Biographie de Jean Racine:

Né le 22 décembre 1639 à La Ferté-Milon dans l’Aisne (région de Picardie), Jean Racine est un dramaturge et poète français. Issue d’une famille de notables, il est considéré comme l’un des meilleurs auteur de tragédies de l’époque classique. Il se retrouve orphelin dès l’âge de trois ans, après le décès de sa mère en 1641 puis son père en 1643. Ses grands-parents paternels, Jean Racine et Marie Desmoulins, le recueillent. Ils le font entrer aux petites écoles de Port-Royal, où reçoit une éducation littéraire et religieuse très consistante par les  » Solitaires « .

A la mort de son grand-père paternel (1649), il est envoyé faire ses humanités et sa rhétorique au collège de Beauvais. Mais il abandonne vite ces études de philosophies et retourne à Port-Royal (Paris) chez sa grand-mère paternelle. Il reçoit dès lors des leçons particulières des célèbres maîtres que sont Pierre Nicole, Claude Lancelot, Antoine Le Maistre et Jean Hamon. Il apprend avec eux même l’italien, l’espagnol et le grec ancien. Mais point de théâtre car pour les jansénistes il empoisonne les âmes.

Pour compléter sa formation, il est accueilli à l’âge de seize ans au collège d’Harcourt pour faire deux années de philosophie. Son oncle, intendant du duc de Luynes, lui offre une place avec lui et l’héberge même dans ses appartements de l’Hôtel de Luynes. Il y découvre pour la première fois la vie mondaine, mais aussi ses penchants pour la poésie. Il écrit ses premiers poèmes, plutôt galants, qui séduisent le salon de l’Hôtel. Il profite du mariage du roi Louis XIV en 1660, pour s’illustrer dans le domaine. Il écrit La Nymphe de la Seine, un poème dédié à la toute nouvelle reine Marie Thérèse d’Autriche. C’est à ce moment qu’il se lie avec La Fontaine, s’attirant ainsi les reproches de Port Royal.

Il est alors envoyé à Uzès (Gard) chez le chanoine Scouin (un de ses oncles), pour l’éloigner du monde des lettres et du théâtre. Au lieu de s’intéresser à la théologie, il choisit de se consacrer à la littérature et notamment au théâtre. Il profite alors de son séjour dans le Sud, qui va durer un an, pour écrire des poèmes et des tragédies. Il revient à Paris en 1663. Pour s’attirer les faveurs il s’oriente vers la poésie de cour, après avoir rejeté la morale trop austère à son goût de Port-Royal. Il profite de la maladie de Louis XIV pour publier Ode sur la convalescence du Roi, et encaisser une gratification de 600 livres. Il devient parmi les familiers de la cour, jusqu’à avoir un logis à Versailles, et des entrées dans le cercle privilégié que le roi réunit à Marly. Il le suit dans ses campagnes en tant qu’ historiographe du roi.

Racine mène une vie joyeuse et libre avec Boileau et La Fontaine, ses amis, ainsi que Chapelle et les courtisans Vivonne et Nantouillet. Ils fréquentent ensemble des cabarets comme  la Pomme du Pin, la Croix de Lorraine ou encore le Mouton blanc. Cette vie libertine l’éloigne de sa pureté janséniste. Il rencontre la comédienne la Duparc avec laquelle il vit une grande passion. A sa mort il s’attache à Champmeslé, une autre comédienne. Après sa réconciliation avec ses maîtres de Port-Royal, dont Arnaud, il abandonne le théâtre mais demeure historiographe du roi, qui l’avait nommé « gentilhomme ordinaire de la chambre du roi ». Il se marie en 1677 avec Catherine de Romanet. Il renoue alors avec sa foi, vit désormais en bon époux et bon chrétien tout en élevant dans la piété une famille de sept enfants dont deux fils. Quand il meurt d’un abcès au foie, le 21 avril 1699, le roi Louis XIV lui accorde la sépulture à Port-Royal.

A suivre…

Biographie de Jean de La Fontaine

Poète français le plus connu des poètes français du xviie siècle, Jean de La Fontaine naît le 7 ou 8 juillet 1621 d’une famille de la bourgeoisie provinciale formée surtout de fonctionnaires. Son père Charles est maître des Eaux et Forêts et conseiller du roi Louis IV. Sa mère, Françoise Pidoux de la Maduère, est fille d’un bailli et veuve d’un négociant à Coulomniers.

Rebelle, indépendant, engagé pour le peuple, il se tient loin de la cour royale et affiche son engagement contre Mazarin, le Roi Soleil et les absurdités de la Cour. Risqué et dangereux à une époque où un auteur ne peut exister sans le soutien d’un puissant protecteur et sans plaire au roi. La Fontaine à fait ce choix dans un siècle où pour reconnu et apprécié, un auteur devait avant tout écrire à la gloire du souverain. Il se résout donc à vivre de sa plume, ce qui le distingue de la plupart des autres auteurs. Il fréquente néanmoins les salons comme celui de Madame de La Sablière.

Jean de La Fontaine passe ses premières années à Château-Thierry, dans un hôtel particulier que ses parents avaient acheté lors de leur mariage. Il rentre dans un collège jusqu’en troisième, où il étudie le latin mais ne s’intéresse pas au grec. Chose qu’il regrettera plus tard, quand il s’agit de lire certains textes anciens pour ses besoins. C’est dans ce collège qu’il se lie d’amitié avec François de Maucroix.

Il s’engage ensuite dans des études de droit que son père interrompt, le trouvant trop insouciant. Il le place à l’Oratoire de Paris en 1641, pour en faire un prêtre. Il quitte les lieux 18 mois plus tard, car il s’intéresse plutôt à la lecture de Rabelais (dont il apprend par cœur les vers), d’Urfé, Marot, Montaigne ou encore l’Arioste et Boccace qu’à celle de Saint-Augustin. Il reprend alors les cours de droit à Paris et intègre « Les chevaliers de la table ronde », une petite académie littéraire et amicale qui regroupe de jeunes poètes. Il décroche un diplôme d’avocat au parlement de Paris en 1649. Entre-temps, en 1647, il est marié par son père à Marie Héricart (14 ans). Un mariage plutôt de complaisance, qui s’avère malheureux. Sa vocation poétique se révèle tardivement, lorsqu’à qu’à l’âge de vingt-deux ans il entend lire Malherbe.

Vivant de sa plume et donc avec des revenus irréguliers, Jean de La Fontaine achète en 1652 une charge de Maître Particulier des Eaux et Forêts. Une charge qu’il gère mal et qu’il revend assez vite en même temps qu’il quitte le foyer conjugal. Une situation qui le contraint de rentrer sous la protection d’un grand du moment, et vivre une existence presque quémandeuse. Il se met au service de Nicolas Fouquet, surintendant général des Finances. Il lui reste fidèle même après sa chute, jusqu’à demander la clémence de Louis XIV dans son Ode au roi. Une fidélité qui lui attire la haine de Jean-Baptiste Colberet (contrôleur général des Finances de Louis IVX), puis celle de Louis XIV.

Alors qu’il devient l’ami intime de Molière, Boileau et Racine, la duchesse d’Orléans prend le fabuliste sous sa protection en tant que « gentilhomme ». Il se lie ensuite d’amitié avec la duchesse de Bouillon, une férue de poésie, qui lui trouve un emploi et l’aide à s’établir à Paris. C’est durant cette période que le génie littéraire de l’auteur s’épanouit vraiment. Il est recueilli en 1673 par Madame de La Sablière durant près de 20 ans, puis par les Vendôme, les Conti. La Fontaine fréquente Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, et mène enfin une vie mondaine. En 1694 c’est Madame la Baronne d’Hervart qui l’accueille et chez qui il décède.

Jean de La Fontaine rentre en 1684 à l’Académie française, en remplacement de son ennemi Colbert décédé. Elu en 1683 malgré les oppositions, il a du attendre une année pour que le roi adhère au choix des académiciens. Il s’avère un excellent et assidu membre de cette institution. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, où le débat est très intense et virulent, il prend parti pour le clan des anciens qu’il défend sans ménagement.

Les deux dernières années de La Fontaine sont faites de souffrances et de langueur. Sous la pression de son confesseur, l’abbé Pouget, il s’abjure publiquement de ses contes infâmes et lui fait déchirer sa dernière oeuvre: “Il est de notoriété qui n’est que trop publique que j’ai eu le malheur de composer un livre de Contes infâmes. En le composant, je n’ai pas cru que ce fût un ouvrage aussi pernicieux qu’il est. On m’a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c’est un livre abominable. Je suis très fâché de l’avoir écrit et publié. J’en demande pardon à Dieu, à l’Église, à vous Monsieur, qui êtes son ministre, à vous Messieurs de l’Académie, et à tous ceux qui sont ici présents »

Les réparations qu’on lui impose sont trop pénibles. Et à l’abbé qui s’attelle à le convaincre, la servante du vieux poète lance selon la tradition: « Eh! ne le tourmentez pas tant! il est plus bête que méchant, Dieu n’aura jamais le courage de le damner. »Il meurt le 13 avril 1695. Inhumé au cimetière des Saints-Innocents, ses restes et ceux de Molière sont exhumés le 6 juillet 1817 et reposent au cimetière du Père Lachaise. Il avait rédigé lui-même son épitaphe:

Jean s’en alla comme il étoit venu,
Mangeant son fonds après son revenu ;
Croyant le bien chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sçut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire.

Faisant son éloge, Chamfort disait:

 » La Fontaine offrit le singulier contraste d’un conteur trop libre et d’un excellent moraliste ; doué de l’esprit le plus fin, il devint en tout le modèle de la simplicité ; il déroba, sous l’air d’une négligence quelquefois réelle, les artifices de la composition la plus savante, fit ressembler l’art au naturel, souvent même à l’instinct cacha son génie par son génie même, tourna l’opposition de son esprit et de son âme au profit de son talent, et fut, dans le siècle des grands écrivains, sinon le premier, du moins le plus étonnant. Malgré ses défauts, il sera toujours le plus relu de tous les auteurs , et conservera le surnom d’inimitable, devenu , pour ainsi dire, inséparable de son nom. »…

Auteur prolifique qui a marqué l’histoire par ses fables, son chef-d’oeuvre, Jean de La Fontaine reste encore aujourd’hui le plus connu et le plus lu des poètes français du XVIIe siècle. Exceptés Jean-Jacques Rousseau et Lamartine, tous les grands auteurs sont unanimes pour reconnaître le talent et l’esprit novateur de l’écrivain.

Oeuvre de Jean de La Fontaine

L’oeuvre de La Fontaine, qui explore tellement de voies, est remarquable par sa variété (« Diversité, c’est ma devise » disait-il). Mieux encore,  il n’y a certainement pas oeuvre qui fait l’unanimité chez autant de catégories de lecteurs. Elle séduit les enfants, la jeunesse, les philosophes pour son caractère morale, et tout le reste pour le tableau tellement juste qu’il dresse de la société de son époque. Une société, où l’héroïsme et le générosité reculent devant la montée irrésistible des pouvoirs de l’État et de l’argent, qu’il regarde avec un œil lucide et pour laquelle il se montre peu indulgent. L’auteur étale au grand jour, avec malice et ironie, les comportements cocasses et grotesques de ses contemporains. Il ne ménage personne, des plus petits aux plus grands.

Jean de la Fontaine s’intéresse à tous les genres littéraires, avec une thématique divers. Il s’essaie d’abord au théâtre, au récit en prose et surtout à la poésie. Sa verve libertine s’exprime essentiellement dans les contes ( maris cocus, nonnes dévergondées, moines paillards…). Mais La Fontaine va exceller surtout dans les fables, genre littéraire alliage de la narration, du discours et de l’écriture poétique, dont l’origine se trouve dans les contes ancestraux transmis oralement de génération en génération et couchés sur le papier par des moralistes.

La Fontaine emprunte ses fables à Esope, Phèdre, Horace et Abstémius et l’Antiquité gréco-romaine pour leur donner un véritable statut poétique et une certaine dignité. Jean de La Fontaine utilise l’allégorie, s’exprime en vers ou en prose avec une parfaite maîtrise de la langue. Genre jusque là mineur, il réinvente la forme et améliore considérablement le récit qui devient plutôt court et souple, animé par des dialogues au style direct. Alors que les personnages sont pour la plus part des animaux qui incarnent des genres humains (le cruel, le faible, le puissant…), l‘intrigue y est vive et rapide. Il les met en scène pour pour critiquer les hommes et dénoncer les problèmes.

Faites pour instruire, les fables commencent ou s’achèvent le plus souvent par une morale, dont le lecteur doit tirer un enseignement. C’est pourquoi elles doivent nécessairement plaire pour intéresser et atteindre leur but. Et pour plaire il innove sans cesse, jusqu’à porter la fable à un niveau indépassable. On reprocha à La Fontaine de copier ces auteurs de l’Antiquité. Mais on oublie que ceux-ci n’ auraient certainement pas eu une telle résonance sans lui, et seraient peut-être tombés dans l’oubli

Au regard de son oeuvre, Jean de La Fontaine se présente donc comme un moraliste. Une oeuvre qui occupe une place de choix dans le patrimoine culturel et littéraire français, et qui demeure des leçons inépuisables pour tous les temps. Bon nombre de ses vers, devenus proverbes, font partie de la sagesse populaire. Ses fables sont les chefs-d’œuvre qui l’ont immortalisé, alors que le reste de son oeuvre reste tout à fait intéressante.

Œuvres de La fontaine

On ne retient généralement et à tord que les 243 Fables, parmi toutes les œuvres de La Fontaine. Celles-ci ont certes fait sa gloire, mais c’est réduire considérablement la diversité, l’ampleur et la portée de toute son oeuvre. C’est la minimiser et faire de l’auteur juste un grand fabuliste alors qu’il est l’auteur de Contes, de poèmes religieux, de poèmes divers, de pièces de théâtre, de livrets d’opéra, de lettres, de nouvelles… qui confirment son ambition de moraliste.

L’Eunuque (1654)

Publié en 1654, c’est la première pièce de La Fontaine alors âgé de trois trois ans. C’est une comédie traduite et adaptée de l’oeuvre Térence (161 avant Jésus-Christ), poète comique latin d’origine berbère. Considérée comme une piètre copie, elle passe presque inaperçue.

L’Elégie aux nymphes de Vaux (1662)

Publié en 1662, L’Elégie aux nymphes de Vaux est un Poème écrit en faveur de Nicolas Fouquet (Surintendant des Finances de Louis XIV et protecteur de l’auteur), juste après sa disgrâce auprès du Roi en 1661 et son arrestation. La Fontaine s’adresse directement à Louis XIV pour pour l’inciter à l’indulgence. Le roi ne lui pardonnera jamais cette audace, mais sa fidélité ne fléchit pas. Il s’exile de son plein gré en Limousin, accompagné de Jannart (un oncle de sa femme) également ami de Fouquet, pour rejoindre la femme de ce dernier assignée à résidence. Certains prétendent le contraire, mais rien ne prouve que cet exil est une punition. C’est peut-être aussi une bonne opportunité pour lui de s’éloigner de sa femme, avec qui la relation n’a jamais été bonne.

L’Elégie aux nymphes de Vaux

Pour M. Fouquet

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes ;
Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du Sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voici le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !
Dans les palais des rois cette plainte est commune,
On n’y connaît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appâts inconstants ;
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs ;
Le plus sage s’endort sur la foi des Zéphyrs.
Jamais un favori ne borne sa carrière ;
Il ne regarde pas ce qu’il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter qu’après l’avoir détruit.
Tant d’exemples fameux que l’histoire en raconte
Ne suffisaient-ils pas, sans la perte d’Oronte ?
Ah ! si ce faux éclat n’eût point fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la Cour :
Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre, et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens ;
Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.
Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appâts,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C’est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie :
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son coeur.
Oronte est à présent un objet de clémence ;
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux ;
Et c’est être innocent que d’être malheureux.

Lettres

La Relation d’un Voyage de Paris en Limousin (1663)

(ou Les Lettres de La Fontaine à sa femme)

C’est un recueil de lettres adressées à sa femme lors de son voyage à Limoges, passant par Etampes, Orléans, Richelieu, Châtellerault, Poitiers, Chauvigny et Bellac. Écrites dans un style agréable où la prose et les vers s’entre-mêlent, elles permettent de découvrir l’itinéraire de La Fontaine, jalonné des rencontres qu’il fait et d’anecdotes. Il décrit les villes et les campagnes, et s’émerveille devant une statue ou un château…. Ce voyage s’achève à Limoges, la ville de Bellac, dont il ne dit pas beaucoup de bien et où il séjournera de septembre 1663 à janvier 1664.

Première lettre, Clamart le 25 août 1663 

A MADAME DE LA FONTAINE

Vous n’avez jamais voulu lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez. Il s’y rencontrera pourtant des matières peu convenables à votre goût: c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie du succès. Il pourra même arriver, si vous goûtez ce récit, que vous en goûterez après de plus sérieux. Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage; et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez; il s’en fait peu de nouveaux, et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons: ainsi vous demeurez souvent à sec. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes: vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n’est pas une bonne qualité pour une femme d’être savante, et c’en est une très mauvaise d’affecter de paraître telle. Nous partîmes donc de Paris le 23 du courant, après que M. Jannart eut reçu les condoléances de quantité de personnes de condition et de ses amis. M. le lieutenant criminel en usa généreusement, libéralement, royalement: il ouvrit sa bourse, et nous dit que nous n’avions qu’à puiser. Le reste du voisinage fit des merveilles. Quand il eut été question de transférer le quai des Orfèvres, la cour du Palais, et le Palais même, à Limoges, la chose ne se serait pas autrement passée Enfin ce n’était chez nous que processions de gens abattus et tombés des nues. Avec tout cela, je ne pleurai point; ce qui me fait croire que j’acquerrai une grande réputation de constance dans cette affaire. La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d’autre chose que d’aller tantôt à Saint-Cloud, tantôt à Charonne, et j’étais honteux d’avoir tant vécu sans rien voir. Cela ne me sera plus reproché, grâces à Dieu. On nous a dit, entre autres merveilles, que beaucoup de Limousines de la première bourgeoisie portent des chaperons de drap rose-sèche sur des cales de velours noir. Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai m y amuser en passant, et par curiosité seulement. Quoi qu’il en soit, j’ai tout à fait bonne opinion de notre voyage: nous avons déjà fait trois lieues sans aucun mauvais accident, sinon que l’épée de M. Jannart s’est rompue; mais, comme nous sommes gens à profiter de tous nos malheurs, nous avons trouvé qu’aussi bien elle était trop longue, et l’embarrassait. Présentement, nous sommes à Clamart, au-dessous de cette fameuse montagne où est situé Meudon; là nous devons nous rafraîchir deux ou trois jours. En vérité, c’est un plaisir que de voyager; on rencontre toujours quelque chose de remarquable. Vous ne saurez croire combien est excellent le beurre que nous mangeons; je me suis souhaité vingt fois de pareilles vaches, un pareil herbage, des eaux pareilles, et ce qui s’ensuit, hormis la batteuse, qui est un peu vieille. Le jardin de M. C. mérite aussi d’avoir place dans cette histoire; il a beaucoup d’endroits fort champêtres, et c’est ce que j’aime sur toutes choses. Ou vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu; si vous l’avez vu, souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent: je me trompe bien si cela n’est beau. Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l’enfoncement, avec la noirceur d’une forêt âgée de dix siècles: les arbres n’en sont pas si vieux, à la vérité; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, et je ne crois pas qu’il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore: elles ont cela de particulier que ce qui les borne est ce qui les fait paraître plus belles. Celle de la droite a tout à fait la mine d’un jeu de paume; elle est à présent bordée d’un amphithéâtre de gazons, et a le fond relevé de huit ou dix marches: il y a de l’apparence que c’est l’endroit ou les divinités du lieu reçoivent l’hommage qui leur est dû.

Si le dieu Pan, ou le Faune,
Prince des bois, ce dit-on,
Se fait jamais faire un trône,
C’en sera là le patron.

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Deux châtaigniers, dont l’ombrage
Est majestueux et frais,
Le couvrent de leur feuillage,
Ainsi que d’un riche dais.

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Je ne vois rien qui l’égale,
Ni qui me charme à mon gré
Comme un gazon qui s’étale
Le long de chaque degré.

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J’aime cent fois mieux cette herbe
Que les précieux tapis
Sur qui l’Orient superbe
Voit ses empereurs assis.

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Beautés simples et divines
Vous contentiez nos aïeux,
Avant qu’on tirât des mines
Ce qui nous frappe les yeux.

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De quoi sert tant de dépense ?
Les grands ont beau s’en vanter:
Vive la magnificence
Qui ne coûte qu’à planter !

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Nonobstant ces moralités, j’ai conseille à M. C. de faire bâtir une maison proportionnée en quelque manière à la beauté de son jardin, et de se ruiner pour cela. Nous partirons de chez elle demain 26, et nous irons prendre au Bourg-la-Reine la commodité du carrosse de Poitiers, qui y passe tous les dimanches. Là se doit trouver un valet de pied du roi qui a ordre de nous accompagner jusques à Limoges. Je vous écrirai ce qui nous arrivera en chemin, et ce qui me semblera digne d’être observée. Cependant faites bien mes recommandations à notre marmot, et dites-lui que peut-être j’amènerai de ce pays-là quelque beau petit chaperon pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie.

Deuxième lettre, Amboise le 30 août 1663 

A LA MEME

Les occupations que nous eûmes à Clamart, votre oncle et moi, furent différentes. Il ne fit aucune chose digne de mémoire: il s’amusa à des expéditions, à des procès, à d’autres affaires. Il n’en fut pas ainsi de moi: je me promenai, je dormis, je passai le temps avec les . .dames qui nous vinrent voir.
Le dimanche étant arrivé, nous partîmes de grand matin. Madame C. et notre tante nous accompagnèrent jusqu’au Bourg-la-Reine. Nous y attendîmes près de trois heures; et, pour nous désennuyer, ou pour nous ennuyer encore davantage (je ne sais pas bien lequel je dois dire), nous ouïmes une messe paroissiale. La procession, l’eau bénite, le prône, rien n’y manquait. De bonne fortune pour nous, le curé était ignorant, et ne prêcha point. Dieu voulut enfin que le carrosse passât: le valet de pied y était; point de moines, mais en récompense trois femmes, un marchand qui ne disait mot, et un notaire qui chantait toujours, et qui chantait très mal: il reportait en son pays quatre volumes de chansons. Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari: toutes qualités de bon augure et j’y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche; c’est à mon avis le principal point: je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne a qui elle manque. Telle était donc la compagnie que nous avons eue jusques au Port-de-Pilles.
Il fallut à la fin que l’oncle et la tante se séparassent; les derniers adieux furent tendres, et l’eussent été beaucoup davantage si le cocher nous eût donné le loisir de les achever. Comme il voulait regagner le temps qu’il avait perdu, il nous mena d’abord avec diligence. On laisse, en sortant du Bourg-la-Reine, Sceaux à la droite, et à quelques lieues de la Chilly à la gauche, puis Montléry du même côté. Est-ce Montléry qu’il faut dire, ou Montlehéry? C’est Montlehéry quand le vers est trop court, et Montléry quand il est trop long. Montléry donc ou Montlehéry, comme vous voudrez était jadis une forteresse que les Anglais, lorsqu’ils étaient maîtres de la France, avaient fait bâtir sur une colline assez élevée. Au pied de cette colline est un bourg qui en a gardé le nom. Pour la forteresse, elle est démolie, non point par les ans; ce qui en reste, qui est une tour fort haute, ne se dément point, bien qu’on en ait ruiné un côté: il y a encore un escalier qui subsiste, et deux chambres ou l’on voit des peintures anglaises, ce qui fait foi de l’antiquité et de l’origine du lieu. Voilà ce que j’en ai appris de votre oncle, qui dit avoir entré dans les chambres; pour moi, je n’en ai rien vu: le cocher ne voulait arrêter qu’à Châtres, petite ville qui appartient à M. de Condé, l’un de nos grands maîtres.
Nous y dînâmes. Après le dîner, nous vîmes encore à droite et à gauche force châteaux, je n’en dirai mot, ce serait une œuvre infinie. Seulement nous passâmes auprès du Plessis-Pâté, et traversâmes ensuite la vallée de Caucatrix, après avoir monté celle de Tréfou, car, sans avoir étudié en philosophie, vous pouvez imaginer qu’il n’y a point de vallée sans montagne. Je ne songe point à cette vallée de Tréfou que je ne frémisse.

C’est un passage dangereux,
Un lieu pour les voleurs, d’embûche et de retraite;
A gauche un bois, une montagne à droite,
Entre les deux
Un chemin creux.
La montagne est toute pleine
De rochers faits comme ceux
De notre petit domaine.

Tout ce que nous étions d’hommes dans le carrosse nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d’autre chose que des commodités de la guerre: en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe; ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous côtoyâmes en fourmille: cela n’est pas bien; il mériterait qu’on le brulât.

République de loups, asile de brigands,
Faut-il que tu sois dans le monde ?
Tu favorises les méchants
Par ton ombre épaisse et profonde.
Ils égorgent celui que Thémis, ou le gain,
Ou le désir de voir, fait sortir de sa terre.
En combien de façons, hélas ! le genre humain
Se fait à soi-même la guerre !
Puisse le. feu du ciel désoler ton enceinte !
Jamais celui d’amour ne s’y fasse sentir,
Ni ne s’y laisse amortir !
Qu’au lieu d’Amaryllis, de Diane, et d’Aminte
On ne trouve chez toi que vilains bocherons
Charbonniers noirs comme démons
Qui t’accommodent de manière
Que tu sois à tous les larrons
Ce qu’on appelle un cimetière !

Notre première traite s’acheva plus tard que les autres; il nous resta toutefois assez de jour pour remarquer, en entrant dans Etampes, quelques monuments de nos guerres. Ce n’est pas les plus riches que j’ai vus; j’y trouvai beaucoup de gothique: aussi est-ce l’ouvrage de Mars, méchant maçon s’il en fut jamais.

Il nous laisse ces monuments
Pour marque de nos mouvements
Quand Turenne assiégea Tavanne
Turenne fit ce que la Cour lui dit
Tavanne non: car il se défendit
Et joua de la sarbacane.

Beaucoup de sang français fut alors répandu:
On perd des deux côtés dans la guerre civile
Notre prince eût toujours perdu,
Quand même il eût gagné la ville.

Enfin nous regardâmes avec pitié les faubourgs d’Etampes. Imaginez-vous une suite de maisons sans
toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il ;n’y a rien de plus laid et de plus hideux. Cela me remet en mémoire les ruines de Troie la grande. En vérité, la fortune se moque bien du travail des hommes. J’en entretins le soir notre compagnie, et le lendemain nous traversâmes la Beauce, pays ennuyeux, et qui, outre l’inclination que j’ai à dormir, nous en fournissait un très beau sujet. Pour s’en empêcher, on mit une question de controverse sur le tapis; notre comtesse en fut cause: elle est de la religion et nous montra un livre de du Moulin. M. de Chateauneuf (c’est le nom du valet de pied) l’entreprit, et lui dit que sa religion ne valait rien, pour bien des raisons. Premièrement, Luther a eu je ne sais combien de bâtards; les huguenots ne vont jamais à la messe; enfin il lui conseillait de se convertir, si elle ne voulait aller en enfer: car le purgatoire n’était pas fait pour des gens comme elle. La Poitevine se mit aussitôt sur l’Ecriture , et demanda un passage où il fût parlé du purgatoire; pendant cela, le notaire chantait toujours; M. Jannart et moi nous endormîmes.
L’après-dlnée, de crainte que M. de Chateauneuf ne nous remit sur la controverse, je demandai à notre comtesse inconnue s’il y avait de belles personnes à Poitiers; elle nous en nomma quelques-unes, entre autres une fille appelée Barigny, de condition médiocre, car son père n’était que tailleur; mais, au reste, on ne pouvait dire assez de choses de la beauté de cette personne. C’était une claire brune, de belle taille, la gorge admirable, de l’embonpoint ce qu’il en fallait, tous les traits du visage bien faits, les yeux beaux: si bien qu’à tout prendre il y avait peu de choses à souhaiter, car rien, c’est trop dire. Enfin non seulement les astres de la province, mais ceux de la Cour, lui devaient céder, jusque-là dans un bal ou était le roi, dès que la Barigny fut entrée, elle effaça ce qu’il y avait de brillant: les plus grands soleils ne parurent auprès que de simples étoiles. Outre cela elle savait les romans, et ne manquait pas d’esprit. Quant à sa conduite, on la tenait dans Poitiers pour honnête fille, tant qu’un mariage de conscience se peut étendre. Autrefois, un gentilhomme appelé Miravaux en avait été passionnément amoureux et voulait l’épouser à toute force; les parents du gentilhomme s’y opposèrent; ils n’y eussent pourtant rien gagné, si Clothon ne se fût mise de la partie: L’amant mourut a l’armée, où il commandait un régiment. Les dernières actions de sa vie et ses derniers soupirs ne furent que pour sa maîtresse. Il lui laissa douze mille écus par son testament, outre quantité de meubles et de nippes de conséquence, qu’il lui avait donnés dès auparavant. A la nouvelle de cette mort, mademoiselle Barigny dit les choses du monde les plus pitoyables, protesta qu’elle se laisserait mourir tôt ou tard, et en attendant recueillit le legs que son amant lui avait fait. Procès pour cela au présidial de Poitiers; appel à la Cour. Mais qui ne préférerait une belle à des héritiers ? Les juges firent ce que j’aurais fait. Le cœur de la dame fut contesté avec plus de chaleur encore: ce fut un nommé Cartignon qui en hérita. Ce dernier amant s’est trouvé plus heureux que l’autre: la belle eut soin qu’il ne mourût point sans être payé de ses peines. Il y a, dit-on, sacrement entre eux; mais la chose est tenue secrète. Que dites-vous de ces mariages de conscience ? Ceux qui en ont amené l’usage n’étaient pas niais. On est fille et femme tout à la fois: le mari se comporte en galant; tant que l’affaire demeure en cet état, il n’y a pas lieu de s’y opposer, les parents ne font point les diables; toute chose vient en son temps; et, s’il arrive qu’on se lasse les uns des autres, il ne faut aller ni au juge ni à l’évêque. Voilà l’histoire de la Barigny.
Ces aventures nous divertirent de telle sorte que nous entrâmes dans Orléans sans nous en être presque aperçus: il semblait même que le Soleil se fût amusé à les entendre aussi bien que nous, car, quoique nous eussions fait vingt lieues, il n’était pas encore au bout de sa traite. Bien davantage, soit que la Barigny fut cette soirée à la promenade, soit qu’il dût se coucher au sein de quelque rivière charmante comme la Loire, il s’était tellement paré que M. Chateauneuf et moi nous l’allâmes regarder de dessus le pont. Par même moyen, je vis la Pucelle, mais, ma foi, ce fut sans plaisir: je ne lui trouvai ni l’air, ni la taille, ni le visage d’une Amazone; l’infante Gradafillée en vaut dix comme elle; et, si ce n’était que M. Chapelain est son chroniqueur, je ne sais si j’en ferais mention. Je la regardai, pour l’amour de lui, plus longtemps que je n’aurais fait. Elle est à genoux devant une croix, et le roi Charles en même posture vis-à-vis d’elle, le tout fort chétif et de petite apparence. C’est un monument qui se sent de la pauvreté de son siècle.
Le pont d’Orléans ne me parut pas non plus d’une largeur ni d’une majesté proportionnée à la noblesse de son emploi et à la place qu’il occupe dans l’Univers.

Ce n’est pas petite gloire
Que d’être pont sur la Loire.
On voit àses pieds rouler
La plus belle des rivières
Que de ses vastes carrières
Phébus regarde couler.

Elle est près de trois fois aussi large à Orléans que la Seine l’est à Paris. L’horizon, très beau de tous les côtés, et borné comme il le doit être. Si bien que cette rivière étant basse à proportion, ses eaux forts claires, son cours sans replis, on dirait que c’est un canal. De chaque côté du pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles: les unes montent, les autres descendent; et comme le bord n’est pas si grand qu’à Paris, rien n’empêche qu’on ne les distingue toutes: on les compte, on remarque en quelle distance elles sont les unes des autres; c’est ce qui fait une de ses beautés: en effet, ce serait dommage qu’une eau si pure fut entièrement couverte par des bateaux. Les voiles de ceux-ci sont fort amples: cela leur donne une majesté de navires, et je m’imaginai voir le port de Constantinople en petit. D’ailleurs Orléans, à le regarder de la Sologne, est d’un bel aspect. Comme la ville va en montant, on la découvre quasi tout entière. Le mail et les autres arbres qu’on a plantés en beaucoup d’endroits le long du rempart font qu’elle paraît à demi fermée de murailles vertes; et, à mon avis, cela lui sied bien. De la particulariser en dedans, je vous ennuierais: c’en est déjà trop pour vous de cette matière. Vous saurez pourtant que le quartier par où nous descendîmes au pont est fort laid, le reste assez beau: des rues spacieuses, nettes, agréables, et qui sentent leur bonne ville. Je n’eus pas assez de temps pour voir le rempart, mais je m’en suis laissé dire beaucoup de bien, ainsi que de l’église Sainte-Croix.
Enfin notre compagnie, qui s’était dispersée de tous les côtés, revint satisfaite. L’un parla d’une chose, l’autre d’une autre. L’heure du souper venue, chevaliers et dames se furent seoir à leurs tables assez mal servies, puis se mirent au lit incontinent, comme on peut penser. Et sur ce, le chroniqueur fait fin au présent chapitre.

A Amboise, ce 30 Août 1663.

Troisième lettre, Richelieu 3 septembre 1663 

A LA MEME

Autant que la Beauce m’avait semblé ennuyeuse, autant le pays qui est depuis Orléans jusqu’à Amboise me parut agréable et divertissant. Nous eûmes au commencement la Sologne, province beaucoup moins fertile que le Vendômois, lequel est de l’autre côté de la rivière. Aussi a-t-on un niais du pays pour très peu de chose; car ceux-là ne sont pas fous comme ceux de Champagne ou de Picardie. Je crois que les niaises coûtent davantage.
Le premier lieu ou nous arrêtâmes, ce fut Cléry. J’allai aussitôt visiter l’église. C’est une collégiale assez bien rentée pour un bourg; non que les chanoines en demeurent d’accord, ou que je leur aie ouï dire. Louis XI y est enterré; on le voit à genoux sur son tombeau, quatre enfants aux coins: ce seraient quatre anges, et ce pourraient être quatre Amours, si on ne leur avait point arraché les ailes. Le bon apôtre de roi fait là le saint homme, et est bien mieux pris que quand le Bourguignon le mena à Liège.

Je lui trouvai la mine d’un matois;
Aussi l’était ce prince, dont la vie
Doit rarement servir d’exemple aux rois
Et pourrait être en quelques points suivie.

A ses genoux sont ses Heures et son chapelet, et autres menues ustensiles, sa main de justice, son sceptre, son chapeau, et sa Notre-Dame; je ne sais comment le statuaire n’y a point mis le prévôt Tristan: le tout est de marbre blanc, et m’a semblé d’assez bonne main.
Au sortir de cette église, je pris une autre hôtellerie pour la nôtre; il s’en fallut peu que je n’y commande à dîner, et, m’étant allé promener dans le jardin, je m’attachai tellement à la lecture de Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit: un valet de ce logis m’ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus, et j’arrivai assez à temps pour compter.
De Cléry à Saint-Diez, qui est le gîte ordinaire, il n’y a que quatre lieues, chemin agréable et bordé de haies: ce qui me fit faire une partie de la traite à pied. Il ne m’y arriva aucune aventure digne d’être écrite, sinon que je rencontrai, ce me semble, deux ou trois gueux et quelques pèlerins de Saint-Jacques. Comme Saint-Diez n’est qu’un bourg, et que les hôtelleries y sont mal meublées, notre comtesse n’étant pas satisfaite de sa chambre, M. Chateauneuf voulant toujours que votre oncle fût le mieux logé, nous pensâmes tomber dans le différend de Potrot et de la dame de Nouaillé. Les gens de Potrot et ceux de la dame de Nouaillé ayant mis, pendant la foire de Niort, les hardes de leur maître et de leur maîtresse en même hôtellerie et sur même lit, cela fit contestation. Potrot dit: «Je coucherai dans ce lit-là. – Je ne dis pas que vous n’y couchiez, repartit la dame de Nouaillé, mais j’y coucherai aussi.» Par point d’honneur, et pour ne se pas céder, ils y couchèrent tous deux. La chose se passa d’une autre manière; la comtesse se plaignit fort, le lendemain, des puces. Je ne sais si ce fut cela qui éveilla le cocher; je veux dire les puces du cocher, et non celles de la comtesse: tant y a qu’il nous fit partir de si grand matin qu’il n’était quasi que huit heures quand nous nous trouvâmes vis-à-vis de Blois, rien que la Loire entre deux.
Blois est en pente comme Orléans, mais plus petit et plus ramassé; les toits des maisons y sont disposés, en beaucoup d’endroits, de telle manière qu’ils ressemblent aux degrés d’un amphithéâtre. Cela me parut très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver un aspect plus riant et plus agréable. Le château est à un bout de la ville, à l’autre bout Sainte-Solennel. Cette église parait fort grande, et n’est cachée d’aucunes maisons; enfin elle répond tout à fait bien au logis du prince. Chacun de ces bâtiments est situé sur une éminence dont la pente se vient joindre vers le milieu de la ville, de sorte qu’il s’en faut peu que Blois ne fasse un croissant dont Sainte-Solenne et le château font les cornes. Je ne me suis pas informé des mœurs anciennes. Quant à présent la façon de vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de tout temps, et que le climat et la beauté du pays contribuent, soit que le séjour de Monsieur ait amené cette politesse, ou le nombre de jolies femmes. Je m’en fis nommer quelques-unes à mon ordinaire. On me voulut outre cela montrer des bossus, chose assez commune dans Blois, à ce qu’on me dit ; encore plus commune dans Orléans. Je crus que le Ciel, ami de ces peuples, leur envoyait de l’esprit par cette voie-là: car on dit que bossu n’en manqua jamais; et cependant il y a de vieilles traditions qui en donnent une autre raison. La voici telle qu’on me l’a apprise. Elle regarde aussi la constitution de la Beauce et du Limousin .

La Beauce avait jadis des monts en abondance,
Comme le reste de la France:
De quoi la ville d’Orléans,
Pleine de gens heureux, délicats, fainéants,
Qui voulaient marcher à leur aise,
Se plaignit, et fit la mauvaise;
Et messieurs les Orléanois
Dirent au Sort, tous d’une voix
Une fois, deux fois et trois fois,
Qu’il eût à leur ôter la peine
De monter, de descendre, et remonter encor.
«Quoi ! toujours mont et jamais plaine !
Faites-nous avoir triple haleine,
Jambes de fer, naturel fort,
Ou nous donnez une campagne
Qui n’ait plus ni mont ni montagne.
– Oh ! oh ! leur repartit le Sort,
Vous faites les mutins, et dans toutes les Gaules
Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez.
Puisqu’ils vous nuisent à vos pieds
Vous les aurez sur vos épaules.»
Lors la Beauce de s’aplanir
De s’égaler, de devenir
Un terroir uni comme glace;
Et bossus de naître en la place,
Et monts de déloger des champs.
Tout ne put tenir sur les gens ;
Si bien que la troupe céleste,
Ne sachant que faire du reste
S’en allait les placer dans le terroir voisin,
Lorsque Jupiter dit: «Epargnons la Touraine
Et le Blésois; car ce domaine
Doit être un jour a mon cousin;
Mettons-les dans le Limousin.»

Ceux de Blois, comme voisins et bons amis de ceux d’Orléans, les ont soulagés d’une partie de leurs charges. Les uns et les autres doivent encore avoir une génération de bossus, et puis c’en est fait.
Vous aurez pour cette tradition telle croyance qu’il vous plaira. Ce que je vous assure être fort vrai est que M. Chateauneuf et moi nous déjeunâmes très bien, et allâmes voir ensuite le logis du prince. Il a été bâti a plusieurs reprises, une partie sous François 1er, l’autre sous quelqu’un de ses devanciers. Il y a en face un corps de logis à la moderne, que feu Monsieur a fait commencer: toutes ces trois pièces ne font, Dieu merci, nulle symétrie, et n’ont rapport ni convenance l’une avec l’autre, l’architecte a évité cela autant qu’il a pu. Ce qu’a fait faire François 1er, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste: il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements, sans régularité et sans ordre; cela fait quelque chose de grand qui plaît assez. Nous n’eûmes pas le loisir de voir le dedans; je n’en regrettai que la chambre où Monsieur est mort, car je la considérais comme une relique: en effet, il n’y a personne qui ne doive avoir une extrême vénération pour la mémoire de ce prince. Les peuples de ces contrées le pleurent encore avec raison: jamais règne ne fut plus doux, plus tranquille, ni plus heureux, que l’a été le sien, et, en vérité, de semblables princes devraient naître un peu plus souvent, ou ne point mourir. J’eusse aussi fort souhaité de voir son jardin de plantes, lequel on tenait pendant sa vie, pour le plus parfait qui fût au monde: il ne plut pas à notre cocher, qui ne se soucia que de déjeuner largement, puis nous fit partir. Tant que la journée dura, nous eûmes beau temps, beau chemin, beau pays: surtout la levée ne nous quitta point, ou nous ne quittâmes point la levée; l’un vaut l’autre. C’est une chaussée qui suit les bords de la Loire, et retient cette rivière dans son lit: ouvrage qui a coûté bien du temps à faire, et qui en coûte encore beaucoup à entretenir. Quant au pays, je ne vous en saurais dire assez de merveilles. Point de ces montagnes pelées qui choquent tant notre cher M. de Maucroix; mais, de part et d’autre, coteaux les plus agréablement vêtus qui soient dans le monde. Vous m’en entendrez parler plus d’une fois; mais, en attendant.

Que dirons-nous que fut la Loire
Avant que d’être ce qu’elle est ?
Car vous savez qu’en son histoire
Notre bon Ovide s’en tait.
Fut-ce quelque aimable personne,
Quelque reine, quelque Amazone,
Quelque Nymphe au cœur de rocher,
Qu’aucun amant ne sut toucher ?
Ces origines sont communes;
C’est pourquoi n’allons point chercher
Les Jupiters et les Neptunes,
Ou les dieux Pans qui poursuivaient
Toutes les belles qu’ils trouvaient.
Laissons là ces métamorphoses
Et disons ici, s’il vous plaît
Que la Loire était ce qu’elle est
Dès le commencement des choses.
La Loire est donc une rivière
Arrosant un pays favorisé des Cieux
Douce quand il lui plaît, quand il lui plaît si fière
Qu’à peine arrête-t-on son cours impérieux.
Elle ravagerait mille moissons fertiles,
Engloutirait des bourgs, ferait flotter des villes,
Détruirait tout en une nuit:
Il ne faudrait qu’une journée
Pour lui voir entraîner le fruit
De tout le labeur d’une année,
Si le long de ses bords n’était une levée
Qu’on entretient soigneusement:
Dès lors qu’un endroit se dément,
On le rétablit tout à l’heure;
La moindre brèche n’y demeure
Sans qu’on n’y touche incessamment;
Et pour cet entretènement,
Unique obstacle à tels ravages,
Chacun a son département,
Communautés, bourgs, et villages.
Vous croyez bien qu’étant sur ses rivages,
Nos gens et moi nous ne manquâmes pas
De promener à l’entour notre vue:
J’y rencontrai de si charmants appas
Que j’en ai l’âme encore tout émue.
Coteaux riants y sont des deux côtés:
Coteaux non pas si voisins de la nue
Qu’en Limousin, mais coteaux enchantés,
Belles maisons, beaux parcs, et bien plantés,
Prés verdoyants dont ce pays abonde,
Vignes et bois, tant de diversités
Qu’on croit d’abord être en un autre monde.
Mais le plus bel objet, c’est la Loire sans doute:
On la voit rarement s’écarter de sa route;
Elle a peu de replis dans son cours mesuré;
Ce n’est pas un ruisseau qui serpente en un pré
C ‘ est la fille d’ Amphitrite ,
C’est elle dont le mérite,
Le nom, la gloire, et les bords,
Sont dignes de ces provinces
Qu’entre tous leurs plus grands trésors
Ont toujours placé nos princes.
Elle répand son cristal
Avec magnificence;
Et le jardin de la France
Méritait un tel canal.

Je lui veux du mal en une chose: c’est que, l’ayant vue, je m’imaginai qu’il n’y avait plus rien à voir; il ne me resta ni curiosité ni désir. Richelieu m’a bien fait changer de sentiment.
C’est un admirable objet que ce Richelieu: j’en ai daté ma troisième lettre, parce que je l’y ai achevée. Voyez l’obligation que vous m’avez, il ne s’en faut pas un quart d’heure qu’il ne soit minuit, et nous devons nous lever demain avant le Soleil, bien qu’il ait promis en se couchant qu’il se lèverait de fort grand matin. J’emploie cependant les heures qui me sont les plus précieuses a vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu’on me parle après cela des maris qui se sont sacrifies pour leurs femmes ! Je prétends les surpasser tous, et que vous ne sauriez vous acquitter envers moi, si vous ne me souhaitez d’aussi bonnes nuits que j’en aurai de mauvaises avant que notre voyage soit achevé.

A Richelieu, ce 3 Septembre 1663.

Quatrième lettre, Châtellerault le 5 Septembre 1663

A LA MEME

Nous arrivâmes à Amboise d’assez bonne heure, mais par un fort mauvais temps: je ne laissai pas d’employer le reste du jour à voir le château. De vous en faire le plan, c’est à quoi je ne m’amuserai point, et pour cause.
Vous saurez, sans plus, que devers la ville il est situé sur un roc, et parait extrêmement haut. Vers la campagne, le terrain d’alentour est plus élevé. Dans l’enceinte il y a trois ou quatre choses fort remarquables. La première est ce bois de cerf dont on parle tant, et dont on ne parle pas assez selon mon avis: car, soit qu’on le veuille faire passer pour naturel ou pour artificiel, j’y trouve un sujet d’étonnement presque égal. Ceux qui le trouvent artificiel tombent d’accord que c’est bois de cerf, mais de plusieurs pièces: or le moyen de les avoir jointes sans qu’il y paraisse de liaison ? De dire aussi qu’il soit naturel, et que l’Univers ait jamais produit un animal assez grand pour le porter, cela n’est guère croyable.

Il en sera toujours douté,
Quand bien ce cerf aurait été
Plus ancien qu’un patriarche;
Tel animal, en vérité,
N’eût jamais su tenir dans l’Arche.

Ce que je remarquai encore de singulier, ce furent deux tours bâties en terre comme des puits: on a fait dedans des escaliers en forme de rampes par ou l’on descend jusqu’au pied du château; si bien qu’elles touchent, ainsi que les chênes dont parle Virgile,

D’un bout au ciel, d’autre bout aux enfers.

Je les trouvai bien bâties, et leur structure me plut autant que le reste du château nous parut indigne nous y arrêter. II a toutefois été un temps qu’on le faisait servir de berceau à nos jeunes rois; et, véritablement, c’était un berceau d’une matière assez solide, et qui n’était pas pour se renverser si facilement. Ce qu’il y a de beau, c’est la vue: elle est grande, majestueuse, d’une étendue immense; l’œil ne trouve rien qui l’arrête; point d’objet qui ne l’occupe le plus agréablement du monde. On s’imagine découvrir Tours, bien qu’il soit à quinze ou vingt lieues; du reste, on a en aspect la côte la plus riante et la mieux diversifiée que j’aie encore vue, et au pied une prairie qu’arrose la Loire, car cette rivière passe à Amboise.
De tout cela le pauvre M. Foucquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment: on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n’y avait laissé qu’un trou par le haut. Je demandai de la voir: triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n’avait pas la clef: au défaut, je fus longtemps a considérer la porte, et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.

Qu’est-il besoin que je retrace
Une garde au soin nonpareil,
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d’air pour toute grâce,
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil,
Trois portes en six pieds d’espace ?
Vous peindre un tel appartement,
Ce serait attirer vos larmes;
Je l’ai fait insensiblement:
Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit, on n’eut jamais pu m’arracher de cet endroit: il fallut enfin retourner a l’hôtellerie; et le lendemain nous nous écartâmes de la Loire, et la laissâmes à la droite. J’en suis très fâché. Non pas que les rivières nous aient manqué dans notre voyage:

Depuis ce lieu jusques au Limousin,
Nous en avons passé quatre en chemin,
De fort bon compte, au moins qu’il m’en souvienne
L’Indre, le Cher, la Creuse, et la Vienne.
Ce ne sont pas simples ruisseaux:
Non, non; la carte nous les nomme.
Ceux qui sont péris sous leurs eaux
Ne l’ont pas été dire à Rome.

La première que nous rencontrâmes, ce fut l’Indre. Après l’avoir passée, nous trouvâmes au bord trois hommes d’assez bonne mine, mais mal vêtus et fort délabrés. L’un de ces héros guzmanesques avait fait une tresse de ses cheveux, laquelle lui pendait derrière comme une queue de cheval. Non loin de là nous aperçûmes quelques Philis, je veux dire Philis d’Egypte qui venaient vers nous dansant, folâtrant, montrant leurs épaules, et traînant après elles des douegnas détestables à proportion, et qui nous regardaient avec autant de mépris que si elles eussent été belles et jeunes. Je frémis d’horreur à ce spectacle. et j’en ai été plus de deux jours sans pouvoir manger. Deux femmes fort blanches marchaient ensuite, elles avaient le. teint délicat, la taille bien faite, de la beauté médiocrement et n’étaient anges, à bien parler, qu’en tant que les autres étaient de véritables démons. Nous saluâmes ces deux avec beaucoup de respect, tant à cause d’elles que de leurs jupes, qui véritablement étaient plus riches que ne semblait le promettre un tel équipage. Le reste de leur habit consistait en une cape d’étoffe blanche, et sur la tête un petit chapeau à l’anglaise, de taffetas de couleur, avec un galon d’argent. Elles ne nous rendirent notre salut qu’en faisant une légère inclination de la tête, marchant toujours avec une gravité de déesses, et ne daignant presque jeter les yeux sur nous, comme simples mortels que nous étions. D’autres douégnas les suivaient, non moins laides que les précédentes; et la caravane était fermée par un cordelier. Le bagage marchait en queue, partie sur chariots, partie sur bêtes de somme; puis quatre carrosses vides et quelques valets à l’entour,
Non sans écureuils et turquets,
Ni, je pense, sans perroquets.

Le tout escorté par M. de la Fourcade, garde du corps. Je vous laisse à deviner quelles gens c’étaient. Comme ils suivaient notre route, et qu’ils débarquèrent à la même hôtellerie où notre cocher nous avait fait descendre, le scrupule nous prit à tous de coucher en mêmes lits qu’eux, et de boire en mêmes verres. Il n’y en avait point qui s’en tourmentât plus que la comtesse.
Nous allâmes le jour suivant coucher à Montels et dîner le lendemain au Port-de-Pilles, ou notre compagnie commença de se séparer. La comtesse envoya un laquais, non chez son mari, mais chez un de ses parents, porter les nouvelles de son arrivée, et donner ordre qu’on lui amenât un carrosse avec quelque escorte. Pour moi, comme Richelieu n’était qu’à cinq lieues, je n’avais garde de manquer de l’aller voir: les Allemands se détournent bien pour cela de plusieurs journées. M. Chateauneuf, qui connaissait le pays, s’offrit de m’ accompagner: je le pris au mot; et ainsi votre oncle demeura seul, et alla coucher à Châtellerault, où nous promîmes de nous rendre le lendemain de grand matin.
Le Port-de-Pilles est un lieu passant, et où l’on trouve toutes sortes de commodités, même incommodes: il s’y rencontre de méchants chevaux,

Encore mal ferrés, et plus mal embouchés,
Et très mal enharnachés.

Mais quoi ! nous n’avions pas à choisir: tels qu’ils étaient, je les fais mettre en état,
Laisse le pire et sur le meilleur monte.
Pour plus d’assurance nous prîmes un guide, qu’il nous fallut mener en trousse l’un après l’autre, afin de gagner du temps. Avec cela nous n’en eûmes que ce qu’il fallut pour voir les choses les plus remarquables. J’avais promis de sacrifier aux vents du midi une brebis noire, aux Zéphyrs une brebis blanche, et à Jupiter le plus gras bœuf que je pourrais rencontrer dans le Limousin; ils nous furent tous favorables. Je crois toutefois qu’il suffira que je les paye en chansons: car les boeufs du Limousin sont trop chers, et il y en a qui se vendent cent écus dans le pays.
Etant arrivés à Richelieu, nous commençâmes par le château, dont je ne vous enverrai pourtant la description qu’au premier jour. Ce que je vous puis dire en gros de la ville, c’est qu’elle aura bientôt la gloire d’être le plus beau village de l’Univers. Elle est désertée petit à petit à cause de l’infertilité du terroir, ou pour être à quatre lieues de toute rivière et de tout passage. En cela son fondateur, qui prétendait en faire une ville de renom, a mal pris ses mesures: chose qui ne lui arrivait pas fort souvent. Je m’étonne, comme on dit qu’il pouvait tout, qu’il n’ait pas fait transporter la Loire au pied de cette nouvelle ville, ou qu’il n’y ait fait passer le grand chemin de Bourdeaux. Au défaut, il devait choisir un autre endroit, et il en eut aussi la pensée; mais l’envie de consacrer les marques de sa naissance I’obligea de faire bâtir autour de la chambre ou il était né. Il avait de ces vanités que beaucoup de gens blâmeront, et qui sont pourtant communes à tous les héros: témoin celle-là d’Alexandre le Grand, qui faisait laisser où il passait des mors et des brides plus grandes qu’à l’ordinaire, afin que la postérité crût que lui et ses gens étaient d’autres hommes, puisqu’ils se servaient de si grands chevaux.
Peut-être aussi que l’ancien parc de Richelieu et le bois de ses avenues, qui étaient beaux, semblèrent à leur maître dignes d’un château plus somptueux que celui de son patrimoine; et ce château attira la ville comme le principal fait l’accessoire.
Enfin elle est, à mon avis,
Mal située et bien bâtie:
On en a fait tous les logis
D’une pareille symétrie.

Ce sont des bâtiments fort hauts;
Leur aspect vous plairait sans faute.
Les dedans ont quelques défauts:
Le plus grand, c’est qu’ils manquent d’hôte.

La plupart sont inhabités;
Je ne vis personne en la rue:
Il m’en déplut; j’aime aux cités
Un peu de bruit et de cohue.

J’ai dit la rue, et j’ai bien dit;
Car elle est seule, et des plus drètes:
Que Dieu lui donne le crédit
De se voir un jour des cadettes!

Vous vous souviendrez bien et beau
Qu’à chaque bout est une place
Grande, carrée, et de niveau;
Ce qui sans doute a bonne grâce.

C’est aussi tout, mais c’est assez:
De savoir si la ville est forte,
Je m’en remets à ses fossés,
Murs, parapets, remparts, et porte.

Au reste, je ne vous saurais mieux dépeindre tous ces logis de même parure que par la place Royale; les dedans sont beaucoup plus sombres, vous pouvez croire, et moins ajustés.
J’oubliais à vous marquer que ce sont des gens de finance et du Conseil, secrétaires d’état et autres personnes attachées à ce cardinal, qui ont fait faire la plupart de ces bâtiments, par complaisance et pour lui faire leur cour. Les beaux esprits auraient suivi leurs exemples, si ce n’était qu’ils ne sont pas grands édificateurs, comme dit Voiture car d’ailleurs ils étaient tous pleins de zèle et d’affection pour ce grand ministre. Voilà ce que j’avais à vous dire touchant la ville de Richelieu. Je remets la description du château à une autre fois afin d’avoir plus souvent occasion de vous demander de vos nouvelles, et pour ménager un amusement qui vous doit faire passer notre exil avec moins d’ennui.

A Châtellerault, ce 5 Septembre 1663.

Cinquième lettre Limoges le 12 Septembre 1663
A LA MEMEJe vous promis par le dernier ordinaire la description du château de Richelieu; assez légèrement, pour ne vous en point mentir, et sans considérer mon peu de mémoire ni la peine que cette entreprise me devait donner. Pour la peine, je n’en parle point, et, tout mari que je suis, je la veux bien prendre: ce qui me retient, c’est le défaut de mémoire, pouvant dire la plupart du temps que je n’ai rien vu de ce que j’ai vu, tant je sais bien oublier les choses. Avec cela, je crois qu’il est bon de ne point passer par-dessus cet endroit de mon voyage sans vous en faire la relation. Quelque mal que je m’en acquitte, il y aura toujours à profiter; et vous n’en vaudrez que mieux de savoir, sinon toute l’histoire de Richelieu, au moins quelques singularités qui ne me sont point échappées, parce que je m’y suis particulièrement arrêté. Ce ne sont peut-être pas les plus remarquables; mais que vous importe ? De l’humeur dont je vous connais, une galanterie sur ces matières vous plaira plus que tant d’observations savantes et curieuses. Ceux qui chercheront de ces observations savantes dans les lettres que je vous écris, se tromperont fort. Vous savez mon ignorance en matière d’architecture, et que je n’ai rien dit de Vaux que sur des mémoires. Le même avantage me manque pour Richelieu: véritablement au lieu de cela j’ai eu les avis de la concierge et ceux de M. de Chateauneuf: avec l’aide de Dieu et de ces personnes, j’en sortirai. Ne laissez pas de mettre la chose au pis: car il vaut mieux, ce me semble, être trompée de cette façon que de l’autre. En tous cas, vous aurez recours à ce que M. Desmarets a dit de cette maison: c’est un grand maître en fait de descriptions. Je me garderais bien de particulariser aucun des endroits où il a pris plaisir à s’étendre, si ce n’était que la manière dont je vous écris ces choses n’a rien de commun avec celle de ses Promenades.
Nous arrivâmes donc à Richelieu par une avenue qui borde un côté du parc. Selon la vérité, cette avenue peut avoir une demi-lieue; mais, à compter selon l’impatience ou j’étais, nous trouvâmes qu’elle avait une bonne lieue tout au moins. Jamais préambule ne
s’est rencontré si mal à propos, et ne m’a semble si long. Enfin on se trouve en une place fort spacieuse; je ne me souviens pas bien de quelle figure elle est.: demi-rond ou demi-ovale, cela ne fait rien à l’histoire, et pourvu que vous soyez avertie que c’est la principale entrée de cette maison, il suffit. Je ne me souviens pas non plus en quoi consiste la basse-cour, l’avant-cour, les arrière-cours, ni du nombre des pavillons et corps de logis du château, moins encore de leur structure. Ce détail m’est échappé; de quoi vous êtes femme encore une fois à ne vous pas soucier bien fort: c’est assez que le tout est d’une beauté d’une magnificence, d’une grandeur, dignes de celui qui I’a fait bâtir. Les fosses sont larges et d’une eau très pure. Quand on a passé le pont-levis, on trouve la porte gardée par deux dieux, Mars et Hercule. Je louai fort l’architecte de les avoir placés en ce poste-là: car, puisque Apollon servait quelquefois de simple commis aux secrétaires de Son Eminence, Mars et Hercule pouvaient bien lui servir de suisses. Ils mériteraient que je m’arrêtasse à eux un peu davantage, si cette porte n’avait des choses encore plus singulières. Vous vous souviendrez surtout qu’elle est couverte d’un dôme, et qu’il y a une Renommée au sommet: c ‘est une déesse qui ne se plaît pas d’être enfermée, et qui s’aime mieux en cet endroit que si on lui avait donné pour retraite le plus bel appartement du logis. Même elle est en une posture
Toute prête à prendre l’essor;
Un pied en l’air, à chaque main un cor
Légère et déployant ses ailes,
Comme allant porter les nouvelles
Des actions de Richelieu,
Cardinal-duc, et demi-dieu:
Telle enfin qu’elle devait être
Pour bien servir un si bon maître;
Car tant moins elle a de loisir,
Tant plus on lui fait de plaisir. Cette figure est de bronze, et fort estimée. Aux deux côtés du frontispice que je décris, on a élevé, en manière de statues, de pyramides, si vous voulez, deux colonnes du corps desquelles sortent des bouts de navires. (Bouts de navires ne vous plaira guère, et peut-être aimeriez-vous mieux le terme de pointes ou celui de becs, choisissez le moins mauvais de ces trois mots-là: je doute fort que pas un soit propre; mais j’aime autant m’en servir que d’appeler cela colonnes rostrales.) Ce sont des restes d’amphithéâtre qu’on a rencontrés fort heureusement, n’y ayant rien qui convienne mieux à l’amirauté, laquelle celui qui a fait bâtir ce château joignait à tant d’autres titres. De dedans la cour, et sur le fronton de la même entrée, on voit- trois petits Hercules, autant poupins et autant mignons que le peuvent être de petits Hercules; chacun d’eux garni de sa peau de lion et de sa massue. (Cela ne vous fait-il point souvenir de ce saint Michel garni de son diable?’ Le statuaire, en leur donnant la contenance du père, et en les proportionnant à sa taille, leur a aussi donné l’air d’enfants, ce qui rend la chose si agréable qu’en un besoin ils passeraient pour Jeux ou pour Ris, un peu membrus à la vérité. Tout ce frontispice est de l’ordonnance de Jacques Lemercier, et a de part et d’autre un mur en terrasse qui découvre entièrement la maison, et par où il y a apparence que se communiquent deux pavillons qui sont aux deux bouts.
Si le reste du logis m’arrête à proportion de l’entrée, ce ne sera pas ici une lettre, mais un volume; qu’y ferait-on ? Il faut bien que j’emploie à quelque chose le loisir que le roi nous donne. Autour du château sont force bustes et force statues, la plupart antiques comme vous pourriez dire des Jupiters, des Apollons, des Bacchus, des Mercures, et autres gens de pareille étoffe; car, pour les dieux, je les connais bien, mais pour les héros et grands personnages, je n’y suis pas fort expert: même il me souvient qu’en regardant ces chefs-d’œuvre, je pris Faustine pour Vénus (à laquelle les deux faut-il que je fasse réparation d’honneur ?), et puisque nous sommes sur le chapitre de Vénus, il y en a quatre de bon compte dans Richelieu, une entre autres divinement belle, et dont M. de Maucroix dit que le Poussin lui a fort parlé, jusqu’à la mettre au-dessus de celle de Médicis. Parmi les autres statues qui ont là leur appartement et leurs niches, l’Apollon et le Bacchus emportent le prix, au goût des savants: ce fut toutefois Mercure que je considérai davantage, à cause de ces hirondelles qui sont si simples que de lui confier leurs petits, tout larron qu’il est: lisez cet endroit des Promenades de Richelieu; il m’a semblé beau, aussi bien que la description de ces deux captifs dont M. Desmarets dit que l’un porte ses chaînes patiemment, l’autre avec force et contrainte. On les a placés en lieu remarquable, c’est-à-dire à l’endroit du grand degré, l’un d’un côté du vestibule, l’autre de l’autre: ce qui est une espèce de consolation pour ces marbres, dont Michel-Ange pouvait faire deux empereurs. L’un toutefois de son destin soupire,
L’autre paraît un peu moins mutine.
Heureux captifs ! si cela se peut dire
D’un marbre dur et d’un homme enchaîné.
Je ne voudrais être ni l’un ni l’autre
Pour embellir un séjour si charmant;
En d’autres cas, votre sexe et le nôtre
De l’un des deux se pique également:
Nous nous piquons d’être esclaves des dames;
Vous vous piquez d’être marbres pour nous,
Mais c’est en vers, où les fers et les flammes
Sont fort communs et n’ont rien que de doux. Pardonnez-moi cette petite digression; il m’est impossible de tomber sur ce mot d’esclave sans m’arrêter: que voulez-vous? chacun aime à parler de son métier, ceci soit dit toutefois sans vous faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense bien qu’il y a eu autrefois des esclaves de votre façon qu’on a estimés, mais ils auraient de la peine à valoir autant que ceux-ci. On dit qu’il ne se peut rien voir de plus excellent, et qu’en ces statues Michel-Ange a surpassé non seulement les sculpteurs modernes, mais aussi beaucoup de choses des anciens. Il y a un endroit qui n’est quasi qu’ébauché, soit que la mort, ne pouvant souffrir l’accomplissement d’un ouvrage qui devait être immortel, ait arrêté Michel-Ange en cet endroit-là, soit que ce grand personnage l’ait fait à dessein, et afin que la postérité reconnut que personne n’est capable de toucher à une figure après lui. De quelque façon que cela soit, je n’en estime que davantage ces deux captifs, et je tiens que l’ouvrier tire autant de gloire de ce qui leur manque que de ce qui leur a donné de plus accompli. Qu’on ne se plaigne pas que la chose ait été
Imparfaite trouvée:
Le prix en est plus grand, l’auteur plus regretté
Que s’il l’eût achevée. Au lieu de monter aux chambres par le grand degré, comme nous devions en étant si proches, nous nous laissâmes conduire par la concierge, ce qui nous fit perdre l’occasion de le voir, et il n’en fut fait nulle mention. M. de Chateauneuf lui-même, qui l’avait vu ne se souvint pas d’en parler: De quoi je ne lui sais aucunement bon gré;
Car d’autres gens m’ont dit qu’ils avaient admiré
Ce degré,
Et qu’il est de marbre jaspé. Pour moi, ce n’est ni le marbre ni le jaspe que je regrette, mais les antiques qui sont au haut, particulièrement ce favori de l’empereur Adrien, Antinous, qui dans sa statue contestait de beauté et de bonne mine contre Apollon, avec cette différence pourtant que celui-ci avait l’air d’un dieu et l’autre d’un homme.
Je ne m’amuserai point à vous décrire les divers enrichissements ni les meubles de ce palais. Ce qui s’en peut dire de beau, M. Desmarets l’a dit; puis nous n’eûmes quasi pas le loisir de considérer ces choses, l’heure et la concierge nous faisant passer de chambre en chambre sans nous arrêter qu’aux originaux des Albert Dure, des Titians, des Poussins, des Pérusins, des Mantègnes et autres héros dont l’espèce est aussi commune en Italie que les généraux d’armée en Suède.
Il y eut pourtant un endroit où je demeurai longtemps. Je ne me suis pas avisé de remarquer si c’est un cabinet ou une antichambre: quoi que ce soit, le lieu est tapissé de portraits, Pour la plupart environ grands
Comme des miroirs de toilette;
Si nous eussions eu plus de temps,
Moins de hâte, une autre interprète,
Je vous dirais de quelles gens. Vous pouvez juger que ce ne sont pas gens de petite étoffe. Je m’attachai particulièrement au cardinal de Richelieu, cardinal qui tiendra plus de place dans l’histoire que trente papes; au duc qui a hérité de son nom, de ses vertus, de ses belles inclinations, et de son château; au feu amiral de Brézé: c’est dommage qu’il soit mort si jeune, car chacun en parle comme d’un seigneur qui était merveilleusement accompli,
Et bien auprès de Mars, d’Armand et de Neptune.
Monsieur le Prince et lui avaient entrepris de remplir le monde de leurs merveilles: Monsieur le Prince la terre, et le duc de Brézé la mer. Le premier est venu à bout de son entreprise; l’autre l’aurait fort avancée s’il eut vécu, mais un coup de canon l’arrêta, et l’alla choisir au milieu d’une armée navale. Je ne sais si on me montra le marquis et l’abbé de Richelieu. Il y a toutefois apparence que leurs portraits sont aussi dans ce cabinet, quoiqu’ils ne fussent qu’enfants lorsqu’on le mit en l’état qu’il est. Tous deux sont bien dignes d’y avoir place. Tant que le marquis a vécu, il a été aimé du roi et des belles, l’abbé l’est de tout le monde par une fatalité dont il ne faut point chercher la cause parmi les astres.
Outre la famille de Richelieu, je parcourus celle de Louis Xlll. Le reste est plein de nos rois et reines, des grands seigneurs, des grands personnages de France (je fais deux classes des grands personnages et des grands seigneurs, sachant bien qu’en toutes choses il est bon d’éviter la confusion); enfin c’est l’histoire de notre nation que ce cabinet. On n’a eu garde d’y oublier les personnes qui ont triomphé de nos rois. Ne vous allez pas imaginer que j’entende par là des Anglais ou des Espagnols; c’est un peuple bien plus redoutable et bien plus puissant dont je veux parler: en un mot ce sont les Jocondes, les Belle-Agnes, et ces conquérantes illustres sans qui Henri quatrième aurait été un un prince invincible. Je les regardai d’aussi bon cœur que je voudrais voir votre oncle à cent lieues d’ici.
Enfin nous sortîmes de cet endroit, et traversâmes je ne sais combien de chambres riches, magnifiques, des mieux ornées, et dont je ne dirai rien; car de m’amuser à des lambris et à des dorures, moi que Richelieu a rempli d’originaux et d’antiques, vous ne me le conseilleriez pas; toutefois je vous avouerai que l’appartement du roi m’a semblé merveilleusement superbe: celui de la reine ne l’est pas moins; il y a tant d’or qu’à la fin je m’en ennuyai. Jugez ce que peuvent faire les grands seigneurs, et quelle misère c’est d’être riche: il a fallu qu’on ait inventé les chambres de stuc ou la magnificence se cache sous une apparence de simplicité. Il est encore bon que vous sachiez que l’appartement du roi consiste en diverses pièces, dont l’une, appelée le grand cabinet, est remplie de peintures exquises: il y a, entre autres, des Bacchanales du Poussin, et un combat burlesque et énigmatique de Pallas et de Vénus, d’un peintre que la concierge ne nous put nommer: Vénus a le casque en tête et une longue estocade. Je voudrais pour beaucoup me souvenir des autres circonstances de ce combat et des différents personnages dont est composé le tableau, car chacune de ces déesses a son parti qui la favorise. Vous trouveriez fort plaisantes les visions que le peintre a eues. II fait demeurer l’avantage à la fille de Jupiter; mais à propos elles sont toutes deux ses filles: je voulais donc dire à celle qui est née de son cerveau. La pauvre Vénus est blessée par son ennemie. En quoi l’ouvrier a représenté les choses non comme elles sont, car d’ordinaire c’est la beauté qui est victorieuse de la vertu, mais plutôt comme elles doivent être: assurément sa maîtresse lui avait joué quelque mauvais tour.
Ce grand cabinet dont je parle est accompagné d’un autre petit où quatre tableaux pleins de petites figures représentent les quatre éléments. Ces tableaux sont du… , la concierge nous le dit, si je ne me trompe; et quand je me tromperais, ce n’en serait pas moins les quatre éléments. On y voit des feux d’artifice, des courses de bague, des carrousels, des divertissements de traîneaux, et autres gentillesses semblables. Si vous me demandez ce que tout cela signifie, je vous répondrai que je n’en sais rien.
Au reste le cardinal de Richelieu, comme cardinal qu’il était, a eu soin que son château fût suffisamment fourni de chapelles. Il y en a trois, dont nous vîmes les deux d’en haut; pour celle d’en bas, nous n’eûmes pas le temps de la voir, et j’en ai regret, à cause d’un saint Sebastien que l’on prise fort. Dans l’une de celles qui sont en haut je trouvai l’original de cette dondon que notre cousin a fait mettre sur la cheminée de sa salle. C’est une Magdelaine du Titian, grosse et grasse, et fort agréable; de beaux tétons comme aux premiers jours de sa pénitence, auparavant que le jeûne eût commencé d’empiéter sur elle. (Ces nouvelles pénitentes sont dangereuses, et tout homme de sain entendement les fuira)
Il me semble que je n’ai pas parlé trop dévotement de la Magdelaine; aussi n’est-ce pas mon fait que de raisonner sur des matières spirituelles: j’y ai eu mauvaise grâce toute ma vie; c’est pourquoi je passerai sous silence les raretés de ces deux chapelles, et m’arrêterai seulement à un saint Hiérôme tout de pièces rapportées, la plupart grandes comme des têtes d’épingles, quelques-unes comme des cirons. Il n’y en a pas une qui n’ait été employée avec sa couleur; cependant leur assemblage est un saint Hiérôme si achevé que le pinceau n’aurait pu mieux faire: aussi semble-t-il que ce soit peinture, même à ceux qui regardent de près cet ouvrage. J’admirai non seulement l’artifice, mais la patience de l’ouvrier. De quelque façon que l’on considère son entreprise, elle ne peut être que singulière, Et dans l’art de niveler,
L’auteur de ce saint Hiérôme
Devait sans doute exceller
Sur tous les gens du royaume. Ce n’est pas que je sache son pays, pour en parler franchement, ni même son nom; mais il est bon de dire que c’est un Français afin de faire paraître cette merveille d’autant plus grande. Je voudrais, pour comble de nivelerie qu’un autre entreprît de compter les pièces qui la composent.
Mais ne passerai-je point moi-même pour un nivelier, de tant m’arrêter à ce saint Hiérôme ? Il faut le laisser; aussi bien dois-je réserver mes louanges pour cette fameuse table dont vous devez avoir entendu parler, et qui fait le principal ornement de Richelieu. On l’a mise dans le salon, c’est-à-dire au bout de la galerie, le salon n’en étant séparé que par une arcade. Il me semble que j’aurais bien fait d’invoquer les Muses pour parler de cette table assez dignement. Elle est de pièces de rapport,
Et chaque pièce est un trésor,
Car ce sont toutes pierres fines,
Agates, jaspe, et cornalines,
Pierres de prix, pierres de nom,
Pierres d’éclat et de renom:
Voilà bien de la pierrerie.
Considérez que de ma vie
Je n’ai trouvé d’objet qui fut si précieux.
Ce qu’on prise aux tapis de Perse et de Turquie,
Fleurons, compartiments, animaux, broderie,
Tout cela s’y présente aux yeux;
L’aiguille et le pinceau ne rencontrent pas mieux.
J’en admirai chaque figure;
Et qui n’admirerait ce qui naît sous les cieux ?
Le savoir de Pallas, aide de la teinture,
Cède au caprice heureux de la simple nature;
Le hasard produit des morceaux
Que l’art n’a plus qu’à joindre, et qui font sans peinture
Des modèles parfaits de fleurons et d’oiseaux. Tout cela pourtant n’est de rien compté: ce qui fait la valeur de cette table, c’est une agate qui est au milieu, grande presque comme un bassin, taillée en ovale, et de couleurs extrêmement vives. Ses veines sont délicates et mêlées de feuille morte, isabelle, et couleur d’aurore. Au reste, vraie agate d’Orient, laquelle a toutes les qualités qu’on peut souhaiter aux pierres de cette espèce ;
Et, pour dire en un mot, la reine des agates.
Dans tout l’empire des camaïeux (ce sont peuples dont les agates font une branche) je ne crois pas qu’il se trouve encore une merveille aussi grande que celle-ci, ni que rien de plus rare nous soit venu
Des bords où le Soleil commence sa carrière.
J’en excepte cette agate qui représentait Apollon et les neuf Muses; car je la mets la première, et celle de Richelieu la seconde. Ce palais si fameux des princes de Florence,
Riche et brillant séjour de la magnificence;
Le trésor de Saint-Marc; celui dont les François
Recommandent la garde aux cendres de leurs rois;
Les vastes magasins dont le sérail abonde,
Magasins enrichis des dépouilles du monde,
Jule enfin n’eut rien de plus précieux. Et pour m’exprimer familièrement, et en termes moins poétiques,
Saint-Denis, et Saint-Marc, le palais du grand-duc,
L’hôtel de Mazarin, le sérail du Grand Turc,
N’ont rien, à ce qu’on dit, de plus considérable
Je me suis informé du prix de cette table:
Voulez-vous le savoir? Mettez cent mille écus,
Doublez-les, ajoutez cent autres par-dessus:
Le produit en sera la valeur véritable. Dans le même lieu où on l’a mise, sont quatre ou cinq bustes, et quelques statues, parmi lesquelles on me nomma Tibère et Livie; ce sont personnes que vous connaissez, et dont M. de la Calprenède vous entretient quelquefois. Je ne vous en dirai rien davantage, aussi bien ma lettre commence à me sembler un peu longue. Il m’est pourtant impossible de ne point parler d’un certain buste dont la draperie est de jaspe: belle tête, mais mal peignée; des traits de visage grossiers, quoique bien proportionnés, et qui ont quelque chose d’héroïque et de farouche tout à la fois, un regard fier et terrible, enfin la vraie image d’un jeune Scythe: vous ne prendriez jamais cette tête pour celle d’un de nos galants; c’est aussi celle d’Alexandre. J’eusse fait tort à ce prince si j’eusse regardé après lui un moindre héros que le grand Armand. Nous rentrâmes pour ce sujet dans la galerie. On y voit ce ministre peint en habit de cavalier et de cardinal, encourageant des troupes par sa présence, et monté sur un cheval parfaitement beau. Ce pourrait bien être ce barbe qu’on appelait l’impudent; animal sans considération ni respect, et qui devant les Majestés et les Eminences riait à toutes celles qui lui plaisaient. Les tableaux de cette galerie représentent une partie des conquêtes que nous avons faites sous le ministère d’Armand.
Après que j’eus jeté l’œil sur les principales, nous descendîmes dans les jardins, qui sont beaux sans doute et fort étendus; rien ne les sépare d’avec le parc. C’est un pays que ce parc, on y court le cerf. Quant aux jardins, le parterre est grand et l’ouvrage de plus d’un jour. Il a fallu, pour le faire, qu’on ait tranché toute la croupe d’une montagne. La retenue des terres est couverte d’une palissade de phillyréa apparemment ancienne, car elle est chauve en beaucoup d’endroits; il est vrai que les statues qu’on y a mises réparent en quelque façon les ruines de sa beauté. Ces endroits comme vous savez, sont d’ordinaire le quartier des Flores: j’y en vis une, et une Vénus, un Bacchus moderne, un consul (que fait ce consul parmi de jeunes déesses ?), une dame grecque, une autre dame romaine, avec une autre sortant du bain. Avouez le vrai, cette dame sortant du bain n’est pas celle que vous verriez le moins volontiers. Je ne vous saurais dire comme elle est faite, ne l’ayant considérée que fort peu de temps. Le déclin du jour et la curiosité de voir une partie des jardins en furent la cause.
Du lieu où nous regardions ces statues, on voit à droite une fort longue pelouse, et ensuite quelques allées profondes, couvertes, agréables, et ou je me plairais d’avoir une aventure amoureuse; en un mot, de ces ennemies du jour tant célébrées par les poètes. A midi véritablement on y entrevoit quelque chose,
Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour
Où lorsqu’il n’est plus nuit et n’est pas encor jour. Je m’enfonçai dans l’une de ces allées, M. de Chateauneuf, qui était las, me laissa aller. A peine eus-je fait dix ou douze pas, que je me sentis force par une puissance secrète de commencer quelques vers à la gloire du grand Armand. Je les ai depuis achevés sur les mémoires que me donnèrent les Nymphes de Richelieu; leur présence, à la vérité, m’a manqué trop tôt; il serait à souhaiter que j’eusse mis la dernière main à ces vers au même lieu qui me les a fait ébaucher. Imaginez-vous que je suis dans une allée ou je médite ce qui s’ensuit: Mânes du grand Armand, si ceux qui ne sont plus
Peuvent goûter encor des honneurs superflus,
Recevez ce tribut de la moindre des Muses.
Jadis de vos bontés ses sœurs etaient confuses;
Aussi n’a-t-on point vu que d’un silence ingrat
Phébus de vos bienfaits ait étouffé l’éclat.
Ses enfants ont chanté les pertes de l’Ibère,
Et le destin forcé de nous être prospère,
Partout où vos conseils, plus craints que le dieu Mars,
Ont porté la terreur de nos fiers étendards;
Ils ont représenté les vents et la fortune
Vainement indignés du tort fait à Neptune,
Quand vous tintes ce dieu si longtemps enchaîné.
Le rempart qui couvrait un peuple mutiné,
Nos voisins envieux de notre diadème
Et les rois de la mer, et la mer elle-même,
Ne purent arrêter le cours de vos efforts.
La Seine vous revit triomphant sur ses bords.
Que ne firent alors les peuples du Permesse !
On leur ouït chanter vos faits, votre sagesse,
Vos projets élevés, vos triomphes divers,
Le son en dure encore aux bouts de l’Univers.
Je n’y puis ajouter qu’une simple prière :
Que la nuit d’aucun temps ne borne la carriere
De ce renom si beau, si grand, si glorieux !
Que Flore et les Zéphyrs ne bougent de ces lieux
Qu’ainsi que votre nom leur beauté soit durable;
Que leur maître ait le sort à ses vœux favorable;
Qu’il vienne quelquefois visiter ce séjour
Et soit toujours content du prince et de la Cour. Je serais encore au fond de l’allée ou je commençai ces vers, si M. de Chateauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard. Nous repassâmes dans l’avant-cour afin de gagner plus tôt l’autre côté des jardins. Comme nous étions près du pont-levis, un vieux domestique nous aborda fort civilement, et me demanda ce qu’il me semblait de Richelieu. Je lui répondis que c’était une maison accomplie; mais que, n’ayant pu tout voir, nous reviendrions le lendemain, et reconnaîtrions ses civilités et les offres qu’il nous faisait (je ne songeais pas à notre promesse). «On ne manque jamais de dire cela, repartit cet homme; j’y suis tous les jours attrapé par des Allemands.» Sans la crainte de nous fâcher, et par conséquent de ne rien avoir, il aurait, je pense, ajouté: « à plus forte raison le serai-je par des Français »; même je vis bien que le haut-de-chausses de M. de Chateauneuf lui semblait de mauvais augure. Cela me fit rire, et je lui donnai quelque chose.
A peine l’eûmes-nous congédié que le peu qui restait de jour nous quitta. Nous ne laissâmes pas de nous renfoncer en d’autres allées, non du tout si sombres que les précédentes; elles pourront l’être dans deux cents ans. De tout ce canton je ne remarquai qu’un mail et deux jeux de longue paume, dont l’un pourrait bien être tourné vers l’orient, et l’autre vers le midi ou vers le septentrion: je suis assuré que c’est l’un des deux; on se sert apparemment de ces jeux de paume selon les différentes heures du jour, pour n’avoir pas le soleil en vue. Du lieu où ils sont il fallut rentrer en de nouvelles obscurités, et marcher quelque temps sans nous voir, tant qu’enfin nous nous retrouvâmes dans cette place qui est au-devant du château, moi fort satisfait, et M. de Chateauneuf, qui était en grosses bottes, fort las. 
Sixième lettre, Limoges le 19 Septembre 1663
 
