bras enlacé.

Puis, face dessus face,
Regarde-moi les yeux,
Afin que ton trait passe
En mon coeur soucieux,
Coeur qui ne vit sinon
D’Amour et de ton nom.

Je l’ai vu fier et brave,
Avant que ta beauté
Pour être son esclave
Du sein me l’eût ôté ;
Mais son mal lui plaît bien,
Pourvu qu’il meure tien.

Belle, par qui je donne
A mes yeux, tant d’émoi,
Baise-moi, ma mignonne,
Cent fois rebaise-moi :
Et quoi ? faut-il en vain
Languir dessus ton sein ?

Maîtresse, je n’ai garde
De vouloir t’éveiller.
Heureux quand je regarde
Tes beaux yeux sommeiller,
Heureux quand je les vois
Endormis dessus moi.

Veux-tu que je les baise
Afin de les ouvrir ?
Ha ! tu fais la mauvaise
Pour me faire mourir !
Je meurs entre tes bras,
Et s’il ne t’en chaut pas !

Ha ! ma chère ennemie,
Si tu veux m’apaiser,
Redonne-moi la vie
Par l’esprit d’un baiser.
Ha ! j’en sens la douceur
Couler jusques au coeur.

J’aime la douce rage
D’amour continuel
Quand d’un même courage
Le soin est mutuel.
Heureux sera le jour
Que je mourrai d’amour !

Ma maîtresse est toute angelette (Chanson)

Ma maîtresse est toute angelette,
Toute belle fleur nouvelette,
Toute mon gracieux accueil,
Toute ma petite brunette,
Toute ma douce mignonnette,
Toute mon coeur, toute mon oeil.

Toute ma grâce et ma Charite,
Toute belle perle d’élite,
Toute doux parfum indien,
Toute douce odeur d’Assyrie,
Toute ma douce tromperie,
Toute mon mal, toute mon bien.

Toute miel, toute reguelyce,
Toute ma petite malice,
Toute ma joie, et ma langueur,
Toute ma petite Angevine,
Ma toute simple, et toute fine,
Toute mon âme, et tout mon coeur.

Encore un envieux me nie
Que je ne dois aimer m’amie :
Mais quoi ? Si ce bel envieux
Disait que mes yeux je n’aimasse
Penseriez-vous que je laissasse,
Pour son dire, à n’aimer mes yeux ?

Ce jour de Mai

Ce jour de Mai qui a la tête peinte,
D’une gaillarde et gentille verdeur,
Ne doit passer sans que ma vive ardeur
Par votre grâce un peu ne soit éteinte.

De votre part, si vous êtes atteinte
Autant que moi d’amoureuse langueur,
D’un feu pareil soulageons notre coeur,
Qui aime bien ne doit point avoir crainte.

Le Temps s’enfuit, cependant ce beau jour,
Nous doit apprendre à demener l’Amour,
Et le pigeon qui sa femelle baise.

Baisez-moi donc et faisons tout ainsi
Que les oiseaux sans nous donner souci :
Après la mort on ne voit rien qui plaise.

Quand je suis tout baissé sur votre belle face

Quand je suis tout baissé sur votre belle face,
Je vois dedans vos yeux je ne sais quoi de blanc,
Je ne sais quoi de noir, qui m’émeut tout le sang,
Et qui jusques au coeur de veine en veine passe.

Je vois dedans Amour, qui va changeant de place,
Ores bas, ores haut, toujours me regardant,
Et son arc contre moi coup sur coup débandant.
Las ! si je faux, raison, que veux-tu que j’y fasse ?

Tant s’en faut que je sois alors maître de moi,
Que je vendrais mon père, et trahirais mon Roi,
Mon pays, et ma sœur, mes frères et ma mère :

Tant je suis hors du sens, après que j’ai tâté
A longs traits amoureux de la poison amère,
Qui sort de ces beaux yeux, dont je suis enchanté.

Sur la mort de Marie

Il s’agit d’un recueil de poèmes qui figure dans le second livre des Amours (1578). Ils portent sur Marie Dupin sa muse, décédée en 1573, et Marie de Cleves décédée en 1574 à l’âge de 21 ans, maîtresse d’Henri III.

Comme on voit sur la branche

Poème officiel et de circonstance car composé à la demande d’Henri III. C’est l’hommage d’un roi très affecté par le décès de sa maîtresse à la fleur de l’âge.

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose :

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :
Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose :

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

Terre, ouvre moi ton sein

Terre, ouvre moi ton sein, et me laisse reprendre
Mon trésor, que la Parque a caché dessous toi :
Ou bien si tu ne peux, ô terre, cache moi
Sous même sépulture avec sa belle cendre.

Le trait qui la tua devait faire descendre
Mon corps auprès du sien pour finir mon émoi :
Aussi bien, vu le mal qu’en sa mort je reçoi,
Je ne saurais plus vivre, et me fâche d’attendre.

Quand ses yeux m’éclairaient, et qu’en terre j’avais
Le bonheur de les voir, à l’heure je vivais,
Ayant de leurs rayons mon âme gouvernée.

Maintenant je suis mort : la Mort qui s’en alla
Loger dedans ses yeux, en partant m’appela,
Et me fit de ses pieds accomplir ma journée.

Alors que plus Amour nourrissait mon ardeur

Alors que plus Amour nourrissait mon ardeur,
M’assurant de jouir de ma longue espérance :
À l’heure que j’avais en lui plus d’assurance,
La Mort a moissonné mon bien en sa verdeur.

J’espérais par soupirs, par peine, et par langueur
Adoucir son orgueil : las ! je meurs quand j’y pense.
Mais en lieu d’en jouir, pour toute récompense
Un cercueil tient enclos mon espoir et mon cœur.

Je suis bien malheureux, puisqu’elle vive et morte
Ne me donne repos, et que de jour en jour
Je sens par son trépas une douleur plus forte.

Comme elle je devrais reposer à mon tour :
Toutefois je ne vois par quel chemin je sorte,
Tant la Mort me rempêtre au labyrinth d’Amour.

Ha ! Mort, en quel état maintenant tu me changes ! 

Ha ! Mort, en quel état maintenant tu me changes !
Pour enrichir le ciel, tu m’as seul appauvri,
Me ravissant les yeux desquels j’étais nourri,
Qui nourrissent là-haut les esprits et les anges.

Entre pleurs et soupirs, entre pensers étranges,
Entre le désespoir tout confus et marri,
Du monde et de moi-même et d’Amour, je me ri,
N’ayant autre plaisir qu’à chanter tes louanges.

Hélas ! tu n’es pas morte, hé ! c’est moi qui le suis.
L’homme est bien trépassé, qui ne vit que d’ennuis,
Et des maux qui me font une éternelle guerre.

Le partage est mal fait : tu possèdes les cieux,
Et je n’ai, malheureux, pour ma part que la terre,
Les soupirs en la bouche, et les larmes aux yeux.

Quand je pense à ce jour

Quand je pense à ce jour, où je la vis si belle
Toute flamber d’amour, d’honneur et de vertu,
Le regret, comme un trait mortellement pointu,
Me traverse le cœur d’une plaie éternelle.

Alors que j’espérais la bonne grâce d’elle,
L’amour a mon espoir par la Mort combattu :
La Mort a mon espoir d’un cercueil revêtu,
Dont j’espérais la paix de ma longue querelle.

Amour, tu es enfant inconstant et léger :
Monde, tu es trompeur, pipeur et mensonger,
Décevant d’un chacun l’attente et le courage.

Malheureux qui se fie en l’Amour et en toi :
Tous deux comme la Mer vous n’avez point de foi,
L’un fin, l’autre parjure, et l’autre oiseau volage.

Elégie (extraits)

Le jour que la beauté du monde la plus belle
Laissa dans le cercueil sa dépouille mortelle
Pour s’envoler parfaite entre les plus parfaits,
Ce jour Amour perdit ses flammes et ses traits,
Éteignit son flambeau, rompit toutes ses armes,
Les jeta sur la tombe, et l’arrosa de larmes :
Nature la pleura, le Ciel en fut fâché
Et la Parque, d’avoir un si beau fil tranché…

Dans mon sang elle fut si avant imprimée,
Que toujours en tous lieux de sa figure aimée
Me suivait le portrait, et telle impression
D’une perpétuelle imagination
M’avait tant dérobé l’esprit et la cervelle,
Qu’autre bien je n’avais que de penser en elle,
En sa bouche, en son ris, en sa main, en son œil,
Qu’au cœur je sens toujours, bien qu’ils soient au cercueil…

Ô beaux yeux, qui m’étiez si cruels et si doux,
Je ne me puis lasser de repenser en vous,
Qui fûtes le flambeau de ma lumière unique,
Les vrais outils d’Amour, la forge, et la boutique.
Vous m’ôtâtes du cœur tout vulgaire penser,
Et l’esprit jusqu’au ciel vous me fîtes hausser.
J’appris à votre école à rêver sans mot dire,
À discourir tout seul, à cacher mon martyre ;
À ne dormir la nuit, en pleurs me consumer…

Puis Amour que je sens par mes veines s’épandre,
Passe dessous la terre, et rattise la cendre
Qui froide languissait dessous votre tombeau,
Pour rallumer plus vif en mon cœur son flambeau,
Afin que vous soyez ma flamme morte et vive,
Et que par le penser en tous lieux je vous suive…

Puis Amour que je sens par mes veines s’épandre,
Passe dessous la terre, et rattise la cendre
Qui froide languissait dessous votre tombeau,
Pour rallumer plus vif en mon cœur son flambeau,
Afin que vous soyez ma flamme morte et vive,
Et que par le penser en tous lieux je vous suive…

Je déplais à moi-même, et veux quitter le jour,
Puis que je vois la Mort triompher de l’Amour,
Et lui ravir son mieux, sans faire résistance.
Malheureux qui le suit, et vit sous son enfance !
Et toi, Ciel, qui te dis le père des humains,
Tu ne devais tracer un tel corps de tes mains
Pour si tôt le reprendre : et toi, mère Nature,
Pour mettre si soudain ton œuvre en sépulture…

J’ordonne que mes os pour toute couverture
Reposent près des siens sous même sépulture :
Que des larmes du ciel le tombeau soit lavé,
Et tout à l’environ de ces vers engravé :
« Passant, de cet amant entends l’histoire vraie.
De deux traits différents il reçut double plaie :
L’une que fit l’Amour, ne versa qu’amitié :
L’autre que fit la Mort, ne versa que pitié.
Ainsi mourut navré d’une double tristesse,
Et tout pour aimer trop une jeune maitresse. »

Aussitôt que Marie

Aussitôt que Marie en terre fut venue,
Le Ciel en fut marri, et la voulut ravoir :
À peine notre siècle eut loisir de la voir,
Qu’elle s’évanouit comme un feu dans la nue.

Des présents de Nature elle vint si pourvue,
Et sa belle jeunesse avait tant de pouvoir
Qu’elle eût peu d’un regard les rochers émouvoir,
Tant elle avait d’attraits et d’amours en la vue.

Ores la Mort jouit des beaux yeux que j’aimais,
La boutique, et la forge, Amour, où tu t’armais.
Maintenant de ton camp cassé je me retire :

Je veux désormais vivre en franchise et tout mien.
Puisque tu n’as gardé l’honneur de ton empire,
Ta force n’est pas grande, et je le connais bien.

Épitaphe de Marie

Ci reposent les os de toi, belle Marie,
Qui me fis pour Anjou quitter le Vendômois,
Qui m’échauffas le sang au plus vert de mes mois,
Qui fus toute mon cœur, mon sang, et mon envie.

En ta tombe repose honneur et courtoisie,
La vertu, la beauté, qu’en l’âme je sentois,
La grâce et les amours qu’aux regards tu portois,
Tels qu’ils eussent d’un mort ressuscité la vie.

Tu es telle Marie un bel astre des cieux :
Les Anges tous ravis se paissent de tes yeux,
La terre te regrette. O beauté sans seconde !

Maintenant tu es vive, et je suis mort d’ennui.
Ha, siècle malheureux ! Malheureux est celui
Qui s’abuse d’Amour et qui se fie au Monde.

Les hymnes 

Dans les hymnes, vers généralement glorificateurs, Ronsard s’identifie à Horace faisant l’éloge de Rome et d’Auguste comme s’il voulait restaurer ce genre antique.

Avec les hymnes, Ronsard s’éloigne un temps de la poésie de Pétrarque pour une poésie plutôt philosophique. Une première en France qui lui vaut les éloges des humanistes. Il intéresse ainsi à l’ordre de l’univers (ciel, astres, étoiles…) et du monde qui en doit être le miroir. Une partie des hymnes est consacrée à des éloges de personnes (encomiastiques) et à des célébrations de victoires (épiniciens). Une autre qui est bien plus scientifico-philosophique s’intéresse à la condition et à l’esprit humains, aux phénomènes de la nature. Si Ronsard fait l’éloge d’un souverain vertueux et Prince juste il célèbre également la justice, qu’il pense être la vertu principale du Cardinal de Lorraine, la mort et l’épopée.

Hymne de L’Eternité

Rempli d’un feu divin qui m’a l’âme échauffée,
Je veux mieux que devant, suivant les pas d’Orphée,
Découvrir les secrets de Nature et des Cieux,
Recherchés d’un esprit qui n’est point ocïeux;
Je veux, s’il m’est possible, atteindre à la louange
De celle qui jamais par les ans ne se change,
Mais bien qui fait changer les siècles et les temps,
Les mois et les saisons et les jours inconstants,
Sans jamais se muer, pour n’être point sujette
Comme Reine et maîtresse à la loi qu’elle a faite…
Donne-moi, s’il te plaît, immense Eternité,
Pouvoir de raconter ta grande Déité;
Donne l’archet d’airain et la Lyre ferrée,
D’acier donne la corde et la voix acérée,
Afin que ma chanson dure aussi longuement
Que tu dures au Ciel perpétuellement,
Toi la Reine des ans, des siècles et de l’âge,
Qui as eu pour ton lot tout le Ciel en partage,
La première des Dieux, où bien loin de souci
Et de l’humain travail qui nous tourmente ici
Par toi-même contente et par toi bienheureuse,
Eternelle tu vis en tous biens plantureuse.
Tout au plus haut des Cieux, dans un trône doré
Tu te sieds en l’habit d’un manteau coloré
De pourpre rayé d’or, de qui la broderie
De tous côtés s’éclate en riche orfèvrerie,
Et là, tenant au poing un grand Sceptre aimantin,
Tu établis tes lois au sévère Destin,
Qu’il n’ose outrepasser, et que lui-même engrave
Fermes au front du Ciel; car il est ton esclave,
Ordonnant dessous toi les neuf temples voûtés
Qui dedans et dehors cernent de tous côtés,
Sans rien laisser ailleurs, tous les membres du monde,
Qui gît dessous tes pieds comme une boule ronde…
Nous autres journaliers, nous perdons la mémoire
Des siècles jà coulés, et si ne pouvons croire
Ceux qui sont à venir, comme étant imparfaits
Et d’une masse brute inutilement faits,
Aveuglés et perclus de sa sainte lumière,
Que le péché perdit en notre premier père;
Mais ferme tu retiens dedans ton souvenir
Tout ce qui est passé, et ce qui doit venir,
Comme haute Déesse éternelle et parfaite,
Et non ainsi que nous de masse impure faite.
Tu es toute dans toi, ta partie et ton tout,
Sans nul commencement, sans milieu ni sans bout,
Invincible, immuable, entière et toute ronde,
N’ayant partie en toi qui en toi ne réponde,
Toute commencement, toute fin, tout milieu,
Sans tenir aucun lieu de toutes choses lieu,
Qui fais ta Déité du tout par tout étendre,
Qu’on imagine bien et qu’on ne peut comprendre.
Regarde-moi, Déesse au grand oeil tout-voyant,
Mère du grand Olympe au grand tour flamboyant,
Grande Mère des Dieux, grande Reine et Princesse;
Si je l’ai mérité, concède-moi, Déesse,
Concède-moi ce don: c’est qu’après mon trépas,
Ayant laissé tomber ma dépouille çà-bas,
Je puisse voir au Ciel la belle Marguerite
Pour qui j’ai ta louange en cet Hymne décrite.

Hymne du très Chrestien Roy Henry II (extraits)

Muses, quand nous voudrons les louënges chanter
Des Dieux, il nous faudra au nom de Jupiter
Commencer et finir, comme au Dieu qui la bande
Des autres Dieux gouverne, et maistre leur commande
Mais quand il nous plaira chanter l’honneur des Roys,
Il faudra par HENRY, le grand Roy des François,
Commencer et finir, comme au Roy qui surpasse
En grandeur tous les Roys de cette terre basse…

Là donc, divines Sœurs, à cette heure aydés moy
A chanter dignement vostre Frere, mon Roy,
Qui naguiere banit avecques sa promesse
Loing de vous et de moy la Crainte et la Paresse,
Lors qu’il nous fist lever d’un seul clin de ses yeux
(Quand moins nous y pensions) le front jusques aux cieux.

Le bucheron qui tient en ses mains la cougnée,
Entré dedans un bois pour faire sa journée,
Ne sçait où commencer : icy le tronc d’un Pin
Se presente à sa main, là celluy d’un Sapin,
Icy du coing de l’œil merque le pié d’un Chesne,
Là celluy d’un Fouteau, icy celluy d’un Frene :
A la fin tout pensif, de toutes pars cherchant
Lequel il coupera, tourne le fer tranchant
Sur le pié d’un Ormeau, et par terre le rue,
Afin d’en charpenter quelque belle charue :
Ainsi tenant es mains mon Luc bien apresté,
Entré dans ton Palais devant ta Majesté,
Tout pensif, je ne sçay quelle vertu premiere
De mille que tu as sera mise en lumiere :
Car les biens que Nature a partis à chacun,
Liberale à toy seule, te les donne en commun :
Qui ne soit vray, l’on voit qu’une plaisante forme
Par vicieuses meurs bien souvent se difforme,
Celluy qui est en guerre aux armes estimé
En temps de paix sera pour ses vices blasmé,
L’un est bon pour regir les affaires publiques
Qui gaste en sa maison les choses domestiques,
L’un est recommandé pour estre bien sçavant
Qui sera mesprisé pour estre mal vivant :
Mais certes tous les biens, que de grace Dieu donne
A tous diversement, sont tous en ta personne :
C’est pour cela qu’icy ta Justice, et ta Foy,
Ta Bonté, ta Pitié, d’un coup, s’offrent à moy,
Ta vaillance au combat, au conseil ta Prudence :
Ainsi je reste pauvre, et le trop d’abondance
De mon riche sujet m’engarde de penser
A laquelle de tant il me faut commencer.
Si faut il toutesfois qu’à l’une je commence,
Car j’oy desja ta voix d’un costé qui me tance,
Et de l’autre costé, je m’entens accuser
De ma Lyre, qu’en vain je la fais trop muser,
Sans chanter ta loüenge. Or’sus chantons-la donques,
Et la faisons sonner, si elle sonna oncques,
Et venons à chercher quel Astre bien tourné
Pour estre un si grand Roy t’avoit predestiné.
Le beau porteur d’Hellés, qui fut maison commune,
Alors que tu naquis, à Venus et la Lune
Et à l’heureux Soleil, te donnerent cet heur
D’estre Roy, pour passer les autres en grandeur.

Or’ qui voudroit conter de quelle grande largesse
A respandu le Ciel dessus toy sa richesse,
Il n’auroit jamais fait, et son vers, tournoyé
Aux flotz de tant d’honneurs, seroit bien tost noyé.
Il t’a premierement, quant à ta forte taille,
Fait comme un de ces Dieux qui vont à la bataille,
Ou de ces Chevaliers qu’Homere nous a peints
Si vaillans devant Troïe, Ajax, et les germains
Rois pasteurs de l’armée, et le dispos Achille,
Qui, r’embarrant de coups les Troïens à leur ville,
Comme un loup les aigneaux par morceaux les hachoit,
Et des fleuves le cours d’hommes mortz empeschoit :
Mais bien que cet Achille ait le nom de pied-viste,
De coureur, de sauteur, pourtant il ne merite
D’avoir l’honneur sus toy, soit à corps elancé
Pour sauter une haie, ou franchir un fossé,
Ou soit pour voltiger, ou pour monter en selle
Armé de teste en pied, quand la guerre t’appelle.
Or’ parle qui voudra de Castor et Pollux,
Enfans jumeaux d’un œuf, tu merites trop plus
De renom qu’ilz n’ont fait, d’autant que tu assemble
En toy ce que les deux eurent jadis ensemble :
L’un fut bon Chevalier, l’autre bon Escrimeur,
Mais tu as ces deux en toy le double d’honneur :
Car où est l’Escrimeur, tant soit bon, qui s’aprouche
De toy, sans emporter au logis une touche ?
Ou soit que de l’espée il te plaise joüer,
Soit qu’en la gauche main te plaise secoüer
La targue ou le bouclier, ou soit que l’on s’attache
Contre toy, pour branler ou la pique ou la hache,
Nul mieux que toy ne sçait comme il faut demarcher,
Comme il faut un coup feint sous les armes cacher,
Comme l’on se mesure, et comme il faut qu’on baille
D’un revers un estoc, d’un estoc une taille.
Quant à bien manier et piquer un cheval,
La France n’eut jamais ny n’aura ton egal,
Et semble que ton corps naisse hors de la selle
Centaure mi-cheval, soit que poullain rebelle…

Or’ quand tu ne serois Roy, ny Seigneur, ne Prince,
Encore on te voiroit, par toute la Province
En qui tu serois né, dessus tous estimé,
Et bien tost d’un grand Roy, ou d’un grand Prince aimé,
Pour les dons que le Ciel t’a donnez en partage :
Car tu es bien adroit, et de vaillant courage :
Tesmoing est de ton cœur cette jeune fureur
Dont tu voulus pres Marne assaillir l’Empereur,
Lequel ayant passé les bornes de la Meuse
Menassoit ton Paris, ta grand’ Cité fameuse :
Tu luy eusses deslors ta vertu fait sentir,
Et, se tirant le poil, mille fois repentir
D’estre en France venu, sans une paix fardée,
Dont, à son grand besoing, sa vie fut gardée.
Mais qui pourroit conter les biens de ton esprit ?
Tant s’en faut qu’on les puisse arrenger par escrit,
Qui les pourra conter pourra conter l’arene
Que la force du vent au bord d’Aphrique amene…

Il n’y eut jamais Prince en l’antique saison,
Ny en ce temps icy, mieux garni de raison,
Ny d’aprehension, que toy, ny de memoire.
Or quant à ta memoire on ne la sçauroit croire,
Qui familierement ne t’auroit pratiqué :
Car si tu as un coup un homme remerqué
Sans plus du coing de l’œil, allast-il aux Tartares,
Navigast-il à l’Inde, ou aux Isles barbares
Où de l’humaine chair vivent les habitans,
Voire et sans retourner sejournast-il vingt ans :
Si de fortune apres revient en ta presence,,
Soudainement auras de luy recognoissance,
Ce qui est necessaire à un Prince d’avoir,
Pour jamais n’oublier ceux qui font leur devoir :
Car pour neant un homme au danger met sa vie
Pour son Prince servir, si son Prince l’oublie

Que diron-nous encor’ ? plus que les autres Roys
Tu es dur au travail : s’ilz portent le harnois
Une heure sur le dos, ilz ont l’eschine arnée,
Et en lieu d’un roussin prennent la hacquenée :
Mais un jour, voire deux, tu soustiens le labeur
Du harnois sus l’eschine, et juges la sueur
» Estre le vray parfum qui doit orner la face
» D’un Roy, qui pour combattre a vestu la cuirasse :
Aussi davant le temps le poil blanc t’est venu,
Et ja tu as le chef et le menton chenu,
Signe de grand travail, et de grande sagesse,
Qui de leurs beaux presens decorent ta jeunesse,
Luy adjoustant le poix de meure gravité…

Le Riche dessous toy ne craint aucunement
Qu’on luy oste ses biens par faulz accusement,
Le Voleur, le Meurtrier impunis ne demeurent,
Les hommes innocens par faux Juges ne meurent
Sous toy leur Protecteur, les coupables aussi
Envers ta Majesté treuvent peu de mercy,
Car tu n’es pas un Roy favorisant le vice,
Ny qui pour la faveur corrompe la Justice :
Mais tu es bien un Roy qui veux en verité
Que la Justice face à chacun equité.
Je ne dy pas aussi que vers l’homme coulpable
Ta Majesté ne soit quelque fois pitoyable :
S’il est fort et vaillant, et si ses vieux Ayeux
En guerre ont fait jadis quelque fait glorieux
A tes predecesseurs pour servir la Coronne,
A celuy quelque fois ta Clemence pardonne,
Car tu n’es pas cruel, et ta royalle main
Ne se resjoüist point du pauvre sang humain,
A l’exemple de Dieu, bien que du Ciel il voye
Que tout le genre humain icy bas se fourvoye
En vices dissolu, et ne veut s’amender,
Pourtant il ne luy plaist à tous coups debander
Son foudre punisseur sur la race des hommes,
Car il nous cognoist bien, et sçait de quoy nous sommes,
Et s’il vouloit ruer son tonnerre à tous coups
Que nous faisons peché, il nous occiroit tous :
Et pource, de pitié ses foudres il retarde,
Et en lieu de noz chefs, pour nous estonner, darde
Ou les sommets d’Athos, ou les Cerauniens,
Ou les pins sourcilleux des bois Dodoniens,
Ou les monstres marins, et du boulet qu’il rue
Tousjours nous espouvante, et peu souvent nous tue…

Or’ quant à la vertu qui plus t’esleve aux cieux,
C’est Libéralité, à l’exemple des Dieux
Qui donnent à foison, estimans l’Avarice
(Comme elle est vrayement) l’escolle de tout vice,
Laquelle plus est soule et plus cherche à manger
De l’or tres miserable aquis à grand danger :
Mais tu ne veux souffrir qu’un thresor dans le Louvre,
Se moisissant en vain, d’une rouille se couvre,
Tu en donnes beaucoup à tes soudars François,
Et à tes Conseillers qui dispensent tes loix,
Aux Princes de ton sang, et aux estranges Princes
Qui se rendent à toy, bannis de leurs Provinces :
Tu en despens beaucoup en Royaux bastimens,
Voire, et qui trop mieux vaut, aux soudars Allemans,
Aux Soüisses beaucoup, affin que tu achettes
Avecques pension leurs vies, tes sujettes,
Pour espargner ton peuple, aymant mieux aux dangers
Que tes propres sujetz mettre les estrangers,
Acte d’un Roy benin, et propre à toy, qui aymes
Le sang de tes sujetz autant que le tien mesmes.

On ne voit Artizan, en son art excellant,
Maçon, Peintre, Poëte, ou Escrimeur vaillant,
A qui ta plaine main, de grace, n’eslargisse
Quelque digne present de son bel artifice,
Et c’est l’occasion, ô magnanime Roy,
Que chacun te vient voir, et veut chanter de toy…

Que diray plus de toy ? et de l’obeissance
Que portois à ton Père es ans de ton enfance,
L’honorant tellement comme ton Pere et Roy
Que les autres enfans prenoient exemple à toy ?
Et certes, qui plus est, de rechef tu l’honores
Comme un Fils pitoyable apres sa mort encores
Environnant son corps d’un tombeau somptueux,
Où le docte cizeau d’un art presomptueux
A le marbre animé de batailles gravées,
Et des guerres par luy jadis parachevées.

  • Dedans ce Mausolée enclos en mesme estuy,

Tes deux Freres esteints dorment avecques luy,
Et ta Mere à ses flancz, lesquels t’aiment et prisent
Et du Ciel, où ilz sont, tes guerres favorisent,
Et sont tous resjouis : tes Freres, pour te voir
Sans eux faire si bien en France ton devoir,
Et ton Pere, dequoy icy bas en la terre
Tu le passes d’autant (quant aux faits de la guerre)
Qu’Achille fist Pelée, et qu’Ajax Telamon,
Et que son pere Atré le grand Agamemnon.
Car tu as (quelque cas que ta main delibere)
Tousjours de ton costé la Fortune prospere
Avecques la Vertu, et c’est ce qui te fait,
Pour t’allier des deux, venir tout à souhait.
Vray est quant à tes faitz, tu veux sur toute chose
Qu’aux gestes de ton Pere homme ne les propose,
Mais la Fame qui vole et parle librement,
Et qui sujette n’est à nul commandement,
Donne l’honneur aux tiens, et en cette partie
De tes humbles sujetz ta loy n’est obeïe.

O mon Dieu que de joye, et que d’aise reçoit
Ta Mere, quand du Ciel ça bas elle voit
Si bien regir ton peuple, et garder l’heritage
De sa noble Duché qui luy vint en partage,
Laquelle a plus de joye et de plaisir reçeu
De t’avoir en son ventre heureusement conçeu
Que Thetis d’enfanter Achille Peleïde
Ou Argie la Greque en concevant Tydide…

Artemis aux Veneurs, Mars preside aux Guerriers,
Vulcan aux Marechaux, Neptune aux Mariniers,
Les Poëtes Phebus et les Chantres fait naistre,
» Mais du grand Jupiter les Roys tiennent leur estre.
Aussi lon ne voit rien au monde si divin
Que sont les grandz Seigneurs, ne qui tant soit voisin
De Jupiter qu’un Roy, dont la main large et grande
Aux Soudars, aux Chasseurs, et aux Chantres commande,
Et bref à tout chacun : car sçauroit-on rien voir
Au monde, qui ne soit plié sous le pouvoir
De Roys, enfans du Ciel, qui leurs sceptres estandent
De l’une à l’autre Mer, et apres DIEU commandent ?
Jupiter est leur Pere, et generalement
Il fait des biens aux Roys, mais non egallement,
Car les uns ne sont Roys que d’une petite Isle,
Les autres d’un Desert, ou d’une pauvre Ville,
Les autres ont leur regne en un païs trop froid,
Glacé, souflé de vent, les autres sous l’endroit
Du Cancre chaleureux, où nul vent ne soulage
En Esté, tant soit peu, leur bazané visage :
Mais le nostre a le sien dans un lieu temperé,
Long, large, bien peuplé, de Villes remparé,
De Chasteaux et de Forts, dont les murs, qui se donnent
Au Ciel, de leur hauteur les estrangers estonnent.
Ce grand DIEU bien souvent des Princes l’apareil
Tranche au meilieu du fait, et leur rompt le conseil,
Les uns font en un an, ou deux, leurs entreprises,
Des autres à-neant les affaires sont mises,
Et tout cela qu’ilz ont pensé songneusement,
Par ne sçay quel Destin leur succede autrement :
Mais les petits pensers venus en souvenance
De nostre Roy sont faits aussi tost qu’ils les pense,
Quant à ceux qui sont grandz, si les pense au matin,
Pour le moins vers le soir il en aura la fin.
Tant Jupiter l’estime, et tant il est prospere
Aux courageux dessains que son cœur delibere.

Mais quoy ? ou je me trompe, pour le seur je croy
Que Jupiter a fait partage avec mon Roy :
Il n’a pour luy, sans plus, retenu que les Nües,
Des Comettes, des Ventz, et des Gresles menües,
Des Neiges, des frimatz, et des pluyes de l’air,
Et je ne sçay quel bruit entourné d’un esclair,
Et d’un boulet de feu, qu’on appelle Tonnerre,
Mais pour soy nostre Prince a retenu la terre,
Terre plaine de biens, de villes et de forts
Et d’hommes à la guerre et aux Muses acortz.

Si Jupiter se vante avoir sous sa puissance
Plus de Dieux que tu n’as, il est de ce qu’il pense
Trompé totallement : s’il se vante d’un Mars,
Tu en as plus de cent qui meinent tes soudars,
Messeigneurs de Vandosme, et messeigneurs de Guise,
De Nemours, de Nevers, qui la guerre ont aprise
Dessous ta Majesté : s’il se vante d’avoir
Un Mercure pour faire en parlant son devoir,
Nous en avons un autre, acort, prudent et sage
Et trop plus que le sien facond en son langage :
Soit qu’il parle Latin, parle Grec, ou François
A tous ambassadeurs, sa mïelleuse voix
Les rend tous esbahys, et par grande merveille
Le cœur de ses beaux mots leur tire par l’oreille,
Tant la douce Python ses levres arrosa
De miel, quand jeune enfant sa bouche composa.
C’est ce grand Demi-dieu, Cardinal de Lorraine,
Qui bien aymé de toy en ta France rameine
Les antiques vertus : mais par sus tous aussi
Tu as ton Connestable, Anne Mommorency,
Ton Mars, ton Porte-espée, aux armes redoutable,
Et non moins qu’à la guerre au conseil profitable :
De luy souventesfois esbahy je me suis
Que son cerveau ne rompt, tant il est jours et nuitz
Et par sens naturel, et par experience
Pensant et repensant aux affaires de France.
Car luy sans nul repos ne fait que travailler,
Soit à combatre en guerre, ou soit à conseiller,
Soit à faire responce aux pacquets qu’on t’envoye
Bref, c’est ce vieux Nestor qui estoit devant Troye,
Duquel tousjours la langue au logis conseilloit,
Et la vaillante main dans les champs batailloit…

Et n’as-tu pas encor’ un autre Mars en France,
Un Marechal d’Albon, dont l’heureuse vaillance
A nul de tous les Dieux ceder ne voudroit pas,
S’ilz se joignent ensemble au meillieu des combas ?
Et n’as-tu pas aussi (bien qu’elle soit absente
De son païs natal) ta noble et sage tante
Duchesse de Ferrare, en qui le Ciel a mis
Le sçavoir de Pallas, les vertus de Themis ?

Et n’as-tu pas aussi une Minerve sage,
Ta propre unique Sœur, instruite des jeune âge
En tous artz vertueux, qui porte en son Escu
(J’entens dedans son cœur des vices invaincu)
Comme l’autre Pallas le chef de la Gorgonne,
Qui transforme en rocher l’ignorante personne
Qui s’ose approcher d’elle et veut loüer son nom ?
Et n’as-tu pas aussi, en lieu d’une Junon,
La royne ton espouse en beaux enfans fertille ?
Ce que l’autre n’a pas, car elle est inutile
Au lict de Jupiter, et sans plus n’a conçeu
Qu’un Mars et qu’un Vulcan : l’un qui est tout bossu,
Boiteux et dehanché : et l’autre tout colere,
Qui veut le plus souvent faire guerre à son Pere :
Mais ceux que ton espouse a conçeus à-foison
De toy, pour l’ornement de ta noble maison,
Sont beaux, droitz, et bien nez, et qui des jeune enfance
Sont apris à te rendre une humble obeissance…

Cela que DIEU bastit dans le grand edifice
De ce monde admirable, et bref ce que DIEU fait
Par mouvement semblable est par luy contrefait.
Les autres nuit et jour fondent artillerie,
Et grandz Cyclopes nudz font une baterie,
A grandz coups de marteaux, et avec tel compas,
D’ordre l’un apres l’autre au Ciel levent les bras,
Puis en frapent si haut sur le metal qui sonne,
Que l’Archenal prochain et le fleuve en resonne.

Et bref, c’est presque un Dieu que le Roy des François :
Tu es tant obey quelque part où tu sois
Que des la mer Bretonne à la mer Provensalle,
Et des monts Pyrenez aux portes de l’Italle,
Bien que ton regne soit largement estandu,
Si tu avois toussé tu serois entendu :
Car tu n’es pas ainsi qu’un Roy Loys onziesme,
Ou comme fut jadis le Roy CHARLES septiesme,
Qui avoient des parents et des Freres mutins,
Lesquelz en s’aliant d’autres Princes voisins,
Ou d’un duc de Bourgogne, ou d’un duc de Bretaigne,
Pour le moindre raport se mettoient en campagne
Contre le Roy leur Frere, et faisoient contre luy
Son peuple mutiner pour luy donner ennuy :
Mais tu n’as ny parens, ny Frere qui s’alie
Meintenant de Bourgogne, ou de la Normandie,
Ou des Princes Bretons : tout est sujet à toy,
Et la France aujourduy ne connoist qu’un seul Roy,
Que toy Prince HENRY le monarque de France,
Qui te courbant le chef te rend obeissance.
Pour toy le jour se leve en ta France, et la Mer
Fait pour toy tout autour ses vagues escumer,
Pour toy la Terre est grosse, et tous les ans enfante,
Pour toy des grandz Forestz la perruque naissante
Tous les ans se refrise, et les Fleuves sinon
Ne courent dans la Mer que pour bruire ton nom…

Car tu ne fus content seulement du royaume
Par ton Pere laissé : avecques le heaume,
Et la lance, et l’escu, tu as pris un grand soing,
Comme Prince vaillant, d’en acquerir plus loing,
Voire et de ragaigner les place que ton Pere
Perdit davant sa mort sur l’Angloise frontiere.
Car aussi tost que DIEU t’eut, de grace, ordonné
D’estre en lieu de ton Pere en France couronné,
Lors que chacun pensoit que tu courois la lance,
Que tu faisois tournois, et masques pour la dance,
Et qu’en ris et en jeux, et passetemps plaisans
De lente oisiveté tu rouillois tes beaux ans :
Au bout de quinze jours France fut esbaye,
Que tu avois desja l’Angleterre envahye,
Et sans en faire bruit, par merveilleux effortz,
Tu avois ja conquis de Boulongne les forts,
Et par armes contraint cette arrogance Angloise
A te vendre Boulongne et la faire Françoise.

Tu ne fus pas content de ce premier honneur,
Mais suyvant ta fortune et ton premier bon heur,
Deux ou trois ans apres tu mis en la campaigne
Ton camp, pour afranchir les Princes d’Alemaigne :
Adonq toy vestu, non des armes que feint
Homere à son Achille, où tout le Ciel fut peint,
Ains armé de bon cœur, de force, et de proüesse :
Tu ne mis seulle aux champs la Françoise jeunesse,
Mais Anglois, Escossois, Italiens et Grecz ,
Ayant ouy ton nom, voulurent voir de pres
Le port de ta grandeur, et tous s’asubjetirent
A tes loix, et pour toy les armeures vestirent,
Où la crainte et l’honneur furent de toutes pars
Si deument observés entre tant de soudars
(Bien qu’ilz fussent divers, de façon et langage)
Que mesmes l’ennemy ne sentit le pillage
(Merveille), et pour ce coup l’espée et les harnois
Par ton commandement obeirent aux loix.

Tu pris Mets en passant, puis venu sus la rive
Du Rhin, là t’apparut l’Alemaigne captive,
Laquelle avoit d’ahan tout le dos recourbé,
Ses yeux estoient cavez, son visage plombé,
Son chef se herissoit à tresses depliées,
Et de chesnes de fer ses mains estoient liées :
Elle, un peu s’acoudant de travers sus le bort,
Te fist cette requeste : O Prince heureux et fort,
Si Nature et pitié aux Monarques commandent
D’aider aux pauvres Roys qui secours leur demandent,
Et si de droit il faut secourir ses parens
Lors qu’on les voit tombez aux dangers apparens :
Las ! pren compassion de ma serve misere,
Et Filz donne secours à moy qui suis ta Mere.
Quand Francus ton ayeul de Troye fut chassé,
Il vint en mon païs, puis ayant amassé
Un camp de mes enfans alla veincre la France,
Et des miens et de luy les tiens prindrent naissance.

Ainsi dist l’Alemaigne, et à-peine n’eut pas
Achevé, que ses fers luy tomberent en bas,
Son dos redevint droit, et ses yeux et sa face
Revestirent l’honneur de leur premiere grace,
Et soudain de captive en liberté se vit,
Tant un grand Roy de France au besoing luy servit !
Ainsi qu’un bon enfant qui de sa mere a cure
Et n’est point entaché d’une ingrate nature…

Estant soul de la terre, apres tu fis armer
La flotte de tes Naux, et l’envoyas ramer
Dedans la mer Tyrrene, où elle print à force
Maugré le Genevois la belle Isle de Corse,
Pour mieux faire sçavoir aux estrangers lointains
Combien un Roy de France a puissantes les mains.
Bref, apres avoir fait à l’ennemy cognoistre
Que par mer tu estois et par terre, son maistre,
Forcé de ton Destin et de tes nobles faitz,
Humble, te vint prier de luy donner la Paix,
Ce que facillement luy acordas de faire.
» Car souvent un vainqueur au vaincu veut complaire…

Or’ la Paix est rompue, et ne faut plus chercher
Qu’à se meurdrir en guerre, et à se detrancher
L’un l’autre par morceaux, la Pitié est bannye,
Et en lieu d’elle regne Horreur, et Tyrannie :
On oit de tous costé les armeures tonner,
On n’oit pres de la Meuse autre chose sonner
Que mailles et boucliers, et Mars, qui se pourmene
S’egaye en son harnois dedans un char monté,
De quatre grandz coursiers horriblement porté.
La Fureur et la Peur leur conduisent la bride,
Et la Fame emplumée, allant devant pour guide,
Laisse avec un grand flot çà et là parmy l’air
Sous le vent des chevaux son panage voler,
Et Mars, qui de son char les espaules luy presse,
D’un espieu Thracien contraint cette Deesse
De cent langues semer des bruitz et vrais et faux,
Pour effroyer l’Europe et la remplir de maux.

Tu seras, mon grand Roy, le premier des gendarmes
Contre les Bourguignons qui vestiras les armes
Avecques ta Noblesse, et le premier seras
Qui de ta lance à jour leurs bandes fauceras,
Et bravement suivy de ton Infanterie
Tu feras à tes piez une grand’ boucherie
Des corps des ennemys l’un sur l’autre acablez,
Plus menu qu’on ne voit (quand les cieux sont troublez
Des ventz aux moys d’Hyver) tomber du Ciel de gresle
Sur la mer, sur les champs, sur les bois pesle-mesle :
La gresle sus la gresle à grandz monceaux se suit,
Fait maint bond contre terre, et demeine un grand bruit…

Si par ta grand bonté tu m’invites ches toy,
J’iray en ton Palais, menant avecques moy
(Si homme les mena) Phebus et Calliope,
Pour te celebrer Roy le plus grand de l’Europe :
» Car avecque l’honneur le labeur est util,
» Quand on cultive un champ qui est gras et fertil
Un Roy, tant soit il grand en terre ou en proüesse,
Meurt comme un laboureur sans gloire, s’il ne laisse
Quelque renom de luy, et ce renom ne peut
Venir apres la mort, si la Muse ne veut
Le donner à celluy qui doucement l’invite,
Et d’honneste faveur compense son merite.
Non, je ne suis tout seul, non, tout seul je ne suis,
Non, je ne le suis pas, qui par mes œuvres puis
Donner aux grandz Seigneurs une gloire eternelle :
Autres le peuvent faire, un Bellay, un Jodelle,
Un Baïf, Pelletier, un Belleau, et Tiard,
Qui des neuf Sœurs en don ont reçeu le bel art
De faire par les vers les grandz Seigneurs revivre,
Mieux que leurs bastimens, ou leurs fontes de cuivre
Mais quoy ? Prince, on dira que je suis demandeur,
Il vaut mieux achever l’Hymne de ta grandeur :
Car, peut estre, il t’ennuye oyant chose si basse,
Puis ma lyre s’enroue, et mon pouce se lasse.

Escoute donq ma voix, ô déesse Victoire,
Qui guaris des soudars les plaies, et qui tiens
En ta garde les Roys, les villes et leurs biens :
Qui portes une robe emprainte de trophées,
Qui as de ton beau chef les tresses estophées
De palme et de laurier, et qui montres sans peur
Aux hommes, comme il faut endurer le labeur :
Soit que tu sois au Ciel voisine à la Couronne,
Soit que ta Majesté gravement environne
Le trosne à Jupiter ou l’armet de Pallas,
Ou la bouclier de Mars : vien Deesse icy bas
Favoriser HENRY, et d’un bon œil regarde
La France pour jamais, et la pren sous ta garde.

Hymne de France

… Toujours le Grec la Grèce vantera,
Et l’Espagnol l’Espagne chantera,
L’Italien les Itales fertiles,
Mais moi Français la France aux belles villes,
Et son renom, dont le crieur nous sommes,
Ferons voler par les bouches des hommes…
Il ne faut point que l’Arabie heureuse,
Ni par son Nil l’Egypte plantureuse,
Ni l’Inde riche en mercerie étrange,
Fasse à la tienne égale sa louange;
Qui d’un clin d’oeil un monde peux armer,
Qui as les bras si longs dessus la mer,
Qui tiens sur toi tant de ports et de villes,
Et où les lois divines et civiles
En long repos tes citoyens nourrissent.
On ne voit point par les champs qui fleurissent
Errer ensemble un tel nombre d’abeilles,
Baisant les lis et les rosés vermeilles;
Ni par l’été ne marchent au labeur
Tant de fourmis, animaux qui ont peur
Qu’en leur vieillesse ils n’endurent souffrance,
Comme l’on voit d’hommes par notre France
Se remuer; soit quand Bellone anime
La majesté de leur coeur magnanime,
Ou quand la paix à son rang retournée,
Chacun renvoie exercer sa journée…
Mille troupeaux frisés de fines laines
Comme escadrons se campent en nos plaines;
Maint arbrisseau, qui porte sur ses branches
D’un or naïf pommes belles et franches,
Y croît aussi, d’une part verdissant,
De l’autre part ensemble jaunissant,
Le beau Grenat à la joue vermeille,
Et le Citron, délices de Marseille,
Fleurit ès champs de la Provence à gré.
Et l’Olivier à Minerve sacré
Leur fait honneur de ses fruits automniers,
Et jusqu’au ciel s’y dressent les Palmiers;
Le haut Sapin, qui par flots étrangers
Doit aller voir de la mer les dangers,
Y croît aussi et le Buis qui vaut mieux,
Pour y tailler les images des Dieux,
De ses bons Dieux, qui ont toujours souci
Et de la France et de mes vers aussi…
Ici et là, comme célestes flammes,
Luisent les yeux de nos pudiques femmes,
Qui toute France honorent de leur gloire,
Ores montrant leurs épaules d’ivoire,
Ores le col d’albâtre bien uni,
Ores le sein où l’honneur fait son nid;
Qui pour dompter la cagnarde paresse,
Vont surmontant d’une gentille adresse
Le vieil renom des pucelles d’Asie,
Pour joindre à l’or la soie cramoisie,
Ou pour broder au métier proprement
D’un nouveau Roi le riche accoutrement.
Que dirai plus des lacs et des fontaines,
Des bois tondus et des forêts hautaines?
De ces deux mers, qui d’un large et grand tour
Vont presque France emmurant tout autour?
Maint grand vaisseau, qui maint butin amène,
Parmi nos flots sûrement se promène.
Au dos des monts les grands forêts verdoient
Et à leurs pieds les belles eaux ondoient…
Dedans l’enclos de nos belles cités
Mille et mille arts y sont exercités.
Le lent sommeil, ni la morne langueur
Ne rompent point des jeunes la vigueur…
La Poésie et la Musique Soeurs,
Qui nos ennuis charment de leurs douceurs,
Y ont r’aquis leurs louanges antiques.
L’art non menteur de nos Mathématiques
Commande aux Cieux; la fièvre fuit devant
L’experte main du médecin savant.
Nos imagers ont la gloire en tout lieu
Pour figurer soit un Prince ou un Dieu,
Si vivement imitant la nature
Que l’oeil ravi se trompe en leur peinture.
Un million de fleuves vagabonds,
Traînant leurs flots délicieux et bons,
Lèchent les murs de tant de villes fortes,
Dordogne, Somme, et toi Seine, qui portes
Dessus ton dos un plus horrible faix
Que sur le tien Neptune tu ne fais.
Ajoutez-y tant de palais dorés,
Tant de sommets de temples honorés,
Jadis rochers, que la main du maçon
Elabora d’ouvrage et de façon.
L’art dompte tout, et la persévérance.
Que dirons-nous encor de notre France?…
C’est celle-là qui a produit ici
Roland, Renaud, et Charlemagne aussi,
Lautrec, Bayard, Trimouille et la Palice,
Et toi Henri,…
Roi qui doit seul par le fer de la lance,
Rendre l’Espagne esclave de sa France,
Et qui naguère a l’Anglais abattu,
Le premier prix de sa jeune vertu.
Qu’en leur vieillesse ils n’endurent souffrance,
Comme l’on voit d’hommes par notre France
Se remuer; soit quand Bellone anime
La majesté de leur coeur magnanime,
Ou quand la paix à son rang retournée,
Chacun renvoie exercer sa journée…
Mille troupeaux frisés de fines laines
Comme escadrons se campent en nos plaines;
Maint arbrisseau, qui porte sur ses branches
D’un or naïf pommes belles et franches,
Y croît aussi, d’une part verdissant,
De l’autre part ensemble jaunissant,
Le beau Grenat à la joue vermeille,
Et le Citron, délices de Marseille,
Fleurit ès champs de la Provence à gré.
Et l’Olivier à Minerve sacré
Leur fait honneur de ses fruits automniers,
Et jusqu’au ciel s’y dressent les Palmiers;
Le haut Sapin, qui par flots étrangers
Doit aller voir de la mer les dangers,
Y croît aussi et le Buis qui vaut mieux,
Pour y tailler les images des Dieux,
De ses bons Dieux, qui ont toujours souci
Et de la France et de mes vers aussi…
Ici et là, comme célestes flammes,
Luisent les yeux de nos pudiques femmes,
Qui toute France honorent de leur gloire,
Ores montrant leurs épaules d’ivoire,
Ores le col d’albâtre bien uni,
Ores le sein où l’honneur fait son nid;
Qui pour dompter la cagnarde paresse,
Vont surmontant d’une gentille adresse
Le vieil renom des pucelles d’Asie,
Pour joindre à l’or la soie cramoisie,
Ou pour broder au métier proprement
D’un nouveau Roi le riche accoutrement.
Que dirai plus des lacs et des fontaines,
Des bois tondus et des forêts hautaines?
De ces deux mers, qui d’un large et grand tour
Vont presque France emmurant tout autour?
Maint grand vaisseau, qui maint butin amène,
Parmi nos flots sûrement se promène.
Au dos des monts les grands forêts verdoient
Et à leurs pieds les belles eaux ondoient…
Dedans l’enclos de nos belles cités
Mille et mille arts y sont exercités.
Le lent sommeil, ni la morne langueur
Ne rompent point des jeunes la vigueur…
La Poésie et la Musique Soeurs,
Qui nos ennuis charment de leurs douceurs,
Y ont r’aquis leurs louanges antiques.
L’art non menteur de nos Mathématiques
Commande aux Cieux; la fièvre fuit devant
L’experte main du médecin savant.
Nos imagers ont la gloire en tout lieu
Pour figurer soit un Prince ou un Dieu,
Si vivement imitant la nature
Que l’oeil ravi se trompe en leur peinture.
Un million de fleuves vagabonds,
Traînant leurs flots délicieux et bons,
Lèchent les murs de tant de villes fortes,
Dordogne, Somme, et toi Seine, qui portes
Dessus ton dos un plus horrible faix
Que sur le tien Neptune tu ne fais.
Ajoutez-y tant de palais dorés,
Tant de sommets de temples honorés,
Jadis rochers, que la main du maçon
Elabora d’ouvrage et de façon.
L’art dompte tout, et la persévérance.
Que dirons-nous encor de notre France?…
C’est celle-là qui a produit ici
Roland, Renaud, et Charlemagne aussi,
Lautrec, Bayard, Trimouille et la Palice,
Et toi Henri,…
Roi qui doit seul par le fer de la lance,
Rendre l’Espagne esclave de sa France,
Et qui naguère a l’Anglais abattu,
Le premier prix de sa jeune vertu.
Je te salue, ô terre plantureuse,
Heureuse en peuple, et en Princes heureuse!
Moi ton Poète, ayant premier osé
Avoir ton los en rime composé,
Je te suppli’ qu’à gré te soit ma Lyre…

Hymne du printemps

Quand ce beau printemps je vois,
J’aperçois
Rajeunir la terre et l’onde
Et me semble que le jour
Et l’Amour
Comme enfants naissent au monde.
Le jour qui plus beau se fait
Nous refait
Plus belle et verte la terre;
Et Amour, armé de traits
Et d’attraits,
Dans nos coeurs nous fait la guerre.
Il répand de toutes parts
Feux et dards,
Et dompte sous sa puissance
Hommes, bêtes et oiseaux,
Et les eaux
Lui rendent obéissance.
Vénus avec son enfant
Triomphant,
Au haut de son coche assise,
Laisse ses cygnes voler
Parmi l’air
Pour aller voir son Anchise.
Quelque part que ses beaux yeux
Par les cieux
Tournent leurs lumières belles,
L’air qui se montre serein
Est tout plein
D’amoureuses étincelles.
Puis en descendant à bas
Sous ses pas
Croissent mille fleurs écloses;
Les beaux lis et les oeillets
Vermeillets
Y naissent entre les roses.
Je sens en ce mois si beau
Le flambeau
D’Amour qui m’échauffe l’âme,
Y voyant de tous côtés
Les beautés
Qu’il emprunte de ma Dame.
Quand je vois tant de couleurs
Et de fleurs
Qui émaillent un rivage,
Je pense voir le beau teint
Qui est peint
Si vermeil en son visage.
Quand je vois les grands rameaux
Des ormeaux
Qui sont lacés de lierre,
Je pense être pris ès lacs
De ses bras,
Et que mon col elle serre.
Quand j’entends la douce voix
Par les bois
Du gai rossignol qui chante,
D’elle je pense jouir
Et ouïr
Sa douce voix qui m’enchante.
Quand Zéphyre mène un bruit
Qui se suit
Au travers d’une ramée,
Des propos il me souvient
Que me tient
La bouche de mon aimée.
Quand je vois en quelque endroit
Un pin droit,
Ou quelque arbre qui s’élève,
Je me laisse décevoir,
Pensant voir
Sa belle taille et sa grève.
Quand je vois dans un jardin
Au matin
S’éclore une fleur nouvelle,
J’accompare le bouton
Au teton
De son beau sein qui pommelle.
Quand le Soleil tout riant
D’Orient
Nous montre sa blonde tresse,
Il me semble que je voi
Près de moi
Lever ma belle maîtresse.
Quand je sens parmi les prés
Diaprés
Les fleurs dont la terre est pleine,
Lors je fais croire à mes sens
Que je sens
La douceur de son haleine.
Bref, je fais comparaison,
Par raison,
Du printemps et de m’amie;
Il donne aux fleurs la vigueur,
Et mon coeur
D’elle prend vigueur et vie.
Je voudrais au bruit de l’eau
D’un ruisseau
Déplier ses tresses blondes,
Frisant en autant de noeuds
Ses cheveux,
Que je verrais friser d’ondes.
Je voudrais pour la tenir
Devenir
Dieu de ces forêts désertes,
La baisant autant de fois
Qu’en un bois
Il y a de feuilles vertes.
Ha! maîtresse, mon souci,
Viens ici,
Viens contempler la verdure!
Les fleurs de mon amitié
Ont pitié,
Et seule tu n’en as cure.
Au moins, lève un peu tes yeux
Gracieux,
Et vois ces deux colombelles,
Qui font naturellement
Doucement
L’amour du bec et des ailes.
Et nous, sous ombre d’honneur,
Le bonheur
Trahissons par une crainte;
Les oiseaux sont plus heureux,
Amoureux,
Qui font l’amour sans contrainte.
Toutefois ne perdons pas
Nos ébats
Pour ces lois tant rigoureuses;
Mais, si tu m’en crois, vivons
Et suivons
Les colombes amoureuses.
Pour effacer mon émoi
Baise-moi,
Rebaise-moi, ma Déesse;
Ne laissons passer en vain
Si soudain
Les ans de notre jeunesse.

Hymne à l’automne

Je n’avais pas quinze ans que les monts et les bois
Et les eaux me plaisaient plus que la cour des Rois,
Et les noires forêts en feuillage voutées,
Et du bec des oiseaux les roches picotées ;
Une vallée, un antre en horreur obscurci,
Un désert effroyable était tout mon souci ;
A fin de voir au soir les Nymphes et les Fées
Danser dessous la lune en cotte par les prées
Fantastique d’esprit, et de voir les Sylvains
Etre boucs par les pieds et hommes par les mains,
Et porter sur le front des cornes en la sorte
Qu’un petit agnelet de quatre mois les porte.
J’allais après la dance, et craintif je pressais
Mes pas dedans le trac des Nymphes, et pensais
Que pour mettre mon pied en leur trace poudreuse
J’aurais incontinent l’âme plus généreuse ;
Ainsi que l’Ascrean qui gravement sonna
Quand l’une des neuf Sœurs du laurier lui donna.
Or je ne fus trompé de ma jeune entreprise ;
Car la gentille Euterpe ayant ma dextre prise,
Pour m’ ôter le mortel par neuf fois me lava
De l’eau d’une fontaine où peu de monde va,
Me charma par neuf fois, puis d’une bouche enflée
(Ayant dessus mon chef son haleine soufflée)
Me hérissa le poil de crainte et de fureur,
Et me remplit le cœur d’ingénieuse erreur,
En me disant ainsi : « Puisque tu veux nous suivre,
Heureux après la mort nous te ferons revivre
Par longue renommée, et ton los ennobli
Accablé du tombeau n’ira point en oubli.»
« Tu seras du vulgaire appelé frénétique,
Insensé, furieux, farouche, fantastique,
Maussade, malplaisant, car le peuple médit
De celui qui de mœurs aux siennes contredit.
Mais courage, Ronsard ! les plus doctes poètes,
Les Sibylles, Devins, Augures et Prophètes,
Hués, sifflés, moqués des peuples ont été,
Et toutefois, Ronsard, ils disaient vérité.
N’espère d’amasser de grands biens en ce monde :
Une forêt, un pré, une montagne, une onde
Sera ton héritage, et seras plus heureux
Que ceux qui vont cachant tant de trésors chez eux.
Tu n’auras point de peur qu’un Roi, de sa tempête,
Te vienne en moins d’un jour escarbouiller la tête
Ou confisquer tes biens, mais, tout paisible et coi,
Tu vivras dans les bois pour la Muse et pour toi. »
Ainsi disait la nymphe, et de là je vins être
Disciple de Dorat, qui longtemps fut mon maître ;
M’apprit la poésie, et me montra comment
On doit feindre et cacher les fables proprement,
Et à bien déguiser la vérité des choses
D’un fabuleuxmanteau dont elles sont encloses.
J’appris en son école à immortaliser
Les hommes que je veux célébrer et priser,
Leur donnant de mes biens, ainsi que je te donne
Pour présent immortel l’Hymne de cet automne.

Hymne à la nuit 

Nuit, des amours ministre et sergente fidèle
Des arrêts de Venus, et des saintes lois d’elle,
Qui secrète accompagne
L’impatient ami de l’heure accoutumée,
Ô l’aimée des Dieux, mais plus encore aimée
Des étoiles compagnes,

Nature de tes dons adore l’excellence,
Tu caches les plaisirs dessous muet silence
Que l’amour jouissante
Donne, quand ton obscur étroitement assemble
Les amants embrassés, et qu’ils tombent ensemble
Sous l’ardeur languissante.

Lorsque l’amie main court par la cuisse, et ores
Par les tétins, auxquels ne se compare encore
Nul ivoire qu’on voie,
Et la langue en errant sur la joue, et la face,
Plus d’odeurs, et de fleurs, là naissantes, amasse
Que I’Orient n’envoie.

C’est toi qui les soucis, et les gênes mordantes,
Et tout le soin enclos en nos âmes ardentes
Par ton présent arraches.
C’est toi qui rends la vie aux vergers qui languissent,
Aux jardins la rosée, et aux cieux qui noircissent
Les idoles attaches.

Mais, si te plaît déesse une fin à ma peine,
Et donte sous mes bras celle qui est tant pleine
De menaces cruelles.
Afin que de ses yeux (yeux qui captifs me tiennent)
Les trop ardents flambeaux plus brûler ne me viennent
Le fond de mes mouelles.

L’hymne de la mort

D’autant que le Sommeil est le frere de celle,
Qui l’ame reconduit à la vie éternelle.
Où plus elle n’endure avec son Dieu là-haut
Ny peine, ny souci, ny froidure, ny chaud,
Procès, ny maladie ; ains, de tout mal exempte,
De siecle en siecle vit, bien-heureuse et contente,
Aupres de son facteur, non plus se renfermant
En quelque corps nouveau, ou bien se transformant
En estoile, ou vagant par l’air dans les nuages,
Ou voletant çà-bas dans les deserts sauvages
Comme beaucoup ont creu, mais en toute saison
Demourant dans le Ciel, son antique maison,
Pour contempler de Dieu l’éternelle puissance,
Les Démons, les Héros et l’Angelique essence,
Les Astres, le Soleil, et le merveilleux tour
De la voûte du Ciel qui nous cerne à l’entour,
Se contentant de voir dessous elle les nues,
La grand’mer ondoyante, et les terres cognues,
Sans plus y retourner ; car, à la vérité,
Rien peu se sentiroit de ta benignité,
O gracieuse Mort ! si, pour la fois seconde,
Abandonnoit le Ciel, et revenoit au monde.
Aussi dans ton lien tu ne la peux avoir
Qu’un coup, bien que ta main estende son pouvoir
En cent mille façons sur toute chose née.
Car, naissans, nous mourons : telle est la destinée
Des corps sujets à toy, qui tiens tout, qui prens tout
Qui n’as en ton pouvoir certaine fin ne bout ;
Et ne fust de Venus l’ame generative,
Qui tes fautes repare, et rend la forme vive,
Le monde periroit, mais son germe en refait
Autant de son costé, que ton dard en desfait.
Que ta puissance, ô Mort, est grande et admirable !
Rien au monde par toy ne se dit perdurable,
Mais, tout ainsi que l’onde aval des ruisseaux fuit
Le pressant coulement de l’autre qui la suit,
Ainsi le temps se coule, et le present fait place
Au futur importun, qui les talons luy trace.
Ce qui fut, se refait ; tout coule, comme une eau,
Et rien dessous le Ciel ne se voit de nouveau,
Mais la forme se change en une autre nouvelle.
Et ce changement-là, -Vivre, au monde s’appelle,
Et Mourir, quand la forme en une autre s’en-va.
Ainsi, avec Venus, la Nature trouva
Moyen de ranimer, par longs et divers changes,
La matière restant, tout cela que tu manges ;
Mais nostre ame immortelle est toujours en un lieu,
Au change non sujette, assise auprès de Dieu,
Citoyenne à jamais de la ville etherée,
Qu’elle avoit si long temps en ce corps desirée.
Je te salue, heureuse et profitable Mort,
Des extremes douleurs, medecin et confort.

Les Discours (1562 – 1563)

Poète engagé et officiel de la cour de Charles IX, Ronsard déploie la réthorique dans laquelle il excelle pour écrire sur les affaires de la France. Face aux menaces qui pèsent sur le pays, il ses sent interpelé pour défendre son unité et ses intêrets. Les Discours s’adressent essenteillemnt à tous ceux qui peuvent apporter un plus pour sortir la nation de la guerre civile dans laquelle les potestants l’ont plongée. Ils sont en faveur de Charles IX et de la paix. Pendant que Bellay caricature les courtisans et les cardinaux, lui prend part à la querelle de religion auprès des catholiques. Ronsard se transforme en militant. Pour agir sur le lecteur et l’influencer, il utilise une écriture plus pragmatique .    

Institution pour l’adolescence du roy treschrestien
Charles neufviesme de ce nom (1562)

Tout en restant poétique, Ronsard développe ici un discours également humaniste dont les enjeux sont cependant idéologiques, politiques et historiques. Il donne l’image idéale que doit être celle d’un prince pour être l’exemple, un modèle à imiter. Un prince que seul un poète peut conseiller, éclairer et aider à parfaire l’éducation qui doit être avant tout chrétienne dans une monarchie de droit divin et humaniste.

Extraits

Sire, ce n’est pas tout que d’estre Roy de France,
Il faut que la vertu honore vostre enfance :
Car un Roy sans vertu porte le sceptre en vain,
Et luy sert de fardeau, qui luy charge la main :
Pource on dit que Thetis la femme de Pelée,
Apres avoir la peau de son enfant brûlée
Pour le rendre immortel, le prist en son giron
Et de nuit l’emporta dans l’Antre de Chiron,
Chiron noble Centaure, à fin de luy aprendre
Les plus rares vertus dés sa jeunesse tendre,
Et de science et d’art son Achille honorer :
Car l’esprit d’un grand Roy ne doit rien ignorer.

Il ne doit seulement sçavoir l’art de la guerre,
De garder les cités, ou les ruer par terre,
De piquer les chevaux, ou contre son harnois
Recevoir mille coups de lances aux tournois :
De sçavoir comme il faut dresser une Embuscade,
Ou donner une Cargue, ou une Camisade,
Se renger en bataille, et soubs les estandars
Mettre par artifice en ordre ses soldars.

Les Roys les plus brutaulx telles choses n’ignorent,
Et par le sang versé leurs couronnes honorent :
Tout ainsi que Lyons, qui s’estiment alors
De tous les animaux estre veuz les plus fors,
Quand ils se sont repeuz d’un Cerf au grand corsage,
Et ont remply les champs de meurtre et de carnage.

Mais les princes Chrestiens n’estiment leur vertu
Procéder ny de sang ni de glaive pointu :
Ains par les beaux mestiers qui des Muses procedent,
Et qui de gravité tous les autres excédent :
Quand les Muses qui sont filles de Jupiter
(Dont les Roys sont issus) les Roys daignent hanter,
Elles les font marcher en toute reverence :
Loing de leur magesté banissent l’ignorance,
Et tous remplis de grace et de divinité,
Les font parmy le peuple ordonner equité.
Ils deviennent apris en la mathematique,
En l’art de bien parler, en histoire et musique,
En physiognomie, à fin de mieux sçavoir
Juger de leurs subjects seulement à les voir.

Telle science sceut le jeune prince Achille,
Puis scavant et vaillant il fit mourir Troille
Sur le champ Phrygien, et fit mourir encor
Le magnanime orgueil du furieux Hector,
Il tua Sarpedon, tua Pentasilée
Et par luy la cité de Troye fut brulée.
Tel fut jadis Thesée, Hercules, et Jason,
Et tous les vaillans preux de l’antique saison.
Tel vous serez aussi, si la Parque cruelle
Ne tranche avant le temps vostre trame nouvelle :

Car Charles, vostre nom tant commun à nos Roys,
Nom du Ciel revenu en France par neuf fois,
Neuf fois nombre parfait, comme cil qui assemble
Pour sa perfection trois Triades ensemble,
Monstre que vous aurez l’Empire, et le renom
Des huict Charles passez dont vous portés le nom.
Mais pour vous faire tel, il faut de l’artifice
Et dés jeunesse aprendre à combattre le vice.

Il faut premierement aprendre à craindre Dieu
Dont vous estes l’ymage : et porter au milieu
De vostre cueur son nom, et sa saincte parolle,
Comme le seul secours dont l’homme se consolle.

Apres si vous voulés en terre prosperer,
Il vous faut vostre mere humblement honorer,
La craindre et la servir, qui seulement de mere
Ne vous sert pas icy, mais de garde, et de père.
Apres, il fault tenir la loy de vos ayeulx,
Qui furent Roys en terre, et sont là hault aux cieux :
Et garder que le peuple imprime en sa cervelle
Les curieux discours d’une secte nouvelle.

Apres il fault apprendre à bien imaginer,
Autrement la raison ne pourroit gouverner :
Car tout le mal qui vient à l’homme prend naissance
Quand par sus la Raison le Cuider a puissance :

Tout ainsi que le corps s’exerce en travaillant,
Il faut que la Raison s’exerce en bataillant
Contre la monstrueuse et faulse fantasie,
De peur que vainement l’ame n’en soit saisie.
Car ce n’est pas le tout de sçavoir la vertu,
Il faut cognoistre aussi le vice revestu
D’un habit vertueux, qui d’autant plus offence
Qu’il se monstre honorable, et a belle aparance.

De là vous aprendrés à vous cognoistre bien,
Et en vous cognoissant vous ferés toujours bien :
Le vray commencement pour en vertus acroistre,
C’est (disoit Apollon) soymesme se cognoistre.
Celuy qui se cognoist, est seul maistre de soy,
Et sans avoir Royaume il est vrayement un Roy.

Commencés donq ainsi : puis si tost que par l’age
Vous serés homme fait de corps, et de courage,
Il fauldra de vous-mesme aprendre à commander,
A oyr vos subjects, les voir, et demander,
Les cognoistre par nom, et leur faire justice,
Honorer la vertu et corriger le vice.

Malheureux sont les Roys qui fondent leur apuy
Sur l’ayde d’un commis : qui par les yeux d’autruy
Voyent l’estat du peuple, et oyent par l’oreille
D’un flateur mensonger qui leur conte merveille.
Tel Roy ne regne pas, ou bien il regne en peur
(D’autant qu’il ne sçait rien) d’offencer un flateur.

Mais (Sire) ou je me trompe en voyant vostre grace
Ou vous tiendrez d’un Roy la legitime place :
Vous ferés vostre charge, et comme un prince doux
Audience et faveur vous donnerez à tous.

Vostre palais Royal cognoistrez en presence :
Et ne commetrez point une petite offence :
Si un pilote faut, tant soit peu, sur la mer,
II fera desoubs l’eau la navire abismer.
Aussi faillant un Roy tant soit peu, la province
Se perd, car volontiers le peuple suit son prince.

Aussi pour estre Roy vous ne devés penser
Vouloir comme un Tyran vos subjects offencer,
Car comme nostre corps, vostre corps est de boue :
Des petits et des grands la fortune se joüe :
Tous les regnes mondains se font et se defont,
Et au gré de fortune ils viennent et s’en vont,
Et ne durent non plus qu’une flamme allumée
Qui soudain est esprise et soudain consumée.

Or, Sire, imités Dieu, lequel vous a donné
Le sceptre, et vous a fait un grand Roy couronné,
Faites misericorde à celuy qui supplie,
Punissés l’orgueilleux qui s’arme en sa follie,
Ne poussés par faveur un homme en dignité,
Mais choisissés celuy qui l’a bien merité.
Ne baillés pour argent ny estats, ny offices,
Ne donnés aux premiers les vaccans benefices,
Ne souffrés pres de vous ne flateurs, ne vanteurs,
Fuyés ces plaisans fols qui ne sont que menteurs,
Et n’endurés jamais que les langues legeres
Mesdisent des Seigneurs des terres estrangeres.

Ne soyés point moqueur ny trop hault à la main,
Vous souvenant toujours que vous estes humain.
Ne pillez vos subjects par rançons ny par tailles,
Ne prenés sans raison ny guerres ny batailles,
Gardés le vostre propre, et vos biens amassés,
Car pour vivre content vous en avés assés.

S’il vous plaist vous garder sans archers de la garde,
Il faut que d’un bon œil le peuple vous regarde,
Qu’il vous ayme sans creinte, ainsi les puissans Roys
Ont gardé leur Empire, et non par le harnois.

Comme le corps Royal ayés l’ame Royalle,
Tirés le peuple à vous d’une main liberalle,
Et pensés que le mal le plus pernicieux
C’est un prince sordide et avaritieux.

Ayés autour de vous des personnes notables,
Et les oyés parler volontiers à vos tables,
Soyés leur auditeur comme fut vostre ayeul,
Ce grand François qui vit encores au cercueil.

Soyés comme un bon prince amoureux de la gloire,
Et faites que de vous se remplisse une histoire
Du temps victorieux, vous faisant immortel,
Comme Charles le Grand, ou bien Charles Martel.

Ne souffrés que les grands blessent le populaire,
Ne souffrés que le peuple au grand puisse desplaire,
Gouvernés vostre argent par sagesse et raison :
Le prince qui ne peut gouverner sa maison,
Sa femme, ses enfans, et son bien domestique,
Ne sçauroit gouverner une grand republique.

Pensés long temps devant que faire aucuns Edicts,
Mais si tost qu’ils seront devant le peuple mis,
Qu’ils soient pour tout jamais d’invincible puissance,
Car autrement vos loix sentiroient leur enfance.

Ne vous monstrés jamais pompeusement vestu,
L’habillement des Roys est la seule vertu :
Que votre corps reluise en vertus glorieuses,
Et non pas vos habits de perles precieuses.

D’amis plus que d’argent monstrés vous desireux,
Les Princes sans amis sont toujours malheureux.
Aymés les gens de bien, ayant toujours envie
De ressembler à ceux qui sont de bonne vie.
Punissés les malins et les seditieux :
Ne soyés point chagrin, despit, ne furieux,
Mais honeste et gaillard, portant sur le visage,
De vostre gentil’ame un gentil tesmoignage.

Or, Sire, pour autant que nul n’a le pouvoir
De chastier les Roys qui font mal leur devoir,
Punissés vous vous mesme, à fin que la Justice
De Dieu, qui est plus grand, vos fautes ne punisse.

Je dy ce puissant Dieu dont l’Empire est sans bout
Qui de son trosne assis en la terre voit tout,
Et fait à un chascun ses justices égalles.
Autant aux laboureurs qu’aux personnes Royalles :
Lequel je suppliray vous tenir en sa loy,
Et vous aymer autant qu’il fit David son Roy,
Et rendre comme à luy vostre sceptre tranquile :
Car sans l’ayde de Dieu la force est inutile.

Discours des misères de ce temps (1562)

Ce discours, qu’il compose après l’éclatement de la guere civile en 1562, s’adresse à Catherine de Médicis la Reine mère et à Théodore de Bèze (le chef des protestants). Il exhorte la première à user de son pouvoir, de son autorité et de son influence pour ramener la paix. Au second, tout en s’emportant contre les protestants qu’il accuse responsables de la guerre civile, il rappelle que la foi dicte de préférer la patience chrétienne à la violence.