A LA MEME
Ce serait une belle chose que de voyager, s’il ne se fallait point lever si matin. Las que nous étions, M. de Chateauneuf et moi, lui pour avoir fait tout le tour de Richelieu en grosses bottes, ce que je crois vous avoir mandé, n’ayant pas dû omettre une circonstance si remarquable, moi pour m’être amusé à vous écrire au lieu de dormir: notre promesse et la crainte de faire attendre le voiturier nous obligèrent de sortir du lit devant que l’Aurore fut éveillée. Nous nous disposâmes à prendre congé de Richelieu sans le voir. Il arriva malheureusement pour nous, et plus malheureusement encore pour le sénéchal dont nous fûmes contraints d’interrompre le sommeil, que les portes se trouvèrent fermées par son ordre. Le bruit courait que quelques gentilshommes de la province avaient fait complot de sauver certains prisonniers soupçonnés de l’assassinat du marquis de Faure. Mon impatience ordinaire me fit maudire cette rencontre. Je ne louai même que sobrement la prudence du sénéchal. Pour me contenter, M. de Chateauneuf lui parla, et lui dit que nous portions le paquet du roi: aussitôt il donna ordre qu’on nous ouvrît; si bien que nous eûmes du temps de reste, et arrivâmes a Châtellerault qu’on nous croyait encore à moitié chemin
Nous y trouvâmes votre oncle en maison d’ami. On lui avait promis des chevaux pour achever son voyage, et il s’était résolu de laisser Poitiers, comme le plus long, pourvu que je n’eusse point une curiosité trop grande de voir cette ville. Je me contentai de la relation qu’il m’en fit, et son ami le pria de ne point partir qu’il n’en fût pressé par le valet de pied qui l’accompagnait. Nous accordâmes à cet ami un jour seulement. Ce n’est pas qu’il ne dépendît de nous de lui en accorder davantage, M. de Chateauneuf étant honnête homme et s’acquittant de telles commissions au gré de ceux qu’il conduit aussi bien que de la Cour; mais nous jugeâmes qu’il valait mieux obéir ponctuellement aux ordres du roi.
Tout ce qui se peut imaginer de franchise, d’honnêteté, de bonne chère, de politesse, fut employé pour nous régaler. La Vienne passe au pied de Châtellerault, et en ce canton elle porte des carpes qui sont petites quand elles n’ont qu’une demi-aune. On nous en servit des plus belles, avec des melons que le maître du logis méprisait, et qui me semblèrent excellents Enfin cette journée se passa avec un plaisir non médiocre; car nous étions non seulement en pays de connaissance, mais de parenté.
Je trouvai à Châtellerault un Pidoux dont notre hôte avait épousé la belle-sœur. Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. On nous assura de plus qu’ils vivaient longtemps, et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres hommes, passait pour prodige parmi ceux de cette lignée. Je serais merveilleusement curieux que la chose fût véritable. Quoi que c’en soit, mon parent de Châtellerault demeure onze heures à cheval sans s’incommoder, bien qu’il passe quatre-vingts ans. Ce qu’il a de particulier et que ses parents de Château-Thierry n’ont pas, il aime la chasse et la paume, sait l’Ecriture, et compose des livres de controverse; au reste l’homme le plus gai que vous ayez vu, et qui songe le moins aux affaires, excepté celles de son plaisir. Je crois qu’il s’est marié plus d’une fois; la femme qu’il a maintenant est bien faite, et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d’une chose, c’est qu’elle cajole son mari, et vit avec lui comme si c’était son galant; et je sais bon gré d’une chose à son mari, c’est qu’il lui fait encore des enfants. Il y a ainsi d’heureuses vieillesses, à qui les plaisirs, l’amour et les grâces tiennent compagnie jusqu’au bout: il n’y en a guère, mais il y en a, et celle-ci en est une. De vous dire quelle est la famille de ce parent, et quel nombre d’enfants il a, c’est ce que je n’ai pas remarqué, mon humeur n’étant nullement de m’arrêter à ce petit peuple.
Trop bien me fit-on voir une grande fille, que je considérai volontiers, et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a ôté. C’est dommage: car on dit que jamais fille n’a eu de plus belles espérances que celle-là. Quelles imprécations
Ne mérites-tu point, cruelle maladie,
Qui ne peux voir qu’avec envie
Le sujet de nos passions !
Sans ton venin, cause de tant de larmes,
Ma parente m’aurait fait moitié plus d’honneur
Encore est-ce un grand bonheur
Qu’elle ait eu tel nombre de charmes.
Tu n’as pas tout détruit, sa bouche en est témoin
Ses yeux, ses traits, et d’autres belles choses :
Tu lui laissas des lis, si tu lui pris des roses;
Et comme elle est ma parente de loin,
On peut penser qu’à le lui dire
J’aurais pris un fort grand plaisir,
J’en eus la volonté, mais non pas le loisir:
Cet aveu lui pourra suffire. On nous assura qu’elle dansait bien, et je n’eus pas de peine à le croire, ce qui m’en plut davantage fut le ton de voix et les yeux; son humeur aussi me sembla douce. Du reste ne m’en demandez rien de particulier: car, pour parler franchement, je l’entretins peu, et de choses indifférentes, bien résolu, si nous eussions fait un plus long séjour à Châtellerault, de la tourner de tant de côtés que j’aurais découvert ce qu’elle a dans I’âme, et si elle est capable d’une passion secrète. Je ne vous en saurais apprendre autre chose, sinon qu’elle aime fort les romans; c’est à vous, qui les aimez fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. Outre cette parente de Châtellerault, je dois avoir à Poitiers un cousin germain, dont je n’ai point mémoire qu’on m’ait rien dit: je m’en souviens seulement parce qu’il m’a plaidé autrefois.
Poitiers est ce qu’on appelle proprement une villace, qui, tant en maisons que terres labourables, peut avoir deux ou trois lieues de circuit; ville mal pavée: pleine d’écoliers, abondante en prêtres et en
moines. Il y a en récompense nombre de belles, et l’on y fait l’amour aussi volontiers qu’en lieu de la terre; c’est de la comtesse que je le sais. J’eus quelque regret de n’y point passer; vous en pourriez aisément deviner la cause. Ce n’est ni la Pierre-Levée
Ni le rocher Passe-Lourdin;
Pour vous en dire ma pensée,
Je les ai laissés sans chagrin;
Et quant à cet autre cousin,
Mon âme en est fort consolée;
Mais je voudrais bien avoir vu
La Landru .
Toutefois, ayant le cœur tendre,
Je suis certain que Cupidon
N’eût jamais manqué de me prendre,
S’il m’eût tendu cet hameçon;
Et puis me voilà beau garçon,
Car au départ il se faut pendre:
Je serais fâché d’avoir vu
La Landru. Cependant je l’aurais vue si nous eussions continué notre route; j’en avais déjà trouvé un moyen que je vous dirai.
Pour revenir à Châtellerault, vous saurez qu’il est mi-parti de huguenots et de catholiques, et que nous n’eûmes aucun commerce avec les premiers. Le terme dont nous étions convenus avec notre hôte étant écoulé, il fallut prendre congé de lui. Ce ne fut pas sans qu’il renouvelât ses prières: nous lui donnâmes le plus de
temps qu’il nous fut possible, et le lui donnâmes de bonne grâce, c’est-à-dire en déjeunant bien, et tenant table longtemps, de sorte qu’il ne nous resta de l’heure que pour gagner Chavigni , misérable gîte, – et où commencent les mauvais chemins et l’odeur des aulx, deux proprietes qui distinguent le Limousin des autres provinces du monde.
Notre seconde couchée fut Bellac. L’abord de ce lieu m’a semblé une chose singulière, et qui vaut la peine d’être décrite. Quand, de huit ou dix personnes qui y ont passé sans descendre de cheval ou de carrosse, il n’y en a que trois ou quatre qui se soient rompu le cou, on remercie Dieu. Ce sont morceaux de rochers
Entés les uns sur les autres,
Et qui font dire aux cochers
De terribles patenôtres.
Des plus sages à la fin
Ce chemin
Epuise la patience.
Qui n’y fait que murmurer
Sans jurer,
Gagne cent ans d’indulgence.
M. de Chateauneuf l’aurait cent fois maudit,
Si d’abord je n’eusse dit:
«Ne plaignons point notre peine;
Ce sentier rude et peu battu
Doit être celui qui mène
Au séjour de la vertu.» Votre oncle reprit qu’il fallait donc que noous nous fussions détournés: «Ce n’est pas, ajouta-t-il, qu’il n’y ait d’honnêtes gens à Bellac aussi bien qu’ailleurs; mais quelques rencontres ont mis ses habitants en mauvaise odeur. » Là-dessus il nous conta qu’étant de la commission des grands jours, il fit le procès à un lieutenant de robe courte de ce lieu-là, pour avoir obligé un gueux à prendre la place d’un criminel condamné à être pendu, moyennant vingt pistoles données à ce gueux et quelque assurance de grâce dont on le leurra. Il se laissa conduire et guinder à la potence fort gaiement, comme un homme qui ne songeait qu’a ses vingt pistoles, le prévôt lui disant toujours qu’il ne se mît point en peine, et que la grâce allait arriver. A la fin le pauvre diable s’aperçut de sa sottise; mais il ne s’en aperçut qu’en faisant le saut, temps mal propre à se repentir et à déclarer qui on est. Le tour est bon, comme vous voyez, et Bellac se peut vanter d’avoir eu un prévôt aussi hardi et aussi pendable qu’il y en ait.
Autant que l’abord de cette ville est fâcheux, autant est-elle désagréable, ses rues vilaines, ses maisons mal accommodées et mal prises. Dispensez-moi, vous qui êtes propre, de vous en rien dire. On place en ce pays-là la cuisine au second étage. Qui a une fois vu ces cuisines n’a pas grande curiosité pour les sauces qu’on y apprête. Ce sont gens capables de faire un très méchant mets d’un très bon morceau. Quoique nous eussions choisi la meilleure hôtellerie, nous y bûmes du vin a teindre les nappes, et qu’on appelle communément «la tromperie de Bellac»: ce proverbe a cela de bon que Louis XIII en est l’auteur.
Rien ne m’aurait plu sans la fille du logis, jeune personne et assez jolie. Je la cajolai sur sa coiffure : c’était une espèce de cale à oreilles, des plus mignonnes, et bordée d’un galon d’or large de trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla quérir aussitôt sa cale de cérémonie pour me la montrer. Passé Chavigni, l’on ne parle quasi plus français; cependant cette personne m’entendit sans beaucoup de peine: les fleurettes s’entendent par tout pays, et ont cela de commode qu’elles portent avec elles leur truchement. Tout méchant qu’était notre gîte, je ne laissai pas d’y avoir une nuit fort douce. Mon sommeil ne fut nullement bigarré de songes comme il a coutume de l’être: si pourtant Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée; il ne le fit point, et je m’en passai.
M. Jannart se leva devant qu’il fut jour; mais sa diligence ne servit de rien, car tous nos chevaux étant déferrés, il fallut attendre; et, pour mes péchés, je vis les rues de Bellac encore une fois. Tandis que je faisais presser le maréchal, M. de Chateauneuf, qui avait entrepris de nous guider ce jour-là, s’informa tant des chemins que cela ne servit pas peu à lui faire prendre les plus longs et les plus mauvais. De bonne fortune notre traite n’était pas grande: comme Limoges n’est éloigné de Bellac que d’une petite journée, nous eûmes tout loisir de nous égarer, de quoi nous nous acquittâmes très bien, et en gens qui ne connaissaient ni la langue ni le pays.
Dès que nous fûmes arrivés, mon fidèle Achate (qui pourrait-ce être que M. de Chateauneuf?) disposa les choses pour son retour, et choisit la voie du messager à cheval, qui devait partir le lendemain. Je fus fâché de ce qu’il nous quittait si tôt; car, en vérité, il est honnête homme, et sait débiter ce qui se passe à la Cour de fort bonne grâce; puis il me semble qu’il ne fait pas mal son personnage dans cette relation. Désormais nous tâcherons de nous en passer, avec d’autant moins de peine qu’il ne reste à vous apprendre que ce qui concerne le lieu de notre retraite: cela mérite une lettre entière.
En attendant, si vous désirez savoir comme je m’y trouve, je vous dirai: assez bien; et votre oncle s’y doit trouver encore mieux, vu les témoignages d’estime et de bienveillance que chacun lui rend, l’évêque principalement: c’est un prélat qui a toutes les belles qualités que vous sauriez vous imaginer; splendide surtout, et qui tient la meilleure table du Limousin. Il vit en grand seigneur, et l’est en effet. N’allez pas vous figurer que le reste du diocèse soit malheureux et disgracié du Ciel, comme on se le figure dans nos provinces. Je vous donne les gens de Limoges pour aussi fins et aussi polis que peuple de France: les hommes ont de l’esprit en ce pays-là, et les femmes de la blancheur; mais leurs coutumes, façon de vivre, occupations, compliments surtout, ne me plaisent point. C’est dommage que *** n’y ait été mariée; quant à mon égard,
Ce n’est pas un plaisant séjour:
J’y trouve aux mystères d’amour
Peu de savants, force profanes;
Peu de Philis, beaucoup de Jeannes;
Peu de muscat de Saint-Mesmin,
Force boisson peu salutaire,
Beaucoup d’ail et peu de jasmin:
Jugez si c’est là mon affaire.

Contes 

Imités pour bon nombre (l’Arioste, Boccace, François Rabelais et autres nouvellistes italiens) mais réajustés à la réalité de son époque, les soixante-quatre Contes de La Fontaine divisés en cinq livres. Écrits pour la Duchesse de Bouillon, ce sont des récits grivois et débauchés mais drôles et truculents, en hommage à l’amour physique, au fruit défendu ou au plaisir dérobé. Traitant des aspects du libertinage mondain de la 2ème moitié du 17e, allant jusqu’au blasphème vis à vis de la religion, ces Contes sont un prolongement du libertinage philosophique du début du 17e dont La Fontaine se fait en parti héritier.

Traitant de sujets généralement réprouvés par la morale, au moment où l’idéologie dominante sous Louis XIV règne avec des valeurs féodales comme l’ honneur, hommage aux rois, gloire, discipline… les Contes de La Fontaine provoquent des réactions opposées: réprobation pour certains, émulation pour d’autres qui deviennent malgré eux des complices d’écrits jugés immoraux. Ils font alors l’objet d’attaques même des grands de l’époque, et bon nombre restent censurés des siècles durant. Les maris cocus, les épouses trompées ou infidèles, les galantes commères, les religieux… ont en tous pour leur compte.

S’il n’est question que d’amour dans les contes, La Fontaine se défend de l’immoralité dont on les incombe. Il les désigne comme un jeu de séduction sans sentiments. L’objet est juste la séduction et la conquête, en utilisant subterfuges et ruse, le tout raconté avec un cynisme charmant. Les Contes de La Fontaine restent l’un des chefs-d’œuvre de la littérature licencieuse.

Première partie des Contes (1665)

Jocande 

(ou « Joconde ou l’infidélité des femmes »)

Ce conte de 526 vers libres est une adaptation du poète italien l’Arioste. Les épouses font ici les frais du libertinage de l’auteur.

Jadis régnait en Lombardie
Un prince aussi beau que le jour
Et tel que des beautés qui régnaient à sa cour
La moitié lui portait envie,
L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.
Un jour en se mirant: Je fais, dit-il, gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature
Qui me soit égal en appas
Et gage, si l’on veut, la meilleure province
De mes états;
Et s’il s’en rencontre un, je promets foi de prince
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.
A ce propos s’avance un certain gentilhomme
D’auprès de Rome.
Sire, dit-il, si Votre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frère;
Aux plus charmants il n’en doit guère:
Je m’y connais un peu, soit dit sans vanité.
Toutefois en cela pouvant m’être flatté,
Que je n’en sois pas cru, mais les coeurs de vos dames:
Du soin de guérir leurs flammes
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon:
Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,
Outre que tant d’amour vous serait importune,
Vous n’auriez jamais fait, il vous faut un second.
Là-dessus Astolphe répond
(C’est ainsi qu’on nommait ce roi de Lombardie):
Votre discours me donne une terrible envie
De connaître ce frère: amenez-le-nous donc.
Voyons si nos beautés en seront amoureuses,
Si ses appas le mettront en crédit:
Nous en croirons les connaisseuses,
Comme très bien vous avez dit.
Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.
C’est le nom que ce frère avait.
A la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde.
Marié depuis peu: content, je n’en sais rien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse;
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en trouvât bien.
Son frère arrive, et lui fait l’ambassade;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardait l’amitié
D’un roi puissant, et d’ailleurs fort aimable;
Et d’autre part aussi, sa charmante moitié
Triomphait d’être inconsolable,
Et de lui faire des adieux
A tirer les larmes des yeux.
Quoi tu me quittes, disait-elle,
As-tu bien l’âme assez cruelle,
Pour préférer à ma constante amour,
Les faveurs de la cour ?
Tu sais qu’à peine elles durent un jour;
Qu’on les conserve avec inquiétude,
Pour les perdre avec désespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos règne jour et nuit
Que les ruisseaux n’y font du bruit,
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.
Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois,
Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois,
Enfin moi qui devrais me nommer la première:
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour
Va cruel, va montrer ta beauté singulière,
Je mourrai, je l’espère, avant la fin du jour.
L’histoire ne dit point, ni de quelle manière
Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,
Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.
Disons que la douleur l’empêcha de parler;
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.
Sa femme le voyant tout prêt de s’en aller,
L’accable de baisers, et pour comble lui donne
Un bracelet de façon fort mignonne;
En lui disant: Ne le perds pas;
Et qu’il soit toujours a ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amour extrême:
Il est de mes cheveux, je l’ai tissu moi- même;
Et voila de plus mon portrait,
Que j’attache a ce bracelet.
Vous autres bonnes gens eussiez cru que la dame
Une heure après eut rendu l’ame;
Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’une femme,
Je m’en serais a bon droit défié.
Joconde partit donc; mais ayant oublie
Le bracelet et la peinture,
Par je ne sais quelle aventure.
Le matin même il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sachant quelle excuse il ferait a sa femme:
Sans rencontrer personne, et sans être entendu,
Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame
Un lourdaud de valet sur son sein étendu.
Tous deux dormaient: dans cet abord, Joconde
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde:
Mais cependant il n’en fit rien;
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus sûr de la moitié.
Soit par prudence, ou par pité,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces amants il ne le fallait pas,
Car son honneur l’obligeait en ce cas,
De leur donner le trépas.
Vis méchante, dit-il tout bas;
A ton remords je t’abandonne.
Joconde là-dessus se remet en chemin,
Rêvant à son malheur tout le long du voyage.
Bien souvent il s’écrie, au fort de son chagrin:
Encor si c’était un blondin,
Je me consolerais d’un si sensible outrage;
Mais un gros lourdaud de valet!
C’est à quoi j’ai plus de regret:
Plus j’y pense et plus j’en enrage.
Ou l’Amour est aveugle ou bien il n’est pas sage
D’avoir assemblé ces amants.
Ce sont, hélas! ses divertissements!
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette aventure.
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour
Altérait fort la beauté de Joconde:
Ce n’était plus ce miracle d’amour
Qui devait charmer tout le monde.
Les dames, le voyant arriver à la cour,
Dirent d’abord: Est-ce là ce Narcisse
Qui prétendait tous nos coeurs enchaîner?
Quoi! le pauve homme a la jaunisse!
Ce n’est pas pour nous la donner.
A quel propos nous amener
Un galant qui vient de jeûner
La quarantaine?
On se fut bien passé de prendre tant de peine.
Astolphe était ravi; le frère était confus,
Et ne savait que penser là-dessus;
Car Joconde cachait avec un soin extrême
La cause de son ennui.
On remarquait pourtant en lui,
Malgré ses yeux cavés, et son visage blême,
De fort beaux traits; mais qui ne plaisaient point,
Faute d’éclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié; d’ailleurs cette tristesse
Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et de voeux;
L’un des plus grands suppôts de l’empire amoureux
Consumait en regrets la fleur de sa jeunesse.
Le Romain se vit donc à la fin soulagé
Par le même pouvoir qui l’avait affligé.
Car un jour étant seul en une galerie,
Lieu solitaire, et tenu fort secret:
Il entendit en certain cabinet,
Dont la cloison n’était que de menuiserie,
Le propre discours que voici:
Mon cher Curtade, mon souci,
J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi que glace:
Je ne vois pourtant Dieu merci
Pas une beauté qui m’efface:
Cent conquérants voudraient avoir ta place,
Et tu sembles la mépriser;
Aimant beaucoup mieux t’amuser
A jouer avec quelque page
Au lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimène tantôt t’en a fait le message;
Tu t’es mis contre elle a jurer,
A la maudire, à murmurer,
Et n’as quitté le jeu que ta main étant faite,
Sans te mettre en souci de ce que je souhaite.
Qui fut bien étonné, ce fut notre Romain.
Je donnerais jusqu’à demain,
Pour deviner qui tenait ce langage,
Et quel était le personnage
Qui gardait tant son quant-à-moi.
Ce bel Adon était le nain du roi,
Et son amante était la reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vit en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissait en divers lieux.
Ces amants se fiaient au soin de Dorimène;
Seule elle avait toujours la clef de ce lieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite:
Car voici comme il raisonna:
Je ne suis pas le seul, et puisque même on quitte
Un prince si charmant, pour un nain contrefait,
Il ne faut pas que je m’irrite,
D’être quitté pour un valet.
Ce penser le console: il reprend tous ses charmes,
Il devient plus beau que jamais;
Telle pour lui verse des larmes,
Qui se moquait de ses attraits.
C’est à qui l’aimera, la plus prude s’en pique,
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que mieux; il en avait assez.
Retournons aux amants que nous avons laissés.
Après avoir tout vu le Romain se retire,
Bien empêché de ce secret.
Il ne faut à la cour ni trop voir, ni trop dire;
Et peu se sont vantés du don qu’on leur a fait
Pour une semblable nouvelle:
Mais quoi, Joconde aimait avecque trop de zèle
Un prince libéral qui le favorisait,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on lui faisait.
Or comme avec les rois il faut plus de mystère
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire,
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce serait être maladroit;
Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde,
Depuis l’origine du monde,
Fît un dénombrement des rois et des césars,
Qui sujets comme nous à ces communs hasards,
Malgré les soins dont leur grandeur se pique,
Avaient vu leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avaient vu sans succomber
A la douleur, sans se mettre en colère,
Et sans en faire pire chère.
Moi qui vous parle, Sire, ajouta le Romain,
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,
Je fus forcé par mon destin,
De reconnaître Cocuage
Pour un des dieux du mariage,
Et comme tel de lui sacrifier.
Là-dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenue;
Puis vint à celle du roi.
Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi;
Mais la chose, pour être crue,
Mérite bien d’être vue:
Menez-moi donc sur les lieux.
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vit des merveilles,
Comme il en entendit de ses propres oreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurèrent perclus:
Il fut comme accablé de ce cruel outrage:
Mais bientôt il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court,
En véritable homme de cour.
Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donné d’une;
Nous voici lâchement trahis:
Vengeons-nous-en, et courons le pays;
Cherchons partout notre fortune.
Pour réussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisserai mon train,
Je me dirai votre cousin,
Et vous ne me rendrez aucune déférence:
Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étais suivi selon ma qualité.
Joconde approuva fort le dessein du voyage.
Il nous faut dans notre équipage,
Continua le prince, avoir un livre blanc:
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si devant que sortir des confins d’Italie
Tout notre livre ne s’emplit;
Et si la plus sévère à nos voeux ne se range:
Nous sommes beaux; nous avons de l’esprit;
Avec cela bonnes lettres de change;
Il faudrait être bien étrange,
Pour résister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacs
De gens qui sèmeront l’argent et la fleurette,
Et dont la personne est bien faite.
Leur bagage étant prêt, et le livre surtout,
Nos galants se mettent en voie.
Je ne viendrais jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’Amour leur envoie:
Nouveaux objets, nouvelle proie:
Heureuses les beautés qui s’offrent à leurs yeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !
Il n’est en la plupart des lieux
Femme d’échevin, ni de maire,
De podestat, de gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les coeurs que l’on croyait de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déjà maint esprit fort
M’objecter que la vraisemblance
N’est pas en ceci tout à fait.
Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse être un galant dedans cette science,
Encor faut-il du temps pour mettre un coeur à bien.
S’il en faut, je n’en sais rien
Ce n’est pas mon métier de cajoler personne:
Je le rends comme on me le donne;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on voulait à chaque pas
Arrêter un conteur d’histoire,
Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareil cas
Je promets à ces gens quelque jour de les croire.
Quand nos aventuriers eurent goûté de tout
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)
Nous mettrons, dit Astolphe, autant de coeurs à bout
Que nous voudrons en entreprendre
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrêtons-nous pour un temps quelque part
Et cela plus tôt que plus tard;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la Faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable;
Ayons quelque objet en commun;
Pour tous les deux c ‘est assez d’un.
J’y consens, dit Joconde, et je sais une dame
Près de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme
D’un des premiers de la cité.
Rien moins, reprit le roi, laissons la qualité:
Sous les cotillons des grisettes,
Peut loger autant de beauté,
Que sous les jupes des coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon,
Etre en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fière, brusque, ou volage:
Chez les dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.
Une grisette est un trésor;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promène,
On en vient aisément à bout;
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Le point est d’en trouver une qui soit fidèle
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connaisse encor ni le mal ni le bien.
Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte;
Je la tiens pucelle sans faute.
Et si pucelle qu’il n’est rien
De plus puceau que cette belle;
Sa poupée en sait autant qu’elle.
J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des ce soir.
Il ne s’agit que de savoir
Qui de nous doit donner à cette jouvencelle,
Si son coeur se rend à nos voeux,
La première leçon du plaisir amoureux.
Je sais que cet honneur est pure fantaisie
Toutefois étant roi, l’on me le doit céder,
Du reste il est aisé de s’en accommoder.
Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,
Vous auriez droit de prétendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice;
Deux pailles en feront l’office.
De la chape à l’évêque hélas ils se battaient,
Les bonnes gens qu’ils étaient.
Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du prétendu pucelage.
La belle étant venue en leur chambre le soir,
Pour quelque petite affaire;
Nos deux aventuriers près d’eux la firent seoir,
Louèrent sa beauté, tachèrent de lui plaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
A cet objet si précieux
Son coeur fit peu de résistance.
Le marché se conclut, et dès la même nuit,
Toute l’hôtellerie étant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils lui font prendre place,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et surtout du Romain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je lui pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte après tout
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage du monde:
Salomon qui grand clerc étoit
Le reconnaît en quelque endroit ,
Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde.
Il se tint content pour le coup,
Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup;
Tout alla bien, et maître Pucelage
Joua des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avait essayé.
Le temps à cela près fut fort bien employé,
Et si bien que la fille en demeura contente
Le lendemain elle le fut encor,
Et même encor la nuit suivante
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquait en elle:
Il se douta du fait, la guetta, la surprit,
Et lui fit fort grosse querelle.
Afin de l’apaiser la belle lui promit,
Foi de fille de bien, que sans aucune faute,
Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait
Autant de rendez-vous qu’il en demanderait.
Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse ni d’hôte:
Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout.
Comment en viendrons-nous a bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suis engagée:
Si j’y manque, adieu l’anneau,
Que j’ai gagné bien et beau,
Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon, tout à l’heure.
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ?
Oui, reprit-elle, mais entre eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée
Et tandis que je suis avec l’un empêchée
L’autre attend sans mot dire et s’endort bien souvent,
Tant que le siège soit vacant
C’est la leur mot. Le gars dit à l’instant:
Je vous irai trouver pendant leur premier somme.
Elle reprit: Ah ! gardez-vous-en bien;
Vous seriez un mauvais homme.
Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte.
La porte ouverte elle laissa;
Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit; puis fit en sorte,
Qu’entre les draps il se glissa:
Et Dieu sait comme il se plaça;
Et comme enfin tout se passa:
Et de ceci, ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard ni Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla
Bien étonné de telle aubade.
Le roi lombard dit à part soi:
Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop; et sur ma foi ,
C’est bien fait s’il devient malade.
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain;
Enfin pour toute la semaine.
Puis les voyant tous deux rendormis à la fin,
Il s’en alla de grand matin,
Toujours par le même chemin,
Et fut suivi de la donzelle,
Qui craignait fatigue nouvelle.
Eux éveilles, le roi dit au Romain:
Frère, dormez jusqu’à demain:
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à présent besoin que de repos.
Comment? dit le Romain: mais vous-même, à propos
Vous avez fait tantôt une terrible vie.
Moi ? dit le roi, j’ai toujours attendu:
Et puis voyant que c’était temps perdu,
Que sans pitié ni conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,
Sans en avoir d’autre raison
Que d’éprouver ma patience,
Je me suis, malgré moi, jusqu’au jour rendormi.
Que s’il vous eut plu, notre ami,
J’aurais couru volontiers quelque poste.
C’eut été tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous: qu’y ferait-on ?
Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons de matière.
Je suis votre vassal vous l’avez bien fait voir.
C’ est assez que tantôt il vous ait plu d’avoir
La fillette tout entière:
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira;
Nous verrons si ce feu toujours vous durera.
Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie,
Si j’ai beaucoup de nuits telles que celle-ci.
Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaît ainsi.
Astolphe se piqua de cette repartie;
Et leurs propos s’allaient de plus en plus aigrir,
Si le roi n’eut fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils lui dirent: Jugez-nous,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux: l’anneau lui fut donné,
Et maint bel écu couronne,
Dont peu de temps après on la vit mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par là que nos aventuriers
Mirent fin à leurs aventures,
Se voyant chargés de lauriers
Qui les rendront fameux chez les races futures:
Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur en coûta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes;
Et que loin des dangers et du bruit des alarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les coeurs de tant de belles,
Et leur livre étant plus que plein,
Le roi lombard dit au Romain:
Retournons au logis par le plus court chemin:
Si nos femmes sont infidèles,
Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.
La constellation changera quelque jour:
Un temps viendra que le flambeau d’Amour
Ne brûlera les coeurs que de pudiques flammes:
A présent on dirait que quelque astre malin
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.
D’ailleurs tout l’univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes,
Font tout ce qu’il leur plaît: savons-nous si ces gens
(Comme ils sont traîtres et méchants,
Et toujours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)
N’ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ?
Et si par quelque étrange cas,
Nous n’avons point cru voir chose qui n’était pas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie,
Chacun près de sa femme, et demeurons-en la.
Peut-être que l’absence, ou bien la jalousie,
Nous ont rendu leurs coeurs, que l’Hymen nous ôta.
Astolphe rencontra dans cette prophétie.
Nos deux aventuriers, au logis retournes,
Furent très bien reçus, pourtant un peu grondés;
Mais seulement par bienséance.
L’un et l’autre se vit de baisers régalé:
On se récompensa des pertes de l’absence,
Il fut dansé, sauté, ballé;
Et du nain nullement parlé,
Ni du valet comme je pense.
Chaque époux s’attachant auprès de sa moitié,
Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La reine à son devoir ne manqua d’un seul point:
Autant en fit la femme de Joconde:
Autant en font d’autres qu’on ne sait point.

Le Cocu battu et content 

Publié en même temps que Jocande, ce conte est inspiré d’une nouvelle de Boccace. Une belle châtelaine introduit chez elle un beau seigneur, et le fait engager par son mari comme valet. Résultat: un mari qui atteint le comble de la crédulité. Cocu, il est en plus battu et même content de l’être.

N’a pas longtemps de Rome revenait
Certain cadet qui n’y profita guère
Et volontiers en chemin séjournait
Quand par hasard le galant rencontrait
Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.
Avint qu’un jour en un bourg arrêté
Il vit passer une dame jolie,
Leste, pimpante, et d’un page suivie,
En la voyant, il en fut enchanté.
La convoita; comme bien savait faire.
Prou de pardons il avait rapporté;
De vertu peu; chose assez ordinaire.
La dame était de gracieux maintien,
De doux regard, jeune, fringante et belle;
Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,
Fors que d’avoir un ami digne d’elle.
Tant se la mit le drôle en la cervelle,
Que dans sa peau peu ni point ne durait:
Et s’informant comment on l’appelait:
C’est, lui dit-on, la dame du village.
Messire Bon l’a prise en mariage,
Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveux gris:
Mais comme il est des premiers du pays,
Son bien supplée au défaut de son age.
Notre cadet tout ce détail apprit,
Dont il conçut espérance certaine.
Voici comment le pèlerin s’y prit.
Il renvoya dans la ville prochaine
Tous ses valets; puis s’en fut au château:
Dit qu’il était un jeune jouvenceau,
Qui cherchait maître, et qui savait tout faire.
Messire Bon fort content de l’affaire
Pour fauconnier le loua bien et beau.
(Non toutefois sans l’avis de sa femme)
Le fauconnier plut très fort à la dame;
Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,
Guère ne mit à déclarer sa flamme.
Ce fut beaucoup; car le vieillard était
Fou de sa femme, et fort peu la quittait,
Sinon les jours qu’il allait à la chasse.
Son fauconnier, qui pour lors le suivait,
Eut demeuré volontiers en sa place.
La jeune dame en était bien d’accord,
Ils n’attendaient que le temps de mieux faire.
Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,
Nul n’osera soutenir le contraire.
Amour enfin, qui prit à coeur l’affaire,
Leur inspira la ruse que voici.
La dame dit un soir à son mari:
Qui croyez-vous le plus rempli de zèle
De tous vos gens ? Ce propos entendu
Messire Bon lui dit: J’ai toujours cru
Le fauconnier garçon sage et fidèle;
Et c’est à lui que plus je me fierois.
Vous auriez tort, repartit cette belle;
C’est un méchant: il me tint l’autre fois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensai tomber tout de mon haut;
Car qui croirait une telle entreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussitôt
De l’étrangler, de lui manger la vue:
Il tint à peu; je n’en fus retenue,
Que pour n’oser un tel cas publier:
Même, à dessein qu’il ne le put nier,
Je fis semblant d’y vouloir condescendre;
Et cette nuit sous un certain poirier
Dans le jardin je lui dis de m’attendre.
Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,
Plus par amour que doutant de ma foi;
Je ne me puis dépêtrer de cet homme,
Sinon la nuit pendant son premier somme:
D’auprès de lui tâchant de me lever,
Dans le jardin je vous irai trouver.
Voilà l’état où j’ai laissé l’affaire.
Messire Bon se mit fort en colère.
Sa femme dit: Mon mari, mon époux,
Jusqu’à tantôt cachez votre courroux;
Dans le jardin attrapez-le vous- même;
Vous le pourrez trouver fort aisément;
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user de stratagème:
Prenez ma jupe, et contrefaites-vous;
Vous entendrez son insolence extrême:
Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,
Que le galant demeure sur la place.
Je suis d’avis que le friponneau fasse
Tel compliment à des femmes d’honneur !
Époux retint cette leçon par coeur.
Onc il ne fut une plus forte dupe
Que ce vieillard, bon homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le galant,
Messire Bon se couvrit d’une jupe,
S’encornêta, courut incontinent
Dans le jardin, ou ne trouva personne:
Garde n’avait: car, tandis qu’il frissonne,
Claque des dents, et meurt quasi de froid,
Le pèlerin, qui le tout observoit,
Va voir la dame; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,
Lorsqu ‘Amour seul étant de la partie
Entre deux draps on tient femme jolie;
Femme jolie, et qui n’est point à soi.
Quand le galant un assez bon espace
Avec la dame eut été dans ce lieu,
Force lui fut d’abandonner la place:
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon rempli d’ impatience
A tous moments sa paresse maudit.
Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,
Feignit de croire apercevoir la dame,
Et lui cria: Quoi donc méchante femme !
A ton mari tu brassais un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfait amour !
Dieu soit témoin que pour toi j’en ai honte:
Et de venir ne tenais quasi compte,
Ne te croyant le coeur si perverti,
Que de vouloir tromper un tel mari.
Or bien, je vois qu’il te faut un ami;
Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.
Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,
C’est seulement pour éprouver ta foi:
Et ne t’attends de m’induire à luxure:
Grand pécheur suis; mais j’ai, la Dieu merci,
De ton honneur encor quelque souci.
A Monseigneur ferais-je un tel outrage ?
Pour toi, tu viens avec un front de page:
Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera;
Et Monseigneur puis après le saura.
Pendant ces mots époux pleurait de joie,
Et tout ravi disait entre ses dents:
Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoie
Femme et valet si chastes, si prudents.
Ce ne fut tout; car à grands coups de gaule
Le pèlerin vous lui froisse une épaule;
De horions laidement l’accoutra;
Jusqu’au logis ainsi le convoya.
Messire Bon eut voulu que le zèle
De son valet n’eut été jusque-là;
Mais le voyant si sage et si fidèle,
Le bonhommeau des coups se consola.
Dedans le lit sa femme il retrouva;
Lui conta tout, en lui disant: M’amie,
Quand nous pourrions vivre cent ans encor,
Ni vous ni moi n’aurions de notre vie
Un tel valet; c’est sans doute un trésor.
Dans notre bourg je veux qu’il prenne femme:
A l’avenir traitez-le ainsi que moi.
Pas n’y faudrai, lui repartit la dame;
Et de ceci je vous donne ma foi. 

Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry

Un savetier, que nous nommerons Blaise,
Prit belle femme; et fut très avisé
Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,
S’en vont prier un marchand peu rusé,
Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse
Mi-muid de grain; ce que le marchand fait.
Le terme échu, ce créancier les presse.
Dieu sait pourquoi: le galant, en effet,
Crut que par là baiserait la commère.
Vous avez trop de quoi me satisfaire
(Ce lui dit-il) et sans débourser rien –
Accordez-moi ce que vous savez bien.
Je songerai, répond-elle, à la chose.
Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,
L’avertissant de ce qu’on lui propose.
Blaise lui dit: Par bieu, femme, il nous faut
Sans coup férir rattraper notre somme.
Tout de ce pas allez dire à cet homme
Qu’il peut venir, et que je n’y suis point.
Je veux ici me cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cédule.
De la donner je ne crois qu’il recule.
Puis tousserez afin de m’avertir;
Mais haut et clair, et plutôt deux fois qu’une.
Lors de mon coin vous me verrez sortir
Incontinent, de crainte de fortune.
Ainsi fut dit, ainsi s’exécuta.
Dont le mari puis après se vanta;
Si que chacun glosait sur ce mystère.
Mieux eût valu tousser après l’affaire,
(Dit à la belle un des plus gros bourgeois)
Vous eussiez eu votre compte tous trois.
N’y manquez plus, sauf après de se taire.
Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entre nous.
Elle répond: Ah Monsieur ! croyez-vous
Que nous ayons tant d’esprit que vos dames ?
Notez qu’illec avec deux autres femmes,
Du gros bourgeois l’épouse était aussi)
Je pense bien, continua la belle.
Qu’en pareil cas Madame en use ainsi;
Mais quoi, chacun n’est pas si sage qu’elle.

Conte tiré d’Athénée

Axiochus avec Alcibiades
Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,
Par bon accord comme grands camarades,
En même nid furent pondre tous deux.
Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la donzelle,
Qu’il en naquit une fille si belle,
Qu’ils s’en vantaient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Put pratiquer les leçons de sa mère;
Chacun des deux en voulut être amant;
Plus n’en voulut l’un ni l’autre être père.
Frère, dit l’un, ah ! vous ne sauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
Parbieu, dit l’autre, il est à vous, compère;
Je prends sur moi le hasard du pêché.

Conte d’un paysan qui avait offensé son Seigneur

Un paysan son seigneur offensa. 
L’histoire dit que c’était bagatelle;
Et toutefois ce seigneur le tança
Fort rudement; ce n’est chose nouvelle.
Coquin, dit-il, tu mérites la hart:
Fais ton calcul d’y venir tôt ou tard;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon; et de trois peines l’une
Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendre repos;
Ou de souffrir trente bons coups de gaules,
Bien appliqués sur tes larges épaules;
Ou de payer sur-le-champ cent écus.
Le paysan consultant là-dessus:
Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soi-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un péril extrême.
Les cent écus c’est le pire de tous.
Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria: Pour Dieu, miséricorde.
Son seigneur dit: Qu’on apporte une corde;
Quoi le galant m’ose répondre encor ?
Le paysan de peur qu’on ne le pende
Fait choix de l’ail; et le seigneur commande
Que l’on en cueille, et surtout du plus fort.
Un après un lui même il fait le compte:
Puis quand il voit que son calcul se monte
A la trentaine, il les met dans un plat.
Et cela fait le malheureux pied-plat
Prend le plus gros; en pitié le regarde;
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frottés de moutarde.
Il n’oserait de la langue y toucher.
Son seigneur rit, et surtout il prend garde
Que le galant n’avale sans mâcher.
Le premier passe; aussi fait le deuxième:
Au tiers il dit: Que le diable y ait part.
Bref il en fut à grand-peine au douzième,
Que s’écriant Haro la gorge m’ard
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte à boire.
Son seigneur dit: Ah, ah, sire Grégoire,
Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or buvez donc; et buvez à votre aise:
Bon prou vous fasse: Holà, du vin, holà.
Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,
Il vous faudra choisir après cela
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontés
Que les aulx soient sur les coups précomptes:
Car pour l’argent, par trop grosse est la somme:
Où la trouver moi qui suis un pauvre homme ?
Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le seigneur; mais laissons les oignons.
Pour prendre coeur, le vassal en sa panse
Loge un long trait; se munit le dedans;
Puis souffre un coup avec grande constance.
Au deux, il dit; Donnez-moi patience,
Mon doux Jésus, en tous ces accidents.
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horrible grimace:
Au cinq un cri: mais il n’est pas au bout;
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.
On ne vit onc si cruelle aventure.
Deux forts paillards ont chacun un bâton,
Qu’ils font tomber par poids et par mesure,
En observant la cadence et le ton.
Le malheureux n’a rien qu’une chanson.
Grâce, dit-il: mais las ! point de nouvelle;
Car le seigneur fait frapper de plus belle,
Juge des coups, et tient sa gravite,
Disant toujours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Après vingt coups d’un ton piteux il crie:
Pour Dieu cessez: hélas ! je n’en puis plus.
Son seigneur dit: Payez donc cent écus,
Net et comptant: je sais qu’à la desserre
Vous êtes dur; j’en suis fâché pour vous.
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre
Vous en peut bien assister entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre.
Le malheureux n’osant presque répondre,
Court au mugot, et dit: C’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet
L’eau cependant lui coule de la face:
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que lui sert ? il convient tout payer.
C’est grand’pitié quand on fâche son maître !
Ce paysan eut beau s’humilier;
Et pour un fait, assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher les épaules;
Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,
Fait seulement grâce d’un carolus.

Les Amours de Mars et de Vénus

Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi.

Vous devez avoir lu qu’autrefois le dieu Mars,

Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,

Après avoir dompté les plus fermes remparts,

Mit le camp devant Cythèrée.
Le siège ne fut pas de fort longue durée:
A peine Mars se présenta,
Que la belle parlementa.
Dans les formes pourtant il entreprit l’affaire:
Par tous moyens tâcha de plaire:
De son ajustement prit d’abord un grand soin.
Considérez-le en ce coin,
Qui quitte sa mine fière.
Il se fait attacher son plus riche harnois.
Quand ce serait pour des jours de tournois,
On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.
L’éclat de ses habits fait honte à l’oeil du jour.
Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière,
Il est bien malaisé de rien faire en amour.
En peu de temps Mars emporta la dame.
Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme:
Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats;
Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles
Que les femmes n’entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.
Voyez combien Vénus en ces lieux écartés
Aux yeux de ce guerrier étale de beautés:
Quels longs baisers! la gloire a bien des charmes;
Mais Mars en la servant ignore ces douceurs.
Son harnois est sur l’herbe: Amour pour toutes armes
Veut des soupirs et des larmes:
C’est ce qui triomphe des coeurs.
Phébus pour la déesse avait même dessein;
Et charme de l’espoir d’une telle conquête
Couvait plus de feux dans son sein,
Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.
C’était un dieu pourvu de cent charmes divers.
Il était beau mais il faisait des vers;
Avait un peu trop de doctrine;
Et qui pis est, savait la médecine.
Or soyez sûr qu’en amours,
Entre l’homme d’épée et l’homme de science,
Les dames au premier inclineront toujours;
Et toujours le plumet aura la préférence.
Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieux choisir.
Phébus outre de déplaisir
Apprit à Vulcan ce mystère ;
Et dans le fond d’un bois voisin de son séjour,
Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère,
Qui n’avaient en ces lieux pour témoins que l’amour.
La peine de Vulcan se voit représentée:
Et l’on ne dirait pas que les traits en sont feints.
II demeure immobile, et son âme agitée
Roule mille pensers qu’en ses yeux on voit peints.
Son marteau lui tombe des mains.
Il a martel en tète , et ne sait que résoudre,
Frappé comme d’un coup de foudre.
Le voici dans cet autre endroit
Qui querelle et qui bat sa femme.
Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt ?
Au palais de Vénus il s’en allait tout droit,
Espérant y trouver le sujet qui l’enflamme.
La dame d’un logis, quand elle fait l’amour
Met le tapis chez elle à toutes les coquettes
Dieu sait si les galants lui font aussi la cour.
Ce ne sont que jeux et fleurettes,
Plaisants devis et chansonnettes:
Mille bons mots, sans compter les bons tours,
Font que sans s’ennuyer chacun passe les jours.
Celle que vous voyez apportait une lyre,
Ne songeant qu’à se réjouir.
Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr:
Elle est trop empêchée, et chacun se retire.
Le vacarme que fait Vulcan,
A mis l’alarme au camp.
Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme ?
Quand les coeurs ont goûté les délices d’Amour,
Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,
Que de s’en passer un seul jour.
Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame
Quand l’Hymen les joindrait de son noeud le plus fort,
Que l’un fut le mari, que l’autre fut la femme,
On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord.
Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes:
La maîtresse a failli, l’on punit les suivantes.
Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants
Pourraient contre tant d’assaillants,
Garder une toison si chère ?
Il accuse sur tous l’enfant qui fait aimer:
Et se prenant au fils des pêchés de la mère
Menace Cupidon de le faire enfermer.
Ce n’est pas tout: plein d’un dépit extrême
Le voilà qui se plaint au monarque des dieux;
Et de ce qu’il devrait se cacher à soi-même,
Importune sans cesse et la terre et les cieux.
L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,
Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,
Et que de s’en troubler les esprits sont bien fous.
Plaise au ciel que jamais je n’entre en jalousie;
Car c’ est le plus grand mal, et le moins plaint de tous.
Que fait Vulcan ? car pour se voir vengé,
Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.
Un rets d’acier par ses mains est forgé:
Ce fut Momus qui je pense en fut cause.
Avec ce rets le galant lui propose
D‘envelopper nos amants bien et beau.
L’enclume sonne; et maint coup de marteau,
Dont maint chaînon l’un à l’autre s’assemble,
Prépare aux dieux un spectacle nouveau
De deux Amants qui reposent ensemble.
Les noires soeurs apprêtèrent le lit:
Et nos amants trouvant l’heure opportune,
Sous le réseau pris en flagrant délit,
De s’échapper n’eurent puissance aucune.
Vulcan fait lors éclater sa rancune:
Tout en clopant le vieillard éclopé
Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,
Grands et petits, et toute la séquelle.
Demandez-moi qui fut bien attrapé;
Ce fut, je crois, le galant et la belle.

Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons: et par malheur ce qui y manque est l’endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce je l’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient un en quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu, et qu’il y ait du manquement en cela; je prie le lecteur de l’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.

Autres Contes

  • Richard Minulto
  • Le Mari confesseur
  • Autre conte tiré d’Athénée
  • Imitation d’un conte intitulé « les Arrêtes d’Amour »Ballade

Deuxième partie des Contes (1666)

Le Faiseur d’oreilles et le Raccomodeur de moules

Sire Guillaume allant en marchandise, 
Laissa sa femme enceinte de six mois; 
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise, 
Nommée Alix, du pays champenois. 
Compère André l’allait voir quelquefois
A quel dessein, besoin n’est de le dire, 
Et Dieu le sait: c’était un maître sire; 
Il ne tendait guère en vain ses filets; 
Ce n’ était pas autrement sa coutume. 
Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point. 
Le trop d’esprit ne l’incommodait point: 
De ce défaut on n’accusait la belle.
Elle ignorait les malices d’Amour. 
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour. 
Son mari donc se trouvant en emplette, 
Elle au logis, en sa chambre seulette, 
André survient, qui sans long compliment
La considère; et lui dit froidement: 
Je m’ébahis comme au bout du royaume 
S’en est allé le compère Guillaume, 
Sans achever l’enfant que vous portez: 
Car je vois bien qu’il lui manque une oreille
Votre couleur me le démontre assez, 
En ayant vu mainte épreuve pareille. 
Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt, 
Que dites-vous ? quoi d’un enfant monaut
J’accoucherais ? n’y savez-vous remède ?
Si da, fit-il, je vous puis donner aide 
En ce besoin, et vous jurerai bien, 
Qu’autre que vous ne m’en ferait tant faire.
Le mal d’autrui ne me tourmente en rien; 
Fors excepté ce qui touche au compère: 
Quant à ce point je m’y ferais mourir. 
Or essayons, sans plus en discourir, 
Si je suis maître à forger des oreilles. 
Souvenez-vous de les rendre pareilles, 
Reprit la femme. Allez, n’ayez souci, 
Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci. 
Puis le galant montre ce qu’il sait faire. 
Tant ne fut nice (encor que nice fut) 
Madame Alix, que ce jeu ne lui plut. 
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection
A son travail; faisant ore un tendon, 
Ore un repli, puis quelque cartilage; 
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon. 
Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage, 
Puis le mettrons en sa perfection; 
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
Je vous en suis, dit-elle, bien tenue: 
Bon fait avoir ici-bas un ami. 
Le lendemain, pareille heure venue, 
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente. 
Je viens, dit-il, toute affaire cessante, 
Pour achever l’oreille que savez. 
Et moi, dit-elle, allais par un message 
Vous avertir de hâter cet ouvrage:
Montons en haut. Dès qu’ils furent montés, 
On poursuivit la chose encommencée. 
Tant fut ouvré , qu’Alix dans la pensée 
Sur cette affaire un scrupule se mit; 
Et l’innocente au bon apôtre dit: 
Si cet enfant avait plusieurs oreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné. 
Rien, rien, dit-il; à cela j’ai soigné; 
Jamais ne faux en rencontres pareilles. 
Sur le métier l’oreille était encor, 
Quand le mari revient de son voyage; 
Caresse Alix, qui du premier abord: 
Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage.
Nous en tenions sans le compère André;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente. 
Sire André donc, toute affaire cessante 
En a fait une: il ne faut oublier 
De l’aller voir, et l’en remercier; 
De tels amis on a toujours affaire. 
Sire Guillaume, au discours qu’elle fit, 
Ne comprenant comme il se pouvait faire 
Que son épouse eût eu si peu d’esprit, 
Par plusieurs fois lui fit faire un récit 
De tout le cas; puis outre de colère 
Il prit une arme à côte de son lit; 
Voulut ruer la pauvre Champenoise, 
Qui prétendait ne l’avoir mérité. 
Son innocence et sa naïveté 
En quelque sorte apaisèrent la noise. 
Hélas Monsieur, dit la belle en pleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ? 
Je n’ai donne vos draps ni votre argent; 
Le compte y est; et quant au demeurant,
André me dit quand il parfit l’enfant, 
Qu’en trouveriez plus que pour votre usage: 
Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi; 
Je m’en rapporte à votre bonne foi. 
L’époux sortant quelque peu de colère, 
Lui répondit: Or bien, n’en parlons plus;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire, 
J’en suis d’accord, contester là-dessus 
Ne produirait que discours superflus: 
Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte 
Qu’en ce logis j’attrape le galant: 
Ne parlez point de notre différend; 
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte 
Il vous le faut avoir adroitement; 
Me feindre absent en un second voyage, 
Et lui mander, par lettre ou par message, 
Que vous avez à lui dire deux mots. 
André viendra; puis de quelques propos 
L’amuserez; sans toucher à l’oreille; 
Car elle est faite, il n y manque plus rien. 
Notre innocente exécuta très bien 
L’ordre donné; ce ne fut pas merveille; 
La crainte donne aux bêtes de l’esprit. 
André venu, l’époux guère ne tarde, 
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde 
Où se sauver: nul endroit il ne vit, 
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe; Alix ouvre la porte; 
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le galant. 
Sire Guillaume était armé de sorte 
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main forte, 
Ne le voulant sans doute assassiner;
Mais quelque oreille au pauvre homme couper
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie, 
Pays cruel et plein de barbarie. 
C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas: 
Puis l’emmena sans qu’elle osât rien dire;
Ferma très bien la porte sur le sire. 
André se crut sorti d’un mauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose. 
Sire Guillaume, en rêvant à son cas 
Change d’avis, en soi-même propose
De se venger avecque moins de bruit, 
Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.
Alix, dit-il, allez quérir la femme 
De sire André; contez-lui votre cas 
De bout en bout; courez, n’y manquez pas.
Pour l’amener vous direz à la dame 
Que son mari court un péril très grand; 
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles 
On fait souffrir en rencontres pareilles: 
Chose terrible, et dont le seul penser 
Vous fait dresser les cheveux à la tête; 
Que son époux est tout près d’y passer; 
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à la fête. 
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
Elle pourra faire changer la peine; 
Amenez-la, courez; je vous promets 
D’oublier tout moyennant qu’elle vienne.
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut 
Chez sire André dont la femme accourut
En diligence, et quasi hors d’haleine; 
Puis monta seule, et ne voyant André, 
Crut qu’il était quelque part enfermé. 
Comme la dame était en ces alarmes, 
Sire Guillaume ayant quitté ses armes 
La fait asseoir, et puis commence ainsi: 
L’ingratitude est mère de tout vice. 
André m’a fait un notable service; 
Par quoi, devant que vous sortiez d’ici, 
Je lui rendrai si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix: je veux d’un si bon tour 
Me revancher, et je pense une chose: 
Tous vos enfants ont le nez un peu court:
Le moule en est assurément la cause. 
Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder 
Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire. 
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit 
Moitié raisin, moitié figue, en jouit. 
La dame prit le tout en patience; 
Bénit le ciel de ce que la vengeance 
Tombait sur elle, et non sur sire André; 
Tant elle avait pour lui de charité. 
Sire Guillaume était de son côté 
Si fort ému, tellement irrité, 
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce 
Du talion, rendant à son époux 
Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace. 
Qu’on dit bien vrai que se venger est doux ! 
Très sage fut d’en user de la sorte: 
Puisqu’il voulait son honneur réparer, 
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront à mon sens se tirer. 
André vit tout, et n’osa murmurer; 
Jugea des coups; mais ce fut sans rien dire;
Et loua Dieu que le mal n’était pire. 
Pour une oreille il aurait composé . 
Sortir à moins, c’était pour lui merveilles: 
Je dis à moins; car mieux vaut, tout prise, 
Cornes gagner que perdre ses oreilles. 

Le Muletier

Un roi lombard (les rois de ce pays
Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)
Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits
Maître Boccace auteur de cette histoire,
Portait le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,
Veuve du roi dernier mort sans enfants,
Lequel laissa l’état sous la tutelle
De celui-ci, prince sage et prudent.
Nulle beauté n’était alors égale
A Teudelingue; et la couche royale
De part et d’autre était assurément
Aussi complète, autant bien assortie
Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon
En badinant fit choir de son brandon
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie
: Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit; dont avecque furie
Le feu se prit au coeur d’un muletier.
Ce muletier était homme de mine,
Et démentait en tout son origine,
Bien fait et beau, même ayant du bon sens.
Bien le montra; car, s’étant de la reine
Amouraché, quand il eut quelque temps
Fait ses efforts et mis toute sa peine
Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,
Le compagnon fit un tour d’homme habile.
Maître ne sais meilleur pour enseigner
Que Cupidon; l’âme la moins subtile
Sous sa férule apprend plus en un jour,
Qu’un maître es arts en dix ans aux écoles.
Aux plus grossiers par un chemin bien court
Il sait montrer les tours et les paroles.
Le présent conte en est un bon témoin.
Notre amoureux ne songeait près ni loin
Dedans l’abord à jouir de sa mie.
Se déclarer de bouche ou par écrit
N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,
Mourut ou non, d’en passer son envie;
Puisqu’aussi bien plus vivre ne pouvait;
Et mort pour mort, toujours mieux lui valait,
Auparavant que sortir de la vie,
Eprouver tout, et tenter le hasard.
L’usage était chez le peuple lombard
Que quand le roi, qui faisait lit à part
(Comme tous font) voulait avec sa femme
Aller coucher, seul il se présentait,
Presque en chemise, et sur son dos n’avait
Qu’une simarre; à la porte il frappait
Tout doucement; aussitôt une dame
Ouvrait sans bruit; et le roi lui mettait
Entre les mains la clarté qu’il portait;
Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme
D’abord la dame éteignait en sortant
Cette clarté; c’était le plus souvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque royaume a ses cérémonies.
Le muletier remarqua celle-ci;
Ne manqua pas de s’ajuster ainsi;
Se présenta comme c’était l’usage,
S’étant caché quelque peu le visage.
La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.
Nul cas n’était à craindre en l’aventure
Fors que le roi ne vînt pareillement.
Mais ce jour-là s’étant heureusement
Mis à chasser, force était que nature
Pendant la nuit cherchât quelque repos.
Le muletier frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
Un autre point, outre ce qu’avons dit,
(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnait mot en prenant ses ébats.
A tout cela Teudelingue était faite.
Notre amoureux fournit plus d’une traite.
Un muletier à ce jeu vaut trois rois.
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement, et crut que la colère
Rendait le prince outre son ordinaire
Plein de transport, et qu’il n’y songeait pas.
En ses présents le Ciel est toujours juste:
Il ne départ à gens de tous états
Mêmes talents. Un empereur auguste
A les vertus propres pour commander:
Un avocat sait les points décider:
Au jeu d’amour le muletier fait rage:
Chacun son fait; nul n’a tout en partage.
Notre galant s’étant diligenté,
Se retira sans bruit et sans clarté,
Devant l’aurore. Il en sortait à peine,
Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine;
Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.
Certes, Monsieur, je sais bien, lui dit-elle,
Que vous avez pour moi beaucoup de zèle;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir: même outre l’ordinaire
En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.
Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez
Que ne soit trop; votre santé m’est chère.
Le roi fut sage, et se douta du tour;
Ne sonna mot, descendit dans la cour;
Puis de la cour entra dans l’écurie
Jugeant en lui que le cas provenait
D’un muletier, comme l’on lui parlait .
Toute la troupe était lors endormie,
Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.
Le roi n’avait lanterne ni bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous;
Crut que l’auteur de cette tromperie
Se connaîtrait au battement du pouls.
Pas ne faillit dedans sa conjecture;
Et le second qu’il tâta d’aventure
Etait son homme; à qui d’émotion,
Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le coeur battait, et le pouls tout ensemble.
Ne sachant pas où devait aboutir
Tout ce mystère, il feignait de dormir.
Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’il tremble,
En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupait le crin à ses chevaux.
Faisons, dit-il, au galant une marque,
Pour le pouvoir demain connaître mieux.
Incontinent de la main du monarque
Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Lui fut coupé, droit vers le front du sire.
Et cela fait le prince se retire.
II oublia de serrer le toupet;
Dont le galant s’avisa d’un secret
Qui d’Agiluf gâta le stratagème.
Le muletier alla sur l’heure même
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le roi vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le prince en son âme:
Qu’est ceci donc ! qui croirait que ma femme
Aurait été si vaillante au déduit ?
Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourni d’ébat à plus de quinze ou seize ?
Autant en vit vers le front de tondus.
Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise :
Au demeurant qu’il n’y retourne plus . 

La Gageure des trois Commères

Après bon vin, trois commères un jour
S’entretenaient de leurs tours et prouesses.
Toutes avaient un ami par amour
Et deux étaient au logis les maîtresses .
L’une disait: J’ai le roi des maris:
Il n’en est point de meilleur dans Paris.
Sans son congé je vas partout m’ébattre.
Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.
Il ne faut pas se lever trop matin
Pour lui prouver que trois et deux font quatre.
Par mon serment, dit une autre aussitôt
Si je l’avais j’en ferais une étrenne;
Car quant à moi, du plaisir ne me chaut ,
A moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.
Votre époux va tout ainsi qu’on le mène:
Le mien n’est tel. J’en rends grâces à Dieu.
Bien saurait prendre et le temps et le lieu,
Qui tromperait à son aise un tel homme.
Pour tout cela ne croyez que je chomme.
Le passe-temps en est d’autant plus doux:
Plus grand en est l’amour des deux parties.
Je ne voudrais contre aucune de vous,
Qui vous vantez d’être si bien-loties,
Avoir troqué de galant ni époux.
Sur ce débat la troisième commère
Les mit d’accord; car elle fut d’avis
Qu’Amour se plaît avec les bons maris,
Et veut aussi quelque peine légère .
Ce point vuidé, le propos s’échauffant,
Et d’en conter toutes trois triomphant ,
Celle-ci dit: Pourquoi tant de paroles ?
Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ?
Laissons à part les disputes frivoles:
Sur nouveaux frais attrapons nos époux.
Le moins bon tour payera quelque amende.
Nous le voulons, c’est ce que l’on demande,
Dirent les deux. Il faut faire serment,
Que toutes trois, sans nul déguisement,
Rapporterons, l’affaire étant passée,
Le cas au vrai; puis pour le jugement
On en croira la commère Macée.
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.
Voici comment chacune y procéda.
Celle des trois qui plus était contrainte,
Aimait alors un beau jeune garçon,
Frais, délicat, et sans poil au menton:
Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte.
Les pauvres gens n’avaient de leurs amours
Encor joui, sinon par échappées:
Toujours fallait forger de nouveaux tours,
Toujours chercher des maisons empruntées
Pour plus à l’aise ensemble se jouer.
La bonne dame habille en chambrière
Le jouvenceau, qui vient pour se louer,
D’un air modeste, et baissant la paupière.
Du coin de l’oeil époux le regardait,
Et dans son coeur déjà se proposait
De rehausser le linge de la fille.
Bien lui semblait, en la considérant,
N’en avoir vu jamais de si gentille.
On la retient; avec peine pourtant:
Belle servante, et mari vert galant,
C’était matière à feindre du scrupule.
Les premiers jours le mari dissimule,
Détourne l’oeil, et ne fait pas semblant
De regarder sa servante nouvelle;
Mais tôt après il tourna tant la belle,
Tant lui donna, tant encor lui promit,
Qu’elle feignit à la fin de se rendre;
Et de jeu fait, à dessein de le prendre,
Un certain soir la galande lui dit:
Madame est mal, et seule elle veut être
Pour cette nuit: incontinent le maître
Et la servante ayant fait leur marché
S’en vont au lit, et le drôle couche,
Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,
Madame vient: qui fut bien empêché,
Ce fut époux cette fois pris pour dupe.
Oh, oh, lui dit la commère en riant,
Votre ordinaire est donc trop peu friand
A votre goût; et par saint Jean, beau sire,
Un peu plus tôt vous me le deviez dire:
J’aurais chez moi toujours eu des tendrons.
De celui-ci pour certaines raisons
Vous faut passer; cherchez autre aventure.
Et vous, la belle au dessein si gaillard,
Merci de moi, chambrière d’un liard,
Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.
Il vous faut donc du même pain qu’à moi:
J’en suis d’avis; non pourtant qu’il m’en chaille ,
Ni qu’on ne puisse en trouver qui le vaille:
Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi
Donner encore à quelqu’un dans la vue
Je ne suis pas à jeter dans la rue.
Laissons ce point; je sais un bon moyen:
Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.
Voyez un peu; dirait-on qu’elle y touche?
Vite, marchons, que du lit où je couche
Sans marchander on prenne le chemin:
Vous chercherez vos besognes demain.
Si ce n’était le scandale et la honte,
Je vous mettrais dehors en cet état.
Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat:
Puis je rendrai de vous un très bon compte
A l’avenir, et vous jure ma foi
Que nuit et jour vous serez près de moi.
Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,
Puisque je puis empêcher tous vos tours ?
La chambrière écoutant ce discours
Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes;
Prend son paquet, et sort sans consulter
Ne se le fait pas deux fois répéter;
S’en va jouer un autre personnage;
Fait au logis deux métiers tour à tour;
Galant de nuit, chambrière de jour,
En deux façons elle a soin du ménage.
Le pauvre époux se trouve tout heureux
Qu’à si bon compte il en ait été quitte.
Lui couche seul, notre couple amoureux
D’un temps si doux à son aise profite.
Rien ne s’en perd; et des moindres moments
Bons ménagers furent nos deux amants,
Sachant très bien que l’on n’y revient guères.
Voilà le tour de l’une des commères.
L’autre de qui le mari croyait tout,
Avecque lui sous un poirier assise,
De son dessein vint aisément à bout.
En peu de mots j’en vas conter la guise.
Leur grand valet près d’eux était debout,
Garçon bien fait, beau parleur, et de mise ,
Et qui faisait les servantes trotter.
La dame dit: Je voudrais bien goûter
De ce fruit-là: Guillot, monte, et secoue
Notre poirier. Guillot monte à l’instant.
Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant
Qu’il lui paraît que le mari se joue
Avec la femme; aussitôt le valet
Frottant ses yeux comme étonné du fait:
Vraiment, Monsieur, commence-t-il à dire,
Si vous vouliez Madame caresser,
Un peu plus loin vous pouviez aller rire,
Et moi présent du moins vous en passer.
Ceci me cause une surprise extrême.
Devant les gens prendre ainsi vos ébats !
Si d’un valet vous ne faites nul cas,
Vous vous devez du respect à vous-même.
Quel taon vous point ? attendez à tantôt:
Ces privautés en seront plus friandes;
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut
Les nuits d’été sont encore assez grandes.
Pourquoi ce lieu ? vous avez pour cela
Tant de bons lits, tant de chambres si belles.
La dame dit: Que conte celui- là ?
Je crois qu’il rêve: ou prend-il ces nouvelles ?
Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?
Descends, descends, mon ami, tu verras.
Guillot descend. Hé bien, lui dit son maître,
Nous jouons-nous ?
GUILLOT
Non pas pour le présent.
LE MARI
Pour le présent ?
GUILLOT
Oui Monsieur, je veux être
Ecorché vif, si tout incontinent
Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.
LA FEMME
Mieux te vaudrait laisser cette sornette;
Je te le dis; car elle sent les coups.
LE MARI
Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous
Tout de ce pas par mon ordre on le mette.
GUILLOT
Est-ce être fou que de voir ce qu’on voit ?
LA FEMME
Et qu’as-tu vu ?
GUILLOT
J’ai vu, je le répète,
Vous et Monsieur qui dans ce même endroit
Jouiez tous deux au doux jeu d’amourette:
Si ce poirier n’est peut- être charmé.
LA FEMME
Voire , charmé; tu nous fais un beau conte.
LE MARI
Je le veux voir; vraiment faut que j’y monte:
Vous en saurez bientôt la vérité.
Le maître à peine est sur l’arbre monté,
Que le valet embrasse la maîtresse.
L’époux qui voit comme l’on se caresse
Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.
Il se rompit le col, ou peu s’en faut,
Pour empêcher la suite de l’affaire:
Et toutefois il ne put si bien faire
Que son honneur ne reçût quelque échec.
Comment, dit-il, quoi même à mon aspect ?
Devant mon nez ? à mes yeux ? Sainte Dame,
Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme.
LE MARI
Oses-tu bien le demander encor ?
LA FEMME
Et pourquoi non ?
LE MARI
Pourquoi ? n’ai-je pas tort
De t’accuser de cette effronterie ?
LA FEMME
Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vous prie.
LE MARI
Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?
LA FEMME
Moi ? vous rêvez.
LE MARI
D’où viendrait donc ce cas ?
Ai-je perdu la raison ou la vue ?
LA FEMME
Me croyez-vous de sens si dépourvue
Que devant vous je commisse un tel tour?
Ne trouverais-je assez d’heures au jour
Pour m’égayer, si j’en avais envie ?
LE MARI
Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.
Notre poirier m’abuse assurément.
Voyons encor. Dans le même moment
L’époux remonte, et Guillot recommence.
Pour cette fois le mari voit la danse
Sans se fâcher, et descend doucement.
Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes
C’est ce poirier, il est ensorcelé.
Puisqu ‘il fait voir de si vilaines choses
Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.
Cours au logis; dis qu’on le vienne abattre.
Je ne veux plus que cet arbre maudit
Trompe les gens. Le valet obéit.
Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre
Se demandant l’un l’autre sourdement
Quel si grand crime a ce poirier pu faire?
La dame dit: Abattez seulement
Quant au surplus, ce n’est pas votre affaire.
Par ce moyen la seconde commère
Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.
Passons au tour que la troisième fit.
Les rendez-vous chez quelque bonne amie
Ne lui manquaient non plus que l’eau du puits.
Là tous les jours étaient nouveaux déduits.
Notre donzelle y tenait sa partie.
Un sien amant étant lors de quartier,
Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier
S’il n’était libre, à la dame propose
De se trouver seuls ensemble une nuit.
Deux, lui dit-elle, et pour si peu de chose
Vous ne serez nullement éconduit.
Jà de par moi ne manquera l’affaire.
De mon mari je saurai me défaire
Pendant ce temps. Aussitôt fait que dit.
Bon besoin eut d’être femme d’esprit
Car pour époux elle avait pris un homme
Qui ne faisait en voyages grands frais;
Il n’allait pas quérir pardons à Rome
Quand il pouvait en rencontrer plus près.
Tout au rebours de la bonne donzelle,
Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,
Toujours allait au plus loin s’en pourvoir.
Pèlerinage avait fait son devoir
Plus d’une fois; mais c’était le vieux style:
Il lui fallait, pour se faire valoir,
Chose qui fut plus rare et moins facile.
Elle s’attache à l’orteil dès ce soir
Un brin de fil, qui rendait à la porte
De la maison; et puis se va coucher
Droit au côté d’Henriet Berlinguier
(On appelait son mari de la sorte.)
Elle fit tant qu’Henriet se tournant
Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne
Quelque dessein, et sans faire semblant
D’être éveillé, sur ce fait il raisonne;
Se lève enfin, et sort tout doucement,
De bonne foi son épouse dormant,
Ce lui semblait; suit le fil dans la rue;
Conclut de là que l’on le trahissait:
Que quelque amant que la donzelle avait,
Avec ce fil par le pied la tirait,
L’avertissant ainsi de sa venue:
Que la galande aussitôt descendait,
Tandis que lui pauvre mari dormait.
Car autrement pourquoi ce badinage ?
Il fallait bien que Messer Cocuage
Le visitât; honneur dont à son sens
Il se serait passé le mieux du monde.
Dans ce penser il s’arme jusqu’aux dents;
Hors la maison fait le guet et la ronde,
Pour attraper quiconque tirera
Le brin de fil. Or le lecteur saura
Que ce logis avait sur le derrière
De quoi pouvoir introduire l’ami:
Il le fut donc par une chambrière.
Tout domestique en trompant un mari
Pense gagner indulgence plénière.
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,
La bonne dame, et le jeune muguet
En sont aux mains, et Dieu sait la manière.
En grand soulas cette nuit se passa.
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.
Tout fut des mieux grâces à la servante,
Qui fit si bien devoir de surveillante,
Que le galant tout à temps délogea.
Époux revint quand le jour approcha
Reprit sa place, et dit que la migraine
L’avait contraint d’aller coucher en haut
Deux jours après la commère ne faut
De mettre un fil; Berlinguier aussitôt
L’ayant senti, rentre en la même peine
Court à son poste, et notre amant au sien.
Renfort de joie: on s’en trouva si bien,
Qu’encore un coup on pratiqua la ruse;
Et Berlinguier prenant la même excuse
Sortit encore, et fit place à l’amant.
Autre renfort de tout contentement.
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,
Il en fallut venir au dénouement;
Trois actes eut sans plus la comédie
Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,
Le brin de fil aussitôt fut tiré
Par un des siens sur qui époux se rue,
Et le contraint en occupant la rue
D’entrer chez lui. Le tenant au collet,
Et ne sachant que ce fût un valet
Bien à propos lui fut donné le change
Dans le logis est un vacarme étrange
La femme accourt au bruit que fait l’époux.
Le compagnon se jette à leurs genoux;
Dit qu’il venait trouver la chambrière;
Qu’avec ce fil il la tirait à soi
Pour faire ouvrir; et que depuis naguère
Tous deux s étaient entre-donné la foi .
C’est donc cela, poursuivit la commère
En s’adressant à la fille, en colère,
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil
Un brin de fil: je m’en mis un pareil,
Pour attraper avec ce stratagème
Votre galant. Or bien, c’est votre époux:
A la bonne heure: il faut cette nuit même
Sortir d’ici. Berlinguier fut plus doux;
Dit qu’il fallait au lendemain attendre.
On les dota l’un et l’autre amplement;
L’époux, la fille; et le valet l’amant
Puis au moutier le couple s’alla rendre;
Se connaissant tous deux de plus d’un jour.
Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.
Lequel vaut mieux? Pour moi, je m’en rapporte
Macée ayant pouvoir de décider,
Ne sut à qui la victoire accorder
Tant cette affaire à resoudre était forte.
Toutes avaient eu raison de gager.
Le procès pend, et pendra de la sorte
Encor longtemps, comme l’on peut juger.