Extraits

A la Reine, mère du Roi

… Las! ma Dame, en ce temps que le cruel orage
Menace les Français d’un si piteux naufrage,
Que la grêle et la pluie, et la fureur des cieux
Ont irrité la mer de vents séditieux,
Et que l’astre Jumeau ne daigne plus reluire,
Prenez le gouvernail de ce pauvre navire,
Et malgré la tempête, et le cruel effort
De la mer et des vents, conduisez-le à bon port.
La France à jointes mains vous en prie et reprie,
Las! qui sera bientôt et proie et moquerie
Des Princes étrangers, s’il ne vous plaît en bref
Par votre autorité apaiser son méchef.
Ha! que diront là-bas sous les tombes poudreuses
De tant de vaillants Rois les âmes généreuses?
Que dira Pharamond, Clodion et Clovis,
Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Loïs,
Qui de leur propre sang à tous périls de guerre
Ont acquis à leurs fils une si belle terre?
Que diront tant de Ducs et tant d’hommes guerriers
Qui sont morts d’une plaie au combat les premiers,
Et pour France ont souffert tant de labeurs extrêmes,
La voyant aujourd’hui détruire par soi-mêmes?
Ils se repentiront d’avoir tant travaillé,
Assailli, défendu, guerroyé, bataillé
Pour un peuple mutin divisé de courage,
Qui perd en se jouant un si bel héritage;
Héritage opulent, que toi, peuple qui bois
La Tamise Albionne, et toi, More qui vois
Tomber le chariot du Soleil sur ta tête,
Et toi, race Gothique aux armes toujours prête,
Qui sens la froide bise en tes cheveux venter,
Par armes n’aviez su ni froisser ni dompter.
Car tout ainsi qu’on voit de la dure cognée
Moins reboucher le fer, plus est embesognée
A couper, à trancher, et à fendre du bois,
Ainsi par le travail s’endurcit le François,
Lequel, n’ayant trouvé qui par armes le dompte,
De son propre couteau soi-même se surmonte…
O toi, historien, qui d’encre non menteuse
Ecris de notre temps l’histoire monstrueuse,
Raconte à nos enfants tout ce malheur fatal,
Afin qu’en te lisant ils pleurent notre mal
Et qu’ils prennent exemple aux péchés de leurs pères
De peur de ne tomber en pareilles misères.
De quel front, de quel oeil, ô siècles inconstants!
Pourront-ils regarder l’histoire de ce temps
En lisant que l’honneur et le sceptre de France,
Qui depuis si long âge avait pris accroissance,
Par une opinion nourrice des combats
Comme une grande roche est bronché contre bas!…
L’artisan par ce monstre a laissé sa boutique,
Le pasteur ses brebis, l’avocat sa pratique,
Sa nef le marinier, sa foire le marchand,
Et par lui le prudhomme est devenu méchant.
L’écolier se débauche, et de sa faux tortue
Le laboureur façonne une dague pointue,
Une pique guerrière il fait de son râteau,
Et l’acier de son coutre il change en un couteau.
Morte est l’autorité; chacun vit en sa guise;
Au vice déréglé la licence est permise;
Le désir, l’avarice et l’erreur insensé
Ont sens dessus-dessous le monde renversé.
On fait des lieux sacrés une horrible voirie,
Une grange, une étable et une porcherie,
Si bien que Dieu n’est sûr en sa propre maison.
Au ciel est revolée et Justice et Raison,
Et en leur place, hélas! règnent le brigandage,
La force, le harnois, le sang et le carnage.
Tout va de pis en pis: le sujet a brisé
Le serment qu’il devait à son Roi méprisé;
Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence
Ainsi qu’une furie agite notre France…
O Dieu! qui de là-haut nous envoyas ton Fils
Et la paix éternelle avecque nous tu fis
Donne, je te suppli, que cette Reine mère
Puisse de ces deux camps apaiser la colère;
Donne-moi derechef que son sceptre puissant
Soit malgré le discord en armes fleurissant;
Donne que la fureur de la guerre barbare
Aille bien loin de France au rivage Tartare;
Donne que nos couteaux de sang humain tachés
Soient dans un magasin pour jamais attachés,
Et les armes au croc, sans être embesognées,
Soient pleines désormais de toiles d’araignées…

Continuation des discours des misères de ce temps

Ronsard invite dans cette continuation des discours Théodore Bèze (chef des protestants) à prendre le droit chemin. Il l’exhorte avec courtoisie à déposer les armes, pour l’amour de la patrie.

A la Reine mère

Madame, je serais ou du plomb ou du bois
Si moi que la nature a fait naître François,
Aux races à venir je ne contais la peine
Et l’extrême malheur dont notre France est pleine.
Je veux, malgré les ans, au monde publier
D’une plume de fer sur un papier d’acier
Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue
Et jusques à la mort vilainement battue.
Elle semble au marchand, hélas qui par malheur,
En faisant son chemin rencontre le voleur,
Qui contre l’estomac lui tend la main armée
D’avarice cruelle et de sang affamée.
Il n’est pas seulement content de lui piller
La bourse et le cheval ; il le fait dépouiller,
Le bat et le tourmente, et d’une dague essaie
De lui chasser du corps l’âme par une plaie ;
Puis en le voyant mort il se rit de ses coups,
Et le laisse manger aux mâtins et aux loups.
Si est-ce qu’à la fin la divine puissance
Court après le meurtrier et en prend la vengeance ;
Et dessus une roue (après mille travaux)
Sert aux hommes d’exemple et de proie aux corbeaux.
Mais ces nouveaux tyrans qui la France ont pillée,
Volée, assassinée, à force dépouillée,
Et de cent mille coups le corps lui ont battu,
(Comme si brigandage était une vertu)
Vivent sans châtiment et à les ouïr dire,
C’est Dieu qui les conduit, et ne s’en font que rire…
Or eux se vantant seuls les vrais enfants de Dieu,
En la dextre ont le glaive et en l’autre le feu,
Et comme furieux qui frappent et enragent,
Volent les temples saints, et les villes saccagent.
Et quoi ? brûler maisons, piller et brigander,
Tuer, assassiner, par force commander,
N’obéir plus aux Rois, amasser des armées,
Appelez-vous cela Églises reformées ?
Jésus que seulement vous confessez ici
De bouche et non de cœur, ne faisait pas ainsi ;
Et saint Paul en prêchant n’avait pour toutes armes
Sinon l’humilité, les jeûnes et les larmes ;
Et les pères martyrs aux plus dures saisons
Des tyrans, ne s’armaient sinon que d’oraisons ;
Bien qu’un ange du ciel, à leur moindre prière,
En soufflant eût rué les tyrans en arrière…
De Bèze, je te prie, écoute ma parole,
Que tu estimeras d’une personne folle ;
S’il te plaît toutefois de juger sainement,
Après m’avoir ouï tu diras autrement.
La terre qu’aujourd’huy tu remplis toute d’armes,
Y faisant fourmiller grand nombre de gendarmes
Et d’avares soldats qui du pillage ardents
Naissent dessous ta voix, tout ainsi que des dents
Du grand serpent Thébain les hommes qui muèrent
Le limon en couteaux dont ils s’entre-tuèrent,
Et nés et demi-nés se firent tous périr,
Si qu’un même soleil les vit naître et mourir.
De Bèze, ce n’est pas une terre Gothique,
Ni une région Tartare ni Scythique ;
C’est celle où tu naquis, qui douce te reçut,
Alors qu’à Vézelay 9 ta mère te conçut ;
Celle qui t’a nourri et qui t’a fait apprendre
La science et les arts dès ta jeunesse tendre 10,
Pour lui faire service et pour en bien user,
Et non comme tu fais, à fin d’en abuser.
Si tu es envers elle enfant de bon courage,
Ores que tu le peux, rends-lui son nourrissage,
Retire tes soldats, et au lac Genevois
(Comme chose exécrable) enfonce leurs harnois.
Ne prêche plus en France une Évangile armée,
Un Christ empistolé tout noirci de fumée,
Portant un morion en tête, et dans sa main 11
Un large coutelas rouge de sang humain.
Cela déplaît à Dieu, cela déplaît au Prince ;
Cela n’est qu’un appât qui tire la province
À la sédition, laquelle dessous toi
Pour avoir liberté ne voudra plus de Roy…
Un jour en te voyant aller faire ton prêche 13,
Ayant dessous un reître 14 une épée au côté,
« Mon Dieu, ce dis-je lors, quelle sainte bonté !
Ô parole de Dieu d’un faux masque trompée,
Puis que les prédicants prêchent à coups d’épée !
Bien tôt avec le fer nous serons consumés,
Puis que l’on voit de fer les ministres armés. »
Et lors deux surveillants qui parler m’entendirent,
Avec un hausse-bec ainsi me répondirent  :
« Quoi ? parles-tu de lui qui seul est envoyé
Du ciel pour r’enseigner le peuple dévoyé ?
Ou tu es un athée, ou quelque bénéfice
Te fait ainsi vomir ta rage et ta malice ;
Puis que si arrogant tu ne fais point d’honneur
À ce prophète saint envoyé du Seigneur. »
Adonc je répondis  : « Appeliez-vous athée
Celui qui dès enfance onc du cœur n’a ôtée
La foi de ses aïeuls ? qui ne trouble les lois
De son pays natal les peuples ni les Rois ?
Appelez-vous athée un homme qui méprise
Vos songes contrefaits, les monstres de l’Église ?
Qui croit en un seul Dieu, qui croit au Saint Esprit,
Qui croit de tout son cœur au Sauveur Jésus-Christ ?…
Les Apôtres jadis prêchaient tous d’un accord,
Entre vous aujourd’hui ne règne que discord
Les uns sont Zwingliens, les autres Luthéristes,
Les autres Puritains, Quintins 18, Anabaptistes,
Les autres de Calvin vont adorant les pas,
L’un est prédestiné et l’autre ne l’est pas,
Et l’autre enrage après l’erreur Muncerienne,
Et bien tôt s’ouvrira l’école Bézienne.
Si bien que ce Luther lequel était premier,
Chassé par les nouveaux est presque le dernier,
Et sa secte qui fut de tant d’hommes garnie,
Est la moindre de neuf qui sont en Germanie.
» Vous devriez pour le moins avant que nous troubler,
Être ensemble d’accord sans vous désassembler ;
Car Christ n’est pas un Dieu de noise ni discorde
Christ n’est que charité, qu’amour et que concorde,
Et montrez clairement par la division
Que Dieu n’est point auteur de votre opinion…
Ô Seigneur tout-puissant, ne mets point en oubli
D’envoyer un Mercure avecque le moly
Vers ce Prince royal 21, à fin qu’il l’admoneste,
Et lui fasse rentrer la raison en la tête,
Lui décharme le sens, lui dessille les yeux,
Lui montre clairement quels furent ses aïeux,
Grands Rois et gouverneurs des grandes républiques,
Tant craints et redoutés pour être catholiques !
» Si la saine raison le regagne une fois,
Lui qui est si gaillard, si doux et si courtois,
Il connaîtra l’état auquel on le fait vivre,
Et comme pour de l’or on lui donne du cuivre,
Et pour un grand chemin un sentier égaré,
Et pour un diamant un verre bigarré.
» Ha que je suis marri que cil qui fut mon maître 22,
Dépêtré du filet ne se peut reconnaître !
Je n’aime son erreur, mais haïr je ne puis
Un si digne prélat dont serviteur je suis,
Qui bénin m’a servi (quand fortune prospère
Le tenait près des Roys) de seigneur et de père.
Dieu préserve son chef de malheur et d’ennui,
Et le bonheur du ciel puisse tomber sur lui »…
Puis quand je vois mon Roy, qui déjà devient grand,
Qui courageusement me soustient et defend,
Je suis toute guérie, et la seule apparence
D’un Prince si bien né me nourrit d’espérance.
Ce prince, ou je me trompe en voyant son maintien,
Sa nature si douce et encline à tout bien,
Et son corps agité d’une âme ingénieuse,
Et sa façon de faire honnête et gracieuse,
Ni moqueur, ni jureur, menteur ni glorieux,
Je pense qu’ici bas il est venu des cieux
Afin que la couronne au chef me soit remise,
Et que par sa vertu refleurisse l’Église.
» Avant qu’il soit longtemps ce magnanime Roy
Domptera les mutins qui s’arment contre moi,
Et ces faux devineurs qui d’une bouche ouverte
De son sceptre royal ont prédite la perte.
Ce prince, accompagné d’armes et de bonheur,
Enverra jusqu’au ciel ma gloire et mon honneur,
Et aura, pour se rendre aux ennemis terrible,
Le nom de très-chrétien et de très-invincible.
» Puis voyant d’autre part cet honneur de Bourbon,
Ce magnanime Roy, qui très-sage et très-bon
S’oppose à l’hérésie, et par armes menace
Ceux qui de leurs aïeux ont délaissé la trace ;
Voyant le Guisian d’un courage indompté,
Voyant Montmorency, voyant d’autre côté
Aumale et Saint André ; puis voyant la noblesse
Qui porte un cœur enflé d’armes et de prouesse
J’espère après l’orage un retour de beau temps
Et après un hiver un gracieux printemps.
Car le bien suit le mal comme l’onde suit l’onde,
Et rien n’est assuré sans se changer au monde.
» Cependant prends la plume, et d’un style endurci
Contre le trait des ans, engrave tout ceci ;
À fin que nos neveux puissent un jour connaître
Que l’homme est malheureux qui se prend à son maître. »
Ainsi par vision la France à moi parla,
Puis s’évanouissant de mes yeux s’envola
Comme une poudre au vent, ou comme une fumée
Qui se jouant en l’air est en rien consumée.
Une ville est assise ès champs Savoysiens,
Qui par fraude a chassé ses seigneurs anciens,
Misérable sejour de toute apostasie,
D’opiniastreté, d’orgueil, et d’heresie,
Laquelle (en ce pendant que les Rois augmentoient
Mes bornes, et bien loing pour l’honneur combatoient)
Apelant les banis en sa secte damnable
M’a fait comme tu vois chetive et miserable.
Or mes Roys voyans bien qu’une telle cité
Leur seroit quelque jour une infelicité,
Deliberaient assez de la ruer par terre,
Mais contre elle jamais n’ont entrepris la guerre,
Ou soit par negligence, ou soit par le destin
Entiere ils l’ont laissée : et de là vient ma fin.
Comme ces laboureurs dont les mains inutiles
Laissent pendre l’hyver un toufeau de chenilles
Dans une feuille seiche au feste d’un pommier :
Si tost que le soleil, de son rayon premier
A la feuille eschaufée, et qu’elle est arrosée
Par deux ou par trois fois d’une tendre rosée,
Le venin, qui sembloit par l’hyver consumé,
En chenilles soudain apparoist animé,
Qui tombent de la feuille, et rempent à grand peine
D’un dos entre-cassé au milieu de la plaine :
L’une monte en un chesne et l’autre en un ormeau,
Et toujours en mangeant se trainent au coupeau,
Puis descendent à terre et tellement se paissent
Qu’une seule verdure en la terre ne laissent.
Alors le laboureur voyant son champ gasté,
Lamente pour néant qu’il ne s’estoit hasté
D’etouffer de bonne heure une telle semence :
Il voit que c’est sa faute, et s’en donne l’offense.
Ainsi lorsque mes Roys aux guerres s’efforceoient,
Toutes en un monceau ces chenilles croissoient,
Si qu’en moins de trois moys, telle tourbe enragée
Sur moy s’est espandue, et m’a toute mangée.
Or mes peuples mutins, arrogans et menteurs,
M’ont cassé le bras droit chassant mes Senateurs,
Car de peur que la loy ne corrigeast leur vice,
De mes palais Royaux ont bany la justice :
Ils ont rompu ma robbe en rompant mes cités,
Rendans mes citoyens contre moy depités :
Ont pillé mes cheveux en pillant mes Eglises,
Mes Eglises hélas ! que par force ils ont prises !
En poudre foudroyant images et autels :
Venerables séjours de nos Saincts immortels !
Contre eux puisse tourner si malheureuse chose
Et l’or sainct derobé leur soit l’or de Tolose.
Ils n’ont pas seulement, sacrileges nouveaux,
Fait de mes temples saincts, estables à chevaux,
Mais comme tormentés des Fureurs Stygialles.
Ont violé l’honneur des ombres sepulchrales,
A fin que par tel acte inique et malheureux
Les vivans et les morts conspirassent contre eux :
Busire fut plus doux, & celuy qui promène
Une roche aux enfers eut l’ame plus humaine :
Bref ilz m’ont delaissée en extresme langueur.
 
La Franciade (1572)
Poème épique ou épopée à la gloire de la France, la Franciade a pour objet de magnifier la France et d’écrire son histoire à travers un héros (Francus) parti de Troie. Ce projet qu’il présente d’abord à Henri II à compter de 1560 suscite l’intérêt du roi de France. Son successeur Charles IX le soutient à son tour et encourage Ronsard. S’inspirant d’une légende, il met en scène un Francien (Francus), qu’il présente comme le fils d’Hector, et qui se serait échappé de la prison de Troie grâce à Jupiter. Ils se réfugie avec d’autres rescapés du massacre et pillage de la ville, dont notamment Andromaque et Hélénos, sur sur l’île de Buthrote. Il monte une dynastie pour laquelle la Gaulle devient la terre promise. L’auteur nous fait vivre les péripéties qui vont l’emmener jusque là pour fonder la France. Il nous fait part ensuite de l’avènement des rois de France (descendants de Francus) depuis Charles Martel et de leurs exploits.

Nul doute que le poète voulait imiter les poètes grecs et romains de l’antiquité, qui ont chanté la gloire d’Athènes et de Rome. Mais la tâche immense et trop ambitieuse finit par l’épuiser, découragé selon lui par le massacre de la Saint Barthélémy en 1572 qui met à mal le mythe d’une France unie. Déçu, en disgrâce avec le roi Henri III successeur de Charles IX mort en mai 1574, Ronsard se retire alors au prieuré de Saint-Cosmes-en-l’Isle. Dans l’épilogue des franciades il écrit :

Si le Roy Charles eust vescu
J’eusse achevé ce long ouvrage :
Si tost que la mortl’eust vaincu,
Sa mort me vainquit le courage.

Extraits de la Franciade

L’embarquement de Francus

… Et cependant les rudes matelots,
Peuple farouche ennemi du repos,
D’un cri naval hors du rivage proche
Démarrent l’ancre à la mâchoire croche,
Guident le mât à cordes bien tendu.
Chaque soldat en son banc s’est rendu
Echu par sort; de bras et de poitrine
Ils s’efforçaient: le navire chemine!
Les cris, les pleurs dedans le ciel volaient
Dessus l’adieu de ceux qui s’en allaient.
A tant Francus s’embarque en son navire,
Les avirons à double rang on tire;
Le vent poupier, qui droitement souffla
Dedans la voile, à plein ventre l’enfla,
Faisant siffler antennes et cordage;
La nef bien loin s’écarte du rivage!
L’eau sous la poupe aboyant fait un bruit
Qu’un train d’écume en tournoyant poursuit.
Qui vit jamais la brigade en la danse
Frapper des pieds la terre à la cadence
D’un ordre égal, d’un pas juste et compté,
Sans point faillir d’un ni d’autre côté,
Quand la jeunesse aux danses bien apprise
De quelque Dieu la fête solennise,
Il a pu voir les avirons égaux
Frapper d’accord la campagne des eaux.
Cette navire également tirée
S’allait traînant dessus l’onde azurée,
A dos rompu, ainsi que par les bois
Sur le printemps au retour des beaux mois
Va la chenille errante à toute force
Avec cent pieds sur les plis d’une écorce.
Ainsi qu’on voit la troupe des chevreaux
A petits bonds suivre les pastoureaux,
Devers le soir au son de la musette;
Ainsi les nefs d’une assez longue traite
Suivaient la nef de Francus, qui devant
Coupait la mer sous la faveur du vent,
A large voile, à rond cercle entonnée,
Ayant de fleurs la poupe couronnée.
L’eau se blanchit sous les coups d’avirons;
L’onde tortue ondoie aux environs
De la carène, et autour de la proue
Maint tourbillon en écumant se roue;
La terre fuit; seulement à leurs yeux
Paraît la mer et la voûte des cieux…

Comme astres clers dévestus d’une nue.
Ce jour Francus à merveille estoit beau,

Son jeune corps sembloit un renouveau,

Lequel estend sa robe bien pourprée
Dessus les fleurs d’une gemmeuse prée,
La grâce estoit à l’entour de ses yeux,

De front, de taille, égal aux demi-dieux.

Devant la porte en assez long espace.
Large, quarrée, estoit une grand’place,
Où la jeunesse aux armes s’esbatoit,

Piquoit chevaux, voltigeoir ou lutoit,

Courroit, sautoit, ou gardoit la barrière,
Jusques au ciel en voloit la poussière.

En ce pendant que d’œil prompt & ardant
Francus alloit le palais regardant
Festes, festons, gillochis, & ovalles,

Ayant la Gaule & les Gaulois vaincuz

Ores par ruse, & ores par bataille,
Rebastira de Paris la muraille
Et de rempars son mur enfermera :

La Gaule, après, de Francus nommera

Chef des François, qui pour la souvenance
D’un si grand prince aura le nom de France.
De Merové, des peuples conquereur,

Viendra meint prince, & meint grand empereur

Haut eslevez en dignité supresme :
Entre lesquels un Roy Charles neufiesme’,
Neufiesme en nom & premier en vertu,

Naistra pour voir le monde combatu

Desous ses pieds, d’oii le soleil se plonge,
Et d’où ses rais sur la terre il allonge,
Et s’eslançant de l’humide séjour

Aporte aux Dieux & aux hommes le jour.

Jamais Hercule en tournoyant la terre,
Ny rindian remparé de lierre,
L’un en son char & l’autre à pié, n’eut tant

Le glaive au poing d’honneur en combatant,

Bien que l’un ayt àgrand[sj coups de massue
Assommé l’hydre & les fils de la nue,

Charles Martel

Ce jour, Martel aura tant de courage
Qu’apparaissant en hauteur davantage
Que de coutume, on dira qu’un grand dieu,
Vêtant son corps, aura choisi son lieu.
Lui tout horrible en armes flamboyantes,
Mêlant le fifre aux trompettes bruyantes,
Et de tambours rompant le ciel voisin,
Eveillera le peuple sarrasin
Qui l’air d’autour emplira de hurlées
Ainsi qu’on voit les torrents aux vallées
Du haut des monts descendre d’un grand bruit :
En écumant la ravine se suit
À gros bouillons et, maîtrisant la plaine,
Gâte des bœufs et des bouviers la peine;
Ainsi courra, de la fureur guidé,
Avec grand bruit ce peuple débordé.
Mais tout ainsi qu’alors qu’une tempête
D’un grand rocher vient arracher la tête,
Puis, la poussant et lui pressant le pas,
La fait rouler du haut jusques à bas :
Tour dessus tour, bond dessus bond se roule
Ce gros morceau qui rompt, fracasse et foule
Les bois tronqués, et d’un bruit violent
Sans résistance à bas se va boulant;
Mais, quand sa chute en tournant est roulée
Jusqu’au profond de la creuse vallée,
S’arrête coi : bondissant il ne peut
Courir plus outre, et d’autant plus qu’il veut
Rompre le bord, et plus il se courrouce,
Plus le rempart, le pousse et le repousse;
Ainsi leur camp en bandes divisé,
Ayant trouvé le peuple baptisé,
Bien qu’acharné de meurtre et de tu’rie
Sera contraint d’arrêter sa furie…

A suivre…

 

 

 

 

François Rabelais, un génie humaniste de la Renaissance?

février 7th, 2014 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur François Rabelais, un génie humaniste de la Renaissance?)
Gargantua arrive à Paris

Biographie de François Rabelais 

(entre 1483 et 1494 à 1553)

Contemporain de François Ier, le premier roi de la Renaissance française, François Rabelais naît au domaine de La Devinière (maison des champs du père) à Seuilly près de Tours (d’Indre-et-Loire) entre 1483 et 1494 d’un père sénéchal et avocat au siège royal de Chinon. .Il est d’abord prêtre catholique évangélique puis médecin, romancier et humaniste français de la Renaissance. Bien plus que cela, il est précurseur dans tous les domaines : moraliste, éducateur, linguiste et créateur de mots. Sa contribution à l’émergence de «l’homme moderne » est indéniable.

Baignant dans un milieu aisé, il bénéficie d’un enseignement  médiéval (grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie et même musique et astronomie) qui le destine à une carrière ecclésiastique. Il rentre au monastère des Cordeliers d’ Angers comme novice de 1510 à 1520, date à laquelle il devient moine. Il y reçoit une formation en théologie, mais bénéficie également d’une initiation aux études grecques. Son intérêt grandissant pour les auteurs de l’Antiquité et la correspondance qu’il engage avec  de célèbres humanistes, l’emmènent  à fuir la vie monastique. Il est alors condamné pour apostasie. C’est à Paris qu’il entame des études  de médecine en 1524. Il les continue à la faculté de médecine de Montpellier, avant de s’installer à Lyon. Grâce à sa réputation il exerce et enseigne à l’Hôtel-Dieu de Notre-Dame de la Pitié à partir de 1532, sans être docteur. Il y publie des critiques de traités médicaux antiques, et commence sa carrière d’écrivain.

Bien qu’encore homme du Moyen Âge, ses idées, son action et ses écrits font de Rabelais un humaniste modèle de la Renaissance. Ce qui fait de lui l’artisan de la transition entre les deux époques. Il lutte avec enthousiasme pour la paix, en manifestant son opposition aux  guerres de conquête. Pour lui se défendre est la  seule raison de faire la guerre. Sous l’influence de la pensée antique, il apporte à la renaissance un nouvel idéal philosophique et moral. Précurseur dans bien des domaines, sa vie et son œuvre font triompher la liberté d’esprit. Il est un penseur en avance sur son temps, son génie et celui de Montaigne dominent la renaissance..

Rabelais passe pour être un des maîtres du rire de son temps. L’humour, les farces, la parodie, la grossièreté… fruit de la richesse de son imagination  n’apparaissent pas seulement dans ses œuvres, l’homme est  ainsi dans al vie de tous les jours : farceur, comique, fantaisiste, joueur avec les mots…. Médecin reconnu il publie d’intéressants travaux et apporte aussi guérison par le rire. Aimant la vie il la croque à pleines dents : il fréquente les châteaux de la Loire, les tavernes de Paris et de Chinon. Il a de l’admiration pour la grandeur de Rome et apprécie l’enchantement des jardins de Saint-Maur et le bon vin du Languedoc. Il meurt le 9 avril 1553 à Paris, six ans après François Ier.

L’Eglise semble t-il ne lui a jamais pardonné son « apostasie ». Ses critiques et son franc-parler finissent même par l’exaspérer. Exhumé du cimetière Pierre Lachaise détruit lors de travaux, une demande aurait été faite pour lui faire une place au Panthéon. La demande n’est jamais parvenue à destination pour le motif « prêtre athée ». Faute de descendants pour réclamer le corps, un tibia et son crâne aurait fini dans les catacombes de Paris et le reste dans la Seine.

Œuvre de François Rabelais

Écrivant avec le moyen français tel qu’on le parlait entre le XIVe et XVIe siècles, Rabelais est le digne continuateur de la littérature un peu païenne du Moyen Âge. Ses héros Gargantua et Pantagruel, deux géants père et fils, sont même issus de la littérature de cette époque qu’il se contente de transformer. Il adopte également le plan naissance-enfance-prouesses des romans de chevalerie.  L’Humanisme est un courant de pensée en vogue au 15e et 16e siècle en Europe. Quelques auteurs dont particulièrement Rabelais contribue à développer. Leurs ouvrages sont destinés avant tout à éduquer le nouvel homme, celui de la renaissance.

L’œuvre de Rabelais est un mélange judicieux de plusieurs genres : le conte, la parodie, le roman de chevalerie et la chronique. Elle mêle fiction et réalité et constitue certainement le prélude au roman réaliste, philosophique et satirique. La richesse du vocabulaire qu’il puise des langues mortes et  étrangères, des dialectes régionaux ou encore de langages techniques (médecine, agriculture, religion, commerce, guerre…) est impressionnante. Il l’utilise pour mettre en opposition le Moyen Âge obscurantiste et les savoirs de la renaissance naissante.

L’auteur utilise l’écriture pour lutter pour la paix, la tolérance et faire l’éloge des valeurs antiques. Il dénonce l’obscurantisme suffisant.  Les princes, les théologiens et hommes d’église, à qui il reproche leurs abus, sont ses principales cibles. Pour libérer le peuple du poids pesant de la religion et de sa morale, il met en avant une culture populaire grivoise drôle et faite de jeux et de vin. Il utilise le comique (farces inspirées du Moyen Age, jeux de mots, la caricature grotesque, la comédie d’intrigue, gauloiserie grossière…) qui fait de lui un des maîtres du rire de son époque, humour qu’il pratique tout aussi bien dans la vie courante. Son œuvre est également destinée aux monarques. A travers les bons rois que sont Gargantua, Pantagruel et Grandgousier sages, pieux et pacifiques il fait l’éloge de l’idéal du prince chrétien. A la lecture de ses écrits, on découvre aussi que l’ambition de Rabelais est d’instruire et d’amuser à la fois.

Rabelais c’est aussi le gigantisme, l’euphorie de la grandeur et de la quantité bien représenté par ses personnages hors du commun que sont Gargantua et Pantagruel. Il est considéré comme le plus fascinant des conteurs.

Œuvres de François Rabelais

Pantagruel (1532)

ou « Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant Gargantua ».

L’auteur publie Pantagruel, sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier, alors qu’il est nommé médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon. L’œuvre est condamnée par les théologiens de la Sorbonne, mais il obtient la protection de jean Du Bellay évêque de Paris et futur cardinal grâce à sa réputation de médecin.

Tout en parodiant la bible l’auteur fait la généalogie du géant jusqu’à la naissance de Pantagruel un jour de grande sécheresse. Il remonte jusqu’à Caïn et Abel, pour expliquer que cette race de géants voit le jour juste après le meurtre du premier par le second. Pantagruel qui naît de Gargantua et de Badebec qui meurt en le mettant au monde, est de ceux la. Le veuf ne sait s’il doit pleurer sa femme ou se réjouir de la naissance d’un fils. L’auteur traite avec un humour irrésistible ce dilemme douleur-joie. Le père finit par surmonter sa tristesse, et passe même à une joie extrême, ce qui correspond tout à fait à la philosophie de Rabelais basée sur la vie. Regarder  de l’avant sans jamais  se retourner. Il prend ainsi la résolution de bien s’occuper de son fils, et envisage même de prendre femme.

L’auteur de cette farce nous convie à voir le géant grandir. Après l’enfance durant laquelle il est élevé différemment de ses contemporains, nous le suivons  à travers la France où son père l’envoie faire son éducation humaniste. Dans une lettre qu’il envoie à son fils alors à paris, Gargantua écrit : « …Pour cette raison, mon fils, je te conjure d’employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu », ou encore  « je t’ai donné le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans », et aussi « En somme, que je voie en toi un abîme de science ». En fait Rabelais s’adresse à travers ses personnages à la jeunesse, l’exhortant aux études pour comprendre les choses qui l’entoure, s’émanciper, devenir au sens humaniste  des « honnêtes hommes »… Le message de Rabelais c’est aussi: les enfants devenant des adultes, ils doivent conduire eux aussi des idées nouvelles.

Prince juste Pantagruel découvre lors de ses pérégrinations un monde fait d’injustices et d’abus,  où des juges grotesques et rapaces, des huissiers ou encore des sergents s’enrichissent aux dépens de plaideurs. Doué de force et d’intelligence il fréquente plusieurs universités, rencontre Panurge qui deviendra son ami pour la vie et avec lequel il va vivre des aventures  comiques et philosophiques. Aventures durant lesquelles ils rencontrent des créatures fantastiques et d’autres grotesques. Ils vivent avec Gargantua le père, des faits d’armes contre les Dipsodes qui ont envahi l’Utopie leur pays natal. Des guerres qui se terminent par la victoire sur le roi Anarche, les trois cents géants et un gigantesque loup-garou.

Quelques citations de Rabelais dans Pantagruel:

  • « Un malheur ne vient jamais seul ».
  • « Le temps est père de vérité »
  • « Faute d’argent, c’est douleur non pareille ».
  • « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Gargantua (1534)

ou « La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel. Jadis composée par M. Alcofribas abstracteur »

Dans Garguantua on retrouve pratiquement le même schéma que dans Pantagruel. Rabelais qui remplace Panurge par le frère Jean des Entammeure, un moine bien agréable et populaire, trouve là prétexte pour donner libre cours à ses idées en relatant les aventures de trois générations. Celles du père Grandgousier, celles du fils Garguantua et celles du petit-fils Pantagruel. Le Pantagruélisme, philosophie chère à Rabelais qui consiste à profiter de toutes les bonnes choses, et l’humanisme de l’auteur sont bien mises en évidence.

Garguantua naît par l’oreille de Gargamelle, sa génitrice, onze mois après l’avoir porté. Son père Grandgousier règne sur Utopie près de Chinon (Touraine). C’est un roi sage, bon et populaire auprès de ses sujets. Il élève assez librement son fils qui reçoit d’abord une éducation de pédagogues dits traditionnels. Il est ensuite envoyé pour la parfaire à Paris par l’enseignement de Ponacrates, un précepteur humaniste, après avoir subi celle dépassée et désastreuse des théologiens de la Sorbonne. Il découvre  l’éducation humaniste et se plonge dans les textes antiques qui lui révèlent la sagesse et le savoir de leurs auteurs.

Mais voilà, le roi Pichrochole convoite Utopie et se prépare à l’investir. Grandgousier utilise tous les moyens pacifique, même en lui offrant des cadeaux, pour l’en dissuader en vain. Il n’a de choix lui, si pacifiste, que d’avoir recours aux armes et à la guerre. Accompagné du vaillant et courageux Frère Jean des Antommeures, Gargantua prend la tête des hostilités. Ils en sortent vainqueurs et Grandgousier manifeste une grand clémence à l’égard de l’ennemi vaincu qu’il laisse partir. Le royaume de Pichrochole est attribué à Pantagruel, alors que le moine est récompensé en lui accordant l’Abbaye de Thélène qui a pour devis « Fay ce que vouldras » (fais ce que tu voudras). C’est dans cette bâtisse qu’est célébrée la victoire.

Dans Gargantua Rabelais utilise son style chevaleresque propre à lui, pour faire un véritable procès de l’éducation, tout en incluant des épisodes les plus burlesques du fait notamment de la taille de son héros. Il met à profit les aventures de son héros pour, en profond humaniste qui croit en l’homme et ses progrès intellectuels et la nature, fustiger sa sombre époque faites de dérives de l’Eglise, d’obscurantisme entretenu par les théologiens et de guerres. La papauté et l’idolâtrie du Pape ne sont pas épargnées par l’auteur, qui considère le Pape comme un usurpateur et sans aucun privilège divin. Il s’en prend aux clercs pour leur ignorance, leur oisiveté et leur paresse. Le personnage de Jean des Entammeure qui aime la vie, la fête et le vin, n’est pas introduit innocemment. Il incarne le modèle même de ce que doit être un clerc.

Ainsi si Gargantua est écrit pour faire rire en même temps le lecteur, c’est pour se moquer des théologiens qui ont décrété le rire comme le propre du diable. A travers l’éducation de Gargantua, Rabelais expose sa vision d’un enseignement plus complet. Celui où la lecture et l’écriture, les sciences telles que la physiologie, l’anatomie ou encore l’astrophysique trouveraient leur place pour permettre à l’homme de mieux connaître son environnement. C’est l’étude des sciences qui permet d’ailleurs l’apparition des premières expériences, qui ont par exemple permis à Copernic d’affirmer plus tard que la terre tournait autour du soleil et non l’inverse.

Gargantua, considéré par George Sand comme une œuvre du peuple « …Ces personnages sont l’œuvre du poète ; mais je croirais que Gargantua est l’œuvre du peuple, et que, comme tous les grands créateurs, Rabelais a pris son bien où il l’a trouvé » rentre dans la mythologie française et en devient même un personnage clé. Les mythologues considèrent que derrière ce géant hors du commun vorace et amusant se cache une puissante mais non moins affable divinité qui remonterait au moins aux temps celtiques. Pour Henri Gaidozy c’est la personnification du « soleil vainqueur et glorieux », pour Guy-Edouard Pillard elle est le «symbole de l’éternelle recommencement », pour Henri Fromage c’est l’équivalent du dragon….

Extrait et quelques citations de Rabelais dans Gargantua:

  • « Toute leur vie était dirigé non par les lois, statuts ou règles, mais leur bon vouloir et leur libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit…Ainsi l’avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause : Fais ce que tu voudras, car des gens libres, bien nés, bien instruits, vivants en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice ; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur… Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle il tendait librement vers la vertu afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude ; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitions ce qui nous est dénié ».
  • « Adieu paniers, vendanges sont faites. »
  • « Dieu seul peut faire choses infinies ».
  • « Misère est compagne de Procès ».
  • « Le rire est le propre de l’homme ».
  • « Le grand Dieu fit les planètes et nous faisons les plats nets ».
  • « Petite pluie abat grand vent : longues beuveries rompent le tonnerre ».
  • « Lever matin n’est point bonheur ; boire matin est le meilleur ».
  • « La mule du pape ne boit qu’à ses heures ».
  • « L’appétit vient en mangeant ».
  • « Travaillez chacun en sa vocation ».

Le Tiers livre (1546)

ou « Le Tiers Livre des faits et dits Héroïques du noble Pantagruel »

Bien que l’auteur ait renoncé aux attaques contre l’église et la Sorbonne, celle-ci condamne l’ouvrage. Il apparaît plus comme une réponse à la fameuse « querelle des femmes » entretenue par l’Amie du court (Bertrand de La Borderie) et la Parfaite Amie (Antoine Héroët). Mais beaucoup le considère comme une satire contre les femmes, alors qu’il est avant tout une œuvre humaniste où l’humour et le rire occupent une place prépondérante. De par ses nombreuses références et citations latines, elle semble s’adresser plutôt aux gens dits savants et studieux. En fait l’auteur utilise Panurge et sa quête pour se faire l’écho des débats qu’ils soient juridiques, médicaux ou encore religieux et moraux de son époque. C’est une réflexion sur  la condition humaine et l’aptitude de l’homme au savoir. Rabelais stigmatise au passage les religieux et même des corps constitués. Jugé obscène et hérétique, il s’attire les foudres de guerre des théologiens de la Sorbonne qui censurent le Tiers Livre. L’auteur obtient en septembre 1545 un privilège royal pour son impression. Ce qu’il fait en 1546, et signe pour la première fois une œuvre de son propre nom.

Panurge, personnage central du livre avec son ami Pantagruel, est préoccupé par la question du mariage. Il hésite à prendre femme pour être dispensé du service militaire, mais craint cependant d’être cocu, battu ou méprisé. Interroger les Songes, Virgil, sibylle, sorcières ou encore le poète Raminagrobis ne l’avance guère. Il s’en remet alors à l’Oracle de la Dive Bouteille pour trouver conseil. Pour se faire il embarque avec Pantagruel et d’autres compagnons pour une odyssée maritime à la recherche de l’Oracle. Ce sera l’objet du Quart livre.

Quelques citations de Rabelais dans le Tiers Livre:

  • « Le bon ange consolateur lorsqu’il apparaît à l’homme, commence par l’épouvanter pour finalement le consoler, le rendre content et satisfait. Le mauvais ange tentateur commence par réjouir l’homme, pour à la fin le laisser troublé, mécontent et perplexe ».
  • « Cette question réglée, je retourne à mon tonneau. Sus à ce vin, mes copains ! Enfants, buvez à pleins godets ! S’il ne vous semble pas bon, laissez-le. Je ne suis pas de ces importuns siffle-chope qui, par la force, par l’outrage et la violence, contraignent les troupiers et conscrits à trinquer, et même à faire cul sec, ce qui est pire. … S’il vous semble un jour épuisé jusqu’a la lie, il ne sera pourtant pas à sec. C’est Bon Espoir qui gît au fond, comme dans la bouteille de Pandore, et non Désespoir, comme dans le tonneau des Danaïdes…»
  •  « La tête perdue, ne périt que la personne ; les couilles perdues, périrait toute nature humaine ».
  • « Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes ».
  • « Ce qu’à autrui tu auras fait, soit certain qu’autrui te le fera ».

Le Quart livre (1552)

ou Le Quart Livre des faits et dits Héroïques du noble Pantagruel

L’œuvre est dédiée à Odet de Coligny réformiste calviniste, cardinal de Châtillon, frère de l’amiral de Coligny et empoisonné en Angleterre lors de la Saint-Barthélémy. Elle est écrite au moment où l’auteur subit des attaques plus violentes que jamais de la part des catholiques et des protestants (ce qui lui fait dire qu’il est « entre l’enclume et les marteaux ». C’est au moment aussi où Henri II, roi d’Angleterre, projette un schisme à l’Anglaise qui déclenche la fameuse « crise gallicane » et une menace d’excommunication du souverain par le pape. Ce livre est également par le Parlement dès son apparition.

L’auteur nous embarque avec ses héros de caractères fort différents, pour nous faire vivre leur odyssée en quête de la mystérieuse Dive Bouteille. Pour rappelle son oracle devrait soulager et fixer Panurge sur la question du mariage. Celui-ci incarne la peur face au danger, alors que Pantagruel représente la conciliation prudence-espoir et Frère Jean d’Entammeure une audace et témérité excessives. Durant ce long et aventureux voyage, Rabelais s’amuse à condamner certains corps constitués, mais surtout tous ces religieux et la papauté qui prétendent régner sur les consciences par la force, et qui se dressent contre la liberté de pensée et de l’esprit.

Dans son récit Rabelais nous livre ainsi des descriptions de lieux tellement fantastiques, et d’êtres extravagants et insolites, tout en nous faisant part de l’actualité de son époque. On relèvera notamment la découverte d’autres terres, et la connaissance d’autres peuples et l’enrichissement des connaissances qu’elle engendre. C’est dans le Quart Livre qu’on peut trouver la proverbiale péripétie « des moutons de Panurge » (voir extrait)

Les personnages embarquent donc au début de l’été dans plusieurs vaisseaux. Pantagruel et Panurge sont accompagnés de frère Jean, Gymnaste, Epistémon,  Rhizotome …, de domestiques. Ils font également appel au service de Xénomanes, réputé grand navigateur, qui pense que l’oracle de la Dive Bouteille se trouve près du Catay, en Chine. L’auteur décrit d’une façon allégorique les pays qu’ils découvrent, les tempêtes auxquelles ils survivent grâce à Gargantua qui retrouve sa fabuleuse force. Un long périple les emmène donc d’aventure en aventure, d’escale en escale. Ils découvrent les Îles Mi-fantaisistes, mi-symboliques occupées par d’étranges habitants. Celle hospitalière de Cheli où règne sur une société courtoise le saint roi Panigon et dont les sujets accueillent les voyageurs en les embrassant. Il y a aussi l’Île de procuration où vivent les Chicanous, peuple de loi qui gagne sa vie à être battu. Ils font escale également dans l’Île Farouche, celle des Papinames où les gens ont un culte pour le pape dont les décrets autorisent le pape à soutirer de l’argent au royaume de France. Ils découvrent ensuite celles des Papefigues jadis riches et libres, puis agressés et asservis par les Papinames pour avoir porté atteinte à l’image du pape. L’île de Chaneph peuplée d’ermites et d’hypocrites qui vivent de mendicité… Dans le Quart livre les voyageurs n’arrivent pas à destination.

Citations et extrait de Rabelais dans le Quart Livre:

  • « Soubdain, je ne sçay comment, le cas feut subit, je ne eu loisir le consyderer, Panurge, sans aultre chose dire jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons crians et bellans en pareille intonation comencerent soy jecter et saulter en mer après, à la file. La foulle estoit à qui premier y saulteroit après leur compaignon. Possible n’estoit les en guarder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tous jours suyvre le premier, quelque part qu’il aille… Le marchant tout effrayé de ce que davant ses yeulx perir voyou et noyer ses moutons, s’efforçoit les empescher et retenir tout de son pouvoir. Mais c’estoit en vain. Tous à la file saultoient dedans la mer, et perissoient. Finablement il en print un grand et fort par la toison sus le tillac de la neuf, cuydant ainsi le retenir, et saulver le reste aussi consequemmeent. Le mouton feut si puissant qu’il emporta en mer avecques soy le marchant, et feut noyé en pareille forme que les moutons de Polyphemus le borgne Cyclope emporterent hors la caverne Ulyxes et ses compaignons. »
  • « Tous les diables dansent aux sonnettes ».
  • « Croyez-le, si voulez ; si ne voulez, allez y voir».
  • « L’homme naquit pour travailler, comme l’oiseau pour voler ».
  • « À la bonne et sincère amour est crainte perpétuellement annexée ».

Le Cinquième livre (1564)

ou L’Ilsle sonante

C’est la suite et la fin de l’odyssée entreprise par Pantagruel, panurge et leurs compagnons en quête de l’oracle de la Dive Bouteille. Publiée posthume, seule une partie serait vraisemblablement de Rabelais. Il est rapporté l’arrivée des voyageurs au temple où ils sont accueillis par « Thrink !» (« Bois »), comme une invitation à s’abreuver aux sources du savoir.

Mais avant, continuant leur périple, les aventuriers accostent dans l’île Sonnante. Les cloches y sonnet sans interruption, ce qui nous fait penser à Rabelais connu pour ne pas supporter leur son. Des oiseaux en cage et d’Eglise (clergaux, abbegaux, cardingaux, prêtregaux, évesgaux ou encore papegesses etc) qui ne sont pas natifs de cette terre et qui ont été envoyés par égoïsme des parents soit par pauvreté soit parce qu’ils les supportaient peuplent cette contrée.

Après les îles des Ferrements, de Cassade ou Tromperie, ils atteignent celle de Condamnation. Siège de la justice criminelle, où des chats fourrés rendent la justice : mort, pendaison, décapitation, bûcher, emprisonnement …C’est que pour eux Méchanceté est Bonté, Vice est Vertu, Trahison est Fidélité…Ils ne sont d’aucune utilité pour les Pantagruéliens quant à l’endroit où se trouve l’oracle. Ils reprennent leur route est débarquent dans l’île d’Odes. Sur cette terre les chemins se meuvent, et les voyageurs sont portés à destination sans le moindre effort.

Pontagruel et ses compagnons mouillent ensuite dans le port des Esclots ou des Sabots. Il découvre un monastère occupé par des religieux qui ont la particularité de fredonner sans cesse des psaumes, jusqu’à s’être surnommés les Fredons. Humbles ils sont différents des autres religieux, au point de susciter l’admiration de Frère Jean. Continuant leur route ils atteignent le pays de Satin. Ils y trouvent un vieillard monstrueux (OuïDire) pourvus entre autres de sept langues, d’une centaine d’oreilles et entouré par innombrables hommes et femmes qui semblent être ses disciples. Ils l’écoutent en effet attentivement, causent de choses (les Pyramides, les Pygmées, Babylone, les Troglodytes…) qu’il faudrait plus d’une vie entière pour connaître, et deviennent en quelques heures clercs ou savants. Ils voient également des figures de l’Antiquité telles Hérodote, Philostrate, Pline, Solin et autres à l’œuvre.

Les aventuriers arrivent enfin au pays des Lanternes, peuplé par des lanternes vivantes, le terme de leur odyssée. Ils sont accueillis par la reine vêtue de cristal de roche, avec laquelle ils dînent avant d’être conduits à l’oracle de la Dive Bouteille. Chemin faisant il traverse un vignoble à trois espèces de raisin. La lanterne savante qui les accompagne leur ordonne de manger trois raisins, de prendre dans la main gauche un rameau vert avant de passer sous une tonnelle toute faite de ceps de vigne. Deux portes s’ouvrent devant eux, et sont accueillis par deux inscriptions : « Ducunt volentem fata, nolentem trahunt » (Les destinées mènent celui qui consent, tirent celui qui refuse) et « Toutes choses se meuvent à leur fin ». (sentence tirée du grec).

Ils arrivent enfin à leur but. Bacbuc la prêtresse de la Dive Bouteille et sa compagnie s’avance vers eux, joyeuse et riante. Elles les invitent à boire une eau qui prend le goût du vin que chacun imagine . La prêtresse s’adresse à Panurge, à qui elle présente un livre d’argent qui est en réalité un flacon plein de vin de Falerne. Elle lui révèle le Mot sacré Trinch Trinch et lui fait tout avaler. Panurge découvre alors ce que voulait dire la Bouteille. Bacbuc explique que le mot Trinch signifie Buvez à la source de la connaissancet, Et Pontagruel réplique:

« Il n’est pas possible de mieux dire que ne fait cette vénérable prêtresse. Trinquons donc« .

Ce vin puisé à la fontaine sainte et qui semble donner à l’esprit puissance et force représente en fait la science. L’Oracle a répondu aux voyageurs par Trinch, c’est-à-dire abreuver vous de sciences qui enseignent les vrais devoirs et ouvrent les portes du bonheur. « Fuyez les hypocrites, les ignorants, les méchants ; affranchissez­-vous des vaines terreurs ; étudiez l’homme et l’univers ; connaissez les lois du monde physique et moral, afin de vous y soumettre et de ne vous soumettre qu’à elles ; buvez, buvez la science ; buvez la vérité ; buvez l’amour ». C’est ce qu’est venu en réalité chercher le grand Pantagruel, le sort de l’humanité, sous le pretexte d’aider Panurge à trouver conseil sur la mariage.

Quelques citations Rabelais dans le Cinquième livre:

  •  « Ignorance est mère de tous les maux.  »
  • « Amis, vous noterez que par le monde y a beaucoup plus de couillons que d’hommes ».
  • « Connaître pour aimer, c’est le secret de la vie ».
  • « Fuyez les hypocrites, les ignorants, les méchants ; affranchissez¬vous des vaines terreurs ; étudiez l’homme et l’univers ; connaissez les lois du monde physique et moral, afin de vous y soumettre et de ne vous soumettre qu’à elles ; buvez, buvez la science ; buvez la vérité ; buvez l’amour ».

Epitaphes et hommages à François Rabelais:

  • L’éditeur (anonyme) posthume de Rabelais met en tête du Cinquième Livre cette épitaphe:

« Rabelais est-­il mort ? Voici encore un livre.
Non, sa meilleure part a repris ses esprits,
Pour nous faire présent de l’un de ses écrits
Qui le rend entre tous immortel et fait vivre. c’est­-à­-dire, autant que je puis comprendre :
Rabelais est mort, mais il a repris ses sens pour nous faire présent de ce livre »

  • Jean-Antoine de Baïf (poète XVIe) celle-ci:

« Ô Pluton, Rabelais reçoi,
Afin que toi qui es le roi
De ceux qui ne rient jamais
Tu ais un rieur désormais »
Pierre de Ronsard (poète XVIe) celle là :
« Jamais le soleil ne l’a vu,
Tant fût ¬il matin, qu’il n’eût bu,
Et jamais au soir la nuit noire,
Tant fût tard, ne l’a vu sans boire.
Il chantait la grande massue
Et la jument de Gargantue,
Le grand Panurge et le pays
Des Papimanes ébahis,
Leurs lois, leurs façons, leurs demeures,
Et frère Jean des Entommeures
Et d’Épistémon les combats.
Ô toi, quiconque sois, qui passes,
Sur sa fosse répands des tasses,
Répands du brit et des flacons,
Des cervelas et des jambons. »

  • Voltaire, madame de sévigné, la Fontaine, Racine ou encore Molière sont connus pour être Pantagruélistes. Pour le premier Rabelais est « un philosophe ivre ». Plus tard Chateaubriand le qualifie de génie-mère de l’humanité, Victor Hugo de « gouffre de l’esprit » (notamment pour son « rire énorme »), Michelet à propos de son oeuvre « Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage. » Tout en s’inspirant de son œuvre et de son écriture, tout en exprimant son admiration, Balzac le considère comme « le plus grand esprit de l’humanité moderne »
  • L’Université de Tours porte son nom
  • Les médecins de la faculté de médecine de Montpellier prête serment vêtu de la « robe de Rabelais ». Le Jardin des plantes de la même ville l’a immortalisé en érigeant une statue, comme pour veiller les centaines d’espèces.
  • La mairie de Meudon dont il fut curé, a élevée dans ses jardins en 1943 une statue de Rabelais.

Quelques écrits sur François Rabelais et son œuvre :

  • Lucien Febvre « Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais. » 1947
  • Abel Lefranc «Rabelais, Etudes sur Gargantua, Pantagruel et le Tiers Livre » 1953
  • Henri Lefebre « Rabelais » 1955
  • L. Saulnier « Le dessein de Rabelais » 1957
  • Alfred Glauser « Rabelais créateur » 1966
  • Jean Larmat « Le Moyen Âge dans le Gargantua de Rabelais » 1973
  • Mikhaïl Bakhtine « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et sous la Renaissance » 1982.
  • François Rogolot « Les langages de Rabelais » 1996

François Villon, premier poète maudit

décembre 5th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur François Villon, premier poète maudit)
Villon, une vie sordide et marginale

Biographie de François Villon (1431-1463) :

Né de son vrai nom François Montcorbier à Paris, de parents forts humbles, il est confié au chanoine de Villon dont il prend le nom, après le décès de son père. Grâce à ce tuteur qui veut faire de lui un clerc, il fait des études brillantes à la faculté des arts de Paris. Homme du peuple, il ne fréquente pas les cours comme les autres auteurs, il est d’ailleurs l’un des rares poètes à ne pas bénéficier de protection de quelque noble que ce soit, sauf lors de son court  exile hors de Paris (Charles d’Orléans ou le prince poète). Mais sa vie reste très mouvementée, houleuse. Il fait plusieurs séjours en prison pour des vols, escroqueries, agressions physiques, que l’on met sur le compte de ses mauvaises fréquentations. D’ailleurs il écrit une bonne partie de son œuvre en détention. Il est pourtant accueillie en 1457 à la cours de Blois de Charles d’Orléans, mais il l’a quitte après avoir été réprimandé. Ses tentatives de reprendre contact avec le prince-poète en lui faisant parvenir des poèmes tels que « La ballade des proverbes » ou « La ballade des menus propos » échouent. Villon est condamné à mort plusieurs fois, notamment après le meurtre d’un prêtre. Mais à chaque fois il est gracié grâce à l’intervention de Charles d’Orléans et Louis XI qui lui évitent la potence. Il échappe encore à la pendaison en janvier 1463, mais il est condamné au bannissement (exil, expulsion de Paris). Néanmoins il vit avec la certitude d’être un jour pendu. Il n’aurait pas vécu longtemps après cet exile forcé loin de Paris en plein hiver. Il disparaît brusquement durant cette année 1463, et on ne saura jamais avec certitude comment il a fini sa vie. Une seule hypothèse reste plausible, celle de s’être réfugié dans l’anonymat dans un couvent après une vie honteuse mais aussi malheureuse. Il est en ce sens le précurseur des poètes maudits. Il n’en demeure pas moins que son œuvre est considérée comme légendaire, au point où Boileau le considère comme le père de la poésie française. Théophile Gautier, Victor Hugo, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et bien d’autres reconnaissent avoir été influencés par sa poésie.

Œuvre de François Villon:

On retrouve chez Villon tous les sujets qui reviennent dans la littérature médiévale : l’amour impossible ou déçu, l’injustice, la vieillesse, la mort…Ses écrits s’adressent d’abord aux pauvres gens. Les quelques tentatives à l’adresse des nobles et princes n’avaient pour but que de les séduire et dont il attendait protection comme il était courant à l’époque pour les poètes. Son œuvre nous renseigne bien sur vie, et rarement œuvre et vie auront été indissociables. Ses poèmes ont pratiquement été traduits dans toutes les langues.

Œuvres de François Villon

  • Ballade des contre vérités (1455–1456)
  • Le Lais (1457)
  • Épître à Marie d’Orléans (1458)
  • Double ballade (1458)
  • Ballade des contradictions (1458)
  • Ballade franco-latine (1458)
  • Ballade des proverbes (1458)
  • Ballade des menus propos (1458)
  • Épître à ses amis (1461)
  • Débat du cuer et du corps de Villon (1461)
  • Ballade contre les ennemis de la France (1461)
  • Requeste au prince (1461)
  • Le Testament (1461)
  • Ballade des dames du temps jadis (1458-59)
  • Ballade des seigneurs du temps jadis
  • Ballade en vieux langage françois
  • Les regrets de la belle Heaulmiere
  • Ballade de la Belle Heaulmière aux filles de joie
  • Double ballade sur le mesme propos
  • Ballade pour prier Nostre Dame
  • Ballade à s’amie
  • Lay ou rondeau
  • Ballade pour Jean Cotart
  • Ballade pour Robert d’Estouteville
  • Ballade des langues ennuieuses
  • Les Contredits de Franc Gontier
  • Ballade des femmes de Paris
  • Ballade de la Grosse Margot
  • Belle leçon aux enfants perdus
  • Ballade de bonne doctrine
  • Rondeau ou bergeronnette
  • Épitaphe
  • Rondeau
  • Ballade de conclusion
  • Ballade de bon conseil (1462)
  • Ballade de Fortune (1462)
  • Le jargon et jobellin dudit Villon (1489)
  • Ballade des pendus (1462)
  • Quatrain (1462)
  • Louanges à la cour (1463)
  • Question au clerc du guichet (1463) 

Ballade des contre vérités (1455):

Cette ballade serait destinée à son entourage ou ses amies, composés essentiellement de criminels et de voleurs bien que cultivés.

Extraits:

Il n’est soin que quand on a faim
Ne service que d’ennemi,
Ne mâcher qu’un botel de fain,
Ne fort guet que d’homme endormi,
Ne clémence que félonie,
N’assurance que de peureux,
Ne foi que d’homme qui renie,
Ne bien conseillé qu’amoureux…
 
Voulez-vous que verté vous dire ?
Il n’est jouer qu’en maladie,
Lettre vraie qu’en tragédie,
Lâche homme que chevalereux,
Orrible son que mélodie,
Ne bien conseillé qu’amoureux.

Le Lais ou Petit Testament (1457) :

Il a commencé à l’écrire en prison. Il l’achève à sa libération et après avoir commis un nouveau cambriolage. Il quitte juste après Paris par prudence, en invoquant des motifs notamment une déception amoureuse. Il fait croire dans ce poème à l’amant martyr qui doit partir parce que sa douleur est immense, comme si Villon l’avait composé pour se préparer un alibi. Dans ce poème l’auteur pauvre qu’il est transmet une fortune qu’il a imaginée, pour se moquer des gens d’en haut de Paris. Son but est de faire rire par des drôleries, de l’ironie, des sous-entendus …  ses truands et criminels d’amis en se moquant des grands.

Extraits:

L’An quatre cent conquate six,
Je, François Villon, écolier,
Considerant, De sens rassis,
Le frein aux dents, franc au collier,
Qu’on doit ses œuvres conseiller
Comme vegece le raconte,
Sage romain, Grand conseiller,
Ou autrement on se mécompte…  
 
Combien que de départ me soit
Dur, si faut il que je l’élogne :
Comme mon pauvre sens conçoit,
Autre que moi et en quelogne,
Dont oncque soret de Boulogne
Ne fut plus alteré d’humeur.
C’est pour moi piteuse besogne :
Dieu en veuille ouïr ma clameur !…
 
Premierement, ou nom du Pere,
Du Fils et du Saint Esprit,
Et de sa glorieuse Mere
Par qui grace rien ne perit,
Je laisse, de par Dieu, mon bruit
A maître Guillaume Villon
Qui en l’honneur de son nom bruit,
Mes tentes et mon pavillon
 
Item, a celle que j’ai dit,
Qui m’a si durement chassé
Que je suis de joie binterdit
Et tout plaisir dechassé,
Je laisse mon cœur enchassé ;
Pale, piteux, mort et transi :
Elle m’a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en fasse merci !…
 
Item, a maître Ythier Marchant,
Auquel je me sens tres tenu,
Laisse mon brant d’acier tranchant
Ou a maître Jean le Cornu,
Qui est en gage detenu
Pour un écot huit sous montant;
Si veuil, selon le contenu,
Qu’on leur livre, en le rachetant.
 
Item, je laisse a Saint Amant
Le Cheval Blanc avec la Mule
Et à Blaru mon diamant
Et l’Ane rayé qui recule.
Et le decret qui articule
Omnis utriusque sexus,
Contre la Carmeliste bule
Laisse aux curés, pour mettre sus.
 
Item, à Jean Mautaint 
Et maître Pierre Basanier
Le gré du seigneur qui atteint
Troubles, forfaits sans épargnier ;
Et à mon procureur Fournier
Bonnets courts, chausses semelees
Taillees, sur mon cordouanier
Pour porter durant ces gelées…   

Extraits traduits en français moderne:

L’an quatre cent cinquante-six, moi, François Villon, étudiant, considérant , bien sain d’esprit, serrant les dents, tirant franchement au collier, qu’on doit peser ses actions, comme Végèce le démontre, le sage Romain, l’illustre conseiller, ou on s’expose à des mécomptes… Bien que la séparation me soit dure, pourtant il faut que je la quitte: comme le comprend ma pauvre raison, un autre que moi est en quenouille, et jamais hareng saur de Boulogne n’a été plus assoiffé qu’elle. C’est pour moi une pitoyable affaire: que Dieu veuille entendre ma plainte! Item, à celle dont j’ai parlé, qui si durement m’a chassé que je suis interdit de joie et banni de tout plaisir, je laisse mon cœur mis en châsse, exsangue, pitoyable, mort, trépassé: elle m’a procuré ce malheur, mais que Dieu le lui pardonne!… Item, à maître Jean Mautaint et maître Pierre Basanier la faveur du seigneur qui poursuit troubles, forfaits, sans douceur; et à mon procureur Fournier, des bonnets court, des chausses à semelles, taillées chez mon cordonnier, pour porter durant les présentes gelées…

Epître à Marie d’Orléans (1458) :

Au moment où il est emprisonné après avoir été condamné à mort en 1457, naît Marie d’Orléans fille du duc Charles d’Orléans et de Marie de Clèves, nièce du duc de Bourgogne. A cette occasion il est amnistié, et voit en la nouvelle-née un don du ciel venue le sauver. Il écrit une double ballade, des vers pleins de sentiments.

Extraits :

O louee conceptïon
Envoiee sa jus des cieulx,
Du noble lis digne sÿon,
Don de Jhesus tres precïeulx
Marie, nom tres gracïeulx,
Fons de pitié, source de grace,
La joye, confort de mes yeulx,
Qui nostre paix batist et brasse !
 
La paix, c’est assavoir des riches,
Des povres le substantament,
Le rebours des felons et chiches ;
Tres necessaire enfantement,
Conceu, porté honnestement,
– Hors le pechié originel –
Que dire je puis sainctement,
Souverain bien de Dieu eternel.
 
Nom recouvré, joye de peuple,
Confort des bons, des maulx retraicte,
Du doulx seigneur premiere et seule
Fille de son cler sang extraicte,
Du dextre costé Clovis traicte,
Glorïeuse ymage en tous fais,
Ou hault ciel cree et pourtaicte
Pour esjouÿr et donner paix…  

Requête à monseigneur de Bourbon :

L’auteur s’est retrouvé sans auncun sou, comme cela lui arrivait souvent. Il adresse dans ce poème une demande de prêt (six écus) à Mgr de Bourbon.

Extraits :

Le mien seigneur et prince redouté
Fleuron de lys, royale géniture,
François Villon, que Travail a dompté
A coups orbes, par force de bature,
Vous supplie par cette humble écriture
Que lui fassiez quelque gracieux prêt.
De s’obliger en toutes cours est prêt,
Si ne doutez que bien ne vous contente :
Sans y avoir dommage n’intérêt,
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.
 
A prince n’a un denier emprunté,
Fors à vous seul, votre humble créature.
De six écus que lui avez prêté,
Cela piéça il mit en nourriture,
Tout se paiera ensemble, c’est droiture,
Mais ce sera légièrement et prêt ;
Car se du gland rencontre en la forêt
D’entour Patay et châtaignes ont vente,
Payé serez sans délai ni arrêt :
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Epitre à mes amis (1461) :

Ecrit à la  prison de Meung-sur Loire, pour se plaindre de sa condition à ses amis des bas fonds. En réalité Villon semble s’adresser indirectement aux gens qui ont quelque pouvoir, pour leur inspirer pitié et le libérer.

Extraits:

Ayez pitié, ayez pitié de moi,
A tout le moins, s’il vous plaît, mes amis !
En fosse gis, non pas sous houx ne mai,
En cet exil ouquel je suis transmis
Par Fortune, comme Dieu l’a permis.
Filles aimant jeunes gens et nouveaux,
Danseurs, sauteurs, faisant les pieds de veaux,
Vifs comme dards, aigus comme aiguillon,
Gousiers tintant clair comme cascaveaux,
Le laisserez là, le pauvre Villon ?
 
Chantres chantant à plaisance, sans loi,
Galants riant, plaisants en faits et dits,
Coureux allant francs de faux or, d’aloi,
Gens d’esperit, un petit étourdis,
Trop demourez, car il meurt entandis.
Faiseurs de lais, de motets et rondeaux,
Quand mort sera, vous lui ferez chaudeaux !
Où gît, il n’entre éclair ne tourbillon :
De murs épais on lui a fait bandeaux.
Le laisserez là, le pauvre Villon ?… 

Ballade contre les ennemies de la France (1461) :

Cette ballade est écrite surement pour attirer l’attention du roi, pour obtenir sa clémence alors qu’il est exilé loin de Paris. Sa requête reste sans suite, alors il rentre à Paris malgré l’interdiction de séjour qui lui est assigné.

Extraits:

Rencontré soit de bêtes feu jetant
Que Jason vit, quérant la Toison d’or ;
Ou transmué d’homme en bête sept ans
Ainsi que fut Nabugodonosor ;
Ou perte il ait et guerre aussi vilaine
Que les Troyens pour la prise d’Hélène ;
Ou avalé soit avec Tantalus
Et Proserpine aux infernaux palus ;
Ou plus que Job soit en grieve souffrance,
Tenant prison en la tour Dedalus,
Qui mal voudroit au royaume de France !…
 
D’Octovien puist revenir le temps :
C’est qu’on lui coule au ventre son trésor ;
Ou qu’il soit mis entre meules flottant
En un moulin, comme fut saint Victor ;
Ou transglouti en la mer, sans haleine,
Pis que Jonas ou corps de la baleine ;
Ou soit banni de la clarté Phébus,
Des biens Juno et du soulas Vénus,
Et du dieu Mars soit pugni à outrance,
Ainsi que fut roi Sardanapalus,
Qui mal voudroit au royaume de France !
 
Prince, porté soit des serfs Eolus
En la forêt où domine Glaucus,
Ou privé soit de paix et d’espérance :
Car digne n’est de posséder vertus,
Qui mal voudroit au royaume de France ! 

Ballade du concours de Blois

Appelé aussi « Je meurs de soif auprès de la fontaine »

Villon a écrit cette ballade à l’occasion d’un concours organisé par le duc Charles d’Orléans dans sa cour de Blois, où il s’était retiré à sa sortie de la prison anglaise.

Je meurs de soif auprès de la fontaine,
Chaud comme feu, et tremble dent à dent ;
En mon pays suis en terre lointaine ;
Près d’un brasier frissonne tout ardent ;
Nu comme un ver, vêtu en président,
Je ris en pleurs et attends sans espoir ;
Confort reprends en triste désespoir ;
Je m’éjouis et n’ai plaisir aucun ;
Puissant je suis sans force et sans pouvoir,
Bien recueilli, débouté de chacun…
 
De rien n’ai soin, aussi mets toute ma peine
D’acquérir biens et n’y suis prétendant ;
Qui mieux me dit, c’est cil qui plus m’ataine,
Et qui plus vrai, lors plus me va bourdant ;
Mon ami est, qui me fait entendant
D’un cygne blanc que c’est un corbeau noir ;
Et qui me nuit, crois qu’il m’aide à pourvoir ;
Bourde, verté, aujourd’hui m’est tout un ;
Je retiens tout, rien ne sais concevoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.
 
Prince clément (Charles d’Orléans), or vous plaise savoir
Que je comprends bien et n’ai ni sens ni savoir :
Partial suis, à toutes lois commun.
Que sais-je plus ? Quoi ? Les gages ravoir,
Bien recueilli, débouté de chacun.

Ballade des pendus (1462) :

C’est le poème le plus célèbre et connu de Villon. Alors qu’il est emprisonné de nouveau et condamné cette fois à mort, il le compose pour atténuer sa peur et son angoisse en attendant sa pendaison. Se sachant condamné il se fait défenseur des pauvres et des voleurs, tout en implorant la pitié du roi. C’est une véritable méditation sur la peine de mort.

Extraits (en français moderne):

Frères humains qui après nous vivez,
N’ayez pas vos cœurs durcis à notre égard,
Car si vous avez pitié de nous, pauvres,
Dieu aura plus tôt miséricorde de vous.
Vous nous voyez attachés ici, cinq, six:
Quant à notre chair, que nous avons trop nourrie,
Elle est depuis longtemps dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poussière.
De notre malheur, que personne ne se moque,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
Si nous vous appelons frères, vous n’en devez
Avoir dédain, bien que nous ayons été tués
Par justice. Toutefois vous savez
Que tous les hommes n’ont pas l’esprit bien rassis.
Excusez-nous, puisque nous sommes trépassés,
Auprès du fils de la Vierge Marie,
De façon que sa grâce ne soit pas tarie pour nous,
Et qu’il nous préserve de la foudre infernale.
Nous sommes morts, que personne ne nous tourmente,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
La pluie nous a lessivés et lavés
Et le soleil nous a séchés et noircis;
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais un seul instant nous ne sommes assis;
De ci de là, selon que le vent tourne,
Il ne cesse de nous ballotter à son gré,
Plus becquétés d’oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre!
 
Prince Jésus qui a puissance sur tous,
Fais que l’enfer n’ait sur nous aucun pouvoir :
N’ayons rien à faire ou à solder avec lui.
Hommes, ici pas de plaisanterie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre. 

Ballade de bon conseil (1462)

Par cette ballade où il fait comme s’il était de bon conseil, il se transforme en donneur de bonnes leçons. Villon tente de convaincre qu’il est délinquant amendé, dans l’espoir dêtre réadmis dans le milieu des bonnes gens.

Hommes faillis, bertaudés de raison,
Dénaturés et hors de connoissance,
Démis du sens, comblés de déraison,
Fous abusés, pleins de déconnoissance,
Qui procurez contre votre naissance,
Vous soumettant à détestable mort
Par lâcheté, las ! que ne vous remord
L’horribleté qui à honte vous mène ?
Voyez comment maint jeunes homs est mort
Par offenser et prendre autrui demaine…
 
Que vaut piper, flatter, rire en traison,
Quêter, mentir, affirmer sans fiance,
Farcer, tromper, artifier poison,
Vivre en péché, dormir en défiance
De son prouchain sans avoir confiance ?
Pour ce conclus : de bien faisons effort,
Reprenons coeur, ayons en Dieu confort,
Nous n’avons jour certain en la semaine ;
De nos maux ont nos parents le ressort
Par offenser et prendre autrui demaine. 

Belle leçon aux enfants perdus :

S’inspirant de sa propre expérience d’homme qui a tournée, il s’adresse aux enfants perdus pour qu’ils reviennent sur le droit chemin.

Beaux enfants, vous perdrez la plus
Belle rose de vo chapeau ;
Mes clercs près prenant comme glus,
Se vous allez à Montpipeau
Ou à Ruel, gardez la peau :
Car, pour s’ébattre en ces deux lieux,
Cuidant que vausît le rappeau,
Le perdit Colin de Cayeux.Ce n’est pas un jeu de trois mailles,
Où va corps, et peut-être l’âme.
Qui perd, rien n’y sont repentailles
Qu’on n’en meure à honte et diffame ;
Et qui gagne n’a pas à femme
Dido, la reine de Carthage.
L’homme est donc bien fol et infâme
Qui, pour si peu, couche tel gage. 

Le Grand Testament (1462):

C’est certainement le dernier poème de l’auteur, avant de prendre définitivement  le parti des siens c’est-à-dire des truands en s’identifiant à eux dans ses onze dernières ballades. Dans le Grand Testament il revient sur lui-même et sa vie. Il se confesse et se repentie avec plaisanteries, mais exprime parfois des remords qui semblent sincères.

En l’an de mon trentiesme aage,
Que toutes mes hontes j’euz beues,
Ne du tout fol, ne du tout saige
Non obstant maintes peines eues,
Lesquelles j’ay toutes receues
Soubz la main Thibault d’Aucigny …
S’esvesque il est, signant les rues,
Qu’il soit le mien je le regny. 
 
Mon seigneur n’est ne mon evesque,
Soubz luy ne tiens, s’il n’est en friche ;
Foy ne luy doy n’ommaige avecque,
Je ne suis son serf ne sa biche.
Peu m’a d’une petite miche
Et de froide eaue tout ung esté ;
Large ou estroit, moult me fut chiche :
Tel luy soit Dieu qu’il m’a esté !…
 
Et s’esté m’a dur ne cruel,
Trop plus que cy je ne raconte,
Je veul que le Dieu eternel
Luy soit dont semblable a ce compte.
Et l’Eglise nous dit et compte
Que prions pour noz annemys ;
Je vous diray j’ay tort et honte,
Quoi qu’il m’aist fait, a Dieu remys. …
 
Escript l’ay l’an soixante et ung,
Lors que le roy me delivra
De la dure prison de Mehum,
Et que vie me recouvra,
Dont suis, tant que mon cueur vivra,
Tenu vers luy m’usmilier,
Ce que feray jusqu’il mourra :
Bienfait ne se doit oublier… 
 
Je suis pecheur, je le sçay bien,
Pourtant ne veult pas Dieu ma mort,
Mais convertisse et vive en bien,
Et tout autre que pechié mort.
Combien qu’en pechié soye mort,
Dieu vit, et sa misericorde,
Se conscïence me remort,
Par sa grace pardon m’acorde…
 
Je plains le temps de ma jeunesse,
Ouquel j’ay plus qu’autre gallé
Jusqu’a l’entrée de vieillesse,
Qui son partement m’a cellé :
Il ne s’en est a pié alé
N’a cheval : helas ! comment don ?
Soudainement s’en est vollé
Et ne m’a laissié quelque don. 
 
Allé s’en est, et je demeure,
Povre de sens et de savoir,
Triste, failly, plus noir que meure,
Qui n’ay ne cens, rente n’avoir;
Des miens le mendre, je dy voir,
De me desavouer s’avance,
Oubliant naturel devoir
Par faulte d’un peu de chevance…
 
Bien sçay, se j’eusse estudïé
Ou temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dedïé,
J’eusse maison et couche molle …
Mais quoy ! je fuyoie l’escolle
Comme fait le mauvaiz enffant.
En escripvant ceste parolle,
A peu que le cueur ne me fent…
 
En cest incident me suis mis,
Qui de riens ne sert a mon fait.
Je ne suis juge ne commis
Pour pugnir n’absouldre meffait :
De tous suis le plus imparfait ;
Loué soit le doulx Jhesu Crist !
Que par moy leur soit satisffait :
Ce que j’ay escript est escript….
 