A Femme avare, galant Escroc

Qu’un homme soit plumé par des coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort: plus d’amour sans payer:
En beaux louis se content les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse
En attraper au moins une entre cent;
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
Je choisirai pour exemple Gulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudard,
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Notez ceci, et qu’il vous en souvienne
Galants d’épée; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu nécessaire;
Je trouverais maintenant à la cour
Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.
Celui-ci donc chez sire Gasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle était jeune, et belle créature,
Plaisait beaucoup, fors un point qui gâtait
Toute l’affaire, et qui seul rebutait
Les plus ardents; c’est qu’elle était avare.
Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare
Qui l’or en main n’explique ses désirs.
Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs ,
Sont les ressorts que Cupidon emploie:
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât . Chacun sait ce que c’est
Que de parler le lecteur s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, et si bien qu’il propose
Deux cents écus. La belle l’écouta:
Et Gasparin à Gulphar les prêta
(Ce fut le bon ), puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence de gens.
Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,
Qu’à votre époux vous donnerez, Madame.
La belle crut qu’il avait dit cela
Par politique, et pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux, en femme de parole.
Le drôle en prit ce jour et les suivants
Pour son argent, et même avec usure:
A bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar lui dit, son épouse présente:
J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avais cru:
Déchargez-en votre livre de grâce.
A ce propos aussi froide que glace,
Notre galande avoua le reçu.
Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs; c’est ce qui la fâchait:
Voyez un peu la perte que c’était !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la ville
Le publier, le prêcher sur les toits
De l’en blâmer il serait inutile:
Ainsi vit-on chez nous autres François.

On ne s’avise jamais de tout

Certain jaloux ne dormant que d’un oeil,
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la dame
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe sait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cette affaire
N’était une hydre, à parler franchement.
Il captivait sa femme cependant;
De ses cheveux voulait savoir le nombre ;
La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux,
Par une vieille au corps tout rempli d’yeux,
Qui la quittait aussi peu que son ombre.
Ce fou tenait son recueil fort entier
ll le portait en guise de psautier,
Croyant par là cocuage hors de gamme .
Un jour de fête, arrive que la dame
En revenant de l’église passa
Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta
Fort à propos plein un panier d’ordure.
On s’excusa: la pauvre créature
Toute vilaine entra dans le logis.
Il lui fallut dépouiller ses habits.
Elle envoya quérir une autre jupe,
Dès en entrant, par cette douagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident. Foin, dit-il, celui-là
N’est dans mon livre, et je suis pris pour dupe:
Que le recueil au diable soit donne.
Il disait bien; car on n’avait jeté
Cette immondice, et la dame gâté,
Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque temps.
Un sien galant ami de là-dedans
Tout aussitôt profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce sexe avoir l’oeil:
Ce n’est coup sûr encontre tous esclandres.
Maris jaloux, brûlez votre recueil
Sur ma parole, et faites-en des cendres.

La fiancée du roi de Garbe

Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons:
On abuse du vrai comme on fait de la feinte:
Je le souffre aux récits qui passent pour chansons,
Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte.
Mais aux événements de qui la vérité
Importe à la postérité,
Tels abus méritent censure.
Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.
Je me suis écarté de mon original.
On en pourra gloser; on pourra me mécroire:
Tout cela n’est pas un grand mal:
Alaciel et sa mémoire
Ne sauraient guère perdre à tout ce changement.
J’ai suivi mon auteur en deux points seulement:
Points qui font véritablement
Le plus important de l’histoire.
L’un est que par huit mains Alaciel passa
Avant que d’entrer dans la bonne:
L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,
Ayant peut-être en sa personne
De quoi négliger ce point-là.
Quoi qu’il en soit, la belle en ses traverses,
Accidents, fortunes diverses,
Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler;
Changea huit fois de chevalier:
Il ne faut pas pour cela qu’on l’accuse:
Ce n était après tout que bonne intention,
Gratitude, ou compassion,
Crainte de pis, honnête excuse.
Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé.
Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle,
Et dans son erreur par la belle
Apparemment il fut laissé.
Qu’on n’y puisse être pris, la chose est toute claire,
Mais après huit, c’est une étrange affaire:
Je me rapporte de cela
A quiconque a passé par là.
Zaïr soudan d’Alexandrie,
Aima sa fille Alaciel
Un peu plus que sa propre vie:
Aussi ce qu’on se peut figurer sous le ciel,
De bon, de beau, de charmant et d’aimable,
D’accommodant, j’y mets encor ce point,
La rendait d’autant estimable;
En cela je n’augmente point.
Au bruit qui courait d’elle en toutes ces provinces,
Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.
Il la fit demander, et fut assez heureux
Pour l’emporter sur d’autres princes.
La belle aimait déjà; mais on n’en savait rien
Filles de sang royal ne se déclarent guères.
Tout se passe en leur coeur; cela les fâche bien;
Car elles sont de chair ainsi que les bergères
Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan,
Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran,
Plaisait fort à la dame, et d’un commun martyre,
Tous deux bûulaient sans oser se le dire;
Ou s’ils se le disaient, ce n’était que des yeux.
Comme ils en étaient là, l’on accorda la belle.
Il fallut se résoudre à partir de ces lieux.
Zaïr fit embarquer son amant avec elle.
S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux.
Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires
Ayant pris le dessus du vent,
Les attaqua; le combat fut sanglant;
Chacun des deux partis y fit mal ses affaires.
Les assaillants, faits aux combats de mer,
Etaient les plus experts en l’art de massacrer;
Joignaient l’adresse au nombre: Hispal par sa vaillance
Tenait les choses en balance.
Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord.
Grifonio le gigantesque
Conduisait l’horreur et la mort
Avecque cette soldatesque.
Hispal en un moment se vit environné.
Maint corsaire sentit son bras déterminé.
De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes.
Cependant qu’il était au combat acharné,
Grifonio courut à la chambre des femmes.
Il savait que l’infante était dans ce vaisseau;
Et l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes,
Il l’emportait comme un moineau;
Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante,
Il prit aussi la cassette aux bijoux,
Aux diamants, aux témoignages doux
Que reçoit et garde une amante:
Car quelqu’un m’a dit, entre nous,
Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante
Un aveu dont d’abord elle parut contente,
Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux.
Le malheureux corsaire, emportant cette proie,
N’en eut pas longtemps de la joie.
Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,
S’étant quelque peu détaché,
Comme Grifonio passait d’un bord à l’autre,
Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal,
Le héros d’un revers coupe en deux l’animal:
Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre,
Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,
Avec maint autre dieu non moins extravagant:
Part demeure sur pieds, en la même posture.
On aurait ri de l’aventure,
Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau.
Hispal se jette après: l’un et l’autre vaisseau,
Malmené du combat, et privé de pilote,
Au gré d’Eole et de Neptune flotte.
La mort fit lâcher prise au géant pourfendu.
L’infante par sa robe en tombant soutenue,
Fut bientôt d’Hispal secourue.
Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu:
Ils étaient presque à demi-mille.
Ce qu’il jugea de plus facile,
Fut de gagner certains rochers,
Qui d’ordinaire étaient la perte des nochers,
Et furent le salut d’Hispal et de l’infante.
Aucuns ont assuré comme chose constante,
Que même du péril la cassette échappa;
Qu’à des cordons étant pendue,
La belle après soi la tira;
Autrement elle était perdue.
Notre nageur avait l’infante sur son dos
Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine,
La crainte de la faim suivit celle des flots;
Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine.
Le jour s’achève; il se passe une nuit;
Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit;
Point de quoi manger sur ces roches:
Voilà notre couple réduit
A sentir de la faim les premières approches.
Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux,
Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,
Ils perdaient doublement en leur mésaventure.
Après s’être longtemps regardés sans parler,
Hispal, dit la princesse, il se faut consoler;
Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure.
Nous n’en mourrons pas moins; mais il dépend de nous
D’adoucir l’aigreur de ses coups;
C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême.
Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ?
Ah ! si.. mais non, Madame, il n’est pas à propos
Que vous aimiez; vous seriez trop à plaindre.
Je brave à mon égard et la faim et les flots;
Mais jetant l’oeil sur vous je trouve tout à craindre.
La princesse à ces mots ne se put plus contraindre.
Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,
Regards d’être au ciel adressés,
Et puis sanglots, et puis soupirs encore:
En ce même langage Hispal lui repartit:
Tant qu’enfin un baiser suivit:
S’il fut pris ou donné c’est ce que l’on ignore.
Après force voeux impuissants,
Le héros dit: Puisqu’en cette aventure
Mourir nous est chose si sûre,
Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants
Ou des monstres marins deviennent la pâture ?
Sépulture pour sépulture,
La mer est égale, à mon sens:
Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ?
Serait-il point plus à propos
De nous abandonner aux flots ?
J’ai de la force encor, la côte est peu distante,
Le vent y pousse; essayons d’approcher;
Passons de rocher en rocher:
J’en vois beaucoup ou je puis prendre haleine.
Alaciel s’y résolut sans peine.
Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant,
La cassette en laisse suivant,
Et le nageur poussé du vent,
De roc en roc portant la belle,
Façon de naviger nouvelle.
Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,
Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs,
Hispal n’en pouvant plus, de faim, de lassitude,
De travail et d’inquiétude,
(Non pour lui, mais pour ses amours),
Après avoir jeuné deux jours,
Prit terre à la dixième traite,
Lui, la princesse, et la cassette. Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours
Cette cassette ? est-ce une circonstance
Qui soit de si grande importance ?
Oui selon mon avis; on va voir si j’ai tort.
Je ne prends point ici l’essor,
Ni n’affecte de railleries.
Si j’avais mis nos gens à bord
Sans argent et sans pierreries,
Seraient-ils pas demeurés court ?
On ne vit ni d’air ni d’amour.
Les amants ont beau dire et faire,
Il en faut revenir toujours au nécessaire.
La cassette y pourvut avec maint diamant.
Hispal vendit les uns, mit les autres en gages;
Fit achat d’un château le long de ces rivages;
Ce château, dit l’histoire, avait un parc fort grand,
Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages,
Sous ces ombrages nos amants
Passaient d’agréables moments:
Voyez combien voilà de choses enchaînées,
Et par la cassette amenées.
Or au fond de ce bois un certain antre était,
Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,
Sombre surtout; la nature semblait
L’avoir mis là non pour autre mystère.
Nos deux amants se promenant un jour,
Il arriva que ce fripon d’Amour
Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.
Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs,
Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs,
Plein d’une ardeur impatiente;
La princesse écoutait incertaine et tremblante.
Nous voici, disait-il, en un bord étranger,
Ignorés du reste des hommes;
Profitons-en; nous n’avons à songer
Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou nous sommes.
Qui vous retient ? on ne sait seulement
Si nous vivons; peut-être en ce moment
Tout le monde nous croit au corps d’une baleine.
Ou favorisez votre amant,
Ou qu’à votre époux il vous mène.
Mais pourquoi vous mener? vous pouvez rendre heureux
Celui dont vous avez éprouvé la constance.
Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ?
N’est-il point assez amoureux,
Et n’avez-vous point fait assez de résistance ?
Hispal haranguait de façon
Qu’il aurait échauffé des marbres,
Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,
Faisait semblant d’écrire sur les arbres.
Mais l’amour la faisait rêver
A d’autres choses qu’à graver
Des caractères sur l’écorce.
Son amant et le lieu l’assuraient du secret:
C’était une puissante amorce.
Elle résistait à regret:
Le printemps par malheur était lors en sa force.
Jeunes coeurs sont bien empêchés
A tenir leurs désirs cachés,
Etant pris par tant de manières.
Combien en voyons-nous se laisser pas à pas
Ravir jusqu’aux faveurs dernières,
Qui dans l’abord ne croyaient pas
Pouvoir accorder les premières ?
Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants.
Mainte fille a perdu ses gants,
Et femme au partir s’est trouvée,
Qui ne sait la plupart du temps
Comme la chose est arrivée.
Près de l’antre venus, notre amant proposa
D’entrer dedans; la belle s’excusa;
Mais malgré soi, déjà presque vaincue.
Les services d’Hispal en ce même moment
Lui reviennent devant la vue.
Ses jours sauvés des flots, son honneur d’un géant:
Que lui demandait son amant ?
Un bien dont elle était à sa valeur tenue
Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami,
Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde
Vous le vienne enlever; Madame, songez-y;
L’on ne sait pour qui l’on le garde.
L infante à ces raisons se rendant à demi,
Une pluie acheva l’affaire:
Il fallut se mettre à l’abri:
Je laisse à penser où. Le reste du mystère
Au fond de l’antre est demeuré.
Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle
A qui ce fait est arrivé
Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle.
L’ancre ne les vit seul de ces douceurs jouir:
Rien ne coûte en amour que la première peine.
Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr
Ceux de ce bois; car la forêt n’est pleine
Que des monuments amoureux
Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie.
On y verrait écrit: Ici pâma de joie
Des mortels le plus heureux
Là mourut un amant sur le sein de sa dame
En cet endroit, mille baisers de flamme
Furent donnés, et mille autres rendus.
Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus,
Si châteaux avaient une langue.
La chose en vint au point que, las de tant d’amour
Nos amants à la fin regrettèrent la cour.
La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue:
Vous m’ êtes cher, Hispal; j’aurais du déplaisir,
Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime.
Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir?
Je vous le demande à vous-même.
Ce sont des feux bientôt passés,
Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés;
Il y faut un peu de contrainte.
Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant
Ne nous soit un désert, et puis un monument;
Hispal, ôtez-moi cette crainte.
Allez-vous-en voir promptement
Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,
Quand on saura que nous sommes en vie.
Déguisez bien notre séjour:
Dites que vous venez préparer mon retour,
Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre,
Qu’il n’arrive plus d’aventure.
Croyez-moi, vous n’y perdrez rien:
Trouvez seulement le moyen
De me suivre en ma destinée,
Ou de fillage , ou d’hymenée;
Et tenez pour chose assurée
Que si je ne vous fais du bien
Je serai de près éclairée.
Que ce fut ou non son dessein,
Pour se servir d’Hispal, il fallait tout promettre.
Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin,
L’infante pour Zaïr le charge d’une lettre.
Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent;
Il arrive à la cour, où chacun lui demande
S’il est mort, s’il est vivant,
Tant la surprise fut grande;
En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait.
Dès qu’il eut à tout satisfait,
On fit partir une escorte puissante.
Hispal fut retenu; non qu’on eût en effet
Le moindre soupçon de l’infante.
Le chef de cette escorte était jeune et bien fait.
Abordé près du parc, avant tout il partage
Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,
Va droit avec l’autre au château.
La beauté de l’infante était beaucoup accrue:
Il en devint épris à la premiere vue;
Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fît beau,
Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée.
Elle s’en tint fort offensée;
Et l’avertit de son devoir.
Temoigner en tels cas un peu de désespoir,
Est quelquefois une bonne recette.
C’est ce que fait notre homme; il forme le dessein
De se laisser mourir de faim;
Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite:
On n a pas le temps d’en venir
Au repentir.
D’abord Alaciel riait de sa sottise.
Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant,
Elle toujours le détournant
D’une si terrible entreprise.
Le second jour commence à la toucher.
Elle rêve à cette aventure.
Laisser mourir un homme, et pouvoir l’empêcher !
C’est avoir l’âme un peu trop dure.
Par pitié donc elle condescendit
Aux volontés du capitaine;
Et cet office lui rendit
Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine;
Autrement le remède eût été sans effet.
Tandis que le galant se trouve satisfait,
Et remet les autres affaires,
Disant tantôt que les vents sont contraires,
Tantôt qu’il faut radouber ses galères,
Pour être en état de partir,
Tantôt qu’on vient de l’avertir
Qu’il est attendu des corsaires:
Un corsaire en effet arrive, et surprenant
Ses gens demeurés à la rade,
Les tue, et va donner au château l’escalade:
Du fier Grifonio c’était le lieutenant.
Il prend le chateau d’emblée.
Voilà la fête troublée.
Le jeûneur maudit son sort.
Le corsaire apprend d’abord
L’aventure de la belle,
Et la tirant à l’écart,
Il en veut avoir sa part.
Elle fit fort la rebelle.
Il ne s’en étonna pas,
N’étant novice en tels cas.
Le mieux que vous puissiez faire,
Lui dit tout franc ce corsaire,
C’est de m’avoir pour ami;
Je suis corsaire et demi.
Vous avez fait jeûner un pauvre misérable
Qui se mourait pour vous d’amour;
Vous jeûnerez à votre tour,
Ou vous me serez favorable.
La justice le veut: nous autres gens de mer
Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite;
Attendez-vous de n’avoir à manger
Que quand de ce côté vous aurez été quitte.
Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi.
Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point de loi.
S’accommoder à tout est chose nécessaire.
Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le faut faire.
Quand il plaît au destin que l’on en vienne là,
Augmenter sa souffrance est une erreur extrême;
Si par pitié d’autrui la belle se força,
Que ne point essayer par pitié de soi-même ?
Elle se force donc, et prend en gré le tout.
Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.
Si le corsaire eût été sage,
Il eut mené l’infante en un autre rivage.
Sage en amour ? hélas, il n’en est point.
Tandis que celui-ci croit avoir tout à point,
Vent pour partir, lieu propre pour attendre,
Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons,
Et veille quand nous sommeillons,
Lui trame en secret cet esclandre.
Le seigneur d’un château voisin de celui-ci,
Homme fort ami de la joie,
Sans nulle attache, et sans souci
Que de chercher toujours quelque nouvelle proie,
Ayant eu le vent des beautés,
Perfections, commodités,
Qu’en sa voisine on disait être
Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre le maître.
Il avait des amis, de l’argent, du crédit;
Pouvait assembler deux mille hommes;
Il les assemble donc un beau jour, et leur dit:
Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,
Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?
Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?
Allons tirer notre voisine
D’entre les griffes du mâtin.
Que ce soir chacun soit en armes;
Mais doucement et sans donner d’alarme:
Sous les auspices de la nuit,
Nous pourrons nous rendre sans bruit
Au pied de ce château, dès la petite pointe
Du jour.
La surprise à l’ombre étant jointe
Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour.
Pour ma part du butin je ne veux que la dame :
Non pas pour en user ainsi que ce voleur;
Je me sens un désir en l’âme,
De lui restituer ses biens et son honneur.
Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage,
Vivres, munitions, enfin tout l’équipage
Dont ces brigands ont rempli la maison.
Je vous demande encor un don;
C’est qu’on pende aux créneaux haut et court le corsaire.Cette harangue militaire
Leur sut tant d’ardeur inspirer,
Qu’il en fallut une autre afin de modérer
Le trop grand désir de bien faire.
Chacun repaît le soir étant venu:
L’on mange peu; l’on boit en récompense:
Quelques tonneaux sont mis sur cu.
Pour avoir fait cette dépense,
Il s’est gagné plusieurs combats,
Tant en Allemagne qu’en France.
Ce seigneur donc n’y manqua pas;
Et ce fut un trait de prudence.
Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras.
Point de tambours, force bons coutelas.
On part sans bruit, on arrive en silence.
L’orient venait de s’ouvrir.
C’est un temps ou le somme est dans sa violence,
Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir.
Presque tout le peuple corsaire
Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire,
Fut assommé sans le sentir.
Le chef pendu, l’on amène l’infante.
Son peu d’amour pour le voleur,
Sa surprise et son épouvante,
Et les civilités de son libérateur
Ne lui permirent pas de répandre des larmes.
Sa prière sauva la vie à quelques gens.
Elle plaignit les morts, consola les mourants,
Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes.
On dit même qu’en peu de temps
Elle perdit la mémoire
De ses deux derniers galants;
Je n’ai pas peine à le croire.
Son voisin la reçut en un appartement
Tout brillant d’or, et meublé richement.
On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre.
Nouvel hôte, et nouvel amant,
Ce n’était pas pour rien omettre;
Grande chère surtout, et des vins fort exquis.
Les dieux ne sont pas mieux servis.
Alaciel qui de sa vie
Selon sa Loi n’avait bu vin,
Goûta ce soir par compagnie
De ce breuvage si divin.
Elle ignorait l’effet d’une liqueur si douce,
Insensiblement fit carrouse:
Et comme amour jadis lui troubla la raison,
Ce fut lors un autre poison.
Tous deux sont à craindre des dames.
Alaciel mise au lit par ses femmes,
Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’un pas.
Quoi trouver ? dira-t-on; d’immobiles appas ?
Si j’en trouvais autant je saurais bien qu’en faire,
Disait l’autre jour un certain:
Qu’il me vienne une même affaire,
On verra si j’aurai recours à mon voisin.
Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle,
Cette nuit disposèrent d’elle.
Les charmes des premiers dissipés à la fin,
La princesse au sortir du somme
Se trouva dans les bras d’un homme.
La frayeur lui glaça la voix:
Elle ne put crier, et de crainte saisie
Permit tout à son hôte, et pour un autrefois
Lui laissa lier la partie.
Une nuit, lui dit-il. est de même que cent;
Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire.
Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant
Pour d’autres conquêtes soupire.
Il part un soir, prie un de ses amis
De faire cette nuit les honneurs du logis,
Prendre sa place, aller trouver la belle,
Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle,
Ne point parler, qu’il était fort aisé;
Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé
L’infante assurément agrérait son service.
L’autre bien volontiers lui rendit cet office.
Le moyen qu’un ami puisse être refusé ?
A ce nouveau venu la voila donc en proie.
Il ne put sans parler contenir cette joie.
La belle se plaignit être ainsi leur jouet:
Comment l’entend Monsieur mon hôte ?
Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ?
L’autre confessa qu’en effet
Ils avaient tort; mais que toute la faute
Etait au maître du logis.
Pour vous venger de son mépris,
Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.
Enchérissez sur les tendresses
Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votre amant:
Aimez-moi par dépit et par ressentiment,
Si vous ne pouvez autrement.
Son conseil fut suivi, l’on poussa les affaires,
L’on se vengea, l’on n’omit rien.
Que si l’ami s’en trouva bien,
L’hôte ne s’en tourmenta guères.
Et de cinq si j’ai bien compté.
Le sixième incident des travaux de l’infante
Par quelques-uns est rapporté
D’une manière différente.
Force gens concluront de là
Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle,
C’est médisance que cela:
Je ne voudrais mentir pour elle.
Son époux n’eut assurément
Que huit précurseurs seulement.
Poursuivons donc notre nouvelle.
L’hôte revint quand l’ami fut content.
Alaciel lui pardonnant,
Fit entre eux les choses égales:
La clémence sied bien aux personnes royales.
Ainsi de main en main Alaciel passait
Et souvent se divertissait
Aux menus ouvrages des filles
Qui la servaient, toutes assez gentilles.
Elle en aimait fort une à qui l’on en contait;
Et le conteur était un certain gentilhomme
De ce logis, bien fait et galant homme
Mais violent dans ses désirs,
Et grand ménager de soupirs,
Jusques à commencer près de la plus sévère
Par où l’on finit d’ordinaire.
Un jour au bout du parc le galant rencontra
Cette fillette
Et dans un pavillon fit tant qu’il l’attira
Toute seulette.
L’infante était fort près de là:
Mais il ne la vit point, et crut en assurance
Pouvoir user de violence.
Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs,
Peste d’amour, et des douceurs
Dont il tire sa subsistance
Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.
La crainte lui nuisait autant que le devoir.
Cette fille l’aurait selon toute apparence
Favorisé,
Si la belle eut osé.
Se voyant craint de cette sorte,
Il fit tant qu’en ce pavillon
Elle entra par occasion;
Puis le galant ferme la porte:
Mais en vain, car l’infante avait de quoi l’ouvrir.
La fille voit sa faute, et tâche de sortir.
Il la retient: elle crie, elle appelle:
L’infante vient, et vient comme il fallait,
Quand sur ses fins la demoiselle était.
Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine;
Quand il devrait leur attacher les mains.
Si loin de tous secours humains,
Dit-il, la résistance est vaine.
Tirez au sort sans marchander;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.
Qu’a fait Madame ? dit la belle,
Pâtira-t-elle pour autrui ?
Oui si le sort tombe sur elle,
Dit le galant, prenez-vous-en à lui.
Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à toute extrémité.
Ce combat plein de charité
Fut par le sort à la fin terminé.
L’infante en eut toute la gloire:
Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire:
L’autre sortit, et l’on jura
De ne rien dire de cela.
Mais le galant se serait laissé pendre
Plutôt que de cacher un secret si plaisant;
Et pour le divulguer il ne voulut attendre
Que le temps qu’il fallait pour trouver seulement
Quelqu’un qui le voulût entendre.
Ce changement de favoris
Devint à l’infante une peine;
Elle eut regret d’être l’Hélène
D’un si grand nombre de Paris.
Aussi l’Amour se jouait d’elle.
Un jour entre autres que la belle
Dans un bois dormait à l’écart
Il s’y rencontra par hasard
Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures
De ces sortes de gens que sur des palefrois
Les belles suivaient autrefois,
Et passaient pour chastes et pures.
Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,
Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,
N’eut vu la princesse endormie,
Que de prendre un baiser il forma le dessein;
Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein,
Il était sur le point d’en passer son envie,
Quand tout d’un coup il se souvint
Des lois de la chevalerie.
A ce penser il se retint,
Priant toutefois en son âme
Toutes les puissances d’amour
Qu’il put courir en ce séjour
Quelque aventure avec la dame.
L’infante s’éveilla surprise au dernier point.
Non non, dit-il, ne craignez point;
Je ne suis géant ni sauvage
Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux
D’avoir trouvé dans ce bocage
Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans les cieux.
Après ce compliment, sans plus longue demeure,
Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasait;
C’était un homme qui faisait
Beaucoup de chemin en peu d’heure.
Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras,
Et tout ce qu’en semblables cas
On a de coutume de dire
A celles pour qui l’on soupire.
Son offre fut reçue, et la belle lui fit
Un long roman de son histoire,
Supprimant, comme l’on peut croire,
Les six galants. L’aventurier en prit
Ce qu’il crut à propos d’en prendre;
Et comme Alaciel de son sort se plaignit,
Cet inconnu s’engagea de la rendre
Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut un mois.
Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause:
Si les dieux avaient mis la chose
Jusques à présent à mon choix,
J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.
Pourvu qu’Amour me prête vie,
Vous les verrez, dit-il. C’est seulement à vous
D’apporter remède à vos coups,
Et consentir que mon ardeur s’apaise:
Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)
Vous demeureriez seule; et pour vous parler franc
Je tiens ce service assez grand,
Pour me flatter d’une espérance
De récompense.
Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs,
Convint d’un nombre de faveurs,
Qu’ afin que la chose fut sûre,
Cette princesse lui payrait,
Non tout d’un coup, mais à mesure
Que le voyage se ferait;
Tant chaque jour, sans nulle faute.
Le marché s’étant ainsi fait,
La princesse en croupe se met,
Sans prendre congé de son hôte.
L’inconnu qui pour quelque temps
S’était défait de tous ses gens,
La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe
Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur.
Notre héroïne prend en descendant de croupe
Un palefroi. Cependant le seigneur
Marche toujours à côté d’elle,
Tantôt lui conte une nouvelle,
Et tantôt lui parle d’amour,
Pour rendre le chemin plus court.Avec beaucoup de foi le traité s’exécute:
Pas la moindre ombre de dispute
Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands
De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens)
Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent
Et s’embarquèrent.
Cet élément ne leur fut pas moins doux
Que l’autre avait été; certain calme au contraire
Prolongeant le chemin, augmenta le salaire.
Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous
Au port de Joppe, et là se rafraîchirent;
Au bout de deux jours en partirent,
Sans autre escorte que leur train:
Ce fut aux brigands une amorce:
Un gros d’Arabes en chemin
Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force,
Quand notre aventurier fit un dernier effort
Repoussa les brigands, reçut une blessure
Qui le mit dans la sépulture;
Non sur-le-champ; devant sa mort
I1 pourvut à la belle, ordonna du voyage,
En chargea son neveu jeune homme de courage,
Lui léguant par même moyen
Le surplus des faveurs, avec son équipage,
Et tout le reste de son bien.
Quand on fut revenu de toutes ces alarmes
Et que l’on eut versé certain nombre de larmes
On satisfit au testament du mort;
On paya les faveurs, dont enfin la dernière
Echut justement sur le bord
De la frontière.
En cet endroit le neveu la quitta,
Pour ne donner aucun ombrage;
Et le gouverneur la guida
Pendant le reste du voyage.
Au soudan il la présenta.
D’exprimer ici la tendresse,
Ou pour mieux dire les transports,
Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,
I1 faudrait de nouveaux efforts;
Et je n’en puis plus faire: il est bon que j’imite
Phébus, qui sur la fin du jour
Tombe d’ordinaire si court
Qu’on dirait qu’il se précipite.
Le gouverneur aimait à se faire écouter;
Ce fut un passe-temps de l’entendre conter
Monts et merveilles de la dame
Qui riait sans doute en son âme.
Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan,
Hispal étant parti, Madame incontinent,
Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,
Résolut de vaquer nuit et jour au service
D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit.
Je ne vous aurais jamais dit
Tous ses temples et ses chapelles,
Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.
Là les gens pour idole ont un certain oiseau,
Qui dans ses portraits est fort beau,
Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.
Au contraire des autres dieux,
Qu’on ne sert que quand on est vieux,
La jeunesse lui sacrifie.
Si vous saviez l’honnête vie
Qu’en le servant menait Madame Alaciel,
Vous béniriez cent fois le Ciel
De vous avoir donné fille tant accomplie.
Au reste en ces pays on vit d’autre façon
Que parmi vous; les belles vont et viennent:
Point d’eunuques qui les retiennent;
Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton.
Madame dès l’abord s’est faite à leur méthode,
Tant elle est de facile humeur;
Et je puis dire à son honneur
Que de tout elle s’accommode.
Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés,
La princesse partit pour Garbe en grande escorte.
Les gens qui la suivaient furent tous régalés
De beaux présents; et d’une amour si forte
Cette belle toucha le coeur de Mamolin,
Qu’il ne se tenait pas. On fit un grand festin,
Pendant lequel, ayant belle audience,
Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.
Dit les mensonges qu’il lui plut.
Mamolin et sa cour écoutaient en silence.
La nuit vint: on porta la reine dans son lit.
A son honneur elle en sortit:
Le prince en rendit témoignage.
Alaciel, à ce qu’on dit
N’en demandait pas davantage.
Ce conte nous apprend que beaucoup de maris
Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires
N’y viennent bien souvent qu’après les favoris,
Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissent guères.
Le plus sûr toutefois est de se bien garder,
Craindre tout, ne rien hasarder.
Filles maintenez-vous; l’affaire est d’importance.
Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France.
Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près:
C’est là l’un des plus grands secrets
Pour empêcher les aventures.
Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures
Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons:
Rompez-lui toutes ses mesures:
Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons.
Ne m’allez point conter: c’est le droit des garçons
Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre.
Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvait défendre,
Le remède sera de rire en son malheur.
Il est bon de garder sa fleur;
Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre.

L’Ermite

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux:
Nous n’en avons ici que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort:
On y fait plus, on n’y fait nulle chose
C’est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D’amour honnête, et puis me voilà fort.
Tout au rebours il est une province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.
On les connaît à leur visage mince,
Le long dormir est exclu de ce lieu:
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cettui me semble à le voir Papimane.
Si d’autre part celui que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hésiter qualifiez cet homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint-père:
Punis en sont; rien chez eux ne prospère –
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
A Lucifer c’est sa maison des champs
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs
Verser? un champ dans l’île dessus dite.
Dame Venus , et Dame Hypocrisie,
Font quelquefois ensemble de bons coups;
Tout homme est homme, les ermites sur tous ;
Ce que j’en dis, ce n’est point par envie.
Avez-vous soeur, fille, ou femme jolie,
Gardez le froc; c’est un maître Gonin ;
Vous en tenez s’il tombe sous sa main
Belle qui soit quelque peu simple et neuve .
Pour vous montrer que je ne parle en vain,
Lisez ceci, je ne veux autre preuve.
Un jeune ermite était tenu pour saint:
On lui gardait place dans la Légende .
L homme de Dieu d’une corde était ceint
Pleine de noeuds, mais sous sa houppelande
Logeait le coeur d’un dangereux paillard.
Un chapelet pendait à sa ceinture
Long d’une brasse, et gros outre mesure;
Une clochette était de l’autre part.
Au demeurant, il faisait le cafard ,
Se renfermait voyant une femelle,
Dedans sa coque, et baissait la prunelle:
Vous n’auriez dit qu’il eut mange le lard.
Un bourg était dedans son voisinage,
Et dans ce bourg une veuve fort sage,
Qui demeurait tout a l’extrémité.
Elle n’avait pour tout bien qu’une fille
Jeune, ingénue, agréable et gentille;
Pucelle encor; mais a la vérité
Moins par vertu que par simplicité,
Peu d’entregent , beaucoup d’honnêteté,
D’autre dot point, d’amants pas davantage.
Du temps d’Adam qu’on naissait tout vêtu,
Je pense bien que la belle en eut eu,
Car avec rien on montait un ménage.
Il ne fallait matelas ni linceul:
Même le. lit était pas nécessaire.
Ce temps n’est plus. Hymen qui marchait seul,
Mène a présent a sa suite un notaire.
L’anachorète, en quêtant par le bourg,
Vit cette fille, et dit sous son capuce:
Voici de quoi; si tu sais quelque tour,
11 te le faut employer, frère Luce.
Pas n y manqua, voici comme il s’y prit.
Elle logeait, comme j’ai déjà dit,
Tout près des champs, dans une maisonnette,
Dont la cloison par notre anachorète
Etant perche aisément et sans bruit,
Le compagnon par une belle nuit
(Belle, non pas, le vent et la tempête
Favorisaient le dessein du galant)
Une nuit donc, dans le pertuis mettant
Un long cornet, tout du haut de la tête
Il leur cria: Femmes écoutez-moi.
A cette voix, toutes pleines d’effroi,
Se blottissant, I’une et l’autre est en transe.
Il continue, et corne a toute outrance
Réveillez-vous créatures de Dieu,
Toi femme veuve, et toi fille pucelle:
Allez trouver mon serviteur fidèle
L’ermite Luce, et partez de ce lieu
Demain marin sans le dire a personne;
Car c est ainsi que le Ciel vous l’ordonne.
Ne craignez point, je conduirai vos pas,
Luce est bénin. Toi veuve tu feras
Que de ta fille il ait la compagnie;
Car d’eux doit naitre un pape, dont la vie
Réformera tout le peuple chrétien.
La chose fut tellement prononcée,
Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée
Ne laissa pas de l’entendre fort bien.
La peur les tint un quart d’heure en silence.
La fille enfin met le nez hors des draps
Et puis tirant sa mère par le bras,
Lui dit d’un ton tout rempli d’innocence:
Mon Dieu ! maman, y faudra-t-il aller ?
Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-il faire ?
Je ne sais pas comment il faut parler;
Ma cousine Anne est bien mieux son affaire
Et retiendrait bien mieux tous ses sermons.
Sotte, tais-toi, lui répartit la mère,
C’est bien cela; va, va, pour ces leçons
Il n’est besoin de tout l’esprit du monde:
Dès la première, ou bien dès la seconde,
Ta cousine Anne en saura moins que toi.
Oui ? dit la fille, hé mon Dieu, menez-moi.
Partons bientôt, nous reviendrons au gîte,
Tout doux, reprit la mère en souriant.
Il ne faut pas que nous allions si vite:
Car que sait-on ? le diable est bien méchant,
Et bien trompeur; si c’était lui, ma fille,
Qui fut venu pour nous tendre des lacs ?
As-tu pris garde ? il parlait d’un ton cas ,
Comme je crois que parle la famille
De Lucifer. Le fait mérite bien
Que sans courir ni précipiter rien,
Nous nous gardions de nous laisser surprendre.
Si la frayeur t’avait fait mal entendre:
Pour moi j’avais l’esprit tout éperdu.
Non non, maman, j’ai fort bien entendu,
Dit la fillette. Or bien reprit la mère,
Puisque ainsi va, mettons-nous en prière.
Le lendernain, tout le jour se passa
A raisonner, et par-ci, et par-là,
Sur cette voix et sur cette rencontre.
La nuit venue arrive le corneur:
Il leur cria d’un ton à faire peur:
Femme incrédule et qui vas à l’encontre
Des volontés de Dieu ton créateur,
Ne tarde plus, va-t’en trouver l’ermite,
Ou tu mourras. La fillette reprit:
Hé bien, maman, l’avais-je pas bien dit ?
Mon Dieu partons; allons rendre visite
A l’homme saint; je crains tant votre mort
Que j’y courrais, et tout de mon plus fort,
S’il le fallait. Allons donc, dit la mère.
La belle mit son corset des bons jours
Son demi-ceint, ses pendants de velours,
Sans se douter de ce qu’elle allait faire .
Jeune fillette a toujours soin de plaire.
Notre cagot s’était mis aux aguets,
Et par un trou qu’il avait fait exprès
A sa cellule, il voulait que ces femmes
Le pussent voir comme un brave soldat
Le fouet en main, toujours en un état
De pénitence, et de tirer des flammes
Quelque défunt puni pour ses méfaits,
Faisant si bien en frappant tout auprès,
Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.
Il n’ouvrit pas a nos deux pèlerines
Du premier coup, et pendant un moment
Chacune peut l’entrevoir s’escrimant
Du saint outil. Enfin la porte s’ouvre,
Mais ce ne fut d’un bon Miserere.
Le papelard contrefait l’etonné.
Tout en tremblant la veuve lui découvre,
Non sans rougir, le cas comme il était.
A six pas d’eux la fillette attendait
Le résultat, qui fut que notre ermite
Les renvoya, fit le bon hypocrite.
Je crains, dit-il, les ruses du malin:
Dispensez-moi, le sexe féminin
Ne doit avoir en ma cellule entrée.
Jamais de moi saint-père ne naîtra.
La veuve dit, toute déconfortée:
Jamais de vous ? et pourquoi ne fera ?
Elle ne put en tirer autre chose.
En s’en allant la fillette disait:
Hélas ! maman, nos pêchés en sont cause.
La nuit revient, et l’une et l’autre était
Au premier somme, alors que l’hypocrite
Et son cornet font bruire la maison.
Il leur cria toujours du même ton:
Retournez voir Luce le saint ermite.
Je l’ai changé, retournez dès demain.
Les voilà donc derechef en chemin.
Pour ne tirer plus en long cette histoire,
Il les reçût. La mère s’en alla,
Seule s’entend, la fille demeura,
Tout doucement il vous l’apprivoisa,
Lui prit d’abord son joli bras d’ivoire,
Puis s’approcha, puis en vint au baiser,
Puis aux beautés que l’on cache à la vue,
Puis le. galant vous la mit toute nue,
Comme s’il eut voulu la baptiser.
O papelards! qu’on se trompe à vos mines !
Tant lui donna du retour de matines ,
Que maux de coeur vinrent premièrement,
Et maux de coeur chassés, Dieu sait comment.
En fin finale, une certaine enflure
La contraignit d’allonger sa ceinture:
Mais en cachette, et sans en avertir
Le forge-pape, encore moins la mère.
Elles craignait qu’on ne la fît partir:
Le jeu d’amour commençait à lui plaire.
Vous me direz: d’où lui vint tant d’esprit?
D’où? de ce jeu, c’est l’arbre de science.
Sept mois entiers la galande attendit;
Elle allégua son peu d’expérience.
Dès que la mère eut indice certain
De sa grossesse, elle lui fit soudain
Trousser bagage et remercia l’hôte.
Lui de sa part rendit grâce au Seigneur
Qui soulageait son pauvre serviteur.
Puis, au départ, il leur dit que sans faute,
Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.
Gardez pourtant, Dame, de faire rien
Qui puisse nuire à votre gantière.
Ayez grand soin de cette créature,
Car tout bonheur vous en arrivera.
Vous régnerez, serez la signora,
Ferez monter aux grandeurs tous les vôtres,
Princes les uns et grands seigneurs les autres.
Vos cousins ducs, cardinaux vos neveux:
Places, châteaux, tant pour vous que pour eux,
Ne manqueront en aucune manière,
Non plus que l’eau qui coule en la rivière.
Leur ayant fait cette prédiction,
Il leur donna sa bénédiction.
La signora, de retour chez sa mère,
S’entretenait jour et nuit du saint-père,
Préparait tout, lui faisait des béguins:
Au demeurant prenait tous les matins
La couple d’oeufs, attendait en liesse
Ce qui viendrait d’une telle grossesse.
Mais ce qui vint détruisit les châteaux,
Fit avorter les mitres, les chapeaux,
Et les grandeurs de toute la famille.
La signora mit au monde une fille.

Mazet de Lamporechio

Le voile n’est le rempart le plus sûr
Contre l’Amour, ni le moins accessible .
Un bon mari, mieux que grille ni mur,
Y pourvoira, si pourvoir est possible.
C’est à mon sens une erreur trop visible
A des parents, pour ne dire autrement,
De présumer, après qu’une personne,
Bon gré, mal gré, s’est mise en un couvent,
Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on lui donne.
Abus, abus; je tiens que le Malin
N’a revenu plus clair et plus certain
(Sauf toutefois l’assistance divine.)
Encore un coup ne faut qu’on s’imagine
Que d’être pure et nette de pêché
Soit privilège à la guimpe attaché.
Nenni da, non; je prétends qu’au contraire,
Filles du monde ont toujours plus de peur,
Que l’on ne donne atteinte à leur honneur;
La raison est qu’elles en ont affaire.
Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.
Les autres n’ont pour un seul adversaire.
Tentatlon, fille d’oisiveté,
Ne manque pas d’agir de son côté:
Puis le désir, enfant de la contrainte.
Ma fille est nonne, Ergo, c’est une sainte,
Mal raisonner. Des quatre parts les trois
En ont regret et se mordent les doigts;
Font souvent pis; au moins l’ai-je ouï dire;
Car pour ce point je parle sans savoir.
Boccace en fait certain conte pour rire,
Que j’ai rimé comme vous allez voir.
Un bon vieillard en un couvent de filles
Autrefois fut, labourait le jardin.
Elles étaient toutes assez gentilles,
Et volontiers jasaient dès le matin.
Tant ne songeaient au service divin,
Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,
Bien blanchement, comme droites poupées,
Prête chacune à tenir coup aux gens;
Et n’était bruit qu’il se trouvât léans
Fille qui n’eût de quoi rendre le change,
Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.
Huit soeurs étaient, et l’abbesse sont neuf,
Si mal d’accord que c’était chose étrange.
De la beauté la plupart en avaient;
De la jeunesse elles en avaient toutes.
En cettui lieu beaux pères fréquentaient,
Comme on peut croire; et tant bien supputaient
Qu’il ne manquait à tomber sur leurs routes.
Le bon vieillard jardinier dessus dit,
Près de ces soeurs perdait presque l’esprit;
A leur caprice il ne pouvait suffire.
Toutes voulaient au vieillard commander;
Dont ne pouvant entre elles s’accorder,
Il souffrait plus que l’on ne saurait dire.
Force lui fut de quitter la maison.
Il en sortit de la même facon
Qu’était entré là dedans le pauvre homme,
Sans croix ne pile, et n’ayant rien en somme
Qu’un vieil habit. Certain jeune garcon
De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,
Dit au vieillard un beau jour après boire,
Et raisonnant sur le fait des nonnains:
Qu’il passerait bien volontiers sa vie
Près de ces soeurs; et qu’il avait envie
De leur offrir son travail et ses mains:
Sans demander récompense ni gages.
Le compagnon ne visait à l’argent:
Trop bien croyait, ces soeurs étant peu sages,
Qu’il en pourrait croquer une en passant,
Et puis une autre, et puis toute la troupe.
Nuto lui dit (c’est le nom du vieillard):
Crois-moi, Mazet, mets-toi quelque autre part.
J’aimerais mieux être sans pain ni soupe
Que d’employer en ce lieu mon travail.
Les nonnes sont un étrange bétail.
Qui n’a tâté de cette marchandise
Ne sait encor ce que c’est que tourment.
Je te le dis, laisse la ce couvent;
Car d’espérer les servir à leur guise
C’est un abus; l’une voudra du mou
L’autre du dur; par quoi je te tiens fou
D’autant plus fou que ces filles sont sottes;
Tu n’auras pas oeuvre faite entre nous
L’une voudra que tu plantes des choux,
L’autre voudra que ce soit des carottes.
Mazet reprit: Ce n’est pas là e point.
Vois-tu Nuto, je ne suis qu’une bête;
Mais dans ce lieu tu ne me verras point
Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.
La raison est que je n’ai que vingt ans;
Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.
Je leur suis propre, et ne demande en somme
Que être admis. Dit alors le bon homme:
Au factotum tu n’as qu’à t’adresser;
Allons-nous-en de ce pas lui parler.
Allons, dit l’autre. Il me vient une chose
Dedans l’esprit: je ferai le muet
Et l’idiot. Je pense qu’en effet,
Reprit Nuto, cela peut être cause
Que le Pater avec le factotum
N’auront de toi ni crainte ni soupçon.
La chose alla comme ils l’avaient prévue.
Voila Mazet, à qui pour bienvenue
L’on fait bêcher la moitié du jardin.
Il contrefait le sot et le badin,
Et cependant laboure comme un sire.
Autour de lui les nonnes allaient rire.
Un certain jour le compagnon dormant,
Ou bien feignant de dormir, il n’importe:
(Boccace dit qu’il en faisait semblant)
Deux des nonnains le voyant de la sorte
Seul au jardin; (car sur le haut du jour,
Nulle des soeurs ne faisait long séjour
Hors le logis, le tout crainte du hâle)
De ces deux donc, l’une approchant Mazet,
Dit à sa soeur: Dedans ce cabinet
Menons ce sot: Mazet était beau mâle,
Et la galande à le considérer
Avait pris goût; pourquoi sans différer
Amour lui fit proposer cette affaire.
L’autre reprit: Là dedans ? et quoi faire ?
Quoi ? dit la soeur, je ne sais, l’on verra;
Ce que l’on fait alors qu’on en est là:
Ne dit-on pas qu’il se fait quelque chose ?
JESUS, reprit l’autre soeur se signant,
Que dis-tu là ? notre règle défend
De tels pensers. S’il nous fait un enfant ?
Si l’on nous voit ? tu t’en vas être cause
De quelque mal. On ne nous verra point,
Dit la première; et quant à l’autre point
C’est s’alarmer avant que le coup vienne.
Usons du temps sans nous tant mettre en peine,
Et sans prévoir les choses de si loin.
Nul n’est ici, nous avons tout à point,
L’heure, et le lieu si touffu, que la vue
N’y peut passer; et puis sur l’avenue
Je suis d’avis qu’une fasse le guet:
Tandis que l’autre étant avec Mazet,
A son bel aise aura lieu de s’instruire:
Il est muet et n’en pourra rien dire.
Soit fait, dit l’autre; il faut à ton désir
Acquiescer, et te faire plaisir.
Je passerai si tu veux la première
Pour t’obliger au moins à ton loisir
Tu t’ébattras puis après de manière
Qu’il ne sera besoin d’y retourner:
Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.
Je le vois bien, dit l’autre plus sincère:
Tu ne voudrais sans cela commencer
Assurément; et tu serais honteuse .
Tant y resta cette soeur scrupuleuse,
Qu’à la fin l’autre allant la dégager
De faction la fut faire changer.
Notre muet fait nouvelle partie:
Il s’en tira non si gaillardement:
Cette soeur fut beaucoup plus mal lotie;
Le pauvre gars acheva simplement
Trois fois le jeu, puis après il fit chasse.
Les deux nonnains n’oublièrent la trace
Du cabinet, non plus que du jardin;
Il ne fallait leur montrer le chemin.
Mazet, pourtant, se ménagea de sorte
Qu’à Soeur Agnès, quelques jours ensuivant
Il fit apprendre une semblable note
En un pressoir tout au bout du couvent;
Soeur Angélique et soeur Claude suivirent,
L’une au dortoir, l’autre dans un cellier:
Tant qu’à la fin la cave et le grenier
Du fait des soeurs maintes choses apprirent.
Point n’en resta que le sire Mazet
Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.
L’abbesse aussi voulut entrer en danse,
Elle eut son droit, double et triple pitance,
De quoi les soeurs jeûnèrent très longtemps.
Mazet n’avait faute de restaurants;
Mais restaurants ne sont pas grande affaire
A tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,
Qu’avec l’abbesse un jour venant au choc:
J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un bon coq
N’en a que sept, au moins qu’on ne me laisse
Toutes les neuf. Miracle, dit l’abbesse,
Venez mes soeurs, nos jeunes ont tant fait
Que Mazet parle. A l’entour du muet,
Non plus muet, toutes huit accoururent;
Tinrent chapitre, et sur l’heure conclurent
Qu’à l’avenir Mazet serait choyé
Pour le plus sûr; car qu’il fut renvoyé,
Cela rendrait la chose manifeste.
Le compagnon bien nourri, bien payé
Fit ce qu’il put, d’autres firent le reste.
Il les engea de petits Mazillons,
Desquels on fit de petits moinillons;
Ces moinillons devinrent bientôt pères;
Comme les soeurs devinrent bientôt mères
A leur regret, pleines d’humilité;
Mais jamais nom ne fut mieux mérité.
Autres contes:
  • Les Frères de Catalogne
  • Le Berceau
  • L’Oraison de Saint-Julien
  • La Servante justifiée
  • Le Calendriers des Vieillards
  • Le Villageois qui a perdu son veau
  • L’anneau d’Hans Carvel
  • Le Gascon puni

Troisième partie des Contes (1671)

Les Oies du Père Philippe

Je dois trop au beau sexe; il me fait trop d’honneur
De lire ces récits; si tant est qu’il les lise.
Pourquoi non? c’est assez qu’il condamne en son coeur
Celles qui font quelque sottise.
Ne peut-il pas sans qu’il le dise,
Rire sous cape de ces tours,
Quelque aventure qu’il y trouve ?
S’ils sont faux, ce sont vains discours;
S’ils sont vrais, il les désapprouve.
Irait-il après tout s’alarmer sans raison
Pour un peu de plaisanterie ?
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre;
Je réponds de vous corps pour corps:
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre
Qu’on ne s’enferme avec les morts ?
Le monde ne vous connaît guères,
S’il croit que les faveurs sont chez vous familières:
Non pas que les heureux amants
Soient ni phénix ni corbeaux blancs;
Aussi ne sont-ce fourmilières.
Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons.
J’ai servi des beautés de toutes les façons:
Qu’ai- je gagné ? très peu de chose;
Rien. Je m’aviserais sur le tard d’être cause
Que la moindre de vous commît le moindre mal !
Contons; mais contons bien; c’est le point principal;
C’est tout: à cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille.
Censurez tant qu’il vous plaira
Méchants vers, et phrases méchantes;
Mais pour bons tours, laissez-les là;
Ce sont choses indifférentes;
Je n’y vois rien de périlleux.
Les mères, les maris, me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus!
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait mon livre irait le faire !
Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté;
Mais je voudrais m’être acquitté
De cette grâce par avance.
Que puis-je faire en récompense ?
Un conte ou l’on va voir vos appas triompher:
Nulle précaution ne les peut étouffer.
Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore
Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunes ans,
Outre l’éclat des cieux, et les beautés des champs,
Il eût vu les vôtres encore.
Aussi dès qu’il les vit il en sentit les coups;
Vous surpassâtes tout; il n’eut d’yeux que pour vous;
Il laissa les palais: enfin votre personne
Lui parut avoir plus d’attraits
Que n’en auraient à beaucoup près
Tous les joyaux de la Couronne.
On l’avait dès l’enfance élevé dans un bois.
Là son unique compagnie
Consistait aux oiseaux: leur aimable harmonie
Le désennuyait quelquefois.
Tout son plaisir était cet innocent ramage:
Encor ne pouvait-il entendre leur langage.
En une école si sauvage
Son père l’amena dès ses plus tendres ans.
Il venait de perdre sa mère;
Et le pauvre garçon ne connut la lumière
Qu’afin qu’il ignorât les gens:
Il ne s’en figura pendant un fort long temps
Point d’autres que les habitants
De cette foret; c’est-à-dire
Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire
Pour respirer sans plus, et ne songer à rien.
Ce qui porta son père à fuir tout entretien,
Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes;
L’une la haine des personnes,
L’autre la crainte; et depuis qu’à ses yeux
Sa femme disparut s’envolant dans les Cieux,
Le monde lui fut odieux:
Las d’y gémir, et de s’y plaindre,
Et partout des plaintes ouïr,
Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,
Et le reste des femmes craindre.
Il voulut être ermite; et destina son fils
A ce même genre de vie.
Ses biens aux pauvres départis,
Il s’en va seul, sans compagnie
Que celle de ce fils, qu’il portait dans ses bras:
Au fond d’une forêt il arrête ses pas.
(Cet homme s’appelait Philippe, dit l’histoire.)
Là, par un saint motif, et non par humeur noire,
Notre ermite nouveau cache avec très grand soin
Cent choses à l’enfant; ne lui dit près ni loin
Qu’il fut au monde aucune femme,
Aucuns désirs, aucun amour;
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour
La nourriture de son âme.
A cinq il lui nomma des fleurs, des animaux;
L’entretint de petits oiseaux;
Et parmi ce discours aux enfants agréable,
Mêla des menaces du diable;
Lui dit qu’il était fait d’une étrange façon:
La crainte est aux enfants la première leçon.
Les dix ans expirés, matière plus profonde
Se mit sur le tapis: un peu de l’autre monde
Au jeune enfant fut révélé;
Et de la femme point parlé.
Vers quinze ans lui fut enseigné,
Tout autant que l’on put, l’auteur de la nature;
Et rien touchant la créature.
Ce propos n’est alors déjà plus de saison
Pour ceux qu’au monde on veut soustraire;
Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire.
Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon
De le mener à la ville prochaine.
Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’à peine
Aller quérir son vivre: et lui mort après tout
Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout
De subsister sans connaître personne ?
Les loups n’étaient pas gens qui donnassent l’aumône.
Il savait bien que le garçon
N’aurait de lui pour héritage,
Qu’une besace et qu’un bâton:
C’était un étrange partage.
Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans.
Au reste il était peu de gens
Qui ne lui donnassent la miche.
Frère Philippe eût été riche
S’il eut voulu. Tous les petits enfants
Le connaissaient; et du haut de leur tête,
Ils criaient: Apprêtez la quête;
Voilà frère Philippe. Enfin dans la cité
Frère Philippe souhaité
Avait force dévots; de dévotes pas une;
Car il n’en voulait point avoir.
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir,
Le pauvre homme le mène voir
Les gens de bien, et tente la fortune.
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils.
Voilà nos ermites partis.
Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,
Et de tous objets assortie:
Le prince y faisait son séjour.
Le jeune homme tombe des nues
Demandait: Qu’est-ce là ? Ce sont des gens de cour.
Et là ? Ce sont palais. Ici ? Ce sont statues.
Il considérait tout: quand de jeunes beautés
Aux yeux vifs, aux traits enchantés,
Passèrent devant lui; dès lors nulle autre chose
Ne put ses regards attirer.
Adieu palais; adieu ce qu’il vient d’admirer:
Voici bien pis, et bien une autre cause
D’étonnement.
Ravi comme en extase à cet objet charmant:
Qu’est-ce là, dit-il à son père,
Qui porte un si gentil habit ?
Comment l’appelle-t-on ? ce discours ne plut guère
Au bon vieillard, qui répondit:
C’est un oiseau qui s’appelle oie.
O l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie.
Oie, hélas chante un peu, que j’entende ta voix.
Peut-on point un peu te connaître ?
Mon père je vous prie et mille et mille fois,
Menons-en une en notre bois;
J’aurai soin de la faire paître.

La Coupe enchantée

Les maux les plus cruels ne sont que des chansons.
Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.
Figurez-vous un fou chez qui tous les soupcons
Sont bien venus, quoi qu’on lui die.
Il n’a pas un moment de repos en sa vie.
Si l’oreille lui tinte, o dieux ! tout est perdu
Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.
Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.
Je ne vous voudrais pas un tel point garantir;
Car pour songer il faut dormir,
Et les jaloux ne dorment guère.
Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux
Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne
C’est cocuage qu’en personne
Il a vu de ses propres yeux.
Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,
Il veut à toute force être au nombre des sots.
Il se maintient cocu, du moins de la pensée
S’il ne l’est en chair et en os.
Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que cocuage ?
Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ?
Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien
Se moquent avec juste cause ?
Quand on l’ignore, ce n’est rien
Quand on le sait, c’est peu de chose.
Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas:
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas
A celui-là qui but dans la coupe enchantée.
Profitez du malheur d’autrui.
Si cette histoire peut soulager votre ennui,
Je vous l’aurai bientôt contée.
Mais je vous veux premièrement,
Prouver par bon raisonnement,
Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,
N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet
En mettez-vous votre bonnet
Moins aisément que de coutume ?
Cela s’en va-t-il pas tout net !
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence;
Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?
Vous apercevez-vous d’aucune différence ?
Je tire donc ma conséquence,
Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,
Cocuage n’est point un mal. 

La Courtisane amoureuse

Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles.
En gens coquets il change les Catons.
Par lui les sots deviennent des oracles.
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus le même:
Témoin Hercule, et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis
Chantait aux vents ses amoureux soucis,
Et pour charmer sa nymphe joliette
Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau.
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent: Boccace en rapporte un
Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.
C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,
Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit,
Amour le lèche, et tant qu’il le polit.
Chimon devint un galant personnage.
Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement.
Pour les avoir aperçus un moment,
Encore à peine, et voilés par le somme,
Chimon aima, puis devint honnête homme .
Ce n’est le point dont il s’agit ici:
Je veux conter comme une de ces femmes
Qui font plaisir aux enfants sans souci
Put en son coeur loger d’honnêtes flammes.
Elle était fière, et bizarre surtout.
On ne savait comme en venir à bout.
Rome c’était le lieu de son négoce.
Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse
C’était trop peu; les simples Monseigneurs
N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.
Il lui fallait un homme du Conclave;
Et des premiers, et qui fût son esclave;
Et même encore il y profitait peu,
A moins que d’être un cardinal neveu.
Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,
N’aurait été trop bon pour la donzelle.
De son orgueil ses habits se sentaient.
Force brillants sur sa robe éclataient,
La chamarrure avec la broderie.
Lui voyant faire ainsi la renchérie ,
Amour se mit en tête d’abaisser
Ce coeur si haut; et pour un gentilhomme
Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome,
Jusques au vif il voulut la blesser.
L’adolescent avait pour nom Camille,
Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur
Douce, traitable, à se prendre facile,
Constance n’eut sitôt l’amour au coeur,
Que la voilà craintive devenue.
Elle n’osa déclarer ses désirs
D’autre façon qu’avecque des soupirs.
Auparavant pudeur ni retenue
Ne l’arrêtaient; mais tout fut bien changé.
Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé
En coeur si fier, Camille n’y prit garde.
Incessamment Constance le regarde;
Et puis soupirs, et puis regards nouveaux;
Toujours rêveuse au milieu des cadeaux;
Sa beauté même y perdit quelque chose.
Bientôt le lis l’emporta sur la rose.
Avint qu’un soir Camille régala
De jeunes gens: il eut aussi des femmes.
Constance en fut. La chose se passa
Joyeusement; car peu d’entre ces dames
Etaient d’humeur à tenir des propos
De sainteté ni de philosophie.
Constance seule étant sourde aux bons mots
Laissait railler toute la compagnie.
Le souper fait, chacun se retira.
Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,
S’allant cacher en certaine ruelle
Nul n’y prit garde: et l’on crut que chez elle,
Indisposée, ou de mauvaise humeur,
Ou pour affaire elle était retournée.
La compagnie étant donc retirée,
Camille dit à ses gens, par bonheur,
Qu’on le laissât; et qu’il voulait écrire.
Le voilà seul, et comme le désire
Celle qui l’aime, et qui ne sait comment
Ni l’aborder, ni par quel compliment
Elle pourra lui déclarer sa flamme.
Tremblante enfin, et par nécessité
Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,
Ce fut Camille: Hé quoi, dit-il,
Madame Vous surprenez ainsi vos bons amis ?
Il la fit seoir; et puis s’étant remis:
Qui vous croyait, reprit-il, demeurée ?
Et qui vous a cette cache montrée ?
L’amour, dit-elle. A ce seul mot sans plus
Elle rougit; chose que ne font guère
Celles qui sont prêtresses de Vénus:
Le vermillon leur vient d’autre manière
Camille avait déjà quelque soupçon
Que l’on l’aimait: il n’était si novice
Qu’il ne connut ses gens à la façon;
Pour en avoir un plus certain indice
Et s’égayer, et voir si ce coeur fier
Jusques au bout pourrait s’humilier,
Il fit le froid. Notre amante en soupire.
La violence enfin de son martyre
La fait parler: elle commence ainsi:
Je ne sais pas ce que vous allez dire,
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir:
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.
Puis quelle excuse ! hélas si le passé
Dans votre esprit pouvait être effacé !
Du moins, Camille, excusez ma franchise
Je vois fort bien que quoi que je vous dise
Je vous déplais. Mon zèle me nuira.
Mais nuise ou non, Constance vous adore:
Méprisez-la, chassez-la, battez-la;
Si vous pouvez, faites-lui pis encore;
Elle est à vous. Alors le jouvenceau:
Critiquer gens m’est, dit-il, fort nouveau
Ce n’est mon fait: et toutefois Madame
Je vous dirai tout net que ce discours
Me surprend fort; et que vous n’êtes femme
Qui dût ainsi prévenir nos amours.
Outre le sexe, et quelque bienséance
Qu’il faut garder, vous vous êtes fait tort.
A quel propos toute cette éloquence ?
Votre beauté m’eût gagné sans effort
Et de son chef. Je vous le dis encor:
Je n’aime point qu’on me fasse d’avance.
Ce propos fut à la pauvre Constance
Un coup de foudre. Elle reprit pourtant:
J’ai mérité ce mauvais traitement:
Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?
Mon procédé ne me nuirait pas tant,
Si ma beauté n’était point effacée.
C’est compliment ce que vous m’avez dit:
J’en suis certaine, et lis dans votre esprit:
Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.
D’où me vient-il ? je m’en rapporte à vous.
N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,
A mes attraits chacun rendait hommage ?
Ils sont éteints ces dons si précieux.
Et L’amour que j’ai m’a causé ce dommage.
Je ne suis plus assez belle à vos yeux.
Si je l’étais je serais assez sage.
Nous parlerons tantôt de ce point-là,
Dit le galant; il est tard, et voilà
Minuit qui sonne; il faut que je me couche.
Constance crut qu’elle aurait la moitié
D’un certain lit que d’un oeil de pitié
Elle voyait: mais d’en ouvrir la bouche,
Elle n’osa de crainte de refus.
Le compagnon feignant d’être confus
Se tut longtemps; puis dit: Comment ferai-je ?
Je ne me puis tout seul déshabiller.
Et bien, Monsieur, dit-elle, appellerai-je ?
Non, reprit-il; gardez-vous d’appeler.
Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vous voie
Ni qu’en ma chambre une fille de joie
Passe la nuit au su de tous mes gens.
Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.
Pour éviter ces inconvénients,
Je me pourrais cacher en la ruelle:
Mais faisons mieux, et ne laissons venir
Personne ici: l’amoureuse Constance
Veut aujourd’hui de laquais vous servir.
Accordez-lui pour toute récompense
Cet honneur-là. Le jeune homme y consent.
Elle s’approche; elle le déboutonne;
Touchant sans plus à l’habit, et n’osant
Du bout du doigt toucher à la personne.
Ce ne fut tout; elle le déchaussa.
Quoi de sa main ! quoi Constance elle-même !
Qui fût-ce donc ? est-ce trop que cela ?
Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.
Le compagnon dans le lit se plaça;
Sans la prier d’être de la partie.
Constance crut dans le commencement,
Qu’il la voulait éprouver seulement:
Mais tout cela passait la raillerie
Pour en venir au point plus important:
Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace:
Où me coucher ?
CAMILLE
Partout ou vous voudrez.
CONSTANCE
Quoi sur ce siège ?
CAMILLE
Et bien non; vous viendrez
Dedans mon lit.
CONSTANCE
Délacez-moi, de grâce.
CAMILLE
Je ne saurais, il fait froid, je suis nu;
Délacez-vous. Notre amante ayant vu
Près du chevet un poignard dans sa gaine
Le prend, le tire, et coupe ses habits
Corps piqué d’or, garnitures de prix,
Ajustement de princesse et de reine.
Ce que les gens en deux mois à grand’peine
Avaient brodé, périt en un moment:
Sans regretter ni plaindre aucunement
Ce que le sexe aime plus que sa vie.
Femmes de France, en feriez-vous autant ?
Je crois que non, j’en suis sûr, et partant
Cela fut beau sans doute en Italie.
La pauvre amante approche en tapinois,
Croyant tout fait; et que pour cette fois
Aucun bizarre et nouveau stratagème
Ne viendrait plus son aise reculer:
Camille dit: C’est trop dissimuler
Femme qui vient se produire elle-même
N’aura jamais de place à mes côtés.
Si bon vous semble allez vous mettre aux pieds.
Ce fut bien là qu’une douleur extrême
Saisit la belle; et si lors par hasard
Elle avait eu dans ses mains le poignard,
C’ en était fait: elle eut de part en part
Percé son coeur. Toutefois l’espérance
Ne mourut pas encor dans son esprit.
Camille était trop connu de Constance.
Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit
Chose si dure, et pleine d’insolence,
Lui qui s’était jusque-là comporté
En homme doux, civil, et sans fierté,
Cela semblait contre toute apparence.
Elle va donc en travers se placer
Aux pieds du sire; et d’abord les lui baise;
Mais point trop fort, de peur de le blesser
On peut juger si Camille était aisé.
Quelle victoire ! avoir mis à ce point
Une beauté si superbe et si fière !
Une beauté ! je ne la décris point;
Il me faudrait une semaine entière.
On ne pouvait reprocher seulement
Que la pâleur à cet objet charmant
Pâleur encor dont la cause était telle
Qu’elle donnait du lustre à notre belle.
Camille donc s’étend; et sur un sein
Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,
Pose ses pieds, et sans cérémonie
Il s’accommode, et se fait un coussin
Puis feint qu’il cède aux charmes de Morphée.
Par les sanglots notre amante étouffée
Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.
Ce fut la fin. Camille l’appela,
D’un ton de voix qui plut fort à la belle.
Je suis content, dit-il, de votre amour.
Venez, venez, Constance, c’est mon tour.
Elle se glisse; et lui s’approchant d’elle:
M’avez-vous cru si dur et si brutal
Que d’avoir fait tout de bon le sévère ?
Dit-il d’abord, vous me connaissez mal:
Je vous voulais donner lieu de me plaire.
Or bien je sais le fond de votre coeur.
Je suis content, satisfait, plein de joie,
Comblé d’amour: et que votre rigueur
Si bon lui semble à son tour se déploie:
Elle le peut: usez-en librement.
Je me déclare aujourd’hui votre amant,
Et votre époux; et ne sais nulle dame,
De quelque rang et beauté que ce soit,
Qui vous valût pour maîtresse et pour femme;
Car le passé rappeler ne se doit
Entre nous deux. Une chose ai-je à dire:
C’est qu’en secret il nous faut marier.
Il n’est besoin de vous spécifier
Pour quel sujet: cela vous doit suffire.
Même il est mieux de cette façon-là;
Un tel hymen à des amours ressemble;
On est époux et galant tout ensemble.
L’histoire dit que le drôle ajouta:
Voulez-vous pas, en attendant le prêtre,
A votre amant vous fier aujourd’hui ?
Vous le pouvez, je vous réponds de lui;
Son coeur n’est pas d’un perfide et d’un traître.
A tout cela Constance ne dit rien.
C’était tout dire: il le reconnut bien,
N’étant novice en semblables affaires.
Quant au surplus, ce sont de tels mystères,
Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.
Voilà comment Constance réussit.
Or faites-en, nymphes, votre profit.
Amour en a dans son académie,
Si l’on voulait venir à l’examen,
Que j’aimerais pour un pareil hymen
Mieux que mainte autre à qui l’on se marie.
Femme qui n’a filé toute sa vie
Tâche à passer bien des choses sans bruit.
Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,
Noviciat d’épreuves un peu dures:
Elle en reçut abondamment le fruit:
Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit
En faire un tel à toutes aventures
Ce que possible on ne croira pas vrai
C’est que Camille en caressant la belle
Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.
L’essai ? je faux: Constance en était-elle
Aux éléments? oui Constance en était
Aux éléments: ce que la belle avait
Pris et donné de plaisirs en sa vie,
Compter pour rien jusqu’alors se devait:
Pourquoi cela ? quiconque aime le die.

Le différend de Beaux Yeux et Belle Bouche

Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs
Devant le juge d’Amathonte.
Belle Bouche disait: Je m’en rapporte aux cœurs
Et leur demande s’ils font compte
De Beaux Yeux ainsi que de moi.
Qu’on examine notre emploi,
Nos traits, nos beautés et nos charmes.
Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plus d’un métier
Mais j’ignore celui de répandre les larmes:
De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux tout entier.
Je satisfais trois sens; eux seulement la vue.
Ma gloire est bien d’autre étendue:
L’ouïe et l’odorat ont part à mes plaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,
Belle Bouche fait des soupirs
Tels à peu près que les Zéphyrs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux un amant:
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter;
Belle Bouche n’a qu’à parler:
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire
Belle Bouche à toute heure étale des trésors:
Le nacre est en dedans, le corail en dehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.
Les présents que nous fait la rive orientale
N’approchent pas des dons que je prétends avoir:
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans ses régions:
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire.
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla:
Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.
Pourquoi leur reprocher les pleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons;
Belle Bouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soupirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien:
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par les cieux:
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.
Si l’on tient d’elle une victoire,
On en tient cent de nous: et pour une chanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,
Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,
Par ce moyen passe à la montre:
On demande qui c’est; et souvent ce n’est rien:
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit: j’aime; et le disons-nous pas?
Sans aucun bruit: notre langage
Muet qu’il est. plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autres appas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façon charmante:
Puis il dit en changeant de ton:
J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les;
Puis prononcez votre sentence;
Nous gagnerons notre procès.
Philis eut quelque honte; et puis sur l’assistance
Répandit des regards si remplis d’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappe de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.
Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame
Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,
Prit la parole et dit: A cette rhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.
La nuit mon emploi dure encor:
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage:
On les laisse en repos; et leur muet langage
Fait un assez froid personnage.
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.