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de peticte extrasse ;
Mon pere n’eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orrace ;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tumbeaux de mes ancestres,
Les ames desquelz Dieu embrasse,
On n’y voit couronnes ne ceptres….
 
Povre je suis de ma jeunesse,
De povre et de peticte extrasse ;
Mon pere n’eust oncq grant richesse,
Ne son ayeul, nommé Orrace ;
Povreté tous nous suit et trace.
Sur les tumbeaux de mes ancestres,
Les ames desquelz Dieu embrasse,
On n’y voit couronnes ne ceptres…. 

Louanges à la cour (1463)

(Ou requête à la cour de Parlement)

Condamné à l’exil après l’annulation de sa condamnation à mort, il s’adresse en vers rimés et d’une manière fort pathétique aux juges du parlement pour les remercier. Il demande un sursis de trois jours pour se procurer un peu d’argent et faire ses adieux avant de quitter Paris.

Tous mes cinq sens : yeux, oreilles et bouche,
Le nez, et vous, le sensitif aussi,
Tous mes membres où il y a reprouche,
En son endroit un chacun die ainsi :
 » Souvraine Cour, par qui sommes ici,
Vous nous avez gardé de déconfire.
Or la langue seule ne peut souffire
A vous rendre suffisantes louanges ;
Si parlons tous, fille du Souvrain Sire,
Mère des bons et soeur des benoîts anges ! « 

Coeur, fendez-vous, ou percez d’une broche,
Et ne soyez, au moins, plus endurci
Qu’au désert fut la forte bise roche
Dont le peuple des Juifs fut adouci :
Fondez larmes et venez à merci ;
Comme humble coeur qui tendrement soupire,
Louez la Cour, conjointe au Saint Empire,
L’heur des François, le confort des étranges,
Procréée lassus ou ciel empire,
Mère des bons et soeur des benoîts anges !

Autres ballades (extraits):

Ballade des dames du temps jadis

Dites-moi où, n’en quel pays,
Est Flora la belle Romaine,
Archipiades, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine,
Echo, parlant quant bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu’humaine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette essoine.
Semblablement, où est la roine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ?

Ballade pour prier Nostre Dame

Dame du ciel, régente terrienne,
Emperière des infernaux palus,
Recevez-moi, votre humble chrétienne,
Que comprise soie entre vos élus,
Ce nonobstant qu’oncques rien ne valus.
Les biens de vous, ma Dame et ma Maîtresse
Sont bien plus grands que ne suis pécheresse,
Sans lesquels biens âme ne peut mérir
N’avoir les cieux. Je n’en suis jangleresse :
En cette foi je veuil vivre et mourir.
 
A votre Fils dites que je suis sienne ;
De lui soient mes péchés abolus ;
Pardonne moi comme à l’Egyptienne,
Ou comme il fit au clerc Theophilus,
Lequel par vous fut quitte et absolus,
Combien qu’il eût au diable fait promesse
Préservez-moi de faire jamais ce,
Vierge portant, sans rompure encourir,
Le sacrement qu’on célèbre à la messe :
En cette foi je veuil vivre et mourir…

Ballade des femmes de Paris

Quoiqu’on tient belles langagères
Florentines, Vénitiennes,
Assez pour être messagères,
Et mêmement les anciennes,
Mais soient Lombardes, Romaines.
Genevoises, à mes périls,
Pimontoises, savoisiennes,
Il n’est bon bec que de Paris.
 
De beau parler tiennent chaïères,
Ce dit-on, les Napolitaines,
Et sont très bonnes caquetières
Allemandes et Prussiennes ;
Soient Grecques, Egyptiennes,
De Hongrie ou d’autres pays,
Espagnoles ou Catelennes,
Il n’est bon bec que de Paris…

Ballade des seigneurs du temps jadis

Qui plus, où est li tiers Calixte,
Dernier décédé de ce nom,
Qui quatre ans tint le papaliste,
Alphonse le roi d’Aragon,
Le gracieux duc de Bourbon,
Et Artus le duc de Bretagne,
Et Charles septième le bon ?
Mais où est le preux Charlemagne ?
 
Semblablement, le roi scotiste
Qui demi face ot, ce dit-on,
Vermeille comme une émastiste
Depuis le front jusqu’au menton,
Le roi de Chypre de renom,
Hélas ! et le bon roi d’Espagne
Duquel je ne sais pas le nom ?
Mais où est le preux Charlemagne ? 

Citations de François Villon:

  • Je suis Français, dont il me pèse. 
  • Rien ne m’est sûr que la chose incertaine.
  • Jamais mal acquit ne profite.
  • Il n’est trésor que de vivre à son aise.
  • En grande pauvreté ne gît pas grande loyauté.
  • Pour un plaisir, mille douleur.
  • Qui meurt a le droit de tout dire.
  • Jamais mal acquis ne profite.

Villon  et son oeuvre ont inspiré également musiciens et cinéastes.

Musique :

  • « La ballade des pendus » est mise en musique par Leo Ferré. Little Nemo la met en chanson dans l’albuim « Past and Future » Et Reggiani avec sa voix saisissante la chante en lui imprégnant toute la gravité necessaire.
  • La « Ballade contre les ennemis de la France » est mise en chanson par Peste Noire tout récemment en 2009 ;
  • Villon est également inspirateur de Richard Desjardins. On retrouve « La ballade des pendus «  dans l’album « Boom Boom » (1998).

Au théatre :

Bertoly Brecht s’en inspira pour son « Opéra de quat’sous » (1928 à Berlin)

Sa vie inspira la pièce « If I were king » de Justin Huntly Mccarthy (1901 à Broadway)

Opérette « The Vagabond King » crée par rudolf friml (1925)

Au cinéma :

Dans « The Oubliette » et « The Higher Law », Charles Giblyn s’inspire de la vie du poète (1914).

Dans « Le Roi des Vagabonds » Ludwig Berger retrace la vie de Villon (1930).

Dans « If I were King » (Le Roi des gueux) Frank Lloyd fait de même (1938).

Dans « François Villon » André Zwoboda retrace la vie du poète (1945)

En 1945 André Zwoboda retrace la vie du poète dans « François Villon »

« Si Paris nous était conté » est une œuvre de Sacha Guitry sur le poète (1956)

Dans la comédie musicale « The Vagabond King », Michael curtiz s’inspire de la vie de Villon.

Écrits portant sur François Villon :

« François Villon, sa vie et ses œuvres » d’Antoine François Campaux (1859).

« Etude biographique sur François Villon » d’Auguste Lognnon (1873).

« Les origines noirmandes de François villon » de Charles Théophile féret (1904).

« François Villon : Hist Life and times » de H. de vere Stackpoole (1917).

« Villon et Rabelais » de Louis Thuasne (1911).

« Notice sur François Villon » d’Auguste Vitu (1873).

 

Charles d’Orléans, ou la vie agitée d’un prince-poète

novembre 27th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Charles d’Orléans, ou la vie agitée d’un prince-poète)
Charles d'Orléans dans sa prison anglaise

Biographie du duc Charles d’Orléans:

Ce prince si proche de la couronne de France, petit-fils, neveu, cousin et père de rois, manquera peut-être ainsi le destin politique qui aurait pu être le sien.
Mais il deviendra l’un des poètes les plus émouvants qui soient par son attention mélancolique et souriante, familière et lasse, aux mouvements de l’âme, à ses humeurs changeantes, à la couleur de l’instant qui passe, au temps qui fuit.

Petit- fils du roi Charles V et père du futur roi louis XII, Charles d’Orléans naît à Paris le 24 novembre 1394 de Louis I duc Orléans et de Valentine Visconti fille du duc de Milan. Frère du futur roi de France Charles VI, l’enfance du prince français est marquée par la terrible rivalité qui oppose son père à Jean sans Peur duc de Bourgogne. Rivalité d’autant plus tragique qu’elle aboutie à la guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs.

Malgré tout il reçoit de sa mère une éducation des plus distinguées, qui lui fait prendre goût aux lettres et aux arts. Il épouse en 1406 Isabelle de Valois, fille de Charles VI sa cousine germaine (veuve de Richard II d’Angleterre). Mais le malheur s’abat vite sur sa famille. En 1407 il perd d’abord son père, assassiné sur ordre de Jean sans Peur. En tant qu’aîné il hérite d’une grosse part de l’héritage : le duché d’Orléans, les comtés de Blois et de Valois et les seigneuries Coucy et Chauny. Comme un malheur n’arrive jamais seul, sa mère très affectée décède à son tour moins d’une année après. Sa femme Isabelle de France meurt à son tour en 1408 en donnant vie à une fille. Il se remarie en 1410 avec Bonne d’Armagnac la fille du comte Bernard VII d’Armagnac (grand féodal du Sud-Ouest).

Le 25 octobre 1415 Charles Orléans est fait prisonnier après la débâcle de la bataille d’Azincourt (contre Henri V et les Anglais) à laquelle il prend part. Il est emmené en Angleterre, et sa libération est conditionnée par le versement d’une rançon de 220 000 écus. Jugée faramineuse personne ne se manifeste pour la payer. Il passe vingt-cinq longues années dans les prisons anglaises. Il met alors à profit cette longue captivité anglaise, pour développer ses talents de poète. Sans doute par soucis, tout au moins au début, de meubler ses journées de solitude et d’isolement loin de son pays et de sa famille.

Les démarches entremises par Philippe le Bon, duc de Bourgogne aboutissent. Celui-ci paye la rançon et le prince-poète est libéré le 5 novembre 1440. Il est alors âgé de 49 ans. Devenu veuf durant sa captivité, il épouse Marie de Clèves nièce de son libérateur et petite-fille du meurtrier de son père. Ce mariage selle la réconciliation entre les maisons d’Orléans et celles des Bourguignons. L’auteur se retire ensuite dans son château de Blois. Il ouvre un cercle académique ouvert à tous les beaux esprits. Des tournois littéraires sont organisés. C’est là que François Villon fait ses débuts alors qu’il n’est qu’écolier. Tout comme de nombreux autres poètes, il bénéficie des faveurs de Charles d’Orléans qui les entretient.

Charles d’Orléans est pour certains l’un des derniers trouvères (poètes et chanteurs) en langue d’oïl. Avec sa tranquillité d’âme et sa grande amabilité il nous a transmis les peines, les larmes, les espoirs d’un poète résigné dont les vers sont tout de sensibilité et de douceur. Il meurt à Amboise le 5 janvier 1465. Inhumé en l’église du Saint-Sauveur à Blois, ses restes funéraires sont rapatriés plus tard à Paris (avec ceux de sa famille) par son fils, le roi Louis XII.

Oeuvre de Charles d’Orléans :

A cause du dédain et de l’indifférence de Louis XII et François I, les manuscrits des poésies du prince-poète sont oubliés au fond d’une bibliothèque…trois siècles durant. C’est en  feuilletant des livres poussiéreux, que l’abbé Sallier les découvrent par hasard. Après trois siècles d’oubli, ils sont dépoussiérés et imprimés pour connaître un grand succès. « …Jamais on n’a dit des riens avec plus de grâce et de finesse; jamais les sentiments doux, tendres sans vraie passion, mélancoliques sans vraie tristesse, n’ont trouvé un interprète plus délicat; jamais l’ironie sur soi-même et sur les autres n’a été plus légère et plus bienveillante; jamais avant lui le français n’avait été manié avec cette aisance et cette adresse. » Écrivait Gaston Paris dans « Monde poétique » 1886.

Et pourtant, Charles d’Orléans est l’auteur d’une œuvre considérable composée essentiellement de ballades et de rondeaux. On dénombre pas moins de 102 ballades, 400 rondeaux, 131 chansons et sept complaintes en plus de quelques pièces poétiques écrites en anglais. Ses écrits contrastent avec la réalité de sa vie bien ébranlée et tourmentée. Comme si « La poésie était pour lui un passe-temps, un amusement d’imagination et non un cri de l’âme ».

L’œuvre de Charles est composée de deux parties. Celle qui regroupe les vers écrits en captivité est désignée par « le Livre que monseigneur l’Orléans écrivit dans sa prison ». L’allégorie amoureuse faisant l’éloge de dame Beauté occupe la plus large place, et on a du mal à croire que c’est là les écrits du neveu du roi de France, de quelqu’un qui a perdu un père assassiné, une mère morte de douleur et qui se retrouve prisonnier des pires ennemis de la France. On retrouve les personnages du Roman de la Roses tels que Vénus, Cupido, Espoir Amour, Pitié, Tristesse, Plaisance ou encore Mélancolie…

La seconde partie de son œuvre est écrite en France après sa libération.

Œuvres du poète Charles d’Orléans:

Quelques ballades

  • Bien moustrez, Printemps gracieux
  • En acquittant nostre temps vers jeunesse
  • En la forest d’Ennuyeuse Tristesse
  • En la forêt de Longue Attente
  • En la nef de bonne nouvelle
  • En regardant vers le païs de France
  • Escollier de Merencolie
  • France, jadis on te soulait nommer
  • J’ay fait l’obseque de ma dame
  • Je fu en fleur ou temps passé d’enfance
  • Je meurs de soif en couste la fontaine
  • Je n’ay plus soif, tairie est la fontaine
  • Las ! Mort, qui t’a fait si hardie
  • Le beau souleil, le jour saint Valentin
  • Le lendemain du premier jour de may
  • Le premier jour du mois de may
  • Mon cueur m’a fait commandement
  • Pourquoy m’as tu vendu, Jeunesse
  • Quant vint a la prochaine feste

Quelques extraits:

Bien moustrez, Printemps gracieux

Bien moustrez, Printemps gracieux
De quel mestier savez servir,
Car Yver fait cueurs ennuieux,
Et vous les faictes resjouir.
Si tost comme il vous voit venir,
Lui et sa meschant retenue
Sont contrains et prestz de fuir
A vostre joyeuse venue.
 
Yver fait champs et arbres vieulx,
Leurs barbes de neige blanchir,
Et est si froit, ort* et pluieux
Qu’emprés le feu couvient croupir ;
On ne peut hors des huis yssir**
Comme un oisel qui est en mue.
Mais vous faittes tout rajeunir
A vostre joyeuse venue…
 
 Le lendemain du premier jour de may
 
Le lendemain du premier jour de may,
Dedens mon lit ainsi que je dormoye,
Au point du jour m’avint que je songay
Que devant moy une fleur je veoye,
Qui me disoit : « Amy, je me souloye
En toy fier, car pieça mon party
Tu tenoies ; mais mis l’as en oubly
En soustenant la fueille contre moy.
J’ay merveille que tu veulx faire ainsi :
Riens n’ay meffait, se pense je, vers toy. »
 
Tout esbahy alors je me trouvay ;
Si respondy su mieulx que je savoye :
Tres belle fleur, oncques ne pensay
Faire chose qui desplaire te doye ;
Se pour esbat aventure m’envoye
Que je serve la fueille cest an cy,
Doy je pour tant estre de toy banny ?
Nenni ! certes, je fais comme je doy.
Et se je tiens le party qu’ay choisy,
Riens n’ay meffait, ce pense je, vers toy.

En acquittant nostre temps vers jeunesse

En acquittant nostre temps vers jeunesse,
Le nouvel an et la saison jolie,
Plains de plaisir et de toute liesse
– Qui chascun d’eulx chierement nous en prie -,
Venuz sommes en ceste mommerie*,
Belles, bonnes, plaisans et gracieuses,
Prestz de dancer et faire chiere lie
Pour resveillier voz pensees joieuses.
 
Or bannissiez de vous toute peresse,
Ennuy, soussy, avec merencolie,
Car froit yver, qui ne veult que rudesse,
Est desconfit et couvient qu’il s’en fuye !
Avril et may amainent doulce vie
Avecques eulx ; pource soyez soingneuses
De recevoir leur plaisant compaignie
Pour resveillier voz pensees joieuses !…

En regardant vers le païs de France

En regardant vers le païs de France,
Un jour m’avint, a Dovre sur la mer,
Qu’il me souvint de la doulce plaisance
Que souloye oudit pays trouver ;
Si commençay de cueur a souspirer,
Combien certes que grant bien me faisoit
De voir France que mon cueur amer doit.
 
Je m’avisay que c’estoit non savance
De telz souspirs dedens mon cueur garder,
Veu que je voy que la voye commence
De bonne paix, qui tous biens peut donner ;
Pour ce, tournay en confort mon penser.
ais non pourtant mon cueur ne se lassoit
De voir France que mon cueur amer doit.
 
Alors chargay en la nef d’Esperance
Tous mes souhaitz, en leur priant d’aler
Oultre la mer, sans faire demourance,
Et a France de me recommander.
Or nous doint Dieu bonne paix sans tarder !
Adonc auray loisir, mais qu’ainsi soit,
De voir France que mon cueur amer doit…

En la forêt de Longue Attente (en français moderne)

En la forêt de Longue Attente
Chevauchant par divers sentiers
M’en vais, cette année présente,
Au voyage de Desiriers.
Devant sont allés mes fourriers
Pour appareiller mon logis
En la cité de Destinée ;
Et pour mon coeur et moi ont pris
L’hôtellerie de Pensée.

Je mène des chevaux quarante
Et autant pour mes officiers,
Voire, par Dieu, plus de soixante,
Sans les bagages et sommiers.
Loger nous faudra par quartiers,
Si les hôtels sont trop petits ;
Toutefois, pour une vêprée,
En gré prendrai, soit mieux ou pis,
L’hôtellerie de Pensée…

En la forest d’Ennuyeuse Tristesse

En la forest d’Ennuyeuse Tristesse,
Un jour m’avint qu’a par moy cheminoye,
Si rencontray l’Amoureuse Deesse
Qui m’appella, demandant ou j’aloye.
Je respondy que, par Fortune, estoye
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu’a bon droit appeller me povoye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va.
 
En sousriant, par sa tresgrant humblesse,
Me respondy : « Amy, se je savoye
Pourquoy tu es mis en ceste destresse,
A mon povair voulentiers t’ayderoye ;
Car, ja pieça, je mis ton cueur en voye
De tout plaisir, ne sçay qui l’en osta ;
Or me desplaist qu’a present je te voye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va.

— Helas ! dis je, souverainne Princesse,
Mon fait savés, pourquoy le vous diroye ?
C’est par la Mort qui fait a tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant amoye,
En qui estoit tout l’espoir que j’avoye,
Qui me guidoit, si bien m’acompaigna
En son vivant, que point ne me trouvoye
L’omme esgaré qui ne scet ou il va. »…

Traduction en français moderne:

Un jour m’advint qu’à part moi cheminais,
Si rencontrai l’Amoureuse Déesse
Qui m’appela, demandant où j’allais.
Je répondis que, par Fortune, étais
Mis en exil en ce bois, long temps a,
Et qu’à bon droit appeler me pouvait
L’homme égaré qui ne sait où il va.

En souriant, par sa très grande humblesse,
Me répondit : « Ami, si je savais
Pourquoi tu es mis en cette détresse,
À mon pouvoir volontiers t’aiderais ;
Car, jà piéça, je mis ton cœur en voie
De tout plaisir, ne sais qui l’en ôta ;
Or me déplaît qu’à présent je te vois
L’homme égaré qui ne sait où il va. »

– Hélas ! dis-je, souveraine Princesse,
Mon fait savez, pourquoi le vous dirais ?
C’est par la Mort qui fait à tous rudesse,
Qui m’a tollu celle que tant aimais,
En qui était tout l’espoir que j’avais,
Qui me guidait, si bien m’accompagna
En son vivant, que point ne me trouvais
L’homme égaré qui ne sait où il va.

France, jadis on te soulait nommer

France, jadis on te soulait nommer,
En tous pays, le trésor de noblesse,
Car un chacun pouvait en toi trouver
Bonté, honneur, loyauté, gentillesse,
Clergie, sens, courtoisie, prouesse.
Tous étrangers aimaient te suivre.
Et maintenant vois, dont j’ai déplaisance,
Qu’il te convient maint grief mal soustenir,
Très chrétien, franc royaume de France.
 
Sais-tu d’où vient ton mal, à vrai parler ?
Connais-tu point pourquoi es en tristesse ?
Conter le veux, pour vers toi m’acquitter,
Ecoute-moi et tu feras sagesse.
Ton grand orgueil, glotonnie, paresse,
Convoitise, sans justice tenir,
Et luxure, dont as eu abondance,
Ont pourchacié vers Dieu de te punir,
Très chrétien, franc royaume de France…
 
Et je, Charles, duc d’Orléans, rimer
Voulus ces vers au temps de ma jeunesse ;
Devant chacun les veux bien avouer,
Car prisonnier les fis, je le confesse ;
Priant à Dieu, qu’avant qu’aie vieillesse,
Le temps de paix partout puisse avenir,
Comme de cœur j’en ai la désirance,
Et que voie tous tes maux brief finir,
Très chrétien, franc royaume de France !…

Le beau souleil, le jour saint Valentin (En français moderne)

Le beau souleil, le jour saint Valentin,
Qui apportoit sa chandelle alumee,
N’a pas longtemps entra un bien matin
Priveement en ma chambre fermee.
Celle clarté qu’il avoit apportee,
Si m’esveilla du somme de soussy
Ou j’avoye toute la nuit dormy
Sur le dur lit d’ennuieuse pensee.
 
Ce jour aussi, pour partir leur butin
Les biens d’Amours, faisoient assemblee
Tous les oyseaulx qui, parlans leur latin,
Crioyent fort, demandans la livree
Que Nature leur avoit ordonnee
C’estoit d’un per comme chascun choisy.
Si ne me peu rendormir, pour leur cry,
Sur le dur lit d’ennuieuse pensee…

Mon cueur m’a fait commandement

Mon cueur m’a fait commandement 
De venir vers vostre jeunesse, 
Belle que j’ayme loyaument,
Comme doy faire ma princesse.
Se vous demandés :  » Pour quoy esse ?
C’est pour savoir quant vous plaira
Alegier sa dure destresse
Ma dame, le sauray je ja?
 
Ditez le par vostre serment !
Je vous fais leale promesse
Nul ne le saura, seulement
Fors que lui pour avoir leesse.
Or lui moustrés qu’estes maistresse
Et lui mandez qu’il guerira,
Ou s’il doit morir de destresse !
Madame, le sauray je ja ?…

Traduction en français moderne:

Mon cœur m’a fait commandement
De venir vers votre jeunesse,
Belle que j’aime loyaument,
Comme dois faire ma princesse.
Se vous demandez : Pour quoi est-ce ?
C’est pour savoir quand vous plaira
Alléger sa dure détresse
Ma dame, le saurai-je jà ?

Dites-le par votre serment !
Je vous fais léale promesse
Nul ne le saura, seulement
Fors que lui pour avoir liesse.
Or lui montrez qu’êtes maîtresse
Et lui mandez qu’il guérira,
Ou s’il doit mourir de détresse !
Ma dame, le saurai-je jà ?

Pourquoy m’as tu vendu, Jeunesse

Pourquoy m’as tu vendu, Jeunesse,
A grant marchié, comme pour rien,
Es mains de ma dame Viellesse
Qui ne me fait gueres de bien ?
A elle peu tenu me tien,
Mais il convient que je l’endure,
Puis que c’est le cours de nature.
 
Son hostel de noir de tristesse
Est tandu. Quant dedans je vien,
J’y voy l’istoire de Destresse
Qui me fait changer mon maintien,
Quant la ly et maint mal soustien :
Espargnee n’est créature,
Puis que c’est le cours de nature…

Traduction en français moderne:

Pourquoi m’as-tu vendu, Jeunesse,
À grand marché, comme pour rien,
Ès mains de ma dame Vieillesse
Qui ne me fait guère de bien ?
À elle peu tenu me tiens,
Mais il convient que je l’endure,
Puisque c’est le cours de nature.

Son hôtel de noir de tristesse
Est tendu. Quant dedans je viens,
J’y vois l’histoire de Détresse
Qui me fait changer mon maintien
Quand la lis, et maint mal soutien :
Épargnée n’est créature,
Puisque c’est le cours de nature.

Quant vint a la prochaine feste

Quant vint a la prochaine feste
Qu’Amours tenoit son parlement,
Je lui presentay ma requeste
Laquelle leut tresdoulcement,
Et puis me dist :  » Je suy dolent
Du mal qui vous est avenu,
Mais il n’a nul recouvrement,
Quant la mort a son cop féru.
 
Eslongnez hors de vostre teste
Vostre douloreux pensement !
Moustrez vous homme, non pas beste !
Faittes que, sans empeschement,
Ait en vous le gouvernement
Raison qui souvent a pourveu
En maint meschief tressagement,
Quant la mort a son cop féru…

Traduction en français moderne:

Quant vint à la prochaine fête,
Qu’Amour tenait son Parlement,
Je lui présentai ma requête
Laquelle lut très doucement,
Et puis me dit : Je suis dolent
Du mal qui vous est advenu ;
Mais il n’a nul recouvrement,
Quand la Mort a son coup féru.

Éloignez hors de votre tête
Votre douloureux pensement,
Montrez-vous homme, non pas bête,
Faites que, sans empêchement,
Ait en vous le gouvernement
Raison, qui souvent a pourvu
En maint méchef, très sagement,
Quand la Mort a son coup féru…

Priez pour la paix 

Priez pour paix, doulce Vierge Marie,
Royne des cieulx, et du monde maistresse
Faites prier, par vostre courtoisie,
Saincts et sainctes, et prenez vostre adresse
Vers vostre filz, requerrant sa haultesse
Qu’il lui plaise son peuple regarder
Que de son sang a voulu racheter,
En deboutant guerre qui tout desvoye ;
De prieres ne vous vueilliez lasser,
Priez pour paix, le vray tresor de joye.
 
Prier, prélaz et gens de saincte vie,
Religieux, ne dormez en paresse,
Priez, maistres et tous suivant clergie,
Car par guerre fault que l’estude cesse ;
Moustiers destruiz sont sans qu’on les redresse,
Le service de Dieu vous fault laisser,
Quand ne pouvez en repos demourer ;
Priez si fort que briefment Dieu vous oye 1,
L’Église voult à ce vous ordonner ;
Priez pour paix, le vray tresor de joye.
 
Priez, princes qui avez seigneurie,
Roys, ducs, comtes ; barons plains de noblesse,
Gentilz hommes avec chevalerie,
Car meschans gens surmontent gentillesse ;
En leurs mains ont toute vostre richesse
Debatz les font en hault estat monter 2,
Vous le povez chascun jour voir au cler,
Et sont riches de vos biens et monnoye
Dont vous deussiez le peuple supporter ;
Priez pour paix, le vray tresor de joye…

Traduction en français moderne:

Priez pour paix, douce Vierge Marie,

Reine des cieux et du monde maistresse,

Faites prier, par vostre courtoisie,

Saints et saintes, et prenez vostre adresse

Vers vostre fils, requérant sa hautesse

Qu’il lui plaise son peuple regarder

Que de son sang a voulu racheter,

En deboutant guerre qui tout desvoie;

De prières ne vous veuillez lasser,

Priez pour paix, le vrai trésor de joie.

 

Priez, prélats et gens de sainte vie,

Religieux, ne dormez en paresse,

Priez, maistres et tous suivant clergie,

Car par guerre faut que l’estude cesse;

Moustiers destruits sont sans qu’on les redresse,

Le service de Dieu vous faut laisser,

Quand ne pouvez en repos demeurer;

Priez si fort que briefment Dieu vous oie,

L’Eglise veut à ce vous ordonner;

 

Priez pour paix, le vrai trésor de joie…

Priez, peuples qui souffrez tyrannie,

Car vos seigneurs sont en telle faiblesse

Qu’ils ne peuvent vous garder pour maistrie,

Ni vous aider en votre grand destresse;

Loyaux marchands, la selle si vous blesse

Fort sur le dos, chacun vous vient presser

Et ne pouvez marchandise mener,

Car vous n’avez sûr passage ni voie,

En maint péril vous convient-il passer;

Priez pour paix, le vrai trésor de joie… 

Quelques rondeaux

  • Ce premier jour du mois de may
  • Dedens mon Livre de Pensee
  • Dieu, qu’il la fait bon regarder
  • En faictes vous doubte
  • En verrai ge jamais la fin
  • En yver, du feu, du feu !
  • Fiés vous y !
  • J’ayme qui m’ayme, autrement non
  • Le temps a laissié son manteau
  • Les fourriers d’Eté sont venus
  • Ma seule amour…
  • Mon cuer, estouppe tes oreilles
  • Ne hurtez plus a l’uis de ma pensee
  • Ou puis parfont de ma merencolie
  • Puis ça, puis la…
  • Que me conseillez-vous, mon coeur ?
  • Qui ? quoy ? comment ? a qui ? pourquoy ?
  • Qui a toutes ses hontes beues
  • Vostre bouche dit…
  • Yver, vous n’estes qu’un villain

Extraits de quelques rondeaux:

Ce premier jour du mois de may

Ce premier jour du mois de may,
Quant de mon lit hors me levay
Environ vers la matinee,
Dedans mon jardin de pensee
Avecques mon cueur seul entray.
 
Dieu scet s’entrepris fu d’esmay!
Car en pleurant tout regarday
Destruit d’ennuyeuse gelee,
Ce premier jour du mois de may,
Quant de mon lit hors me levay.
 
En gast fleurs et arbres trouvay ;
Lors au jardinier demanday
Se Desplaisance maleuree
Par tempeste, vent ou nuee
Avoit fait tel piteux array,
Ce premier jour du mois de may.

Le temps a laissé son manteau

Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s’est vestu de brouderie,
De soleil luyant, cler et beau.
 
Il n’y a beste, ne oyseau,
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
Le temps a laissié son manteau !
 
Riviere, fontaine et ruisseau
Portent, en livree jolie,
Gouttes d’argent, d’orfaverie,
Chascun s’abille de nouveau :
Le temps a laissié son manteau !
 

Traduction en français moderne:

Le temps a laissé son manteau

De vent, de froidure et de pluie,

Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau

Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
« Le temps a laissé son manteau !
De vent, de froidure et de pluie,»

Rivière, fontaine et ruisseau
Portent, en livrée jolie,
Gouttes d’argent, d’orfèvrerie ;
Chacun s’habille de nouveau.

 
Dieu, qu’il la fait bon regarder
 
Dieu, qu’il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle !
Pour les grans biens qui sont en elle,
Chascun est prest de la louer.
 
Qui se pourroit d’elle lasser ?
Tousjours sa beauté renouvelle,
Dieu, qu’il la fait bon regarder,
La gracieuse, bonne et belle !
 
Par deça ne dela la mer
Ne sçay dame ne damoiselle
Qui soit en tous biens parfais telle ;
C’est un songe que d’y penser.
Dieu, qu’il la fait bon regarder !

Yver, vous n’estes qu’un villain

Yver, vous n’estes qu’un villain!
Esté est plaisant et gentil
en témoing de may et d’avril
qui l’accompaignent soir et main.

Esté revet champs bois et fleurs
de salivrée de verdure
et de maintes autres couleurs,
par l’ordonnance de nature.

Mais vous, Yver, trop estes plein
de nége, vent, pluye et grézil.
On vous deust banir en éxil.
Sans point flater je parle plein:
Yver, vous n’estes qu’un villain!…

Traduction en français moderne:

Hiver, vous n’êtes qu’un vilain,
Eté est plaisant et gentil,
En temoin de Mai et Avril
Qui l’accompagnent soir et matin

Eté revêt champs, bois et fleurs

De sa livrée de verdure,

Et de maintes autres couleurs,
Par l’ordonnance de Nature.

Mais, vous hiver, trop êtes plein

De neige, vent, pluie et grésil :
On vous dût bannir en exil .
Sans point flatter, je parle plain ,
Hiver, vous n’êtes qu’un vilain !…

Ma seule amour

Ma seule amour, ma joye et ma maistresse,
Puisqu’il me fault loing de vous demorer,
Je n’ay plus riens, à me reconforter,
Qu’un souvenir pour retenir lyesse. 
 
En allegant, par Espoir, ma destresse,
Me couvendra le temps ainsi passer,
Ma seule amour, ma joye et ma maistresse,
Puisqu’il me fault loing de vous demorer. 
Car mon las cueur, bien garny de tristesse,
S’en est voulu avecques vous aler,
Ne je ne puis jamais le recouvrer,
Jusques verray vostre belle jeunesse,
Ma seule amour, ma joye et ma maistresse.
 

Traduction en français moderne:

Ma seule amour, ma joie et ma Maîtresse,

Puisqu’il me faut loin de vous demeurer,
Je n’ai plus rien, à me réconforter,
Qu’un souvenir pour retenir liesse.

En allégeant par Espoir ma détresse,
Me conviendra le temps ainsi passer,
Ma seule amour, ma joie et ma Maîtresse,

Puisqu’il me faut loin de vous demeurer.

Car mon cœur las, bien garni de tristesse,
S’en est voulu avecques vous aller,
Et ne pourrai jamais le recouvrer
Jusques verrai votre belle jeunesse,
Ma seule amour, ma joie et ma Maîtresse

Vostre bouche dit…

Vostre bouche dit : Baisiez moy,
Ce m’est avis quant la regarde ;
Mais Dangier de trop prés la garde,
Dont mainte doleur je reçoy.
 
Laissiez m’avoir, par vostre foy,
Un doulx baisier, sans que plus tarde ;
Vostre bouche dit : Baisiez moy,
Ce m’est avis quant la regarde…

Que me conseillez-vous, mon cœur ? (en français moderne)

Que me conseillez-vous, mon cœur ?
Irai-je par devers la belle
Lui dire la peine mortelle
Que souffrez pour elle en douleur ?
 
Pour votre bien et son honneur,
C’est droit que votre conseil céle.
Que me conseillez-vous, mon coeur,
Irai-je par devers la belle ?
 
Si pleine la sais de douceur
Que trouverai merci en elle,
Tôt en aurez bonne nouvelle.
J’y vais, n’est-ce pour le meilleur ?
Que me conseillez-vous, mon cœur ?

Dedans mon Livre de Pensée (En français moderne)

Dedans mon Livre de Pensée,
J’ai trouvé écrivant mon cœur
La vraie histoire de douleur,
De larmes toute enluminée,
 
En effaçant la très aimée
Image de plaisante douceur,
Dedans mon Livre de Pensée!
 
Hélas ! où l’a mon cœur trouvée ?
Les grosses gouttes de sueur
Lui saillent, de peine et labeur
Qu’il y prend, de nuit et journée,
Dedans mon Livre de Pensée !

Chansons

  • En songe, souhait et pensée
  • Laissez-moi penser à mon aise
  • Ma seule amour
  • Ma seule amour que tant désire
  • Les fourriers d’Amours m’ont logé
  • Mon cœur, estouppe tes oreilles
  • Ne hurtez plus a l’uis de ma pensee
  • N’est-elle de tous biens garnie
  • Ou puis parfont de ma merencolie
  • Petit mercier, petit panier
  • Quelque chose que je dis d’amour

Extraits de quelques chansons

En songe, souhait et pensée (en français moderne)

En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine ;
Combien qu’êtes de moi lointaine,
Belle, très loyalement aimée.
 
Pour ce qu’êtes le mieux parée
De toute plaisance mondaine,
En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine.
 
De tout vous ai l’amour donné ;
Vous en pouvez être certaine,
Ma seule dame souveraine,
De mon las cœur moult désirée,
En songe, souhait et pensée

Laissez-moy penser à mon ayse

Laissez-moy penser à mon ayse,
Hélas! donnez m’en le loysir.
Je devise avecques Plaisir,
Combien que ma bouche se taise.
 
Quand Merencolie mauvaise
Me vient maintes fois assaillir,
Laissez-moy penser à mon ayse,
Hélas! donnez m’en le loysir.
Car afin que mon cueur rapaise,
J’appelle Plaisant-Souvenir,
Qui tantost me vient resjoüir.
Pour ce, pour Dieu! ne vous desplaise,
Laissez-moy penser à mon ayse.

Traduction en français moderne:

Laissez-moi penser à mon aise,

Hélas! donnez-m’en le loisir.

Je devise avecque Plaisir

Combien que ma bouche se taise.

 

Quand mélancolie mauvaise

me vient maintes fois assaillir,

Laissez-moi penser à mon aise,

Hélas! donnez-m’en le loisir.

 

Car, afin que mon coeur rapaise,

J’appelle Plaisant Souvenir,

Qui tantôt me vient réjouir,

Pour ce, pour Dieu, ne vous déplaise,

Laissez-moi penser à mon aise

En songe, souhait et pensée

En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine ;
Combien qu’êtes de moi lointaine,
Belle, très loyalement aimée.
 
Pour ce qu’êtes le mieux parée
De toute plaisance mondaine,
En songe, souhait et pensée,
Vous vois chaque jour de semaine.
 
 De tout vous ai l’amour donné ;
Vous en pouvez être certaine,
Ma seule dame souveraine,
De mon las cœur moult désirée,
En songe, souhait et pensée.

Mon cueur, estouppe tes oreilles

Mon cueur, estouppe tes oreilles,
Pour le vent de Merencolie ;
S’il y entre, ne doubte mye,
Il est dangereux à merveilles ;
 
Soit que tu dormes ou tu veilles,
Fays ainsi que dy, je t’en prie.
Mon cueur, estouppe tes oreilles,
Pour le vent de Merencolie ;
 
Il cause doleurs nompareilles,
Dont s’engendre la maladie
Qui n’est pas de legier guerie ;
Croy moy, s’a raison te conseilles.
Mon cueur, estouppe tes oreilles.

Quelques pièces poétiques:

  • Le Livre contre tout péché
  • La Retenue d’Amours
  • Le Songe en complainte
  • La Départie d’Amour

Extraits de quelques pièces poétiques

Le Livre contre tout péché

Rédigé en 1404 à l’âge de 10 ans donc), c’est le premier poème de Charles d’Orléans. C’est un court traité moral qui passe en revue les sept péchés capitaux.

Qui veult à grant honneur venir
Il doit l’amour Dieu acquérir
Car sans icelle moiennent
Nul ne peut faire bonnement
Aucune morale ëuvre
Pour ce pri à la Trinité
Et la dame d’umilité
Qu’ilz me veuillent tel sens donner
Qu’un livre puisse composer
Qui soit d’aucune utilité,
Pourfitant à humanité,
Et l’honneur de Dieu, et prouffit
De celui qui ce livre fit,
Lequel livre est appelé,
Le livre contre tout péché
 
Le songe en complainte
 
A très noble, haut et puissant seigneur
Amour, princve de mondaine doulceur.
 
Avescques ce, humblement vous mercie
Des biens quay eus soulz vostres seigneurie ;
Autre chose m’escris, quant à présent,
Fors que je pry à Dieu, le Tout Puissant,
Qu’il vous ottroit honneur et longue vie ;
Et que puissiez tousjours la compaignie
De faulx Dangier surmonter et deffaire,
Qui en tout temps vous a été contraire.
Escript ce jour troisième, vers le soir,
En Novembre, au lieu de Nonchaloir.
Le bien vostres, Charles, duc d’Orlians,
Qui jadis fut l’un de vos vrais servans…
 

Oeuvres mises en musique:

Le compositeur français Claude Debussy (1862-1918):

  • Dieu! qu’il la fait bon regarder!
  • Quand j’ai ouy le tambourin
  • Yver, vous n’ests qu’un villain

Le compositeur Français Francis Poulenc (1899-1963):

  • Priez pour nous

Le compositeur français Darius Milhaud (1892-1974):

  • Carols

Laurent Voulzy chante:

  • Ma seule amour

Quelques écrits sur l’oeuvre de Charles d’Orléans

  • Pierre Champion : Le vie de Charles d’Orléans 1911
  • Pierre Champion : Charles d’Orléans. Poésies 1923-1927
  • Marcel Françon : Les refrains des rondeaux de Charles d’Orléans 1942
  • George Darby : Observations on the chronology of Charles d’Orléans 1943
  • Jean Tardieu : Charles d’Orléans. Choix de rondeaux 1947
  • George Defaux : Charles d’Orléans ou la poétique du secret…1972
  • Claudio Galderisi : Sui rondeaux di Charles d’Orléans. L’allegoria e il verso 1986
  • Jean-Claude mühletthaler : Charles d’Orléans. Ballades et rondeaux 1992

Eustache Deschamps, témoin privilégié de son temps

novembre 15th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Eustache Deschamps, témoin privilégié de son temps)
Eustache Deschamps, poète des Vertus

Biographie d’Eustache Deschamps (1340-1410):

D’origine modeste mais de sang noble, naît vers 1340 à Vertus (Champagne) Eustache Morel de son vrai nom. Ce poète français reçoit une éducation assez précoce de la typique de la grammaire latine et de la logique. Élevé par le poète Guillaume de Machaut, c’est avec lui qu’il prend ses premières leçons de versification à l’école épistocale de Reims. Et c’est grâce à son parrainage qu’il étudie le droit à l’université d’Orléans.

Homme de cour avant tout, il trouve le temps d’écrire malgré les fonctions laborieuses (magistrat, messager royal, huissier d’armes, officier royal, général des finances) qu’il occupe à la cour des rois Charles V et VI. Ces attributions lui permettent de beaucoup voyager (Europe, Egypte, Syrie et Palestine), et de rencontrer les plus grands de son temps (les deux rois bien sûr, mais aussi le duc d’Orléans dont il est le conseiller, Du Guesclin…).

Poète de Vertus, très prolixe et témoin privilégié de son époque, il met à profit ses talents de poète pour conter les faits qui l’on marquée. Ainsi, bon nombre de ses poèmes revêtent une portée historique indéniable. Il s’attaque aux Anglais, pilleurs de la France, au clergé et aux fonctionnaires corrompus, aux riches oppresseurs des pauvres. Il passe pour être connu comme un religieux honnête, moraliste par ses prises de position devant l’injustice mais non moins courtisan.

Œuvre d’Eustache Deschamps:

Impliqué de par ses fonctions à tous les événements de son temps, l’œuvre d’Eustache Deschamps embrasse bien des domaines. Il est l’auteur de 80 000 vers d’écrits comiques, moraux, satiriques, patriotiques, historiques, amoureux, d’hygiène mais aussi personnels. Ses poèmes, ses ballades, ses rondeaux…regorgent tellement d’informations de valeur sur l’histoire morale et politique de l’époque, que des  historiens et philologues y font  référence.

Tout comme Machaut, il ne se contente pas d’écrire. Dans l’Art de Ditter, il s’efforce d’apporter sa contribution à l’enrichissement de la langue. Il nous lègue pas moins 1032 ballades, 170 rondeaux, 142 chants royaux…). Beaucoup de ses ballades ciblent des gens importants de son entourage, ou qu’il rencontre lors de se voyages : rois et ducs de France, Machaut, Angleterre, les héros des croisades…

On sait aussi que 190 de ses écrits traitent de la nourriture (légumes, fruits, viandes, céréales, épices, poissons… et même plats préparés) Ce n’est pas fortuit puisqu’il est connu pour être fin gourmet, et connaisseur de la cuisine de France et d’ailleurs. Grâce à quoi il est aujourd’hui possible de connaître l’alimentation de cette époque.

Œuvres essentielles d’Eustache Deschamps:

La ballade est le genre poétique dans lequel Eustache Deschamps a particulièrement excellé. Une partie de ses œuvres est écrite en latin qu’il a étudié dès son jeune âge, et l’autre en français.

Pièces en prose 

L’Art de dictier et de fere chançons, ballades, virelais et rondeaux

Composé à la demande certainement du duc de Bourgogne pour son usage, il est considéré à ce jour comme le plus ancien du genre. L’ouvrage commence par une introduction dans laquelle il justifie la place que doit avoir la versification au sein des sept arts libéraux. C’est donc un traité technique de versification, le premier art poétique en langue française. Les formes fixes sont inventoriées, avant de faire sa leçon sur les règles et les principes dont doivent s’inspirer ceux qui veulent écrire. Le texte et la musique ne sont plus liés, et de ce fait sont définitivement séparés. Tout comme Machaut dont il a été l’élève, Deschamps est très soucieux de  perfection. Il considère qu’écrire est un art qui se cultive.

Extraits :

Ci commence l’art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaulx, et comment anciennement nul ne osoit apprandre les ars liberaulx ci aprés declaréz, se il n’estoit noble

Entre les .vii. ars et sciences par lesquelles ce present monde est gouverné, et qui sont appelléz ars liberaulx, pour que que anciennement nul, se il n’estoit liberal, c’est a dire fils de noble homme et astrait de noble, n’osoit aprandre aucun d’iceuls ars, c’est assavoir : Gramaire, Logique, Rhetorique, Geometrie, Arismetique, Musique et Astronomie, lesquelz ars trouva, du tiers aige du monde et au temps de Habraham, Zozoastres, qui regnoit en Baterie et pour ce est le premier et principal ars Gramaire, par lequel l’en vient et aprant tous les autres ars par la figure des letres de A, B, C, que les enfans aprannent premierement, et par lesquelz aprandre et sçavoir l’en peut venir a toute science, et monter de la plus petite letre jusques a la plus haulte.

Logique est aprés une science d’arguer choses faintes et subtiles, coulourees de faulx argumens, pour discerner et mieulx congnoistre la verité des choses entre le faulx et le voir, et qui rent l’omme plus subtil en parole et plus habille entre les autres…

Rhetorique est science de parler droictement, et a quatre partie en soy a lui ramenees, toutes appliquees a son nom ; car tout bon rhetoricien doit parler et dire ce qu’il veut moustrer saigement, briefment, substancieusement et hardiement…

Geometrie est science de mesurer et faire par proporcion la taille des pierres et des merriens, et la perfection des tours rondes et quarrees ; de faire et edifier les chasteaulx, salles et maisons pour habiter, les clochiers et autres edifices en ront, en triangle et en quarreure, et les mener droit sanz boce jusques a leur perfection ; faire tonneaulx et autres vaisseaulx de certaines pieces, longueur et grosseur, et aucunefois cornus, comme sont les baingnoueres et autres vaisseaulx, par contrainte de cercles de certaines pongnies, par les lieures des osiers ; faire nez et galees en mar. Et cest arts s’applique aux fevres, charpentiers et maçons, ausquelz, se ilz sont bons ouvriers de leurs mestiers…

Arismetique est science de getter et compter par le nombre des augorisme et autre nombre commun, et de mesurer et arpenter les terres, les boys et choses semblables, pour sçavoir la haulteur des choses en alant vers le ciel ; la largeur des eaues et des rivieres, la parfondeur des puis et des concaves de la terre ; de sçavoir les heures, les temps, les minutes et les momens ; pour sçavoir le commencement des jours et des nuis, des sepmaines, des moys et des ans ; pour venir au grant miliaire et sçavoir par ce nombre, en querculant, la revolucion des temps et congnoistre le cours du souleil et de la line, et du zodiaque…

Astronomie est une science de la congnoissance des estoilles et des sept planettes erratiques et principales, c’est assavoir : Mars, Mercurius, Saturnus, Jupiter, Sol et Luna ; de leurs influences et disposicions selon leurs qualitéz et conjunctions en divers signes et leurs oppositions, pour jugier des inclinacions naturelles des hommes selon leur nativité, et aussi des fertilitéz ou sterilitéz des terres et des fruis, des chauls et des froiz, des sentéz et maladies des gens et des bestes ; de sçavoir le compost du souleil et de la lune, de partir les ans et trouver les bisextes et leurs conjunctions des lunes pour ordonner leurs saingnies, et les temps de prandre medicine, et autres choses qui de ce se despendent.

Musique est la derreniere science ainsis comme la medecine des.vii. ars ; car quant le couraige et l’esperit des creatures ententives aux autres ars dessus declairéz sont lasséz et ennuyez de leurs labours, musique, par la douçour de sa science et la melodie de sa voix, leur chante par ses .vi. notes tierçoyees, quintes et doublees, ses chans delectables et plaisans, lesquelz elle fait aucunefois en orgues et chalumeaux par souflement de bouche et touchement de doiz ; autrefoiz en harpe, en rebebe, en vielle, en douçaine, en sons de tabours, en fleuthes et autres instrumens musicans…

Or sera dit et escript cy aprés la façon des Balades 

Et premierement est assavoir que il est balade de huit vers, dont la rubriche est pareille en ryme au vers antesequent, et toutefois que le derrenier mot du premier ver de la balade est de trois sillabes, il doit estre de .xi. piéz, si comme il sera veu par exemple cy aprés ; et se le derrenier mot du second ver n’a qu’une ou deux sillabes, ledit ver sera de dix piéz ; et se il y a aucun ver coppé qui soit de cinq piéz, cellui qui vient aprés doit estre de dix.

De la façon des Virelais

Aprés s’ensuit l’ordre de faire chançons baladees, que l’on appelle virelais, lesquelz doivent avoir trois couples comme une balade, chascune couple de deux vers, et la tierce semblable au refrain, dont le derrain ver doit, et au plus pres que l’en puet, estre servant a reprandre ledit refrain, ainsi comme le penultime vers d’une couple de balade doit servir a la rebriche d’icelle. Et est assavoir que virelais se font de pluseurs manieres, dont le refrain a aucunefois .iiii. vers, aucunefois .v. aucune .vii., et est la plus longue forme qu’il doye avoir, et les deux vers aprés le clos et l’ouvert doivent estre de .iii. vers ou de deux et demi, brisiéz aucunefoiz, et aucunefois non. Et le ver aprés doit estre d’autant et de pareille rime comme le refrain, si comme il apparra cy aprés :

Amen.

Demoustracions contre sortileges

La pratique de la sorcellerie, des sortilèges et de la magie liée donc à l’astrologie était très populaire au Moyen-Âge. On raconte même que Louis d’Orléans était un grand adepte des sciences occultes. Jean de Bar qui lui avait promis de faire apparaître le diable, échoua dans sa tentative. Le duc n’hésita pas à le brûler pour n’avoir pas tenu son engagement. Deschamps avait été initié à l’Astrologie durant sa jeunesse. Dans cette démonstration contre les sortilèges, il s’appuie sur quelques exemples pour prouver que quiconque s’adonne à cette pratique finit mal.

« Demoustracions qu princes terriens ne nulz vrayz crestiens ne doivent enquerir, ouvrer ne user des choses advenir, mucees, occultes et secretes, ou qui a ce puelent estre appliquees par astrologie, par goemancie, par nygromancie, par ydromancie, par pyromancie, par cyromancie, par experimens, supersticions d’auspices, des encontres discerner, d’auguremens par le chant et volement des oiseaulx, par les membres des bestes mortes, par art magique, par invocacions, interpretacions de songes et pluseirs autres vanitéz qui ne sont pas sciences, fors a parler improprement ».  

Comment Zozastres qui trouva ces ars fut tué par Nynus

« Zozastres, qui regnoit en Batrie, et trova ces ars magiques, fut par Nynus tué, qui lui osta la vie et le royaume, et ardit partie de ces faulx livres. Et ce recite monseigneur Saint Victor ou second livre de la Vanité du monde, et ja soit ce que Nynus ne fust pas juste, Dieux lui voult donner victoire sur plus mauvés, afin que plus grant mauvestié ne regnast ».

Comment Athlas perdit son royaume

« Athlas, jadis roy d’Espaingne, fut chacié et bouté hors de son royaume, et s’en fuy en une montaigne en Grece, qui pour ce est encore appelee Athlas. Et si faingnent les poetes que pour sa grant astronomie il porte et tourne le ciel ».

Comment Neptanabus fut tué par Alixandre

« Neptanabus, roy d’Egipte, qui tousjours avoit ses recours aux ars mathematiques et aux divineurs, fut entreprins de.xiiii. nascions de Barbarie et ainsi comme de tout Orient. S’en fuy honteusement en Macedoine en habit de phillosophe, et en la fin Alixandre le bouta en une fosse et lui rompit le coul. Et ainsi fina mauvaisement ». 

Comment Jaques, roy de Maillorgues, perdit son royaume 

« Jaques, roy de Maillorgues, qui estoit moult enclin a telles divinacions et a eslire heures et jours pour son partement et autres besongnes siennes, eslut heure par astrologie de partir d’Avignon, ou il ala, et perdit et la vie et le royaume. Ferrant,ponce de Flandres, fut deceu par divinacion, quant il vint en France pour combatre, car le respons lui fut donné de l’ydole a qui il ala, qu’il entreroit a grant joye a Paris. Et par ce il entendit avoir la victoire. Mais il fut desconfit et prins honteusement, et admenéz lié et enferréz a Paris, dont tout le peuple o tresgrant joye… »

Comment Pompee fu deceu par les sors en Delphos

« Item ainsi sont finéz, et est mal venu a tous les princes et autres qui par telles divinacions ont voulu enquerir les choses et fortunes advenir, et de ce il appert en Lucan du filz Pompeius, qui ala enquerir de par son pere aux sors en Delphos, qui vaincroit la bataille de Thessalle, en laquelle a la fin de trois jours il fut sibjugué de Julius Cesar, et s’en fuy devers Tolomee, roy d’Egipte, cuidant estre son grant ami, mais en la fin Tolome lui fist tranchier la teste, et l’envoya en present a JuliusCesar, pour avoir sa grace… »

La complainte de l’Eglise

Alors que Boniface IX est pape à Rome, Clément VII et Benoît XIII se déclare antipapes et ne veulent pas reconnaître son autorité. Ceux-ci vont même jusqu’à tenir une cour papale à Avignon avec la bénédiction du roi Charles VI. Ces divisions au sein de l’Eglise et les dérives de celle-ci exaspère Eustache deschamps, jusqu’à composer cette complainte.

Ecrite en latin puis traduite à la demande du duc de Bougogne, qui espérer ainsi convaincre les Anglais à se rallier à la cause du pape Clément. En évoquant les blessures contractés en Egypte lors des croisades, il reproche aux Chrétiens de ne pas s’unir en mettant fin au schisme pour libérer Jérusalemn et les Lieux saints des mains des sarrasins. Il menace même ceux qui s’opposeraient à l’initiative de convoquer un concile général pour la réconciliation, de la réalisation des affreuses prédictions des prophètes Isaîe et Jeremie.

Cy commence la dolente et piteuse complainte de l’eglise moult desolee au jour d’ui

« La povre mere tresdolente, desolee et desconfortee, de laquelle les entrailles sont tranchees et divisees en deux parties pour le pechi » et abhominacion de se enfans forlignans de la voye [de] justice, meurs et condicions de leur Pere pardurable, a tous les empereurs, royas et princes de la religion chrestienne, a leurs conseilliers, justiciers, presidens et gouverneurs de la chose publique, mes filz adoptéz et legitimes, rachatéz pour l’amour et le sang de leur pere, salut en la pitié et misericorde d’iccellui…

Pour ce que le commencement de toute sapience est craindre Dieu, pour quoy vouléz vous servir et servéz au Prince du monde, c’est l’ennemi de la char et homicide de l’ame, tendens a vostre destruction, qui par son orgueil, angelz jadis portans lumiere, soy voulant eslever sur son Seigneur, est aiz Princes de tenebres, desvoyans par temptacions de choses mondaines voéz pensees divines, desirans pour la perdicion de sa gloire inrecuperable avoir compaingnons a ses peines, qui par cou…

Le seconde beatitude est que vous soiéz humbles e debonnaires les uns aux autres et a voz subgiéz, sans contendre par pechié couvoiteus des terres, seignouries et couvoitises du monde desraisonnables…

La quarte beatitude est que vous devéz avant soufrir grant famine et pestillence de faim ou de mort, que vous osiéz separéz de vraie justice, laquele vous devéz faire a un chascun sanz accession de personne, dont il est escript…

La quinte beatitude si est que vous faciéz misericorde a voz prochains, c’est assavoir aux oppressez, povres et debilites et a ceuls qui mesprannent d’aventure, en faisant vostre grace et misericorde au relevement d’iceuls en toute charité et bonne affection, et vous ne pourréz faillir que vous ne obtenéz de vostre pere misericorde, dont il est dit …

La septiesme beatitude est que vous aiéz et améz paix entre vous sanz couvoitise de ces choses terriennes, dont vous mouvéz si merveilleuses et perilleuses guerres contre voz corps et voz ames, et vous vouléz estre appelléz filz de Dieu, et pour ce dist il …

Mais les dessencions, rapines, guerres, traisons, couvoitises, envies, detractions, murmures et glotonnies, dissolucions de corps, larrecins, homicides et autres pechiéz innumerables qui sont en vous perseverens sanz paour ne crainte de vostre pere, et ce que vous estes diviséz ensemble, font [que] vostre povre mere a qui vous avéz tollu et osté de ses entrailles et encores faictes de jour en jour ses posessions, franchises, douaires et libertéz qu’elle tient de vostre Pere, et qui la constitua en son lieu pour vous recreer sounz le gouvernement d’une seul pastour fait et eslu sainctement et canoniaulment, toutefoiz que vous vouldriéz venir a refuge de  voz maulx, confesser yceuls et repentir de voz pechiéz en honne contriciton, est ainsi troublee et divisee par long temps et en adventure d’estre a tousjours mais en desolacion par vostre coulpe en division, se vous n’estes ces choses briefment considerans…

Ainsis et semblablement par sa douce pitié et misericorde, vueille mettre en voz couraige l’obeissance et perseverence de sa saincte loy et remouvoir la vengence et persecucion promise a ceuls qui percevereront en mauvaises euvres contre ses sains commendemens, afin que par la bonne paix et union que vous reformeréz ensemble, tant espirituelment comme temporelment, vous puissiéz placquer son ire et lui appaisier telement que vous en acqueréz renommee pardurable en ce monde et aprés a voz ames la couronne de gloire et le royame qui durra sanz fin, et que par vostre bonne reformacion je puisse de vous chanter a tousjours hympnes et louenges de memoire pardurable a l’oneur, gloire et exaltacion de la Saincte Trinité, le Pere et le Fil et le Saint Esperit, un Dieu en trois personnes, qui vit et regne par tous les secles des secles.

Amen

Pièces en latin 

On en compte onze écrites en latins, dont voici une traduite en Français.

Commemoracio hystorie senonum gallorum, compilata et rithmata per Eustacium de Campis, ultra cirtutum in Campania (Histoire de France)

L’auteur décortique la situation de la France, et conclut à sa déchéance. Il compare son pays d’alors  à celui du temps de Clovis, de Charlemagne, Charles martel, les Pépin, dont il vante les exploits face aux Romains. Du règne de Charlemagne et ses successeurs il met en exergue le droit et la justice qui ont prévalu, le respect de la religion et l’encouragement et la protection des études. La France où selon lui règnent désormais les vices (même dans l’Eglise), le pillage et le vol est plongée dans le malheur et le déclin. C’est là une punition de Dieu.

D’autres textes courts figurent dans le manuscrit. Il s’attaque à la ville de Paris en proie à des émeutes sanglantes. Il met en garde contre la colère de Dieu et la punition qui pourrait  s’abattre sur les réformateurs populaires (reformatores populi). Mais aussi sur les princes qui ne gouvernent pas justement, et ne protègent  pas les pauvres et les faibles. A la France il prédit la même déchéance que celle qui est arrivée à Rome.

Extraits avec traduction:

Oh, vous français, anciennement Senonences ,

Origine Suèves,

Prennyo engendré du Père,

Qui a affirmé, guerre sanglante,

Rome aussi, vous avez été très féroce,

Cent mille dans le même temps d’aider,

Provence Sens armé

Montagne jeudi et en gras

En passant, si nombreux [at] soumis

Italie, les gens. enrichi

En ce qui concerne le Delphi, il n’est pas capable de la place…

O  vos Galli, quondam Senonences,

Suevorum origine duces,

 Ex Prennyo patre procreati,

Qui Rmanos, armorum atroces,        

Romam quoque, vos magis feroces,

Centum mille simul adjuvati,            

Provencia Senonis armati,     

Montem Jovis et tanquam audaces   

Transeundo, tot[am] submisisti         

Ytaliam, Puliam. ditati          

Circa Delphos, non loci capaces,

Après les monarchales du monde romain,

Vos rois sont impériaux

Votre nation a racheté taxes.

Les Troyens ont démarré la note

De la France, les Français étaient merveilleux,

Ou le comportement féroce et la vie

Les commentateurs interprètent, donc,

Dans les bras sur tous admissibles

Vous avez été en baisse tout

Par la force des armes, détient les climats,

Robbusti du corps et mince,

Puis le libre, liberté large…

Post Romanos, mundi monarchales,             

Reges vestri sunt imperiales,             

Et gens vestra redemit tributa.          

A Troianis exorti nobiles       

De Francio Franci mirabiles,             

Aut feroces moribus et vita   

Interpretes interpretant, ita, 

Super cunctos in armis habiles          

Vos fuisse submittentes cuncta        

Vi armorum orbisque climata,           

De corpore robbusti, graciles,           

Tunc liberi, libertate lata.

…Depuis le règne de ce roi est Charles le Grand,

Dieu géant, General bon

Engendré choses. Dont prophétisé

Sibylles et donc ils ont dit

La vérité sur ses propres dispositifs,

La science, la vie et le caractère,

Qui concernent toute suffisante.

…Ab hoc rege est Karolus Magnus,

Dei gigas, imperator bonus   

Genitus que. De quo prophetarunt   

Sibilline et tantam dixerunt   

Veritatem de suis artibus,     

Sciencia, vita et moribus,      

Quod narrare nulli sufficiunt. 

Espagne fut un grand roi modérée

Aragon et les Saxons ont éclaté

Gascogne et Aquitaneam,

La foi musulmane de l’appliquer.

De nombreuses guerres t-il un collège

Pour le nom de Jésus, et aussi

[Cette] étude, le clergé, la connaissance

Paris de loin,

Et a choisi les meilleurs enseignants

Pour enseigner par sa grâce

Sept arts. De chevalerie

Excellent et toujours offre…

Hyspanias magnus rex subegit,         

Arragonos et Saxones fregit,            

Wasconiam et Aquitaneam,  

Sarracenos ad fidem coegit.  

Bella multa ibidem collegit   

Pro nomine Jhesu, ac etiam   

[Is] studium, clerum, scienciam        

Parisius de longe dirigit,       

Et magistros optimos elegit   

Ad docendum per sui graciam          

Septem artes. Inde miliciam  

Peroptimam semperque porrigit

La crainte de Dieu est dans le cœur,

Dévotion, la piété a régné,

Religion ensuite honoré

responsables de l’humilité Ligné,

Le gouverneur de l’amour populaire

Un spécial d’une seule main,

Exalté lui-même l’habitude de ne pas

Chacun d’entre eux, ni manger

De choses différentes, mais c’était suffisant

Pour chacun de, il pourrait être satisfaite

Le seul plat qui était.

Il a occupé le petit Etat…

Timor Dei in cordibus erat,   

Devocio, pietas regnabat,      

Religio tunc honorabatur,     

Humilitas principes regebat,  

Populares amor gubernabat   

A propriis quisque utebatur,  

In habitu non elevabatur       

Quis eorum, neque manducabat       

De diversis, sed sufficiebat   

Unicuique, ut saturaretur      

De ferculo solo quod habebat.          

Parvum statum is horum tenebat.     

Sic corpora ben regebantur… 

…Attention maintenant à faire ces choses…

Mais nos actions sont difficiles,

Orribiles événement à venir:

Cesse, notre honneur et hommage,

Gloire. Nous sommes désormais inutiles,

Appropincat le terme fixe

Jheremie, ce qu’il a dit.

Alors qu’ils voient à ce sage:

Retour à l’Est

Dominum euh, aussi la règle…

Actus autem nostri difficiles,           

Orribiles venient eventus :    

Cessat noster honorque et butus,      

Gloria. Nunc sumus inutiles,

Appropincat locutus.

Sic super hoc videant prudentes :     

Revertantur ad orientales,     

Domin[i]um, quoque principatus…

Les Ballades

Elles sont au nombre de 1032 principalement moralisatrices. Voici les extraits de quelques unes d’entre-elles.

Le vrai bonheur est aux champs

En  retournant d’une court souveraine

Ou j’avoie longuement sejourné,

En un bosquet, dessus une fontaine,

Trouvay Robin le franc, enchapelé a,

Chapeauls de flours avoit cilz afublé

Dessus son chief b, et Marion sa drue.

Pain et civoz d l’un et l’autre mangue

A un gomer e puisent l’eaue parfonde.

Et en buvant dist lors Robins qui sue

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde.

Hé! Marion, que nostre vie est saine

Et si sommes de tresbonne heure né

Nul mal n’avons qui le corps nousmehaigne.

Dieux nous a bien en ce monde ordonné;

Car l’air des champs nous est habandonné;

f5 A bois couper quant je vueil m’esvertue

De mes bras vif; je ne robe ne tue;

Seurs chante; je m’esbas a ma fonde.

Par moy a Dieu doit grace estre rendue

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde…

Au mois de mai

Nobles mois, peres de Zephirus,

Oncles Juno et frère de Pallas,

Cousins germains la dieuesse Venus,

Qui tant de filz et tant de filles as,

Tu es premiers qui par amours amas

Et qui au bois donnas toute verdure,

Fueilles et flours, et la terre honouras

Amer te doit pour ce toute nature… 

Tu resjouis vieulz, jeunes et chanus;

A ton venir t’encline c chascuns bas

Tu faiz amer granz, riches et menus,

Bestes, oiseauls sont tuit prins en tes las

D’eulx conjoir, de nigier d ne sont las,

De faire fruit chascun a sa droiture,

De hault chanter tel pouoir leur baillas

Amer te doit pour ce toute nature.

Dire et faire sont deux.

Que vault preschier au sourt qui goûte n’oit?

Que vault semer sur pierre le froument?

Que vault monstrer a cellui qui ne voit?

Que vault le lire a cellui qui n’apprant?

Que vault enter sur tron qui ne reprant?

Cilz pert son temps qui télé euvre pourchace,

Combien qu’aucuns dient communément

C’est trop bien dit, mais querez qui le face… 

Que vault li homs qui autrui mal perçoit

Et ne voit pas son propre encombrement a,

Et qui en lui pour son preu b ne conçoit

La parole de bon entendement?

Autant vauldroit oir venter le vent;

Car telz gens ont toudis un pié sur glace,

Qui se muent de moment en moment.

C’est trop bien dit, mais querez qui le face…

Danger des richesses

Quel nature ont les richesces mondaines,

Ne quel pouoir ont li prince mondain ?

Les richesces sont laides et villaines

Quant elles font un noble cuer villain.

Li grant seigneur et !i plus souverain,

Quel force ont ilz, quel vie et seurté ?

Plus seurs vit povres en povreté,

Aise de cuer, sains des membres du- corps,

Que roys ne fait, tristes en sa plenté;

Souffisance est un tresriches tresors… 

Qui jadis fist regner les gens rommaines;

Puis perdirent, quant ilz prindrent le train

De convoitier par leurs vies haultaines.

L’eglise en est divisée, s’en plain a;

Flandres aussi en est mise a l’estrain,

Espaingne en a changié sa royauté

Et Barnabo en fut desherité.

Prince ne puet sanz raison estre fors.

Soyons piteus, fuions iniquité:

Souffisance est un tresriches tresors…

Il vaut mieux servir Dieu que le monde

Les deux seigneurs, dont l’un est souverain,

Auquel des deux vault mieulx servir sa vie ?

Ou au plus grant qui est de pitié plain,

Qui congnoist tout, qui donne et ne toult mie,

Qui le meffait pardonne a sa maisgnie,

Quant se repent, et les a en chierté;

Ou au moien seigneur, plain de fierté,

Qui donne et toult et qui n’a rien estable

Et qui pugnist sanz grace et sanz pité ?

jo Perilleus est, attrayant, decevable. 

Le grant seigneur tout puissant, souverain,

Le tresparfait qui toute chose lie,

Qui tout crea, qui fist d’Adam Evain,

Dont se despent toute humaine lignie,

Ciel, terre et mer, qui tout a en baillie,

A depuis prins no povre humanité

Et voult sentir nostre fragilité;

Pour le pechié d’Eve et d’Adam dampnable

Mourut en croix; le monde ot en vittë

Perilleux est, attrayant, decepvable…

Il faut toujours avoir lesyeux fixés sur France

Vous qui voulez parmi le monde aler

V Pour croistre honeur et querre renommée,

Dela les mons, ou pais d’oultre mer,

En divers lieus par chascune contrée,

Quant vous arez la terre advironnée,

Veuz les gens, eu de tous congnoissancej

Les airs, les vens et la loy ordonnée,

Tournez toudis le bec pardevers France… 

La vous devez pour vivre acheminer,

La est honeur et vaillance esprouvée,

La est la court du grant roy qui n’a per,

De tous deduis, de richesce parée,

Et de tous biens est la terre peuplée

La des subgiez est vraie obeissance,

Et quant peuples la nul temps ne s’effrée

Tournez toudis le bec pardevers France…

On obtient tout avec de l’argent

En alant jouer a Saint Poul,

Oy deux gens qui arguoient a,

Dont l’un disoit que ceuls sont foui

Qui trop grant estat desiroient,

Et qui trop d’avoir acqueroient,

Et qui vont encor convoitant;

L’autre dit: Pourquoy ne feroient?

Adès tine b il qui a argent.

Non fait, car tout ne vault un cho!

to Tost ont perdu ce qu’ilz avoient;

Par cas soudain perdent le col,

Car leurs richesces les ennoient

Souvent mourir convoiteroient

Les saiges avoir pour tourment.

Ja chi ja d, pourquoy le lairoient ?

Adès fine il qui a argent…

Guerre aux Anglais

En mon dormant vi une vision

Ou un songe, dont trop me merveilloie,

Qu’en granz forests ot un

jeusne lyon,

C’un lepardiau a de jour en jour guerroie.

Et ce lion n’entendoit toutesvoie

Fors a moutons et pourceauls estrangler:

Vaches, brebis et chievres fist trembler.

 

Mais ce liepart aux cerfs et sangliers groingne,

Et aux levriers’voult sa guerre mener;

Bon fait toudis penser a sa besongne.

Lors fut doubtë en celle region,

Car es pais 4de ce lion s’avoie c,

Maint fort y

tint et mainte garnison,

De jour en jour son pais afoibloie.

Mais il n’est nul du lion qui se voie…

Sur les vices du siècle

Depuis que Dieu fist terre et firmament,

Et qu’il crea premièrement le monde,

Lune et souleil qui se part d’Orient,

Setemptrion, Midi, d’Occident l’onde,

L’eaue, le feu, l’air et la mer parfonde,

Bestes, oiseaulx et tous les animaulx

Ne fut autant de pechiez et de maulx

Comme j’en voy regner et advenir

Dss plus petiz et jusques aux plus haulx;

Par ce devroit tost cilz secles fenir… 

Et on en voit desja l’aprouchement,

Dont nous sommes assez pres de la bonde

Se l’escripture et Jhesucrist ne ment

Car nous veons partout a la reonde

Guerre esmouvoir, que cité l’autre affonde

Lune et souleil avoir divers signaulx,

Terre mouvoir jusques aux infernaulx,

Gent contre gent faire guerre et tenir,

Et roys enfans es regnes principaulx

Par ce devroit tost ce secle fenir…

Bahde.

Le mérite n’est pas dans le nombre

Renar sestoit jadis en sa tesniere;

Assiegiez fut du noble lion

D’un seul costé, mais Renars, par derriere,

Fist a son ost mainte derrision

Mainte pierre lui lança de canon

Et maint carrel lui lança d’arbalestre

L’ost fist petit qui estoit grant foison.

L’exploit n’est pas a grant quantité estre

Car Bruns li ours a tout sa grant banniere,

Tybert le chat et Grimbert le tesson

Et Ysangrin d qui sist sur la bruiere,

Ne firent rien fors veoir le dongon

Trait n’orent il ne engin qui fust bon 

N’abillement pour assaillir cel estre a,

Et Renars fist toudis sa garnison

L’exploit n’est pas a grant quantité estre… 

Le siege estant, vint une pluie fiere,

Qui l’ost moilla entour et environ;

Si firent lors les aucuns mate chiere.

L’un a l’autre disoient Que fait on ?

Je ne le sçay, dit le sanglier Jefon,

Ne je ne sçay dont tel conseil puet nestre,

De venir ci tant bestail de renon

L’exploit n’est pas a grant quantité estre…

Contre les Flamands

De tous les maulx qui puent advenir

En ce monde soit la terre maudite,

Sanz fruit ne nour ne semence venir,

Sanz avoir loy, si que nulz n’y habite,

Et a tous soit la gent du lieu despite;

Comme Caym soient fuians maudis,

Pour leurs meffais, H faulx Flamant traitre, 

Gand en Flandres et tout le faulx pais

Qui ont voulu contre droit se tenir

Par leur orgueil, s’en aient leur merite;

Leur vray seigneur n’ont voulu obeir,

Leur souverain n’ont prisié une mite.

Ville n’aient, fortresse ne garite,

Destruis soient de tous peuples destruis 

A ce coup soit de touz poins entredite

Gand en Flandres et tout le faulx pais…

Misère du pauvre peuple

L’autrier si com je m’en venoie

De Busancy, de Setenay,

Oy pluseurs gens en ma voie,

Et sitost que Meuse passay,

Uns paisans dist Je ne scay

Comment on se pourra chevir.

Je voy chevaulx prandre et ravir,

Moutons et aumaille a tuer,

Par gens qui nous en font fuir

Ja piet n’en puist il retourner. 

L’autre dist Ce seroit grant joye

Tout mettent le monde en esmay,

Tasse n’est, bourse ne courroye

Qu’ilz ne visitent, bien le sçay;

Cheval, poulain ne jument n’ay,

Huis a brisier, coffre a ouvrir,

Ne drap linge ou l’en puist gesir,

Ne bonne robe a emporter

Et si m’a l’un voulu ferir

Ja piet n’en puist il retourner. 

Quel part vont il? Qui les convoie ?

Qui sont ilz? Je le te diray….

Qualités que doit avoir un roi

Depuis que Dieux, par sa grace divine,

En succedant met homme en royauté

Mondainement, il doit estre benigne,

Misericors, doulz et plain de pité

A toutes gens, a leur simplicité,

Et doit souverainement 

Justice amer et la faire ensement;

Car justice est li vrais sieges des roys,

Et qui les fait regner, non autrement,

Preux et vaillans, doulz, larges et courtois.

Premier a Dieu son cuer et corps encline,

Recongnoissant de lui sa dignité,

Serve, doubte, aimt de pensée enterine

Et a lui seul ait son affinité.