Le petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries

La clef du coffre-fort et des cœurs c’est la même:
Que si ce n’est celle des cœurs,
C’est du moins celle des faveurs:
Amour doit à ce stratagème
La plus grand’part de ses exploits:
A-t-il épuisé son carquois,
Il met tout son salut en ce charme suprême.
Je tiens qu’il a raison; car qui hait les présents ?
Tous les humains en sont friands,
Princes, rois, magistrats: ainsi quand une belle
En croira l’usage permis,
Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis,
Je ne m’écrierai pas contre elle.
On a bien plus d’une querelle
A lui faire sans celle-là.
Un juge mantouan belle femme épousa.
Il s’appelait Anselme; on la nommait Argie;
Lui déjà vieux barbon; elle jeune et jolie,
Et de tous charmes assortie.
L’époux non content de cela,
Fit si bien par sa jalousie
Qu’il rehaussa de prix celle-là qui d’ailleurs
Méritait de se voir servie
Par les plus beaux et les meilleurs
Elle le fut aussi: d’en dire la manière
Et comment s’y prit chaque amant,
Il serait long: suffit que cet objet charmant
Les laissa soupirer, et ne s’en émut guère.
Amour établissait chez le juge ses lois;
Quand l’état mantouan, pour chose de grand poids
Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.
Comme Anselme était juge, et de plus magistrat ,
Vivait avec assez d’éclat,
Et ne manquait pas de prudence,
On le députe en diligence
Ce ne fut pas sans résister
Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bon homme:
L’affaire était longue à traiter;
Il devait demeurer dans Rome
Six mois, et plus encor; que savait-il combien ?
Tant d’honneur pouvait nuire au conjugal lien:
Longue ambassade et long voyage
Aboutissent à cocuage.
Dans cette crainte notre époux
Fit cette harangue à la belle:
On nous sépare Argie; adieu, soyez fidèle
A celui qui n’aime que vous.
Jurez-le-moi: car entre nous
J’ai sujet d’être un peu jaloux.
Que fait autour de notre porte
Cette soupirante cohorte ?
Vous me direz que jusqu’ici
La cohorte a mal réussi:
Je le crois; cependant pour plus grande assurance
Je vous conseille en mon absence
De prendre pour séjour notre maison des champs:
Fuyez la ville, et les amants,
Et leurs présents;
L’invention en est damnable;
Des machines d’Amour c’est la plus redoutable:
De tout temps le monde a vu Don
Etre le père d’abandon:
Déclarez-lui la guerre; et soyez sourde, Argie,
A sa sœur la cajolerie.
Dès que vous sentirez approcher les blondins,
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains.
Rien ne vous manquera; je vous fais la maîtresse
De tout ce que le ciel m’a donné de richesse:
Tenez, voilà les clefs de l’argent, des papiers;
Faites-vous payer des fermiers;
Je ne vous demande aucun compte:
Suffit que je puisse sans honte
Apprendre vos plaisirs; je vous les permets tous,
Hors ceux d’amour, qu’à votre époux
Vous garderez entiers pour son retour de Rome:
C’en était trop pour le bon homme:
Hélas il permettrait tous plaisirs hors un point
Sans lequel seul il n’en est point.
Son épouse lui fit promesse solennelle
D être sourde, aveugle, et cruelle;
Et de ne prendre aucun présent:
Il la retrouverait au retour toute telle,
Qu’il la laissait en s’en allant
Sans nul vestige de galant.
Anselme étant parti, tout aussitôt Argie
S’en alla demeurer aux champs;
Et tout aussitôt les amants
De l’aller voir firent partie.
Elle les renvoya; ces gens l’embarrassaient,
L’attiédissaient, l’affadissaient,
L’endormaient en contant leur flamme;
Ils déplaisaient tous à la dame,
Hormis certain jeune blondin,
Bien fait, et beau par excellence;
Mais qui ne put par sa souffrance
Amener à son but cet objet inhumain.
Son nom c’était Atis, son métier paladin:
Il ne plaignit en son dessein
Ni les soupirs ni la dépense.
Tout moyen par lui fut tenté:
Encor si des soupirs il se fut contenté !
La source en est inépuisable ;
Mais de la dépense c’est trop.
Le bien de notre amant s’en va le grand galop;
Voilà notre homme misérable.
Que fait-il ? il s’éclipse, il part, il va chercher
Quelque désert pour se cacher.
En chemin il rencontre un homme,
Un manant, qui fouillant avecque son bâton,
Voulait faire sortir un serpent d’un buisson;
Atis s’enquit de la raison.
C’est, reprit le manant, afin que je l’assomme.
Quand j’en rencontre sur mes pas,
Je leur fais de pareilles fêtes.
Ami, reprit Atis, laisse-le; n ‘est-il pas
Créature de Dieu comme les autres bêtes ?
Il est à remarquer que notre paladin
N’avait pas cette horreur commune au genre humain
Contre la gent reptile, en toute son espèce;
Dans ses armes il en portait;
Et de Cadmus il descendait,
Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse.
Force fut au manant de quitter son dessein.
Le serpent se sauva; notre amant à la fin
S’établit dans un bois écarté, solitaire:
Le silence y faisait sa demeure ordinaire,
Hors quelque oiseau qu’on entendait,
Et quelque Echo qui répondait.
Là le bonheur et la misère
Ne se distinguaient point, égaux en dignité
Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peu fréquenté.
Atis n’y rencontra nulle tranquillité.
Son amour l’y suivit; et cette solitude
Bien loin d’être un remède à son inquiétude
En devint même l’aliment
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment.
Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sa belle.
Retournons, ce dit-il, puisque c’est notre sort:
Atis il t’est plus doux encor
De la voir ingrate et cruelle,
Que d’être privé de ses traits,
Adieu ruisseaux, ombrages frais,
Chants amoureux de Philomèle;
Mon inhumaine seule attire à soi mes sens;
Eloigne de ses yeux je ne vois ni n’entends.
L’esclave fugitif se va remettre encore
En ses fers quoique durs, mais hélas trop chéris.
Il approchait des murs qu’une fée a bâtis,
Quand sur les bords du Mince , à l’heure que l’Aurore
Commence à s’éloigner du séjour de Téthys ,
Une nymphe en habit de reine,
Belle, majestueuse, et d’un regard charmant
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre amant
Qui rêvait alors à sa peine.
Je veux, dit-elle, Aris que vous soyez heureux:
Je le veux, je le puis, étant Manto la fée
Votre amie et votre obligée;
Vous connaissez ce nom fameux
Mantoue en tient le sien: jadis en cette terre
J’ai pose la première pierre
De ces murs, en durée égaux aux bâtiments
Dont Memphis voit le Nil laver les fondements.
La Parque est inconnue à toutes mes pareilles:
Nous opérons mille merveilles
Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir;
Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir.
Toute l’infirmité de la nature humaine:
Nous devenons serpents un jour de la semaine.
Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci
Vous en tirâtes un de peine ?
C’était moi qu’un manant s’en allait assommer
Vous me donnâtes assistance:
Atis je veux pour récompense
Vous procurer la jouissance
De celle qui vous fait aimer.
Allons-nous-en la voir je vous donne assurance
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps
Vous gagnerez par vos présents
Argie et tous ses surveillants.
Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde,
A pleines mains répandez l’or,
Vous n’en manquerez point, c’est pour vous le trésor
Que Lucifer me garde en sa grotte profonde.
Votre belle saura quel est notre pouvoir.
Même pour m’approcher de cette inexorable,
Et vous la rendre favorable,
En petit chien vous m’allez voir
Faisant mille tours sur l’herbette;
Et vous en pèlerin jouant de la musette
Me pourrez à ce son mener chez la beauté
Qui tient votre cœur enchanté.
Aussitôt fait que dit; notre amant et la fée
Changent de forme en un instant:
Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,
Et Manto petit chien faisant tours et sautant.
Ils vont au château de la belle,
Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux:
Le petit chien fait rage; aussi fait l’amoureux;
Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle
Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court.
On lui dit qu’elle vienne admirer à son tour
Le roi des épagneux, charmante créature,
Et vrai miracle de nature.
Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours:
Madame en fera ses amours;
Car veuille ou non son maître, il faut qu’il le lui vende
S’il n’aime mieux le lui donner.
La nourrice en fait la demande.
Le pèlerin sans tant tourner
Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose;
Et voici ce qu’il lui propose:
Mon chien n’est point à vendre, à donner encor moins,
Il fournit à tous mes besoins:
Je n’ai qu’à dire trois paroles,
Sa patte entre mes mains fait tomber à l’instant
Au lieu de puces des pistoles,
Des perles, des rubis, avec maint diamant.
C’est un prodige enfin: Madame cependant
En a comme on dit la monnoie
Pourvu que j’aye cette joie
De coucher avec elle une nuit seulement
Favori sera sien dès le même moment.
La proposition surprit fort la nourrice.
Quoi Madame l’ambassadrice !
Un simple pèlerin ! Madame à son chevet
Pourrait voir un bourdon! et si l’on le savait
Si cette même nuit quelque hôpital avait
Hébergé le chien et son maître !
Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour;
Cela fait passer en amour
Quelque bourdon que ce puisse être.
Atis avait changé de visage et de traits.
On ne le connut pas, c’étaient d’autres attraits.
La nourrice ajoutait: A gens de cette mine
Comment peut-on refuser rien ?
Puis celui-ci possède un chien
Que le royaume de la Chine
Ne paierait pas de tout son or:
Une nuit de Madame aussi c’est un trésor.
J’avais oublie de vous dire
Que le drôle a son chien feignit de parler bas.
Il tombe aussitôt dix ducats,
Qu’a la nourrice offre le sire:
Il tombe encore un diamant.
Atis en riant le ramasse.
C’est, dit-il, pour Madame; obligez-moi de grâce
De le lui présenter avec mon compliment.
Vous direz à Son Excellence
Que je lui suis acquis. La nourrice à ces mots
Court annoncer en diligence
Le petit chien et sa science,
Le pèlerin et son propos.
Il ne s’en fallut rien qu’Argie
Ne battît sa nourrice. Avoir l’effronterie
De lui mettre en l’esprit une telle infamie !
Avec qui ? si c’était encor le pauvre Atis !
Hélas, mes cruautés sont cause de sa perte.
Il ne me proposa jamais de tels partis.
Je n’aurais pas d’un roi cette chose soufferte,
Quelque don que l’on pût m’offrir,
Et d’un porte bourdon je la pourrais souffrir,
Moi qui suis une ambassadrice !
Madame, reprit la nourrice,
Quand vous seriez impératrice,
Je vous dis que ce pèlerin
A de quoi marchander, non pas une mortelle,
Mais la déesse la plus belle.
Atis votre beau paladin
Ne vaut pas seulement un doigt du personnage.
Mais mon mari m’a fait jurer !
Eh quoi ? de lui garder la foi de mariage.
Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage
Que le premier n’a fait ? qui l’ira déclarer ?
Qui le saura ? j’en vois marcher tête levée,
Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vous l’assurer,
Si sur le bout du nez tache pouvait montrer
Que telle chose est arrivée:
Cela nous fait-il empirer,
D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madame il faut être
Bien habile pour reconnaître
Bouche ayant employé son temps et ses appas
D’avec bouche qui s’est tenue à ne rien faire;
Donnez-vous, ne vous donnez pas,
Ce sera toujours même affaire;
Pour qui ménagez-vous les trésors de l’Amour ?
Pour celui qui je crois ne s’ en servira guère;
Vous n’aurez pas grand-peine à fêter son retour.
La fausse vieille sut tant dire,
Que tout se réduisit seulement à douter
Des merveilles du chien, et des charmes du sire:
Pour cela l’on les fit monter:
La belle était au lit encore.
L’univers n’eut jamais d’aurore
Plus paresseuse à se lever.
Notre feint pèlerin traverse la ruelle,
Comme un homme ayant vu d’autres gens que des saints.
Son compliment parut galant et des plus fins:
II surprit et charma la belle.
Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,
La mine de vous en aller
A Saint Jacques de Compostelle.
Cependant pour la régaler,
Le chien à son tour entre en lice.
On eût vu sauter Favori
Pour la dame et pour la nourrice,
Mais point du tout pour le mari.
Ce n’est pas tout; il se secoue:
Aussitôt perles de tomber,
Nourrice de les ramasser,
Soubrettes de les enfiler,
Pèlerin de les attacher,
A de certains bras dont il loue
La blancheur et le reste; Enfin il fait si bien
Qu’avant que partir de la place
On traite avec lui de son chien
On lui donne un baiser pour arrhes de la grâve
Qu’il demandait; et la nuit vint;
Aussitôt que le drôle tint
Entre ses bras madame Argie,
Il redevint Atis; la dame en fut ravie;
C’était avec bien plus d’honneur
Traiter Monsieur l’ambassadeur.
Cette nuit eut des sœurs, et même en très bon nombre
Chacun s’en aperçut; car d’enfermer sous l’ombre
Une telle aise, le moyen ?
Jeunes gens font-ils jamais rien
Que le plus aveugle ne voie ?
A quelques mois de là le saint-père renvoie
Anselme avec force pardons,
Et beaucoup d’autres menus dons.
Les biens et les honneurs pleuvaient sur sa personne.
De son vice gérant il apprend tous les soins:
Bons certificats des voisins:
Pour les valets, nul ne lui donne
D’éclaircissement sur cela.
Monsieur le juge interrogea
La nourrice avec les soubrettes
Sages personnes et discrètes.
Il n’en put tirer ce secret:
Mais comme parmi les femelles
Volontiers le diable se met,
Il survint de telles querelles,
La dame et la nourrice eurent de tels débats
Que celle-ci ne manqua pas
A se venger de l’autre, et déclarer l’affaire.
– Dût -elle aussi se perdre, il fallut tout conter.
D’exprimer jusqu’où la colère
Ou plutôt la fureur de l’époux put monter
Je ne tiens pas qu’il soit possible;
Ainsi je m’en tairai: on peut par les effets
Juger combien Anselme était homme sensible.
Il choisit un de ses valets,
Le charge d’un billet, et mande que Madame
Vienne voir son mari malade en la cité:
La belle n’avait point son village quitté:
L’époux allait venait, et laissait là sa femme.
Il te faut en chemin écarter tous ses gens,
Dit Anselme au porteur de ces ordres pressants:
La perfide a couvert mon front d’ignominie.
Pour satisfaction je veux avoir sa vie.
Poignarde-la; mais prends ton temps:
Tâche de te sauver: voilà pour ta retraite,
Prends cet or: si tu fais ce qu’Anselme souhaite,
Et punis cette offense-là,
Quelque part que tu sois, rien ne te manquera.
Le valet va trouver Argie,
Qui par son chien est avertie.
Si vous me demandez comme un chien avertit,
Je crois que par la jupe il tire,
Il se plaint, il jappe, il soupire,
Il en veut à chacun; pour peu qu’on ait d’esprit,
On entend bien ce qu’il veut dire.
Favori fit bien plus; et tout bas il apprit
Un tel péril à sa maîtresse.
Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien:
Reposez-vous sur moi; j’en empêcherai bien
Ce valet à l’âme traîtresse.
Ils étaient en chemin, près d’un bois qui servait
Souvent aux voleurs de refuge:
Le ministre cruel des vengeances du juge
Envoie un peu devant le train qui les suivait;
Puis il dit l’ordre qu’il avait.
La dame disparaît aux yeux du personnage
Manto la cache en un nuage.
Le valet étonné retourne vers l’époux,
Lui conte le miracle; et son maître en courroux
Va lui-même à l’endroit. O prodige ! o merveille !
Il y trouve un palais de beauté sans pareille:
Une heure auparavant c’ était un champ tout nu.
Anselme à son tour éperdu,
Admire ce palais bâti, non pour des hommes,
Mais apparemment pour des dieux:
Appartements dorés, meubles très précieux
Jardins et bois délicieux;
On aurait peine à voir en ce siècle ou nous sommes
Chose si magnifique et si riante aux yeux.
Toutes les portes sont ouvertes;
Les chambres sans hôte, et désertes;
Pas une âme en ce Louvre; excepté qu’à la fin
Un More très lippu, très hideux, très vilain,
S’offre aux regards du juge, et semble la copie
D’un Esope d’Ethiopie.
Notre magistrat l’ayant pris
Pour le balayeur du logis,
Et croyant l’honorer lui donnant cet office
Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu
Appartient un tel édifice ?
Car de dire un roi, c’est trop peu.
Il est à moi, reprit le More.
Notre juge à ces mots se prosterne, l’adore,
Lui demande pardon de sa témérité.
Seigneur, ajouta-t-il, que Votre Déité
Excuse un peu mon ignorance.
Certes tout l’univers ne vaut pas la chevance
Que je rencontre ici. Le More lui répond:
Veux-tu que je t’en fasse un don ?
De ces lieux enchantés je te rendrai le maître,
A certaine condition.
Je ne ris point; tu pourras être
De ces lieux absolu seigneur,
Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur.
… Entends-tu ce langage,
Et sais-tu quel est cet usage ?
Il te le faut expliquer mieux.
Tu connais l’échanson du monarque des dieux ?
ANSELME
Ganymède ?
LE MORE
Celui-là même.
Prends que je sois Jupin le monarque suprême;
Et que tu sois le jouvenceau:
Tu n’es pas tout à fait si jeune ni si beau.
ANSELME
Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre:
Regardez la vieillesse, et la magistrature.
LE MORE
Moi railler ? point du tout.
ANSELME
Seigneur.
LE MORE
Ne veux-tu point ?
ANSELME
Seigneur… Anselme ayant examiné ce point,
Consent à la fin au mystère.
Maudite amour des dons que ne fais-tu pas faire !
En page incontinent son habit est changé:
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé:
La barbe seulement demeure au personnage.
L’enfant d’honneur Anselme avec cet équipage
Suit le More partout. Argie avait ouï
Le dialogue entier, en certain coin cachée.
Pour le More lippu, c’était Manto la fée,
Par son art métamorphosée,
Et par son art ayant bâti
Ce Louvre en un moment, par son art fait un page
Sexagénaire et grave. A la fin au passage
D’une chambre en une autre, Argie à son mari
Se montre tout d’un coup: Est-ce Anselme, dit-elle
Que je vois ainsi déguisé ?
Anselme ? il ne se peut; mon oeil s’est abusé.
Le vertueux Anselme à la sage cervelle
Me voudrait-il donner une telle leçon ?
C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notre barbon
Notre législateur, notre homme d’ambassade,
Vous êtes à cet âge homme de mascarade ?
Homme de ? la pudeur me défend d’achever.
Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire,
Vous qu’Argie a pensé trouver
En un fort plaisant adultère !
Du moins n’ai-je pas pris un More pour galant:
Tout me rend excusable, Atis, et son mérite,
Et la qualité du présent.
Vous verrez tout incontinent
Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité
Peut résister un seul moment.
More devenez chien. Tout aussitôt le More
Redevient petit chien encore.
Favori, que l’on danse. A ces mots, Favori
Danse, et tend la patte au mari.
Qu’ on fasse tomber des pistoles;
Pistoles tombent à foison:
Eh bien qu’en dites-vous ? sont – ce choses frivoles ?
C’est de ce chien qu’on m’a fait don.
Il a bâti cette maison.
Puis faites-moi trouver au monde une Excellence,
Une Altesse, une Majesté,
Qui refuse sa jouissance
A dons de cette qualité;
Surtout quand le donneur est bien fait, et qu’il aime,
Et qu’il mérite d’être aimé.
En échange du chien l’on me voulait moi-même;
Ce que vous possédez de trop je l’ai donné;
Bien entendu Monsieur; suis-je chose si chère ?
Vraiment vous me croiriez bien pauvre ménagère
Si je laissais aller tel chien à ce prix-là.
Savez-vous qu’il a fait le Louvre que voilà ?
Le Louvre pour lequel… mais oublions cela;
Et n’ordonnez plus qu’on me tue,
Moi qu’Atis seulement en ses lacs a fait choir;
Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir
Des mêmes armes combattue.
Touchez là, mon mari; la paix; car aussi bien
Je vous défie ayant ce chien:
Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre:
Il m’avertit de tout; il confond les jaloux;
Ne le soyez donc point; plus on veut nous contraindre,
Moins on doit s’assurer de nous
Anselme accorda tout: qu’eut fait le pauvre sire ?
On lui promit de ne pas dire
Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,
Cocuage, s’il eût voulu,
Aurait eu ses franches coudées.
Argie en rendit grâce; et compensations
D’une et d’autre part accordées,
On quitta la campagne à ces conditions.
Que devint le palais ? dira quelque critique.
Le palais ? que m’importe ? il devint ce qu’il put.
A moi ces questions ! suis-je homme qui se pique
D’être si régulier ? le palais disparut.
Et le chien ? Ie chien fit ce que l’amant voulut.
Mais que voulut l’amant ? censeur, tu m’importunes:
Il voulut par ce chien tenter d’autres fortunes.
D’une seule conquête est-on jamais content ?
Favori se perdait souvent;
Mais chez sa première maîtresse
Il revenait toujours. Pour elle, sa tendresse
Devint bonne amitié. Sur ce pied, notre amant
L’allait voir fort assidûment .
Et même en l’accommodement
Argie à son époux fit un serment sincère
De n’avoir plus aucune affaire.
L’époux jura de son côté
Qu’il n’aurait plus aucun ombrage
Et qu’il voulait être fouetté
Si jamais on le voyait page.

Clymène

Il semblera d ‘abord au lecteur que la comédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veut lire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait tel que ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout à fait. Il n y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pas faite pour être représentée. JDLF Personnages: APOLLON, LES NEUF MUSES, ACANTE
La scène est au Parnasse. Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autre jour
De ne voir presque plus de bons vers sur l’amour.
Le siècle, disait-il, a gâté cette affaire:
Lui nous parler d’amour ! il ne la sait pas faire,
Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ?
J’ai beau communiquer de l’ardeur aux esprits;
Les belles n’ayant pas disposé la matière,
Amour, et vers, tout est fort à la cavalière.
Adieu donc à beautés; je garde mon emploi
Pour les surintendants sans plus, et pour le Roi.
Je viens pourtant de voir au bord de l’Hippocrène
Acante fort touché de certaine Clymène.
J’en sais qui sous ce nom font valoir leurs appas;
Mais quant à celle-ci je ne la connais pas:
Sans doute qu’en province elle a passé sa vie.
ERATO
Sire, j’en puis parler; c’est ma meilleure amie.
La province, il est vrai, fut toujours son séjour
Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votre cour.
URANIE
Je la connais aussi.
APOLLON
Comment vous Uranie !
En ce cas Terpsichore, Euterpe, et Polymnie,
Qui n’ont pas des emplois du tout si relevés,
N’en apprendront encor plus que vous n’en savez.
POLYMNIE
Oui Sire, nous pouvons vous en parler chacune.
APOLLON
Si ma prière n’est aux Muses importune,
Devant moi tour à tour chantez cette beauté;
Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté.
Que chacune pourtant suive son caractère.
EUTERPE
Sire, nous nous savons toutes neuf contrefaire:
Pour si peu laissez-nous libres sur ce point-là.
APOLLON
Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vous plaira.
EUTERPE
Que ma compagne m’aide; et puis en dialogue
Nous vous ferons entendre une espèce d’églogue.
APOLLON
Terpsichore aidez-la: mais surtout évitez
Les traits que tant de fois l’églogue a répétés:
Il me faut du nouveau, n’en fût-il point au monde.
TERPSICHORE
Je m’ en vais commencer; qu’ Euterpe me réponde.
Quand le soleil a fait le tour de l’univers,
Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvre divers,
Ni d’en avoir produit, qu’a Téthys il se vante;
Il dit: J’ai vu Clymène, et mon âme est contente.
EUTERPE
L’Aurore vous veut voir; Clymène montrez-vous:
Non, ne bougez du lit; le repos est trop doux:
Tantôt vous paraîtrez vous-même une autre Aurore;
Mais ne vous pressez point, dormez dormez encore.
TERPSICHORE
Au gré de tous les yeux Clymène a des appas:
Un peu de passion est ce qu’on lui souhaite:
Pour de l’amitié seule, elle n’en manque pas:
Cinq ou six grains d’amour, et Clymène est parfaite.
EUTERPE
L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir
– S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sans peine:
Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,
Vous vous garderez bien de condamner Clymène.
TERPSICHORE
Vénus depuis longtemps est de mauvaise humeur.
Clymène lui fait ombre; et Vénus ayant peur
D’être mise au-dessous d’une beauté mortelle,
Disait hier à son fils: Mais la croit-on si belle ?
Et oui oui, dit l’Amour, je vous la veux montrer.
APOLLON
Vous sortez de l’églogue.
EUTERPE
Il nous y faut rentrer.
Amour en quatre parts divise son empire:
Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’un quart:
Ainsi plus des trois quarts pour Clymène soupire:
Les autres belles ont le reste pour leur part.
TERPSICHORE
Tout ce que peut avoir un cœur d’indifférence
Clymène le témoigne: elle en a destiné
Les trois quarts pour Acante; heureux dans sa souffrance
S’il voir qu’a ses rivaux le reste soit donné.
EUTERPE
Ne vous semble-t-il pas que nos bois reverdissent,
Depuis que nous chantons un si charmant objet ?
TERPSICHORE
Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantres choisissent
Désormais en leurs sons Clymène pour sujet.
EUTERPE
Pour elle le Printemps s’est habillé de roses.
TERPSICHORE
Pour elle les Zéphyrs en parfument les airs
EUTERPE
Et les oiseaux pour elle y joignent leurs concerts.
Régnez belle, régnez sur tant d’aimables choses
TERPSICHORE
Aimez, Clymène. aimez; rendez quelqu’un heureux
Votre règne en aura plus d’appas pour vous-même.
EUTERPE
En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elle aime ?
TERPSICHORE
Acante.
EUTERPE
Et pourquoi lui ?
TERPSICHORE
C’est le plus amoureux.
Sire êtes-vous content ?
APOLLON
Assez. Que Melpomène
Sur un ton qui nous touche introduise Clymène
Vous Thalie, il vous faut contrefaire un amant,
Qui ne veut point borner son amoureux tourment.
MELPOMENE
Mes sœurs je suis Clymène.
THALIE
Et moi je suis Acante.
APOLLON
Fort bien; nous écoutons; remplissez notre attente.
CLYMENE
Acante vous perdez votre temps et vos soins.
Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peu moins
Otez ce mot d’amour; c’est ce qu’on vous conseille.
ACANTE
Que je l’ôte ! est-il rien de si doux à l’oreille ?
Quoi de vous adorer Acante cesserait ?
Contre sa passion il vous obéirait ?
Ah laissez-lui du moins son tourment pour salaire.
Suis-je si dangereux ? hélas non; si j’espère
Ce n’est plus d’être aimé: tant d’heur ne m’est point dû.
Je l’avais jusqu ’ ici follement prétendu.
Mourir en vous aimant est toute mon envie.
Mon amour m’est plus cher mille fois que la vie.
Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.
CLYMENE
Toujours ce mot ! toujours !
ACANTE
Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre
Seule vous le fuyez: mais ne s ‘est-il point vu
Quelque temps ou peut-être il vous a moins déplu ?
CLYMENE
L’Amour, je le confesse, a traversé ma vie:
C’est ce qui malgré moi me rend son ennemie:
Après un tel aveu je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sans appas;
Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée
Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutez bien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien.
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire:
Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre,
Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est le craindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir.
Nous y perdrons tous deux: quand je vous le conseille,
Je me fais violence, et prête encor l’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux,
Un son qui ne déplaît à pas une de nous.
Mais trop de mal le suit.
ACANTE
Je m’en charge, Madame:
Ce mal est pour moi seul; j’en garantis votre âme.
CLYMENE
Qui vous croirait, Acante, aurait un bon garant.
Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’un tyran
Un ennemi public, un démon pour mieux dire.
ACANTE
Il ne l’est pas pour vous; cela vous doit suffire:
Jamais il ne vous peut avoir cause d’ennui:
Vous en prenez un autre assurément pour lui.
S’il a quelques douceurs, elles sont pour les belles,
Et pour nous les soucis et les peines cruelles.
Vous n’éprouvez jamais ni dédain, ni froideur:
Quant à nous, c’est souvent le prix de notre ardeur.
Trop de zèle nous nuit.
CLYMENE
Et pourquoi donc, Acante,
Ne modérez-vous pas cette ardeur violente ?
Aimez-vous mieux souffrir contre mon propre gré,
Que si m’obéissant vous étiez bien traité ?
Je vous rendrais heureux.
ACANTE
Selon votre manière;
Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’un frère;
Que sais-je ? de chacun: car vous savez qu’on peut
Faire ainsi des heureux autant que l’on en veut.
CLYMENE
Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus de tendresse
Vous verriez àquel point Clymène s’intéresse
Pour tout ce qui vous touche.
ACANTE
Et pour moi-même aussi.
CLYMENE
Quelle distinction mettez-vous en ceci ?
ACANTE
Très grande: mais laissons à part la différence:
Aussi bien je craindrais de commettre une offense
Si j’avais entrepris de prouver contre vous
Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ou nous.
Je vous dirai pourtant que mon amour extrême
A pour premier objet votre personne même
Tout m’en semble charmant; elle est telle qu’il faut
Mais pour vos qualités, j’y trouve du défaut.
CLYMENE
Dites-nous quel il est afin qu’on s’en corrige.
ACANTE
Vous n’aimez point l’Amour; vous le haïssez dis-je,
Ce dieu près de votre âme a perdu tout crédit.
CLYMENE
Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjà dit:
Je le crains seulement; et serais plus contente
Si vous vouliez changer votre ardeur véhémente ;
En faire une amitié; quelque chose entre deux
Un peu plus que ce n’est quand un cœur est sans feux
Moins aussi que l’état ou le vôtre se treuve.
ACANTE
Tout de bon; voulez-vous que j’en fasse l’épreuve ?
Que demain j’aime moins, et moins le jour d’après;
Diminuant toujours, encor que vos attraits
Augmentent en pouvoir ? le voulez-vous Madame ?
CLYMENE
Oui, puisque je l’ai dit.
ACANTE
L’avez-vous dit dans l’âme ?
CLYMENE
Il faut bien.
ACANTE
Songez-y; voyez si votre esprit
Pourra voir ce déchet sans un secret dépit.
Peu de femmes feraient des vœux pareils aux vôtres.
CLYMENE
Acante, je suis femme aussi bien que les autres:
Mais je connais l’Amour: c’est assez; j ai raison
D’en combattre en mon cœur l’agréable poison.
Voulez-vous procurer tant de mal à Clymène ?
Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sa peine.
N’allez point m’alléguer que c’est plaisir pour nous.
Loin, bien loin tels plaisirs; le repos est plus doux:
Mon cœur s’en défendra: je vous permets de croire
Que je remporterai malgré moi la victoire.
APOLLON
Voilà du pathétique assez pour le présent:
Sur le même sujet donnez-nous du plaisant
MELPOMENE
Qui ferons-nous parler ?
APOLLON
Acante et sa maîtresse.
MELPOMENE
Sire, il faudrait avoir pour cela plus d’adresse.
Rendre Acante plaisant ! c’est un trop grand dessein.
APOLLON
Il est fou, c’est déjà la moitié du chemin.
THALIE
Mais il l’est dans l’excès.
APOLLON
Tant mieux; j’en suis fort aise;
Nous le demandons tel; je ne vois rien qui plaise
En matière d’amour comme les gens outrés.
Mille exemples pourraient vous en être montrés.
MELPOMENE
Nous obéissons donc. Tu te souviens, Thalie,
D’un matin où Clymène en son lit endormie
Fut au bruit d’un soupir éveillée en sursaut,
Et se mit contre Acante en colère aussitôt,
Sans le voir, croyant même avoir fermé la porte:
Mais qui pouvait que lui soupirer de la sorte ?
Vraiment vous l’entendez avecque vos hélas,
Dit la belle, apprenez à soupirer plus bas.
Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de son zèle.
Une forge ferait moins de bruit, reprit-elle,
Que votre cœur n’en fait: ce sont tous ses plaisirs.
Si je tourne le pied, matière de soupirs,
Je ne vous vois jamais qu’ en un chagrin extrême.
C’est bien pour m’obliger à vous aimer de même.
ACANTE
Je ne le prétends pas.
CLYMENE
Soyez-vous sur ce lit.
ACANTE
Moi ?
CLYMENE
Vous; sans répliquer.
ACANTE
Souffrez. . .
CLYMENE
C’est assez dit.
Là; je vous veux voir là.
ACANTE
Madame.
CLYMENE
Là, vous dis-je
Voyez qu’il a de mal; sa maîtresse l’oblige
A s’asseoir sur un lit; quelle peine pour lui;
Savez-vous ce que c’est, je veux rire aujourd’hui.
Point de discours plaintifs: bannissez, je vous prie,
Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.
Témoignez, s’il se peut, votre amour autrement.
Mais que veut cette main qui s’en vient brusquement
ACANTE
C’est pour vous obéier et témoigner mon zèle.
CLYMENE
L’obéissance en est un peu trop ponctuelle;
Nous vous en dispensons; Acante, soyez coi.
Si bien donc que votre âme est tout en feu pour moi ?
ACANTE
Tout en feu.
CLYMENE
Vous n’avez ni cesse ni relâche ?
ACANTE
Aucune.
CLYMENE
Toujours pleurs, soupirs comme à la tâche ?
ACANTE
Toujours soupirs et pleurs.
CLYMENE
J’en veux avoir pitié.
Allez, je vous promets.
ACANTE
Et quoi ?
CLYMENE
De l’amitié.
ACANTE
Ah Madame, faut-il railler d’un misérable !
CLYMENE
Vous reprenez toujours votre ton lamentable.
Oui, je vous veux aimer d’amitié malgré vous;
Mais si sensiblement que je n’aie, entre nous,
De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas à faire.
ACANTE
Et quand le ferez-vous ce pas si nécessaire ?
CLYMENE
Jamais.
ACANTE
Reprenez donc l’offre de votre cœur.
CLYMENE
Vous en aurez regret; il a de la douceur.
Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver ses largesses.
Je baise mes amis, je leur fais cent caresses.
A l’égard des amants, tout leur est refusé.
ACANTE
Je ne veux point du tout, Madame, être baisé.
Vous riez ?
CLYMENE
Le moyen de s’empêcher de rire ?
On veut baiser Acante; Acante se retire.
ACANTE
Et le pourriez-vous voir traiter de son amour
Pour un simple baiser, souvent froid, toujours court?
CLYMENE
On redouble en ce cas.
ACANTE
Oui d’autres que Clymène.
CLYMENE
Eprouvez-le.
ACANTE
De quoi vous mettez-vous en peine ?
CLYMENE
Moi ? de rien
ACANTE
Cependant je vois qu’en votre esprit
Le refus de vos dons jette un secret dépit.
CLYMENE
Il est vrai, ce refus n’est pas fort à ma gloire.
Dédaigner mes baisers ! cela se peut-il croire ?
Acante, je le vois, n’est pas fin à demi;
Il devait aujourd’hui promettre d’être ami;
Demain il eût repris son premier personnage.
ACANTE
Et Clymène aurait pu souffrir ce badinage ?
Un baiser n ‘aurait pas irrité ses esprits ?
CLYMENE
Qu’importe ? L’on s’apaise; et c’est autant de pris.
Vous en pourriez déjà compter une douzaine
ACANTE
Madame, c’en est trop: à quoi bon tant de peine ?
Pour douze d’amitié, donnez m’en un d’amour.
CLYMENE
C’est perdre doublement; je le rendrai trop court.
ACANTE
Mais Madame voyons.
CLYMENE
Mais Acante, vous dis-je,
L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.
ACANTE
Et bien je consens d’être ami pour un moment.
CLYMENE
Sous la peau de l’ami je craindrais que l’amant
Ne demeurât caché pendant tout le mystère.
L’heure sonne, il est tard; n’avez-vous point affaire ?
ACANTE
Non, et quand j’en aurais, ces moments sont trop doux.
CLYMENE
Je me veux habiller; adieu, retirez-vous.
APOLLON
Vous finissez bien tôt ?
MELPOMENE
Point trop pour des pucelles.
Ces discours leur siéent mal, et vous vous moquez d’elles.
APOLLON
Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïs l’autre jour
Deux de quinze ans parler plus savamment d’amour.
Ce que sur vos amants je trouverais à dire,
C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous les faites rire.
De l’air dont ils se sont tout à l’heure expliqués,
Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sont masqués.
MELPOMENE
Vous vouliez du plaisant; comment eût-on pu faire ?
APOLLON
J’en voulais, il est vrai; mais dans leur caractère.
THALIE
Sire, Acante est un homme inégal à tel point,
Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point;
Inégal en amour, en plaisir, en affaire;
Tantôt gai, tantôt triste; un jour il désespère;
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien
Clymène aime à railler: toutefois quand Acante
S’abandonne aux soupirs, se plaint, et se tourmente,
La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux
Qui fait que l’amitié n’en va souvent que mieux.
APOLLON
Clio, divertissez un peu la compagnie.
CLIO
Sire me voilà prête.
APOLLON
Il me prend une envie
De goûter de ce genre où Marot excellait.
CLIO
Eh bien, Sire, il vous faut donner un triolet.
APOLLON
C’est trop ! vous nous deviez proposer un distique!
Au reste n’allez pas chercher ce style antique
Dont à peine les mots s’entendent aujourd’hui.
Montez jusqu’à Marot, et point par-delà lui.
Même son tour suffit.
CLIO
J’entends: il reste, Sire,
Que Votre Majesté seulement daigne dire
Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ou rondeau.
J’aime fort les dizains.
APOLLON
En un sujet si beau
Le dizain est trop court; et vu votre matière
La ballade n’a point de trop ample carrière.
CLIO
Je pris de loin Clymène l’autre fois
Pour une Grâce en ses charmes nouvelle
Grâce s’entend, la première des trois;
J’eusse autrement fait tort à cette belle;
Puis approchant et frottant ma prunelle,
Je me repris; et dis soudainement
Voilà Vénus; c’est elle assurément:
Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,
Cyprine là ? je faille lourdement;
Telle n’est point la reine d’Amathonte .
Voyons pourtant; car chacun d’une voix
En fait d’appas prend Vénus pour modèle.
Je me mis lors à compter par mes doigts
Tous les attraits de la gente pucelle;
Afin de voir si ceux de l’immortelle
Y cadreraient, à peu prés seulement
Mais le moyen ? je n’ y vins nullement ,
Trouvant ici beaucoup plus que le compte:
Qu’est ceci, dis-je, et quel enchantement ?
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Acante vint tandis que je comptois:
Cette beauté le fit asseoir prés d’elle;
J ‘entendis tout; les Zéphyrs étaient cois.
Plus de cent fois il l’appela cruelle,
Inexorable, a l’Amour trop rebelle;
Et le surplus que dit un pauvre amant.
Clymène oyait cela négligemment.
Le mot d’amour lui donnait quelque honte.
Si de ce dieu la chronique ne ment,
Telle n’est point la reine d’Amathonte
Ne recours plus, Acante, au changement.
Loin de trouver en ce bas élément
Quelque autre objet qui ta dame surmonte,
Dans les palais qui sont au firmament
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
APOLLON
Votre tour est venu, Calliope, essayez
Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ont frayés
Deux écrivains fameux; je veux dire Malherbe
Qui louait ses héros en un style superbe
Et puis maître Vincent qui même aurait loué
Proserpine et Pluton en un style enjoué.
CALLIOPE
Sire, vous nommez là deux trop grands personnages
Le moyen d’imiter sur-le-champ leurs ouvrages ?
APOLLON
Il faut que je me sois sans doute expliqué mal;
Car vouloir qu’on imite aucun original
N’ est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre;
Hors ce qu’on fait passer d’une langue en une autre
C’est un bétail servile et Sot à mon avis
Que les imitateurs; on dirait des brebis
Qui n’osent avancer qu’en suivant la première,
Et s’iraient sur ses pas jeter dans la rivière.
Je veux donc seulement que vous nous fassiez voir,
En ce style où Malherbe a montré son savoir,
Quelque essai des beautés qui sont propres à l’ode,
Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,
Et demandant d’ailleurs un peu trop de loisir,
L’autre vous semble plus selon votre désir,
Vous louiez galamment la maîtresse d’Acante,
Comme maître Vincent dont la plume élégante
Donnait à son encens un goût exquis et fin
Que n’avait pas celui qui partait d’autre main.
CALLIOPE
Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarder quelque stance.
Si je débute mal, imposez-moi silence.
APOLLON
Calliope manquer ?
CALLIOPE
Pourquoi non ? très souvent
L’ode est chose pénible; et surtout dans le grand.
Toi qui soumets les dieux aux passions des hommes,
Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où nous sommes
Clymène montre un coeur insensible à tes coups ?
Cette belle devrait donner d’autres exemples:
Tu devrais l’obliger pour l’honneur de tes temples
D’aimer ainsi que nous.
URANIE
Les Muses n’aiment pas.
CALLIOPE
Et qui les en soupçonne ?
Ce nous n’est pas pour nous; je parle en la personne
Du sexe en général, des dévotes d’Amour.
APOLLON
Calliope a raison; quelle achève à son tour.
CALLIOPE
J’en demeurerai la, si vous l’agréez, Sire.
On m’a fait oublier ce que je voulais dire.
APOLLON
A vous donc Polymnie; entrez en lice aussi.
POLYMNIE
Sur quel ton ?
APOLLON
Je vois bien que sur ce dernier-ci
L’on ne réussit pas toujours comme on souhaite.
Calliope a bien fait d’user d’une défaite.
Cette interruption est venue à propos.
C’est pourquoi choisissez des tons un peu moins hauts.
Horace en a de tous, voyez ceux qui vous duisent .
J’aime fort les auteurs qui sur lui se conduisent
Voilà les gens qu’il faut à présent imiter.
POLYMNIE
C’est bien dit, si cela pouvait s’exécuter:
Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cet homme
Nous savions inspirer sur le déclin de Rome ?
Tout est trop fort déchu dans le sacré vallon.
APOLLON
J’en conviens, jusque même au métier d’Apollon
Il n’est rien qui n’empire, hommes, dieux; mais que faire?
Irons-nous pour cela nous cacher et nous taire ?
Je ne regarde pas ce que j’ étais jadis,
Mais ce que je serai quelque jour si je vis
Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes
De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.
Je prévois par mon art un temps, où l’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers.
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce temps vienne.
C’est à vous Polymnie à nous entretenir
POLYMNIE
Je songeais aux moyens qu’il me faudrait tenir.
A peine en rencontré – je un seul qui me contente.
Ceci vous plairait-il ? je fais parler Acante.
Qu’une belle est heureuse ! et que de doux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !
D’un côté le miroir, de l’autre les amants,
Tout la loue; est-il rien de si digne d’envie ?
La louange est beaucoup; l’ amour est plus encore:
Quel plaisir de compter les cœurs dont on dispose !
L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en son transport
Languit et se consume; est-il plus douce chose !
CIymene, usez-en bien: vous n’aurez pas toujours
Ce qui vous rend si fière, et si fort redoutée:
Charon vous passera sans passer les Amours:
Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.
Vous vivrez plus longtemps encore que vos attraits:
Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle:
Mes désirs languiront aussi bien que vos traits
L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.
Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne
L’hiver vient aussitôt: rien n’arrête le temps:
Clymène hâtez-vous; car il n’attend personne.
Sire je m’en tiens là: bien ou mal il suffit:
La morale d’Horace et non pas son esprit
Se peut voir en ces vers.
APOLLON
Erato que veut dire
Que vous qui d’ordinaire aimez si fort à rire
Demeurez taciturne, et laissez tout passer ?
ERATO
Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, le confesser.
APOLLON
Sur quoi ?
ERATO
Sur le débat qui s’est ému naguère.
APOLLON
Savoir si vous aimez ?
ERATO
Autrefois j’étais fière
Quand on disait que non; qu’on me vienne aujourd’hui
Demander aimez-vous, je répondrai que oui.
APOLLON
Pourquoi ?
ERATO
Pour éviter le nom de Précieuse.
APOLLON
Si cette qualité vous paraît odieuse,
Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.
Choisissez un galant.
ERATO
Non pas Sire cela.
Je veux un peu d’hymen pour colorer l’affaire.
APOLLON
Un peu d’hymen est bon.
ERATO
J’en veux, et n’en veux guère
APOLLON
Vous vous marierez donc ainsi qu’au temps jadis
Oriane épousa Monseigneur Amadis ?
ERATO
Oui Sire.
APOLLON
La méthode en effet en est bonne.
Mais encore avec qui ? car je ne vois personne
Qui veuille dans l’Olympe à l’hymen s’arrêter:
Les Sylvains ne sont pas des gens pour vous tenter.
ERATO
Je prendrais un auteur
APOLLON
Un auteur ? vous déesse ?
Aux auteurs Erato pourrait mettre la presse ?
Ce n’est pas votre fait pour plus d’une raison.
Rarement un auteur demeure à la maison.
ERATO
Justement cela qui m’en plaît davantage.
APOLLON
Nous nous entretiendrons de votre mariage
A fond une autre fois. Cependant chantez-nous
Non pas du serieux, du tendre, ni du doux
Mais de ce qu’en français on nomme bagatelle;
Un jeu dont je voudrais Voiture pour modèle.
Il excelle en cet art: Maître Clément et lui
S’y prenaient beaucoup mieux que nos gens d’aujourd’hui.
ERATO
Sire, j’en ai perdu peu s’en faut l’habitude;
Et ce genre est pour moi maintenant une étude.
Il y faut plus de temps que le monde ne croit.
Agréez, en la place, un dizain.
APOLLON
Dizain soit.
ERATO
Mais n’est-ce point assez célèbre notre belle ?
Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et la séquelle
Les grâces, les amours, voilà fait à peu près.
APOLLON
Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits,
Les appas.
ERATO
Et puis quoi ?
APOLLON
Cent et cent mille choses.
Je ne vous ai compté ni les lis ni les roses.
On n’a qu’a retourner seulement ces mots-là.
ERATO
La satire en fournit bien d’autres que cela.
Pour un trait de louange. il en est cent de blâme.
APOLLON
Et bien blâmez Clymène à qui d’aucune flamme
On ne peut désormais inspirer le désir.
ERATO
Ce sujet est traité; I’on vient de s’en saisir;
Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.
APOLLON
Cela ne vous fait rien; la chose est infinie;
Toujours notre cabale y trouve à regratter,
ERATO
Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais le tenter.
Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.
POLYMNIE
Voilà bien des façons pour une bagatelle.
ERATO
C’est qu’elle est de commande.
APOLLON
Et que coûte un dizain?
ERATO
Tout coûte: il faut pourtant que je me mette en train. Clymène a tort: je suis d’avis qu’elle aime
Notre vassal dès demain au plus tard,
Dès aujourd’hui, dès ce moment-ci même:
Le temps d’aimer n’a si petite part
Qui ne soit chère; et surtout quand on treuve
Un bon amant, un amant a l’épreuve.
Je sais qu’il est des amants à foison;
Tout en fourmille; on n’en saurait que faire;
Mais cent méchants n’en valent pas un bon;
Et ce bon-là ne se rencontre guère.
APOLLON
Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’est fait.
Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’en effet
Tant de louange ennuie; et surtout quand on loue
Toujours le même objet: enfin je vous avoue
Que pour peu que durât l’éloge encor de temps
Vous me verriez bailler. Comment peuvent les gens
Entendre sans dormir une oraison funèbre ?
Il n’est panégyriste au monde si célèbre
Qui ne soit un Morphée à tous ses auditeurs.
Uranie, il vous faut reployer vos douceurs:
Aussi bien qui pourrait mieux parler de Clymène
Que l’amoureux Acante ? allons vers l’Hippocrène;
Nous l’y rencontrerons encore assurément.
Ce nous sera sans doute un divertissement.
La solitude est grande autour de ces ombrages.
Que vous semble ? on croirait au nombre des ouvrages
Et des compositeurs (car chacun fait des vers)
Qu’il nous faudrait chercher un mont dans l’univers,
Non pas double mais triple, et de plus d’étendue
Que l’Atlas, cependant ma cour est morfondue;
Je ne rencontre ici que deux ou trois mortels,
Encor très peu dévots à nos sacrés autels.
Cherchez-en la raison dans les Cieux, Uranie.
URANIE
Sire, il n’est pas besoin; et sans l’astrologie
Je vous dirai d’où vient ce peu d’adorateurs.
II est vrai que jamais on n’a vu tant d’auteurs;
Chacun forge des vers; mais pour la poésie,
Cette princesse est morte, aucun ne s’en soucie.
Avec un peu de rime on va vous fabriquer
Cent versificateurs en un jour sans manquer.
Ce langage divin, ces charmantes figures,
Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures,
Et par qui les rochers et les bois attirés
Tressaillaient à des traits de l’Olympe admirés,
Cela, dis-je n’est plus maintenant en usage.
On vous méprisé, et nous, et ce divin langage.
Qu’est-ce, dit-on ? des vers; suffit, le peuple y court
Pourquoi venir chercher ces traits en notre cour ?
Sans cela l’on parvient à l’estime des hommes.
APOLLON
Vous en parlez très bien. Mais qu’entends-je ? nous sommes
Auprès de l’Hippocrène: Acante assurément
S’entretient avec elle: écoutons un moment:
C’est lui, j’entends sa voix.
ACANTE
Zéphyrs de qui l’haleine
Portait à ces Echos mes soupirs et ma peine
Je viens de vous conter son succès glorieux.
Portez en quelque chose aux oreilles des dieux.
Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelle offrande
Pourrai-je reconnaître une faveur si grande ?
Je te dois des plaisirs compagnons des autels,
Des plaisirs trop exquis pour de simples mortels.
O vous qui visitez quelquefois cet ombrage
Nourrissons des neuf Sœurs…
APOLLON
Sans doute il n’est pas sage:
Sachons ce qu’il veut dire. Acante.
ACANTE, parlant seul.
Adorez-moi
Car si je ne suis dieu, tout au moins je suis roi.
ERATO
Acante.
CLIO
D’aujourd’hui pensez-vous qu’il réponde?
Quand une rêverie agréable et profonde
Occupe son esprit, on a beau lui parler.
ERATO
Quand je m’enrhumerais à force d’appeler
Si faut-il qu’il entende: Acante.
ACANTE
Qui m’appelle ?
ERATO
C’est votre bonne amie Erato.
ACANTE
Que veut-elle ?
ERATO
Vous le saurez; venez.
ACANTE
Dieux ! je vois Apollon.
Sire, pardonnez-moi; dans le sacré vallon
Je ne vous croyais pas.
APOLLON
Levez-vous; et nous dites
Quelles sont ces faveurs soit grandes ou petites
Dont le fils de Vénus a payé vos tourments.
ACANTE
Sire, pour obéir àvos commandements,
Hier au soir je trouvai l’Amour près du Parnasse:
Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à la trace.
D’aussi loin qu’il me Vit: Acante, approchez-vous,
Cria-t-il : j’obéis. II me dit d’un ton doux:
Vos vers ont fait valoir mon nom et ma puissance:
Vous ne chantez que moi: je veux pour récompense
Dès demain sans manquer obtenir du destin
Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin
Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,
Et certaine beauté que depuis peu j’ai vue.
Sans dire quelle elle est. il suffit que l’endroit
M’a fort plu; vous verrez si c’est à juste droit.
Vous êtes connaisseur. Au reste en habile homme
Usez de la faveur que vous fera le somme.
C’est à vous de baiser ou la bouche, ou le sein,
0u cette autre beauté: même j’ai fait dessein
D’en parler à Morphée, afin qu’il vous procure
Assez de temps pour mettre à profit l’aventure
Vous ne pourrez baiser qu’un des trois seulement;
Ou le sein, ou la bouche ,ou cet endroit charmant.
ERATO
Ne nous le nommez pas, afin que je devine.
ACANTE
Je vous le donne en deux.
ERATO
C’est… c’est je m’imagine…
ACANTE
Quoi ?
ERATO
Le bras entier.
ACANTE
Non,.
ERATO
Le pied.
ACANTE
Vous l’avez dit.
Je l’ai vu, dit l’Amour; il est sans contredit
Plus blanc de la moitié que le plus blanc ivoire.
Clymène s’éveillant, comme vous pouvez croire,
Voudra vous témoigner d’abord quelque courroux:
Mais je serai présent et rabattrai les coups:
Le sort et moi rendrons mouton votre tigresse.
Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.
Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.
Sire, jusqu’à demain je n’aurais pas décrit
Ses diverses beautés. Une couleur de roses
Par le somme appliquée avait entre autres choses
Rehaussé de son teint la naïve blancheur.
Ses lis ne laissaient pas d’avoir de la fraîcheur.
Elle avait le sein nu: je n’ai point de parole
Quoique dès ma jeunesse instruit dans cette école
Pour vous bien exprimer ce double mont d’attraits.
Quand j’aurais là-dessus épuisé tous les traits,
Et fait pour cette gorge une blancheur nouvelle
Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend si belle
La descente, le tour, et le reste des lieux
Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roi par les yeux
Car mes mains n’ont point eu de part à cette joie).
Le sort à mes regards a mis encore en proie
Les merveilles d’un pied sans mentir fait au tour.
Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,
Lorsqu’allant des Tritons attirer les œillades
Il dispute du prix avec ceux des Naïades.
Vous pouvez l’avoir vu; Mars peut vous l’avoir dit:
Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont il s’agit
Du marbre, de l’albâtre, une plante vermeille:
Thétis I’a, que je pense, ou doit l’avoir pareille.
Quoi qu’il en soit ce pied hors des draps échappé
M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.
Pour en venir au point ou j’ai poussé l’affaire:
Quel des trois, ai-je dit, faut-il que je préfère ?
J’ai, si je m’en souviens, un baiser à cueillir,
Et par bonheur pour moi je ne saurois faillir.
Cette bouche m’appelle à son haleine d’ambre.
Cupidon là-dessus est entré dans la chambre:
Je ne sais pas comment; car j’avais fermé tout.
J’ai parcouru le sein de l’un à l’autre bout.
Ceci me tente encore, ai-je dit en moi-même:
Et quand je serais prince, et prince à diadème,
Une telle faveur me rendrait fortune.
Par caprice à la fin m’étant déterminé,
J’ai réservé ces deux pour la première vue
Le pied par sa beauté qui m’était inconnue
M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser
M’a paru moins commun, partant plus à priser.
Peut-être par respect j ai rendu cet hommage.
Peut-être aussi j’ai cru que le même avantage
Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baise pas
Un beau pied quand on veut, trop bien d’autres appas.
La rencontre après tout me semblait fort heureuse.
Même à mon sens la chose était plus amoureuse:
De dire plus friponne et d’aller jusque-là,
Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pour cela
Trop de respect pour vous ainsi que pour Clymène.
Elle s’est éveillée avec assez de peine;
Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas
Se sont au même instant cachés au fond des draps.
La honte l’a rendue un peu de temps muette.
Enfin sans se tourner ni quitter sa cachette,
D’un ton fort sérieux et marquant son dépit:
Je vous croyais plus sage, Acante, a-t-elle dit.
Cela ne me plaît point; sortez, et tout a l’heure.
Amour, ai-je repris, me dit que je demeure;
Le voilà; qui croirai-je ? accordez-vous tous deux.
Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris, vos Jeux,
Vos Amours, m’amuser ? a reparti Clymène.
Tout doux, a dit l’Amour. Aussitôt l’inhumaine,
Oyant la voix du dieu, s’est tournée, et changeant
De note, prenant même un air tout engageant:
Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas la plus forte.
C’est a toi de fermer une autre fois la porte.
Les voilà deux; encore un dieu s’en mêle-t-il.
Afin qu’Acante sorte, et bien que lui faut-il ?
Qu’il dise les faveurs donc il se juge digne.
J’ai regardé l’Amour; du doigt il m’a fait signe
Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’il voulait.
Mais me montrant les traits qu’une bouche étalait,
Il m’a fait à la fin juger par ce langage
Qu’un baiser me viendrait si j’avais du courage.
Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.
Amour m’a dit tout bas: Baisez-la hardiment;
Je lui tiendrai les mains; vous n’aurez point d’obstacle.
Je me suis avancé. Le reste est un miracle.
Amour en fait ainsi; ce sont coups de sa main.
APOLLON
Comment ?
ACANTE
Clymène a fait la moitié du chemin.
POLYMNIE
Que vous autres mortels êtes fous dans vos flammes !
Les dieux obtiennent bien d’autres dons de leurs dames
Sans triompher ainsi.
ACANTE
Polymnie, ils sont dieux.
APOLLON
Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pas mieux
Perdons ce souvenir. Vous, triomphez, Acante.
Nous vous laissons, adieu; notre troupe est contente.

Autres Contes:

  • Le Mandragore
  • Le Rémois
  • Le Faucon
  • Nicaise
  • Le bât
  • Le Baiser rendu
  • Epigramme
  • Imitation d’Anacréon
  • Autre imitation d’Anacréon
  • Lettre A.M.D.C.A.D.M.

Nouveaux contes

(Publiés sans achevé d’imprimer, privilège ni permission en 1674)

Comment l’esprit vient aux filles

Il est un jeu divertissant sur tous,
Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle:
Ce qui m’en plaît, c’est que tant de cervelle
N’y fait besoin, et ne sert de deux clous.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Vous y jouez; comme aussi faisons-nous:
Il divertit et la laide et la belle:
Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux;
Car on y voit assez clair sans chandelle.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Le beau du jeu n’est connu de l’époux;
C’est chez l’amant que ce plaisir excelle:
De regardants pour y juger des coups,
Il n’en faut point, jamais on n’y querelle.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Qu’importe-t-il ? sans s’arrêter au nom,
Ni badiner là-dessus davantage,
Je vais encor vous en dire un usage,
Il fait venir l’esprit et la raison.
Nous le voyons en mainte bestiole.
Avant que Lise allât en cette école,
Lise n’était qu’un misérable oison.
Coudre et filer c’était son exercice;
Non pas le sien, mais celui de ses doigts;
Car que l’esprit eût part à cet office,
Ne le croyez; il n’était nuls emplois
Où Lise pût avoir l’âme occupée:
Lise songeait autant que sa poupée.
Cent fois le jour sa mère lui disait:
Va-t-en chercher de l’esprit malheureuse.
La pauvre fille aussitôt s’en allait
Chez les voisins, affligée et honteuse,
Leur demandant où se vendait l’esprit.
On en riait; à la fin l’on lui dit:
Allez trouver père Bonaventure,
Car il en a bonne provision.
Incontinent la jeune créature
S’en va le voir, non sans confusion:
Elle craignait que ce ne fût dommage
De détourner ainsi tel personnage.
Me voudrait-il faire de tels présents,
A moi qui n’ai que quatorze ou quinze ans ?
Vaux-je cela ? disait en soi la belle.
Son innocence augmentait ses appas:
Amour n’avait à son croc de pucelle
Dont il crut faire un aussi bon repas.
Mon Révérend, dit-elle au béat homme
Je viens vous voir; des personnes m’ont dit
Qu’en ce couvent on vendait de l’esprit:
Votre plaisir serait-il qu’à crédit
J’en pusse avoir ? non pas pour grosse somme;
A gros achat mon trésor ne suffit:
Je reviendrai s’il m’en faut davantage:
Et cependant prenez ceci pour gage.
A ce discours, je ne sais quel anneau
Qu’elle tirait de son doigt avec peine
Ne venant point, le père dit: Tout beau
Nous pourvoirons à ce qui vous amène
Sans exiger nul salaire de vous:
Il est marchande et marchande, entre nous;
A l’une on vend ce qu’à l’autre l’on donne.
Entrez ici; suivez-moi hardiment;
Nul ne nous voit, aucun ne nous entend,
Tous sont au choeur; le portier est personne
Entièrement à ma dévotion;
Et ces murs ont de la discrétion.
Elle le suit; ils vont à sa cellule.
Mon Révérend la jette sur un lit,
Veut la baiser; la pauvrette recule
Un peu la tête; et l’innocente dit:
Quoi c’est ainsi qu’on donne de l’esprit ?
Et vraiment oui, repart Sa Révérence;
Puis il lui met la main sur le téton:
Encore ainsi ? Vraiment oui; comment donc ?
La belle prend le tout en patience:
Il suit sa pointe; et d’encor en encor
Toujours l’esprit s’insinue et s’avance,
Tant et si bien qu’il arrive à bon port.
Lise riait du succès de la chose.
Bonaventure à six moments de là
Donne d’esprit une seconde dose.
Ce ne fut tout, une autre succéda;
La charité du beau père était grande.
Et bien, dit-il, que vous semble du jeu ?
A nous venir l’esprit tarde bien peu
Reprit la belle; et puis elle demande
Mais s’il s’en va ? s’il s’en va ? nous verrons
D’autres secrets se mettent en usage
N’en cherchez point, dit Lise, davantage;
De celui-ci nous nous contenterons
Soit fait, dit-il, nous recommencerons
Au pis aller, tant et tant qu’il suffise.
Le pis aller sembla le mieux à Lise
Le secret même encor se répéta
Par le Pater; il aimait cette danse.
Lise lui fait une humble révérence;
Et s’en retourne en songeant à cela.
Lise songer ! quoi déjà Lise songe !
Elle fait plus, elle cherche un mensonge,
Se doutant bien qu’on lui demanderait,
Sans y manquer, d’où ce retard venait
Deux jours après sa compagne Nanette
S’en vient la voir pendant leur entretien
Lise rêvait: Nanette comprit bien,
Comme elle était clairvoyante et finette,
Que Lise alors ne rêvait pas pour rien.
Elle fait tant, tourne tant son amie,
Que celle-ci lui déclare le tout.
L’autre n’était à l’ouïr endormie.
Sans rien cacher, Lise de bout en bout
De point en point lui conte le mystère,
Dimensions de I’esprit du beau père,
Et les encore, enfin tout le phébé.
Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grâce
Quand et par qui l’esprit vous fut donné.
Anne reprit: Puisqu’il faut que je fasse
Un libre aveu, c’est votre frère Alain
Qui m’a donné de l’esprit un matin.
Mon frère Alain ! Alain ! s’écria Lise,
Alain mon frère ! ah je suis bien surprise;
Il n’en a point; comme en donnerait-il ?
Sotte, dit l’autre, hélas tu n’en sais guère:
Apprends de moi que pour pareille affaire
Il n’est besoin que l’on soit si subtil.
Ne me crois-tu ? sache-le de ta mère;
Elle est experte au fait dont il s’agit;
Si tu ne veux, demande au voisinage;
Sur ce point-là l’on t’aura bientôt dit:
Vivent les sots pour donner de l’esprit.
Lise s’en tint à ce seul témoignage,
Et ne crut pas devoir parler de rien.
Vous voyez donc que je disais fort bien
Quand je disais que ce jeu-là rend sage.

Le Diable de Papefiguière 

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux:
Nous n’en avons ici que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort:
On y fait plus, on n’y fait nulle chose
C’est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D’amour honnête, et puis me voilà fort.
Tout au rebours il est une province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.
On les connaît à leur visage mince,
Le long dormir est exclu de ce lieu:
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cettui me semble à le voir Papimane.
Si d’autre part celui que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hésiter qualifiez cet homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint-père:
Punis en sont; rien chez eux ne prospère –
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
A Lucifer c’est sa maison des champs
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs
Verser? un champ dans l’île dessus dite.
Bien paraissait la terre être maudite
Car Ie manant avec peine et sueur
La retournait, et faisait son labeur.
Survient un diable à titre de seigneur.
Ce diable était des gens de l’Evangile,
Simple, ignorant à tromper très facile,
Bon gentilhomme at qui, dans son courroux
N’avait encor tonné que sur les choux.
Plus ne savait apporter de dommage.
Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage
N’est mon talent: je suis un diable issu
De noble race, et qui n’a jamais su
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sais vilain que tous ces champs sont nôtres:
Ils sont à nous dévolus par l’édit
Qui mit jadis cette île en interdit.
Vous y vivez dessous notre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ:
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit: Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touselle
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
Je ne connais ce grain-là nullement,
Dit le lutin; comment dis-tu ? touselle ?
Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte or emplis-en ce lieu:
Touselle soit, touselle de par Dieu,
J’en suis content. Fais donc vite, et travaille;
Manant travaille et travaille vilain:
Travailler est le fait de la canaille:
Ne t’attends pas que je t’aide un seul brin,
Ni que par moi ton labeur se consomme:
Je t’ai déjà dit que j’étais gentilhomme,
Né pour chommer et pour ne rien savoir.
Voici comment ira notre partage.
Deux lots seront; dont l’un, c’est à savoir
Ce qui hors terre et dessus l’héritage
Aura poussé demeurera pour toi;
L’autre dans terre est réservé pour moi.
L’août arrivé, la touselle est sciée,
Et tout d’un temps sa racine arrachée,
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyait la semence attachée,
Et que l’épi non plus que le tuyau
N’était qu’une herbe inutile et séchée.
Le laboureur vous la serra très bien.
L’autre au marché porta son chaume vendre
On le. hua; pas un n’en offrit rien:
Le pauvre diable était prêt à se pendre.
II s’en alla chez son copartageant:
Le drôle avait la touselle vendue,
Pour le plus sûr, en gerbe et non battue,
Ne manquant pas de bien cacher l’argent.
Bien le cacha; le diable en fut la dupe.
Coquin, dit-il, tu m’as joué d’un tour.
C’est ton métier: je suis diable de cour
Qui comme vous à tromper ne m’occupe.
Quel grain veux-tu semer pour l’an prochain ?
Le manant dit: Je crois qu’au lieu de grain
Planter me faut ou navets ou carottes:
Vous en aurez, Monseigneur, pleines hottes:
Si mieux n’aimez raves dans la saison.
Raves, navets, carottes, tout est bon,
Dit le lutin, mon lot sera hors terre
Le tien dedans. Je ne veux point de guerre
Avecque toi si tu ne m’y contrains.
Je vais tenter quelques jeunes nonnains.
L’auteur ne dit ce que firent les nonnes.
Le temps venu de recueillir encor,
I.e manant prend raves belles et bonnes,
Feuilles sans plus tombent pour tout trésor
Au diableteau, qui l’épaule chargée
Court au marché. Grande fut la risée:
Chacun lui dit son mot cette fois-là.
Monsieur le diable, où croît cette denrée ?
Où mettrez-vous ce qu’on en donnera ?
Plein de courroux et vuide de pécune
Léger d’argent et chargé de rancune,
Il va trouver le manant qui riait
Avec sa femme, et se solaciait
Ah par la mort, par le sang, par la tête,
Dit le démon, il le payra par bieu.
Vous voici donc Phlipot la bonne bête;
Ca ; Ca, galons-le en enfant de bon lieu.
Mais il vaut mieux remettre la partie:
J’ai sur les bras une dame jolie
A qui je dois faire franchir le pas
Elle Ie veut, et puis ne le veut pas.
L’époux n’aura dedans la confrérie
Sitôt un pied qu’à vous je reviendrai,
Maitre Phlipot, et tant vous galerai
Que ne jouerez ces tours de votre vie.
A coups de griffe il faut que nous voyions
Lequel aura de nous deux belle amie,
Et jouira du fruit de ces sillons.
Prendre pourrais d’autorité suprême
Touselle et grain, champ et rave, enfin tout.
Mais je les veux avoir par le bon bout.
N’espérez plus user de stratagème.
Dans huit jours d’hui, je suis à vous Phlipot,
Et touchez là, ceci sera mon arme.
Le villageois étourdi du vacarme
Au fardadet ne put répondre un mot.
Perrette en rit; c’était sa ménagère,
Bonne galande en toutes les façons,
Et qui sut plus que garder les moutons
Tant qu’elle fut en âge de bergère.
Elle lui dit: Phlipot, ne pleure point:
Je veux d’ici renvoyer de tout point
Ce diableteau: c’est un jeune novice
Qui n’a rien vu: je t’en tirerai hors:
Mon petit doigt saurait plus de malice,
Si je voulais, que n’en sait tout son corps.
Le jour venu Phlipot qui n’était brave
Se va cacher, non point dans une cave,
Trop bien va-t-il se plonger tout entier
Dans un profond et large bénitier
Aucun démon n’eût su par où le prendre,
Tant fut subtil; car d’étoles, dit-on,
Il s’affubla le chef pour s’en défendre,
S’étant plongé dans l’eau jusqu’au menton.
Or le laissons, il n’en viendra pas faute.
Tout le clergé chante autour à voix haute
Vade retro. Perrette cependant
Est au logis le lutin attendant.
Le lutin vient: Perrette échevelée
Sort, et se plaint de Phlipot, en criant:
Ah le bourreau, le traître, le méchant
Il m’a perdue, il m’a toute affolée
Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous.
A coup de griffe il m’a dit en courroux
Qu’il se devait contre Votre Excellence
Battre tantôt, et battre à toute outrance.
Pour s’éprouver le perfide m’a fait
Cette balafre. A ces mots au follet
Elle fait voir… Et quoi ? chose terrible.
Le diable en eut une peur tant horrible
Qu’il se signa, pensa presque tomber;
Onc n’avait vu, ne lu, n’ ouï conter
Que coups de griffe eussent semblable forme
Bref aussitôt qu’il aperçut l’énorme
Solution de continuité,
Il demeura si fort épouvanté,
Qu’il prit la fuite, et laissa là Perrette.
Tous les voisins chommèrent la defaite
De ce démon: le clergé ne fut pas
Des plus tardifs à prendre part au cas.

Féronde ou le purgatoire

Vers le Levant le Vieil de la Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau.
Craint n’était-il pour l’immense campagne
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau
D’or ou d’argent; mais parce qu’au cerveau
De ses sujets il imprimait des choses
Qui de maint fait courageux étaient causes.
Il choisissait entre eux les plus hardis;
Et leur faisait donner du paradis
Un avant-goût à leurs sens perceptible;
Du paradis de son législateur;
Rien n’en a dit ce prophète menteur
Qui ne devînt très croyable et sensible
A ces gens-là: comment s’y prenait-on ?
On les faisait boire tous de façon
Qu’ils s’enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état, privés de connaissance,
On les portait en d’agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance
Plus que mailles, et beaux par excellence:
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens qui leur boisson cuvée
S’émerveillaient de voir cette couvée
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu’assigne à ses élus
Le faux Mahom. Lors de faire accointance,
Turcs d’approcher, tendrons d’entrer en danse’
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son de luths accompagnant les voix
Des rossignols: il n’est plaisir au monde
Qu’on ne goûtât dedans ce paradis:
Les gens trouvaient en son charmant pourpris
Les meilleurs vins de la machine ronde;
Dont ne manquaient encor de s’enivrer,
Et de leur sens perdre l’entier usage.
On les faisait aussitôt reporter
Au premier lieu de tout ce tripotage
Qu’arrivait-il ? ils croyaient fermement
Que quelque jour de semblables délices
Les attendaient, pourvu que hardiment,
Sans redouter la mort ni les supplices,
Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion.
Par ce moyen leur prince pouvait dire
Qu’il avait gens à sa dévotion
Déterminés, et qu’il n’était empire
Plus redouté que le sien ici-bas.
Or ai-je été prolixe sur ce cas,
Pour confirmer l’histoire de Féronde.
Féronde était un sot de par le monde
Riche manant, ayant soin du tracas ,
Dîmes, et cens, revenus, et ménage
D’un abbé blanc . J’en sais de ce plumage
Qui valent bien les noirs à mon avis,
En fait que d’être aux maris secourables,
Quand forte tâche ils ont en leur logis
Si qu’il y faut moines et gens capables.
Au lendemain celui-ci ne songeait
Et tout son fait dès la veille mangeait,
Sans rien garder, non plus qu’un droit apôtre,
N’ayant autre œuvre, autre emploi, penser autre
Que de chercher ou gisaient les bons vins.
Les bons morceaux, et les bonnes commères,
Sans oublier les gaillardes nonnains,
Dont il faisait peu de part à ses frères.
Féronde avait un joli chaperon
Dans son logis, femme sienne, et dit-on
Que parentèle était entre la dame
Et notre abbé; car son prédécesseur,
Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoir l’âme,
En était père, et la donna pour femme
A ce manant, qui tint à grand honneur
De l’épouser. Chacun sait que de race
Communément fille bâtarde chasse:
Celle-ci donc ne fit mentir le mot.
Si n’était pas l’époux homme si sot
Qu’il n’en eût doute, et ne vît en l’affaire
Un peu plus clair qu’il n’était nécessaire.
Sa femme allait toujours chez le prélat;
Et prétextait ses allées et venues
Des soins divers de cet économat.
Elle alléguait mille affaires menues.
C’était un compte, ou c’était un achat;
C’était un rien; tant peu plaignait sa peine.
Bref il n’était nul jour en la semaine,
Nulle heure au jour, qu’on ne vît en ce lieu
La receveuse. Alors le père en Dieu
Ne manquait pas d’écarter tout son monde
Mais le mari, qui se doutait du tour
Rompait les chiens, ne manquant au retour
D’imposer mains sur madame Féronde.
Onc il ne fut un moins commode époux.
Esprits ruraux volontiers sont jaloux,
Et sur ce point à chausser difficiles,
N’étant pas faits aux coutumes des villes.
Monsieur l’abbé trouvait cela bien dur
Comme prélat qu’il était, partant homme
Fuyant la peine, aimant le plaisir pur,
Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome.
Ce n’est mon goût; je ne veux de plein saut
Prendre la ville, aimant mieux l’escalade;
En amour da, non en guerre; il ne faut
Prendre ceci pour guerrière bravade,
Ni m’enrôler là-dessus malgré moi.
Que l’autre usage ait la raison pour soi,
Je m’en rapporte, et reviens à l’histoire
Du receveur qu’on mit en purgatoire
Pour le guérir, et voici comme quoi.
Par le moyen d’une poudre endormante
L’abbé le plonge en un très long sommeil.
On le croit mort, on l’enterre, l’on chante:
Il est surpris de voir à son réveil
Autour de lui gens d’étrange manière;
Car il était au large dans sa bière,
Et se pouvait lever de ce tombeau
Qui conduisait en un profond caveau.
D’abord la peur se saisit de notre homme
Qu’est-ce cela ? songe-t-il ? est-il mort ?
Serait-ce point quelque espèce de sort ?
Puis il demande aux gens comme on les nomme,
Ce qu’ils font là d’où vientque dans ce lieu
L’ on le retient, et qu’a-t-il fait à Dieu ?
L’un d’eux lui dit: Console-toi, Féronde
Tu te verras citoyen du haut monde
Dans mille ans d’hui complets et bien comptés
Auparavant il faut d’aucuns pêchés
Te nettoyer en ce saint purgatoire.
Ton âme un jour plus blanche que l’ivoire
En sortira. L’ange consolateur
Donne à ces mots au pauvre receveur
Huit ou dix coups de forte discipline,
En lui disant: C’est ton humeur mutine,
Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu
Qui te retient pour mille ans en ce lieu.
Le receveur s’étant frotté l’épaule
Fait un soupir: mille ans, c’est bien du temps
Vous noterez que l’ange était un drôle,
Un frère Jean novice de Léans .
Ses compagnons jouaient chacun un rôle
Pareil au sien dessous un feint habit.
Le receveur requiert pardon, et dit:
Las si jamais je rentre dans la vie,
Jamais soupçon ombrage et jalousie,
Ne rentreront dans mon maudit esprit.
Pourrais-je point obtenir cette grâce ?
On la lui fait espérer; non sitôt:
Force est qu’un an dans ce séjour se passe,
Là cependant il aura ce qu’il faut
Pour sustenter son corps, rien davantage
Quelque grabat, du pain pour tout potage,
Vingt coups de fouet chaque jour, si l’abbé
Comme prélat rempli de charité
N’obtient du Ciel qu’au moins on lui remette
Non le total des coups, mais quelque quart,
Voire moitié, voire la plus grand ‘part .
Douter ne faut qu’il ne s’en entremette,
A ce sujet disant mainte oraison.
L’ange en après lui fait un long sermon.
A tort, dit-il, tu conçus du soupçon.
Les gens d’église ont-ils de ces pensées ?
Un abbé blanc ! c’est trop d’ombrage avoir ;
Il n’écherrait que dix coups pour un noir .
Défais-toi donc de tes erreurs passées.
Il s’y résout. Qu’eût-il fait ? cependant
Sire prélat et Madame Féronde
Ne laissent perdre un seul petit moment.
Le mari dit: Que fait ma femme au monde ?
Ce qu’elle y fait ? tout bien; notre prélat
L’a consolée, et ton économat
S’en va son train, toujours à l’ordinaire.
Dans le couvent toujours a-t-elle affaire ?
Où donc ? il faut qu’ayant seule à présent
Le faix entier sur soi la pauvre femme
Bon gré mal gré léans aille souvent,
Et plus encor que pendant ton vivant.
Un tel discours ne plaisait point a l’âme.
Ame j’ai cru le devoir appeler,
Ses pourvoyeurs ne le faisant manger
Ainsi qu’un corps. Un mois à cette épreuve
Se passe entier, lui jeûnant, et l’abbé
Multipliant œuvres de charité,
Et mettant peine à consoler la veuve.
Tenez pour sûr qu’il y fit de son mieux.
Son soin ne fut longtemps infructueux:
Pas ne semait en une terre ingrate.
Pater abbas avec juste sujet
Appréhenda d’être père en effet.
Comme il n’est bon que telle chose éclate,
Et que le fait ne puisse être nié,
Tant et tant fut par sa Paternité
Dit d’oraisons, qu’on vit du purgatoire
L’âme sortir, légère, et n’ayant pas
Once de chair. Un si merveilleux cas
Surprit les gens. Beaucoup ne voulaient croire
Ce qu’ils voyaient. L’abbé passa pour saint.
L’époux pour sien le fruit posthume tint
Sans autrement de calcul oser faire.
Double miracle était en cette affaire
Et la grossesse, et le retour du mort.
On en chanta Te deum à renfort
Stérilité régnait en mariage
Pendant cet an, et même au voisinage
De l’abbaye, encor bien que léans
On se vouât pour obtenir enfants.
A tant laissons l’économe et sa femme;
Et ne soit dit que nous autres époux
Nous méritions ce qu’on fit à cette âme
Pour la guérir de ses soupçons jaloux.