Aux membres Dieu soit plains d’umilité,

Son peuple aime bonnement,

Et son pais garde diligemment.

Et se guerre a, garnisse ses destrois 

Maintiengne soy par les bons saigement,

Preux et vaillans, doulz, larges et courtois…

Contre les exactions des grands seigneurs

En une grant fourest et lée

N’a gaires que je cheminoie,

Ou j’ay mainte beste trouvée,

Mais en un grant parc regardoye.

Ours, lyons et liepars veoye,

Loups et renars qui vont disant

Au povre bestail qui s’effroye

Sa de l’argent, ça de l’argent

Ou fut tel paroule trouvée

De bestes trop me merveilloie.

La chievre dist lors Ceste année

Nous fera moult petit de joye

La moisson ou je m’attendoye

Se destruit par ne sçay quel gent. 

Merci, pour Dieu, et va ta voye.

Sa de l’argent, sa de l’argent…

De la paix avec les Anglais

Antre Beau Raym aet le parc de Hedin

Ou moys d’aoust qu’om soye c les fromens,

M’en aloye jouer par un matin.

Si vi bergiers et bergieres aux champs,

Qui tenoient la leurs parliers moult grans

Tant que Bochiers dist a Margot la Broingne

Que l’en aloit au traictié a Bouloingne,

Et que François et Anglois feront paix.

Elle respont: Foy que doy ma queloingne!

Paix n’arez ja s’ilz ne rendent Catays.

Lors vint avant Berthelot du jardin,

Qui respondit La paix suis desirans,

Car je n’ose descouchier le matin

Pour les Anglois qui nous sont destruisans

Mais dire oy, il a passé dix ans,

Qu’a leur dessoubz a quierent toudis aloingne

Pour mettre sus leur fait et leur besoingne,

Et puis courent le regne a grans eslays

Maint l’ont veu, et pour ce je tesmoingne

Paix n’arez ja s’ilz ne rendent Calays. 

Après parla, par grant courroux, Robin

A Berthelot et lui dist Tu te mens,

Car les François et les Anglois enfin

Veulent la paix, il en est des or temps;

Trop a duré la guerre et li contens,

Ne je ne voy nul qui ne la ressoingne.

Certes, tout ce ne vault une escaloingne,

Ce lui respont Henris li contrefais;

Encor faulra chascun porter sa broingne~

Paix n’arez ja s’ilz ne rendent Calays….

Prière à saint Jean l’Évangéliste

Jeunes justes en tes euvres parfais,

Odorans fleur de la virginité,

Homs merveilleus a descripre les fais

Du vray filz Dieu et de sa deité,

Nourris ou pis de sa divinité,

Nulz sains ne puet a ta haultesce ataindre;

Estables a cuers qui tant as profité,

Soiez pour nous au jour que l’en doit craindre. 

Jhesus H doulz, pour noz pechiez deffais,

Si te monstra grant signe d’amisté;

Tu es tesmoing de son sainctisme lays

A sa mort fus et pour ta dignité

Euz en garde la ftour d’umilité,

La chandelle qui ne pourroit estaindre.

Tesmoinage portas de verité

Soiez pour nous au jour que l’en doit craindre… 

Dieu se plaint de l’ingratitude des hommes 

Tout me doubte, sert, obeist et craint

En ce monde, fors seule creature.

Uair, la terre, eaue et feu ne se faint

De moy servir, chascun a sa droiture

L’air fait le jour pour labour et pasture,

Et pour repos va la noire nuit querre;

L’eaue decourt pour douce nourreture,

Mais contre moy seulz homs estrive et erre. 

Tousjours art feux qui nulle foiz n’estaint,

Et le souleil donne sa clarté pure, 

Qui touz les fruis a meureté contraint,

Que la terre doit germer par nature.

Elle me sert; les nu temps n’ont cure

De moy troubler; chascuns ensuit son erre,

Et leur subgiet a sanz pechié ne laidure,

Mais contre moy seulz homs estrive et erre…

Toute vérité n’est pas bonne à dire

Regnart qui scet du bas voler et

En yver trop grant fain avoit,

Mais viande ne pot trouver,

Dont a bien pou qu’il ne mouroit.

Sur la singesse qui gisoit

Va Regnars li malicieux,

Et dit que moult sont gracieux

Ses enfans. Lors prist elle a rire,

Et ot mengier delicieux

Tuit voir ne sont pas bel a dire. 

Quant saoulz fu, lors prist a troter,

Et Ysangrin a venir le voit,

Qui de fain ne pouoit aler,

Et demande dont il venoit.

Certes, fist il, je viens tout droit

De bien aise b disner tous seulz

Sur c la singesse, qui a deux

Singes treslaiz alez y, sire,

De mentir ne soiez honteux

Tuit voir ne sont pas bel a dire. 

Lors dist: Me voulez vous moquer?

Qui saige est ja ne mentiroit

O la singesse vois disner.

Et quant la dame l’aperçoit,

De ses enfans lui demandoit:

Si dist qu’ains ne vy si hideux.

Sur lui queurent celles et seulx,

Mordent et font tant de martire

Qu’a paine s’eschappa d’entre eulx

Tuit voir ne sont pas bel a dire….

Il faut faire le bien

Sept fois le jour chiet le juste en peché,

Selon le dit de l’escripture sainte;

Que fera donc le pecheur enteché

Si mortelment de mortel playe mainte,

Qui est a tout vice enclin,

Percevereux sanz regarder la fin ?

Se pitié n’est, grace et misericorde,

Mercy crians, repentans de cuer fin,

Dampnez sera, et raison s’i accorde. 

Chascun de nous a Franc Vouloir fiché joo

Dedens son cuer, si devons avoir crainte

De faire mal qui nous est reprouché;

Paour de Dieu soit en noz cuers emprainte

Soyons saige pellerin

A main dextre prenons le droit chemin,

A senestre laisson la vil voye orde

Car qui la suit, selon le droit divin,

Dampnez sera, et raison s’i accorde…

Voyage de Charles VI en Vermandois

Seure chose est a prince de savoir

De son pais la marche et les destrois,

Ceulx qui l’ayment et de corps et d’avoir,

Pour congnoistre qui est H plus adroiz

De ses pays et plus noble frontiere,

Ou il a genz plus noble et plus entiere,

En tout honneur et bon gouvernement,

Pour lui servir plus honnorablement,

En tous estas et par bonne maniere. 

Le roy le puet assez apparcevoir

Par son puissant pays de Vermendois;

Car a Coucy 1 en a fait son devoir

Le bon seigneur, et ailleurs pluseurs fois.

Ne nulz ne vit plus belle heronniere a

Qu’a Saint Aubin, ne d’oiseaux de riviere

Venir deduis ne plus gracieusement.

Vers Foulambray ot maint faucon volant,

Et maint heron pris dessus la praiere… 

A Saint Lambert vint veoir le manoir,

Emmy l’estang, li doulx prince courtoys;

La lui fist on grans poissons apparoir;

Cerfs et biches y vindrent a son choys

De la forest. Puis se retrait arriere,

Au chastel noble et place de Costiere.

Par Le Fere fist son departement,

Acompaigné toudis de noble gent.

Qui veult deduit, en ces marches le quiere…

La fin du monde est proche

Je suis certain de la mutacion

Des royaumes et de la seigneurie

En pluseurs lieux, par la descripcion

De Jhesucrist, Salemon, Jheremie;

Par nostre loy qui d’amer nous escrie

De cuer, d’ame, Dieu, son proesme com soy;

En ces poins pent toute nostre loy,

Li .XII. articles, les dix commandemens

Mais au rebours un chascun faire voy,

Pour ce du mont vient li fenissemens. 

Le bien commun va a perdicion

La loy deffault et l’estude est perie;

Les biens de Dieu sont en vendicion

Les meurs muent de la chevalerie

L’or se depart, tout estat se varie

Justice fault, humilité et foy

Convers, baras, regnent en court de roy

Particuliers sont partout toutes gens;

Religieus, seculiers apperçoy

Pour ce du mont vient li fenissemens. 

Je voy Orgueil et toute elacion

En povreté, avarice qui crie…

Balades amoureuses

Comment l’amant a un jour de Penthecouste ou moys de may, trouva s’amie par amours cueillant roses en un jolis jardin

Le droit jour d’une Penthecouste,

En ce gracieux moys de May,

Celle ou j’ay m’esperance toute

En un jolis vergier trouvay

Cueillant roses, puis lui priay

Baisiez moy. Si dit Voulentiers.

Aise fu; adonc la baisay

Par amours, entre les rosiers. 

Adonc n’ot ne paour ne doubte,

Maisdes’amourmeconfortay; !

Espoir fu des lors de ma route,

Ains meilleur jardin ne trouvay.

De la me vient le bien que j’ay,

L’octroy et li doulx desiriers

Que j’oy, comme je l’acolay,

Par amours, entre les rosiers…

Recommandations à une dame au moment de son départ

Tant me fait mal de vous la departie

Que mon penser ne puet de vous partir,

Pour vo grant bien, chiere suer et amie;

Mon cuer avez pour vo depart martir

Quant ne vous voy. Vueille vous souvenir

Aussi de nous et de nostre aliance,

Et en tout bien vous vueillés maintenir,

Et gardez bien ou vous arez fiance. 

Car au jour d’uy est tant de tricherie

Que l’en ne doit son penser descouvrir

A homme nul, non pas a sa nourrie

Car ou bien est veult l’en le mal querir.

Tousjours se doit saige dame couvrir

Et pou parler, garder sa conscience

Or vous plaise sur ces poins advertir,

Et gardez bien ou vous arez fiance…

A dame Péronne, après la mort de Machault

Après Machaut qui tant vous a amé

Et qui estoit la fleur de toutes flours,

Noble poete et faiseur renommé,

Plus qu’Ovide vray remede d’amours,

Qui m’a nourry et fait maintes douçours,

Veuillés, lui mort, pour l’onneur de celui,

Que je soie vostre loyal ami. 

Tous instrumens l’ont complaint et plouré

Musique a fait son obseque et ses plours,

Et Orpheus a le corps enterré

Qui, pour sa mort, est emmutys a et sours  

Ses tresdoulx chans sont muez en doulours.

Autel a de moy, s’ainsi n’est quant a my

Que je soie vostre loyal ami…

Plaintes d’une dame

Lasse, lasse, maleureuse, dolente

Lente me voy, fors de souspirs et plaings.

Plains sont my jour d’annuy et de tourmente;

Mente qui veult, car mes cuers est certains,

Tains jusqu’a mort et pour cellui que j’ains

Ains mais ne fu dame si fort atainte;

Tainte me voy quant il m’ayme le mains.

Maints, entendez ma piteuse complainte. 

Plainte seray quant j’aym de vraye entente

Ente en semblant a doulce fueille et rains,

Rains en folour qui le semblant faulx plente,

Plente qui a deceu maintes et maints

Mains, tuez moy, quant il est si villains.

L’ayns je? Nenil, puisqu’il m’a s’amour fainte;

Fainte est s’amour par tel douleur par mains

Maints, entendez ma piteuse complainte. 

De lui amer m’avoit mis en la sente;

Sente qui veult que d’autre est ses cuers sains.

Sains, vengiez moy mes maulx vous represente;

Presente suy, qui fais douloureux clains.

Clains m’en a Dieu, car mes cuers est emprains,

Prains de la mort qui m’a pour lui enceinte a;

Sainte Juno, vez les maulx ou je mains

Maints, entendez ma piteuse complainte….

Il nie d’avoir mal parlé d’une dame

Maudis de Dieu et du monde hays

Soit Faulx Rapport, mesdisans Male Bouche

Par qui je suis vers ma dame trahis,

Qui dit que j’ay dit et escript reprouche

De son doulx nom gracieux,

Dont j’ay le cuer si triste et douloureux

Que je ne sçay a qui prendre m’en doie,

Fors que menti si ont celles ou ceulx

Qui ont ce dit penser ne l’oseroie. 

Contre raison suy forment envays;

Oncques ne fis ce qu’elle me reprouche

Ne cause n’ay, car il n’a au pays

Plus noble cuer, ne dame qui me touche

Dont tant soie desireux;

Se j’ay nul bien, c’est

par ses gracieux

Et doulx parlers, quelque part que je soie;

A tousjours mais soient cilz langoureux

Qui ont ce dit penser ne l’oseroie…

Louanges hyperboliques d’une dame

E les vertus et les graces mondaines

S C’onques furent mises en corps humain,

Et les beautez des deesses humaines

Revenoient en ce siecle mondain,

Et feussent vif tuit li mort escripvain,

Et parlassent ceulx qui ont perdu vie,

Ancre et papier ne souffiroit ce mie

Pour escripre les biautez et les biens,

Les sens, honneur, bonté et courtoisie

Que ma dame a, non mienne, et je suy siens. 

Sa grant biauté a trespassé les vaynes

De mon las corps, qui se traveille en vain

Par ses regars et visions soubdaines,

Dont je suy pris mieulx que poisson a l’ain

Merveille n’est se je la doubte b et l’aim,

Quant sur toutes la voy la plus prisée,

La plus tresdoulce et la mieux enseignée,

Qui en honneur ne se doubte de riens…  

Résolution d’aimer sans mauvaise pensée 

Puisque je voy le printemps revenir,

Et puisque j’oy les doux chans des osiaux,

Et es vergiés voy l’erbete venir,

Les prez verdir, florir les arbrissiaux,

Et quant je voy courre les grans ruissiaux,

Tant c’om se puet mirer en la fontaine

Mieul~ que ne fist Narcizus li tresbiaux,

Je vueil ajnier sanz pensée villaine. 

D’Amours doit lors tous amans souvenir;

Le rossignol crie sur les rainssiaux a,

Vray messaige d’amour entretenir

Occy, occy entre vous, damoisiaux,

Faictes de fleurs et de fueilles chapiaux,

Ayme chascun sa dame souveraine;

Et quant tel cry se fait especiaulx

Je vueil amer sanz pensée villaine. 

Les oisiaux voy deux a deux conjoir d,

Biches et cerfs, sengliers, dains et chevriaux,

Et en ce temps pour amours resjoir;

Dont doivent mieulx et naturelment ciaulx

Leur dame amer qui raison ont en yaux…

Adieu de la dame à l’amant.

Adieu le bel, le bon, le gracieux,

Le noble cuer, de tous biens renommé,

Gent corps, puissant en tous fais, vertueux,

Humble, hardy, courtois et bien amé,

Larges en dons, Alixandre nommé,

De qui renoms et geritillesce estrive,

Adieu, adieu, l’un des meilleurs qui vive

Pour vo depart est mes cuers douloureux

Qui au vostre est parfaitement fermé,

Comme au meilleur et au plus amoureux

Et le plus vray qui oncques feust formé;

N’estre de vous ne puet plus bel armé

Ne quechascun plus voulentiers poursuive

Adieu, adieu, l’un des meilleurs qui vive…

L’amant se plaint de la rigueur de sa dame

Se celle n’est a qui je suy donnez,

Je ne pourray pas vivre longuement,

Mais maudiray l’eure que je fu nez

Quant je l’ayme si amoureusement,

Ne ne me veult confort ne esperance

N’un seul regart donner piteusement

Pour ce langui, c’est ce qui mort m’avance. 

Comment puet homs estre si fortunez

Qui ayme’fort et qui sert loyaûlment,

Et sanz’pitié est ainsi demenez

Que de mercy n’a nul allegement ?

Fait bien Amour? Nennil; mais faulsement;

Elle destruit mon corps par souvenance

De celle a qui je suy homs ligement

Pour ce languy, c’est ce qui mort m’avance…

Comparaison d’une dame avec sept héroïnes

de l’antiquité

Des sept vertus et des dons de grace

De quoy Dieu voult creature honnorer,

Vueille embelir a ce jour vostre face,

Et pour vous mieulx, chiere dame, louer,

Face vo cuer en tel lieu assener,

Ce jour de l’an, que vous soiés clamée

La flour des flours et de chascun amée

En vous donnant l’onnour qu’eurent jadis

Judith, Hester, Sarre a, Penelopée,

Menalippe, Rebeque et Thamaris. 

Et par ma foy, se bien dire l’osasse,

Aux sept dames vous puis bien comparer

Car vo biauté Judith en doulceur passe,

Qui par pité voult son peuple sauver

D’Olofernes; et Hester d’onnorer

Assuerus n’ot plus humble pensée

Ne plus loyal ne fu Sarre trouvée,

Ne tant d’onnour n’orent en leurs pais

Judith, Hester, Sarre, Penelopée,

Menalippe, Rebeque et Thamaris…

Chançons royaulx

Elles sont au nombre de 135, dont voici des extraits de certaines d’entre-elles

En retournant d’une court souveraine 

Ci commencent les chançons royaulx

Hé ! Marion, que nostre vie est saine !

Et si sommes de tresbonne heure né :

Nul mal n’avons qui le corps nous mehaigne.

Dieux nous a bien en ce monde ordonné.

Car l’air des champs nous est habandonné.

A bois couper quant je vueil m’esvertue.

De mes bras vif. je ne robe ne tue.

Seurs chante. je m’esbas a ma fonde.

Par moy a Dieu doit grace estre rendue :

J’ai Franc Vouloir, le seigneur de ce monde. 

Tu puéz filer chascun jour lin ou laine,

Et franchement vivre de ton filé,

Ou en faire gros draps de tiretaine

Pour nous vestir, se no draps sont usé.

Nous ne sommes d’omme nul habusé,

Car Envie sur nous ne mort ne rue.

De noz avoirs n’est pas grant plait en rue,

Ne pour larrons n’est droiz que me reponde.

Il me suffist de couchier en ma mue.

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde… 

Prince, quant j’eu franc Robin escouté,

Advis me fut qu’il disoit verité :

En moy jugié sa vie belle et monde,

Veu tous les poins qu’il avoit recité.

Saige est donc cilz gardans l’auctorité :

J’ay Franc Vouloir, le seigneur de ce monde. 

Que vault preschier au sourt qui goute n’oit 

Que vault preschier au sourt qui goute n’oit ?

Que vault semer sur pierre le froument ?

Que vault monstrer a cellui qui ne voit ?

Que vault le lire a cellui qui n’apprant ?

Que vault enter sur tron qui ne reprant ?

Cilz pert son temps qui tele euvre pourchace,

Combien qu’aucuns dient communement :

C’est trop bien dit, mais queréz qui le face… 

Que vault li homs qui autrui mal perçoit

Et ne voit pas son propre encombrement,

Et qui en lui pour son preu ne conçoit

La parole de bon entendement ?

Autant vauldroit oir venter le vent.

Car telz gens ont toudis un pié sur glace,

Qui se muent de moment en moment.

C’est trop bien dit, mais queréz qui le face… 

Prince, au jour d’ui est tel gouvernement

Que li menteur et li dissimulant

Ont tous les biens et du monde la grace,

Et li bon sont vil, povre et indigent,

Que l’en deust amer sur toute gent.

C’est trop bien dit, mais queréz qui le face. 

En mon dormant vi une vision 

En mon dormant vi une vision

Ou un songe, dont trop me merveilloie,

Qu’en granz forests ot un jeusne lyon,

C’un lepardiau de jour en jour guerroie.

Et ce lion n’entendoit toutesvoie

Fors a moutons et pourceaulx estrangler :

Vaches, brebis et chievres fist trembler.

Mais ce liepart aux cerfs et sangliers groingne,

Et aux levriers voult sa guerre mener.

Bon fait toudis penser a sa besongne… 

A ce lion vint adonc un mouton

En lui disant : « Sire, ne vous annoye,

Vous fouléz tous voz bestaulz. Ce voit on

Que tout vous fuit et chascun se desvoye.

Car l’en s’en va es forests de Savoye,

Et l’autre va en Ardenne habiter,

Pour ce que nulz d’eulx ne puet profiter,

Et que chascun vo regime ressoigne.

Tout se destruit, vueilliéz cy advisier.

Bon fait toudis penser a sa besongne. »… 

Prince, a ce mot me convint esveillier

Pour un hahay que j’oy escrier,

Par nuit, en l’ost asséz pres de Coulongne.

Mais je ne scé ce songe interpreter,

Fors que bien sçay, a justement parler,

Bon fait toudis penser a sa besongne. 

Depuis que Dieu fist terre et firmament 

Depuis que Dieu fist terre et firmament,

Et qu’il crea premierement le monde,

Lune et souleil qui se part d’Orient,

Setemptrion, Midi, d’Occident l’onde,

L’eaue, le feu, l’air et la mer parfonde,

Bestes, oiseaulx et tous [les] animaulx

Ne fut autant de pechiéz et de maulx

Comme j’en voy regner et advenir

Des plus petiz et jusques aux plus haulx.

Par ce devroit tost cilz secles fenir… 

Et on en voit desja l’aprouchement,

Dont nous sommes asséz pres de la bonde,

Se l’escripture et Jhesucrist ne ment :

Car nous veons partout a la reonde

Guerre esmouvoir, que cité l’autre affonde,

Lune et souleil avoir divers signaulx,

Terre mouvoir jusques aux infernaulx,

Gent contre gent faire guerre et tenir,

Et roys enfans es regnes principaulx :

Par ce devroit tost ce secle fenir… 

Prince, laissons ces vices generaulx

Et retournons aux biens especiaulx,

Que chascuns doit pour son ame acquerir.

Car, quant on laist les biens celestiaulx,

Pour ces mondains qui sont vilz, vains et faulx,

Par ce devroit tost ce monde fenir. 

De tous les maulx qui puent advenir 

De tous les maulx qui puent advenir

En ce monde soit la terre maudite,

Sanz fruit ne flour ne semence venir,

Sanz avoir loy, si que nulz n’y habite,

Et a tous soit la gent du lieu despité.

Comme Caym soient fuians maudis,

Pour leurs meffais, li faulx Flamant traire,

Gand en Flandres et tout le faulx pais… 

Le roy jamais n’y doye revenir,

Ne moy aussi, a qui riens ne profite.

Cy pers les oeulx, ne je n’y puis dormir

Pour les canons. J’ay leur meschance escripte.

Leur wacarme a troublé mon esperite.

Je loge aux champs, je suis touz refroidis.

Je gis armé, ainsis me remerite

Gand en Flandres et tout le faulx pais… 

Prince, a ce coup leur faictes quatre ou quicte,

Sanz retourner tant qu’ilz soient chetis.

Si que jamais par deça ne me quite

Gand en Flandres et tout le faulx pais.

Ou temps jadis, selon les fictions 

Ou temps jadis, selon les fictions

Des poetes, que les bestes parloient,

Et les oiseaux, vaches, brebis, moutons,

Cerfs et sangliers, maintefoiz s’assembloient,

Asnes, chevauls, et entreulx ordonnoient

Qui bon seroit pour leur nourissement,

Diversement de leurs vivres jugeoient.

Chascun juge selon son sentement… 

Mais les sangliers veulent les fors buissons,

Les glans des boys, bas lieux ou veruilloient.

Et les renars, gelines et chapons,

Et les chievres bois et ronses broutoient.

Les loups la char, com larrons, ravissoient.

Lyons, lyeppars firent semblablement.

Ainsis entreulx divers vivres prenoient.

Chascuns juge selon son sentement… 

Princes, li sens naturelz est tresbons,

Et li acquis vault merveilleusement.

Qui a les deux, il est tressaiges homs.

Chascuns juge selon son sentement. 

S’Alixandre, le puissant roy paien 

S’Alixandre, le puissant roy paien,

Julles Cesar, Hector et leur effors,

David, Josué, Judas Machabeyen,

Artus, Charles et Godefroy li fors,

Qui tant d’armes firent tuit de leurs corps

Que preux sont par tout tenuz,

Estoient tuit au monde revenuz,

Pour faire bien, pris, honeur et vaillance

Seront entr’eulx bien améz et venuz

B. du Guesclin, connestable de France. 

Car, a son temps et par son bon moien,

Du royaume mena les Anglés hors.

Espaingne en fin conquesta et li sien,

Enz ou pais combatit deux foiz lors.

L’une fut prins et, quant il fut ressors

Et de se prinson yssus,

Se ralia et remist ses genz sus,

Le roy Pietre desconfist par puissance,

Henry fist roy et regner par vertus

B. du Guesclin, connestable de France… 

Princes, je dy que chevaliers esluz,

Qui en pou d’ans a fait tant de vertus

Pour son seingeur et a son pays, bien

Doit o les preux lieu avoir ancien

Et estre améz de tous et chier tenus. 

Le lyon noir, orguilleux et felon 

Le lyon noir, orguilleux et felon,

Qui son bestail vouloit tout devorer,

Sanz espargner buef, vache ne mouton,

Brebis, aignel, cerf, biche ne senglier,

Qu’il ne feist destruire et estranglier,

Lui ont requis loy, coustume et usaige,

Qu’il a voulu de tous poins refuser.

Pour ce chacié l’ont hors de son boscage… 

Orgueil fist jadis perir Absalon,

Et Lucifer de paradis getter,

Saul mourir, decapiter Noiron,

Alixandre le roy empoisonner.

Estre humble doit, qui veult sire regner,

Prendre son droit, sanz faire aux siens oultrage.

Autrement a le Noyr voulu ouvrer :

Pour ce chachié l’ont hors de son boscage.

Prince, beste royal est le lyon,

Dont il est pou. Doit avoir vision

De seigneurir son bestail, s’il est saige,

Moiennement, sanz trop d’exaccion.

Autrement fist. C’est sa perdicion :

Pour ce chacié l’ont hors de son boscage. 

Roys Pharaon qui le peuple charga

Roys Pharaon qui le peuple charga

En Egypte par ses subvencions,

Que Moyses a ce temps descharga,

D’Israel fu leurs generacions,

Envoia Dieux dix persecutions

A Pharaon et a toute sa gent,

Mais neantmoins fu dur come uns lyons :

On dit que fol ne doubte jusqu’il prent… 

Car le peuple d’Israel s’en ala

Parmi la mer, et leurs congnacions,

Qu’a sa verge Moyses devisa.

Sanz eulz moullier fu leur transaccions,

Mais aprés eulz envoya Pharaons

Egipciens pour leur destruisement,

Qui se bouterent est inundacions :

On dit que fol ne doubte jusqu’il prent… 

Prince, male est perseveracions.

Par autrui fait chastier nous devons,

Et qui le fait, il œuvre saigement.

Mais se de fait et voulenté ouvrons

Contre raison, en grant peril vivons :

On dit que fol ne doubte jusqu’il prent.

Lays :

Ils sont au nombre d’une centaine, dont voici des extraits de quelques uns d’entre-eux :

Et premierement commence le noble lay de Verité

Trop me vient a grant merveille :

Je sommeille,

Et nul n’est qui me resveille

Ne qui me face veillier.

Et voy que mon sommeillier

Toutes gens nuit et traveille.

Mais toutefois que je veille,

Je conseille

Tout bien. Ne peut perillier

Qui son cuer veult traveillier

Par moy, qui n’ay ma pareille… 

Cilz Dieux, qui nous delivra

Des enfers, et s’enyvra

D’amour et d’umble pité,

Quant son corps pour nous livra

Et de son sang abuvra,

No povre fragilité,

Qu’Adam avoit endebté

Par orgueil, nous delivra

Par amour, par charité.

Joie et pardurableté

Humblement nous recouvra, 

Par moy, Verité, ouvra.

Sanz moy ne se sauvera

Nulz, car de necessité

Estre partout me faurra.

Et quant mes noms defaurra,

Ou qu’il sera en vilté,

Lors regnera Fausseté,

Desraison partout courra,

Guerre, Sterilité,

Traison, Desloyauté,

Nulz oir ne me vourra… 

Ci commence le Lay du Roy

Prince, pour la grant honnour,

La reverence et amour,

L’obeissance et cremour

Que je te doy,

Comme subgiéz a son Roy

Et son seignour

Naturelment, mon labour

Met et employ

A t’y descripre le ploy

D’onneur, de prouesce et foy

Et de valour… 

Voy ou Fortune t’a mis,

Considere tes amis,

Pense a ton fait.

Tu es de meubles desmis,

Et voy que tes ennemis

T’ont pieça fait.

Ilz te destruisent a fait.

Se tu as ami parfait

Croy le et chieris,

Car trop voy de gens faillis

Par leur meffait… 

Aies gens hardis et preux,

Humbles, courtois, gracieux

Et saiges pour toy servir,

Prodommes et cremeteux,

Non pas avers, convoiteux,

Qui ne veulent qu’acquerir.

Fay de ta terre enquerir

Qu’elle puet valoir a ceulx

Qui le scevent. Lors par eulx

Pourras ton estat tenir… 

Escoutéz mon sentement 

Escoutéz mon sentement

Qui avéz gouvernement

Et vous qui vouléz servir :

Car je vous vueil descouvrir

Et ouvrir

Quoy et comment

Le peril et le tourment

Proprement

Qui vous en puet advenir. 

Gardéz vous premierement

De peuple, femme et enfant,

Car ces trois font a cremir.

Pour bien mal font remerir

Et perir

Dolentement,

Leur bon et loial servent

Bien souvent :

Si fait bon ces trois fuir.

Boece qui tant fut saige

De vray cuer et de couraige

Le peuple Rommain servi,

Leur bien crut, mais leur dommaige

Rebouta, et bon usaige

En leur cité establit.

Theodoise contre lui

Fut meuz d’ire et de raige,

Pour ce que par beau langaige

Sa cruaulté deffendit…

Lai de fragilité humaine

Cy commence le lay du desert d’amours

Genievre, Yseult et Helaine,

Palas, Juno ne Medee,

Du Vergy la chastellaine,

Andromada ne Tisbee

N’autre dame trespassee,

Ne nulle vivant mondaine,

N’orent le mal ne la paine

Ne la dure destinee

Qui d’amours m’est destinee,

Dont pale sui, triste et vaine.

Car jadis en la fontaine

De Narcisus fu trouvee

Fresche, coulouree et saine,

Jeusne, gente et desiree,

Requise, chierie, amee,

De beauté la souveraine,

Comme estoille trasmontaine

De toutes pars regardee.

Maint ont leur face miree

En moy, que tristesce maine. 

Quant me souvient des bons jours,

Des sejours,

Des grans festes, des estours

Qui furent en mainte ville

Fais pour moy, et des bohours

Et des cours,

Des robes, des grans atours,

De dueil li corps me fretille.

Quant si ville

Me voy que nulz ne s’abille

Pour moy, je vueil fondre en plours… 

Traductions du latin au français :

Le double lai de fragilité humaine

Très sensible à la condition humaine, l’auteur traduit sous la forme du lai une partie de De miseria humane conditionis du pape Innocent III.  Il utilise ce texte spirituel à des fins moralisatrices. Il offre au roi une copie bien soignée pour la circonstance, un geste certainement pas innocent.

Le Traictié de Geta et d’Amphitrion

Composée par Vital de Blois au XIIe siècle, cette œuvre fait partie de celles minoritaires de l’enseignement grammatical, et donc assez connue et utilisée. Elle a le caractère d’une satire contre l’enseignement de la philosophie et de la théologie dans les universités au Moyen-âge.

Citations d’Eustache Deschamps:

« Mieux vaut honneur que honteuse richesse »

« La vérité n’est pas toujours bonne à dire »

« Car il n’est rien qui vaille franche vie »

Jean de la Fontaine s’est beaucoup inspiré des fables d’Eustache Deschamps. On retiendra notamment qu’il a imité au moins deux d’entres-elles : la Cigale et la Fourmi et le Conseil tenu par les Rats.

Raoul de Houdenc, héritier de Chrétien de Troyes

octobre 22nd, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Raoul de Houdenc, héritier de Chrétien de Troyes)

Biographie de Raoul de Houdenc:

Trouvère du début du Xie siècle, il serait né en Picardie entre 1165 et 1170 et mort entre 1226 à 1230. Mais son nom nous oriente vers trois villages, dont il porterait le nom de l’un d’entre eux. Il s’agit de Houdan dans les Yvelines, Houdenc près de Beauvais ou Houdain dans l’Artois. Il se destine dans un premier temps à une vie de clerc pour laquelle il est formé, mais s’en détournera très vite. Disciple à ses débuts de Chrétien de Troyes, il en commence ensuite à écrire en l’imitant d’une langue vulgaire. Il mène alors une vie de jongleur allant de cour en cour, avant de se découvrir un don talent pour  la poésie allégorique et la versification. Il se lance alors dans sa propre écriture comme moraliste, et  mène une vie errante et pauvre. Digne successeur de Troyes avec il partage un talent unique dans la manipulation de la langue, il est considéré comme l’un des plus remarquables des auteurs français du Moyen-Âge. On lui reconnaît quatre œuvres essentielles :

Œuvre de Raoul de Houdenc

Écrite dans le dialecte de l’Ile de France considéré comme le plus pur de l’époque, l’œuvre de Houdenc est citée comme exemple pour son style trois siècles après sa mort. La variété de son œuvre, la richesse de la rime et le grand nombre de manuscrits disponibles nous éclairent sur l’intérêt que lui portait le public. L’auteur a le mérite de se détacher des stéréotypes arthuriens pour élever plus haut encore les vertus chevaleresque. Il prend part, malgré lui sans doute, à la querelle des réalistes et nominaux qui divisait le monde savant. Il est alors parmi les tous premiers à donner vie à des créations idéales et à des abstractions, à personnifier dans son œuvre les vertus et les vices pour lesquels il élabore une typologie. Pour ses contemporains il est alors avant tout un moraliste. Il contribue pour une bonne part au développement de  la poésie allégorique, qui connaîtra son apogée dans le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris).

Meraugis de Portlesguez (entre 1225 et 1235) :

C’est une contribution au roman arthurien de la Table ronde. Habituellement épique, Houdenc y introduit l’allégorie. Humour, ironie et  jeu se mêlent pour aboutir à un éblouissant travail d’écriture parodique.

La belle et sage Lidoine est courtisée par deux chevaliers qui se la disputent. D’un côté le héros en la personne de Meraugis, de l’autre Gorvein Cadrut. Ayant oui de cette querelle entre les deux hommes, elle intervient et tranche pour Meraugis. Mais il doit mériter sa main. Pour cela il doit affronter et rivaliser avec les chevaliers du roi Arthur. Elle lui propose de l’accompagner dans la quête de Gauvain, un des chevaliers de la Table ronde. Mais il la perd en chemin, car Belchis la retient contre son gré pour la marier avec son fils Epinogre. Commence alors pour lui un périple semé d’embûches, de combats pour la reconquérir…

Extraits :

ui de rimoier

s’entremet

Et son cueur et

s’entente met,

Xe vault noient quanque il conte

S’il ne met s’estude en tel conte

Qui touz jours soit bon à retraire ;

Car joie est de bon œvre faire

De matire qui touz jours dure.

C’est des bons contes l’aventure

De conter à bon conteour;

Cil autre qui sont rimeour…

Seignor, au temps le roi Artur

Qui tant estoit de grant vertu,

Ot en Breteigne  le greignour

Uns rois qui tint mult grant honours,

Ce fu li rois de Cavalons

Qui fut plus biaus que Absolion,

Si com  tesmoigne li greaus.

Li rois qui fu preus et loiaus

Et riche d’avoir et poissanz,

Une fille avoit mult vaillanz :

La damoisele ot non Lidoine ;

N’ot jusqu’au port de Masedoine…

Einsi fu lors  li tornois pris ;

Li bachelier d’amours espris

I amainent chascuns s’amies.

Li tornois ne remaindra mie,

Car tuit li errant chevalier

De Logres sunt venuz premier

Au tornoi pour le pris conquerre ;

Et Lidoine fesoit porquerre…

Por la biauté, qui est defors,

Doit touz li mons amer son corps.

-Non doit.- Si doit, ce m’est avis. »

Ce dit Gorveinz à Meraugis :

« Ma volenté vous dirait toute,

 Que je vous aim et sans doute

Que vous m’ amez en bonne foi ;

 Por quoi, amis, je ne vous doi        

 Celer riens de ma privauté,

 Car maintes foiz, en vérité

 M’avez consillie et je vous dois. »

Cil respond : «Les amours de nous

 Ne sont mie or à esprover.

 Se je puis nul conseil trover

 En ce que vous voler me dire,

 Je l’i metrai ?- Ferez, biaus sire ?

-Oïl, sanz faille, se jel sai. »…

Si la salue et la retient

Et lui dit : « Dame, bien viegniez.

 Des or vous pri que vous preigniez

 Geste bretesche qui est ci

 Comme la vostre. — Grant merci,

Se dist Lidoine qui fu sage,

 Je retieng orendroit restage

 Par covent que vous i vendroiz.

 Sel retieng et vous le prendroiz

 Comunement, puis qu’il est nostres »..

 Meilleur de lui trovast encor.

La dame fist soner le cor

Desouz le pin, à la fontaine;

Ne firent mie longue paine

A lor afere deviser ;

Legiere chose ert aviser

Que Lidoine estoit la plus bêle.

N’i ot chevalier ne pucele

Un trestout seul qui ne deïst

Qu’il ert reson qu ele preïst

L’esprevier; ele Tala prendre.

Lors vielt chascun son non aprendre

Et demandent qui ele estoit.

Vient Meraugis de Portlesguez,

Desouz le pin où ele estoit.,

Uns chevaliers moult alosez.

Ensemble o lui i est venuz

Uns siens compains mult bien connuz

Gorveinz Cadruz i fu o lui ;

Chevalier furent ambedui,

Li dui meilleur qu on seûst querre,

Qu il n’eust jà en nulle terre

Tornoiement où il ne fussent..

Vengeance Raguidel : (entre 1200 et 1210)

Roman arthurien qui concerne Gauvain, neveu d’Arthur considéré comme le meilleur des chevaliers de la table ronde. Il est souvent le héros d’aventures parfois magiques, d’autres courtoises, et même impies. Sa force croît et décroît selon la position du soleil (elle atteint son apogée au zénith). Arthur retrouve dans un vaisseau échoué près du rivage un chevalier anonyme (Radiguel) assassiné. Le roi confie à Gauvain la délicate mission de venger la mort de cet homme, pour ne pas laisser ce crime impuni. Le chevalier de la table ronde entreprend d’aller à la poursuite de l’assassin. Après une chevauchée semée d’embûches il le retrouve enfin en Ecosse, c’est Guengasoain…

L’auteur traite avec beaucoup d’humour les aventures du célèbre chevalier Gauvain, dont il se moque même. Habituellement sage et de bon conseil, il est présenté comme intrépide par sa hâte à aller au devant des périls, à se lancer dans la défense de belles dames qui lui tournent le dos juste après. Il s’éprend même d’une jeune fille frivole et volage.

Deux autres histoires indépendantes liées au thème de l’amour déçu, humilié figurent dans cette œuvre. Les aventures de la dame de Gaudestroit et de Guauvain et celles de Gauvain et d’Ydain (femme sensuelle et infidèle)

Ce fu el novel tans d’esté,

que li rois Artus ot esté

tot le quareme à Rovelent,

et vint à grant plenté de gent

à Pasques por sa cort tenir

à Carlïon, car maintenir

volt li rois la costume lors.

O lui fu li rois Engenors,

si i fu li rois Aguisait;

mais ja de prince qu’il i ait 

ne vos tenrai en cest point conte.

Li rois Artus ert costumiers

que ja à feste ne manjast

devant ce qu’en sa cort entrast 

novele d’aucune aventure.

Tels fu lors la mesaventure,

et li jors passe et la nuis vint,

c’onques nule n’en i avint;

s’en fu la cors torble et oscure.

Tant atendirent l’aventure

que l’ore del mangier passa.

Li rois fu mus et si pensa

à ce q’aventure n’avient.

Mes sire Gavains a oïe 

la parole que li rois dist.

Onques de rien nel contredist,

ains dist : « Sire, mout volentiers. »

Mes sire Gavains tos premiers

s’asist as tables por mengier,

et tuit li autre chevalier

s’asisent, qui mangier voloient.

Mais li plusor s’i asëoient

qui poi i mangierent et burent.

Servi furent si com il durent:

de més de car assés i ot.

Mais saciés bien qu’il lor desplot

ce que li rois o aus n’estoit

al mangier si com il soloit:

cascuns le cuer dolant en a.

« Sire, fait Kex, donés le moi, 

la venjance, por mon servise:

tos tans m’avés onor promise;

se vos de ceste m’escondites,

totes les autres vos claim quites.

Buens rois, or m’en donés le don,

que j’alle esragier le tronçon

qui est el cors au chevalier:

se l’irai de celui vengier

qui l’a ocis en traïson. »

car mesire Gavains i fu

et Kaheris à esperon

qui bien a vengié sa prisson

que la dame fait li avoit

uns chevaliers del Gaut Destroit

que la pucele avoit mout chier

et si n’ot millor chevalier

en tote la cort la meschine

cil avoit non Chalehordine…

son cheval torne et son escu

et ens es estriers s’est bien jont

car de son glave n’avoit point  

mais s’espee tint par le pont…

Traduction d’un extrait où Gauvain secoure une Dame

Il était assis sur la meilleure des bêtes

Eu’un chevalier montât jamais.

Sur elle, il n’y avait rien qui présentât un défaut.

Cou et tête étaient parfaits.

Nul qui aimerait la perfection sur un cheval

Ne pourrait en monter un meilleur car il était robuste

Et vraiment bien bâti de tous ces membres.

Le roi Engenor qui le possédait

Le donna à Melian du lys.

Mais il en profita peu

car il le perdit à Lindesore

A cause de la dame de Landesmore

Ou il se battit contre Maduc qui le désarçonna

Le cheval était beau et robuste ( vaillant)

Celui qui le chevauchait dans un combat

Pouvait vraiment faire ce qu’il voulait.

Ils firent déverrouiller et ouvrir

La grande porte devant la tour

Plus vite que le vent glisse sur la mer

Ils sortirent au château en faisant entendre un bruit

Tel se coucha cette nuit en riant

Qui jamais plus ensuite ne se releva…

Et elle poussa de nouveau un cri

Puis trois autres successivement.

Monseigneur Gauvain qui était à proximité

Entendit le cri près d’un enclos.

Il lança alors son cheval à la course,

Se dirigea de son côté la lance au poing.

Il n’eut pas cheminé la distance de deux arpents

Quand il vit celle qui criait.

Il y avait deux chevaliers armés

Qui en avaient tué un troisième.

La jeune fille me semble t-il n’avait pas tort de crier.

L’un des chevaliers l’avait maltraité et brutalisé

Car il l’avait saisie fermement d’une main par le cou

Tandis que de l’autre main il la frappait

Et la battait de coups répétés.

C’est ainsi qu’il la frappait avec sa main

Revêtue d’un gantelet de mailles

Et il la traînait contre son cheval à travers la lande.

Monseigneur Gauvain arriva à vive allure et lui cria :

Noble chevalier laisse là , laisse là .

C’est à tort que tu la frappes.

Le chevalier qui était méchant

Ne voulut absolument pas la lâcher.

Mais au contraire il répondit avec insolence :

Seigneur qu’en avez vous à faire ?

Allez vous occuper de vos affaires.

Je n’arrêterai nullement à cause de vous.

La jeune fille, sachez le bien, leva la tête et parla :

Noble chevalier qui êtes là, venez ici.

Au nom de Dieu, j’implore votre pitié….

Le Songe d’enfer (vers 1224) :

Poème religieux, c’est sans doute son œuvre la plus appréciable. On y découvre un Raoul de Houdenc moraliste. Dans cette véritable satire, le narrateur utilise l’allégorie pour nous plonger dans son rêve. Il y effectue un pèlerinage dans l’au-delà vers la cité d’enfer. Il nous fit voyager tour à tour d’une terre à une autre, d’un lieu à un autre, d’une personne à une autre. Il fait d’étranges rencontres tout au long de ce pèlerinage. Il traverse la cité de la Convoitise en Desléonté, rencontre Envie qui vit avec Tricherie, Avarice…Après avoir traversé le fleuve de Gloutonie, il se retrouve à Château Bordel où il découvre Larcin et Honte…Au bout du pèlerinage un banquet en enfer dont la porte est gardée  par Meurtre, Désespoir et Mort-Subite. En ce lieu tant redouté on se nourrit de damnés (pêcheurs) : de clercs et de moines, de vieilles prêtresses, de langues de plaideurs…La nappe est en peau d’usuriers, la serviette en cuir d’une putain …

Dans cette satire l’auteur s’attaque aux vices de son temps, et à certains Parisiens auxquels il avait des reproches à faire. Elle aurait fourni à Dante la première idée de sa « Divine comédie », pour en faire l’œuvre grandiose qu’on connaît.

Extraits:

Un songe doit fables avoir

Et songe peut devenir voir.

Dont sai-je bien que il m’avint

Qu’en sonjant un songe me vint

Plesant chemin et belle voie

Treuve cil qui va enfer guerre.

Quant je sui parti de ma terre,

Por ce que li contes m’annuit,

Je m’en vins la première nuit,

A Convoitise la cité.

En terre de Desloiausté

Et la cité que je vous dis ;

Quand je vins à un mercredi

Que me heberjai chez Envie ;

Plesant ostel et bele vie…

Extrait traduit:

« Bien que les songes soient pleins de fables,

pourtant parfois un songe peut devenir vrai :

je sais bien, à ce sujet, qu’il m’arriva

qu’en songeant un songe,

j’eus l’idée de devenir pèlerin.

Je me préparai et me mis en route,

tout droit vers la cité d’Enfer.

Je marchai tant pendant le Carême et l’hiver

que j’y vins tout droit.

mais je ne vous dirai rien

de ceux que j’y ai connus,

avant de vous avoir rendu compte

de ce qui m’advint en chemin :

ceux qui vont en quête d’enfer

trouvent belle voie et plaisant chemin ;

quand je partis de ma terre,

pour ne pas allonger le conte,

je m’en vins la première nuit

à la Cité de Convoitise.

En terre de Déloyauté

se trouve la cité dont je vous parle,

j’y vins un mercredi ;

et je me logeai chez Envie ;

nous eûmes bon hôtel et belle vie ;

et sachez, sans tromperie,

que c’est la Dame de la ville.

Envie me logea bien :

à l’hôtel avec nous mangea Tricherie,

la sœur de Rapine ;

et Avarice sa cousine l’accompagna,

à ce qu’il me semble,

pour me voir ensemble.

Elle vinrent et manifestèrent grande joie

de me voir en leur pays »

Roman des Eles de Prouesse (vers 1220-30):

Poème allégorique et moralisateur aussi, il se veut une leçon de chevalerie courtoise. S’adressant aux chevaliers, il passe en revue toutes les qualités et les devoirs dont ils sont redevables, qu’ils doivent accomplir pour être parfaits. L’auteur  explique que la vertu à deux ailes : Courtoisie et Largesse. Chacune d’elles est formée de sept plumes qui représentent toutes les vertus dont il faut s’imprégner pour se comporter correctement.

Cependant on peut y voir aussi une préoccupation de l’auteur devant les idéologies de son temps, et donc cette initiative de fournir des préscriptions, des normes pour la vie en société

La Voie de Paradis :

Cette métaphore, qui semble continuer le Songe d’Enfer, serait également de Houdenc. Durant un voyage rêvé dans l’au-delà, l’auteur veut visiter cette fois le Paradis. Il demande à Notre Dame le chemin qui y mène. Ce poème indique comment l’âme peut progresser vers le salut…

Or, escoutez un autre songe

Qui croist no matere et alonge.

Je vous dirai assez briefment,

Si je puis et je sai, coment

En sonjant fui au paradis.

Je dormois en mon lit jadis

Et i me prist talent que j’iroie

En paradis la droite voie.

En sonjant me suis estméus 

Mes ne fui mie decéus…

Li Dis de Raoul de Hosdaing (Le Dit de Raoul de Houdenc)

On retrouve dans ce Dit l’avarice dont l’auteur accable souvent les bourgeois. Houdenc reproche aux seigneurs leur manque de générosité en déclin dans toute la société, et la montée en force des vices chez eux.

Jean Froissart, un chroniqueur médiéval

juillet 19th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Jean Froissart, un chroniqueur médiéval)
Froissard reçoit la visite d'un seigneur

Biographie de Jean Froissard (1337-1404 environ)

Né vers 1337 à Valenciennes (comté de Hainaut), Froissart reçoit l’éducation lettrée et non moins religieuse qui le destinait à un être clerc. Mais ses inclinaisons précoces pour la vie et ses plaisirs, sa passion pour les vers et l’écriture l’en éloignent, même s’il fait quelques détours comme prêtre, chapelain et chanoine. Poète il s’essaie à tous les genres littéraires du roman à l’œuvre courtoise, chroniqueur il s’exerce à écrire sur les guerres de son temps. Ses talents de poète lui valent de s’attirer très vite la protection des comtes de Hainaut.

Ses nombreux voyages en France, en Angleterre, en Espagne, au Pays de Galles, en Belgique, en Italie… lui permettent d’être un témoin privilégié et de  recueillir la matière pour commencer ses chroniques. Il y rencontre de grands noms comme le pape Clément VI à Avignon (1364), le roi d’Angleterre Edouard III  (1363), le roi d’Ecosse David Bruce (1363) le prince Noir à Bordeaux (1366), le roi de France Jean II en Angleterre (où il était encore captif en 1363) et bien d’autres. Il assiste au sacre de Charles V à Reims (1364), à l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris (1389)…

A 24 ans il se retrouve au service de la reine Philippa de Hainaut (sa protectrice) sous le roi Edouard II d’Angleterre, comme historien officiel de la cour. Il consacre tout son temps libre à l’écriture, comme chroniqueur avant tout,  jusqu’à être considéré comme l’un des plus remarquable même si les dates, les noms et la succession des événements ne sont pas édifiés comme chez les historiens modernes.

La largesse des nombreux protecteurs qui se sont succédés a permis à Froissart non seulement d’être à l’abri du besoin, mais aussi de mener une vie insouciante fréquentant  les tavernes, les fêtes, les festins, les tournois…

Œuvre de Froissart :

Jean Froissart nous laisse une œuvre assez riche et variée. Avec ses pièces lyriques, narratives empruntes de courtoisie il peint les passions, chantent son amour sans faille celui là même qui a scellé le sort de sa vie. Mais la gloire il l’atteint grâce à ses Chroniques, bien plus que son œuvre poétique même si elle est tout aussi remarquable. Il a le mérite de rapporter fidèlement la vie dans les cours du Moyen-âge et les conflits armés. Il décrit avec ravissement  le milieu aristocratique avec ses fastes et ses joutes.  Avec lui va disparaître la chanson de geste, remplacée peu à peu par la littérature historique.

L’auteur nous lègue des poèmes lyriques, un roman arthurien en vers, des dits à connotation courtoises et autobiographiques influencés par le chagrin d’amour qu’il a connu suite au mariage de sa bien-aimée.

Œuvres de Froissart:

Dits et débats :

D’inspiration courtoise, les dits sont des compositions narratives, plutôt allégoriques et autobiographiques. Ils sont débats quand entre en jeu deux ou plusieurs acteurs.

Le paradis d’amour (1361-1362):

Le poète-amant fait un songe. Il se trouve dans un jardin où règne dieu Amour au mois de mai où  tout est fleuri, beau et gai. Le voyant désespéré, Espérance, Plaisance puis Amour qui l’instruisent sur la façon de servir ce dernier. Il rencontre alors sa dame, qui lui promet désormais amabilité et douceur. Il se réveille réjoui et rassuré…

Le temple d’Honneur (1363):

Au cours d’un rêve, le poète fait la rencontre d’un chevalier dans une forêt. Un mariage, celui de Désir et Plaisance, est célébré non loin dans un temple appartenant à Honneur, le père du marié. Les deux jeunes hommes s’y rendent pour assister à la cérémonie…

Le joli mois de mai (1363):

Qui n’aime pas le mois des lilas, où tout reprend vie. Le poète est dans un jardin, au milieu d’arbres et de fleurs, il écoute non sans mélancolie le chant d’un rossignol. Il réveille en lui le souvenir de celle qu’il chérit. Il quitte le jardin en se promettant de servir l’Amour…

Le dit de la margheritte (1364):

C’est la fleur des fleurs, prisée et honorée dans la mythologie de Céphée et héro, dont l’auteur fait l’éloge. Le poète fait encore allusion à sa bien-aimée…

Le dit dou bleu chavalier  (1364) :

Un chevalier de l’ordre de la paix qui se considère prisonnier de ses missions se plaint de cette  situation. Le narrateur nous rapporte ses inquiétudes de rester loin de sa bien-aimée. Il entreprend de le persuader, pour les dissiper, d’écrire un dittier à sa dame dans lequel il lui racontera sa bravoure et lui exprimera ses sentiments impérissables. Le chevalier est ravi et soulagé de l’idée…

L’espinette amoureuse (1369):

L’auteur nous rapporte son premier amour. Il partage avec la dame qu’il rencontre la même passion pour la littérature. Mais il n’ose pas lui faire part de ses sentiments, même avec l’aide une amie de la dame. Résultat, sa bien-aimée se lie à un autre. Ne pouvant supporter cette déception douloureuse, il quitte le pays…

Le  joli buisson de jonece (1373) :

Vénus apparaît à l’auteur dans un songe. Elle lui reproche de ne pas exercer le métier auquel la Nature l’a prédestiné et duquel il s’est détourné. Elle le conduit au Joli Buisson de Jeunesse où des jeunes filles et dames se divertissent. Parmi elles la dame qu’il chérit et qui lui paraît aussi jeune et belle qu’il y a dix ans. Il tente bien de se déclarer pour  la conquérir mais Refus, d’Escondit et Dangier y sont hostiles. L’auteur se réveille sans connaître l’issue de la rencontre. Il comprend que ses préoccupations charnelles resteront vaines et implore la Vierge Marie en lui dédiant le lai Notre-Dame.

La plaidoirie de la rose et de la violette (1392-1393):

Les deux se disputent le statut de la plus belle fleur, chacune avec ses arguments. Elles décident de s’en référer au juge Imagination, en présence de leurs avocats. Le juge ne veut pas trancher, il renvoie malicieusement l’affaire en appel au Lys, la véritable reine des fleurs…

Autres dits et débats :

  • L’orloge amoureus (1368)
  • Le debat dou chevel et dou levrier (1365)
  • La prison amoureuse (1371-1373)
  • Lais amoureus et de Nostre Dame

Roman arthurien:

Méléador (1365 puis enrichi en 1380):

Commandité par Wenceslas de Branbant c’est un Roman en vers, le plus long des romans arthuriens et qui n’a rien à envier à ceux qui l’ont précédé. On y retrouve le décor familier de  la légende avec les royaumes d’Ecosse, de Logres, d’Irlande, de Cornouailles et les villes de Camelot, Tintagel ou encore Carlion. L’idéologie chevaleresque y est bien mise en scène, dans la quête du chevalier Méléador. Camel de Camois est un chevalier à qui la princesse Hermondine d’Ecosse est dévolue. Celle-ci le juge cependant indigne, et entreprend avec l’aide de quelques personnes de le discréditer afin ne pas l’épouser. Dans cette mise en scène, Meliador amoureux de la princesse, apparaît comme le plus valeureux. C’est à lui donc que revient la main d’Hermondine, au grand dam du pauvre de Camois…

Histoire:

Chroniques (de 1370 et 1400):

Froissart relatent en 4 livres les épisodes de la première moitié (1325 à 1400) de la Guerre de Cent Ans. Elles sont écrites alors qu’il est tantôt d’un côté de la manche, tantôt de l’autre et reçu par les princes et les rois (plus côté anglais) ce qui lui permet de recueillir des témoignages. Elles sont alors la source la plus importante d’informations sur les événements de l’Europe Occidentale en général, et ceux relatifs à la Guerre de Cent Ans en particulier. Grâce à ses voyages et ses rencontres, la plupart des faits, les batailles sont écrits à chaud, et avec telle précision. Chroniqueur de la chevalerie, dont il a vu la splendeur et la décadence, Froissart a avec ses Chroniques certainement beaucoup contribué à la diffusion de l’esprit chevaleresque et courtois de cette époque.

Michel de Montaigne, précurseur de la philosophie contemporaine

juillet 1st, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur Michel de Montaigne, précurseur de la philosophie contemporaine)

Biographie de Montaigne:

Écrivain, philosophe, moraliste et homme politique français, Michel Eyquem de Montaigne, ou Montaigne tout court, voit le jour le 28 février 1533 au château de Montagne à Sarlat (Dordogne) d’une famille fortunée de négociants bordelais. Il est néanmoins placé à dessein dans un village de pauvres pour y être élevé humblement et dans la religion catholique, qu’il respectera rigoureusement jusqu’à sa mort. Cette éducation qu’il reçoit parmi des gens démunis fera de lui un homme profondément humaniste, qui sa vie durant restera proche et respectueux des gens humbles  (se dévouera sa vie durant envers les petits. Il y reçoit néanmoins une éducation soignée et savante. Il apprend durant cette enfance le latin, alors considéré comme langue des érudits ou seconde langue de l’élite européenne. A sept  ans il est ensuite scolarisé au collège de Guyenne de Bordeaux, considéré comme comme l’un des meilleurs de France. Il y fait durant six ans de solides études, tout en s’adonnant à la lecture. Il a une une passion particulière pour les auteurs de l’antiquité (Virgile, Plaute, Ovide …). Il aurait fait des études de droit à Toulouse vers 1549, après un passage à la faculté des arts.

Né dans une époque politiquement troublée, il manifeste un grand intérêt pour la chose politique. Humaniste il condamne sans cesse toutes les guerres qu’elles soient religieuses, civiles ou de conquêtes et les cruautés qu’elles engendrent  mais admet le droit de se défendre. Néanmoins à l’appel du roi, il ne peut s’empêcher de prendre part aux guerre qui ont lieu entre 1573 et 1577.

Ses qualités font qu’il entretient de bonnes relations avec tout le monde. Ce qui fait de lui un diplomate, un grand négociateur très sollicité pour régler des conflits en raison de son honnêteté et impartialité. Des qualités qui lui permettent aussi d’occuper des postes importants :

  • Conseiller à la cour des aides de Périgueux en 1556 (âge de 23 ans)
  • Siège au Parlement de Bordeaux en 1557. C’est là qu’il fait la connaissance d’Etienne de La Boétie (célèbre notamment pour son Discours de la servitude volontaire). Une profonde et touchante amitié, jusqu’à devenir légendaire, va les lier pour toute leur vie. « Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant » écrit-il accablé après sa mort.
  • Il est nommé gentilhomme de la chambre du roi Henri III en 1571, puis Maire de Bordeaux de 1581 à 1585.

 Quelques actions menées comme négociateur :

  • Il conduit des négociations entre Henri de Guise et Henri de Navarre (futur roi Henri IV) en 1572.
  • En 1574  il réussit à mettre fin à la rivalité entre les chefs de l’armée du Périgord.
  • Il s’implique de nouveau comme médiateur entre Henri de Navarre et le maréchal de Matignon (représentant d’Henri III) en 1583.
  • Il accomplit une mission entre le roi de France et le roi de Navarre en 1588.

On comprend dès lors pourquoi Montaigne ne commence à écrire qu’à partir de 1572. Il est en effet âgé de 39 ans quand il commence la rédaction de son unique mais non moins immense œuvre que sont ses Essais. Un travail qui durera vingt ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, et qui lui vaudra d’être considéré comme l’un des initiateurs de la pensée moderne et le fondateur de l’introspection.

Montaigne meurt à l’âge de 59 ans lors d’une messe. Il repose dans l’église des Feuillants à Bordeaux où il a passé l’essentiel de sa vie.

Œuvre de Montaigne:

L’œuvre de Montaigne est avant tout profondément humaniste en ce sens que l’Homme et la condition humaine sont le centre de ses préoccupations. Il tente de cerner la nature humaine au travers de ses Essais. Il fait l’apologie de l’homme ordinaire et non exceptionnel, sa grandeur mais aussi sa misère dont il a observé la réalité au quotidien. Tous les aspects de la vie tels que maladie et médecine, livres, les chevaux, les histoires domestiques sont abordés pêle-mêle. L’œuvre est aussi une belle leçon de tolérance, contribuant ainsi en pleine renaissance à initier une nouvelle forme de pensée.

Dans sa quête de connaissance de l’Homme et de Soi, les problèmes moraux et psychologiques occupent de plus en plus une place prépondérante dans ses Essais. L’aboutissement est l’analyse de soi jusqu’à écrire dans son Avis au lecteur (1580) « c’est moi que je peins ». Dès lors il ne fera que se peindre (l’introspection et jugement personnel) jusqu’à sa mort. Ce qui nous permet de découvrir par exemple qu’il est petit, d’une intelligence émoussée et lente, piètre musicien.

Montaigne évoque aussi la mort, la nature, les voyages, l’éducation et défend l’empereur Julien (contre l’église) et ignore complètement le Christ et s’élève contre le protestantisme dans ses écrits.

Les œuvres de Montaigne:

Admiratrice fascinée puis devenue « fille d’alliance » (à la demande de l’auteur) dès l’âge de 22 ans, Marie de Gournay (1565 – 1645) a continué après la mort de Montaigne à assurer la pérennité des Essais. Elle y a consacré sa fortune et sa vie, pour permettre à la grandiose œuvre d’être rééditée au moins onze fois posthume.

Apologie de Raymond Sebond (1580):

Entre 1550 et 1600, la philosophie de  l’Antique influence considérablement la production intellectuelle et littéraire en France. Ce succès de la pensée antique est en partie du à la traduction en français des écrits de Plutarque, Platon, Sénèque, Cicéron … A demande de son père Montaigne traduit La Théologie naturelle du catalan Ramon Sibiuda,  un ouvrage qui s’appuie sur l’expérience des créatures et la nature même de l’homme pour prouver la vérité sur la religion chrétienne argumentée. Cette traduction l’a inspiré pour écrire Apologie de Raymond Sebond.

Le but de cette apologie est de répondre aux détracteurs de l’Espagnol. Il défend  ses points de vue exposés dans son ouvrage, où l’homme est considéré comme le souverain de la création. Montaigne fait part de ses idées sur la question du discours rationnel sur Dieu. Pour lui la raison humaine est insuffisante, en plus d’être souvent trompé par ses sens, pour que l’homme puisse être rationnel. Il s’attaque donc à ces discours où les qualités de  l’homme sont attribuées à Dieu (bonté, puissance, justice…), et qui prétendent cerner Dieu alors que c’est au dessus des capacités de  l’être humain. Au travers d’un questionnement sur la nature de l’homme, il jette un discrédit sur toutes les représentations que l’homme s’est faite de Dieu et de la divinité. On ne peut juger des qualités de Dieu dans la mesure où la plus louable des  perfections reste une idée humaine exprimée selon des vocables et des concepts humains. C’est prétentieux de la part de l’homme de porter un jugement sur les qualités de Dieu, un non humain.

Montaigne s’appuie sur un tas d’exemple pour nous convaincre de la supériorité morale de l’animal, et de l’insuffisance de la raison humaine jusqu’à traiter l’homme de  la plus fragile et calamiteuse des créatures. 

« …Pourquoy disons nous, que c’est à l’homme de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas… ? … la tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l’origanum pour se purger…Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ?… quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guerison…Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger; et le jour qu’on en brusla le corps, il print sa course, et se jetta dans le feu, où il fut bruslé… »

Journal de voyage en Italie (1580-1581) :

Après s’être retiré de la vie publique, Montaigne entreprend le 22 juin 1580 un voyage en Italie via la Suisse et l’Allemagne qui durera Un peu plus de dix-sept mois. Les péripéties de cette « escapade » sont rapportées dans ce journal composée de trois parties. La première est rédigée par son secrétaire qui l’accompagne. Celui-ci suit l’auteur-voyageur un gentilhomme qui veut passer inaperçu et note tous ses faits, ses gestes, ses humeurs… comme le ferait un observateur extérieur. Il nous rapporte tout ce que dit ou pense, ressent et voit son « maître » sans porter aucun jugement. Il découvre un homme qui se plaît à se mêler au peuple, et trouver plaisir à rencontrer des gens et bavarder avec tous sans distinction aucune quelque soit le rang social. On découvre un homme ouvert à tout.

La suite c’est Montaigne lui-même qui l’écrit. Après avoir donné congé à son secrétaire, il est tellement surpris par « cette belle besogne » il ne peut laisser le journal entamé sans suite. Il commence par lui rendre hommage pour ce travail précis et conséquent.

On ne soupçonnait pas l’existence de ce journal jusqu’en 1770 lorsqu’il a été retrouvé dans une malle dans le logis de Montaigne. Il a de nouveau disparu avant qu’il ne réapparaisse de nouveau retrouvé par l’abbé Prunis dans un château alors qu’il faisait des recherche sur l’histoire du Périgord. Il a alors été recopié et édité en 1774.

Pendant ce voyage, Montaigne apprend par une missive qu’il a été élu maire de Bordeaux  le 7 septembre 1881. Il ne décidera de rentrer qu’après un rappel le priant avec instance le 1 octobre.

 Les Essais  (1572 à sa mort):

 Les Essais sont une grandiose œuvre inachevée de la vie d’un homme de cinquante ans qui a vécu pour se former, pour nous peindre la condition humaine après s’être livré à une analyse de lui-même. Il conclut par sa célèbre devise : « Que sait-je ? » qu’il a gravée sur un médaillon, et qui nous renseigne sur  le scepticisme qui l’a gagné. Il fait par la même du doute intellectuel une condition pour avancer et continuer à apprendre. Les Essais, composés de cent sept chapitrescontrastés, très variés et répartis sur trois livres, sont certainement la plus humaine des œuvres. Le but est toujours la connaissance de soi-même et de l’homme en proposant des réflexions sur divers sujets. Même s’il prend position, il ne prétend jamais détenir la vérité.

Au lecteur

Soucieux de donner  la vraie image de lui, Montaigne interpelle ses lecteurs notamment  ses proches. Il se décrit afin qu’il soit mieux connu et compris. Il le fait tellement sans artifices et avec sincérité, qu’il se dénude presque. Modeste il met l’accent plus sur ses défauts que ses qualités, et s’il lui arrive de mentir ce n’est point délibérément. Pour cela il oppose son moi profond (ce qu’il est réellement), au moi social c’est-à-dire le regard des autres sur lui. C’est en sorte une biographie, sans omettre de poser les problèmes que  pose ce genre d’exercice : sincérité, objectivité…et intérêt du public pour la vie privée d’un individu. En déclarant « C’est moi que je peins » et « Je suis moi-même la matière de mon livre », Montaigne semble vouloir préparer le lecteur à faire un accueil sans préjugés aucun de ses Essais « Je veux qu’on m’y voie dans ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans recherche ni artifice ».

Extrait:

C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dés l’entree, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n’y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ay voüé à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, Et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq.

L’oisiveté (chapitre VIII):

Montaigne nous fait part de l’origine de la naissance des Essais. A 38 ans il décide de prendre sa retraite en tant que conseiller au Parlement de Bordeaux. Il veut se consacrer désormais au recueillement, à la lecture, à la réflexion, à un repos studieux  dans la sérénité mais pas pour écrire. Il pense que ce n’est que dans la solitude et la contemplation loin de la vie publique que l’homme est vraiment lui-même. La solitude et l’oisiveté finissent par avoir raison de lui. Au lieu de la paix de  l’esprit, de la sagesse, et de la sérénité, l’angoisse le gagne jusqu’aux cauchemars, hallucinations et aux tourments qui le font passer tout près de la folie. Malgré lui il se retrouve à tout noter et cela lui fait du bien. Ecrire est devenu un remède pour se libérer de tous ces monstres et illusions qui se sont accaparés son imagination. Montaigne doit donc ses Essais à l’oisiveté puisque c’est elle qui l’a poussé à l’écriture après qu’il soit arrivé à la conclusion que comme tout, l’esprit doit être contraint pour ne pas s’égarer.

Extraits:

Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d’une autre semence : ainsin est-il des esprits, si on ne les occupe à certain subject, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations, Et n’est folie ny réverie2, qu’ils ne produisent en cette agitation, L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout…

…L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout…

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s’entretenir soy-mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur…

Des Menteurs (chapitre IX)

Tout en contestant que l’intelligence soit liée à la mémoire, il confesse que cette dernière est déficiente chez lui. Il affirme par contre que mémoire et mensonge sont associés. Si elle est défaillante chez un menteur il sera démasqué. On voit bien que Montaigne fait appel à sa propre expérience dans ce texte où il consacre une partie du texte  à la mémoire dont il souffre lui-même, et l’autre au mensonge.

Montaigne a tellement horreur du mensonge qu’il le considère comme le vice le plus préjudiciable à la société jusqu’à préconiser le bûcher pour les menteurs. Pour lui le mensonge développe la servitude au sein de la société. Pour lui par exemple, les courtisans ne disent pas la vérité car ils sont guidés par le seul intérêt personnel. C’est pourquoi leur ascension sociale dans la cour du Roi est tellement fulgurante qu’elle surprend tout le monde, déclenchant même des réactions hostiles.

Extraits:

Outre l’inconvenient naturel que j’en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse) si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de memoire : et quand je me plains du defaut de la mienne : ils me reprennent et mescroient, comme si je m’accusois d’estre insensé : Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu’estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, representent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d’un defaut naturel, on en fait un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amys : il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnee, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur…

Ce n’est pas sans raison qu’on dit, que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d’estre menteur. Je sçay bien que les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils sçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et alterent un fons veritable. Lors qu’ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu’ils ne se desferrent : par ce que la chose, comme elle est, s’estant logée la premiere dans la memoire, et s’y estant empreincte, par la voye de la connoissance et de la science, il est mal-aisé qu’elle ne se represente à l’imagination, délogeant la fausceté, qui n’y peut avoir le pied si ferme, ny si rassis : et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces raportées faulses ou abastardies

En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, tres mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions temeraires, qui n’ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et un peu au dessous, l’opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnestes hommes d’ailleurs, y estre subjects et asservis. J’ay un bon garçon de tailleur, à qui je n’ouy jamais dire une verité, non pas quand elle s’offre pour luy servir utilement

De l’amitié (Livre I chapitre 28)

Tout en rendant hommage à son ami Étienne de la Boetie (conseiller au parlement de Bordeaux, négociateur et auteur du célèbre Discourt de la servitude volontaire), Montaigne en profite pour nous faire part de sa conception de l’amitié. Si elle est fraternelle ce qui la distingue donc de l’amour, elle ne peut être stable et sincère que si elle est agréablement partagée. Ce lien tisse grâce à des idées et des vues communes créant une certaine communion.

L’amitié entre ces deux hommes reste légendaire. Preuve de sa grandeur la mort de cet ami l’a profondément bouleversé, au point de ne jamais s’en remettre.

… ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi… 

Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre : qui faisaient en notre affection plus d’effort, que ne porte la raison des rapports [plus d’effet que l’ouï-dire habituel] : je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche, que l’un à l’autre. 

…Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vue, quoi qu’avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en rechercher d’autres ; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, “Jour, qui sera toujours cruel pour moi et toujours honoré (telle a été votre volonté, à Dieux !). ”

je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part, “ J’ai décidé qu’il ne m’était plus permis de jouir d’aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui qui partageait ma vie. ”

J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi…

  Si un destin prématuré m’a enlevé cette moitié de mon âme, à quoi bon m’attarder, moi l’autre moitié, qui n’ai plus une valeur égale et qui ne survis pas tout entier ? Ce jour a conduit à sa perte l’une et l’autre…

De l’institution des enfants (Livre I, chapitre XVI)

Montaigne consacre tout un chapitre à une réflexion sur l’éducation, et ouvre des parenthèses dans d’autres (Du Pédantisme, De l’affection des pères aux enfants, Des livres, De l’Art de conférer ) pour livrer d’autres opinions sur le sujet. On découvre que ce qu’il a écrit a influencé les pédagogues contemporains, qui ont exploité les premières pousses de la pédagogie moderne de l’auteur. Fidèle à lui-même, il s’inspire de l’éducation qu’il a reçue et des expériences qu’il en a tiré pour traiter de la question. On sait qu’il lui reproche, même si elle a été par ailleurs très riche, sa lenteur d’esprit et d’avoir  un penchant pour l’oisiveté.

Pour Montaigne, l’enfant n’a pas besoin d’une tête bien pleine. Tout en reconnaissant que c’est une tâche bien ardue, il faut travailler à ce que cette tête soit bien faite (« la tête bien faite plutôt que bien pleine »). Il ne reconnaît pas de normes universelles, et préconise par conséquent un développement naturel de l’enfant sans que quiconque ne lui imposer ses valeurs. Amener les enfants à être eux-mêmes, tout en lui donnant le désir et le besoin de s’approprier les connaissances. En somme tout ce qui est nécessaire pour qu’ils puissent faire étant hommes un jour. Il renvoie l’éducation domestique et celle des écoles dos à dos. Il accuse la première d’être  trop douillette et la seconde  trop ferme et autoritaire.

On est surpris par contre de découvrir que Montaigne ne tient pas en grande estime l’esprit des femmes, jusqu’à ne pas reconnaître la nécessite de  les instruire.

Extraits: 

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle même; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple, parler à son tour. Socrate et depuis Arcesilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux, « L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent apprendre.  »

…Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien, prenant l’instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire. Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captivée sous l’autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures. Notre vigueur et liberté est éteinte.  » Ils ne sont jamais sous leur propre autorité.  »

…C’est, disait Epicharme, l’entendement qui voit qui ouït, c’est l’entendement qui approfite tout, dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne : autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme.
nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser liberté de rien faire de soi. Qui demanda jamais à disciple ce qu’il lui semble de la Rhétorique et de Grammaire de telle ou telle sentence de Cicéron ? nous les plaque en la mémoire tout empennées, des oracles où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement, suivant l’avis de Platon, qui dit la fermeté, la foi, la sincérité être la vraie philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs, n’être que fard.
Je voudrais que le Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprissent des cabrioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-ci veulent instruire notre entendement, sans l’ébranler et mettre en besogne, ou qu’on nous apprît à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux-ci nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ni à parler, ni à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières…

PS: à suivre

Citations célèbres de Montaigne:

  • « Sur le plus beau trône du monde, on est jamais assis que sur son cul »
  • « Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis »
  • Il faut « passer » le mauvais en courant et s’arrêter au bon »
  • « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même»
  • « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non ma colère »
  • « Je m’avance vers celui qui me contredit »
  • « La mort est bien le bout, non pourtant le but de la vie »
  • « J’aime mieux forger mon âme que la meubler »
  • « Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine »
  • « La cherté donne goût à la viande »

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