La Jument du compère Pierre 

Messire Jean, (c’était certain curé
Qui prêchait peu sinon sur la vendange)
Sur ce sujet, sans être préparé,
Il triomphait; vous eussiez dit un ange,
Encore un point était touché de lui;
Non si souvent qu’eût voulu le messire;
Et ce point-là les enfants d’aujourd’hui
Savent que c’est, besoin n’ai de le dire.
Messire Jean tel que je le décris
Faisait si bien, que femmes et maris
Le recherchaient, estimaient sa science;
Au demeurant il n’était conscience
Un peu jolie, et bonne à diriger,
Qu’il ne voulût lui-même interroger,
Ne s’en fiant aux soins de son vicaire.
Messire Jean aurait voulu tout faire;
S’entremettait en zélé directeur
Allait partout; disant qu’un bon pasteur
Ne peut trop bien ses ouailles connaître,
Dont par lui-même instruit en voulait être.
Parmi les gens de lui les mieux venus,
Il fréquentait chez le compère Pierre,
Bon villageois à qui pour toute terre,
Pour tout domaine et pour tous revenus
Dieu ne donna que ses deux bras tout nus,
Et son louchet, dont pour toute ustensille
Pierre faisait subsister sa famille.
Il avait femme et belle et jeune encor,
Ferme surtout; le hâle avait fait tort
A son visage, et non à sa personne.
Nous autres gens peut-être aurions voulu
Du délicat, ce rustic ne m’eût plu;
Pour des curés la pâte en était bonne;
Et convenait à semblables amours.
Messire Jean la regardait toujours
Du coin de l’oeil, toujours tournait la tête
De son côté; comme un chien qui fait fête
Aux os qu’il voit n’être par trop chétifs;
Que s’il en voit un de belle apparence,
Non décharné, plein encor de substance,
Il tient dessus ses regards attentifs:
Il s’inquiète, il trépigne, il remue
Oreille et queue; il a toujours la vue
Dessus cet os, et le ronge des yeux
Vingt fois devant que son palais s’en sente .
Messire Jean tout ainsi se tourmente
A cet objet pour lui délicieux.
La villageoise était fort innocente.
Et n’entendait aux façons du pasteur
Mystère aucun; ni son regard flatteur,
Ni ses présents ne touchaient Magdeleine:
Bouquets de thym, et pots de marjolaine
Tombaient à terre: avoir cent menus soins
C’était parler bas-breton tout au moins.
Il s’avisa d’un plaisant stratagème.
Pierre était lourd, sans esprit: je crois bien
Qu’il ne se fût précipité lui-même,
Mais par delà de lui demander rien,
C’était abus et très grande sottise.
L’autre lui dit: Compère mon ami
Te voilà pauvre, et n’ayant à demi
Ce qu’il te faut; si je t’apprends la guise
Et le moyen d’être un jour plus content
Qu’un petit roi, sans te tourmenter tant,
Que me veux-tu donner pour mes étrennes ?
Pierre répond: Parbleu Messire Jean
Je suis à vous; disposez de mes peines;
Car vous savez que c’est tout mon vaillant.
Notre cochon ne nous faudra pourtant:
II a mange plus de son, par mon âme,
Qu’il n’en tiendrait trois fois dans ce tonneau,
Et d’abondant la vache à notre femme
Nous a promis qu’elle ferait un veau:
Prenez le tout. Je ne veux nul salaire,
Dit le pasteur; obliger mon compère
Ce m’est assez, je te dirai comment.
Mon dessein est de rendre Magdeleine
Jument le jour par art d’enchantement,
Lui redonnant sur le soir forme humaine.
Très grand profit pourra certainement
T’en revenir; car ton âne est si lent,
Que du marché l’heure est presque passée
Quand il arrive; ainsi tu ne vends pas,
Comme tu veux, tes herbes, ta denrée,
Tes choux, tes aulx, enfin tout ton tracas.
Ta femme étant jument forte et membrue,
Ira plus vite; et sitôt que chez toi
Elle sera du logis revenue,
Sans pain ni soupe un peu d’herbe menue
Lui suffira. Pierre dit: Sur ma foi
Messire Jean, vous êtes un sage homme.
Voyez que c’est d’avoir étudié !
Vend-on cela ? si j’avais grosse somme
Je vous l’aurais, parbleu bientôt payé.
Jean poursuivit: Or ça je t’apprendrai
Les mots, la guise, et toute la manière
Par ou jument bien faite et poulinière
Auras de jour, belle femme de nuit.
Corps, tête, jambe, et tout ce qui s’ensuit
Lui reviendra: tu n’as qu’a me voir faire
Tais-toi sur tout; car un mot seulement
Nous gâterait tout notre enchantement.
Nous ne pourrions revenir au mystère,
De notre vie; encore un coup motus,
Bouche cousue, ouvre les yeux sans plus .
Toi-même après pratiqueras la chose.
Pierre promet de se taire, et Jean dit:
Sus Magdeleine; il se faut, et pour cause,
Dépouiller nue et quitter cet habit:
Dégrafez-moi cet atour des dimanches;
Fort bien: ôtez ce corset et ces manches ;
Encore mieux: défaites ce jupon;
Très bien cela. Quand vint à la chemise,
La pauvre épouse eut en quelque façon
De la pudeur. Etre nue ainsi mise
Aux yeux des gens ! Magdeleine aimait mieux
Demeurer femme, et jurait ses grands dieux
De ne souffrir une telle vergogne.
Pierre lui dit: Voilà grande besogne !
Et bien, tous deux nous saurons comme quoi
Vous êtes faite; est-ce par votre foi
De quoi tant craindre ? et là là Magdeleine,
Vous n’avez pas toujours eu tant de peine
A tout ôter: comment donc faites-vous
Quand vous cherchez vos puces ? dites-nous.
Messire Jean est-ce quelqu’un d’étrange ?
Que craignez-vous ? hé quoi ? qu’il ne vous mange ?
Cà dépêchons; c’est par trop marchander.
Depuis le temps Monsieur notre curé
Aurait déjà parfait son entreprise.
Disant ces mots il ôte la chemise,
Regarde faire, et ses lunettes prend.
Messire Jean par le nombril commence,
Pose dessus une main en disant:
Que ceci soit beau poitrail de jument.
Puis cette main dans le pays s’avance.
L’autre s’en va transformer ces deux monts
Qu’en nos climats les gens nomment tétons;
Car quant à ceux qui sur l’autre hémisphère
Sont étendus, plus vastes en leur tour,
Par révérence on ne les nomme guère;
Messire Jean leur fait aussi sa cour;
Disant toujours pour la cérémonie:
Que ceci soit telle ou telle partie,
Ou belle croupe, ou beaux flancs, tout enfin.
Tant de façons mettaient Pierre en chagrin;
Et ne voyant nul progrès à la chose,
Il priait Dieu pour la métamorphose.
C’était en vain; car de l’enchantement
Toute la force et l’accomplissement
Gisait à mettre une queue à la bête:
Tel ornement est chose fort honnête:
Jean ne voulant un tel point oublier
L’attache donc: lors Pierre de crier,
Si haut qu’on l’eût entendu d’une lieue:
Messire Jean je n’y veux point de queue:
Vous l’attachez trop bas, Messire Jean.
Pierre à crier ne fut si diligent,
Que bonne part de la cérémonie
Ne fut déjà par le prêtre accomplie.
A bonne fin le reste aurait été,
Si non content d’avoir déjà parlé
Pierre encor n’eût tiré par la soutane
Le curé Jean, qui lui dit: Foin de toi:
T’avais-je pas recommandé, gros âne,
De ne rien dire, et de demeurer coi ?
Tout est gâté; ne t’en prends qu’a toi-même.
Pendant ces mots l’époux gronde à part soi.
Magdeleine est en un courroux extrême
Querelle Pierre, et lui dit: Malheureux
Tu ne seras qu’un misérable gueux
Toute ta vie: et puis viens-t’en me braire
Viens me conter ta faim et ta douleur.
Voyez un peu: Monsieur notre pasteur
Veut de sa grâce a ce traîne-malheur
Montrer de quoi finir notre misère:
Mérite-t-il le bien qu’on lui veut faire ?
Messire Jean laissons la cet oison:
Tous les matins tandis que ce veau lie
Ses choux, ses aulx, ses herbes, son oignon,
Sans l’avertir venez à la maison;
Vous me rendrez une jument polie.
Pierre reprit: Plus de jument, ma mie,
Je suis content de n’avoir qu’un grison.

Le Roi Candaule et le maître en droit

Force gens ont été l’instrument de leur mal;
Candaule en est un témoignage.
Ce roi fut en sottise un très grand personnage.
Il fit pour Gygès son vassal
Une galanterie imprudente et peu sage.
Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant,
Et les traits délicats dont la reine est pourvue
Je vous jure ma foi que l’accompagnement
Est d’un tout autre prix et passe infiniment;
Ce n’est rien qui ne l’a vue
Toute nue.
Je vous la veux montrer sans qu’elle en sache rien;
Car j’en sais un très bon moyen:
Mais à condition, vous m’entendez fort bien,
Sans que j’en dise davantage
Gygès, il vous faut être sage:
Point de ridicule désir:
Je ne prendrais pas de plaisir
Aux voeux impertinents qu’une amour sotte et vaine
Vous ferait faire pour la reine.
Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant,
Comme un beau marbre seulement.
Je veux que vous disiez que l’art, que la pensée,
Que même le souhait ne peut aller plus loin.
Dedans le bain je l’ai laissée:
Vous êtes connaisseur, venez être témoin
De ma félicite suprême.
Ils vont. Gygès admire. Admirer; c’est trop peu.
Son étonnement est extrême.
Ce doux objet joua son jeu.
Gygès en fut ému, quelque effort qu’il pût faire.
Il aurait voulu se taire,
Et ne point témoigner ce qu’il avait senti:
Mais son silence eût fait soupçonner du mystère.
L’exagération fut le meilleur parti.
Il s’en tint donc pour averti;
Et sans faire le fin, le froid, ni le modeste,
Chaque point, chaque article eut son fait, fut loué.
Dieux, disait-il au roi, quelle félicité!
Le beau corps! le beau cuir! O Ciel! et tout le reste
De ce gaillard entretien
La reine n’entendit rien;
Elle l’eût pris pour outrage:
Car en ce siècle ignorant
Le beau sexe était sauvage;
Il ne l’est plus maintenant;
Et des louanges pareilles
De nos dames d’à présent
N’écorchent point les oreilles.
Notre examinateur soupirait dans sa peau.
L’émotion croissait, tant tout lui semblait beau.
Le prince s’en doutant l’emmena; mais son âme
Emporta cent traits de flamme.
Chaque endroit lança le sien.
Hélas, fuir n’y sert de rien:
Tourments d’amour font si bien
Qu’ils sont toujours de la suite.
Près du prince Gygès eut assez de conduite
Mais de sa passion la reine s’aperçut:
Elle sut
L’origine du mal; le roi prétendant rire
S’avisa de tout lui dire.
Ignorant ! savait-il point
Qu’une reine sur ce point
N’ose entendre raillerie ?
Et suppose qu’en son cœur
Cela lui plaise, elle rie,
Il lui faut pour son honneur
Contrefaire la furie.
Celle-ci fut vraiment,
Et réserva dans soi-même,
De quelque vengeance extrême
Le désir très véhément.
Je voudrais pour un moment,
Lecteur, que tu fusses femme:
Tu ne saurais autrement
Concevoir jusqu’où la dame
Porta son secret dépit.
Un mortel eut le crédit
De voir de si belles choses,
A tous mortels lettres closes !
Tels dons étaient pour des dieux,
Pour des rois, voulais-je dire;
L’un et l’autre y vient de cire,
Je ne sais quel est le mieux.
Ces pensers incitaient la reine à la vengeance.
Honte, dépit, courroux, son cœur employa tout.
Amour même, dit-on, fut de l’intelligence:
De quoi ne vient-il point à bout ?
Gygès était bien fait; on l’excusa sans peine:
Sur le montreur d’appas tomba toute la haine.
Il était mari; c’est son mal;
Et les gens de ce caractère
Ne sauraient en aucune affaire
Commettre de pêché qui ne soit capital.
Qu’est-il besoin d’user d’un plus ample prologue ?
Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé,
Voilà tout fait, et tout formé
Un époux du grand catalogue ;
Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant.
La sottise du prince était d’un tel mérite,
Qu’il fut fait in petto confrère de Vulcan;
De là jusqu’au bonnet la distance est petite.
Cela n’était que bien; mais la Parque maudite
Fut aussi de l’intrigue; et sans perdre de temps
Le pauvre roi par nos amants
Fut député vers le Cocyte.
On le fit trop boire d’un coup:
Quelquefois, hélas ! c’est beaucoup.
Bientôt un certain breuvage
Lui fit voir le noir rivage,
Tandis qu’aux yeux de Gygès
S’étalaient de blancs objets:
Car fût-ce amour, fût-ce rage,
Bientôt la reine le mit
Sur le trone et dans son lit. Mon dessein n’était pas d’étendre cette histoire:
On la savait assez; mais je me sais bon gré;
Car l’exemple a très bien cadré:
Mon texte y va tout droit: même j’ai peine à croire
Que le docteur en lois dont je vais discourir
Puisse mieux que Candaule à mon but concourir.
Rome pour ce coup-ci me fournira la scène:
Rome, non celle-là que les moeurs du vieux temps
Rendaient triste, sévère, incommode aux galants,
Et de sottes femelles pleine;
Mais Rome d’aujourd’hui, séjour charmant et beau,
Où l’on suit un train plus nouveau.
Le plaisir est la seule affaire
Dont se piquent ses habitants.
Qui n’aurait que vingt ou trente ans,
Ce serait un voyage à faire.
Rome donc eut naguère un maître dans cet art
Qui du tien et du mien tire son origine ;
Homme qui hors de là faisait le goguenard;
Tout passait par son étamine:
Aux dépens du tiers et du quart
Il se divertissait. Avint que le légiste,
Parmi ses écoliers dont il avait toujours
Longue liste,
Eut un Français moins propre à faire en droit un cours
Qu’en amours.
Le docteur un beau jour le voyant sombre et triste,
Lui dit: Notre féal, vous voilà de relais;
Car vous avez la mine, étant hors de l’école,
De ne lire jamais
Bartole .
Que ne vous poussez-vous ? un Français etre ainsi
Sans intrigue et sans amourettes !
Vous avez des talents, nous avons des coquettes,
Non pas pour une Dieu merci.
L’étudiant reprit: Je suis nouveau dans Rome.
Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens
Pour la somme
Je ne vois pas que les galants
Trouvent ici beaucoup à faire.
Toute maison est monastère:
Double porte, verrous, une matrone austère
Un mari, des Argus. Qu’irais-je à votre avis
Chercher en de pareils logis ?
Prendre la lune aux dents serait moins difficile.
Ha, ha, la lune aux dents, repartit le docteur
Vous nous faites beaucoup d’honneur.
J’ai pitié des gens neufs comme vous; notre ville
Ne vous est pas connue en tant que je puis voir.
Vous croyez donc qu’il faille avoir
Beaucoup de peine à Rome en fait que d’aventures ?
Sachez que nous avons ici des créatures,
Qui ferons leurs maris cocus
Sur la moustache des Argus.
La chose est chez nous très commune:
Témoignez seulement que vous cherchez fortune
Placez-vous dans l’église auprès du bénitier.
Présentez sur le doigt aux dames l’eau sacrée.
C’est d’amourettes les prier.
Si l’air du suppliant à quelque dame agrée,
Celle-la sachant son métier,
Vous envoyra faire un message.
Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu
Qui ne fût connu que de Dieu.
Une vieille viendra, qui faite au badinage
Vous saura ménager un secret entretien.
Ne vous embarrassez de rien.
De rien ? c’est un peu trop; j’excepte quelque chose:
II est bon de vous dire en passant, notre ami,
Qu’à Rome il faut agir en galant et demi.
En France on peut conter des fleurettes, I’on cause;
Ici tous les moments sont chers et précieux.
Romaines vont au but. L’autre reprit: Tant mieux.
Sans être gascon, je puis dire
Que je suis un merveilleux sire.
Peut-être ne l’était-il point;
Tout homme est gascon sur ce point.
Les avis du docteur furent bons; le jeune homme;
Se campe en une église où venat tous les jours
La fleur et l’élite de Rome,
Des Grâces, des Vénus, avec un grand concours
D’Amours,
C’est-à-dire en chrétien beaucoup d’anges femelles.
Sous leurs voiles brillaient des yeux pleins d’étincelles.
Bénitiers, le lieu saint n’était pas sans cela.
Notre homme en choisit un chanceux pour ce point
A chaque objet qui passe adoucit ses prunelles .
Révérences, le drôle en faisait des plus belles,
Des plus dévotes: cependant
II offrait l’eau lustrale. Un ange entre les autres
En prit de bonne grâce: alors l’étudiant
Dit en son cœur: elle est des nôtres.
II retourne au logis; vieille vient; rendez-vous.
D’en conter le détail, vous vous en doutez tous.
Il s’y fit nombre de folies;
La dame était des plus jolies,
Le passe-temps fut des plus doux.
Il le conte au docteur. Discrétion françoise
Est chose outre nature, et d’un trop grand effort.
Dissimuler un tel transport;
Cela sent son humeur bourgeoise.
Du fruit de ses conseils le docteur s’applaudit,
Rit en jurisconsulte, et des maris se raille.
Pauvres gens, qui n’ont pas l’esprit
De garder du loup leur ouaille !
Un berger en a cent; des hommes ne sauront
Garder la seule qu’ils auront !
Bien lui semblait ce soin chose un peu malaisée
Mais non pas impossible; et sans qu’il eût cent yeux
Il défiait grâces aux Cieux
Sa femme encor que très rusée.
A ces discours, ami lecteur,
Vous ne croiriez jamais sans avoir quelque honte
Que l’héroïne de ce conte
Fût propre femme du docteur.
Elle l’était pourtant. Le pis fut que mon homme,
En s’informant de tout, et des si et des ças,
Et comme elle était faite, et quels secrets appas,
Vit que c’était sa femme en somme.
Un seul point l’arrêtait; c’était certain talent
Qu’avait en sa moitié trouve l’étudiant,
Et que pour le mari n’avait pas la donzelle.
A ce signe ce n’est pas elle
Disait en soi le pauvre époux
Mais les autres points y sont tous;
C’est elle. Mais ma femme au logis est rêveuse
Et celle-ci paraît causeuse
Et d’un agréable entretien:
Assurément c’en est une autre.
Mais du reste il n’y manque rien
Taille, visage, traits, même poil; c’est la nôtre.
Après avoir bien dit tout bas
Ce n’est, et puis ce ne l’est pas
Force fut qu’au premier en demeurât le sire.
Je laisse à penser son courroux,
Sa fureur afin de mieux dire.
Vous vous êtes donnés un second rendez-vous ?
Poursuivit-il. Oui; reprit notre apôtre,
Elle et moi n’avons eu garde de l’oublier,
Nous trouvant trop bien du premier,
Pour n’en pas ménager un autre;
Très résolus tous deux de ne nous rien devoir.
La résolution, dit le docteur, est belle.
Je saurais volontiers quelle est cette donzelle.
L’écolier repartit: Je ne l’ai pu savoir.
Mais qu’importe ? il suffit que je sois content d’elle
Dès à présent je vous réponds
Que l’époux de la dame à toutes ses façons
Si quelqu’une manquait, nous la lui donnerons
Demain en tel endroit, à telle heure, sans faute.
On doit m’attendre entre deux draps,
Champ de bataille propre à de pareils combats.
Le rendez-vous n’est point dans une chambre haute .
Le logis est propre et paré.
On m’a fait à l’abord traverser un passage
Où jamais le jour n’est entré;
Mais aussitôt après la vieille du message
M’a conduit en des lieux où loge en bonne foi
Tout ce qu’amour a de délices;
On peut s’en rapporter à moi.
A ce discours jugez quels étaient les supplices
Qu’endurait le docteur. II forme le dessein
De s’en aller le lendemain
Au lieu de l’écolier; et sous ce personnage
Convaincre sa moitié, lui faire un vasselage
Dont il fût à jamais parlé.
N’en déplaise au nouveau confrère,
Il n’était pas bien conseillé:
Mieux valait pour le coup se taire:
Sauf d’apporter en temps et lieu
Remède au cas, moyennant Dieu.
Quand les épouses font un récipiendaire
Au benoît état de cocu,
S’il en peut sortir franc, c’est à lui beaucoup faire;
Mais quand il est déjà reçu,
Une facon de plus ne fait rien à l’affaire.
Le docteur raisonna d’autre sorte, et fit tant
Qu’il ne fit rien qui vaille. IL crut qu’en prévenant
Son parrain en cocuage,
Il ferait tour d’homme sage:
Son parrain, cela s’entend,
Pourvu que sous ce galant
Il eût fait apprentissage;
Chose dont à bon droit le lecteur peut douter.
Quoi qu’il en soit, l’époux ne manque pas d’aller
Au logis de l’aventure,
Croyant que l’allée obscure,
Son silence, et le soin de se cacher le nez,
Sans qu’il fût reconnu le feraient introduire
En ces lieux si fortunés:
Mais par malheur la vieille avait pour se conduire
Une lanterne sourde; et plus fine cent fois
Que le plus fin docteur en lois,
Elle reconnut l’homme, et sans être surprise
Elle lui dit: Attendez là
Je vais trouver Madame Elise
II la faut avertir; je n’ose sans cela
Vous mener dans sa chambre: et puis vous devez être
En autre habit pour l’aller voir:
C’est-à-dire en un mot qu’il n’en faut point avoir
Madame attend au lit. A ces mots notre maître
Poussé dans quelque bouge y voit d’abord paraître
Tout un déshabillé; des mules, un peignoir
Bonnet, robe de chambre, avec chemise d’homme
Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome :
Le tout propre, arrangé, de même qu’on eût fait
Si l’on eût attendu le Cardinal préfet.
Le docteur se dépouille; et cette gouvernante
Revient, et par la main le conduit en des lieux
Où notre homme privé de l’usage des yeux
Va d’une façon chancelante
Après ces détours ténébreux,
La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire
En un fort mal plaisant endroit,
Quoique ce fut son propre empire;
C’était en l’école de droit.
En l’école de droit ! la même; le pauvre homme
Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison,
Pensa tomber en pâmoison.
Le conte en courut par tout Rome.
Les écoliers alors attendaient leur régent.
Cela seul acheva sa mauvaise fortune.
Grand éclat de risée, et grand chuchillement,
Universel étonnement.
Est-il fou ? qu’est-ce là ? vient-il de voir quelqu’une?
Ce ne fut pas le tout; sa femme se plaignit.
Procès. La parente se joint en cause, et dit:
Que du docteur venait tout le mauvais ménage;
Que cet homme était fou, que sa femme était sage.
On fit casser le mariage;
Et puis la dame se rendit
Belle et bonne religieuse
A Saint-Croissant en Vavoureuse .
Un prélat lui donna l’habit.

Le Psautier 

Nonnes souffrez pour la dernière fois
Qu’en ce recueil malgré moi je vous place.
De vos bons tours les contes ne sont froids.
Leur aventure a ne sais quelle grâce
Qui n’est ailleurs: ils emportent les voix.
Encore un donc, et puis c’en seront trois.
Trois? je faux d’un; c’en seront au moins quatre
Comptons-les bien. Mazet le compagnon;
L’abbesse ayant besoin d’un bon garçon
Pour la guérir d’un mal opiniâtre;
Ce conte-ci qui n’est le moins fripon;
Quant a sœur Jeanne ayant fait un poupon,
Je ne tiens pas qu’il la faille rabattre.
Les voilà tous: quatre c’est compte rond.
Vous me direz: C’est une étrange affaire
Que nous ayons tant de part en ceci.
Que voulez-vous ? je n’y saurais que faire;
Ce n’est pas moi qui le souhaite ainsi.
Si vous teniez toujours votre bréviaire,
Vous n’auriez rien à démêler ici.
Mais ce n’est pas votre plus grand souci.
Passons donc vite à la présente histoire.
Dans un couvent de nonnes fréquentait
Un jouvenceau friand comme on peut croire
De ces oiseaux. Telle pourtant prenait
Goût à le voir, et des yeux le couvait,
Lui souriait, faisait la complaisante,
Et se disait sa très humble servante,
Qui pour cela d’un seul point n’avançait.
Le conte dit que léans il n’était
Vieille ni jeune, à qui le personnage
Ne fit songer quelque chose à part soi.
Soupirs trottaient, bien voyait le pourquoi,
Sans qu’il s’en mît en peine davantage.
Sœur Isabeau seule pour son usage
Eut le galant: elle le méritait
Douce d’humeur, gentille de corsage,
Et n’en étant qu’à son apprentissage,
Belle de plus. Ainsi l’on l’enviait
Pour deux raisons; son amant, et ses charmes.
Dans ses amours chacune l’épiait:
Nul bien sans mal, nul plaisir sans alarmes.
Tant et si bien l’épièrent les sœurs,
Qu’une nuit sombre, et propre à ces douceurs
Dont on confie aux ombres le mystère,
En sa cellule on ouït certains mots,
Certaine voix, enfin certains propos
Qui n’étaient pas sans doute en son bréviaire.
C’est le galant, ce dit-on, il est pris.
Et de courir; l’alarme est aux esprits;
L’essaim frémit, sentinelle se pose.
On va conter en triomphe la chose
A mère abbesse; et heurtant à grands coups
On lui cria: Madame levez-vous;
Sœur Isabelle a dans sa chambre un homme.
Vous noterez que Madame n’était
En oraison, ni ne prenait son somme:
Trop bien alors dans son lit elle avait
Messire Jean curé du voisinage.
Pour ne donner aux sœurs aucun ombrage,
Elle se lève, en hâte, étourdiment,
Cherche son voile, et malheureusement
Dessous sa main tombe du personnage
Le haut-de-chausse assez bien ressemblant
Pendant la nuit quand on n’est éclairée
A certain voile aux nonnes familier
Nommé pour lors entre elles leur psautier.
La voilà donc de grègues affublée.
Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef,
Et s’étant fait raconter derechef
Tout le catus elle dit irritée:
Voyez un peu la petite effrontée,
Fille du diable, et qui nous gâtera
Notre couvent; si Dieu plaît ne fera:
S’il plaît à Dieu bon ordre s’y mettra:
Vous la verrez tantôt bien chapitrée.
Chapitre donc, puisque chapitre y a,
Fut assemblé. Mère abbesse entourée
De son sénat fit venir Isabeau,
Qui s’arrosait de pleurs tout le visage,
Se souvenant qu’un maudit jouvenceau
Venait d’en faire un différent usage.
Quoi, dit l’abbesse, un homme dans ce lieu !
Un tel scandale en la maison de Dieu !
N’êtes-vous point morte de honte encore ?
Qui nous a fait recevoir parmi nous
Cette voirie ? Isabeau, savez-vous
(Car désormais qu’ici l’on vous honore
Du nom de sœur, ne le prétendez pas)
Savez-vous dis-je à quoi dans un tel cas
Notre institut condamne une méchante ?
Vous l’apprendrez devant qu’il soit demain.
Parlez parlez. Lors la pauvre nonnain,
Qui jusque-là confuse et repentante
N’osait branler, et la vue abaissoit
Lève les yeux, par bonheur aperçoit
Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande
Par un effet d’émotion trop grande,
N’avoit pris garde, ainsi qu’on voit souvent.
Ce fut hasard qu’Isabelle à l’instant
S’en aperçût. Aussitôt la pauvrette
Reprend courage, et dit tout doucement:
Votre psautier a ne sais quoi qui pend;
Raccommodez-le. Or c’était l’aiguillette,
Assez souvent pour bouton l’on s’en sert.
D’ailleurs ce voile avoit beaucoup de l’air
D’un haut-de-chausse: et la jeune nonnette,
Ayant l’idée encore fraîche des deux
Ne s’y méprit: non pas que le messire
Eût chausse faite ainsi qu’un amoureux:
Mais à peu près; cela devait suffire.
L’abbesse dit: Elle ose encore rire !
Quelle insolence ! Un péché si honteux
Ne la rend pas plus humble et plus soumise !
Veut-elle point que l’on la canonise ?
Laissez mon voile esprit de Lucifer.
Songez songez, petit tison d’enfer,
Comme on pourra raccommoder votre âme.
Pas ne finit mère abbesse sa gamme
Sans sermonner et tempêter beaucoup.
Sœur Isabeau lui dit encore un Coup
Raccommodez votre psautier, Madame.
Tout le troupeau se met à regarder.
Jeunes de rire, et vieilles de gronder.
La voix manquant à notre sermonneuse,
Qui de son troc bien fâchée et honteuse,
N’eut pas le mot à dire en ce moment,
L’essaim fit voir par son bourdonnement,
Combien roulaient de diverses pensées
Dans les esprits. Enfin l’abbesse dit:
Devant qu’on eût tant de voix ramassées,
Il serait tard. Que chacune en son lit
S’aille remettre. A demain toute chose.
Le lendemain ne fut tenu, pour cause,
Aucun chapitre; et le jour ensuivant
Tout aussi peu. Les sages du couvent
Furent d’avis que l’on se devait taire
Car trop d’éclat eût pu nuire au troupeau.
On n’en voulait à la pauvre Isabeau
Que par envie. Ainsi n’ayant pu faire
Qu’elle lâchât aux autres le morceau,
Chaque nonnain, faute de jouvenceau,
Songe à pourvoir d’ailleurs à son affaire.
Les vieux amis reviennent de plus beau.
Par préciput à notre belle on laisse
Le jeune fils; le pasteur à l’abbesse;
Et l’union alla jusques au point
Qu’on en prêtait à qui n’en avait point.

Le Lunettes 

J’avais juré de laisser là les nonnes :
Car que toujours on voie en mes écrits
Même sujet, et semblables personnes,
Cela pourrait fatiguer les esprits.
Ma muse met guimpe sur le tapis:
Et puis quoi ? guimpe; et puis guimpe sans cesse;
Bref toujours guimpe, et guimpe sous la presse.
C’est un peu trop. Je veux que les nonnains
Fassent les tours en amour les plus fins;
Si ne faut-il pour cela qu’on épuise
Tout le sujet; le moyen ? c’est un fait
Par trop fréquent, je n’aurais jamais fait:
II n’est greffier dont la plume y suffise.
Si j y tâchais on pourrait soupçonner
Que quelque cas m’y ferait retourner;
Tant sur ce point mes vers font de rechutes;
Toujours souvient à Robin de ses flûtes.
Or apportons à cela quelque fin.
Je le pretends, cette tâche ici faite.
Jadis s’était introduit un blondin
Chez des nonnains à titre de fillette.
II n’avait pas quinze ans que tout ne fût :
Dont le galant passa pour soeur Colette
Auparavant que la barbe lui crût.
Cet entre-temps ne fut sans fruit; le sire
L’employa bien: Agnès en profita.
Las quel profit ! j eusse mieux fait de dire
Qu’à soeur Agnès malheur en arriva
Il lui fallut élargir sa ceinture
Puis mettre au jour petite créature
Qui ressemblait comme deux gouttes d’eau,
Ce dit l’histoire, à la soeur jouvenceau.
Voilà scandale et bruit dans l’abbaye.
D’où cet enfant est-il plu ? comme a-t-on
Disaient les sœurs en riant, je vous prie
Trouve céans ce petit champignon ?
Si ne s’est-il après tout fait lui-même.
La prieure est en un courroux extrême.
Avoir ainsi souillé cette maison !
Bientôt on mit l’accouchée en prison.
Puis il fallut faire enquête du père.
Comment est-il entré ? comment sorti ?
Les murs sont hauts, antique la tourière,
Double la grille, et le tour très petit.
Serait-ce point quelque garçon en fille ?
Dit la prieure, et parmi nos brebis
N’aurions-nous point sous de trompeurs habits
Un jeune loup ? sus qu’on se déshabille:
Je veux savoir la vérité du cas.
Qui fut bien pris, ce fut la feinte ouaille.
Plus son esprit à songer se travaille,
Moins il espère échapper d’un tel pas.
Nécessite mère de stratagème
Lui fit. . . eh bien ? lui fit en ce moment
Lier. ..: eh quoi ? foin, je suis court moi-même:
Ou prendre un mot qui dise honnêtement
Ce que lia le père de l’enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit ? vous avez ouï dire
Qu’au temps jadis le genre humain avait
Fenêtre au corps; de sorte qu’on pouvait
Dans le dedans tout à son aise lire;
Chose commode aux médecins d’alors.
Mais si d’avoir une fenêtre au corps
Etait utile, une au cœur au contraire
Ne l’était pas; dans les femmes surtout:
Car le moyen qu’on pût venir à bout
De rien cacher ? notre commune mère
Dame Nature y pourvut sagement
Par deux lacets de pareille mesure.
L’homme et la femme eurent également
De quoi fermer une telle ouverture.
La femme fut lacée un peu trop dru.
Ce fut sa faute, elle-même en fut cause;
N’étant jamais à son gré trop bien close.
L’homme au rebours; et le bout du tissu
Rendit en lui la Nature perplexe.
Bref le lacet à l’un et l’autre sexe
Ne put cadrer, et se trouva, dit-on,
Aux femmes court, aux hommes un peu long.
Il est facile à présent qu’on devine
Ce que lia notre jeune imprudent;
C’est ce surplus, ce reste de machine,
Bout de lacet aux hommes excédant.
D’un brin de fil il l’attacha de sorte
Que tout semblait aussi plat qu’aux nonnains:
Mais fil ou soie, il n’est bride assez forte
Pour contenir ce que bientôt je crains
Qui ne s’échappe; amenez-moi des saints;
Amenez-moi si vous voulez des anges;
Je les tiendrai créatures étranges,
Si vingt nonnains telles qu’on les vit lors
Ne font trouver à leur esprit un corps.
J’entends nonnains ayant tous les trésors
De ces trois sœurs dont la fille de l’onde
Se fait servir; chiches et fiers appas,
Que le soleil ne voit qu’au nouveau monde ,
Car celui-ci ne les lui montre pas.
La prieure a sur son nez des lunettes,
Pour ne juger du cas légèrement.
Tout à l’entour sont debout vingt nonnettes,
En un habit que vraisemblablement
N’avaient pas fait les tailleurs du couvent.
Figurez-vous la question qu’au sire
On donna lors; besoin n’est de le dire.
Touffes de lis, proportion du corps,
Secrets appas, embonpoint, et peau fine,
Fermes tétons, et semblables ressorts
Eurent bientôt fait jouer la machine.
Elle échappa, rompit le fil d’un coup,
Comme un coursier qui romprait son licou,
Et sauta droit au nez de la prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu’au plancher. II s’en fallut bien peu
Que l’on ne vît tomber la lunetière.
Elle ne prit cet accident en jeu.
L’on tint chapitre, et sur cette matière
Fut raisonné longtemps dans le logis.
Le jeune loup fut aux vieilles brebis
Livre d’abord. Elles vous l’empoignèrent
A certain arbre en leur cour l’attachèrent
Ayant le nez devers l’arbre tourne,
Le dos à l’air avec toute la suite:
Et cependant que la troupe maudite
Songe comment il sera guerdonné,
Que l’une va prendre dans les cuisines
Tous les balais, et que l’autre s’en court
A l’arsenal ou sont les disciplines,
Qu’une troisième enferme à double tour
Les soeurs qui sont jeunes et pitoyables,
Bref que le sort ami du marjolet
Ecarte ainsi toutes les détestables,
Vient un meunier monté sur son mulet
Garçon carré, garçon couru des filles,
Bon compagnon, et beau joueur de quille
Oh oh dit-il, qu’est-ce là que je voi ?
Le plaisant saint ! jeune homme, je te prie,
Qui t’a mis là ? sont-ce ces soeurs, dis-moi.
Avec quelqu’une as-tu fait la folie ?
Te plaisait-elle ? était-elle jolie ?
Car à te voir tu me portes ma foi
(Plus je regarde et mire ta personne)
Tout le minois d’un vrai croqueur de nonne.
L’autre répond: Hélas, c’est le rebours:
Ces nonnes m’ont en vain prié d’amours.
Voilà mon mal; Dieu me doint patience;
Car de commettre une si grande offense,
J’en fais scrupule, et fut-ce pour le Roi;
Me donnât-on aussi gros d’or que moi.
Le meunier rit; et sans autre mystère
Vous le délie, et lui dit: Idiot,
Scrupule toi , qui n’es qu’un pauvre hère !
C’est bien à nous qu’il appartient d’en faire !
Notre curé ne serait pas si sot.
Vite, fuis-t’en, m’ayant mis en ta place:
Car aussi bien tu n’es pas, comme moi,
Franc du collier, et bon pour cet emploi: –
Je n’y veux point de quartier ni de grâce:
Viennent ces soeurs; toutes je te répond,
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
L’autre deux fois ne se le fait redire.
Il vous l’attache, et puis lui dit adieu.
Large d’épaule on aurait vu le sire
Attendre nu les nonnains en ce lieu.
L’escadron vient, porte en guise de cierges
Gaules et fouets: procession de verges,
Qui fit la ronde à l’entour du meunier,
Sans lui donner le temps de se montrer,
Sans l’avertir. Tout beau, dit-il, Mesdames:
Vous vous trompez; considérez-moi bien:
Je ne suis pas cet ennemi des femmes,
Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.
Employez-moi, vous verrez des merveilles.
Si je dis faux, coupez-moi les oreilles.
D’un certain jeu je viendrai bien à bout;
Mais quant au fouet je n’y vaux rien du tout.
Qu’entend ce rustre, et que nous veut-il ire.
S’écria lors une de nos sans-dents.
Quoi tu n’es pas notre faiseur d’enfants ?
Tant pis pour toi, tu payras pour le sire.
Nous n’avons pas telles armes en main,
Pour demeurer en un si beau chemin.
Tiens tiens, voilà l’ébat que l’on désire.
A ce discours fouets de rentrer en jeu,
Verges d’aller, et non pas pour un peu;
Meunier de dire en langue intelligible,
Crainte de n’être assez bien entendu:
Mesdames je… ferai tout mon possible
Pour m’acquitter de ce qui vous est dû.
Plus il leur tient des discours de la sorte,
Plus la fureur de l’antique cohorte
Se fait sentir. Longtemps il s’en souvint.
Pendant qu’on donne au maître l’anguillade,
Le mulet fait sur l’herbette gambade.
Ce qu’à la fin l’un et l’autre devint,
Je ne le sais, ni ne m’en mets en peine.
Suffit d’avoir sauvé le jouvenceau.
Pendant un temps les lecteurs pour douzaine
De ces nonnains au corps gent et si beau
N’auraient voulu, je gage, être en sa peau.

Autres contes publiés en 1674

  • Les Troqueurs
  • Le cas de conscience
  • féconde ou le purgatoire
  • Le Diable en enfer
  • La jument du compère Pierre
  • Paté d’anguille
  • Janot et Catin
  • La Chose impossible
  • Le Magnifique
  • Le Tableau

Autre Contes (publiés en 1682)

La Matrone d’Ephèse

Il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengregée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre auxenfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé:
Ce qu’il fit; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre époux que vous cessiez des vivre ?
Croyez-vous que lui-mêm il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: hélas ! c’est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif; L’autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degré, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

 

Il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengregée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre auxenfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé:
Ce qu’il fit; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre époux que vous cessiez des vivre ?
Croyez-vous que lui-mêm il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: hélas ! c’est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif; L’autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degré, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

Autre conte (1682)

  • Belphégor

Autres Contes (publiés en 1685)

La Clochette 

O combien l’homme est inconstant, divers,
Faible, léger, tenant mal sa parole !
J’avais juré hautement en mes vers
De renoncer à tout conte frivole.
Et quand juré ? c’est ce qui me confond,
Depuis deux jours j’ai fait cette promesse
Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment. Dieu ne fit la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Soeurs;
Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs;
Mais d’être sûrs, ce n’est là leur affaire.
Si me faut-il trouver, n’en fût-il point,
Tempérament pour accorder ce point,
Et supposé que quant à la matière
J’eusse failli, du moins pourrais-je pas
Le réparer par la forme en tout cas ?
Voyons ceci. Vous saurez que naguère
Dans la Touraine un jeune bachelier,
(Interprétez ce mot à votre guise,
L’usage en fut autrefois familier
Pour dire ceux qui n’ont la barbe grise,
Ores ce sont suppôts de sainte église)
Le nôtre soit sans plus un jouvenceau
Qui dans les prés, sur le bord d’un ruisseau,
Vous cajolait la jeune bachelette
Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent,
Pendant qu’Io portant une clochette,
Aux environs allait l’herbe mangeant;
Notre galant vous lorgne une fillette,
De celles-là que je viens d’exprimer:
Le malheur fut qu’elle était trop jeunette,
Et d’âge encore incapable d’aimer.
Non qu’à treize ans on y soit inhabile;
Même les lois ont avancé ce temps:
Les lois songeaient aux personnes de ville,
Bien que l’amour semble né pour les champs.
Le bachelier déploya sa science:
Ce fut en vain; le peu d’expérience,
L’humeur farouche, ou bien l’aversion,
Ou tous les trois, firent que la bergère,
Pour qui l’amour était langue étrangère,
Répondit mal à tant de passion.
Que fit l’amant ? croyant tout artifice
Libre en amours, sur le rez de la nuit
Le compagnon détourne une génisse
De ce bétail par la fille conduit ;
Le demeurant , non compté par la belle,
(Jeunesse n’a les soins qui sont requis)
Prit aussitôt le chemin du logis;
Sa mère étant moins oublieuse qu’elle
Vit qu’il manquait une pièce au troupeau:
Dieu sait la vie; elle tance Isabeau
Vous la renvoie, et la jeune pucelle
S’en va pleurant, et demande aux échos
Si pas un d’eux ne sait nulle nouvelle
De celle-là dont le drôle à propos
Avait d’abord étoupé la clochette;
Puis il la prit, et la faisant sonner
Il se fit suivre, et tant que la fillette
Au fond d’un bois se laissa détourner.
Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise
Quand elle ouït la voix de son amant.
Belle, dit-il, toute chose est permise
Pour se tirer de l’amoureux tourment;
A ce discours, la fille toute en transe
Remplit de cris ces lieux peu fréquentés;
Nul n’accourut. O belles évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.

Les aveux indiscret

Paris, sans pair, n’avait en son enceinte
Rien dont les yeux semblassent si ravis
Que de la belle, aimable et jeune Aminte.
Fille à pourvoir, et des meilleurs partis.
Sa mère encor la tenait sous son aile
Son père avait du comptant et du bien
Faites état qu’il ne lui manquait rien.
Le beau Damon s’étant pique pour elle
Elle reçut les offres de son cœur:
Il fit si bien l’esclave de la belle
Qu’il en devint le maître et le vainqueur:
Bien entendu sous le nom d’hyménée:
Pas ne voudrais qu’on le crût autrement.
L’an révolu ce couple si charmant
Toujours d’accord, de plus en plus s’aimant
(Vous eussiez dit la première journée)
Se promettait la vigne de l’abbé;
Lorsque Damon, sur ce propos tombé
Dit à sa femme: Un point trouble mon âme
Je suis épris d’une si douce flamme
Que je voudrais n’avoir aimé que vous,
Que mon cœur n’eût ressenti que vos coups
Qu’il n’eût logé que votre seule image
Digne, il est vrai, de son premier hommage.
J’ai cependant éprouvé d’autres feux;
JI’en dis ma coulpe, et j’en suis tout honteux.
Il m’en souvient, la nymphe était gentille,
Au fond d’un bois, l’Amour seul avec nous;
Il fit si bien, si mal, me direz-vous,
Que de ce fait il me reste une fille.
Voilà mon sort, dit Aminte à Damon:
J’étais un jour seulette à la maison;
Il me vint voir certain fils de famille,
Bien fait et beau, d’agréable façon;
J’en eus pitié; mon naturel est bon;
Et pour conter tout de fil en aiguille,
Il m’est resté de ce fait un garçon.
Elle eut à peine achevé la parole,
Que du mari l’âme jalouse et folle
Au désespoir s’abandonne aussitôt.
Il sort plein d’ire, il descend tout d’un saut,
Rencontre un bât, se le met, et puis crie:
Je suis bâté. Chacun au bruit accourt,
Les père et mère, et toute la mégnie,
Jusqu’aux voisins. Il dit, pour faire court,
Le beau sujet d’une telle folie.
Il ne faut pas que le lecteur oublie
Que les parents d’Aminte, bons bourgeois,
Et qui n’avaient que cette fille unique,
La nourrissaient, et tout son domestique,
Et son époux, sans que, hors cette fois,
Rien eût troublé la paix de leur famille.
La mère donc s’en va trouver sa fille;
Le père suit, laisse sa femme entrer,
Dans le dessein seulement d’écouter.
La porte était entrouverte; il s’approche;
Bref il entend la noise et le reproche
Que fit sa femme à leur fille en ces mots:
Vous avez tort: j’ai vu beaucoup de sots,
Et plus encor de sottes en ma vie;
Mais qu’on pût voir telle indiscrétion,
Qui l’aurait cru ? car enfin, je vous prie,
Qui vous forçait ? quelle obligation
De révéler une chose semblable ?
Plus d’une fille a forligné; le diable
Est bien subtil; bien malins sont les gens.
Non pour cela que l’on soit excusable:
Il nous faudrait toutes dans des couvents
Claquemurer jusques à l’hyménée.
Moi qui vous parle ai même destinée;
J’en garde au cœur un sensible regret.
J’eus trois enfants avant mon mariage
A votre père ai-je dit ce secret ?
En avons-nous fait plus mauvais ménage ?
Ce discours fut à peine proféré,
Que l’écoutant s’en court, et tout outre
Trouve du bât la sangle et se l’attache,
Puis va criant partout: Je suis sanglé.
Chacun en rit, encor que chacun sache
Qu’il a de quoi faire rire à son tour.
Les deux maris vont dans maint carrefour,
Criant, courant, chacun à sa manière,
Bâté le gendre, et sangé’ le beau-père.
On doutera de ce dernier point-ci;
Mais il ne faut telles choses mécroire
Et par exemple, écoutez bien ceci.
Quand Roland sut les plaisirs et la gloire
Que dans la grotte avait eus son rival,
D’un coup de poing il tua son cheval.
Pouvait-il pas, traînant la pauvre bête,
Mettre de plus la selle sur son dos ?
Puis s’en aller, tout du haut de sa tête,
Faire crier et redire aux échos:
Je suis bâté’, sanglé, car il n’importe,
Tous deux sont bons. Vous voyez de la sorte
Que ceci peut contenir vérité;
Ce n’est assez, cela ne doit suffire;
Il faut aussi montrer l’utilité
De ce récit; je m’en vais vous la dire.
L’heureux Damon me semble un pauvre sire.
Sa confiance eut bientôt tout gâté.
Pour la sottise et la simplicité
De sa moitié, quant à moi, je l’admire.
Se confesser à son propre mari !
Quelle folie ! imprudence est un terme
Faible à mon sens pour exprimer ceci.
Mon discours donc en deux points se renferme.
Le noeud d’hymen doit être respecté,
Veut de la foi, veut de l’honnêteté:
Si par malheur quelque atteinte un peu forte
Le fait clocher d’un ou d’autre côté,
Comportez-vous de manière et de sorte
Que ce secret ne soit point éventé.
Gardez de faire aux égards banqueroute;
Mentir alors est digne de pardon.
Je donne ici de beaux conseils, sans doute:
Les ai-je pris pour moi-même ? hélas ! non.

Autres contes (1685)

  • Le fleuve Scamandre
  • La Confidente sans le savoir ou le Stratagème
  • Le remède

Contes Posthumes

  • Les quiproquos
  • Conte tirée d’Athénée

Les Fables (1621 – 1695)

Qui d’entre-nous n’a pas en mémoire au moins quelques vers des Fables de Jean de La Fontaine comme « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage… » ou « La cigale ayant chanté tout l’été… ». Toujours d’actualité, ce condensé de sagesse et de ruse reste aujourd’hui encore un incontournable de la langue française. Boileau, Molière ou encore Madame de Sévigné sont vite séduit par ces vers. Cette dernière écrit même dans l’une de ses lettres: “Les Fables de La Fontaine sont un panier de cerises. On veut choisir les plus belles, et le panier reste vide.” Peut-il y avoir meilleur éloge?Structurée tout comme une pièce de théâtre, la fable est en quelque sorte un mini-drame avec son décor, l’intrigue et le dénouement. Sa finalité est pédagogique et didactique « je me sers d’ animaux pour instruire les hommes ». Mais héros de La Fontaine sont aussi des humains, des végétaux et même des personnages mythologiques. Le Lion représente le pouvoir du roi, le Renard c’est le rusé, le Chat c’est l’hypocrite… C’est ainsi que le fabuliste fait état des travers, des vices et des mœurs des humains de son temps qu’ils soient grands (le roi et les courtisans) ou petits (les paysans, les artisans…). Il dénonce le pouvoir absolu, l’exploitation des paysans part la noblesse de Province…Le premier recueil de fables voient le jour en 1668, alors que l’auteur est âgé de 47 ans. Moins de 30 ans il atteint un total de pas moins de 243 fables qui le rendent célèbre pour l’éternité. Elles sont publiées en 3 recueils de plusieurs livres chacun, comptant un nombre variable de « Fables ». Composé d’un corps (la fable) et d’une âme (la moralité), ces fables nourrissent l’imagination et imprègnent de leur sagesse génération après génération. L’édition complète des fables comptent 5 volumes, celle de Charpentier en 1709 comportent une douzaine de livres (numérotation croissante de I à XII).

Les fables du livre I

A Monseigneur le Dauphin (Fable 0)

En ouverture du livre I de ses Fables, La Fontaine s’adresse à Louis de France (futur roi), fils du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse. En lui dédiant ce premier recueil il essaie d’intéresser le Dauphin (plus tard le Grand Dauphin), alors âgé de 7 ans, à la lecture des fables source de réflexion et d’amusement.

Je chante les Héros dont Esope est le Père,
Troupe de qui l’Histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons :
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes.
Illustre rejeton d’un Prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d’une plus forte voix
Les faits de tes Aïeux et les vertus des Rois.
Je vais t’entretenir de moindres Aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures.
Et, si de t’agréer je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.

La Cigale et la Fourmi (Fable 1)

Première du premier recueil (124 fables, divisées en 6 livres) paru en mars 1668 et dédié en prose au Dauphin (le fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse), cette fable est certainement la plus connue de La Fontaine. Alors que Taine y voit une opposition de l’homme du sud (la cigale) à l’homme du nord (la fourmi), Rousseau déconseille de la faire lire aux enfants de crainte qu’ils ne se prennent pour la cigale.

La cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
de mouche ou de vermisseau
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle
«Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’oût, foi d’animal,
Intérêt et principal.»
La fourmi n’est pas prêteuse ;
C’est là son moindre défaut.
«Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien : dansez maintenant.»

Le Corbeau et le Renard (Fable 2)

La Fontaine met en scène dans cette fable deux acteurs importants de la société française de ce XVIIe siècle. Alors que le Renard représente les courtisans, le Corbeau symbolise les plus grands (bien haut perché sur sa branche). Les premiers vivent en flattant, en caressant dans le sens du poil leurs maîtres.
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard par l’odeur alléché ,
Lui tint à peu près ce langage :
«Et bonjour Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!       
Sans mentir, si votre ramage       
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois»
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie;       
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit et dit: « Mon bon Monsieur,           
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute:
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »       
Le corbeau honteux et confus
Jura mais un peu tard , qu’on ne l’y prendrait plus.

La Grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf (Fable 3)

En référence notamment à ces « petits princes » qui veulent des représentants, la Fontaine répond par cette fable à ceux là mêmes qui veulent paraître d’un rang plus élevé que celui qui est le leur. La Grenouille paye de sa vie sa vanité, de son orgueil.

Une grenouille vit un boeuf

Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant: « Regardez bien, ma soeur;
Est-ce assez? dites-moi: n’y suis-je point encore?
Nenni- M’y voici donc?
-Point du tout. M’y voilà?
-Vous n’en approchez point.
« La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva. 
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ,
Tout prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Le Loup et le Chien (fable 5)

La Fontaine met en scène dans cette fable un Loup et un Chien: le premier mène une vie d’errance et en liberté, le second une vie asservie au service d’un maître. En prenant partie pour le mode de vie du Loup (« Maître Loup »), pour qui la liberté avant tout, l’auteur dénonce la servilité des nobles vis à vis de leurs maîtres.

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
 » Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. « 
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. « 
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
 » Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. « 
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Le Rat de ville et le Rat des champs (Fable 9)

La Fontaine, maître des Eaux et Forets pendant un temps, compare la vie en ville et à la campagne. Il préfère la tranquillité de la campagne où il passe beaucoup de temps, aux tracas de la ville. Le rat des champs (le faible) qui trouve le moyen de prendre la fuite pour échapper à un bruit (le puissant), c’est encore l’éternelle domination du plus fort que l’auteur dénonce.

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’Ortolans.

Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête,
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.

A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le Rat de ville détale ;
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.

– C’est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi ;

Mais rien ne vient m’interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

Le Loup et l’Agneau (Fable 10)

André Gide écrivait dans son journal 1939-1949 à propos de cette fable: « Cette merveille, pas un mot de trop ; pas un trait, pas un des propos du dialogue, qui ne soit révélateur. C’est un objet parfait. »

Agresseur, le Loup plaide pourtant sa cause en se posant comme victime d’un Agneau si doux et innocent. C’est lui qui exerce la violence, mais il la justifie pour avoir raison dans son injustice. Le fable met en évidence une réalité universelle, présente encore de nos jours: le plus fort a toujours raison.

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Le Renard et la Cigogne (fable 18)

Aussi rusé soit-il, le Renard se trouve ici pris à son propre piège et ridiculisée. La Cigogne a pris une belle revanche, et donné une belle leçon à son invité.

Compère le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :
            Le Galand, pour toute besogne
Avait un brouet clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La Cigogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le Drôle eut lapé le tout en un moment.
        Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la Cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
            Je ne fais point cérémonie. »
        À l’heure dite, il courut au logis
            De la Cigogne son hôtesse ;
            Loua très fort sa politesse,
            Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
            On servit, pour l’embarrasser
En un vase à long col, et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du Sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
        Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
            Trompeurs, c’est pour vous que j’écris,
            Attendez-vous à la pareille.

Le Chêne et le Roseau (Fable 22)

La Fontaine met en scène, comme dans le Loup et l’Agneau, le fort (le chêne) et le faible (le roseau) mais pour montrer cette fois que l’habileté peut l’emporter sur la force. Cette fois la loi du plus fort n’est pas la meilleure puisque le chêne ne résiste pas au vent qui souffle violemment. Pendant ce temps le Roseau plie, plie mais sans jamais rompre.

Le Chêne un jour dit au Roseau :
 » Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.  » Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

Autres fables du livre I

  • Les deux Mulets
  • La Génisse la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion.
  • La Besace
  • L’ Hirondelle et les petits oiseaux
  • L’ homme et son image
  • Le Dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues.
  • Les voleurs et l’Ane.
  • Simonide préservé par les Dieux.
  • La Mort et le malheureux
  • L’ homme entre deux âges et ses deux maîtresses.
  • L’ Enfant et le maître d’école.
  • Le Coq et la perle
  • Les Frelons et les Mouches à miel

Livre II

Le conseil tenu par les Rats (Fable 2)

Face à un Chat (Rodilardus) qui les terrorise et les harcèle, jusqu’à les affamer, les Rats s’accordent lors d’un d’un Conseil à s’en défaire. Pour ce faire ils ont l’ingénieuse idée d’attacher un grelot au cou de Rodilardus, pour être avertis de sa présence. Mais quand il s’agit de désigner à qui incombe l’exécution de cette dangereuse mission, tous trouvent prétexte pour se défiler. Plus de trois siècles après, cette fable reste d’actualité dans la société contemporaine.

Ces vers font allusion notamment à la révolte de la Fronde et au parlement, sous la minorité du roi Louis XIV, et plus généralement aux assemblées que tiennent les hommes mais qui n’aboutissent à rien.

Un Chat, nommé Rodilardus
Faisait des Rats telle déconfiture
Que l’on n’en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu’il en restait, n’osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son sou,
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu’au haut et au loin
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l’abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu’il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s’enfuiraient en terre ;
Qu’il n’y savait que ce moyen.
Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen,
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : « Je n’y vas point, je ne suis pas si sot »;
L’autre : « Je ne saurais. »Si bien que sans rien faire
On se quitta. J’ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire chapitres de Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.

Le Lion et le Moucheron (Fable 9)

Orgueilleux et insolent, le Lion parle à un Moucheron en termes fort insultant. Très affectée par tant de mépris, la faible créature déclare la guerre au roi des animaux. Son bourdonnement sonne l’assaut comme une trompette de cavalerie, pour une bataille qui semble pourtant très déséquilibrée et perdue d’avance. Et pourtant le fauve est vaincu! Comme quoi parmi nos ennemis, les plus à craindre ne sont pas toujours les plus grands. Enivrée par sa victoire, elle s’en va s’enorgueillir de sa victoire. La petite créature va payer, dans sa vanité, en se laissant prendre par plus petit, une araignée.

« Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre! « 
C’est en ces mots que le Lion
Parlait un jour au Moucheron.
L’autre lui déclara la guerre.
« Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
Me fasse peur ni me soucie ?
Un boeuf est plus puissant que toi :
Je le mène à ma fantaisie. « 
A peine il achevait ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le Trompette et le Héros.
Dans l’abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Lion, qu’il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son oeil étincelle ;
Il rugit ; on se cache, on tremble à l’environ ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un Moucheron.
Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle :
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air, qui n’en peut mais ; et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat : le voilà sur les dents.
L’insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée ;
Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

Le Lion et la Rat (Fable 11)

Pris dans un piège alors qu’il est le plus fort de tous, un Lion ne doit son salut qu’à un Rat. Contrairement à celui du Le Lion et te Moucheron, fort désagréable et agressif, il s’était montré à l’occasion généreux envers ce Rat. Celui-ci à son tour n’hésite pas à accourir, pour le sortir du filet dans lequel il est pris. Comme quoi dans ce monde on a tous besoin les uns des autres, quels que soient notre rang et notre puissance.

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :

On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
De cette vérité deux Fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

Le Lion et l’Âne chassant (Fable 19)

Après « Le Lion et le Moucheron » et « Le Lion et le Rat » le Roi des animaux est mis en scène. Affamé, il veut utiliser un âne et la puissance de son braillement dans quête de gros gibier. Pour ce faire il lui intima l’ordre de braire le plus fort possible, espérant que la puissance de son braillement fera peur et sortir d’éventuelles proies de leur tanière pour fuir. L’astuce marche. Le Lion se régale, mais l’Âne considère que le mérite lui revient. « Oui, dit le lion, si je ne connaissais ta personne et ta race, j’en serais moi-même effrayé. » Réplique le Lion.

Le roi des animaux se mit un jour en tête
De giboyer. Il célébrait sa fête.
Le gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.
Pour réussir dans cette affaire,
Il se servit du ministère
De l’Ane à la voix de Stentor.
L’Ane à Messer Lion fit office de Cor.
Le Lion le posta, le couvrit de ramée,
Lui commanda de braire, assuré qu’à ce son
Les moins intimidés fuiraient de leur maison.
Leur troupe n’était pas encore accoutumée
A la tempête de sa voix ;
L’air en retentissait d’un bruit épouvantable ;
La frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où les attendait le Lion.
N’ai-je pas bien servi dans cette occasion ?
Dit l’Ane, en se donnant tout l’honneur de la chasse.
– Oui, reprit le Lion, c’est bravement crié :
Si je connaissais ta personne et ta race,
J’en serais moi-même effrayé.
L’Ane, s’il eût osé, se fût mis en colère,
Encor qu’on le raillât avec juste raison :
Car qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractère.

Autres fables du livre II

  • Contre ceux qui ont un goût difficile
  • Les deux Taureaux et une grenouille
  • Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
  • La Chauve-souris et les deux Belettes
  • L’Oiseau blessé d’une flèche
  • La Lice et sa Compagne
  • L’Aigle et l’Escargot
  • L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé de sel
  • La Colombe et la Fourmi
  • Le Lièvre et le Grenouilles
  • Le Corbeau voulant imiter l’Aigle
  • La Chatte métamorphosée en Femme

Livre III

Dans cette fable, un meunier part avec son fils pour vendre son âne à la foire. Comme ils sont la cible de moqueries chemin faisant, il essaye de plaire aux personnes qu’ils rencontrent. Il se rend compte, quoi qu’il fasse, qu’il ne peut pas plaire à tout le monde. Il décide alors de n’en faire qu’à sa tête.

Le Meunier, son Fils et l’Âne (Fable n° 1)

L’Invention des Arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grèce.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes.
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa Lyre,
Disciples d’Apollon, nos Maîtres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins ;
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins)
Racan commence ainsi : Dites-moi, jevous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé ;
À quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon séjour ?
Prendre emploi dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j’ai les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus. Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.

J’ai lu dans quelque endroit, qu’un Meunier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Âne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le premier qui les vit, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.
Le Meunier à ces mots connaît son ignorance.
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L’Âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure.
Il fait monter son fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :
Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’ honte,
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaud, comme un Évêque assis,
Fait le veau sur son Âne, et pense être bien sage.
Il n’est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge.
Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez.
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit : Ces gens sont fous,
Le Baudet n’en peut plus, il mourra sous leurs coups.
Hé quoi, charger ainsi cette pauvre Bourrique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
Parbieu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau,
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois, si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L’Âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode,
Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
Qui de l’Âne ou du Maître est fait pour se laisser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Âne :
Nicolas au rebours ; car quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête, et la chanson le dit.
Beau trio de Baudets ! le Meunier repartit :
Je suis Âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu’on dise quelque chose, ou qu’on ne dise rien ;
J’en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement ;
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.

A suivre…

Biographie de Pierre de Corneille

Dramaturge et poète français, surnommé le Grand Corneille, le Père de la Tragédie ou encore Corneille l’aîné, Pierre Corneille naît le 6 juin 1606 à Rouen. Issu d’une famille de magistrats ou de la bourgeoisie de robe, il est l’aîné de cinq frères et sœurs de Pierre (son père), maître des eaux et forêts, et de Marthe Le Pesant (sa mère) fille d’un avocat.

Il reçoit une éducation stricte et des études brillantes auprès des Jésuites, au Collège de Bourbon (aujourd’hui lycée Corneille), qu’il achève en 1626. C’est dans cet établissement, où la pratique théâtrale est introduite, qu’il se découvre une passion commence à se passionner pour le théâtre et une admiration pour l’éloquence des stoïciens. Comme le veut la tradition familiale, ses parents l’orientent ensuite vers des études de Droit pour une carrière d’avocat.

Il prête serment comme avocat le 18 juin 1624 au Parlement de Rouen pour occuper des offices d’avocat. Timide, peu éloquent et donc piètre orateur, il renonce à plaider. Tout en continuant son métier d’avocat, qui lui apporte les ressources financières nécessaires pour nourrir sa famille, il s’adonne à l’écriture et au théâtre pour lequel il va vouer toute sa vie. Ses personnages l’aident d’ailleurs à s’imprégner des qualités nécessaires à un orateur, dont il ne disposait pas pour plaider. Le succès aidant, il ne tarde pas à s’installer à Paris pour s’engager dans une carrière théâtrale alors qu’il est âgé de vingt-trois ans.

Pierre de Corneille se marie en 1641 avec Marie de Lampérière, une jeune aristocrate, grâce à l’intervention de Richelieu. De ce mariage naîtront six garçons (deux meurent prématurément), et deux filles. Ce même Richelieu l’admet dans le cercle des auteurs qui travaillent sous sa protection, dont Racine son grand concurrent. Par pour longtemps, car Corneille tient trop à sa liberté, et préfère fréquenter l’hôtel de Rambouillet (hôtel parisien où Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, tient un salon littéraire jusqu’à sa mort en 1665).

Le plus grand des auteurs tragiques français entre à l’Académie française en 1647. Il reste célèbre surtout pour le Cid (1637), une tragi-comédie qui a donné le fameux adjectif « cornélien » (dilemme cornélien) mais aussi bon nombre de répliques que le grand public retient. Mais l’arrivée de Molière à la Cour et qui excelle dans la comédie, puis celle de Jean Racine un talentueux tragédiste, lui font de l’ombre jusqu’à renoncer à l’écriture.

Pierre Corneille meurt le 1er octobre 1694 dans sa maison à Paris (rue d’Argenteuil dans la Paroisse Saint-Roch) presque dans l’anonymat, alors âgé de 78 ans.

Oeuvre de Pierre Corneille

Auteur de plus d’une trentaine de pièces, Pierre Corneille est non seulement le plus grand dramaturge français mais aussi le précurseur du théâtre classique français. Le théâtre de Corneille traverse deux étapes distincts, qui correspondent d’ailleurs à deux périodes de sa vie. La comédie, faite de légèreté, d’insolence et assez immorale qui lui correspond en tant que personne gaie et aimant faire rire. Il consacre la seconde et plus grande partie de sa vie à la tragédie, qui atteint son apogée avec le Cid où l’héroïsme prend une forme et une morale qui vont influencer le théâtre classique français. Avec lui, pour la première fois, la tragédie s’imprègne d’une force réflexive et émotionnelle.

L’oeuvre de Corneille est le fruit d’une exploration du fonctionnement politique de la société de l’Antiquité la société monarchique qui est la sienne. Il met à nu les compétences idéologiques, militaires et théoriques du pouvoir, en étudiant les nations de tout genre (barbares, païennes, chrétiennes…) y compris les personnes impliquées dans les appareils hiérarchiques. Il arrive à exprimer d’une manière proverbiale, les manifestations qui semblent se répéter à travers l’Histoire, dont il relève les échecs. Son oeuvre est alors dominée par le portrait idéal qu’il se fait d’un souverain, qu’il veut tolérant et avisé. Ses tragédies posent chacune un problème politique à l’adresse du public mais encore plus aux rois et aux conseillers de qui dépend le sort d’une société. Son oeuvre reste le reflet du Grand Siècle (le XVIIe, le plus riche de l’histoire de France), avec ses interrogations sur le pouvoir, la lutte pour le trône, la guerre civile et des valeurs comme l’honneur, notamment à la mort de Louis III et de Richelieu.

La décennie quarante, dont le prélude est le Cid (1637) est éclatante et glorieuse pour Corneille. Au summum de son art il est reconnu par ses pairs, loué par le public et financé par le trône. Utilisant l’alexandrin (forme appréciée en poésie), il nous offre de beaux morceaux de bravoure et des paroles qui prennent l’allure de maximes avec des personnages confrontés à des choix douloureux.

Œuvres principales de Pierre de Corneille:

Corneille l’Aîné laisse à la postérité huit comédies, vingt-trois tragédies, trois discours en prose sur l’art dramatique (poème dramatique, tragédie et les trois unités), divers poésies, une traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ et des examens sur ses pièces.

L’Illusion comique (1638):

Comédie en 5 actes, la première représentation a lieu en 1635 au Théâtre du Marais à Paris. C’est une réflexion plutôt élogieuse sur le théâtre, au moment où celui-ci est assez méprisé (XVIIème siècle).

Corneille utilise une métaphore où les frontières entre le réel et l’illusion sont embrouillées, et qui renvoie à tout ce qui fait le théâtre (le public, les genres et lieux communs du théâtre, les rôles…).

Pridamant est envahi par l’inquiétude et le remord, alors que son fils Clindor a disparu depuis 10 ans pour fuir la dureté de son père. Son ami Dorante le conduit chez Alcandre, un grand magicien susceptible de l’aider dans la quête de son fils. Ce dernier habite une grotte lugubre, une métaphore de l’enfer qui va faire office de théâtre où va se jouer le drame mis en scène par le magicien. Une illusion comique en passant de la réalité, que le père croit voir, à l’illusion ou fiction.

Le père découvre un fils comédien, second d’un capitan (Matamore), méprisable parce que lâche et présomptueux. Amoureux d’Isabelle, Clindor finit par tuer son rival. Il est sauvé de prison par celle-ci, avant de devenir un grand seigneur assassiné après avoir trompé sa femme avec l’épouse d’un roi jaloux. Affligé, Pridament éprouve un grand soulagement quand il voit son fils qu’il croyait mort se relever. Il s’agit en fait d’une pièce dramatique où joue son fils.

Extraits:

Acte I, scène 1

Dorante

Ce mage, qui d’un mot renverse la nature,
N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour,
N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,
De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres
Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres….

Primadant

J’en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A caché pour jamais sa présence à mes yeux….

Acte II, scène 3

Adraste

Hélas ! s’il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
Et malgré les transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.

Isabelle

Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez :
Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.

Adraste

Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont réservé de prix à de si longs services ?
Et mon fidèle amour est-il si criminel
Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?

Isabelle 

Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l’appelle supplice et persécution…

Acte III, scène 1

Geronte

Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre ma volonté ce sont de faibles armes :
Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs,
Ecoute la raison, et néglige vos pleurs.
Je sais ce qu’il vous faut beaucoup mieux que vous-même.
Vous dédaignez Adraste à cause que je l’aime ;
Et parce qu’il me plaît d’en faire votre époux…

Isabelle

Je sais qu’il est parfait,
Et que je réponds mal à l’honneur qu’il me fait ;
Mais si votre bonté me permet en ma cause,
Pour me justifier, de dire quelque chose,
Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
J’en fais beaucoup d’état, et ne le puis aimer…

Acte, Scène 7

Clindor

Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon mérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l’excès de ma témérité :
Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous...

Acte V, scène 5.

Pridamant

Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

Alcandre

Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poëme récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.

Le Cid (1637-1640):

Le Cid, tragi-comédie rebaptisée tragédie, est crée en janvier 1637 sur la scène du Théâtre du Marais. La pièce, qui est accueillie triomphalement comme un chef-d’oeuvre le public, consacre Corneille comme le maître incontesté de la dramaturgie. Elle est considérée à juste titre, comme la première grande tragédie (ou tragi-comédie) du théâtre classique français. Traduite dans toutes les langues (sauf le turc et l’esclavonne), elle est portée par de nombreuses troupes dites de campagne à travers toute la France puis une partie de l’Europe.

Don Diègue et Don Gomès (comte de Gomès) sont rivaux pour le poste de gouverneur de Castille. Malgré le jeune âge et la vitalité du comte, le roi préfère le premier pourtant beaucoup plus vieux. Dans un élan de jalousie le comte se laisse aller à des paroles blessantes, jusqu’à lui donner un soufflet. Rodrigue, héros de la pièce, est alors confronté à un douloureux dilemme. Don Gomès est le père de Chimène, sa bien-aimée et prétendante. Trop vieux pour rétablir son honneur et laver l’affront, son père lui demande de le venger (Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?… Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?… Rodrigue, as-tu du cœur ? Va, cours, vole, et nous venge…). Une situation dans laquelle le héros est partagé entre son désir de vengeance et son amour pour l’héroïne, qui donne lieu à de très beaux affrontements passionnels entre les deux amoureux et qui charment le public. Chimène est, de son côté, confrontée à une violente situation après la mort de son père causée en duel par son amoureux. L’héroïne est partagé entre son amour et son devoir de refuser la main de Rodrigue.

La pièce, qui tourne auteur de l’honneur et de l’amour notamment, est un véritable questionnement plaidant pour une société dans laquelle les vérités ne doivent plus être fixes. L’honneur selon qu’il soit national, familial ou individuel doivent-il par exemple primer sur tout? L’esprit chevaleresque doit-il exclure la galanterie au profit des idéaux guerriers, ou contraire demeurer révérencieux vis à vis des femmes et respectueux de l’amour? Pas seulement. Corneille n’a pas épargné les enjeux politiques de son époque.

Le triomphe de Corneille n’a pas manqué de déclencher la jalousie de ses rivaux. Le prétexte, la pièce a dérogé à la règle de la dramaturgie classique selon laquelle l’obstacle ne doit pas être infranchissable pour permettre le mariage de deux amoureux. Ce qui n’est pas le cas dans Le Cid, la mort du père de Chimène étant irréparable alors qu’elle épouse Rodrigue à la fin. Une querelle ou polémique, « la querelle du Cid« , fomentée par ses rivaux et un clan de lettrés autour de Richelieu est alors déclenchée. Elle s’achève par la condamnation de l’oeuvre par la toute nouvelle Académie française (Les Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid).

Extraits:

Acte I, scène III- le Comte (père de Chimène, chef des armées et rival de Don Diègue), don Diègue (père de Rodrigue, un des grands personnages de Castille).

Le Comte

Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi :
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

Don Diègue

Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.

Le Comte

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents…

Don Diègue

Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.

Le Comte

Ce que je méritais, vous l’avez emporté.

Don Diègue

Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.

Le Comte

Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.

Don Diègue

En être refusé n’en est pas un bon signe.

Le Comte

Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan…

Don Diègue

Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.

Le Comte

Ne le méritait pas ! Moi ?

Don Diègue
Vous.
Le Comte

Ton impudence,

Téméraire vieillard, aura sa récompense.

(Il lui donne un soufflet.)
Scène IV- Don Diègue 

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :

Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne…

Scène V- Don Diègue et don Rodrigue (surnommé le Cid, fils de don Diègue et amant de Chimène).

Don Diègue

Rodrigue, as-tu du cœur ?

Don Rodrigue

Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

Don Diègue

Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger. 

Don Rodrigue

De quoi ?…

Scène VI- Don Rodrigue

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Acte II, scène II- Le Comte, don Rodrigue

Don Rodrigue

À moi, comte, deux mots.

Le Comte
Parle.
Don Rodrigue

Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le Comte

Oui.

Don Rodrigue

Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte

Peut-être.

Don Rodrigue

Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte

Que m’importe ?

Don Rodrigue

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte

Jeune présomptueux !

Don Rodrigue

Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

Don Rodrigue

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte

Sais-tu bien qui je suis ?

Don Rodrigue

Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible…

Scène VII- Don Fernand (roi de Castille), don Sanche (rival de Rodrigue), don Alonse

Don Alonse

Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

Don Fernand

Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

Don Alonse

Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.

Don Fernand

Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité…

Scène IV- Don Rodrigue, Chimène, Elvire (gouvernante de Chimène) 

Don Rodrigue

Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

Chimène

Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

Don Rodrigue

N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.

Chimène

Hélas !

Don Rodrigue

Écoute-moi.

Chimène

Je me meurs.

Don Rodrigue

Un moment.

Chimène

Va, laisse-moi mourir.

Don Rodrigue

Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.

Chimène

Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !

Don Rodrigue

Ma Chimène…

Chimène

Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

Don Rodrigue

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

Chimène

Il est teint de mon sang.

Don Rodrigue

Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien…

Don Rodrigue

Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

Chimène

Va, je ne te hais point.

Don Rodrigue

Tu le dois.

Chimène

Je ne puis.

Don Rodrigue

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir…

Chimène

Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

Don Rodrigue

Ô miracle d’amour !

Chimène

Ô comble de misères !

Don Rodrigue

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène

Rodrigue, qui l’eût cru ?

Don Rodrigue

Chimène, qui l’eût dit ?

Chimène

Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?

Don Rodrigue

Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène

Ah ! mortelles douleurs !

Don Rodrigue

Ah ! regrets superflus !

Chimène

Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

Don Rodrigue

Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

Scène VI- Don Diègue, don Rodrigue

Don Diègue

Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !

Don Rodrigue

Hélas !

Don Diègue

Ne mêle point de soupirs à ma joie ;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer ;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race :
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens :
Ton premier coup d’épée égale tous les miens…

Acte V, scèneI- Don Rodrigue, Chimène

Chimène

Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur ; retire-toi, de grâce.

Don Rodrigue

Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
Cet immuable amour qui sous vos lois m’engage
N’ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.

Chimène

Tu vas mourir !

Don Rodrigue

Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.

Chimène

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?
Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
Celui qui n’a pas craint les Mores, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s’abat !

Don Rodrigue

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ;
Et ma fidèle ardeur sait bien m’ôter l’envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.

Scène VII- Don Fernand, Don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Alonse, don Sache, l’Infante (fille du roi Don Fernand), Chimène, Léonor (gouvernante de l’infante), Elvire. 

L’Infante

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

Don Rodrigue

Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.

Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver…

Chimène

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?…

Don Fernand

Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.

Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi…

Horace (1640)

Horace, qui est joué pour la première fois en mars 1640 au théâtre des Marais, est une pièce tragique inspirée de Titus Livius (Tite-Live à Rome) et de son Histoire de Rome. Première véritable tragédie historique de Corneille, elle est dédiée au cardinal de Richelieu et se veut une réponse à ses détracteurs (querelle du Cid). Elle respecte donc les règles classiques, même si le thème est à la limite de la vraisemblance. Avec des personnages déchirés entre amour et honneur, entre loyauté envers leur bien-aimée et loyauté envers la patrie, l’adjectif « cornélien »trouve ici sa pleine justification plus encore que dans Le Cid. Les passions atteignent alors un degré de violence supérieur.

L’action de la pièce se situe à l’origine de Rome qui est en conflit avec sa voisine Albe. Alors que ces deux cités sont imbriquées l’une dans l’autre par des liens familiaux et des alliances conjugales, elles décident de rentrer en guerre pour décider de qui doit dominer l’autre. Pour éviter un carnage et préserver des vies humaines, le roi d’Albe propose un affrontement en combats singuliers entre trois héros de chaque côté. Horace et ses frères sont désignés au sort pour Rome, alors que Curiace et ses frères vont combattre pour Albe. Cruel sort quand on sait que ces deux familles sont très liées, et que le tragique devient une tragédie familiale. Horace et Curiace sont en effet plus que les meilleurs amis du monde. Camille (sœur d’Horace) est la fiancée de Curiace, alors qu’Horace est l’époux de Sabine (sœur de Curiale).

Les six jeunes gens vont devoir s’affronter, au grand désespoir des deux femmes qui déplorent cette atroce situation donnant lieu a de violentes passions. Par contre le peuple est tout admiration et ému de les voir combattre pour le salut de leur patrie, alors qu’ils sont étroitement liés. Après un affrontement sans pitié, indécis et plein de rebondissements, Horace est le seul survivant et Rome sort vainqueur. Dominée par le chagrin et l’envie de vengeance, après la mort de Curiace son fiancé par l’épée de son frère », Camille rejette Rome. Un geste qu’Horace, son frère, considère comme une trahison. Il devient criminel en la tuant. Lors du procès il est défendu par le vieil Horace (chevalier romain). Celui-ci met en opposition l’honneur défendu par son fils Horace et la passion amoureuse représentée par Camille. Tulle (roi de Rome) décide de l’acquitter, considérant que la raison de l’État prévaut devant l’injustice d’un crime de sang, la morale et les intérêts personnels.

Extraits:

Sabine (femme d’Horace, et sœur de Curiace)

Je suis romaine, hélas ! Puisqu’Horace est romain ;
J’en ai reçu le titre en recevant sa main ;
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour ;
Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité ?…

Julie (dame romaine, confidente de Sabine et de Camille)

Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu’on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d’indifférence
Que si d’un sang romain vous aviez pris naissance.
J’admirais la vertu qui réduisait en vous
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.

Sabine

Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats,
Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurais pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvais encore être toute romaine,
Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux…

Scène III- Curiace (gentilhomme d’Albe, amant de Camille), Camille (amante de Curiace et sœur d’Horace)

Curiace

N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme
Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ;
Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
Et comme également en cette extrémité
Je craignais la victoire et la captivité…

Camille

Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?
Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?…

Acte II- Scène I, Curiace et Horace (mari de Sabine, sœur de Curiace)

Curiace

Ainsi Rome n’a point séparé son estime ;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ;
Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres,
D’une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains,
Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme
M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme…

Horace

Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil…

Scène II-

Curiace

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?

Flavian (soldat de l’armée d’Albe)

Je viens pour vous l’apprendre.

Curiace

Eh bien, qui sont les trois ?

Flavian

Vos deux frères et vous.

Curiace

Qui? 

Flavian

Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
Ce choix vous déplaît-il ?

Curiace

Non, mais il me surprend :
Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand…

Scène IV

Horace

Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace,
Ma sœur ?

Camille

Hélas ! Mon sort a bien changé de face.

Horace

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire…

Scène V- Camille et Curiace

Camille

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

Curiace

Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.

Camille

Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien…

Scène VI

Horace

Ô ma femme !

Curiace

Ô ma sœur !

Camille

Courage ! Ils s’amollissent.

Sabine

Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?

Horace

Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ?…

Scène VII

Le vieil Horace

Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

Sabine

N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes :
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

Acte III-Scène II

Sabine

En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties,
Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs,
Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?

Julie

Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?

Sabine

Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d’une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.

Julie

Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer :
À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare…

Scène V-

Le vieil Horace

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler :
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.

Sabine

Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune…

Scène VI-

Le vieil Horace

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

Julie

Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil Horace

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

Julie

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le vieil Horace

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

Julie

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

Camille

Ô mes frères !

Acte IV- Scène II-

Le vieil Horace

C’est à moi seul aussi de punir son forfait.

Valère

Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?

Le vieil Horace

Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?

Valère

La fuite est glorieuse en cette occasion.

Le vieil Horace

Vous redoublez ma honte et ma confusion.
Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

Valère

Quelle confusion, et quelle honte à vous
D’avoir produit un fils qui nous conserve tous,
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?

Le vieil Horace

Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?

Valère

Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?
Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?

Le vieil Horace

Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.

Valère

Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ;
Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme
Qui savait ménager l’avantage de Rome.

Le vieil Horace

Quoi, Rome donc triomphe !

Valère

Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse…

Le vieil Horace

Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !
Ô d’un état penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

Scène IV

Horace

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

Camille

Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

Horace

Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

Camille

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

Horace

Que dis-tu, malheureuse ?

Camille

Ô mon cher Curiace !

Horace

Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !

Camille

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée…

Horace

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

Camille

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !…

Horace (la main à l’épée, et poursuivant sa sœur qui s’enfuit)

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

Camille (blessée derrière le théâtre)

Ah ! Traître !

Horace

Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !…

Cinna (1641)

(ou la Clémence d’Auguste)

Autre grande tragédie de Pierre Corneille, Cinna est crée en 1641 au théâtre des Marais mais publié deux ans plus tard. Bien que l’action se situe à l’époque de la Rome antique, elle est d’une brûlante actualité sous le règne de Louis IX et de Richelieu. L’auteur fait là l’apologie d’un pouvoir fort mais clément, pour mettre fin à la spirale de la violence. Il est alors obsédé par la question de la grâce, qui peut apporter gloire éternelle à son auteur.

Toranius, père de la jeune Emile et tuteur de de l’empereur romain Octave-César Auguste, a été exécuté par celui-ci. Il considère dès lors la jeune fille, par ailleurs amoureuse de Cinna un ami de l’empereur, comme sa propre fille. Mais celle-ci veut venger son père pour sauver son honneur. Pour l’épouser, elle exige de son amant qu’il tue Auguste. Cinna fait appel à son ami Maxime pour l’aider à planifier l’assassinat, deux hommes que le maître de Rome tient en grande estime. Entre-temps, alors qu’il leur fait part de son intention de se retirer du trône, ils le persuadent de rester non sans arrière pensée pour Cinna.

En guise de reconnaissance l’empereur offre aux deux hommes des terres et d’importantes responsabilités, et la main d’Emile à Cinna. Quand celui-ci avoue à Maxime la raison du complot, celui-ci devient fou de rage d’autant plus qu’il est aussi amoureux de d’Emilie. Euphorbe, un ami de Maxime révèle à Auguste toute la vérité. Emilie tente d’innocenter Cinna, qu’elle avoue avoir voulu utiliser pour assouvir sa vengeance, alors que celui-ci s’accuse par amour. Livie, le femme d’Auguste, le prie alors de leur accorder sa grâce. La clémence et la générosité du monarque n’ont pas d’égales. Il va jusqu’à s’abstenir de retirer à ses ennemis les faveurs qu’il leur avait accordées.

Dans une lettre qui lui a été adressée après la publication de Cinna, l’ écrivain libertin Guez de Balzac le qualifie de Sophocle, référence à l’un des trois grands dramaturges grecs.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Émilie (fille de C. Toranius, tuteur d’Auguste)

Impatients désirs d’une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire ;
Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en l’état où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire,
Et que vous reprochez à ma triste mémoire
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et l’effet de sa rage,
Je m’abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts…

Scène 2

Émilie

Je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore,
Quoique j’aime Cinna, quoique mon coeur l’adore,
S’il me veut posséder, Auguste doit périr :
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m’impose.

Fulvie (confidente d’Émilie)

Elle a pour la blâmer une trop juste cause :
Par un si grand dessein vous vous faites juger
Digne sang de celui que vous voulez venger ;
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Qu’une si juste ardeur devrait être attiédie.
Auguste chaque jour, à force de bienfaits,
Semble assez réparer les maux qu’il vous a faits ;
Sa faveur envers vous paraît si déclarée,
Que vous êtes chez lui la plus considérée ;
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Vous pressent à genoux de lui parler pour eux.

Émilie

Toute cette faveur ne me rend pas mon père ;
Et de quelque façon que l’on me considère,
Abondante en richesse, ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d’un proscrit.
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses ;
D’une main odieuse ils tiennent lieu d’offenses :
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,
Plus d’armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m’en fait chaque jour sans changer mon courage ;
Je suis ce que j’étais, et je puis davantage…

Scène 3

Émilie

Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l’effroi du péril n’est-elle point troublée ?
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu’ils soient prêts à tenir ce qu’ils vous ont promis ?

Cinna (amant d’Emilie, chef de la conjuration contre Auguste)

Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d’espérer une si belle issue ;
Jamais de telle ardeur on n’en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d’accord ;
Tous s’y montrent portés avec tant d’allégresse,
Qu’ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu’ils semblent tous venger un père comme vous.

Émilie

Je l’avais bien prévu, que, pour un tel ouvrage,
Cinna saurait choisir des hommes de courage,
Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L’intérêt d’Emilie et celui des Romains.

Cinna

Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, et d’empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s’enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d’horreur et rougir de colère.
« Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux ;
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d’un homme…

Auguste

J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ;
Mais, en le souhaitant, je ne l’ai pas connu :
Dans sa possession, j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même :
D’un oeil si différent tous deux l’ont regardé,
Que l’un s’en est démis, et l’autre l’a gardé :
Mais l’un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L’autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire,
Si par l’exemple seul on se devait conduire :
L’un m’invite à le suivre, et l’autre me fait peur …

Scène 2

Maxime

Quel est votre dessein après ces beaux discours ?

Cinna

Le même que j’avais, et que j’aurai toujours.

Maxime

Un chef de conjurés flatte la tyrannie !

Cinna

Un chef de conjurés la veut voir impunie !

Maxime

Je veux voir Rome libre.

Cinna

Et vous pouvez juger
Que je veux l’affranchir ensemble et la venger…

Scène IV

Cinna

Je tremble, je soupire,
Et vois que si nos coeurs avaient mêmes désirs,
Je n’aurais pas besoin d’expliquer mes soupirs.
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ;
Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire.

Émilie

C’est trop me gêner, parle.

Cinna

Il faut vous obéir.
Je vais donc vous déplaire, et vous m’allez haïr.
Je vous aime, Emilie, et le ciel me foudroie
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l’ardeur
Que peut un digne objet attendre d’un grand coeur !
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme :
En me rendant heureux vous me rendez infâme ;
Cette bonté d’Auguste…

Émilie

Il suffit, je t’entends,
Je vois ton repentir et tes voeux inconstants :
Les faveurs du tyran emportent tes promesses ;
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses ;
Et ton esprit crédule ose s’imaginer
Qu’Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner ;
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne,
Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne :
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un roi hors du trône, et donner ses Etats…

Acte IV- Scène 1

Auguste

Tout ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.

Euphorbe

Seigneur, le récit même en paraît effroyable :
On ne conçoit qu’à peine une telle fureur,
Et la seule pensée en fait frémir d’horreur.

Auguste

Quoi ! mes plus chers amis ! quoi ! Cinna ! quoi ! Maxime !
Les deux que j’honorais d’une si haute estime,
A qui j’ouvrais mon coeur, et dont j’avais fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois !
Après qu’entre leurs mains j’ai remis mon empire,
Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire !
Maxime a vu sa faute, il m’en fait avertir,
Et montre un coeur touché d’un juste repentir ;
Mais Cinna !

Euphorbe

Cinna seul dans sa rage s’obstine,
Et contre vos bontés d’autant plus se mutine ;
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords,
Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées,
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.

Auguste

Lui seul les encourage, et lui seul les séduit !
O le plus déloyal que la terre ait produit !
O trahison conçue au sein d’une furie !
O trop sensible coup d’une main si chérie !
Cinna, tu me trahis ! Polyclète, écoutez…

Acte V- Scène 2

Livie (l’impératrice)

Vous ne connaissez pas encor tous les complices ;
Votre Emilie en est, seigneur, et la voici.

Cinna

C’est elle-même, ô dieux !

Auguste

Et toi, ma fille, aussi !

Émilie

Oui, tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour me plaire,
Et j’en étais, seigneur, la cause et le salaire.

Auguste

Quoi ? l’amour qu’en ton coeur j’ai fait naître aujourd’hui
T’emporte-t-il déjà jusqu’à mourir pour lui ?
Ton âme à ces transports un peu trop s’abandonne,
Et c’est trop tôt aimer l’amant que je te donne.

Émilie

Cet amour qui m’expose à vos ressentiments
N’est point le prompt effet de vos commandements ;
Ces flammes dans nos coeurs sans votre ordre étaient nées,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années ;
Mais, quoique je l’aimasse et qu’il brûlât pour moi,
Une haine plus forte à tous deux fit la loi ;
Je ne voulus jamais lui donner d’espérance,
Qu’il ne m’eût de mon père assuré la vengeance

Scène 3

Cinna

Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !

Maxime

Je n’en murmure point, il a trop de justice ;
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m’ôtez…

Émilie

Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n’avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant…

Polyeucte (1641)

(ou Polyeucte martyr)

Tragédie historique et religieuse, Polyeucte s’inspire du martyr de Polyeucte de Métilène (saint arménien mort le 10 janvier 259) sous le règne de Valérien (Publius Licinius Valerianus) empereur de Rome de 253 à 260. L’action se situe à Mélitène, capitale de l’Arménie encore sous domination romaine, où le thème est cette fois celui d’une minorité qui s’oppose à l’ordre établi prémisse d’un monde en quête de changements.

Les chrétiens sont persécutés, le christianisme étant interdit par un édit très rigoureux de l’empereur contre les chrétiens. Cela n’empêche pas Polyeucte un seigneur arménien, qui vient de se marier à la fille du gouverneur Felix, de se convertir en secret à cette religion sous l’influence de son ami Néarque. Sa femme Pauline était l’ amante de Sévère, un noble chevalier romain qu’on croyait mort au combat. Il réapparaît bien vivant et découvre le mariage. Tous les ingrédients pour une tragédie sont réunis, avec quelque chose qui nous rappelle bien le fameux dilemme cornélien.

Malgré les supplications de sa femme qui craint qu’il paye de sa vie sa conversion, Polyeucte détruire les idoles païennes des mains de ceux qui les portent et déchire même les édits. Devant le nombre de païens qui se convertissent grâce à sa force de persuasion, il est condamné à la décapitation. Même Pauline finit par adhérer à son tour au Christ quand elle assiste au supplice de son mari, tout comme son père Félix le gouverneur et son entourage.

Sur fond de tragédie, l’auteur nous offre quelques scènes d’amour conjugal entre Polyeucte et sa femme. Condamné au martyr, le héros songe alors à confier son épouse à son ancien amant Sévère…

Extraits:

( La scène est à Mélitène, capitale d’Arménie, dans le palais de Félix le gouverneur).

Acte I-Scène1

Néarque (seigneur arménien et ami de Polyeucte)

Quoi ! Vous vous arrêtez aux songes d’une femme !

De si faibles sujets troublent cette grande âme !
Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé
S’alarme d’un péril qu’une femme a rêvé !
Polyeucte
Je sais ce qu’est un songe, et le peu de croyance
Qu’un homme doit donner à son extravagance,
Qui d’un amas confus des vapeurs de la nuit
Forme de vains objets que le réveil détruit ;
Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme ;
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme
Quand, après un long temps qu’elle a su nous charmer,
Les flambeaux de l’hymen viennent de s’allumer.
Pauline, sans raison dans la douleur plongée,
Craint et croit déjà voir ma mort qu’elle a songée…
Néarque
Ainsi du genre humain l’ennemi vous abuse :
Ce qu’il ne peut de force, il l’entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu’il tâche d’ébranler,
Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer ;
D’obstacle sur obstacle il va trouver le vôtre,
Aujourd’hui par des pleurs, chaque jour par quelque autre…
Rompez ses premiers coups, laissez pleurer Pauline.
Dieu ne veut point d’un cœur où le monde domine,
Qui regarde en arrière, et, douteux en son choix,
Lorsque sa voix l’appelle, écoute une autre voix…
Polyeucte
Pour se donner à lui faut-il n’aimer personne ?
Néarque
Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l’ordonne ;
Mais, à vous dire tout, ce seigneur des seigneurs
Veut le premier amour et les premiers honneurs.
Comme rien n’est égal à sa grandeur suprême,
Il faut ne rien aimer qu’après lui, qu’en lui-même,
Négliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang…

Scène IV

Félix (sénateur romain, gouverneur d’Arménie et père de Pauline)

Ma fille, que ton songe

En d’étranges frayeurs ainsi que toi me plonge !
Que j’en crains les effets, qui semblent s’approcher !
Pauline (fille de Félix et femme de Polyeucte)
Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher ?
Félix
Sévère n’est point mort.
Pauline
Quel mal vous fait sa vie ?
Félix
Il est le favori de l’empereur Décie.
Pauline
Après l’avoir sauvé des mains des ennemis,
L’espoir d’un si haut rang lui devenait permis ;
Le destin, aux grands cœurs si souvent mal propice,
Se résout quelquefois à leur faire justice.
Félix
Il vient ici lui-même.
Pauline
Il vient !
Félix
Tu le vas voir….

Acte II- Scène 1

Sévère (chevalier romain, ex amant de Pauline)

Cependant que Félix donne ordre au sacrifice,

Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice ?
Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux
L’hommage souverain que l’on va rendre aux dieux ?…
Fabian (domestique de Sévère)
Vous la verrez, Seigneur.
Sévère
Ah ! Quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ?…
Fabian
M’en croirez-vous, Seigneur ?
Ne la revoyez point ;
Portez en lieu plus haut l’honneur de vos caresses.
Vous trouverez à Rome assez d’autres maîtresses…
Sévère
Ah ! C’en est trop enfin, éclaircis-moi ce point.
As-tu vu des froideurs quand tu l’en as priée ?
Fabian
Je tremble à vous le dire ; elle est…
Sévère
Quoi ?
Fabian
Mariée.
Sévère
Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand,
Et frappe d’autant plus, que plus il me surprend.
Fabian
Seigneur, qu’est devenu ce généreux courage ?
Sévère
La constance est ici d’un difficile usage :
De pareils déplaisirs accablent un grand cœur ;

La vertu la plus mâle en perd toute vigueur…

Scène 6

Néarque

Où pensez-vous aller ?
Polyeucte
Au temple, où l’on m’appelle.
Néarque
Quoi ! Vous mêler aux vœux d’une troupe infidèle !Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?
Polyeucte
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?
Néarque
J’abhorre les faux dieux.
Polyeucte
Et moi, je les déteste.
Néarque
Je tiens leur culte impie.
Polyeucte
Et je le tiens funeste.
Néarque
Fuyez donc leurs autels.
Polyeucte
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes…
Acte III-Scène1
Pauline
...Sévère incessamment brouille ma fantaisie :
J’espère en sa vertu, je crains sa jalousie,
Et je n’ose penser que d’un œil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,
L’entrevue aisément se termine en querelle :
L’un voit aux mains d’autrui ce qu’il croit mériter,
L’autre un désespéré qui peut trop attenter…
Mais las ! ils se verront, et c’est beaucoup pour eux.
Que sert à mon époux d’être dans Mélitène,
Si contre lui Sévère arme l’aigle romaine,
Si mon père y commande et craint ce favori,
Et se repent déjà du choix de mon mari ?… 

Scène II

Pauline

Eh bien, ma Stratonice,

Comment s’est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?
Stratonice (confidente de Pauline)Ah ! Pauline !…
Pauline
Parle donc : les chrétiens…
Stratonice
Je ne puis.
Pauline
L’ont-ils assassiné ?…
Stratonice
Ce serait peu de chose.
Tout votre songe est vrai,
Polyeucte, n’est plus…
PaulineIl est mort !
Stratonice
Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus !
Ce courage si grand, cette âme si divine,
N’est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n’est plus cet époux si charmant à vos yeux,
C’est l’ennemi commun de l’État et des dieux
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien…
Pauline

Ce mot aurait suffi sans ce torrent d’injures…

Scène IV

Félix

Albin, en est-ce fait ?

Albin (confident de Félix)

Oui, Seigneur, et Néarque a payé son forfait.

Félix

Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?

Albin

Il l’a vu, mais hélas ! avec un œil d’envie :

Il brûle de le suivre, au lieu de reculer,
Et son cœur s’affermit au lieu de s’ébranler.
Pauline
Je vous le disais bien. Encore un coup, mon père,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,
Si vous l’avez prisé, si vous l’avez chéri…
Félix
Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.

Scène V

Félix

Albin, comme est-il mort ?

Albin

En brutal, en impie,

En bravant les tourments, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l’obstination et l’endurcissement,
Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.
Félix
Et l’autre ?
Albin
Je l’ai dit déjà, rien ne le touche :
Loin d’en être abattu, son cœur en est plus haut ;
On l’a violenté pour quitter l’échafaud.
Il est dans la prison où je l’ai vu conduire…

Acte IV – Scène1

Polyeucte

Gardes, que me veut-on ?

Cléon (domestique de Félix)

Pauline vous demande.

Polyeucte

O présence, ô combat que surtout j’appréhende !

Félix, dans la prison j’ai triomphé de toi,
J’ai ri de ta menace, et t’ai vu sans effroi.
Tu prends pour t’en venger de plus puissantes armes :

Je craignais beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes…

Scène 3

Polyeucte

Madame, quel dessein vous fait me demander ?

Est-ce pour me combattre ou pour me seconder ?
Cet effort généreux de votre amour parfaite
Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite ?
Apportez-vous ici la haine ou l’amitié,
Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?
Pauline
Vous n’avez point ici d’ennemi que vous-même,
Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime,
Seul vous exécutez tout ce que j’ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
À quelque extrémité que votre crime passe,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce….

Acte V- Scène 2

Félix

As-tu donc pour la vie une haine si forte,

Malheureux Polyeucte ?
Et la loi des chrétiens
T’ordonne-t-elle ainsi d’abandonner les tiens ?
Polyeucte
Je ne hais point la vie, et j’en aime l’usage,
Mais sans attachement qui sente l’esclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens.
La raison me l’ordonne, et la loi des chrétiens,
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.
Félix
Te suivre dans l’abîme où tu te veux jeter ?
Polyeucte
Mais plutôt dans la gloire où je m’en vais monter.
Félix
Donne-moi pour le moins le temps de la connaître :
Pour me faire chrétien, sers-moi de guide à l’être,
Et ne dédaigne pas de m’instruire en ta foi,
Ou toi-même à ton Dieu tu répondras de moi…

Scène 3

Pauline

Qui de vous deux aujourd’hui m’assassine ?

Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour ?
Ne pourrai-je fléchir la nature ou l’amour ?
Et n’obtiendrai-je rien d’un époux ni d’un père ?
Félix
Parlez à votre époux.
Polyeucte
Vivez avec Sévère.
Pauline
Tigre, assassine-moi du moins sans m’outrager.
Polyeucte
Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager :
Il voit quelle douleur dans l’âme vous possède
Et sait qu’un autre amour en est le seul remède
Pauline
Que t’ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j’ai vaincu pour toi ?…

Félix

Tu l’es ? O cœur trop obstiné !

Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.
Pauline
Où le conduisez-vous ?
Félix
À la mort.
Polyeucte
À la gloire.
Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.
Pauline
Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.
Polyeucte
Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs.
Félix
Qu’on l’ôte de mes yeux, et que l’on m’obéisse.
Puisqu’il aime à périr, je consens qu’il périsse.

Scène 5

Pauline

Père barbare, achève, achève ton ouvrage :

Cette seconde hostie est digne de ta rage,
Joins ta fille à ton gendre, ose.
Que tardes-tu ?
Tu vois le même crime, ou la même vertu,
Ta barbarie en elle a les mêmes matières :
Mon époux en mourant m’a laissé ses lumières ;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux, et me les vient d’ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée,
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée,
Je suis chrétienne enfin, n’est-ce point assez dit ?
Conserve en me perdant ton rang et ton crédit :
Redoute l’empereur, appréhende Sévère…

Félix

...Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,

Et pour vous rendre un jour ce que vous méritez,
Vous inspirer bientôt toutes ses vérités !
Nous autres, bénissons notre heureuse aventure,
Allons à nos martyrs donner la sépulture,
Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu,
Et faire retentir partout le nom de Dieu.

Le Menteur (1643)

Représentée au théâtre des Marais en 1644, le Menteur est l’ultime comédie baroque de Corneille qu’il avait abandonnée durant quelques années au profit de la tragédie et la tragi-comédie. La pièce, dont le style va inspirer Molière vingt ans plus tard, obtient un énorme succès et nous plonge dans un univers de pure fantaisie. Un succès qui encourage l’auteur à écrire La Suite du Menteur, l’année suivante.

Etudiant de son état, Dorante quitte Poitiers pour Paris. Grisé par ce milieu qu’il découvre pour la première fois, il entreprend de devenir un jeune noble parisien par le mensonge. Lorsqu’il rencontre Clarice et Lucrèce, deux belles inconnues, puis Alcippe et Philiste il s’invente alors un personnage éblouissant. Il est un héros des guerres d’Allemagne, il est Parisien… pour les éblouir. Bon parleur, Dorante modifie le réel à sa convenance et le mensonge est de plus en plus gros pour renforcer le précédent.

Quand Dorante envisage d’épouser Clarice, qu’il aime mais qu’il croit être Lucrèce, Un imbroglio s’en suit suite à cette méprise. A son père qui lui reproche ses mensonges il annonce qu’il veut épouser Lucrèce, mais c’est à Clarice qu’il fait la demande. Il est alors confronté, au grand plaisir du public, à une délicate situation qu’il a lui même entremêlée.

Alors que tous les mensonges sont dévoilés, les choses s’arrangent d’autant mieux que Dorante s’en sort plutôt très bien. Il épouse malgré tout la vraie Lucrèce, et son ami Alcippe s’unit à Clarice. A croire que l’auteur fait là l’ apologie du mensonge, alors que celui-ci est destiné à tromper. C’est peut-être pour cette raison qu’il a songé à La Suite au Menteur, une comédie plus romanesque que comique jouée dans la même salle du Maris un an plus tard. L’auteur met en scène le même protagoniste qui s’enfuit en Italie avec la dot sans épouser Lucrèce, mais qui s’est corrigé de ses défauts. Un mensonge vertueux cette fois lui est substitué, faisant de la pièce une réflexion sur la morale et la civilité.

Extraits: 

Acte I-Scène 1

Dorante (le menteur, fils de Géronte)

À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée :
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et je fais banqueroute à ce fatras de lois.
Mais, puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier ?
Comme il est malaisé qu’aux royaumes du code
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J’ai lieu d’appréhender…

Cliton (valet de Dorante)
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école ;
Et jamais comme vous on ne peignit Barthole :
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris…

Scène 2

Clarice (maîtresse d’Alcippe)

(faisant un faux pas, et comme se laissant choir)
Hai !
Dorante (lui donnant la main)
Ce malheur me rend un favorable office,
Puisqu’il me donne lieu de ce petit service,
Et c’est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main…
Clarice
L’occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce faible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.
Dorante
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard :
Mes soins ni vos désirs n’y prennent point de part…

Scène 3

Dorante
C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne :
Depuis que j’ai quitté les guerres d’Allemagne,
C’est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades…

Clarice

Quoi ! Vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?

Dorante
Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

Cliton
Que lui va-t-il conter ?

Dorante
Et durant ces quatre ans
Il ne s’est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire,
Et même la gazette a souvent divulgué…

Cliton (le tirant par la basque)

Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?

Dorante

Tais-toi.

Cliton

Vous rêvez, dis-je, ou…

Dorante

Tais-toi, misérable…

Dorante (à Clarice)

...Mon nom dans nos succès s’était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice,
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N’était que, l’autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes…

Scène 5

Philiste (ami de Dorante et d’Alcippe)
(à Alcippe)
Quoi ! Sur l’eau la musique, et la collation ?
Alcippe (ami de Dorante et de Philiste)
(à Philiste)
Oui, la collation avecque la musique.
Philiste
Hier au soir ?
Alcippe
Hier au soir.
Philiste 
Et belle ?
Alcippe 
Magnifique.
Philiste 
Et par qui ?

Alcippe
C’est de quoi je suis mal éclairci.
Dorante (les saluant)
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici !…
DoranteEt vous ne savez point celui qui l’a donnée ?
Alcippe
Vous en riez !
Dorante
Je ris de vous voir étonné
D’un divertissement que je me suis donné.
Alcippe

Vous ?DoranteMoi-même.Cliton (à Dorante, à l’oreille)

Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.

Dorante

Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

Cliton

J’enrage de me taire et d’entendre mentir !

Acte III- Scène 1

Philiste
Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,
Et n’aviez l’un ni l’autre aucun désavantage.
Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis…
Dorante
L’aventure est encor bien plus rare pour moi,
Qui lui faisais raison sans avoir su de quoi.
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine :
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine ?
Quelque mauvais rapport m’aurait-il pu noircir ?
Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.
Alcippe
Vous le savez assez.
Dorante
Plus je me considère,
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.
Alcippe
Eh bien ! Puisqu’il vous faut parler clairement,
Depuis plus de deux ans j’aime secrètement ;
Mon affaire est d’accord, et la chose vaut faite,
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l’objet qui me tient sous la loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu’à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique,
Et vous n’ignorez pas combien cela me pique,
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m’avez à dessein caché votre retour,
Et n’avez aujourd’hui quitté votre embuscade
Qu’afin de m’en conter l’histoire par bravade.
Ce procédé m’étonne, et j’ai lieu de penser
Que vous n’avez rien fait qu’afin de m’offenser.
Dorante
Si vous pouviez encor douter de mon courage,
Je ne vous guérirais ni d’erreur ni d’ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux.
Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,
Ecoutez en deux mots l’histoire démêlée :
Celle que, cette nuit, sur l’eau j’ai régalée
N’a pu vous donner lieu de devenir jaloux,
Car elle est mariée, et ne peut être à vous ;
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,
Et je ne pense pas qu’elle vous soit connue.
Alcippe
Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,
De voir finir sitôt notre division.
Dorante
Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance
Aux premiers mouvements de votre défiance :
Jusqu’à mieux savoir tout sachez vous retenir,
Et ne commencez plus par où l’on doit finir.
Adieu. Je suis à vous…

Scène 5

Clarice
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.
Isabelle (servante de Clarice)
Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
Je ne manquerai pas de vous en avertir.
Isabelle descend de la fenêtre et ne se montre plus.
Lucrèce (amie de Clarice)
(à Clarice)
Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c’est à moi de me taire.
Clarice
Êtes-vous là, Dorante ?
Dorante
Oui, Madame, c’est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.
Lucrèce (à Clarice)
Sa fleurette pour toi prend encor même style.
Clarice (à Lucrèce)
Il devrait s’épargner cette gêne inutile.
Mais m’aurait-il déjà reconnue à la voix ?
Cliton (à Dorante)
C’est elle ; et je me rends, Monsieur, à cette fois.
Dorante (à Clarice)
Oui, c’est moi qui voudrais effacer de ma vie
Les jours que j’ai vécus sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux !
C’est ou ne vivre point, ou vivre malheureux ;
C’est une longue mort ; et, pour moi, je confesse
Que, pour vivre, il faut être esclave de Lucrèce.
Clarice (à Lucrèce)
Chère amie, il en conte à chacune à son tour.
Lucrèce (à Clarice)
Il aime à promener sa fourbe et son amour.
Dorante
À vos commandements j’apporte donc ma vie ;
Trop heureux si pour vous elle m’était ravie !
Disposez-en, Madame, et me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.
Clarice
Je vous voulais tantôt proposer quelque chose
Mais il n’est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
Dorante
Impossible ? Ah ! Pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
Clarice
Jusqu’à vous marier, quand je sais que vous l’êtes ?
Dorante
Moi, marié ! Ce sont pièces qu’on vous a faites ;
Quiconque vous l’a dit s’est voulu divertir.
Clarice (à Lucrèce)
Est-il un plus grand fourbe ?
Lucrèce (à Clarice)
Il ne sait que mentir.
Dorante
Je ne le fus jamais, et, si, par cette voie,
On pense…
Clarice

Et vous pensez encor que je vous croie ?…

Acte IV- Scène 1

Cliton
Mais, Monsieur, pensez-vous qu’il soit jour chez Lucrèce ?
Pour sortir si matin elle a trop de paresse.
Dorante
On trouve bien souvent plus qu’on ne croit trouver,
Et ce lieu pour ma flamme est plus propre à rêver :
J’en puis voir sa fenêtre, et de sa chère idée
Mon âme à cet aspect sera mieux possédée.
Cliton
À propos de rêver, n’avez-vous rien trouvé
Pour servir de remède au désordre arrivé ?
Dorante
Je me suis souvenu d’un secret que toi-même
Me donnais hier pour grand, pour rare, pour suprême :
Un amant obtient tout quand il est libéral.
Cliton
Le secret est fort beau, mais vous l’appliquez mal ;
Il ne fait réussir qu’auprès d’une coquette.
Dorante
Je sais ce qu’est Lucrèce, elle est sage et discrète ;
À lui faire présent mes efforts seraient vains ;
Elle a le cœur trop bon, mais ses gens ont des mains,
Et bien que sur ce point elle les désavoue,
Avec un tel secret leur langue se dénoue…

Scène IV

Géronte (père de Dorante)
Je vous cherchais, Dorante.
Dorante
Je ne vous cherchais pas, moi. Que mal à propos
Son abord importun vient troubler mon repos,
Et qu’un père incommode un homme de mon âge !Géronte
Vu l’étroite union que fait le mariage,
J’estime qu’en effet c’est n’y consentir point,
Que laisser désunis ceux que le ciel a joints.
La raison le défend, et je sens dans mon âme
Un violent désir de voir ici ta femme.
J’écris donc à son père, écris-lui comme moi :
Je lui mande qu’après ce que j’ai su de toi,
Je me tiens trop heureux qu’une si belle fille,
Si sage, et si bien née, entre dans ma famille…

Scène 5

Dorante
Enfin j’en suis sorti.
Cliton
Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.
Dorante
L’esprit a secouru le défaut de mémoire.
Cliton
Mais on éclaircira bientôt toute l’histoire.
Après ce mauvais pas où vous avez bronché,
Le reste encor longtemps ne peut être caché :
On le sait chez Lucrèce, et chez cette Clarice,
Qui, d’un mépris si grand piquée avec justice,
Dans son ressentiment prendra l’occasion
De vous couvrir de honte et de confusion.
Dorante
Ta crainte est bien fondée et, puisque le temps presse,
Il faut tâcher en hâte à m’engager Lucrèce.
Voici tout à propos ce que j’ai souhaité.

Scène 8

Sabine (femme de chambre de Lucrèce)
Que je vais bientôt voir une fille contente !
Mais la voici déjà ; qu’elle est impatiente !
Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet.
Lucrèce
Eh bien ! Que t’ont conté le maître et le valet ?
Sabine
Le maître et le valet m’ont dit la même chose.
Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.
Lucrèce (après avoir lu)
Dorante avec chaleur fait le passionné ;
Mais le fourbe qu’il est nous en a trop donné,
Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.

Scène 9

Clarice
Il t’en veut tout de bon, et m’en voilà défaite,
Mais je souffre aisément la perte que j’ai faite :
Alcippe la répare, et son père est ici.
Lucrèce
Te voilà donc bientôt quitte d’un grand souci.
Clarice
M’en voilà bientôt quitte ; et toi, te voilà prête
À t’enrichir bientôt d’une étrange conquête.
Tu sais ce qu’il m’a dit.Sabine
S’il vous mentait alors,
À présent, il dit vrai ; j’en réponds corps pour corps.
Clarice
Peut-être qu’il le dit, mais c’est un grand peut-être.
Lucrèce
Dorante est un grand fourbe, et nous l’a fait connaître,
Mais s’il continuait encore à m’en conter,
Peut-être avec le temps il me ferait douter.
Clarice
Si tu l’aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.
Lucrèce
C’en est trop ; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l’aimer.
Clarice
De le croire à l’aimer la distance est petite :
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite ;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après…

Acte V- Scène 2

Géronte (père de Dorante)

Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
Dorante n’est qu’un fourbe, et cet ingrat que j’aime,
Après m’avoir fourbé, me fait fourber moi-même,
Et d’un discours en l’air qu’il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité !

Scène 3

Géronte
Êtes-vous gentilhomme ?
Dorante (à part)
Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.Géronte
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Dorante
Avec toute la France aisément je le crois.Géronte
Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?…

Géronte
Laisse-moi parler, toi, de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature.
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,

Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas ? Est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

Dorante

Qui vous dit que je mens ?

Géronte

Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…

Cliton (à Dorante)
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.

Scène 6

Dorante (à Clarice)
Ah ! Que loin de vos yeux
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux !
Et que je reconnais par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d’absence !
Clarice (à Lucrèce)
Il continue encor.
Lucrèce (à Clarice)
Mais vois ce qu’il m’écrit.
Clarice (à Lucrèce)
Mais écoute.
Lucrèce (à Clarice)
Tu prends pour toi ce qu’il me dit.
Clarice(à Lucrèce)
Éclaircissons-nous-en.
(Haut, à Dorante)Vous m’aimez donc, Dorante ?
Dorante (à Clarice)
Hélas ! Que cette amour vous est indifférente !
Depuis que vos regards m’ont mis sous votre loi…
Clarice (à Lucrèce)
Crois-tu que le discours s’adresse encore à toi ?
Lucrèce (à Clarice)
Je ne sais où j’en suis !Clarice (à Lucrèce)
Oyons la fourbe entière.Lucrèce (à Clarice)
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.Clarice (à Lucrèce)
C’est ainsi qu’il partage entre nous son amour :
Il te flatte de nuit, et m’en conte de jour…

Scène 7

Alcippe (sortant de chez Clarice et parlant à elle).
Nos parents sont d’accord, et vous êtes à moi.
Géronte (sortant de chez Lucrèce, et parlant à elle)
Votre père à Dorante engage votre foi.
Alcippe (à Clarice)
Un mot de votre main, l’affaire est terminée.
Géronte (à Lucrèce)
Un mot de votre bouche achève l’hyménée.
Dorante (à Lucrèce)
Ne soyez pas rebelle à seconder mes vœux.
Alcippe
Êtes-vous aujourd’hui muettes toutes deux ?
Clarice
Mon père a sur mes vœux une entière puissance.
Lucrèce
Le devoir d’une fille est dans l’obéissance
Géronte
Venez donc recevoir ce doux commandement.
Alcippe, à Clarice.
Venez donc ajouter ce doux consentement…

Rodogune (1647)

Tragédie en cinq actes et en vers, Rodogune est présentée pour la première fois au théâtre en 1645 puis publiée en 1647. Inspirée de l’historien grec Appien, la pièce est considérée par l’auteur comme l’une de ses meilleurs œuvres après l’énorme succès qu’elle a obtenu. Elle nous rappelle Médée (1635), la première tragédie de Corneille dans laquelle le thème de la mère criminelle est exploité.

Cléopâtre, épouse de Démétrius dit Nicanor et mère de deux jumeaux Antiochus et Séleucus, est une ambitieuse reine de Syrie. Elle veut garder la couronne en la transmettant à l’un de ses deux fils jumeaux. Mais ils sont tous les deux amoureux de Rodogune, princesse parthe et sœur du roi des Parthes. Considérée comme ennemie et rivale, elle éprouve pour elle un sentiment de jalousie et une haine maladive. Esclave du pouvoir, elle est prête à souiller de sang ses mains pour arriver à ses fins.

Après avoir éliminé Nicanor pour son infidélité (il est amant de Rodogune), ses enfants sont confrontés à la cruauté de leur mère qui veut garder le pouvoir. L’auteur nous fait vivre ainsi à travers cette pièce les passions autour de la couronne, lesquelles passions que seule la générosité permet de rompre comme dans Cinna et la générosité d’Auguste. Pour se débarrasser de Rodogune et du coup continuer à régner à travers l’un d’eux, Cléopâtre propose le trône pour le fils qui la tuera la princesse, ignorant qu’ils sont amoureux d’elle. Cela donne lieu à la première grande tragédie du mal, où l’héroïne veut se rendre heureuse en faisant le plus de mal possible autour d’elle, jusqu’à avoir de la haine pour ses propres enfants parce que amoureux de la princesse. La reine garde pourtant une certaine noblesse, par justement ce désir de pouvoir et son caractère d’un personnage tragique. Elle ressemble en ce sens à Macbeth, ce personnage shakespearien.

Alors que Rodogune est également animé d’un désir de vengeance après la mort de Nicanor, Cléopâtre enchaîne les meurtres. Pourtant elle se laisse convaincre par Laonice, sa confidente et sœur de Timagène, de consentir au mariage d’Antiochus et de Rodogune. Un couple qu’elle maudira néanmoins. La reine finit par se donner la mort, non sans avoir accomplie son dernier forfait en la personne de son fils Séleucus et tentée d’empoisonner Antiochus et Rodogune.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Laonice (soeur de Timagène et confidente de Cléopâtre)

Enfin ce jour pompeux, cet heureux jour nous luit,
Qui d’un trouble si long doit dissiper la nuit,
Ce grand jour où l’hymen, étouffant la vengeance,
Entre le Parthe et nous remet l’intelligence,
Affranchit sa princesse, et nous fait pour jamais
Du motif de la guerre un lien de la paix ;
Ce grand jour est venu, mon frère, où notre reine,
Cessant de plus tenir la couronne incertaine,
Doit rompre aux yeux de tous son silence obstiné,
De deux princes gémeaux nous déclarer l’aîné,
Et l’avantage seul d’un moment de naissance,
Dont elle a jusqu’ici caché la connoissance,
Mettant au plus heureux le sceptre dans la main,
Va faire l’un sujet, et l’autre souverain.
Mais n’admirez-vous point que cette même reine

Le donne pour époux à l’objet de sa haine,
Et n’en doit faire un roi qu’afin de couronner
Celle que dans les fers elle aimoit à gêner ?
Rodogune, par elle en esclave traitée,
Par elle se va voir sur le trône montée,
Puisque celui des deux qu’elle nommera roi
Lui doit donner la main et recevoir sa foi.

Timagène (gouverneur des deux princes)

Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,
Que j’apprenne de vous les troubles de Syrie.
J’en ai vu les premiers, et me souviens encor
Des malheureux succès du grand roi Nicanor,
Quand, des Parthes vaincus pressant l’adroite fuite,
Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.
Je n’ai pas oublié que cet événement
Du perfide Tryphon fit le soulèvement :
Voyant le roi captif, la reine désolée,
Il crut pouvoir saisir la couronne ébranlée,
Et le sort, favorable à son lâche attentat,
Mit d’abord sous ses lois la moitié de l’État ;
La reine, craignant tout de ces nouveaux orages,
En sut mettre à l’abri ses plus précieux gages,
Et, pour n’exposer pas l’enfance de ses fils,
Me les fit chez son frère enlever à Memphis…

Scène 3

Séleucus (fils de Cléôpatre et frère jumeau de Antiochus) 

Vous puis-je en confiance expliquer ma pensée?

Antiochus (fils de Cléôpatre et frère jumeau de Séleucus)

Parlez, notre amitié par ce doute est blessée.

Séleucus

Si je le veux ! Bien plus, je l’apporte et vous cède
Tout ce que la couronne a de charmant en soi.
Oui, Seigneur, car je parle à présent à mon roi,
Pour le trône cédé, cédez-moi Rodogune,

Et je n’envierai point votre haute fortune.
Ainsi notre destin n’aura rien de honteux,
Ainsi notre bonheur n’aura rien de douteux,
Et nous mépriserons ce foible droit d’aînesse,
Vous, satisfait du trône, et moi, de la princesse.

Antiochus
Hélas !
Séleucus

Recevez-vous l’offre avec déplaisir ?

Antiochus

Pouvez-vous nommer offre une ardeur de choisir,
Qui, de la même main qui me cède un empire,
M’arrache un bien plus grand, et le seul où j’aspire ?

Séleucus

Rodogune ?

Antiochus

Elle-même, ils en sont les témoins.

Séleucus

Quoi ! L’estimez-vous tant ?

Antiochus

Quoi ! L’estimez-vous moins ?

Séleucus

Elle vaut bien un trône, il faut que je le die.

Antiochus

Elle vaut à mes yeux tout ce qu’en a l’Asie.

Séleucus

Vous l’aimez donc, mon frère ?

Antiochus

Et vous l’aimez aussi !
C’est là tout mon malheur, c’est là tout mon souci.

J’espérois que l’éclat dont le trône se pare
Toucheroit vos désirs plus qu’un objet si rare,
Mais aussi bien qu’à moi son prix vous est connu,
Et dans ce juste choix vous m’avez prévenu.
Ah ! Déplorable prince !

Séleucus

Ah ! Destin trop contraire !

Antiochus

Que ne ferois-je point contre un autre qu’un frère !

Séleucus

O mon cher frère ! O nom pour un rival trop doux !
Que ne ferois-je point contre un autre que vous !

Antiochus

Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle !

Séleucus

Amour, qui doit ici vaincre de vous ou d’elle ?

Antiochus
L’amour, l’amour doit vaincre, et la triste amitié
Ne doit être à tous deux qu’un objet de pitié.
Un grand cœur cède un trône, et le cède avec gloire.
Cet effort de vertu couronne sa mémoire ;
Mais lorsqu’un digne objet a pu nous enflammer,
Qui le cède est un lâche, et ne sait pas aimer.
De tous deux Rodogune a charmé le courage ;
Cessons par trop d’amour de lui faire un outrage :
Elle doit épouser, non pas vous, non pas moi,
Mais de moi, mais de vous, quiconque sera roi…

Scène 3

Cléopâtre

Eh bien ! Antiochus, vous dois-je la couronne ?

Antiochus

Madame, vous savez si le ciel me la donne.

Cléopâtre

Vous savez mieux que moi si vous la méritez.

Antiochus

Je sais que je péris si vous ne m’écoutez.

Cléopâtre
Un peu trop lent peut-être à servir ma colère,
Vous vous êtes laissé prévenir par un frère ?
Il a su me venger quand vous délibériez,
Et je dois à son bras ce que vous espériez ?
Je vous en plains, mon fils, ce malheur est extrême ;
C’est périr en effet que perdre un diadème.
Je n’y sais qu’un remède ; encore est-il fâcheux,
Etonnant, incertain et triste pour tous deux ;
Je périrois moi-même avant que de le dire,
Mais enfin on perd tout quand on perd un empire…
Antiochus

Le remède à nos maux est tout en votre main,
Et n’a rien de fâcheux, d’étonnant, d’incertain.
Votre seule colère a fait notre infortune :
Nous perdons tout, Madame, en perdant Rodogune.
Nous l’adorons tous deux. Jugez en quels tourments
Nous jette la rigueur de vos commandements.
L’aveu de cet amour sans doute vous offense,
Mais enfin nos malheurs croissent par le silence,
Et votre cœur qu’aveugle un peu d’inimitié,
S’il ignore nos maux, n’en peut prendre pitié.
Au point où je les vois, c’en est le seul remède…

Cléopâtre

Quelle aveugle fureur vous-même vous possède ?
Avez-vous oublié que vous parlez à moi ?
Ou si vous présumez être déjà mon roi ?…

Acte V- Scène 1

Cléopâtre

Enfin, grâces aux dieux, j’ai moins d’un ennemi :
La mort de Séleucus m’a vengée à demi ;
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père ;
Ils le suivront de près, et j’ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j’ai séparé.
O toi, qui n’attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amants vont d’un seul coup du sort
Recevoir l’hyménée, et le trône, et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Le fer m’a bien servie, en feras-tu de même ?…

Scène 4

Rodogune (empêchant Antiochus de prendre la coupe).

Quoi ! Seigneur !

Antiochus

Vous m’arrêtez en vain :
Donnez !

Rodogune

Ah ! Gardez-vous de l’une et l’autre main !
Cette coupe est suspecte, elle vient de la Reine;
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.

Cléopâtre

Qui m’épargnoit tantôt ose enfin m’accuser !

Rodogune

De toutes deux, Madame, il doit tout refuser ;
Je n’accuse personne, et vous tiens innocente,
Mais il en faut sur l’heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois ;
On ne peut craindre trop pour le salut des rois ;
Donnez donc cette preuve, et, pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.

Cléopâtre (prenant la coupe)

Je le ferai moi-même. Eh bien ? Redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux ?
J’ai souffert cet outrage avecque patience.

Antiochus (prenant la coupe des mains de Cléopâtre, après qu’elle a bu)

Pardonnez-lui, Madame, un peu de défiance :
Comme vous l’accusez, elle fait son effort
À rejeter sur vous l’horreur de cette mort,
Et, soit amour pour moi, soit adresse pour elle…

Rodogune
Seigneur, voyez ses yeux
Déjà tout égarés, troubles et furieux,
Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s’enfle. Ah ! bons dieux ! Quelle rage !
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr !
Antiochus, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre.
N’importe, elle est ma mère, il faut la secourir !
Cléopâtre
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie :
Ma haine est trop fidèle, et m’a trop bien servie.
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi ;
C’est le seul déplaisir qu’en mourant je reçoi,
Mais j’ai cette douceur, dedans cette disgrâce,
De ne voir point régner ma rivale en ma place.
Règne : de crime en crime, enfin te voilà roi ;
Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi.
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu’horreur, que jalousie, et que confusion !
Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble!…

Nicomède (1651)

Jouée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne en février 1651, Nicomède est la vingt et unième pièce de Pierre Corneille, et selon lui l’une de celles qu’il préfère le plus. Elle s’inspire d’un écrit de Justin (empereur byzantin) qui traite de la politique de Rome envers ses alliés, les petits souverains d’Orient, alors que le Royaume de France vit une période de troubles graves (fronde). Face à la montée de l’autorité monarchique de Louis XIII, appuyée par la dureté de Richelieu, la réaction est brutale. C’est connu, Corneille était à l’écoute de son temps. La pièce est alors considérée comme un soutien à Louis II de Condé (le Grand Condé), qui avait trahi le roi et pris la tête de la Fronde des princes pour le combattre. Bien que tragédie, où s’affrontent le héros et l’Etat, les idéaux aristocratiques et politiques, l’oeuvre connaît pourtant une fin heureuse. La comédie fusionne dans la tragédie.

Nicomède et Attale sont deux frères de même père, Prusias, le roi de Bithynie (actuelle Turquie). Attale est le fils d’Arsinoé, la seconde épouse du roi, une reine ambitieuse qui domine son mari et veut placer son propre fils sur le trône alors qu’il n’est pas l’aîné de Prusias. Pour compliquer encore la situation, Laodice la jeune reine d’Arménie, vit en exil au sein de cette famille à laquelle l’a confié son père. Les deux fils aiment cette jeune fille, qui préfère de son côté Nicomède, qui se sait haï par sa belle-mère.

Parti en guerre, le prince Nicomède revient à la Cour de Bythinie victorieux, malgré l’armée des sbires envoyée par la reine pour le perdre. C’est grâce aux victoires de ce fils que Prucias a d’ailleurs réussi à bien asseoir son trône. Ce retour n’est pourtant pas apprécié par son père, qui trouve sa présence compromettante vis à vis de Rome. Une Rome qui n’hésite pas à faire éliminer par ses agents, toute personne fière qui risque de lui tourner le dos. Mais le prince ne pouvait rester longtemps sans revoir Laodice, qu’il aime éperdument. L’intrigue est à son apogée quand les Romains et leur ambassadeur Flaminius ainsi que leurs collaborateurs à Bythinie soutiennent le reine et son fils Attale, qui a fait ses études morales et politiques à Rome. Complots, agitation, surprises et retournements de situation se succèdent.

La reine Arsinoé réussit à éloigner Nicomède en le livrant aux Romains. Alors que le peuple réclame son héros, qu’il veut mettre sur le trône, un inconnu le libère. Quand il revient au palais, Prusias et Flaminius avaient fui mais sans la reine. Il découvre ensuite que c’est son demi-frère Attale qui est à derrière sa libération. Le dénouement est heureux. Quand Prusias et Flaminius reviennent, préférant mourir avec la reine, le prince héros et généreux pardonne tout. L’entente des deux frères pour partager le pouvoir et l’union de Nicomède avec Laodice rétablissent la paix familiale.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Laodice (reine d’Arménie)

Après tant de hauts faits, il m’est bien doux, seigneur,

De voir encor mes yeux régner sur votre cœur ;
De voir, sous les lauriers qui vous couvrent la tête,
Un si grand conquérant être encor ma conquête,
Et de toute la gloire acquise à ses travaux
Faire un illustre hommage à ce peu que je vaux.
Quelques biens toutefois que le ciel me renvoie,
Mon cœur épouvanté se refuse à la joie :
Je vous vois à regret, tant mon cœur amoureux
Trouve la cour pour vous un séjour dangereux…

Nicomède (fils aîné de Prusias, de sa première femme)

Je le sais, ma princesse, et qu’il vous fait la cour.
Je sais que les Romains, qui l’avaient en otage,
L’ont enfin renvoyé pour un plus digne ouvrage,
Que ce don à sa mère était le prix fatal
Dont leur Flaminius marchandait Annibal ;
Que le roi par son ordre eût livré ce grand homme,
S’il n’eût par le poison lui-même évité Rome,
Et rompu par sa mort les spectacles pompeux
Où l’effroi de son nom le destinait chez eux.
Par mon dernier combat je voyais réunie
La Cappadoce entière avec la Bithynie,
Lorsqu’à cette nouvelle, enflammé de courroux
D’avoir perdu mon maître et de craindre pour vous,
J’ai laissé mon armée aux mains de Théagène,
Pour voler en ces lieux au secours de ma reine….

Laodice.

Je ne veux point douter que sa vertu romaine
N’embrasse avec chaleur l’intérêt de la reine :
Annibal, qu’elle vient de lui sacrifier,
L’engage en sa querelle, et m’en fait défier.
Mais, seigneur, jusqu’ici j’aurais tort de m’en plaindre ;
Et, quoi qu’il entreprenne, avez-vous lieu de craindre ?
Ma gloire et mon amour peuvent bien peu sur moi,
S’il faut votre présence à soutenir ma foi,
Et si je puis tomber en cette frénésie
De préférer Attale au vainqueur de l’Asie…

 Nicomède.

Plutôt, plutôt la mort, que mon esprit jaloux
Forme des sentiments si peu dignes de vous.
Je crains la violence, et non votre faiblesse ;
Et si Rome une fois contre nous s’intéresse…

Laodice.

Je suis reine, seigneur ; et Rome a beau tonner,
Elle ni votre roi n’ont rien à m’ordonner :
Si de mes jeunes ans il est dépositaire,
C’est pour exécuter les ordres de mon père :
Il m’a donnée à vous, et nul autre que moi
N’a droit de l’en dédire, et me choisir un roi.
Par son ordre et le mien, la reine d’Arménie
Est due à l’héritier du roi de Bithynie…

Scène 2 

Attale (fils de Prusias et d’Arsinoé, demi-frère de Nicomède)

Quoi ! madame, toujours un front inexorable !
Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,
Un regard désarmé de toutes ces rigueurs,
Et tel qu’il est enfin quand il gagne les cœurs ?

Laodice.

Si ce front est malpropre à m’acquérir le vôtre,
Quand j’en aurai dessein j’en saurai prendre un autre.

Attale.

Vous ne l’acquerrez point, puisqu’il est tout à vous.

Laodice.

Je n’ai donc pas besoin d’un visage plus doux.

Attale.

Conservez-le, de grâce, après l’avoir su prendre.

Laodice.

C’est un bien mal acquis que j’aime mieux vous rendre. 

Scène 3

Nicomède (s’adressant à Arsinoé)

Instruisez mieux le prince votre fils,
Madame, et dites-lui, de grâce, qui je suis.
Faute de me connaître, il s’emporte, il s’égare ;
Et ce désordre est mal dans une âme si rare :
J’en ai pitié.

Arsinoé (seconde femme de Prusias, reine de Bythinie)

Seigneur, vous êtes donc ici ?

Nicomède

Oui, madame, j’y suis, et Métrobate aussi.

Arsinoé

Métrobate ! ah ! le traître !

Nicomède

H n’a rien dit, madame,
Qui vous doive jeter aucun trouble dans l’âme.

Arsinoé

Mais qui cause, seigneur, ce retour surprenant ?
Et votre armée ?…

Attale
Madame, c’est donc là le prince Nicomède ?
Nicomède
Oui, c’est moi qui viens voir s’il faut que je vous cède.
Attale
Ah ! seigneur, excusez si vous connaissant mal…
Nicomède
Prince, faites-moi voir un plus digne rival.
Si vous aviez dessein d’attaquer cette place,
Ne vous départez point d’une si noble audace ;
Mais comme à son secours je n’amène que moi,
Ne la menacez plus de Rome ni du roi.
Je la défendrai seul ; attaquez-la de même…
Avec tous les respects qu’on doit au diadème.
Je veux bien mettre à part avec le nom d’aîné
Le rang de votre maître où je suis destiné ;
Et nous verrons ainsi qui fait mieux un brave homme,
Des leçons d’Annibal ou de celles de Rome.
Adieu, pensez-y bien, je vous laisse y rêver….

Acte II- Scène 1.

Prusias (roi de Bithynie)

Revenir sans mon ordre et se montrer ici !

Araspe (capitaine des gardes de Prusias)

Sire, vous auriez tort d’en prendre aucun souci ;
Et la haute vertu du prince Nicomède
Pour ce qu’on peut en craindre est un puissant remède.
Mais tout autre que lui devrait être suspect ;
Un retour si soudain manque un peu de respect…

Prusias

Je ne les vois que trop, et sa témérité
N’est qu’un pur attentat sur mon autorité ;
Il n’en veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes
Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes ;
Qu’il est lui seul sa règle, et que, sans se trahir,
Des héros tels que lui ne sauraient obéir.Araspe
C’est d’ordinaire ainsi que ses pareils agissent.
A suivre leur devoir leurs hauts faits se ternissent…
Prusias
Dis tout, Araspe, dis que le nom de sujet
Réduit toute leur gloire en un rang trop abject ;
Que, bien que leur naissance au trône les destine,
Si son ordre est trop lent, leur grand cœur s’en mutine ;
Qu’un père garde trop un bien qui leur est dû,
Et qui perd de son prix étant trop attendu…
Araspe
C’est ce que de tout autre il faudrait redouter,
Seigneur, et qu’en tout autre il faudrait arrêter.
Mais ce n’est pas pour vous un avis nécessaire ;
Le prince est vertueux, et vous êtes bon père.
Prusias
Si je n’étais bon père, il serait criminel :
Il doit son innocence à l’amour paternel ;
C’est lui seul qui l’excuse et qui le justifie,
Ou lui seul qui me trompe et qui me sacrifie.
Car je dois craindre enfin que sa haute vertu
Contre l’ambition n’ait en vain combattu ;
Qu’il ne force en son cœur la nature à se taire.
Qui se lasse d’un roi peut se lasser d’un père ;
Mille exemples sanglants nous peuvent l’enseigner :
Il n’est rien qui ne cède à l’ardeur de régner ;
Et depuis qu’une fois elle nous inquiète,
La nature est aveugle et la vertu muette.
Te le dirai-je, Araspe ? il m’a trop bien servi ;
Augmentant mon pouvoir il me l’a tout ravi …
Araspe
Pour tout autre que lui je sais comme s’explique
La règle de la vraie et saine politique.
Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est pas innocent :
On n’attend point alors qu’il s’ose tout permettre ;
C’est un crime d’Etat que d’en pouvoir commettre…

Scène 2

Prusias

Vous voilà, prince ! Et qui vous a mandé ?

Nicomède

La seule ambition de pouvoir en personne
Mettre à vos pieds, seigneur, encore une couronne,
De jouir de l’honneur de vos embrassements,
Et d’être le témoin de vos contentements.
Après la Cappadoce heureusement unie
Aux royaumes du Pont et de la Bithynie,
Je viens remercier et mon père et mon roi
D’avoir eu la bonté de s’y servir de moi,
D’avoir choisi mon bras pour une telle gloire,
Et fait tomber sur moi l’honneur de sa victoire.

Prusias

Vous pouviez vous passer de mes embrassements,
Me faire par écrit de tels remerciements ;
Et vous ne deviez pas envelopper d’un crime
Ce que votre victoire ajoute à votre estime.
Abandonner mon camp en est un capital,
Inexcusable en tous et plus au général ;
Et tout autre que vous, malgré cette conquête,
Revenant sans mon ordre eût payé de sa tête.

Nicomede

J’ai failli, je l’avoue ; et mon cœur imprudent
A trop cru les transports d’un désir trop ardent :
L’amour que j’ai pour vous a commis cette offense ;
Lui seul à mon devoir fait cette violence.

Prusias

La plus mauvaise excuse est assez pour un père,
Et sous le nom d’un fils toute faute est légère :
Je ne veux voir en vous que mon unique appui.
Recevez tout l’honneur qu’on vous doit aujourd’hui.
L’ambassadeur romain me demande audience :
Il verra ce qu’en vous je prends de confiance ;
Vous l’écouterez, prince, et répondrez pour moi….
Nicomède
J’obéirai, seigneur, et plus tôt qu’on ne pense ;
Mais je demande un prix de mon obéissance.
La reine d’Arménie est due à ses Etats,
Et j’en vois les chemins ouverts par nos combats.
Il est temps qu’en son ciel cet astre aille reluire ;
De grâce, accordez-moi l’honneur de l’y conduire.
Prusias
Il n’appartient qu’à vous ; et cet illustre emploi
Demande un roi lui-même ou l’héritier d’un roi.
Mais pour la renvoyer jusqu’en son Arménie
Vous savez qu’il y faut quelque cérémonie ;
Tandis que je ferai préparer son départ,
Vous irez dans mon camp l’attendre de ma part.
Nicomède
Elle est prête à partir sans plus grand équipage.
Prusias
Je n’ai garde à son rang de faire un tel outrage.
Mais l’ambassadeur entre, il le faut écouter ;
Puis nous verrons quel ordre on y doit apporter.
Scène 3

Flaminius (ambassadeur de Rome) sur le point de partir

Rome, seigneur, me mande

Que je vous fasse encor pour elle une demande.
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils ;
Et vous pouvez juger les soins qu’elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.
Surtout il est instruit en l’art de bien régner :
C’est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture,
Donnez ordre qu’il règne, elle vous en conjure…
Prusias
Les soins qu’ont pris de lui le peuple et le sénat
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat ;
Je crois que pour régner il en a les mérites,
Et n’en veux point douter après ce que vous dites.
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné^
Dont le bras généreux trois fois m’a couronné ;
Il ne fait que sortir encor d’une victoire,
Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire.
Souffrez qu’il ait l’honneur de répondre pour moi.
Nicomède
Seigneur, c’est à vous seul de faire Attale roi.
Prusias
C’est votre intérêt seul que sa demande touche.
Nicomède
Le vôtre toutefois m’ouvrira seul la bouche.
De quoi se mêle Rome ? et d’où prend le sénat.
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre Etat ?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu’à la sépulture ;
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.
Prusias
Pour de pareils amis il faut se faire effort.
Nicomède
Qui partage vos biens aspire à votre mort,
Et de pareils amis, en bonne politique…
Prusias
Ah ne me brouillez point avec la république ;
Portez plus de respect à de tels alliés.
Nicomède
Je ne puis voir sous eux les rois humiliés ;
Et, quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S’il est si bien instruit en l’art de commander,
C’est un rare trésor qu’elle devrait garder…
Flaminius (à Prusias)
Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d’Annibal :
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N’en a mis en son cœur que mépris et que haine.
Nicomède
Non ; mais il m’a surtout laissé ferme en ce point,
D’estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point,
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire…
Flaminius
Ah ! c’est trop m’outrager.
Nicomède
N’outragez plus les morts.
Prusias
Et vous, ne cherchez point à former de discorde.
Parlez, et nettement, sur ce qu’il me propose.
Nicomède
Hé bien ! s’il est besoin de répondre autre autre chose,
Attale doit régner, Rome l’a résolu :.
Et puisqu’elle a partout un pouvoir absolu…
Flaminius
Rome prend tout ce reste en sa protection ;
Et vous n’y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d’effroyables tempêtes….
ACTE III- Scène 1
Prusias
Reine, puisque ce titre a pour vous tant de charmes,
Sa perte vous devrait donner quelques alarmes :
Qui tranche trop du roi ne règne pas longtemps.
Laodice
J’observerai, seigneur, ces avis importants ;
Et, si jamais je règne, on verra la pratique
D’une si salutaire et noble politique.
Prusias
Vous vous mettez fort mal au chemin de régner.
Laodice
Seigneur, si je m’égare, on peut me l’enseigner.
Prusias
Vous méprisez trop Rome, et vous devriez faire
Plus d’estime d’un roi qui vous tient lieu de père…
Laodice
Je perdrai mes Etats et garderai mon rang ;
Et ces vastes malheurs où mon orgueil me jette
Me feront votre esclave, et non votre sujette :
Ma vie est en vos mains, mais non ma dignité.
Prusias
Nous ferons bien changer ce courage indompté ;
Et quand vos yeux frappés de toutes ces misères
Verront Attale assis au trône de vos pères,
Alors peut-être, alors vous le prierez en vain
Que pour y remonter il vous donne la main.
Laodice
Si jamais jusque-là votre guerre m’engage,
Je serai bien changée et d’âme et de courage.
Mais peut-être, seigneur, vous n’irez pas si loin :
Les dieux de ma fortune auront un peu de soin ;
Ils vous inspireront, ou trouveront un homme
Contre tant de héros que vous prêtera Rome.
Prusias
Sur un présomptueux vous fondez votre appui ;
Mais il court à sa perte et vous traîne avec lui.
Pensez-y bien, madame, et faites-vous justice ;
Choisissez d’être reine ou d’être Laodice ;
Et, pour dernier avis que vous aurez de moi,
Si vous voulez régner, faites Attale roi.
Adieu.

Scène 3

Nicomède

Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.

Flaminius

Je sais quel est mon ordre ; et, si j’en sors, ou non,
C’est à d’autres qu’à vous que j’en rendrai raison.

Nicomède

Allez-y donc, de grâce, et laissez à ma flamme
Le bonheur à son tour d’entretenir madame :
Vous avez dans son cœur fait de si grands progrès,
Et vos discours pour elle ont de si grands attraits…

Flaminius

Les malheurs où la plonge une indigne amitié
Me faisaient lui donner un conseil par pitié…

Nicomède

Ne nous vantez plus tant son rang et sa splendeur.

Qui fait le conseiller n’est plus ambassadeur ;
Il excède sa charge, et lui-même y renonce.
Mais, dites-moi, madame, a-t-il eu sa réponse ?
Laodice
Oui, seigneur.
Scène 8

Arsinoé

Nous triomphons, Attale ; et ce grand Nicomède
Voit quelle digne issue à ses fourbes succède.
Les deux accusateurs que lui-même a produits,
Que pour l’assassiner je dois avoir séduits,
Pour me calomnier subornés par lui-même,
N’ont su bien soutenir un si noir stratagème :
Tous deux m’ont accusée, et tous deux avoué
L’infâme et lâche tour qu’un prince m’a joué…

Attale

Je suis ravi de voir qu’une telle imposture
Ait laissé votre gloire et plus grande et plus pure…

Arsinoé

Vous êtes généreux, Attale, et je le voi ;
Même de vos rivaux la gloire vous est chère.

Attale

Si je suis son rival, je suis aussi son frère :
Nous ne sommes qu’un sang ; et ce sang, dans mon cœur,
A peine à le passer pour calomniateur.

Arsinoé

Et vous en avez moins à me croire assassine,
Moi, dont la perte est sûre à moins que sa ruine ?

Attale

Si contre lui j’ai peine à croire ces témoins,
Quand ils vous accusaient je les croyais bien moins.
Votre vertu, madame, est au-dessus du crime :
Souffrez donc que pour lui je garde un peu d’estime.
La sienne dans la cour lui fait mille jaloux,
Dont quelqu’un a voulu le perdre auprès de vous…

Acte IV- Scène 2

Arsinoé

Grâce, grâce, seigneur, à notre unique appui !
Grâce à tant de lauriers en sa main si fertiles !
Grâce à ce conquérant, à ce preneur de villes !
Grâce…

Nicomède

De quoi, madame ? est-ce d’avoir conquis
Trois sceptres que ma perte expose à votre fils ;
D’avoir porté si loin vos armes dans l’Asie,
Que même votre Rome en a pris jalousie ;
D’avoir trop soutenu la majesté des rois,
Trop rempli votre cour du bruit de mes exploits,
Trop du grand Annibal pratiqué les maximes ?…

Arsinoé

Je m’en dédis, seigneur ; il n’est point criminel.
S’il m’a voulu noircir d’un opprobre éternel,
Il n’a fait qu’obéir à la haine ordinaire
Qu’imprime à ses pareils le nom de belle-mère…

Prusias

Ingrat ! que peux-tu dire ?

Nicomède

Que la reine a pour moi des bontés que j’admire.
Je ne vous dirai point que ces puissants secours
Dont elle a conservé mon honneur et mes jours,
Et qu’avec tant de pompe à vos yeux elle étale,
Travaillaient par ma main à la grandeur d’Attale ;
Que par mon propre bras elle amassait pour lui,
Et préparait dès lors ce qu’on voit aujourd’hui…

Arsinoé

Quoi ! seigneur, les punir de la sincérité
Qui soudain dans leur bouche a mis la vérité…

Prusias

Laisse là Métrobate, et songe à te défendre.
Purge-toi d’un forfait si honteux et si bas.

Nicomede

M’en purger ! moi, seigneur ! vous ne le croyez pas :
Vous ne savez que trop qu’un homme de ma sorte,
Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte ;
Qu’il lui faut un grand crime à tenter son devoir,
Où sa gloire se sauve à l’ombre du pouvoir…

Arsinoé

Vous voyez à quel point sa haine m’est cruelle :
Quand je le justifie, il me fait criminelle.
Mais sans doute, seigneur, ma présence l’aigrit,
Et mon éloignement remettra son esprit…

Prusias

Ah ! madame !

Arsinoé

Oui, seigneur, cette heure infortunée
Par vos derniers soupirs clora ma destinée ;
Et puisqu’ainsi jamais il ne sera mon roi,
Qu’ai-je à craindre de lui ? que peut-il contre moi ?
Tout ce que je demande en faveur de ce gage,
De ce fils qui déjà lui donne tant d’ombrage,
C’est que chez les Romains il retourne achever
Des jours que dans leur sein vous fîtes élever…

Et n’appréhendez point Rome, ni sa vengeance ;
Contre tout son pouvoir il a trop de vaillance :
Il sait tous les secrets du fameux Annibal,
De ce héros à Rome en tous lieux si fatal,
Que l’Asie et l’Afrique admirent l’avantage
Qu’en tire Antiochus et qu’en reçut Carthage…

Scène 3

Prusias

Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.
Quoi qu’on t’ose imputer, je ne te crois point lâche :
Mais donnons quelque chose à Rome, qui se plaint,
Et tâchons d’assurer la reine, qui te craint.
J’ai tendresse pour toi, j’ai passion pour elle…

Nicomède

Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ?
Ne soyez l’un ni l’autre.

Prusias

Et que dois-je être ?

Nicomède

Reprenez hautement ce noble caractère.
Un véritable roi n’est ni mari ni père ;
Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez,
Rome vous craindra plus que vous ne la craignez…

Prusias

Je règne donc, ingrat ! puisque tu me l’ordonnes.
Choisis, ou Laodice, ou mes quatre couronnes ;
Ton roi fait ce partage entre ton frère et toi ;
Je ne suis plus ton père, obéis à ton roi.

Nicomède

Si vous étiez aussi le roi de Laodice
Pour l’offrir à mon choix avec quelque justice,
Je vous demanderais le loisir d’y penser ;
Mais enfin, pour vous plaire et ne pas l’offenser,
J’obéirai, seigneur, sans répliques frivoles,
A vos intentions, et non à vos paroles.
A ce frère si cher transportez tous mes droits,
Et laissez Laodice en liberté du choix.
Voilà quel est le mien.

Prusias

Quelle bassesse d’âme !
Quelle fureur t’aveugle en faveur d’une femme !
Tu la préfères, lâche ! à ces prix glorieux…

Nicomède

Je crois que votre exemple est glorieux à suivre.
Ne préférez-vous pas une femme à ce fils
Par qui tous ces Etats aux vôtres sont unis ?…

Scène 4

Flaminius

Si pour moi vous êtes en colère,

Seigneur, je n’ai reçu qu’une offense légère :
Le sénat en effet pourra s’en indigner ;
Mais j’ai quelques amis qui sauront le gagner.
Prusias
Je lui ferai raison ; et dès demain Attale
Recevra de ma main la puissance royale ;
Je le fais roi de Pont, et mon seul héritier.
Et quant à ce rebelle, à ce courage fier,
Rome entre vous et lui jugera de l’outrage.
Je veux qu’au lieu d’Attale il lui serve d’otage ;
Et pour l’y mieux conduire il vous sera donné,
Sitôt qu’il aura vu son frère couronné.
NicomèdeVous m’enverrez à Rome !PrusiasOn t’y fera justice.
Va, va lui demander ta chère Laodice.NicomèdeJ’irai, j’irai, seigneur, vous le voulez ainsi ;
Et j’y serai plus roi que vous n’êtes ici.FlaminiusRome sait vos hauts faits, et déjà vous adore.Nicomède

Tout beau, Flaminius ; je n’y suis pas encore.
La route en est mal sûre, à tout considérer ;
Et qui m’y conduira pourrait bien s’égarer.

Prusias

Qu’on le ramène, Araspe ; et redoublez sa garde…

Scène 4

Cléone

Tout est perdu, madame, à moins d’un prompt remède :
Tout le peuple à grands cris demande Nicomède ;
Il commence lui-même à se faire raison,
Et vient de déchirer Métrobate et Zenon…

Scène 5

Araspe

Seigneur, de tous côtés le peuple vient en foule ;
De moment en moment votre garde s’écoule ;
Et, suivant les discours qu’ici même j’entends,
Le prince entre mes mains ne sera pas longtemps :
Je n’en puis plus répondre.

Prusias

Allons, allons le rendre
Ce précieux objet d’une amitié si tendre :
Obéissons, madame, à ce peuple sans foi,
Qui, las de m’obéir, en veut faire son roi ;
Et du haut d’un balcon, pour calmer la tempête,
Sur ses nouveaux sujets faisons voler sa tête.

Attale

Ah ! seigneur !

Prusias

C’est ainsi qu’il lui sera rendu :

A qui le cherche ainsi, c’est ainsi qu’il est dû.
Attale
Ah ! seigneur, c’est tout perdre, et livrer à sa rage…
Prusias
Il faut donc se résoudre à tout ce qu’il m’ordonne,
Lui rendre Nicomède avec que ma couronne :
Je n’ai point d’autre choix ; et, s’il est le plus fort,
Je dois à son idole ou mon sceptre ou la mort.FlaminiusSeigneur, quand ce dessein aurait quelque justice,
Est-ce à vous d’ordonner que ce prince périsse ?
Quel pouvoir sur ses jours vous demeure permis ?
C’est l’otage de Rome et non plus votre fils :
Je dois m’en souvenir quand son père l’oublie….

Scène 8

Arsinoé

Attale, avez-vous su comme ils ont fait retraite ?

Attale

Ah ! madame !

Arsinoé

Parlez.

Attale

Tous les dieux irrités
Dans les derniers malheurs nous ont précipités.
Le prince est échappé.Laodice

Ne craignez plus, madame ;
La générosité déjà rentre en mon âme.

Arsinoé

Attale, prenez-vous plaisir à m’alarmer ?

Attale

Ne vous flattez point tant que de le présumer.
Le malheureux Araspe, avec sa faible escorte,
L’avait déjà conduit à cette fausse porte ;
L’ambassadeur de Rome était déjà passé,
Quand dans le sein d’Araspe un poignard enfoncé
Le jette aux pieds du prince. Il s’écrie ; et sa suite
De peur d’un pareil sort, prend aussitôt la fuite…

Arsinoé

Ah ! mon fils ! qu’il est partout de traîtres !
Qu’il est peu de sujets fidèles à leurs maîtres !
Mais de qui savez-vous un désastre si grand ?…

Scène 10

NicomèdeTout est calme, seigneur : un moment de ma vue
A soudain apaisé la populace émue.

Prusias

Quoi ! me viens-tu braver jusque dans mon palais,
Rebelle ?

Nicomède

C’est un nom que je n’aurai jamais.
Je ne viens point ici montrer à votre haine
Un captif insolent d’avoir brisé sa chaîne ;
Je viens, en bon sujet, vous rendre le repos
Que d’autres intérêts troublaient mal à propos.
Non que je veuille à Rome imputer quelque crime :
Du grand art de régner elle suit la maxime ;
Et son ambassadeur ne fait que son devoir
Quand il veut entre nous partager le pouvoir.
Mais ne permettez pas qu’elle vous y contraigne :
Rendez-moi votre amour, afin qu’elle vous craigne :
Pardonnez à ce peuple un peu trop de chaleur
Qu’à sa compassion a donné mon malheur ;
Pardonnez un forfait qu’il a cru nécessaire,
Et qui ne produira qu’un effet salutaire…

Titus et Bérénice (1670)

Comédie héroïque en cinq actes et en vers, elle est représentée pour la première au Théâtre du Palais Royal le 20 novembre 1670. Elle est jouée par la troupe de Molière sept jours après la Bérénice de Jean Racine, représentée à l’Hôtel de Bourgogne et qui obtint plus de succès. Bérénice de Racine est d’une perfection incontestable. Cette création concomitante des deux œuvres sur le même thème, alors que la rivalité entre les deux dramaturges étaient une réalité, ne donne pourtant pas lieu à aucune polémique même si Corneille a imputé cela à la troupe de Molière et non au texte lui-même. N’empêche que cet insuccès sonne le glas du vieux poète, qui ne s’en remettra jamais puisque c’est l’une de ses dernières pièces. Il est dès lors surclassé par son rival Racine dans le domaine de la tragédie classique, alors même que Tite et Bérénice demeure l’une de ses grandes œuvres.

La pièce, où les personnages principaux sont plutôt guidés par leur amour-propre et non l’héroïsme, est inspirée de la Rome antique comme c’est souvent le cas. L’empereur Titus et la reine palestinienne Bérénice sont amoureux. Pour calmer son peuple qui ne voulait pas de cette union, il l’éloigne de Rome et doit épouser Domitie. Mais celle-ci et son frère Domitian s’aiment. Pourtant son ambition est de devenir par vanité impératrice et monter sur le trône de Rome, que seul le mariage peut lui assurer. Pour empêcher cette, Bérénice revient à Rome. Pour se venger Domitian demande à la reine palestinienne de l’épouser. Elle le repousse et va trouver Titus qui renonce à épouser Domitie, qu’il donnera en mariage à son frère. Bérénice, que le peuple romain finit par accepter, quitte pourtant triomphante définitivement Rome à jamais, pour rentrer dans sa patrie sa gloire sauvegardée. Même si elle est guidé par son amour-propre, elle reste la seule héroïne de la pièce.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Domitie (fille de Corbulon, général et consul romain)

Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu’il est :
Je le chasse, il revient ; je l’étouffe, il renaît ;
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m’en trouve gênée.
Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs :
Ne devrait-il pas faire aussi tous mes plaisirs ?
Depuis plus de six mois la pompe s’en apprête,
Rome s’en fait d’avance en l’esprit une fête,
Et tandis qu’à l’envi tout l’empire l’attend,
Mon coeur dans tout l’empire est le seul mécontent.

Plautine (confidente de Domitie)

Que trouvez-vous, madame, ou d’amer ou de rude
À voir qu’un tel bonheur n’ait plus d’incertitude ?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
Quel importun chagrin pouvez-vous écouter ?
Si vous n’en êtes pas tout à fait la maîtresse,
Du moins à l’empereur cachez cette tristesse :
Le dangereux soupçon de n’être pas aimé
Peut le rendre à l’objet dont il fut trop charmé.
Avant qu’il vous aimât, il aimait Bérénice ;
Et s’il n’en put alors faire une impératrice,
À présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d’éteindre un feu si beau.

Domitie

C’est là ce qui me gêne, et l’image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune :
J’ambitionne et crains l’hymen d’un empereur
Dont j’ai lieu de douter si j’aurai tout le coeur…

Plautine

À cet effort pour vous qui pourrait le contraindre ?
Maître de l’univers, a-t-il un maître à craindre ?

Domitie

J’ai quelques droits, Plautine, à l’empire romain,
Que le choix d’un époux peut mettre en bonne main :
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
Préféra… Tu le sais, et c’est assez t’en dire.
C’est par cet intérêt qu’il m’apporte sa foi ;
Mais pour le coeur, te dis-je, il n’est pas tout à moi.

Plautine

La chose est bien égale, il n’a pas tout le vôtre :
S’il aime un autre objet, vous en aimez un autre ;
Et comme sa raison vous donne tous ses voeux,
Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.

Domitie

Ne dis point qu’entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n’a rien qui le ravale :
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien ;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.

Plautine

Que ce que vous avez d’ambitieux caprice,
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice !
Le coeur rempli d’amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu’il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
En l’aimant comme il faut, comme il faut qu’il vous aime ;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.

Scène 2

Domitian (frère de Tite, et amant de Domitie)

Faut-il mourir, madame ? Et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?

Domitie

Ce qu’on m’offre, seigneur, me ferait peu d’envie,
S’il en coûtait à Rome une si belle vie ;
Et ce n’est pas un mal qui vaille en soupirer
Que de faire une perte aisée à réparer.

Domitian

Aisée à réparer ! Un choix qui m’a su plaire,
Et qui ne plaît pas moins à l’empereur mon frère,
Charme-t-il l’un et l’autre avec si peu d’appas
Que vous sachiez leur prix, et le mettiez si bas ?

Domitie

Quoi qu’on ait pour soi-même ou d’amour ou d’estime,
Ne s’en croire pas trop n’est pas faire un grand crime.
Mais n’examinons point en cet excès d’honneur
Si j’ai quelque mérite, ou n’ai que du bonheur.
Telle que je puis être, obtenez-moi d’un frère.

Domitian

Hélas ! Si je n’ai pu vous obtenir d’un père,
Si même je ne puis vous obtenir de vous,
Qu’obtiendrai-je d’un frère amoureux et jaloux ?

Domitie

Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
Quand vous n’y répondez qu’avec obéissance ?
Moi qui n’ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
Que puis-je contre lui, quand vous n’y pouvez rien ?

Domitian

Je ne puis rien sans vous, et pourrais tout, madame,
Si je pouvais encor m’assurer de votre âme.

Domitie

Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs
Qu’à vos yeux j’ai donnés à nos communs malheurs ?…

Acte II- Scène 1
Tite ( empereur de Rome, et amant de Bérénice)

Quoi ? Des ambassadeurs que Bérénice envoie
Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie,
M’apporter son hommage, et me féliciter
Sur ce comble de gloire où je viens de monter ?

Flavian (confident de Tite)

En attendant votre ordre, ils sont au port d’Ostie.

Tite

Ainsi, grâces aux dieux, sa flamme est amortie ;
Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs,
Puisqu’elle s’en rapporte à ses ambassadeurs.
Jusqu’après mon hymen remettons leur venue :
J’aurais trop à rougir si j’y souffrais leur vue,
Et recevais les yeux de ses propres sujets
Pour envieux témoins du vol que je lui fais ;
Car mon coeur fut son bien à cette belle reine,
Et pourrait l’être encor, malgré Rome et sa haine,
Si ce divin objet, qui fut tout mon désir,
Par quelque doux regard s’en venait ressaisir…

Flavian

Si vous la revoyiez, je plaindrais Domitie.

Tite

Contre tous ses attraits ma raison endurcie
Ferait de Domitie encor la sûreté ;
Mais mon coeur aurait peu de cette dureté.
N’aurais-tu point appris qu’elle fût infidèle,
Qu’elle écoutât les rois qui soupirent pour elle ?
Dis-moi que Polémon règne dans son esprit,
J’en aurai du chagrin, j’en aurai du dépit,
D’une vive douleur j’en aurai l’âme atteinte ;
Mais j’épouserai l’autre avec moins de contrainte ;
Car enfin elle est belle, et digne de ma foi ;
Elle aurait tout mon coeur, s’il était tout à moi…

Flavian

Si de tels souvenirs vous sont encor si doux,
L’hyménée a, seigneur, peu de charmes pour vous.

Tite

Si de tels souvenirs ne me faisaient la guerre,
Serait-il potentat plus heureux sur la terre ?
Mon nom par la victoire est si bien affermi,
Qu’on me croit dans la paix un lion endormi :
Mon réveil incertain du monde fait l’étude ;
Mon repos en tous lieux jette l’inquiétude ;
Et tandis qu’en ma cour les aimables loisirs
Ménagent l’heureux choix des jeux et des plaisirs,
Pour envoyer l’effroi sous l’un et l’autre pôle,
Je n’ai qu’à faire un pas et hausser la parole…

Flavian

Si ce dégoût, seigneur, va jusqu’à la rupture,
Domitie aura peine à souffrir cette injure :
Ce jeune esprit, qu’entête et le sang de Néron
Et le choix qu’en Syrie on fit de Corbulon,
S’attribue à l’empire un droit imaginaire,
Et s’en fait, comme vous, un rang héréditaire…

Tite

J’en sais la politique, et cette loi cruelle
A presque fait l’amour qu’il m’a fallu pour elle.
Réduit au triste choix dont tu viens de parler,
J’aime mieux, Flavian, l’aimer que l’immoler,
Et ne puis démentir cette horreur magnanime
Qu’en recevant le jour je conçus pour le crime.
Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang
Sans qu’il en coûte à Rome une goutte de sang,
Moi que du genre humain on nomme les délices,
Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices,
Pourrais-je autoriser une injuste rigueur
À perdre une héroïne à qui je dois mon coeur ?
Non : malgré les attraits de sa belle rivale,
Malgré les voeux flottants de mon âme inégale,
Je veux l’aimer, je l’aime ; et sa seule beauté
Pouvait me consoler de ce que j’ai quitté…

Scène 2

Domitian

Puis-je parler, seigneur, et de votre amitié
Espérer une grâce à force de pitié ?
Je me suis jusqu’ici fait trop de violence,
Pour augmenter encor mes maux par mon silence.
Ce que je vais vous dire est digne du trépas ;
Mais aussi j’en mourrai, si je ne le dis pas.
Apprenez donc mon crime, et voyez s’il faut faire
Justice d’un coupable, ou grâce aux voeux d’un frère.
J’ai vu ce que j’aimais choisi pour être à vous,
Et je l’ai vu longtemps sans en être jaloux.
Vous n’aimiez Domitie alors que par contrainte :
Vous vous faisiez effort, j’imitais votre feinte ;
Et comme aux lois d’un père il fallait obéir,
Je feignais d’oublier, vous de ne point haïr…

Tite…

J’ai des yeux d’empereur, et n’ai plus ceux de Tite ;
Je vois en Domitie un tout autre mérite,
J’écoute la raison, j’en goûte les conseils,
Et j’aime comme il faut qu’aiment tous mes pareils.
Si dans les premiers jours que vous m’avez vu maître
Votre feu mal éteint avait voulu paraître,
J’aurais pu me combattre et me vaincre pour vous ;
Mais si près d’un hymen si souhaité de tous,
Quand Domitie a droit de s’en croire assurée,
Que le jour en est pris, la fête préparée,
Je l’aime, et lui dois trop pour jeter sur son front
L’éternelle rougeur d’un si mortel affront.
Rome entière et ma foi l’appellent à l’empire :…

Domitian

Hélas !
Ce qui vous fut aisé, seigneur, ne me l’est pas.
Quand vous avez changé, voyiez vous Bérénice ?
De votre changement son départ fut complice ;
Vous l’aviez éloignée, et j’ai devant les yeux,
Je vois presqu’en vos bras ce que j’aime le mieux.
Jugez de ma douleur par l’excès de la vôtre,
Si vous voyiez la reine entre les bras d’un autre ;
Contre un rival heureux épargneriez-vous rien,
À moins que d’un respect aussi grand que le mien ?

Tite

Vengez-vous, j’y consens ; que rien ne vous retienne.
Je prends votre maîtresse ; allez, prenez la mienne.
Épousez Bérénice, et…

Domitian

Vous n’achevez point,
Seigneur : ne pourriez-vous aimer jusqu’à ce point ?

Tite

Oui, si je ne craignais pour vous l’injuste haine
Que Rome concevrait pour l’époux d’une reine.

Domitian

Dites, dites, seigneur, qu’il est bien malaisé
De céder ce qu’adore un coeur bien embrasé ;
Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme,
Satisfaites en maître une si belle flamme ;
Quand vous aurez su dire une fois :  » je le veux, « 
D’un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux.
Bérénice est toujours digne de votre couche,
Et Domitie enfin vous parle par ma bouche ;
Car je ne saurais plus vous le taire ; oui, seigneur,…

Scène 4

Flavian

Vous en serez surpris,
Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle :
La reine Bérénice…

Tite

Eh bien ! Est infidèle ?
Et son esprit, charmé par un plus doux souci…

Flavian

Elle est dans ce palais, seigneur ; et la voici.

Scène 5

Tite

Ô dieux ! Est-ce, madame, aux reines de surprendre ?
Quel accueil, quels honneurs peuvent-elles attendre,
Quand leur surprise envie au souverain pouvoir
Celui de donner ordre à les bien recevoir ?

Bérénice

Pardonnez-le, seigneur, à mon impatience.
J’ai fait sous d’autres noms demander audience :
Vous la donniez trop tard à mes ambassadeurs ;
Je n’ai pu tant attendre à voir tant de grandeurs ;
Et quoique par vous-même autrefois exilée,
Sans ordre et sans aveu je me suis rappelée,
Pour être la première à mettre à vos genoux
Le sceptre qu’à présent je ne tiens que de vous,
Et prendre sur les rois cet illustre avantage
De leur donner l’exemple à vous en faire hommage.
Je ne vous dirai point avec quelles langueurs
D’un si cruel exil j’ai souffert les longueurs :
Vous savez trop…

Tite

Je sais votre zèle, et l’admire,
Madame ; et pour me voir possesseur de l’empire,
Pour me rendre vos soins, je ne méritais pas
Que rien vous pût résoudre à quitter vos états,
Qu’une si grande reine en formât la pensée.
Un voyage si long vous doit avoir lassée.
Conduisez-la, mon frère, en son appartement….

Scène 6

Domitie

Seigneur, faut-il ici vous rendre votre foi ?
Ne regardez que vous entre la reine et moi ;
Parlez sans vous contraindre, et me daignez apprendre
Où porte votre coeur ce qu’il sent de plus tendre.

Tite

Adieu, madame, adieu. Dans le trouble où je suis,
Me taire et vous quitter, c’est tout ce que je puis.

Acte IV- Scène 1
Bérénice

Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
Fait mon retour à Rome en cette conjoncture ?

Philon (ministre d’état et confident de Bérénice)

Oui, madame : j’ai vu presque tous vos amis,
Et su d’eux quel espoir vous peut être permis.
Il est peu de Romains qui penchent la balance
Vers l’extrême hauteur ou l’extrême indulgence :
La plupart d’eux embrasse un avis modéré
Par qui votre retour n’est pas déshonoré,
Mais à l’hymen de Tite il vous ferme la porte :
La fière Domitie est partout la plus forte ;
La vertu de son père et son illustre sang
À son ambition assure ce haut rang.

Bérénice

Qu’elle répande ailleurs ces effets éclatants,
Et ne m’enlève point le seul où je prétends.
Elle n’a point de part en ce que je mérite :
Elle ne me doit rien, je n’ai servi que Tite.
Si j’ai vu sans douleur mon pays désolé,
C’est à Tite, à lui seul, que j’ai tout immolé ;
Sans lui, sans l’espérance à mon amour offerte,
J’aurais servi Solyme, ou péri dans sa perte ;
Et quand Rome s’efforce à m’arracher son coeur,
Elle sert le courroux d’un dieu juste vengeur…

Philon

On parle des périls où votre amour l’expose :
 » de cet hymen, dit-on, les noeuds si désirés
Serviront de prétexte à mille conjurés ;
Ils pourront soulever jusqu’à son propre frère...

Bérénice

Ne dit-on rien de plus ?

Philon

Ah ! Madame, je tremble
À vous dire encor…

Bérénice

Quoi ?

Philon
Que le sénat s’assemble.
Bérénice

Quelle est l’occasion qui le fait assembler ?

Philon

L’occasion n’a rien qui vous doive troubler ;
Et ce n’est qu’à dessein de pourvoir aux dommages
Que du Vésuve ardent ont causés les ravages ;
Mais Domitie aura des amis, des parents,
Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.

Bérénice

Quoi que sur mes destins ils usurpent d’empire,
Je ne vois pas leur maître en état d’y souscrire.
Philon, laissons-les faire : ils n’ont qu’à me bannir
Pour trouver hautement l’art de me retenir.
Contre toutes leurs voix je ne veux qu’un suffrage,
Et l’ardeur de me nuire achèvera l’ouvrage…

Scène 5

Tite

Allez dire au sénat, Flavian, qu’il se lève :
Quoi qu’il ait commencé, je défends qu’il achève.
Soit qu’il parle à présent du Vésuve ou de moi,
Qu’il cesse, et que chacun se retire chez soi.
Ainsi le veut la reine ; et comme amant fidèle,
Je veux qu’il obéisse aux lois que je prends d’elle,
Qu’il laisse à notre amour régler notre intérêt.

Domitian

Il n’est plus temps, seigneur ; j’en apporte l’arrêt.

Tite

Qu’ose-t-il m’ordonner ?

Domitian

Seigneur, il vous conjure
De remplir tout l’espoir d’une flamme si pure.
Des services rendus à vous, à tout l’état,
C’est le prix qu’a jugé lui devoir le sénat ;
Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
D’une commune voix Rome adopte la reine ;
Et le peuple à grands cris montre sa passion
De voir un plein effet de cette adoption.

Tite

Madame…

Bérénice

Permettez, seigneur, que je prévienne
Ce que peut votre flamme accorder à la mienne.
Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
N’a plus à redouter aucune indignité.
J’éprouve du sénat l’amour et la justice,
Et n’ai qu’à le vouloir pour être impératrice.
Je n’abuserai point d’un surprenant respect
Qui semble un peu bien prompt pour n’être point suspect :
Souvent on se dédit de tant de complaisance…
Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix ;
Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois ;
Rendons-lui, vous et moi, cette reconnaissance
D’en avoir pour vous plaire affaibli la puissance,
De l’avoir immolée à vos plus doux souhaits.
On nous aime : faisons qu’on nous aime à jamais…

Tite

Le ciel de ces périls saura trop nous garder.

Bérénice

Je les vois de trop près pour vous y hasarder.

Tite

Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…

Bérénice

Jamais un tendre amour n’expose ce qu’il aime.

Tite

Mais, madame, tout cède, et nos voeux exaucés…

Bérénice

Votre coeur est à moi, j’y règne ; c’est assez.

Tite

Malgré les voeux publics refuser d’être heureuse,
C’est plus craindre qu’aimer.

Bérénice

La crainte est amoureuse.
Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir.
Elle passe aujourd’hui celle du plus grand homme,
Puisqu’enfin je triomphe et dans Rome et de Rome :
J’y vois à mes genoux le peuple et le sénat ;
Plus j’y craignais de honte, et plus j’y prends d’éclat ;
J’y tremblais sous sa haine, et la laisse impuissante ;
J’y rentrais exilée, et j’en sors triomphante.

Tite

L’amour peut-il se faire une si dure loi ?

Bérénice

La raison me la fait malgré vous, malgré moi.
Si je vous en croyais, si je voulais m’en croire,
Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire.
Épousez Domitie : il ne m’importe plus
Qui vous enrichissiez d’un si noble refus.
C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre ;
Et je serais à vous, si j’aimais comme une autre.
Adieu, seigneur : je pars.

Tite

Ah ! Madame, arrêtez.

Domitian

Est-ce là donc pour moi l’effet de vos bontés,
Madame ? Est-ce le prix de vous avoir servie ?
J’assure votre gloire, et vous m’ôtez la vie.

Tite

Ne vous alarmez point : quoi que la reine ait dit,
Domitie est à vous, si j’ai quelque crédit.
Madame, en ce refus un tel amour éclate,
Que j’aurais pour vous l’âme au dernier point ingrate,
Et mériterais mal ce qu’on a fait pour moi,
Si je portais ailleurs la main que je vous doi…

Bérénice

Le mien vous aurait fait déjà ces beaux serments,
S’il n’eût craint d’inspirer de pareils sentiments :
Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome,
Qui fassent à jamais revivre un si grand homme.

Tite

Pour revivre en des fils nous n’en mourons pas moins,
Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins.
Du levant au couchant, du More jusqu’au Scythe,
Les peuples vanteront et Bérénice et Tite ;
Et l’histoire à l’envi forcera l’avenir
D’en garder à jamais l’illustre souvenir.
Prince, après mon trépas soyez sûr de l’empire ;
Prenez-y part en frère, attendant que j’expire.
Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous…

Domitian

Ah ! C’en est trop, seigneur…

Suréna (1674)

Tragédie en cinq actes, Surena est représentée en 1974 à l’Hôtel de Bourgogne puis publiée en 1675. Au moment où tout le monde n’a plus d’yeux que pour son rival Jean Racine, la pièce ne connait pas le succès attendu. Corneille comprend alors que la gloire est désormais derrière lui, quarante-cinq ans après ses premières pièces. Il décide donc de mettre fin à sa carrière d’auteur dramatique. Autre coup dur pour l’auteur, il perd la rente annuelle qu’il percevait depuis 1663 en tant que « prodige et ornement du théâtre français » Petite consolation posthume, Surena est considérée à notre époque comme un chef-d’oeuvre.

L’intrigue, qui emprunte à Plutarque le sujet et certains personnages, se déroule vers 50 avant Jésus Christ à Séleucie (l’Irak actuel). Elle est différente des autres en ce sens qu’elle n’est plus cornélienne, mais se rapproche plus . Les héros (Suréna et Eurydice) refusent en effet de soumettre leur cœur, leur passion à la raison d’Etat, faisant de l’amour l’animateur de l’action. Corneille, dont les vers rappellent une élégie, rejoint quelque part dans cette oeuvre le monde de Racine. Orode, le Roi des Parthes, a retrouvé son trône grâce à Suréna son général en chef qui a vaincu Crassus et les Romains Crassus. Pour récompenser le général devenu héros, on veut le marier à Mandane la fille du roi. Mais il se trouve qu’il aime et est aimé d’Eurydice, fille du roi d’Arménie, qu’on veut pour sa part lier à Pocorus le fils du roi d’Orode. Un mariage censé sceller l’amitié entre les deux rois, après le traité mettant fin à la guerre avec les Romains défaits par Suréna.
Le drame naît de l’ingratitude du souverain, de l’amour impossible et du compromis rejeté par le général. Le combat y est impitoyable entre l’attitude d’un roi totalitaire (c’est à dire le pouvoir) et la liberté incarné par Suréna, qui choisit d’obéir à son amour en refusant ce mariage malgré les risques encourus (c’est à dire l’amour). Il l’est d’autant plus que le mariage entre Pocorus et Eurydice est prévu pour le lendemain. Mais quand le prince découvre que celle-ci lui préfère Suréna, il le fait assassiner. Eurédice meurt de chagrin et de douleur, alors que Palmis (sœur de Suréna) pense à la vengeance.
Extraits: 
Acte I- Scène 1 

Eurydice (fille d’Artabase, roi d’Arménie)

Ne me parle plus tant de joie et d’hyménée ;
Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée,
Ormène : c’est ici que doit s’exécuter
Ce traité qu’à deux rois il a plu d’arrêter ;
Et l’on a préféré cette superbe ville,
Ces murs de Séleucie, aux murs d’Hécatompyle…

Ormene (dame d’honneur d’Eurydice)

Vous madame ?

Eurydice

Ormène, je l’ai tu
Tant que j’ai pu me rendre à toute ma vertu.
N’espérant jamais voir l’amant qui m’a charmée,
Ma flamme dans mon cœur se tenait renfermée :
L’absence et la raison semblaient la dissiper ;
Le manque d’espoir même aidait à me tromper.
Je crus ce cœur tranquille, et mon devoir sévère
Le préparait sans peine aux lois du roi mon père,
Au choix qui lui plairait. Mais, ô dieux ! Quel tourment,
S’il faut prendre un époux aux yeux de cet amant !

Ormen
Aux yeux de votre amant !

Eurydice

Il est temps de te dire
Et quel malheur m’accable, et pour qui je soupire.
Le mal qui s’évapore en devient plus léger,
Et le mien avec toi cherche à se soulager.
Quand l’avare Crassus, chef des troupes romaines,
Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines,
Tu sais que de mon père il brigua le secours ;
Qu’Orode en fit autant au bout de quelques jours ;
Que pour ambassadeur il prit ce héros même,
Qui l’avait su venger et rendre au diadème.

Ormene

Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi,
Et Cassius pour Rome avoir le même emploi.
Je vis de ces états l’orgueilleuse puissance
D’Artabase à l’envi mendier l’assistance,
Ces deux grands intérêts partager votre cour,
Et des ambassadeurs prolonger le séjour.

Eurydice

Tous deux, ainsi qu’au roi, me rendirent visite,
Et j’en connus bientôt le différent mérite.
L’un, fier et tout gonflé d’un vieux mépris des rois,
Semblait pour compliment nous apporter des lois ;
L’autre, par les devoirs d’un respect légitime,
Vengeait le sceptre en nous de ce manque d’estime.
L’amour s’en mêla même ; et tout son entretien
Sembla m’offrir son cœur, et demander le mien.
Il l’obtint ; et mes yeux, que charmait sa présence,
Soudain avec les siens en firent confidence.
Ces muets truchements surent lui révéler
Ce que je me forçais à lui dissimuler ;
Et les mêmes regards qui m’expliquaient sa flamme
S’instruisaient dans les miens du secret de mon âme….

Ormene

Cependant est-il roi, madame ?

Eurydice

Il ne l’est pas ;
Mais il sait rétablir les rois dans leurs états.
Des Parthes le mieux fait d’esprit et de visage,
Le plus puissant en biens, le plus grand en courage,
Le plus noble : joins-y l’amour qu’il a pour moi ;
Et tout cela vaut bien un roi qui n’est que roi….

Ormene

Qu’auriez-vous de plus ?

Eurydice

Je suis jalouse.

Ormene

Jalouse ! Quoi ? Pour comble aux maux dont je vous plains…

Eurydice

Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains.
Orode fait venir la princesse sa fille ;
Et s’il veut de mon bien enrichir sa famille,
S’il veut qu’un double hymen honore un même jour,
Conçois mes déplaisirs : je t’ai dit mon amour.
C’est bien assez, ô ciel ! Que le pouvoir suprême
Me livre en d’autres bras aux yeux de ce que j’aime :
Ne me condamne pas à ce nouvel ennui
De voir tout ce que j’aime entre les bras d’autrui.

Ormen

Votre douleur, madame, est trop ingénieuse.

Eurydice

Quand on a commencé de se voir malheureuse,
Rien ne s’offre à nos yeux qui ne fasse trembler :
La plus fausse apparence a droit de nous troubler ;
Et tout ce qu’on prévoit, tout ce qu’on s’imagine,
Forme un nouveau poison pour une âme chagrine.

Ormene

En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d’appas
Qu’il en faille faire un d’un hymen qui n’est pas ?

Eurydice

La princesse est mandée, elle vient, elle est belle ;
Un vainqueur des Romains n’est que trop digne d’elle.
S’il la voit, s’il lui parle, et si le roi le veut…
J’en dis trop ; et déjà tout mon cœur qui s’émeut…

Ormene

À soulager vos maux appliquez même étude
Qu’à prendre un vain soupçon pour une certitude :
Songez par où l’aigreur s’en pourrait adoucir.

Eurydice

J’y fais ce que je puis, et n’y puis réussir.
N’osant voir Suréna, qui règne en ma pensée,
Et qui me croit peut-être une âme intéressée,
Tu vois quelle amitié j’ai faite avec sa sœur :
Je crois le voir en elle, et c’est quelque douceur,
Mais légère, mais faible, et qui me gêne l’âme
Par l’inutile soin de lui cacher ma flamme.

Scène 3

Eurydice

Je vous ai fait prier de ne me plus revoir,

Seigneur : votre présence étonne mon devoir ;
Et ce qui de mon cœur fit toutes les délices,
Ne saurait plus m’offrir que de nouveaux supplices.
Osez-vous l’ignorer ? Et lorsque je vous vois,
S’il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi ?
Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble ?
Allez, contentez-vous d’avoir vu que j’en tremble ;
Et du moins par pitié d’un triomphe douteux,
Ne me hasardez plus à des soupirs honteux.
Surena (lieutenant d’Orode, et général de son armée contre Crassus)
Je sais ce qu’à mon cœur coûtera votre vue ;
Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue.
Madame, l’heure approche, et demain votre foi
Vous fait de m’oublier une éternelle loi :
Je n’ai plus que ce jour, que ce moment de vie.
Pardonnez à l’amour qui vous la sacrifie,
Et souffrez qu’un soupir exhale à vos genoux,
Pour ma dernière joie, une âme toute à vous…EurydiceVous pouvez m’épargner d’assez rudes ennuis.
N’épousez point Mandane : exprès on l’a mandée ;
Mon chagrin, mes soupçons m’en ont persuadée.
N’ajoutez point, seigneur, à des malheurs si grands
Celui de vous unir au sang de mes tyrans ;
De remettre en leurs mains le seul bien qui me reste,
Votre cœur : un tel don me serait trop funeste.
Je veux qu’il me demeure, et malgré votre roi,
Disposer d’une main qui ne peut être à moi.
Surena
Plein d’un amour si pur et si fort que le nôtre,
Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre,
Comme je n’ai plus d’yeux vers elles à tourner,
Je n’ai plus ni de cœur ni de main à donner.
Je vous aime et vous perds… 
Acte II- Scène 1

Pacorus (fils d’Orode, Roi des Parthes) 

Suréna, votre zèle a trop servi mon père
Pour m’en laisser attendre un devoir moins sincère ;
Et si près d’un hymen qui doit m’être assez doux,
Je mets ma confiance et mon espoir en vous.
Palmis avec raison de cet hymen murmure ;
Mais je puis réparer ce qu’il lui fait d’injure ;
Et vous n’ignorez pas qu’à former ces grands nœuds
Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d’eux.
Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses,
Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses,
Et je puis hautement vous engager ma foi
Que vous ne vous plaindrez du prince ni du roi.

Surena

Cessez de me traiter, seigneur, en mercenaire :
Je n’ai jamais servi par espoir de salaire ;
La gloire m’en suffit, et le prix que reçoit…

Pacorus

Je sais ce que je dois quand on fait ce qu’on doit,
Et si de l’accepter ce grand cœur vous dispense,
Le mien se satisfait alors qu’il récompense.
J’épouse une princesse en qui les doux accords
Des grâces de l’esprit avec celles du corps
Forment le plus brillant et plus noble assemblage
Qui puisse orner une âme et parer un visage.
Je n’en dis que ce mot ; et vous savez assez
Quels en sont les attraits, vous qui la connaissez.
Cette princesse donc, si belle, si parfaite,
Je crains qu’elle n’ait pas ce que plus je souhaite :
Qu’elle manque d’amour, ou plutôt que ses vœux
N’aillent pas tout à fait du côté que je veux.
Vous qui l’avez tant vue, et qu’un devoir fidèle
A tenu si longtemps près de son père et d’elle,
Ne me déguisez point ce que dans cette cour
Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour.

Surena

Je la voyais, seigneur, mais pour gagner son père :
C’étoit tout mon emploi, c’était ma seule affaire ;
Et je croyais par elle être sûr de son choix ;
Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix.
Du reste, ne prenant intérêt à m’instruire
Que de ce qui pouvait vous servir ou vous nuire,
Comme je me bornais à remplir ce devoir,
Je puis n’avoir pas vu ce qu’un autre eût pu voir….

Pacorus

Quoi ? De ce que je crains vous n’auriez nulle idée ?
Par aucune ambassade on ne l’a demandée ?…

Surena

Durant tout mon séjour rien n’y blessait ma vue ;
Je n’y rencontrais point de visite assidue,
Point de devoirs suspects, ni d’entretiens si doux
Que si j’avais aimé, j’en dusse être jaloux.
Mais qui vous peut donner cette importune crainte,
Seigneur ?

Pacorus

Plus je la vois, plus j’y vois de contrainte :
Elle semble, aussitôt que j’ose en approcher,
Avoir je ne sais quoi qu’elle me veut cacher ;…

Surena

N’en appréhendez rien. Encor toute étonnée,
Toute tremblante encore au seul nom d’hyménée,
Pleine de son pays, pleine de ses parents,
Il lui passe en l’esprit cent chagrins différents.

Pacorus

Mais il semble, à la voir, que son chagrin s’applique
À braver par dépit l’allégresse publique :
Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs
Que par un plein succès l’amour verse en nos cœurs…

Surena

Tout cessera, seigneur, dès que sa foi reçue
Aura mis en vos mains la main qui vous est due :
Vous verrez ces chagrins détruits en moins d’un jour,
Et toute sa vertu devenir toute amour.

Pacorus

C’est beaucoup hasarder que de prendre assurance
Sur une si légère et douteuse espérance ;
Et qu’aura cet amour d’heureux, de singulier,
Qu’à son trop de vertu je devrai tout entier ?

Surena

Seigneur, je l’aperçois ; l’occasion est belle.
Mais si vous en tirez quelque éclaircissement
Qui donne à votre crainte un juste fondement,
Que ferez-vous ?

Pacorus

J’en doute, et pour ne vous rien feindre,
Je crois m’aimer assez pour ne la pas contraindre ;
Mais tel chagrin aussi pourrait me survenir,
Que je l’épouserais afin de la punir…

Acte III- Scène 2

Orode (Roi des Parthes)

Suréna, vos services
(Qui l’aurait osé croire ?) ont pour moi des supplices :
J’en ai honte, et ne puis assez me consoler
De ne voir aucun don qui les puisse égaler.
Suppléez au défaut d’une reconnaissance
Dont vos propres exploits m’ont mis en impuissance ;
Et s’il en est un prix dont vous fassiez état,
Donnez-moi les moyens d’être un peu moins ingrat.

Surena

Quand je vous ai servi, j’ai reçu mon salaire,
Seigneur, et n’ai rien fait qu’un sujet n’ait dû faire ;
La gloire m’en demeure, et c’est l’unique prix
Que s’en est proposé le soin que j’en ai pris….

Orode

Ma gratitude oserait se borner
Au pardon d’un malheur qu’on ne peut deviner,
Qui n’arrivera point ? Et j’attendrais un crime
Pour vous montrer le fond de toute mon estime ?
Le ciel m’est plus propice, et m’en ouvre un moyen
Par l’heureuse union de votre sang au mien :
D’avoir tant fait pour moi ce sera le salaire.

Surena

J’en ai flatté longtemps un espoir téméraire ;
Mais puisqu’enfin le prince…

Orode

Il aima votre sœur,
Et le bien de l’état lui dérobe son cœur :
La paix de l’Arménie à ce prix est jurée.
Mais l’injure aisément peut être réparée ;
J’y sais des rois tous prêts ; et pour vous, dès demain,
Mandane, que j’attends, vous donnera la main.
C’est tout ce qu’en la mienne ont mis des destinées
Qu’à force de hauts faits la vôtre a couronnées.

Surena

À cet excès d’honneur rien ne peut s’égaler ;
Mais si vous me laissiez liberté d’en parler,
Je vous dirais, seigneur, que l’amour paternelle
Doit à cette princesse un trône digne d’elle ;
Que l’inégalité de mon destin au sien
Ravalerait son sang sans élever le mien ;
Qu’une telle union, quelque haut qu’on la mette,
Me laisse encor sujet, et la rendrait sujette ;
Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits,
Au lieu de rois à naître, il naîtrait des sujets….

Orode

Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête
Que vous me demandez ma grâce toute prête ?
Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur
Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur ?
Il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome ;
Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N’ont jamais sûreté d’être toujours heureux.
J’ai donné ma parole : elle est inviolable.
Le prince aime Eurydice autant qu’elle est aimable ;
Et s’il faut dire tout, je lui dois cet appui
Contre ce que Phradate osera contre lui ;
Car tout ce qu’attenta contre moi Mithradate,
Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate :…

Surena

Il sait que je sais mon devoir,
Et n’a pas oublié que dompter des rebelles,
Détrôner un tyran…

Orode

Ces actions sont belles ;
Mais pour m’avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?

Surena

La dédaigner, seigneur, quand mon zèle fidèle
N’ose me regarder que comme indigne d’elle !
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Et pour la mériter, je cours me faire roi.
S’il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
Et vous direz après si c’est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner.
Mais je suis né sujet, et j’aime trop à l’être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu’un homme tel que moi
Souille par son hymen le pur sang de son roi.

Orode

Je n’examine point si ce respect déguise ;
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n’est malaisé quand son bras l’entreprend.
Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières,
Que sur tant de vassaux je n’ai d’autorité
Qu’autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu’ici suivi comme fidèle,
Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.

Surena

Par quel crime, seigneur, ou par quelle imprudence
Ai-je pu mériter si peu de confiance ?
Si mon cœur, si mon bras pouvait être gagné,
Mithradate et Crassus n’auraient rien épargné :
Tous les deux…

Orode

Laissons là Crassus et Mithradate.
Suréna, j’aime à voir que votre gloire éclate :
Tout ce que je vous dois, j’aime à le publier ;
Mais quand je m’en souviens, vous devez l’oublier.
Si le ciel par vos mains m’a rendu cet empire,…

Surena

Je reviens à Palmis, seigneur. De mes hommages
Si les lois du devoir sont de trop faibles gages,
En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois,
Qu’avoir une sœur reine et des neveux pour rois ?
Mettez mon sang au trône, et n’en cherchez point d’autres,
Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres,
Que tout cet univers, que tout notre avenir
Ne trouve aucune voie à les en désunir.

Orode

Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée,
Au milieu des apprêts d’un si grand hyménée ?
Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver
Un ami que la paix vient de leur enlever ?
Si le prince renonce au bonheur qu’il espère,
Que dira la princesse, et que fera son père ? 

Surena

Pour son père, seigneur, laissez-m’en le souci.
J’en réponds, et pourrais répondre d’elle aussi.
Malgré la triste paix que vous avez jurée,
Avec le prince même elle s’est déclarée ;
Et si je puis vous dire avec quels sentiments
Elle attend à demain l’effet de vos serments,
Elle aime ailleurs.

Orode

Et qui ?

Surena

C’est ce qu’elle aime à taire :
Du reste son amour n’en fait aucun mystère,
Et cherche à reculer les effets d’un traité
Qui fait tant murmurer votre peuple irrité.

Orode

Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire
Pour lui donner des rois quel sang je dois élire ?
Et pour voir dans l’état tous mes ordres suivis,
Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ?

Surena

Seigneur, je n’aime rien.

Orode

Que vous aimiez ou non,
Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don.

Surena

Mais si j’aime en tel lieu qu’il m’en faille avoir honte,
Du secret de mon cœur puis-je vous rendre conte ?

Orode

À demain, Suréna. S’il se peut, dès ce jour,
Résolvons cet hymen avec ou sans amour.
Cependant allez voir la princesse Eurydice ;
Sous les lois du devoir ramenez son caprice ;
Et ne m’obligez point à faire à ses appas
Un compliment de roi qui ne lui plairait pas…

Acte IV- Scène 1

Ormene
Oui, votre intelligence à demi découverte
Met votre Suréna sur le bord de sa perte.
Je l’ai su de Silllace ; et j’ai lieu de douter
Qu’il n’ait, s’il faut tout dire, ordre de l’arrêter.Eurydice
On n’oserait, Ormène ; on n’oserait.Ormene
Madame,
Croyez-en un peu moins votre fermeté d’âme.
Un héros arrêté n’a que deux bras à lui,
Et souvent trop de gloire est un débile appui.

Eurydice
Je sais que le mérite est sujet à l’envie,
Que son chagrin s’attache à la plus belle vie.
Mais sur quelle apparence oses-tu présumer
Qu’on pourrait… ?

Ormene
Il vous aime, et s’en est fait aimer.

Eurydice
Qui l’a dit ?

Ormene
Vous et lui : c’est son crime et le vôtre.
Il refuse Mandane, et n’en veut aucune autre ;
On sait que vous aimez ; on ignore l’amant :
Madame, tout cela parle trop clairement.

Eurydice
Ce sont de vains soupçons qu’avec moi tu hasardes.

Scène 2

Palmis (sœur de Suréna)

Madame, à chaque porte on a posé des gardes :
Rien n’entre, rien ne sort qu’avec ordre du roi.

Eurydice

Qu’importe ? Et quel sujet en prenez-vous d’effroi ?

Palmis

Ou quelque grand orage à nous troubler s’apprête,
Ou l’on en veut, madame, à quelque grande tête :
Je tremble pour mon frère.

Eurydice

À quel propos trembler ?
Un roi qui lui doit tout voudrait-il l’accabler ?

Palmis

Vous le figurez-vous à tel point insensible,
Que de son alliance un refus si visible… ?

Eurydice

Un si rare service a su le prévenir
Qu’il doit récompenser avant que de punir.

Palmis

Il le doit ; mais après une pareille offense,
Il est rare qu’on songe à la reconnaissance,
Et par un tel mépris le service effacé
Ne tient plus d’yeux ouverts sur ce qui s’est passé…

Scène 4

Pacorus

Suréna, je me plains, et j’ai lieu de me plaindre.

Surena

De moi, seigneur ?

Pacorus

De vous. Il n’est plus temps de feindre :
Malgré tous vos détours on sait la vérité ;
Et j’attendais de vous plus de sincérité,
Moi qui mettais en vous ma confiance entière,
Et ne voulais souffrir aucune autre lumière…

Surena

Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime,
Seigneur ; mais après tout j’ignore encor mon crime.

Pacorus

Vous refusez Mandane avec tant de respect,
Qu’il est trop raisonné pour n’être point suspect…
Vous avez mieux aimé tenter un artifice
Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice,
En me donnant le change attirer mon courroux,
Et montrer quel objet vous réservez pour vous….

Surena

Je le vois bien, seigneur : qu’on m’aime, qu’on vous aime,
Qu’on ne vous aime pas, que je n’aime pas même,
Tout m’est compté pour crime ; et je dois seul au roi
Répondre de Palmis, d’Eurydice et de moi :…
Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire
Que l’empire des cœurs n’est pas de votre empire,
Et que l’amour, jaloux de son autorité,
Ne reconnaît ni roi ni souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l’appelle :
Dès qu’on le violente, on en fait un rebelle ;
Et je suis criminel de ne pas triompher,
Quand vous-même, seigneur, ne pouvez l’étouffer !
Changez-en par votre ordre à tel point le caprice,
Qu’Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse ;
Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis,
Qu’il dédaigne Eurydice, et retourne à Palmis…

Pacorus

Je pardonne à l’amour les crimes qu’il fait faire ;
Mais je n’excuse point ceux qu’il s’obstine à taire,
Qui cachés avec soin se commettent longtemps,
Et tiennent près des rois de secrets mécontents.
Un sujet qui se voit le rival de son maître,
Quelque étude qu’il perde à ne le point paraître,
Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat ;
Et d’un crime d’amour il en fait un d’état…

Surena

Oui ; mais quand de son maître on lui fait un rival ;
Qu’il aimait le premier ; qu’en dépit de sa flamme,
Il cède, aimé qu’il est, ce qu’adore son âme ;
Qu’il renonce à l’espoir, dédit sa passion :
Est-il digne de grâce, ou de compassion ?

Pacorus

Qui cède ce qu’il aime est digne qu’on le loue ;
Mais il ne cède rien, quand on l’en désavoue ;
Et les illusions d’un si faux compliment
Ne méritent qu’un long et vrai ressentiment.

Surena

Tout à l’heure, seigneur, vous me parliez de grâce,
Et déjà vous passez jusques à la menace !
La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir ;
La menace n’a rien qui les puisse émouvoir…
Qu’on veuille mon épée, ou qu’on veuille ma tête,
Dites un mot, seigneur, et l’une et l’autre est prête :
Je n’ai goutte de sang qui ne soit à mon roi ;
Et si l’on m’ose perdre, il perdra plus que moi.
J’ai vécu pour ma gloire autant qu’il fallait vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre ;
Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux,
Je n’aurai pas peut-être assez vécu pour vous.

PACORUS.

Suréna, mes pareils n’aiment point ces manières :
Ce sont fausses vertus que des vertus si fières.
Après tant de hauts faits et d’exploits signalés,
Le roi ne peut douter de ce que vous valez ;
Il ne veut point vous perdre : épargnez-vous la peine
D’attirer sa colère et mériter ma haine ;
Donnez à vos égaux l’exemple d’obéir,
Plutôt que d’un amour qui cherche à vous trahir…
Recevez cet avis d’une amitié fidèle.
Ce soir la reine arrive, et Mandane avec elle.
Je ne demande point le secret de vos feux ;
Mais songez bien qu’un roi, quand il dit : « je le veux… »
Adieu : ce mot suffit, et vous devez m’entendre.

Surena

Je fais plus, je prévois ce que j’en dois attendre :
Je l’attends sans frayeur ; et quel qu’en soit le cours,
J’aurai soin de ma gloire ; ordonnez de mes jours.

Scène 2

Eurydice

Seigneur, le roi condamne
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane ;
Le refus n’en saurait demeurer impuni :
Il lui faut l’une ou l’autre, ou vous êtes banni.

Surena

Madame, ce refus n’est point vers lui mon crime ;
Vous m’aimez : ce n’est point non plus ce qui l’anime.
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr :
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse…

Scène 5

Eurydice

Je n’y résiste plus, vous me le défendez.
Ormène vient à nous, et lui peut aller dire
Qu’il épouse… Achevez tandis que je soupire.

Palmis

Elle vient toute en pleurs.

Ormene

Qu’il vous en va coûter !
Et que pour suréna…

Palmis

L’a-t-on fait arrêter ?

Ormene

À peine du palais il sortait dans la rue,
Qu’une flèche a parti d’une main inconnue ;
Deux autres l’ont suivie ; et j’ai vu ce vainqueur,
Comme si toutes trois l’avaient atteint au cœur,
Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place.

Euridice

Hélas !

Ormene

Songez à vous, la suite vous menace ;
Et je pense avoir même entendu quelque voix
Nous crier qu’on apprît à dédaigner les rois.

Palmis

Prince ingrat ! Lâche roi ! Que fais-tu du tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la terre ?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si de pareils tyrans n’en sont point écrasés ?
Et vous, madame, et vous dont l’amour inutile,
Dont l’intrépide orgueil paraît encor tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner,
Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l’avantage.
Quoi ? Vous causez sa perte, et n’avez point de pleurs !

Eurydice

Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs.
Ormène, soutiens-moi.

Ormene

Que dites-vous, madame ?

Eurydice

Généreux Suréna, reçois toute mon âme.

Ormene

Emportons-la d’ici pour la mieux secourir.

Palmis

Suspendez ces douleurs qui pressent de mourir,
Grands dieux ! Et dans les maux où vous m’avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée !

Toutes les œuvres de Pierre de  Corneille:

Théâtre:

  • Mélite (1629)
  • Clitandre ou l’Innocence persécutée (1631)
  • La Veuve (1632)
  • La Galerie du Palais (1633)
  • La Suivante (1634)
  • La Place royale (1634)
  • Médée (1635)
  • L’Illusion comique (1636)
  • Le Cid (1637)
  • Horace (1640)
  • Cinna ou la Clémence d’Auguste (1642)
  • Polyeucte (1642)
  • Le Menteur (1644)
  • La Mort de Pompée (1643)
  • Rodogune (1644)
  • La Suite du Menteur (1645)
  • Théodore (1646)
  • Héraclius (1647)
  • Don Sanche d’Aragon (1649)
  • Andromède (1650)
  • Nicomède (1651)
  • Pertharite (1651)
  • Œdipe (1659)
  • La Toison d’or (1660)
  • Sertorius (1662)
  • Sophonisbe (1663)
  • Othon (1664)
  • Agésilas (1666)
  • Attila (1667)
  • Tite et Bérénice (1670)
  • Pulchérie (1672)
  • Suréna (1674)

Autres:

  • Au lecteur (1644)
  • Au lecteur (1648)
  • Au lecteur (1663)
  • Discours du poème dramatique (1660)
  • Discours de la tragédie
  • Discours des trois unités
  • Lettre apologétique
  • Discours à l’Académie
  • Épitaphe de Dom Jean Goulu

Traductions

  • L’Imitation de Jésus-Christ
  • Louanges de la Sainte Vierge
  • Psaumes du Bréviaire romain
  • L’Office de la Sainte Vierge
  • Vêpres des dimanches et complies
  • Hymnes du Bréviaire romain
  • Hymnes de Saint Victor
  • Hymnes de Sainte Geneviève

 Citations de Pierre Corneille:

  • “Aux âmes bien nées, La valeur n’attend point le nombre des années.”
  • “A qui sait bien aimer, il n’est rien d’impossible.”
  • “Un véritable roi n’est ni mari ni père.”
  • “Fuyez un ennemi qui sait votre défaut.”
  • “A raconter ses maux, souvent on les soulage.”
  • “Un bien acquis sans peine est un trésor en l’air. ”
  • “Dans le bonheur d’autrui, je cherche mon bonheur. ”
  • “Qui se laisse outrager mérite qu’on l’outrage.”
  • “Un bienfait perd sa grâce à le trop publier.”
  • “Je ne fais rien du tout quand je pense tout faire.”
  • “On a peine à haïr ce qu’on a bien aimé. Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.”
  • “C’est une imprudence d’écouter trop d’avis, et se tromper au choix.”
  • “Qui veut tout retenir laisse tout échapper.”
  • “Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.”
  • “L’amour a des tendresses que nous n’apprenons point qu’auprès de nos maîtresses.”
  • “Bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore, Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.”
  • “La vanité repousse la bienveillance, la modestie l’attire.”
  • “On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crimes.”

Hommages à Corneille

Ecrits:

  • Fontenelle: Vie de Corneille
  • Taschereau: Vie de Corneille
  • Guizot: Vie de Corneille
  • Voltaire a publié ses œuvres avec un Commentaire
  • La Bruyère, Racine, Gaillard, Bailly, Auger, Victorin Fabre: Éloge.
  • Sainte-Beuve a consacré au Cid quatre Nouveaux Lundis.

Autres:

  • Un portrait de Pierre Corneille du peintre François Sicre (entre 1680 et 1683), exposé au musée Carnavalet.
  • A son effigie un billet de 100 francs français (1964), œuvre de Jean Lefeuvre.
  • Statue en fonte de cire perdue (1834), par David d’Angers, devant le Théâtre des Arts de Rouen.
  • Statue en bronze (1837), de Duaparc, dans la cour du Lycée Corneille de Rouen.
  • Statue en marbre blanc (1840), de Jean-Pierre Cortot, dans le hall de l’Hôtel de Ville de Rouen.
  • Statue (1857) de Philippe Joseph Henri Lemaire, Palais du Louvre (aile Turgot).

 

 

 

 

 

René Descartes ou l'Être cartésien

Biographie de René Descartes (1596-1650):

Mathématicien, physicien et philosophe français, René Descartes naît le 31 mars 1596 à La Haye (aujourd’hui Descartes) en Touraine. Il est le troisième enfant de Joachim Descartes,  conseiller au parlement de Bretagne, et de Jeanne Brochard. il est baptisé le 3 avril en l’église Saint-Georges. Il perd sa mère alors qu’il n’est âgé que de 13 mois. Il est alors élevé par sa grand-mère maternelle, son père et sa nourrice.

René reçoit une éducation solide et une formation classique, complétée par la connaissance des arts d’agrément et des talents militaires et juridiques. Il commence d’abord à lire et à écrire chez sa grand-mère et sa sœur aînée Jeanne. Il rejoint ensuite les jésuites du Collège royal Henri-le-Grand de la Flèche, fondé par Henri IV et qui vient d’ouvrir. Il complète son éducation en pratiquant, l’équitation,dance et l’escrime.

René Descartes obtient son baccalauréat et sa licence en droit civil et canonique à l’université de Poitiers en novembre 1616. Il part alors vivre à Paris où il rencontre le mathématicien Claude Mydorge et retrouve son ancien maître l’abbé Marin Mersenne. Il finit par se retirer en solitaire pour se consacrer à l’étude des mathématiques deux années de vie cachée durant. Il préfère avancer masqué  » Heureux qui a vécu caché » étant sa devise.

René Descartes est considéré comme le premier philosophe moderne. C’est lui qui met fin à la longue suprématie de l’aristotélisme (interprétation médiévale de l’enseignement d’Aristote), et projette de fonder une science universelle. Il reste notamment célèbre pour son « Cogito, ergo sum » (« Je pense, donc je suis »), exprimé la première fois dans « Discours de la méthode ». Cette formule exprime selon l’auteur la première des certitudes, celle de sa propre existence, à partir de laquelle le monde est bâti.

Les pérégrinations de Descartes le mènent d’abord en Hollande (1618) pour s’engager à l’école de guerre de Maurice de Nassau (prince d’Orange). Il rencontre le physicien Isaac Beeckman la même année. Il se rend ensuite au Danemark, en Allemagne où éclate la guerre de Trente ans. Il assiste au couronnement de l’Empereur Ferdinand, avant de s’engager dans l’armée du duc Maximilien de Bavière. Il considère ces aventures en terre étrangère sont très formatrices stimulantes intellectuellement, en ce sens qu’il y puise des éléments de réflexion philosophique et d’analyse scientifique grâce notamment aux contacts avec des savants. C’est durant cette période de sa vie (entre 1619 et 1620) à Neubourg qu’il fait, selon lui, trois songes exaltants qui l’éclairent sur sa vocation. Il parle de la révélation d’une « science admirable » dont il va concevoir les fondements.

René Descartes renonce finalement au métier des armes. Il se rend de nouveau en Hollande (1621), puis revient en France (1622) pour prendre possession de l’héritage de sa mère. Il fait en 1623 un voyage de plusieurs mois en Italie, avant de revenir en France et demeurer à Paris jusqu’en 1629 puis repartir en Hollande. A l’invitation de la reine Christine de Suède, férue de philosophie, il se rend à Stockholm en septembre. Après avoir passé quelques mois intenses avec elle, il succombe à une pneumonie le 11 février 1650. Mais selon Eike Pies dans « L’Affaire Descartes » et Theodor Ebert dans « La Mort mystérieuse de René Descartes », le philosophe aurait été empoisonné à l’arsenic par François Viogué (aumônier, père catholique et missionnaire à l’ambassade de France à Stockholm). Celui-ci aurait craint qu’il n’influençât la reine Christine qui est luthérienne et qu’elle ne renonçât à se convertir au catholicisme. Ebert soutient donc, preuves à l’appui, la thèse de l’assassinat.

Oeuvre de René Descartes

En novembre 1633, René Descartes apprend que Galilée est traduit par l’Eglise devant le tribunal de l’inquisition pour ses idées copernicienne, contraires aux Écritures Saintes. La controverse Ptoléméo-copernicienne et ce procès le font rallier au système cosmologique copernicein, alors qu’il ne se destinait pas à une carrière philosophique. Il veut faire mieux que Galilée, ayant dans l’idée que celui-ci s’y est mal pris pour expliquer la thèse de l’héliocentrique (théorie qui place le Soleil au centre de l’ Univers). Il prend néanmoins soin de dissimuler ses idées et avance avec un masque, craignant à son tour d’être la cible des religieux et autres conservateurs. Pour défendre cette thèse il écrit alors son « Traité du monde de la lumière » (1632), qu’il ne publiera que deux années plus tard. Une oeuvre qui est le prémisse à une nouvelle méthode de pensée, à des idées nouvelles qui allaient révolutionner à leur tour la philosophie et la théologie jusqu’à influencer considérablement tout son siècle.

Avant de s’intéresser à l’existence des corps, Descartes se penche d’abord sur celle de Dieu, dont il démontre l’existence. Ses seules certitudes ou vérités sont celle de sa propre existence, d’où le fameux « je pense, donc je suis », et celle de Dieu. Le reste doit être fondé sur la notion de doute absolu, excluant toute certitude. Pour se faire il s’attaque d’abord à la science incertaine du Moyen Âge. Il lui substituer une autre, qui aurait le même degré de certitude que celui des mathématiques. Il établie alors une méthode à même d’arriver à écarter le doute, c’est à dire à la certitude.

Soucieux de mettre de l’unité dans les sciences, il travaille sur la généralisation de cette certitude à tous les savoirs, qui prendra le nom Mathesis Universalis (La mathématique universelle) dans les « Règles pour la direction de l’esprit ». Descartes part du principe que c’est toujours une pensée unifiée qui est à l’œuvre dans la science.

Descartes s’intéresse ensuite à l’étude du champ affectif humain, et de la nature de l’union entre l’âme et le corps. Il rompt avec la tradition aristotélicienne en affirmant un dualisme non négligeable entre l’âme et le corps. Il va jusqu’à considérer l’animal comme une machine, une créature sans pensée ni âme. Une théorie qui trouvera des opposants, notamment Voltaire, Rousseau et Diderot au temps des Lumières.

Pour Descartes c’est l’action divine qui agit, en le recréant sans cesse, et maintient dans l’être le Monde et tout l’Univers. Cette force motrice permet au Monde et ses composantes de se mouvoir. La métaphysique cartésienne trouve selon lui son origine et son fondement en Dieu, en ce sens que c’est son action qui est au principe même du mouvement. La physique n’a plus alors qu’à définir et étudier les lois qui en découlent. Toutes ses recherchent scientifiques sont orientées et justifiées par l’idée qu’il se fait du divin. Mais il prend bien soin de distinguer ce qui est de l’ordre du divin de ce qui est du domaine de la connaissance ainsi que des choses.

Œuvres de René Descartes

Les Règles pour la direction de l’esprit (1628, inachevées)

Dans cette ouvrage, Descartes propose un certain nombre de règles qui ont pour objet d’orienter l’esprit dans la quête de vérité et de lui éviter des efforts inutiles. C’est en fait toute une méthode pour éviter de prendre le faux pour du vrai, et d’acquérir la science que l’auteur qualifie de Sagesse. Etant la connaissance de tout ce qui est humainement possible, celle-ci est selon lui « la fin générale » à laquelle la méthode doit conduire. La méthode se présente donc comme un moyen d’atteindre un but, la Sagesse, en ce sens que celle-ci est l’accomplissement de la vraie connaissance de toutes les choses dont leur esprit est capable.

Première règle:

Le but des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui.

Deuxième règle:

Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable.

Troisième règle:

II faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous ­mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science.

Quatrième règle:

Nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité.

Cinquième règle:

Il faut ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures à de plus simples, et ensuite partir de l’intuition de ces dernières pour arriver, par les mêmes degrés, à la connaissance des autres.

Sixième règle:

Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées, et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets, où de quelques vérités nous avons déduit d’autres vérités, reconnaître quelle est la chose la plus simple, et comment toutes les autres s’en éloignent plus ou moins, ou également.

Septième règle:

Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante.

Huitième règle:

Si dans la série des questions il s’en présente une que notre esprit ne peut comprendre parfaitement, il faut s’arrêter là, ne pas examiner ce qui suit, mais s’épargner un travail superflu.

Neuvième règle:

Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et distinctement.

Dixième règle:

Pour que l’esprit acquière de la facilité, il faut l’exercer à trouver les choses que d’autres ont déjà découvertes, et à parcourir avec méthode même les arts les plus communs, surtout ceux qui expliquent l’ordre ou le supposent.

Onzième règle:

Apres avoir aperçu par l’intuition quelques propositions simples, si nous en concluons quelque autre, il est inutile de les suivre sans interrompre un seul instant le mouvement de la pensée, de réfléchir à leurs rapports mutuels, et d’en concevoir distinctement à la fois le plus grand nombre possible ; c’est le moyen de donner à notre science plus de certitude et à notre esprit plus d’étendue.

Douzième règle:

Enfin il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connaît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu.

Treizième règle:

Quand nous comprenons parfaitement une question, il faut la dégager de toute conception superflue, la réduire au plus simple, la subdiviser le plus possible au moyen de l’énumération.

Quatorzième règle:

La même règle doit s’appliquer à l’étendue réelle des corps, et il faut la représenter tout entière à l’imagination, au moyen de figures nues ; de cette manière l’entendement la comprendra bien plus distinctement.

Quinzième règle:

Souvent il est bon de tracer ces figures, et de les montrer aux sens externes, pour tenir plus facilement notre esprit attentif.

Seizième règle:

Quant à ce qui n’exige pas l’attention de l’esprit, quoique nécessaire pour la conclusion, il vaut mieux le désigner par de courtes notes que par des figures entières. Par ce moyen la mémoire ne pourra nous faire défaut, et cependant la pensée ne sera pas distraite, pour le retenir, des autres opérations auxquelles elle est occupée.

Dix-septième règle:

Il faut parcourir directement la difficulté proposée, en faisant abstraction de ce que quelques uns de ses termes sont connus et les autres inconnus, et en suivant, par la marche véritable, la mutuelle dépendance des unes et des autres.

Dix-­huitième règle:

Pour cela il n’est besoin que de quatre opérations, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division ; même les deux dernières n’ont souvent pas besoin d’être faites, tant pour ne rien embrasser inutilement, que parce qu’elles peuvent par la suite être plus facilement exécutées.

Dix-neuvième règle:

C’est par celle méthode qu’il faut chercher autant de grandeurs exprimées de deux manières différentes que nous supposons connus de termes inconnus, pour parcourir directement la difficulté; car par ce moyen, nous aurons autant de comparaisons entre deux choses égales.

Vingtième règle:

Après avoir trouvé les équations, il faut achever les opérations que nous avons omises, sans jamais employer la multiplication toutes les fois qu’il aura lieu à division. 

Vingt et unième règle:

S’il y a plusieurs équations de cette espèce, il faudra les réduire toutes à une seule, savoir à celle dont les termes occuperont le plus petit nombre de degrés, dans la série des grandeurs en proportion continue, selon laquelle ces termes eux-mêmes doivent être disposés. 

Le Monde ou le Traité de la lumière (1633, publié post-mortem)

Alors qu’il s’apprête à publier ce traité René Descartes, qui admet aussi le mouvement de la Terre, apprend que Galilée est condamné par les inquisiteurs du Saint-Office à Rome pour son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (Pour Galilée, la Terre tournait autour du soleil et n’est pas le centre de l’Univers). Il sursoit alors temporairement à sa publication qu’il laisse dans l’ombre. Il publie cependant en 1637 trois petits traités (Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité à travers les sciences, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie) qui renseignent quelque peu sur sa doctrine. Le but est de connaître les réactions des autorités. Le Monde, ou Traité de la lumière ne sera finalement publié que bien après sa mort (1677).

Dans ce traité, l’auteur relate ses idées sur le monde. Il considère que la vie, l’activité humaine et animale (machines du corps vivants) et l’univers physique (machine du monde) sont régis mécaniquement grâce à trois règles de mouvement découlant des lois naturelles établies par Dieu (principe d’inertie, lois de la communication du mouvement…). Cependant, l’âme pensante reste inflexible au mouvement et à ces lois. Avec ce traité, Descartes ouvre la voie à l’organisation rationnelle de la mécanique.

Discours de la méthode (1637)

René Descartes se rend compte, après ce qui est arrivé à Galilée, que les esprits n’étaient pas encore préparés à accueillir favorablement cette science nouvelle. Il adopte donc une attitude prudente pour « avancer maqué ». Le discours de la méthode est destiné justement à préparer ces esprits à comprendre cette science et les résultats de ses recherches. Ce qui explique le titre entier de « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. » La raison signifiant ici distinguer ce qui est vrai du faux sur le plan théorique et le bien du mal sur le plan pratique. Retirez à l’homme sa forme raisonnable il cesse d’être un homme, car c’est ce qui le distingue de l’animal.

Pour Descartes excepté les vérités religieuses qui ont été révélées, les vérités scientifique sont à chercher et découvrir. La science est encore à élaborer, et il faut donc une méthode qui doit s’exercer selon des règles à définir pour qu’elle soit efficace. Comme pour convaincre, il expose sa vie intellectuelle et le chemin suivi et parcouru dans la recherche de la vérité. Il nous apprend que la soif de connaître est chez lui une curiosité naturelle. Pour lui apprendre c’est pour distinguer le vrai du faux, pour voir clair dans ses actions et sa vie afin d’avancer avec assurance. Pour Descartes il existe deux sources fondamentales de la connaissance: la raison qui dépend de notre volonté et l’expérience grâce au voyage et contacts avec les autres et les érudits notamment.

Au passage Descartes critique sévèrement l’enseignement qu’il a reçu au collège de La Flèche, pourtant réputé le meilleur en Europe. Il passe en revue toutes les disciplines qu’ils a eu à étudier: du latin et le grec en passant par les mathématiques et la théologie jusqu’à la philosophie scolastique et le jurisprudence… Descartes aborde ce discours par trois constats:

-« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ».

Cela veut dire que chaque être humain est pourvu de bon sens, c’est-à-dire de raison.

-« Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». 

En d’autres termes, quelqu’un qui avancerait lentement, mais dans le bon chemin, irait bien plus loin que quelqu’un qui avancerait rapidement, mais en s’éloignant du chemin.

-« Je savais que les langues… sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des fables réveille l’esprit…; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées…; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup espérer, tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes…; que la philosophie, donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et des autres sciences, apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur, et se garder d’en être trompé. »

Descartes énumère des domaines de connaissance qui trouvent une application dans la réalité, et peuvent donc être bénéfiques. Il expose les vertus des connaissances qu’il a reçues, mais les écarte ensuite par le doute afin d’aller chercher la vérité.

Après cet état des lieux, il propose une méthode et ses règles. Il la justifie par l’exigence d’être guidé par un chemin balisé, qui permet à la recherche d’éviter l’erreur et d’aboutir à des découvertes. Par cette méthode Descartes se donne comme exigence de suivre quatre règles en toutes circonstances dans ses recherches.

La règle de l’évidence:

Il s’agit de n’admettre que ce qui a été suivi d’un examen et qui résiste au doute. Pour celà éviter deux choses (périls) importants: la prévention et la précipitation. Le premier est en effet fondé sur les préjugés et leur apparence de vérités, et consiste à approuver sans chercher au préalable à distinguer le vrai du faux. Le second consiste à se donner le temps d’examiner scrupuleusement les condition de la validité et à éviter donc la précipitation. Le but est de se faire une idée bien claire et distincte dont on ne peut absolument pas douter, tellement sa vérité saute aux yeux donc évidente. « Ne rien recevoir pour vrai qui ne soit évident ».

La règle de l’analyse:

Face à un problème notamment complexe, Descartes suggère de le décomposer en problèmes ou de points de moindre difficulté pour en simplifier la résolution.

La règle de la synthèse:

C’est la reconstitution dans l’ordre et par étape, des plus simples et aisés au plus complexes, des résultats de l’analyse pour en faire une connaissance structurée et composée de l’objet étudié. 

La règle du dénombrement ou récapitulation:

Il s’agit de revoir tout ce qui a été fait pour vérifier et s’assurer que rien n’a été omis et qu’aucune erreur ne s’est glissée.  

En appendice Descartes ajoute trois essais: La Dioptrique, Les Météores et la Géométrie.

La Dioptrique: 

Publié à Leyde (Hollande) et composé de dix discours l’essai traite de la lumière réfléchie, de la lumière réfractée et des lois de la vision. Usant d’une approche par l’expérimentation, il fait une avancée importante dans le domaine de l’optique. Son travail aboutit notamment à l’énonciation d’une loi de la réfraction puis à la construction d’instruments d’optiques.

Les Météores:

Par cet ouvrage, René Descartes est le premier à s’essayer à l’étude de la météorologie et des phénomènes naturels d’un point de vue scientifique.

La Géométrie:

Après la Dioptrique, les Météores et maintenant la Géométrie, René Descartes nous montrent qu’avec sa Méthode on obtient des résultats positifs. « La Géométrie » est un ouvrage où il est question de l’unité avec l’algèbre. Il invente ainsi les repères cartésiens (système d’axes de coordonnées) qui aboutit à l’écriture de l’équation de courbes et donc à la géométrie analytique.

Méditations métaphysiques (1641)

ou Méditations sur la philosophie première

Composée de six méditations, cette oeuvre philosophique revient avec plus de détails sur le doute et la recherche de la vérité qui doit avoir un fondement solide et irréfutable. Laquelle vérité à laquelle font souvent obstacles les préjugés et les croyances, dont il faut donc se détacher. Lui-même a découvert que les opinions ou connaissances qu’il a reçus dans sa jeunesse étaient fausses. A travers ces méditations, Descartes nous invite à suivre ce parcours de réflexion pour arriver aux mêmes résultats que lui dans la recherche de la vérité.

Méditation première : Des choses que l’on peut révoquer en doute.

Pour Descartes tout ce qui n’est pas absolument certain et assuré est considéré comme faux, douteux. Il s’agit d’abord de remettre en doute tout ce qui a été inculqué dans le domaine de la connaissance durant l’enfance où la raison est encore mal formée. Le doute absolu est l’arme par laquelle on peut établir la vérité et l’exactitude des connaissances car il est nécessaire à toute entreprise de construction scientifique et philosophique.

Méditation seconde : De la nature de l’esprit humain ; et qu’il est plus aisé à connaître que le corps.

Descartes cherche à se mettre hors du doute par une certitude qui sera « un point fixe et assuré ». Il se pose alors la question de savoir s’il existe et en tant que quelque chose après avoir a nié l’existence du monde, des corps et des esprits. Il a une certitude, l’existence de sa pensée aussi perplexe soit-elle comme preuve de la sienne en tant qu’être pensant. C’est sa première vérité  » la proposition : je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce , ou que je la conçois en on esprit… Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis…je ne suis précisément parlant qu’une chose qui pense » Descartes démontre que le cogito (ou l’esprit) est premier dans l’ordre de la connaissance vis-à-vis du corps. « Je suis une chose pensante (res cogitans) » (res cogitas, je pense).

Méditation troisième : De Dieu ; qu’il existe.

Etant fixé sur sa propre existence, Descartes entreprend de trouver ce qui rend la connaissance de moi aussi certaine et tenter de l’appliquer à d’autres choses.

Le critère de vérité  

La certitude d’une existence vient du fait que l’on peut en avoir une idée bien claire et distincte. Elle est alors sûre comme l’est l’évidence mathématiques 3+2 = 5.

L’analyse des pensées

Descartes se penche sur l’analyse des pensées pour appuyer ce qu’il avance. Selon lui ces pensées sont de trois types: les idées, les volontés et les jugements. Si les jugements sont plutôt des actes qui peuvent faussés, les idées et les volontés sont justes des représentations

La certitude de l’existence de Dieu

Descartes oppose le fini à l’infini pour aboutir à la certitude de l’existence de Dieu. L’Homme, dont la condition est d’être fini, ne peut pas produire une idée telle que l’infini, la perfection. Cela ne peut être que l’oeuvre de, Dieu. Cette idée (l’effet) ne peut être le fruit que d’un être infini et parfait (la cause), c’est à dire Dieu qui a mis en la personne cette idée.

Méditation quatrième : Du vrai et du faux.

Après avoir montré sans aucun doute (selon lui) que Dieu existe, Descartes tente de percevoir l’origine des erreurs de l’homme. Se pose la question de savoir pourquoi Dieu, dans son infinie bonté, a t-il conçu l’homme de telle manière qu’il se trompe jusqu’à le lui reprocher de ne pas nous faire parfaits. Mais Dieu n’a fait plutôt que le Monde le plus parfait possible.

Méditation cinquième : De l’essence des choses matérielles ; et, derechef de Dieu, qu’il existe.

L’homme peut désormais produire des connaissances indiscutables, le doute étant écarté grâce la fiabilité et à la performance du vérité (idée claire et distincte).

Les choses matérielles, considérées par Descartes comme l’étendue, sont mesurables en ce sens qu’elles occupent un espace avec leurs caractéristiques que sont dimensions, figures, mouvements, durée, profondeurs. Dès lors on peut envisager l’exercice d’une science physique mathématique.

Méditation sixième : De l’existence des choses matérielles ; et de la réelle distinction entre l’âme et le corps de l’homme.

Descartes nous a mené jusqu’à la connaissance de l’essence même des choses matérielles. Il s’agit maintenant de démontrer leur existence.

Distinction de l’âme et du corps

Descartes distingue l’esprit, qui relève des pensées, du corps qui est une chose matérielle. Descartes distingue donc l’âme du corps.

Vérité des pensées et vérité des sens

Ainsi donc, selon Descartes, il y a donc la vérité de l’esprit et celle du corps. Sauf que les vérités du corps sont confuses, alors que celles des sens ne trompent jamais.

L’union de l’âme et du corps

La dimension de l’homme ne se réduit pas à une âme, substance pensante. La douleur ressentie par exemple, montre que l’âme est liée au corps ou la substance matérielle.

Sortie définitive du doute

Les doutes de la première méditation étant levés, il reste celui celui du rêve.

Quoiqu’il en soit les méditations de Descartes montrent un monde qui n’est jamais fini, avec des connaissances du monde infinies.

Les principes de la philosophie (1644)

Il s’agit là d’une œuvre de synthèse des précédents ouvrages (Méditations métaphysiques ; Discours de la méthode). Descartes nous fait part, dans ce livre inachevé et publié seulement en 1701, du parcours qu’il faut pour s’informer de la science dans les livres de son époques. « Ce qu’ils renferment de bon est mêlé de tant d’inutilités, et dispersé dans la masse de tant de gros volumes, que pour les lire il faudrait plus de temps que la vie humaine ne nous en donne ». Il propose alors un raccourci dans lequel il met en scène trois personnages pour nous faire part de la méthode qu’il préconise, c’est à dire le doute universel.

Le projet philosophique de Descartes consiste à déterminer les causes initiales qui expliquent le réel. La philosophie permet d’identifier, selon une relation de cause à effet, les principes qui sont le point de départ à partir duquel s’enchaînent des phénomènes, des effets. Cette enchaînement, à condition qu’il n’y ait aucun doute, autorise l’emploi d’une méthode déductive qui mène à la généralité.
«  […] et que ces principes doivent avoir deux conditions ; l’une, qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre, que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux ; […] »
« […] et qu’après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu’il n’y ait rien en toute la suite des déductions qu’on en fait, qui ne soit très manifeste. »

Pour Descartes la métaphysique est le point de départ (comme les racines d’un arbre) de toutes les connaissances, la philosophie étant l’ arbre. Le tronc représente la physique, alors que les branches toutes les autres sciences notamment la mécanique et la médecine. L’aboutissement en est la morale, fruit de l’arbre, dans laquelle s’inscrit le projet cartésien dans la quête de la vérité. La métaphysique est donc, selon lui, le fondement (lié à la théologie) de toute connaissance. Cette comparaison à un arbre permet à Descartes d’établir une classification des connaissances.

Autres œuvres de René Descartes

  • Abrégé de la musique (1618)
  • Le Monde, ou Traité de la lumière (publié en 1664)
  • L’Homme (publié en 1664)
  • Traité de la mécanique (1637)
  • Discours de la méthode (1637)
  • Méditations métaphysiques (1641)
  • Principes de la philosophie (1644)
  • Les Passions de l’âme (1649)
  • Recherche de la vérité par les lumières naturelles (posthume 1684 et inachevé)
  • Premières pensées sur la génération des animaux (posthume)

Citations de René Descartes:

  • Le bons sens est la chose du monde la mieux partagée
  • Toute science est une connaissance certaine et évidente
  • Je pense, donc je suis
  • Je suis comme un milieu entre Dieu et le néant
  • La raison est la seule chose qui nous rend hommes
  • La volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être contrainte
  • Il n’y a personne qui ne désire se rendre heureux;  mais plusieurs n’en savent pas le moyen
  • Les passions sont le sel de la vie
  • Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus
  • La Passion est passivité de l’âme et activité du corps
  • Sur un seul point, la puissance  de Dieu est en défaut:  il ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé

 

Pierre de Ronsard, ou la naissance de la poésie amoureuse

Biographie de Pierre de Ronsard (1524-1585)

Poète certainement le plus emblématique et populaire de la renaissance, Pierre de Ronsard naît le 10 septembre 1524 au Château de la Possonnière  près du village de Couture-sur-Loir dans le  Comté de Vendôme. Né de famille aristocratique parent de Bayard et même de la reine Elisabeth d’Angleterre, il est le fils cadet de Louis de Ronsard et de Jeannez Chaudrier. Hevalier, son père combattit sous Louis XII et François 1er et joua le rôle de maître d’hôtel des enfants de François Ier lors de leur captivité en Espagne.

Passionné de l’Italie de la renaissance, son père l’élève dans l’engouement pour les arts et les lettres. Pierre rentre au collège de Navarre à Paris en 1533 qu’il quitte semble t-il à cause de ses maîtres qui le terrifient. Ses résultats sont bien en de ça de ses facultés.

A douze ans il rentre au service de la cour de France en tant que page, ce qui lui permet de voyager beaucoup. Il fait la rencontre de poètes, des clercs, d’humanistes …avec qui il apprend beaucoup.

Très doué pour l’escrime, l’équitation et les exercices physiques, il se prédestine à une carrière militaire et diplomatique. Il renonce malgré lui car des otites à répétitions le rendent quasiment sourd. Il se découvre un don pour la poésie en lisant plusieurs œuvres notamment de l’antiquité dont Virgile et Horace. Il s’exerce en latin puis se met à les imiter en français sans avoir fait d’études littéraires. Au collège de Coqueret à paris où il rentre il rencontre des écrivains avec qui il apprend. Il est particulièrement influencé par Jean Dorat son maître helléniste.

En 1544 Ronsard s’installe à Paris et s’inscrit à l’université. Il forme avec Joachim Bellay qu’il vient de rencontrer, et quelques poètes la Pléiade. Ce groupe se donne pour mission de protéger la langue française, de l’enrichir et de créer une véritable littérature française inspirée des auteurs latins et grecs. Il se rend en 1545 à Poitiers foyer intellectuel par excellence pour rejoindre son cousin le cardinal Jean de Bellay. Il entame des études de droit et sous l’influence de Marot il s’amuse à versifier. Sous celle de Peletier il imite tout aussi bien les poètes de l’antiquité que ceux de la Renaissance italienne.

Son talent s’affirme, Henri II, François 1er, Charles IX, Marguerite de France (la sœur du roi et de Charles IX)… tombent sous son charme. Celui qui lui confère des traitements privilégiés. En 1558 Pierre de Ronsard est nommé Poète officiel de la cour, conseiller et aumônier ordinaire du roi Henri II. Cette consécration est considérée comme une reconnaissance de son génie, le « prince des poètes »

Avec la mort d’Henri II, il perd sa place dans la cour, et devient chanoine et archidiacre (1560). Il profite de cette situation pour réunir et publier en quatre volumes l’ensemble de ses œuvres. Il s‘engage de plus en plus dans le domaine politique, et se met du côté des catholiques. Il est de nouveau rappelé à la Cour pour être Poète officiel de Charles IX. C’est là que son rôle politique s’affirme avec des écrits engagés tels « Discours sur les misères de ce temps », « Remontrance au peuple de France », ou encore « Réponses aux injures et calomnies des ministres de Genève » (1563) dans lequel il se prononce pour le catholicisme.

Il quitte de nouveau la Cour et se réfugie dans ses prieurés de Vendée et de Touraine pour se consacrer dans la solitude à l’édition de ses œuvres complètes. Il s’installe ensuite à Saint-Cosme-en-l’Isle, près de Tours, dans le prieuré dont il deviendra le prieur en 1585. Considéré comme un grand poète de l’amour, il reçoit notamment la visite de Catherine de Médicis et de son fils, le roi Charles IX avec qui il se réconcilie. La reine l’invite à consoler Hélène de Surgères, sa fille d’honneur qui vient de perdre son amoureux au combat. Il écrit pour elle « Sonnets pour Hélène » et en tombe follement amoureux malgré son âge. Il lui écrit même « Vivez si m’en croyez ! N’attendez à demain ! Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie ! » . Mais il n’obtiendra jamais d’elle  plus que « Je vous aime, poète ! » Elle décède peu après de chagrin sans doute, et pucelle semble t-il.

Il décède dans la nuit du 27 au 28 décembre 1585 dans sa demeure de Saint-Cosme torturé par la goutte et les insomnies. Il est alors enterré dans la crypte de l’église du prieuré de Saint-Cosme, qui est resté longtemps en en ruine. Après sa réhabilitation, le site a été ouvert en 1951 au public. Fermé de nouveau pour restauration, il sera accessible au public en janvier 2015. Deux mois après sa mort il reçoit un hommage officiel au collège de Boncourt, où ses funérailles solennelles sont célébrées à Paris le 25 février 1586, date anniversaire de la bataille de Pavie. Toute la cour s’y presse.

Œuvre de Ronsard

La carrière poétique de Pierre de Ronsard va de 1550 à 1585, trente ans pour nous offrir une œuvre vaste et variée. Maître de la poésie lyrique qui fait de lui un poète de l’amour et de la nature, elle est tout aussi qu’engagée et officielle. Humaniste avant tout, il renoue avec Homère, Horace ou encore Virgile pour s’inspirer de la poésie de l’antiquité. Comblé de biens et d’honneurs,  il met son talent au service de la royauté.

Le conflit religieux qui se transforme en guerre civile qui dévaste le pays ne le laisse pas indifférent. Il manifeste sa profonde amertume, et choisit de défendre la foi des ancêtres en s’en prenant violemment par la plume aux protestants.

Une partie de son œuvre restent donc militante, animé qu’il est par sa foi catholique pour la défense de la paix. Certains écrits sont tellement violents qu’ils sont pathétiques. En tant que poète officiel, il participe par sa poésie à pacifier les esprits lors des voyages du roi et de la reine dans les provinces françaises. La Franciade écrit à la gloire de la France illustre bien son patriotisme et son statut de poète national.

Œuvres de Pierre de Ronsard

La vie et les œuvres lyriques de Ronsard ont été fortement influencés par quelques femmes, dont il était amoureux et pour lesquelles il avait de l’admiration. A la jeune Cassandre, puis Marie et enfin Hélène ses inspiratrices, il a offert des sonnets amoureux pour chanter sa passion et l’amour qui lui ont valu le titre de poète amoureux. Pour le prestige il s’est ensuite intéressé à d’autres genres poétiques, celui qui porte sur les hymnes et l’épopée. Entre les deux et en tant que poète officiel, il compose des discours sur la situation du pays. Son œuvre peut-être classée selon quatre catégories :

Les Odes (1550-1552) : Ronsard tente de revenir au lyrisme antique, avec des inspirations multiples.

Les Amours (De 1552 1578) : sont des poèmes d’inspiration personnelle

Les Hymnes (1555 – 1556) : le ton est épique

Les Discours (1562 – 1563) : Ronsard utilise la satire et apparaît éloquent dans le parti prit pour la foi catholique et Charles IX.

La Franciade (1572) : poème épique composé à la demande de Charles IX à la gloire de la France, mais qu’il n’achève pas, découragé par la situation qui prévaut notamment la guerre civile. Il met en scène Francus (Francien) fils d’Hector présenté comme le fondateur de la nation française.  

Poèmes posthumes (1586) : Juste après sa mort, les amis de Ronsard publient quelques poèmes de la fin de sa vie. Ceux sont des sonnets qui racontent sa souffrance physique, alors que la mort se profile à l’horizon (Je n’ai plus que les os ou Ah! longues nuits d’hivers…).

Quelques œuvres et extraits de Ronsard

Les Odes

ou Les Odes de Ronsard (1549 à 1552)   

En introduisant l’Ode dans la poésie française, Ronsard tente de revenir au lyrisme antique avec des inspirations plus en vogue et plus variées. C’est une véritable révolution lyrique qui déclenche même une polémique. Les Odes sont le fruits de l’enseignement qu’il a reçu de Dorat au collège de Coqueret et de son admiration aux poètes de l’Antiquité notammlent le Grec Pindare. Ces odes lui valent les faveurs d’Henri II.

A la forêt de gastine

Couché sous tes ombrages vers
Gastine, je te chante
Autant que les Grecs par leurs vers
La forest d’Erymanthe.
Car malin, celer je ne puis
A la race future
De combien obligé je suis
A ta belle verdure :
Toy, qui sous l’abry de tes bois
Ravy d’esprit m’amuses,
Toy, qui fais qu’à toutes les fois
Me respondent les Muses :
Toy, par qui de ce meschant soin
Tout franc je me délivre.
Lors qu’en toy je me pers bien loin.
Parlant avec un livre.
Tes bocages soient tousjours pleins
D’amoureuses brigades,
De Satyres et de Sylvains,
La crainte des Naiades.
En toy habite désormais
Des Muses le college.
Et ton bois ne sente jamais
La flame sacrilège.

Contre Denise Sorcière

L’inimitié que je te porte.
Passe celle, tant elle est forte,
Des aigneaux et des loups,
Vieille sorcière deshontée,
Que les bourreaux ont fouettée
Te honnissant de coups.

Tirant après toy une presse
D’hommes et de femmes espesse,
Tu monstrois nud le flanc.
Et monstrois nud parmy la rue
L’estomac, et l’espaule nue
Rougissante de sang.

Mais la peine fut bien petite.
Si lon balance ton mérite :
Le Ciel ne devoit pas
Pardonner à si lasche teste,
Ains il devoit de sa tempeste
L’acravanter à bas.

La Terre mère encor pleurante
Des Geans la mort violante
Bruslez du feu des cieux,
(Te laschant de son ventre à peine)
T’engendra, vieille, pour la haine
Qu’elle portait aux Dieux.

Tu sçais que vaut mixtionnée
La drogue qui nous est donnée
Des pays chaleureux.
Et en quel mois, en quelles heures
Les fleurs des femmes sont meilleures
Au breuvage amoureux.

Nulle herbe, soit elle aux montagnes.
Ou soit venimeuse aux campagnes,
Tes yeux sorciers ne fuit.
Que tu as mille fois coupée
D’une serpe d’airain courbée,
Béant contre la nuit.

Le soir, quand la Lune fouette
Ses chevaux par la nuict muette,
Pleine de rage, alors
Voilant ta furieuse teste
De la peau d’une estrange beste
Tu t’eslances dehors.

Au seul soufler de son haleine
Les chiens effroyez par la plaine
Aguisent leurs abois :
Les fleuves contremont reculent.
Les loups effroyablement hurlent
Apres toy par les bois.

Adonc par les lieux solitaires.
Et par l’horreur des cimetaires
Où tu hantes le plus,
Au son des vers que tu murmures
Les corps des morts tu des-emmures
De leurs tombeaux reclus.

Vestant de l’un l’image vaine
Tu viens effroyer d’une peine
(Rebarbotant un sort)
Quelque veufve qui se tourmente,
Ou quelque mère qui lamente
Son seul héritier mort.

Tu fais que la Lune enchantée
Marche par l’air toute argentée,
Luy dardant d’icy bas
Telle couleur aux joues pâlies.
Que le son de mille cymbales
Ne divertiroit pas.

Tu es la frayeur du village :
Chacun craignant ton sorcelage
Te ferme sa maison.
Tremblant de peur que tu ne taches
Ses bœufs, ses moutons et ses vaches
Du just de ta poison.

J ’ay veu souvent ton œil senestre.
Trois fois regardant de loin paistre
La guide du troupeau.
L’ensorceler de telle sorte.
Que tost après je la vy morte
Et les vers sur la peau.

Comme toy, Medée exécrable
Fut bien quelquefois profitable :
Ses venins ont servy,
Reverdissant d’Eson l’escorce :
Au contraire, tu m’as par force
Mon beau printemps ravy.

Dieux ! si là haut pitié demeure,
Pour recompense qu’elle meure,
Et ses os diffamez
Privez d’honneur de sépulture,
Soient des oiseaux goulus pasture,
Et des chiens affamez.

A Cassandre (1552)

Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au votre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las, las ses beautés laissé choir !
O vraiment marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vôtre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Odelette à une jeune maîtresse

Pourquoy comme une jeune poutre
De travers guignes tu vers moy ?
Pourquoy farouche fuis-tu outre
Quand je veux approcher de toy ?

Tu ne veux souffrir qu’on te touche ;
Mais si je t’avoy sous ma main,
Asseure toy que dans la bouche
Bien tost je t’aurois mis le frain.

Puis te voltant à toute bride
Je dresserois tes pieds au cours.
Et te piquant serois ton guide
Par la carriere des Amours,

Mais par l’herbe tu ne fais ores
Qui suivre des prez la fraicheur,
Pource que tu n’as point encores
Trouvé quelque bon chevaucheur.

A la fontaine Bellerie

O Fontaine Bellerie,
Belle fontaine cherie
De noz Nymphes, quand ton eau
Les cache au creux de ta source
Fuyantes le Satyreau,
Qui les pourchasse à la course
Jusqu’au bord de ton ruisseau,
Tu es la Nymphe eternelle
De ma terre paternelle :
Pource en ce pré verdelet
Voy ton Poëte qui t’orne
D’un petit chevreau de laict,
A qui l’une et l’autre corne
Sortent du front nouvelet.
L’Esté je dors ou repose
Sus ton herbe, où je compose,
Caché sous tes saules vers,
Je ne sçay quoy, qui ta gloire
Envoira par l’univers,
Commandant à la Mémoire

Que tu vives par mes vers.
L’ardeur de la Canicule
Le verd de tes bords ne brûle.
Tellement qu’en toutes pars
Ton ombre est espaisse et drue
Aux pasteurs venant des parcs.
Aux beufs laz de la charuë,
Et au bestial espars.
Iô, tu seras sans cesse
Des fontaines la princesse,
Moy célébrant le conduit
Du rocher perse, qui darde
Avec un enroué bruit
L’eau de ta source jazarde
Qui trepillante se suit.

Quand je suis vingt ou trente mois

Quand je suis vingt ou trente mois
Sans retourner en Vandomois,
Plein de pensées vagabondes.
Plein d’un remors et d’un souci.
Aux rochers je me plains ainsi.
Aux bois, aux antres, et aux ondes.

Rochers, bien que soyez âgez
De trois mil ans, vous ne changez
Jamais ny d’estat ny de forme :
Mais tousjours ma jeunesse fuit.
Et la vieillesse qui me suit.
De jeune en vieillard me transforme.

Bois, bien que perdiez tous les ans
En l’hyver voz cheveux plaisans,
L’an d’après qui se renouvelle.
Renouvelle aussi vostre chef :
Mais le mien ne peut derechef
R’avoir sa perruque nouvelle.

Antres, je me suis veu chez vous
Avoir jadis verds les genous.
Le corps habile, et la main bonne :
Mais ores j’ay le corps plus dur,
Et les genous, que n’est le mur »
Qui froidement vous environne.

Ondes, sans fin vous promenez.
Et vous menez et ramenez
Voz flots d’un cours qui ne séjourne :
Et moy sans faire long séjour
Je m’en vais de nuict et de jour.
Mais comme vous, je ne retourne.

Si est-ce que je ne voudrois
Avoir esté rocher ou bois.
Pour avoir la peau plus espesse,
Et veincre le temps emplumé :
Car ainsi dur je n’eusse aimé
Toy qui m’as fait vieillir, Maistresse.

Verson ces roses pres ce vin

Verson ces roses pres ce vin,
De ce vin verson ces roses,
Et boyvon l’un à l’autre, afin
Qu’au coeur noz tristesses encloses
Prennent en boyvant quelque fin.

La belle Rose du Printemps
Aubert, admoneste les hommes
Passer joyeusement le temps,
Et pendant que jeunes nous sommes
Esbatre la fleur de noz ans.

Tout ainsi qu’elle défleurit
Fanie en une matinée,
Ainsi nostre âge se flestrit,
Làs ! et en moins d’une journée
Le printemps d’un homme perit.

Ne veis-tu pas hier Brinon
Parlant, et faisant bonne chere,
Qui làs ! aujourd’huy n’est sinon
Qu’un peu de poudre en une biere,
Qui de luy n’a rien que le nom ?

Nul ne desrobe son trespas,
Caron serre tout en sa nasse,
Rois et pauvres tombent là bas :
Mais ce-pendant le temps se passe
Rose, et je ne te chante pas.

La Rose est l’honneur d’un pourpris,
La Rose est des fleurs la plus belle,
Et dessus toutes a le pris :
C’est pour cela que je l’appelle
La violette de Cypris.

La Rose est le bouquet d’Amour,
La Rose est le jeu des Charites,
La Rose blanchit tout au tour
Au matin de perles petites
Qu’elle emprunte du Poinct du jour.

La Rose est le parfum des Dieux,
La Rose est l’honneur des pucelles,
Qui leur sein beaucoup aiment mieux
Enrichir de Roses nouvelles,
Que d’un or, tant soit precieux.

Est-il rien sans elle de beau ?
La Rose embellit toutes choses,
Venus de Roses a la peau,
Et l’Aurore a les doigts de Roses,
Et le front le Soleil nouveau.

Les Nymphes de Rose ont le sein,
Les coudes, les flancs et les hanches :
Hebé de Roses a la main,
Et les Charites, tant soient blanches,
Ont le front de Roses tout plein.

Que le mien en soit couronné,
Ce m’est un Laurier de victoire :
Sus, appellon le deux-fois-né,
Le bon pere, et le fàison boire
De ces Roses environné.

Bacchus espris de la beauté
Des Roses aux fueilles vermeilles,
Sans elles n’a jamais esté,
Quand en chemise sous les treilles
Beuvoit au plus chaud de l’Esté.

Les Amours 

Les Amours représentent une série de recueils poétiques composés de 1552 à la fin de sa vie. Le poète célèbre l’Amour et la Vie à travers trois femmes qui l’ont fortement marqué. Il commence par Cassandre, puis Marie et termine par Hélène. Alors âgé de 20 ans, Ronsard rencontre en avril 1545 dans un bal à la cour de Blois Cassandre Salviati. Fille d’un banquier italien de François 1er, elle n’a que 13 ans. Il s’éprend vite d’elle, mais deux jours après la cour quitte Blois et la jeune femme disparaît. Il proclame « n’eut moyen que de la voir, de l’aimer et de la laisser au même instant ». Clerc Tonsuré il ne peut même si elle le désirait l’épouser. Cassandre se marie l’année suivante avec Jean peigné, Seigneur de Pray (Pré). Il ne s’en remettra pas et sa poésie, où cassandre a une place de choix, sera sa thérapie et sera influencée par cet amour platonique qu’il voue à la dame qui rappelle celui de Pétrarque (poète et humaniste italien) à Laure. Ronsard est tellement épris qu’il fait figurer dans toutes ses rééditions le portrait de Cassandre avec la formule ως ιδον, ως εμανην signifiant «dès que je vis Cassandre, le délire me saisit ».

L’Amour de Cassandre

Prends cette rose aimable comme toi,
Qui sers de rose aux roses les plus belles,
Qui sers de fleur aux fleurs les plus nouvelles,
Dont la senteur me ravit tout de moi.

Prends cette rose, et ensemble reçois
Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes :
Il est constant, et cent plaies cruelles
N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

La rose et moi différons d’une chose :
Un soleil voit naître et mourir la rose,
Mille Soleils ont vu naître m’amour,

Dont l’action jamais ne se repose.
Que plût à Dieu que telle amour enclose,
Comme une fleur, ne m’eût duré qu’un jour.

Une beauté de quinze ans enfantine

Une beauté de quinze ans enfantine,
Un or frisé de maint crêpe anelet,
Un front de rose, un teint damoiselet,
Un ris qui l’âme aux Astres achemine ;

Une vertu de telles beautés digne,
Un col de neige, une gorge de lait,
Un coeur jà mûr en un sein verdelet,
En Dame humaine une beauté divine ;

Un oeil puissant de faire jours les nuits,
Une main douce à forcer les ennuis,
Qui tient ma vie en ses doigts enfermée

Avec un chant découpé doucement
Ore d’un ris, or’ d’un gémissement,
De tels sorciers ma raison fut charmée.

Je voudrais bien richement jaunissant

Je voudrais bien richement jaunissant,
En pluie d’or goutte à goutte descendre
Dans le giron de ma belle Cassandre,
Lorsqu’en ses yeux le somme va glissant;

Puis je voudrais en taureau blanchissant
Me transformer pour sur mon dos la prendre,
Quand en avril par l’herbe la plus tendre
Elle va, fleur, mille fleurs ravissant

Je voudrais bien pour alléger ma peine,
Être un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m’y plonger une nuit à séjour :

Et si voudrais que cete nuit encore
Fût éternelle, et que jamais l’aurore
Pour m’éveiller ne rallumât le jour

Avant le temps tes temples fleuriront

Avant le temps tes temples fleuriront,
De peu de jours ta fin sera bornée,
Avant le soir se clorra ta journée ,
Trahis d’espoir tes pensers periront :

Sans me flechir tes escrits fletriront,
En ton desastre ira ma destinée,
Ta mort sera pour m’aimer terminée,
De tes souspirs noz neveux se riront.

Tu seras fait d’un vulgaire la fable :
Tu bastiras sus l’incertain du sable,
Et vainement tu peindras dans les cieux :

Ainsi disoit la Nymphe qui m’afolle,
Lors que le ciel tesmoin de sa parolle,
D’un dextre éclair fut presage à mes yeux.

Pour te servir, l’attrait de tes beaux yeux

Pour te servir, l’attrait de tes beaux yeux
Force mon âme, et quand je te veux dire
Quelle est ma mort, tu ne t’en fais que rire,
Et de mon mal tu as le cœur joyeux.

Puisqu’en t’aimant je ne puis avoir mieux,
Permets au moins, qu’en mourant je soupire,
De trop d’orgueil ton bel œil me martyre,
Sans te moquer de mon mal soucieux.

Moquer mon mal, rire de ma douleur,
Par un dédain redoubler mon malheur.
Haïr qui t’aime et vivre de ses plaintes,

Rompre ta foi, manquer de ton devoir,
Cela, cruelle, hé ! n’est-ce pas avoir
Les mains de sang et d’homicide teintes?

Amour me tue, et si je ne veux dire 

Amour me tue, et si je ne veux dire
Le plaisant mal que ce m’est de mourir.
Tant j’ai grand’ peur qu’on veuille secourir
Le doux tourment pour lequel je soupire.

Il est bien vrai que ma langueur désire
Qu’avec le temps je me puisse guérir :
Mais je ne veux ma dame requérir
Pour ma santé, tant me plaît mon martyre

Tais-toi langueur, je sens venir le jour,
Que ma maîtresse après si long séjour,
Voyant le mal que son orgueil me donne.

Qu’à la douceur la rigueur fera lieu.
En imitant la nature de Dieu,
Qui nous tourmente, et puis il nous pardonne.

Amour, amour, que ma maîtresse est belle !

Amour, amour, que ma maîtresse est belle !
Soit que j’admire ou ses yeux mes seigneurs,
Ou de son front la grâce et les honneurs,
Ou le vermeil de sa lèvre jumelle.

Amour, amour, que ma dame est cruelle !
Soit qu’un dédain rengrége mes douleurs.
Soit qu’un dépit fasse naître mes pleurs,
Soit qu’un refus mes plaies renouvelle.

Ainsi le miel de sa douce beauté
Nourrit mon cœur : ainsi sa cruauté
D’un fiel amer aigrit toute ma vie :

Ainsi repu d’un si divers repas,
Ores je vis, ores je ne vis pas,
Égal au sort des frères d’Œbalie.

Si  je trépasse entre tes bras, ma dame

Si je trépasse entre tes bras, ma dame,
Je suis content : aussi ne veux-je avoirs
Plus grand honneur au monde, que me voir,
En te baisant , dans ton sein rendre I’âme.

Celui dont Mars la poitrine renflamme,
Aille à la guerre; et d’ans et de pouvoir
Tout furieux, s’ébatte à recevoir
En sa poitrine une espagnole lame :

Moi plus couard , je ne requiers sinon,
Après cent ans sans gloire et sans renom.
Mourir oisif en ton giron, Cassandre.

Car je me trompe, ou c’est plus de bonheur
D’ainsi mourir, que d’avoir tout l’honneur
D’un grand César, ou d’un foudre Alexandre.

Prends cette rose

Prends cette rose aimable comme toi,
Qui sers de rose aux roses les plus belles,
Qui sers de fleur aux fleurs les plus nouvelles,
Dont la senteur me ravit tout de moi.

Prends cette rose, et ensemble reçois
Dedans ton sein mon cœur qui n’a point d’ailes :
Il est constant, et cent plaies cruelles
N’ont empêché qu’il ne gardât sa foi.

La rose et moi différons d’une chose :
Un soleil voit naître et mourir la rose,
Mille Soleils ont vu naître m’amour,

Dont l’action jamais ne se repose.
Que plût à Dieu que telle amour enclose,
Comme une fleur, ne m’eût duré qu’un jour.

Quand au temple nous serons

Quand au temple nous serons
Agenouillés, nous ferons
Les dévots selon la guise
De ceux qui pour louer Dieu
Humbles se courbent au lieu
Le plus secret de l’église.

Mais quand au lit nous serons
Entrelacés, nous ferons
Les lascifs selon les guises
Des amants, qui librement
Pratiquent folâtrement
Dans les draps cent mignardises.

Pourquoi donque quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux,
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dedans un cloître enfermée ?

Pour qui gardes-tu tes yeux
Et ton sein délicieux,
Ton front, ta lèvre jumelle ?
En veux-tu baiser Pluton
Là-bas après que Charon
T’aura mise en sa nacelle ?

Après ton dernier trépas,
Grêle tu n’auras là-bas
Qu’une bouchette blémie :
Et quand mort je te verrais
Aux ombres je n’avouerais
Que jadis tu fus m’amie.

Ton test n’aura plus de peau,
Ni ton visage si beau
N’aura veines ni artères :
Tu n’auras plus que des dents
Telles qu’on les voit dedans
Les têtes des cimetères

Donc que tandis que tu vis,
Change, maîtresse, d’avis,
Et ne m’épargne ta bouche.
Incontinent tu mourras,
Lors tu te repentiras
De m’avoir été farouche.

Ah je meurs ! ah baise-moi !
Ah ! maîtresse, approche-toi !
Tu fuis comme un faon qui tremble
Au moins souffre que ma main
S’ébatte un peu dans ton sein.
Ou plus bas, si bon te semble

Que maudit soit le miroir

Que maudit soit le miroir qui vous mire,
Et vous fait, être ainsi fière en beauté,
Ainsi enfler le cœur de cruauté ,
Me refusant le bien que je désire !

Depuis trois ans pour vos yeux je soupire :
Et si mes pleurs, ma foi, ma loyauté
N’ont, ô destin ! de votre cœur ôté
Ce doux orgueil qui cause mon martyre.

Et cependant vous ne connaissez pas
Que ce beau mois et votre âge se passe,
Comme une fleur qui languit contre-bas;
Et que le temps passé ne se ramasse.

Tandi à qu’avez la jeunesse et la grâce
Et le temps propre aux amoureux combats,
De suivre amour ne soyez jamais lasse.
Et sans aimer n’attendez le trépas.

Dame, depuis que la premiere fléche

Dame, depuis que la premiere fléche
De ton bel oeil m’avança la douleur,
Et que sa blanche et sa noire couleur
Forçant ma force, au cœur me firent bréche:

Je sen toujours une amoureuse méche,
Qui se ralume au meillieu de mon cœur,
Dont le beau rai (ainsi comme une fleur
S’écoule au chaut) dessus le pié me séche.

Ni nuit, ne jour, je ne fai que songer,
Limer mon cœur, le mordre et le ronger,
Priant Amour, qu’il me tranche la vie.

Mais lui, qui rit du torment qui me point,
Plus je l’apelle, et plus je le convie,
Plus fait le sourd, et ne me répond point.

Continuation des Amours

ou Premier livre des Amours (1555)

En 1555 Ronsard rencontre Marie Dupin de Bourgueil, une paysanne de 15 ans qu’il qualifiera de « fleur angevine de quinze ans ». L’amour qu’il éprouve pour elle atténue les tourments nés de ses sentiments pour Cassandre. Tout comme il a composé pour celle-ci de beaux vers, une partie de son œuvre est consacrée à sa nouvelle muse succédant ainsi à l’austère Cassandre qui reste néanmoins  présente dans certains sonnets. C’est Marie qui inspire donc à l’auteur « La continuation des Amours » écrit avec un langage plus simple, et moins de recherche stylistique.

Marie qui voudrait

(Le poète cherche à inciter Marie à partager son amour)

Marie, qui voudrait votre beau nom tourner,
Il trouverait Aimer : aimez-moi donc, Marie,
Faites cela vers moi dont votre nom vous prie,
Votre amour ne se peut en meilleur lieu donner;

S’il vous plaît pour jamais un plaisir demener,
Aimez-moi, nous prendrons les plaisirs de la vie,
Pendus l’un l’autre au col, et jamais nulle envie
D’aimer en autre lieu ne nous pourra mener.

Si faut-il bien aimer au monde quelque chose:
Celui qui n’aime point, celui-là se propose
Une vie d’un Scythe, et ses jours veut passer

Sans goûter la douceur des douceurs la meilleure.
Eh, qu’est-il rien de doux sans Vénus? Las! A l’heure
Que je n’aimerai point, puissé-je trépasser!

Marie, vous passez en taille, et en visage

Marie, vous passez en taille, et en visage,
En grâce, en ris, en yeux, en sein, et en téton,
Votre moyenne soeur, d’autant que le bouton
D’un rosier franc surpasse une rose sauvage.

Je ne dis pas pourtant qu’un rosier de bocage
Ne soit plaisant à l’oeil, et qu’il ne sente bon ;
Aussi je ne dis pas que votre soeur Thoinon
Ne soit belle, mais quoi ? vous l’êtes davantage.

Je sais bien qu’après vous elle a le premier prix
De ce bourg, en beauté, et qu’on serait épris
D’elle facilement, si vous étiez absente.

Mais quand vous approchez, lors sa beauté s’enfuit,
Ou morne elle devient par la vôtre présente,
Comme les astres font quand la Lune reluit.

Amourette

Marie, à tous les coups vous me venez reprendre
Que je suis trop léger, et me dites toujours,
Quand je vous veux baiser, que j’aille à ma Cassandre,
Et toujours m’appelez inconstant en amours.

Je le veux être aussi, les hommes sont bien lourds
Qui n’osent en cent lieux neuve amour entreprendre.
Celui-là qui ne veut qu’à une seule entendre,
N’est pas digne qu’Amour lui fasse de bons tours.

Celui qui n’ose faire une amitié nouvelle,
A faute de courage, ou faute de cervelle,
Se défiant de soi, qui ne peut avoir mieux.

Les hommes maladifs, ou matés de vieillesse,
Doivent être constants : mais sotte est la jeunesse
Qui n’est point éveillée, et qui n’aime en cent lieux.

Marie, baisez-moi

Marie, baisez-moi ; non, ne me baisez pas,
Mais tirez-moi le coeur de votre douce haleine;
Non, ne le tirez pas, mais hors de chaque veine
Sucez-moi toute l’âme éparse entre vos bras;

Non, ne la sucez pas ; car après le trépas
Que serais-je sinon une semblance vaine,
Sans corps, dessus la rive, où l’amour ne démène
(Pardonne-moi, Pluton) qu’en feintes ses ébats ?

Pendant que nous vivons, entr’aimons-nous, Marie,
Amour ne règne pas sur la troupe blêmie
Des morts, qui sont sillés d’un long somme de fer.

C’est abus que Pluton ait aimé Proserpine;
Si doux soin n’entre point en si dure poitrine:
Amour règne en la terre et non point en enfer.

Marie, vous avez la joue aussi vermeille

Marie, vous avez la joue aussi vermeille
Qu’une rose de mai, vous avez les cheveux
De couleur de châtaigne, entrefrisés de noeuds,
Gentement tortillés tout autour de l’oreille.

Quand vous étiez petite, une mignarde abeille
Dans vos lèvres forma son doux miel savoureux,
Amour laissa ses traits dans vos yeux rigoureux,
Pithon vous fit la voix à nulle autre pareille.

Vous avez les tétins comme deux monts de lait,
Qui pommellent ainsi qu’au printemps nouvelet
Pommellent deux boutons que leur châsse environne.

De Junon sont vos bras, des Grâces votre sein,
Vous avez de l’Aurore et le front, et la main,
Mais vous avez le coeur d’une fière lionne.

Je veux, me souvenant de ma gentille amie

Je veux, me souvenant de ma gentille amie,
Boire ce soir d’autant, et pour ce, Corydon,
Fais remplir mes flacons, et verse à l’abandon
Du vin pour réjouir toute la compagnie.

Soit que m’amie ait nom ou Cassandre ou Marie,
Neuf fois je m’en vais boire aux lettres de son nom :
Et toi, si de ta belle et jeune Madelon,
Belleau, l’amour te point, je te pri, ne l’oublie.

Apporte ces bouquets que tu m’avais cueillis,
Ces roses, ces œillets, ce jasmin et ces lys :
Attache une couronne à l’entour de ma tête.

Gagnons ce jour ici, trompons notre trépas :
Peut-être que demain nous ne reboirons pas.
S’attendre au lendemain n’est pas chose trop prête.

La nouvelle continuation des Amours

ou Le second livre des Amours (1578)

Je ne suis seulement amoureux de Marie

Je ne suis seulement amoureux de Marie,
Anne me tient aussi dans les liens d’Amour,
Ore l’une me plaît, ore l’autre à son tour:
Ainsi Tibulle aimait Némésis, et Délie.

On me dira tantôt que c’est une folie
D’en aimer, inconstant, deux ou trois en un jour,
Voire, et qu’il faudrait bien un homme de séjour,
Pour, gaillard, satisfaire à une seule amie.

Je réponds à cela, que je suis amoureux,
Et non pas jouissant de ce bien doucereux,
Que tout amant souhaite avoir à sa commande.

Quant à moi, seulement je leur baise la main,
Les yeux, le front, le col, les lèvres et le sein,
Et rien que ces biens-là d’elles je ne demande.

Sonnet à Marie

Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust à ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de tems cherront toutes flétries,
Et comme fleurs, periront tout soudain.

Le tems s’en va, le tems s’en va, ma Dame,
Las ! le tems non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame:

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle:
Pour-ce aimés moy, ce-pendant qu’estes belle.

Bonjour mon cœur (Chanson)

Bonjour mon coeur, bonjour ma douce vie.
Bonjour mon oeil, bonjour ma chère amie,
Hé ! bonjour ma toute belle,
Ma mignardise, bonjour,
Mes délices, mon amour,
Mon doux printemps, ma douce fleur nouvelle,
Mon doux plaisir, ma douce colombelle,
Mon passereau, ma gente tourterelle,
Bonjour, ma douce rebelle.

Hé ! faudra-t-il que quelqu’un me reproche
Que j’aie vers toi le coeur plus dur que roche
De t’avoir laissée, maîtresse,
Pour aller suivre le Roi,
Mendiant je ne sais quoi
Que le vulgaire appelle une largesse ?
Plutôt périsse honneur, court, et richesse,
Que pour les biens jamais je te relaisse,
Ma douce et belle déesse.

Douce Maîtresse (Chanson)

Douce Maîtresse, touche,
Pour soulager mon mal,
Ma bouche de ta bouche
Plus rouge que coral ;
Que mon col soit pressé
De ton bras enlacé.

Puis, face dessus face,
Regarde-moi les yeux,
Afin que ton trait passe
En mon coeur soucieux,
Coeur qui ne vit sinon
D’Amour et de ton nom.

Je l’ai vu fier et brave,
Avant que ta beauté
Pour être son esclave
Du sein me l’eût ôté ;
Mais son mal lui plaît bien,
Pourvu qu’il meure tien.

Belle, par qui je donne
A mes yeux, tant d’émoi,
Baise-moi, ma mignonne,
Cent fois rebaise-moi :
Et quoi ? faut-il en vain
Languir dessus ton sein ?

Maîtresse, je n’ai garde
De vouloir t’éveiller.
Heureux quand je regarde
Tes beaux yeux sommeiller,
Heureux quand je les vois
Endormis dessus moi.

Veux-tu que je les baise
Afin de les ouvrir ?
Ha ! tu fais la mauvaise
Pour me faire mourir !
Je meurs entre tes bras,
Et s’il ne t’en chaut pas !

Ha ! ma chère ennemie,
Si tu veux m’apaiser,
Redonne-moi la vie
Par l’esprit d’un baiser.
Ha ! j’en sens la douceur
Couler jusques au coeur.

J’aime la douce rage
D’amour continuel
Quand d’un même courage
Le soin est mutuel.
Heureux sera le jour
Que je mourrai d’amour !

Ma maîtresse est toute angelette (Chanson)

Ma maîtresse est toute angelette,
Toute belle fleur nouvelette,
Toute mon gracieux accueil,
Toute ma petite brunette,
Toute ma douce mignonnette,
Toute mon coeur, toute mon oeil.

Toute ma grâce et ma Charite,
Toute belle perle d’élite,
Toute doux parfum indien,
Toute douce odeur d’Assyrie,
Toute ma douce tromperie,
Toute mon mal, toute mon bien.

Toute miel, toute reguelyce,
Toute ma petite malice,
Toute ma joie, et ma langueur,
Toute ma petite Angevine,
Ma toute simple, et toute fine,
Toute mon âme, et tout mon coeur.

Encore un envieux me nie
Que je ne dois aimer m’amie :
Mais quoi ? Si ce bel envieux
Disait que mes yeux je n’aimasse
Penseriez-vous que je laissasse,
Pour son dire, à n’aimer mes yeux ?

Ce jour de Mai

Ce jour de Mai qui a la tête peinte,
D’une gaillarde et gentille verdeur,
Ne doit passer sans que ma vive ardeur
Par votre grâce un peu ne soit éteinte.

De votre part, si vous êtes atteinte
Autant que moi d’amoureuse langueur,
D’un feu pareil soulageons notre coeur,
Qui aime bien ne doit point avoir crainte.

Le Temps s’enfuit, cependant ce beau jour,
Nous doit apprendre à demener l’Amour,
Et le pigeon qui sa femelle baise.

Baisez-moi donc et faisons tout ainsi
Que les oiseaux sans nous donner souci :
Après la mort on ne voit rien qui plaise.

Quand je suis tout baissé sur votre belle face

Quand je suis tout baissé sur votre belle face,
Je vois dedans vos yeux je ne sais quoi de blanc,
Je ne sais quoi de noir, qui m’émeut tout le sang,
Et qui jusques au coeur de veine en veine passe.

Je vois dedans Amour, qui va changeant de place,
Ores bas, ores haut, toujours me regardant,
Et son arc contre moi coup sur coup débandant.
Las ! si je faux, raison, que veux-tu que j’y fasse ?

Tant s’en faut que je sois alors maître de moi,
Que je vendrais mon père, et trahirais mon Roi,
Mon pays, et ma sœur, mes frères et ma mère :

Tant je suis hors du sens, après que j’ai tâté
A longs traits amoureux de la poison amère,
Qui sort de ces beaux yeux, dont je suis enchanté.

Sur la mort de Marie

Il s’agit d’un recueil de poèmes qui figure dans le second livre des Amours (1578). Ils portent sur Marie Dupin sa muse, décédée en 1573, et Marie de Cleves décédée en 1574 à l’âge de 21 ans, maîtresse d’Henri III.

Comme on voit sur la branche

Poème officiel et de circonstance car composé à la demande d’Henri III. C’est l’hommage d’un roi très affecté par le décès de sa maîtresse à la fleur de l’âge.

Comme on voit sur la branche au mois de Mai la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose :

La grâce dans sa feuille, et l’amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d’odeur :
Mais battue ou de pluie, ou d’excessive ardeur,
Languissante elle meurt feuille à feuille déclose :

Ainsi en ta première et jeune nouveauté,
Quand la terre et le ciel honoraient ta beauté,
La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes.

Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs,
Ce vase plein de lait, ce panier plein de fleurs,
Afin que vif, et mort, ton corps ne soit que roses.

Terre, ouvre moi ton sein

Terre, ouvre moi ton sein, et me laisse reprendre
Mon trésor, que la Parque a caché dessous toi :
Ou bien si tu ne peux, ô terre, cache moi
Sous même sépulture avec sa belle cendre.

Le trait qui la tua devait faire descendre
Mon corps auprès du sien pour finir mon émoi :
Aussi bien, vu le mal qu’en sa mort je reçoi,
Je ne saurais plus vivre, et me fâche d’attendre.

Quand ses yeux m’éclairaient, et qu’en terre j’avais
Le bonheur de les voir, à l’heure je vivais,
Ayant de leurs rayons mon âme gouvernée.

Maintenant je suis mort : la Mort qui s’en alla
Loger dedans ses yeux, en partant m’appela,
Et me fit de ses pieds accomplir ma journée.

Alors que plus Amour nourrissait mon ardeur

Alors que plus Amour nourrissait mon ardeur,
M’assurant de jouir de ma longue espérance :
À l’heure que j’avais en lui plus d’assurance,
La Mort a moissonné mon bien en sa verdeur.

J’espérais par soupirs, par peine, et par langueur
Adoucir son orgueil : las ! je meurs quand j’y pense.
Mais en lieu d’en jouir, pour toute récompense
Un cercueil tient enclos mon espoir et mon cœur.

Je suis bien malheureux, puisqu’elle vive et morte
Ne me donne repos, et que de jour en jour
Je sens par son trépas une douleur plus forte.

Comme elle je devrais reposer à mon tour :
Toutefois je ne vois par quel chemin je sorte,
Tant la Mort me rempêtre au labyrinth d’Amour.

Ha ! Mort, en quel état maintenant tu me changes ! 

Ha ! Mort, en quel état maintenant tu me changes !
Pour enrichir le ciel, tu m’as seul appauvri,
Me ravissant les yeux desquels j’étais nourri,
Qui nourrissent là-haut les esprits et les anges.

Entre pleurs et soupirs, entre pensers étranges,
Entre le désespoir tout confus et marri,
Du monde et de moi-même et d’Amour, je me ri,
N’ayant autre plaisir qu’à chanter tes louanges.

Hélas ! tu n’es pas morte, hé ! c’est moi qui le suis.
L’homme est bien trépassé, qui ne vit que d’ennuis,
Et des maux qui me font une éternelle guerre.

Le partage est mal fait : tu possèdes les cieux,
Et je n’ai, malheureux, pour ma part que la terre,
Les soupirs en la bouche, et les larmes aux yeux.

Quand je pense à ce jour

Quand je pense à ce jour, où je la vis si belle
Toute flamber d’amour, d’honneur et de vertu,
Le regret, comme un trait mortellement pointu,
Me traverse le cœur d’une plaie éternelle.

Alors que j’espérais la bonne grâce d’elle,
L’amour a mon espoir par la Mort combattu :
La Mort a mon espoir d’un cercueil revêtu,
Dont j’espérais la paix de ma longue querelle.

Amour, tu es enfant inconstant et léger :
Monde, tu es trompeur, pipeur et mensonger,
Décevant d’un chacun l’attente et le courage.

Malheureux qui se fie en l’Amour et en toi :
Tous deux comme la Mer vous n’avez point de foi,
L’un fin, l’autre parjure, et l’autre oiseau volage.

Elégie (extraits)

Le jour que la beauté du monde la plus belle
Laissa dans le cercueil sa dépouille mortelle
Pour s’envoler parfaite entre les plus parfaits,
Ce jour Amour perdit ses flammes et ses traits,
Éteignit son flambeau, rompit toutes ses armes,
Les jeta sur la tombe, et l’arrosa de larmes :
Nature la pleura, le Ciel en fut fâché
Et la Parque, d’avoir un si beau fil tranché…

Dans mon sang elle fut si avant imprimée,
Que toujours en tous lieux de sa figure aimée
Me suivait le portrait, et telle impression
D’une perpétuelle imagination
M’avait tant dérobé l’esprit et la cervelle,
Qu’autre bien je n’avais que de penser en elle,
En sa bouche, en son ris, en sa main, en son œil,
Qu’au cœur je sens toujours, bien qu’ils soient au cercueil…

Ô beaux yeux, qui m’étiez si cruels et si doux,
Je ne me puis lasser de repenser en vous,
Qui fûtes le flambeau de ma lumière unique,
Les vrais outils d’Amour, la forge, et la boutique.
Vous m’ôtâtes du cœur tout vulgaire penser,
Et l’esprit jusqu’au ciel vous me fîtes hausser.
J’appris à votre école à rêver sans mot dire,
À discourir tout seul, à cacher mon martyre ;
À ne dormir la nuit, en pleurs me consumer…

Puis Amour que je sens par mes veines s’épandre,
Passe dessous la terre, et rattise la cendre
Qui froide languissait dessous votre tombeau,
Pour rallumer plus vif en mon cœur son flambeau,
Afin que vous soyez ma flamme morte et vive,
Et que par le penser en tous lieux je vous suive…

Puis Amour que je sens par mes veines s’épandre,
Passe dessous la terre, et rattise la cendre
Qui froide languissait dessous votre tombeau,
Pour rallumer plus vif en mon cœur son flambeau,
Afin que vous soyez ma flamme morte et vive,
Et que par le penser en tous lieux je vous suive…

Je déplais à moi-même, et veux quitter le jour,
Puis que je vois la Mort triompher de l’Amour,
Et lui ravir son mieux, sans faire résistance.
Malheureux qui le suit, et vit sous son enfance !
Et toi, Ciel, qui te dis le père des humains,
Tu ne devais tracer un tel corps de tes mains
Pour si tôt le reprendre : et toi, mère Nature,
Pour mettre si soudain ton œuvre en sépulture…

J’ordonne que mes os pour toute couverture
Reposent près des siens sous même sépulture :
Que des larmes du ciel le tombeau soit lavé,
Et tout à l’environ de ces vers engravé :
« Passant, de cet amant entends l’histoire vraie.
De deux traits différents il reçut double plaie :
L’une que fit l’Amour, ne versa qu’amitié :
L’autre que fit la Mort, ne versa que pitié.
Ainsi mourut navré d’une double tristesse,
Et tout pour aimer trop une jeune maitresse. »

Aussitôt que Marie

Aussitôt que Marie en terre fut venue,
Le Ciel en fut marri, et la voulut ravoir :
À peine notre siècle eut loisir de la voir,
Qu’elle s’évanouit comme un feu dans la nue.

Des présents de Nature elle vint si pourvue,
Et sa belle jeunesse avait tant de pouvoir
Qu’elle eût peu d’un regard les rochers émouvoir,
Tant elle avait d’attraits et d’amours en la vue.

Ores la Mort jouit des beaux yeux que j’aimais,
La boutique, et la forge, Amour, où tu t’armais.
Maintenant de ton camp cassé je me retire :

Je veux désormais vivre en franchise et tout mien.
Puisque tu n’as gardé l’honneur de ton empire,
Ta force n’est pas grande, et je le connais bien.

Épitaphe de Marie

Ci reposent les os de toi, belle Marie,
Qui me fis pour Anjou quitter le Vendômois,
Qui m’échauffas le sang au plus vert de mes mois,
Qui fus toute mon cœur, mon sang, et mon envie.

En ta tombe repose honneur et courtoisie,
La vertu, la beauté, qu’en l’âme je sentois,
La grâce et les amours qu’aux regards tu portois,
Tels qu’ils eussent d’un mort ressuscité la vie.

Tu es telle Marie un bel astre des cieux :
Les Anges tous ravis se paissent de tes yeux,
La terre te regrette. O beauté sans seconde !

Maintenant tu es vive, et je suis mort d’ennui.
Ha, siècle malheureux ! Malheureux est celui
Qui s’abuse d’Amour et qui se fie au Monde.

Les hymnes 

Dans les hymnes, vers généralement glorificateurs, Ronsard s’identifie à Horace faisant l’éloge de Rome et d’Auguste comme s’il voulait restaurer ce genre antique.

Avec les hymnes, Ronsard s’éloigne un temps de la poésie de Pétrarque pour une poésie plutôt philosophique. Une première en France qui lui vaut les éloges des humanistes. Il intéresse ainsi à l’ordre de l’univers (ciel, astres, étoiles…) et du monde qui en doit être le miroir. Une partie des hymnes est consacrée à des éloges de personnes (encomiastiques) et à des célébrations de victoires (épiniciens). Une autre qui est bien plus scientifico-philosophique s’intéresse à la condition et à l’esprit humains, aux phénomènes de la nature. Si Ronsard fait l’éloge d’un souverain vertueux et Prince juste il célèbre également la justice, qu’il pense être la vertu principale du Cardinal de Lorraine, la mort et l’épopée.

Hymne de L’Eternité

Rempli d’un feu divin qui m’a l’âme échauffée,
Je veux mieux que devant, suivant les pas d’Orphée,
Découvrir les secrets de Nature et des Cieux,
Recherchés d’un esprit qui n’est point ocïeux;
Je veux, s’il m’est possible, atteindre à la louange
De celle qui jamais par les ans ne se change,
Mais bien qui fait changer les siècles et les temps,
Les mois et les saisons et les jours inconstants,
Sans jamais se muer, pour n’être point sujette
Comme Reine et maîtresse à la loi qu’elle a faite…
Donne-moi, s’il te plaît, immense Eternité,
Pouvoir de raconter ta grande Déité;
Donne l’archet d’airain et la Lyre ferrée,
D’acier donne la corde et la voix acérée,
Afin que ma chanson dure aussi longuement
Que tu dures au Ciel perpétuellement,
Toi la Reine des ans, des siècles et de l’âge,
Qui as eu pour ton lot tout le Ciel en partage,
La première des Dieux, où bien loin de souci
Et de l’humain travail qui nous tourmente ici
Par toi-même contente et par toi bienheureuse,
Eternelle tu vis en tous biens plantureuse.
Tout au plus haut des Cieux, dans un trône doré
Tu te sieds en l’habit d’un manteau coloré
De pourpre rayé d’or, de qui la broderie
De tous côtés s’éclate en riche orfèvrerie,
Et là, tenant au poing un grand Sceptre aimantin,
Tu établis tes lois au sévère Destin,
Qu’il n’ose outrepasser, et que lui-même engrave
Fermes au front du Ciel; car il est ton esclave,
Ordonnant dessous toi les neuf temples voûtés
Qui dedans et dehors cernent de tous côtés,
Sans rien laisser ailleurs, tous les membres du monde,
Qui gît dessous tes pieds comme une boule ronde…
Nous autres journaliers, nous perdons la mémoire
Des siècles jà coulés, et si ne pouvons croire
Ceux qui sont à venir, comme étant imparfaits
Et d’une masse brute inutilement faits,
Aveuglés et perclus de sa sainte lumière,
Que le péché perdit en notre premier père;
Mais ferme tu retiens dedans ton souvenir
Tout ce qui est passé, et ce qui doit venir,
Comme haute Déesse éternelle et parfaite,
Et non ainsi que nous de masse impure faite.
Tu es toute dans toi, ta partie et ton tout,
Sans nul commencement, sans milieu ni sans bout,
Invincible, immuable, entière et toute ronde,
N’ayant partie en toi qui en toi ne réponde,
Toute commencement, toute fin, tout milieu,
Sans tenir aucun lieu de toutes choses lieu,
Qui fais ta Déité du tout par tout étendre,
Qu’on imagine bien et qu’on ne peut comprendre.
Regarde-moi, Déesse au grand oeil tout-voyant,
Mère du grand Olympe au grand tour flamboyant,
Grande Mère des Dieux, grande Reine et Princesse;
Si je l’ai mérité, concède-moi, Déesse,
Concède-moi ce don: c’est qu’après mon trépas,
Ayant laissé tomber ma dépouille çà-bas,
Je puisse voir au Ciel la belle Marguerite
Pour qui j’ai ta louange en cet Hymne décrite.

Hymne du très Chrestien Roy Henry II (extraits)

Muses, quand nous voudrons les louënges chanter
Des Dieux, il nous faudra au nom de Jupiter
Commencer et finir, comme au Dieu qui la bande
Des autres Dieux gouverne, et maistre leur commande
Mais quand il nous plaira chanter l’honneur des Roys,
Il faudra par HENRY, le grand Roy des François,
Commencer et finir, comme au Roy qui surpasse
En grandeur tous les Roys de cette terre basse…

Là donc, divines Sœurs, à cette heure aydés moy
A chanter dignement vostre Frere, mon Roy,
Qui naguiere banit avecques sa promesse
Loing de vous et de moy la Crainte et la Paresse,
Lors qu’il nous fist lever d’un seul clin de ses yeux
(Quand moins nous y pensions) le front jusques aux cieux.

Le bucheron qui tient en ses mains la cougnée,
Entré dedans un bois pour faire sa journée,
Ne sçait où commencer : icy le tronc d’un Pin
Se presente à sa main, là celluy d’un Sapin,
Icy du coing de l’œil merque le pié d’un Chesne,
Là celluy d’un Fouteau, icy celluy d’un Frene :
A la fin tout pensif, de toutes pars cherchant
Lequel il coupera, tourne le fer tranchant
Sur le pié d’un Ormeau, et par terre le rue,
Afin d’en charpenter quelque belle charue :
Ainsi tenant es mains mon Luc bien apresté,
Entré dans ton Palais devant ta Majesté,
Tout pensif, je ne sçay quelle vertu premiere
De mille que tu as sera mise en lumiere :
Car les biens que Nature a partis à chacun,
Liberale à toy seule, te les donne en commun :
Qui ne soit vray, l’on voit qu’une plaisante forme
Par vicieuses meurs bien souvent se difforme,
Celluy qui est en guerre aux armes estimé
En temps de paix sera pour ses vices blasmé,
L’un est bon pour regir les affaires publiques
Qui gaste en sa maison les choses domestiques,
L’un est recommandé pour estre bien sçavant
Qui sera mesprisé pour estre mal vivant :
Mais certes tous les biens, que de grace Dieu donne
A tous diversement, sont tous en ta personne :
C’est pour cela qu’icy ta Justice, et ta Foy,
Ta Bonté, ta Pitié, d’un coup, s’offrent à moy,
Ta vaillance au combat, au conseil ta Prudence :
Ainsi je reste pauvre, et le trop d’abondance
De mon riche sujet m’engarde de penser
A laquelle de tant il me faut commencer.
Si faut il toutesfois qu’à l’une je commence,
Car j’oy desja ta voix d’un costé qui me tance,
Et de l’autre costé, je m’entens accuser
De ma Lyre, qu’en vain je la fais trop muser,
Sans chanter ta loüenge. Or’sus chantons-la donques,
Et la faisons sonner, si elle sonna oncques,
Et venons à chercher quel Astre bien tourné
Pour estre un si grand Roy t’avoit predestiné.
Le beau porteur d’Hellés, qui fut maison commune,
Alors que tu naquis, à Venus et la Lune
Et à l’heureux Soleil, te donnerent cet heur
D’estre Roy, pour passer les autres en grandeur.

Or’ qui voudroit conter de quelle grande largesse
A respandu le Ciel dessus toy sa richesse,
Il n’auroit jamais fait, et son vers, tournoyé
Aux flotz de tant d’honneurs, seroit bien tost noyé.
Il t’a premierement, quant à ta forte taille,
Fait comme un de ces Dieux qui vont à la bataille,
Ou de ces Chevaliers qu’Homere nous a peints
Si vaillans devant Troïe, Ajax, et les germains
Rois pasteurs de l’armée, et le dispos Achille,
Qui, r’embarrant de coups les Troïens à leur ville,
Comme un loup les aigneaux par morceaux les hachoit,
Et des fleuves le cours d’hommes mortz empeschoit :
Mais bien que cet Achille ait le nom de pied-viste,
De coureur, de sauteur, pourtant il ne merite
D’avoir l’honneur sus toy, soit à corps elancé
Pour sauter une haie, ou franchir un fossé,
Ou soit pour voltiger, ou pour monter en selle
Armé de teste en pied, quand la guerre t’appelle.
Or’ parle qui voudra de Castor et Pollux,
Enfans jumeaux d’un œuf, tu merites trop plus
De renom qu’ilz n’ont fait, d’autant que tu assemble
En toy ce que les deux eurent jadis ensemble :
L’un fut bon Chevalier, l’autre bon Escrimeur,
Mais tu as ces deux en toy le double d’honneur :
Car où est l’Escrimeur, tant soit bon, qui s’aprouche
De toy, sans emporter au logis une touche ?
Ou soit que de l’espée il te plaise joüer,
Soit qu’en la gauche main te plaise secoüer
La targue ou le bouclier, ou soit que l’on s’attache
Contre toy, pour branler ou la pique ou la hache,
Nul mieux que toy ne sçait comme il faut demarcher,
Comme il faut un coup feint sous les armes cacher,
Comme l’on se mesure, et comme il faut qu’on baille
D’un revers un estoc, d’un estoc une taille.
Quant à bien manier et piquer un cheval,
La France n’eut jamais ny n’aura ton egal,
Et semble que ton corps naisse hors de la selle
Centaure mi-cheval, soit que poullain rebelle…

Or’ quand tu ne serois Roy, ny Seigneur, ne Prince,
Encore on te voiroit, par toute la Province
En qui tu serois né, dessus tous estimé,
Et bien tost d’un grand Roy, ou d’un grand Prince aimé,
Pour les dons que le Ciel t’a donnez en partage :
Car tu es bien adroit, et de vaillant courage :
Tesmoing est de ton cœur cette jeune fureur
Dont tu voulus pres Marne assaillir l’Empereur,
Lequel ayant passé les bornes de la Meuse
Menassoit ton Paris, ta grand’ Cité fameuse :
Tu luy eusses deslors ta vertu fait sentir,
Et, se tirant le poil, mille fois repentir
D’estre en France venu, sans une paix fardée,
Dont, à son grand besoing, sa vie fut gardée.
Mais qui pourroit conter les biens de ton esprit ?
Tant s’en faut qu’on les puisse arrenger par escrit,
Qui les pourra conter pourra conter l’arene
Que la force du vent au bord d’Aphrique amene…

Il n’y eut jamais Prince en l’antique saison,
Ny en ce temps icy, mieux garni de raison,
Ny d’aprehension, que toy, ny de memoire.
Or quant à ta memoire on ne la sçauroit croire,
Qui familierement ne t’auroit pratiqué :
Car si tu as un coup un homme remerqué
Sans plus du coing de l’œil, allast-il aux Tartares,
Navigast-il à l’Inde, ou aux Isles barbares
Où de l’humaine chair vivent les habitans,
Voire et sans retourner sejournast-il vingt ans :
Si de fortune apres revient en ta presence,,
Soudainement auras de luy recognoissance,
Ce qui est necessaire à un Prince d’avoir,
Pour jamais n’oublier ceux qui font leur devoir :
Car pour neant un homme au danger met sa vie
Pour son Prince servir, si son Prince l’oublie

Que diron-nous encor’ ? plus que les autres Roys
Tu es dur au travail : s’ilz portent le harnois
Une heure sur le dos, ilz ont l’eschine arnée,
Et en lieu d’un roussin prennent la hacquenée :
Mais un jour, voire deux, tu soustiens le labeur
Du harnois sus l’eschine, et juges la sueur
» Estre le vray parfum qui doit orner la face
» D’un Roy, qui pour combattre a vestu la cuirasse :
Aussi davant le temps le poil blanc t’est venu,
Et ja tu as le chef et le menton chenu,
Signe de grand travail, et de grande sagesse,
Qui de leurs beaux presens decorent ta jeunesse,
Luy adjoustant le poix de meure gravité…

Le Riche dessous toy ne craint aucunement
Qu’on luy oste ses biens par faulz accusement,
Le Voleur, le Meurtrier impunis ne demeurent,
Les hommes innocens par faux Juges ne meurent
Sous toy leur Protecteur, les coupables aussi
Envers ta Majesté treuvent peu de mercy,
Car tu n’es pas un Roy favorisant le vice,
Ny qui pour la faveur corrompe la Justice :
Mais tu es bien un Roy qui veux en verité
Que la Justice face à chacun equité.
Je ne dy pas aussi que vers l’homme coulpable
Ta Majesté ne soit quelque fois pitoyable :
S’il est fort et vaillant, et si ses vieux Ayeux
En guerre ont fait jadis quelque fait glorieux
A tes predecesseurs pour servir la Coronne,
A celuy quelque fois ta Clemence pardonne,
Car tu n’es pas cruel, et ta royalle main
Ne se resjoüist point du pauvre sang humain,
A l’exemple de Dieu, bien que du Ciel il voye
Que tout le genre humain icy bas se fourvoye
En vices dissolu, et ne veut s’amender,
Pourtant il ne luy plaist à tous coups debander
Son foudre punisseur sur la race des hommes,
Car il nous cognoist bien, et sçait de quoy nous sommes,
Et s’il vouloit ruer son tonnerre à tous coups
Que nous faisons peché, il nous occiroit tous :
Et pource, de pitié ses foudres il retarde,
Et en lieu de noz chefs, pour nous estonner, darde
Ou les sommets d’Athos, ou les Cerauniens,
Ou les pins sourcilleux des bois Dodoniens,
Ou les monstres marins, et du boulet qu’il rue
Tousjours nous espouvante, et peu souvent nous tue…

Or’ quant à la vertu qui plus t’esleve aux cieux,
C’est Libéralité, à l’exemple des Dieux
Qui donnent à foison, estimans l’Avarice
(Comme elle est vrayement) l’escolle de tout vice,
Laquelle plus est soule et plus cherche à manger
De l’or tres miserable aquis à grand danger :
Mais tu ne veux souffrir qu’un thresor dans le Louvre,
Se moisissant en vain, d’une rouille se couvre,
Tu en donnes beaucoup à tes soudars François,
Et à tes Conseillers qui dispensent tes loix,
Aux Princes de ton sang, et aux estranges Princes
Qui se rendent à toy, bannis de leurs Provinces :
Tu en despens beaucoup en Royaux bastimens,
Voire, et qui trop mieux vaut, aux soudars Allemans,
Aux Soüisses beaucoup, affin que tu achettes
Avecques pension leurs vies, tes sujettes,
Pour espargner ton peuple, aymant mieux aux dangers
Que tes propres sujetz mettre les estrangers,
Acte d’un Roy benin, et propre à toy, qui aymes
Le sang de tes sujetz autant que le tien mesmes.

On ne voit Artizan, en son art excellant,
Maçon, Peintre, Poëte, ou Escrimeur vaillant,
A qui ta plaine main, de grace, n’eslargisse
Quelque digne present de son bel artifice,
Et c’est l’occasion, ô magnanime Roy,
Que chacun te vient voir, et veut chanter de toy…

Que diray plus de toy ? et de l’obeissance
Que portois à ton Père es ans de ton enfance,
L’honorant tellement comme ton Pere et Roy
Que les autres enfans prenoient exemple à toy ?
Et certes, qui plus est, de rechef tu l’honores
Comme un Fils pitoyable apres sa mort encores
Environnant son corps d’un tombeau somptueux,
Où le docte cizeau d’un art presomptueux
A le marbre animé de batailles gravées,
Et des guerres par luy jadis parachevées.

  • Dedans ce Mausolée enclos en mesme estuy,

Tes deux Freres esteints dorment avecques luy,
Et ta Mere à ses flancz, lesquels t’aiment et prisent
Et du Ciel, où ilz sont, tes guerres favorisent,
Et sont tous resjouis : tes Freres, pour te voir
Sans eux faire si bien en France ton devoir,
Et ton Pere, dequoy icy bas en la terre
Tu le passes d’autant (quant aux faits de la guerre)
Qu’Achille fist Pelée, et qu’Ajax Telamon,
Et que son pere Atré le grand Agamemnon.
Car tu as (quelque cas que ta main delibere)
Tousjours de ton costé la Fortune prospere
Avecques la Vertu, et c’est ce qui te fait,
Pour t’allier des deux, venir tout à souhait.
Vray est quant à tes faitz, tu veux sur toute chose
Qu’aux gestes de ton Pere homme ne les propose,
Mais la Fame qui vole et parle librement,
Et qui sujette n’est à nul commandement,
Donne l’honneur aux tiens, et en cette partie
De tes humbles sujetz ta loy n’est obeïe.

O mon Dieu que de joye, et que d’aise reçoit
Ta Mere, quand du Ciel ça bas elle voit
Si bien regir ton peuple, et garder l’heritage
De sa noble Duché qui luy vint en partage,
Laquelle a plus de joye et de plaisir reçeu
De t’avoir en son ventre heureusement conçeu
Que Thetis d’enfanter Achille Peleïde
Ou Argie la Greque en concevant Tydide…

Artemis aux Veneurs, Mars preside aux Guerriers,
Vulcan aux Marechaux, Neptune aux Mariniers,
Les Poëtes Phebus et les Chantres fait naistre,
» Mais du grand Jupiter les Roys tiennent leur estre.
Aussi lon ne voit rien au monde si divin
Que sont les grandz Seigneurs, ne qui tant soit voisin
De Jupiter qu’un Roy, dont la main large et grande
Aux Soudars, aux Chasseurs, et aux Chantres commande,
Et bref à tout chacun : car sçauroit-on rien voir
Au monde, qui ne soit plié sous le pouvoir
De Roys, enfans du Ciel, qui leurs sceptres estandent
De l’une à l’autre Mer, et apres DIEU commandent ?
Jupiter est leur Pere, et generalement
Il fait des biens aux Roys, mais non egallement,
Car les uns ne sont Roys que d’une petite Isle,
Les autres d’un Desert, ou d’une pauvre Ville,
Les autres ont leur regne en un païs trop froid,
Glacé, souflé de vent, les autres sous l’endroit
Du Cancre chaleureux, où nul vent ne soulage
En Esté, tant soit peu, leur bazané visage :
Mais le nostre a le sien dans un lieu temperé,
Long, large, bien peuplé, de Villes remparé,
De Chasteaux et de Forts, dont les murs, qui se donnent
Au Ciel, de leur hauteur les estrangers estonnent.
Ce grand DIEU bien souvent des Princes l’apareil
Tranche au meilieu du fait, et leur rompt le conseil,
Les uns font en un an, ou deux, leurs entreprises,
Des autres à-neant les affaires sont mises,
Et tout cela qu’ilz ont pensé songneusement,
Par ne sçay quel Destin leur succede autrement :
Mais les petits pensers venus en souvenance
De nostre Roy sont faits aussi tost qu’ils les pense,
Quant à ceux qui sont grandz, si les pense au matin,
Pour le moins vers le soir il en aura la fin.
Tant Jupiter l’estime, et tant il est prospere
Aux courageux dessains que son cœur delibere.

Mais quoy ? ou je me trompe, pour le seur je croy
Que Jupiter a fait partage avec mon Roy :
Il n’a pour luy, sans plus, retenu que les Nües,
Des Comettes, des Ventz, et des Gresles menües,
Des Neiges, des frimatz, et des pluyes de l’air,
Et je ne sçay quel bruit entourné d’un esclair,
Et d’un boulet de feu, qu’on appelle Tonnerre,
Mais pour soy nostre Prince a retenu la terre,
Terre plaine de biens, de villes et de forts
Et d’hommes à la guerre et aux Muses acortz.

Si Jupiter se vante avoir sous sa puissance
Plus de Dieux que tu n’as, il est de ce qu’il pense
Trompé totallement : s’il se vante d’un Mars,
Tu en as plus de cent qui meinent tes soudars,
Messeigneurs de Vandosme, et messeigneurs de Guise,
De Nemours, de Nevers, qui la guerre ont aprise
Dessous ta Majesté : s’il se vante d’avoir
Un Mercure pour faire en parlant son devoir,
Nous en avons un autre, acort, prudent et sage
Et trop plus que le sien facond en son langage :
Soit qu’il parle Latin, parle Grec, ou François
A tous ambassadeurs, sa mïelleuse voix
Les rend tous esbahys, et par grande merveille
Le cœur de ses beaux mots leur tire par l’oreille,
Tant la douce Python ses levres arrosa
De miel, quand jeune enfant sa bouche composa.
C’est ce grand Demi-dieu, Cardinal de Lorraine,
Qui bien aymé de toy en ta France rameine
Les antiques vertus : mais par sus tous aussi
Tu as ton Connestable, Anne Mommorency,
Ton Mars, ton Porte-espée, aux armes redoutable,
Et non moins qu’à la guerre au conseil profitable :
De luy souventesfois esbahy je me suis
Que son cerveau ne rompt, tant il est jours et nuitz
Et par sens naturel, et par experience
Pensant et repensant aux affaires de France.
Car luy sans nul repos ne fait que travailler,
Soit à combatre en guerre, ou soit à conseiller,
Soit à faire responce aux pacquets qu’on t’envoye
Bref, c’est ce vieux Nestor qui estoit devant Troye,
Duquel tousjours la langue au logis conseilloit,
Et la vaillante main dans les champs batailloit…

Et n’as-tu pas encor’ un autre Mars en France,
Un Marechal d’Albon, dont l’heureuse vaillance
A nul de tous les Dieux ceder ne voudroit pas,
S’ilz se joignent ensemble au meillieu des combas ?
Et n’as-tu pas aussi (bien qu’elle soit absente
De son païs natal) ta noble et sage tante
Duchesse de Ferrare, en qui le Ciel a mis
Le sçavoir de Pallas, les vertus de Themis ?

Et n’as-tu pas aussi une Minerve sage,
Ta propre unique Sœur, instruite des jeune âge
En tous artz vertueux, qui porte en son Escu
(J’entens dedans son cœur des vices invaincu)
Comme l’autre Pallas le chef de la Gorgonne,
Qui transforme en rocher l’ignorante personne
Qui s’ose approcher d’elle et veut loüer son nom ?
Et n’as-tu pas aussi, en lieu d’une Junon,
La royne ton espouse en beaux enfans fertille ?
Ce que l’autre n’a pas, car elle est inutile
Au lict de Jupiter, et sans plus n’a conçeu
Qu’un Mars et qu’un Vulcan : l’un qui est tout bossu,
Boiteux et dehanché : et l’autre tout colere,
Qui veut le plus souvent faire guerre à son Pere :
Mais ceux que ton espouse a conçeus à-foison
De toy, pour l’ornement de ta noble maison,
Sont beaux, droitz, et bien nez, et qui des jeune enfance
Sont apris à te rendre une humble obeissance…

Cela que DIEU bastit dans le grand edifice
De ce monde admirable, et bref ce que DIEU fait
Par mouvement semblable est par luy contrefait.
Les autres nuit et jour fondent artillerie,
Et grandz Cyclopes nudz font une baterie,
A grandz coups de marteaux, et avec tel compas,
D’ordre l’un apres l’autre au Ciel levent les bras,
Puis en frapent si haut sur le metal qui sonne,
Que l’Archenal prochain et le fleuve en resonne.

Et bref, c’est presque un Dieu que le Roy des François :
Tu es tant obey quelque part où tu sois
Que des la mer Bretonne à la mer Provensalle,
Et des monts Pyrenez aux portes de l’Italle,
Bien que ton regne soit largement estandu,
Si tu avois toussé tu serois entendu :
Car tu n’es pas ainsi qu’un Roy Loys onziesme,
Ou comme fut jadis le Roy CHARLES septiesme,
Qui avoient des parents et des Freres mutins,
Lesquelz en s’aliant d’autres Princes voisins,
Ou d’un duc de Bourgogne, ou d’un duc de Bretaigne,
Pour le moindre raport se mettoient en campagne
Contre le Roy leur Frere, et faisoient contre luy
Son peuple mutiner pour luy donner ennuy :
Mais tu n’as ny parens, ny Frere qui s’alie
Meintenant de Bourgogne, ou de la Normandie,
Ou des Princes Bretons : tout est sujet à toy,
Et la France aujourduy ne connoist qu’un seul Roy,
Que toy Prince HENRY le monarque de France,
Qui te courbant le chef te rend obeissance.
Pour toy le jour se leve en ta France, et la Mer
Fait pour toy tout autour ses vagues escumer,
Pour toy la Terre est grosse, et tous les ans enfante,
Pour toy des grandz Forestz la perruque naissante
Tous les ans se refrise, et les Fleuves sinon
Ne courent dans la Mer que pour bruire ton nom…

Car tu ne fus content seulement du royaume
Par ton Pere laissé : avecques le heaume,
Et la lance, et l’escu, tu as pris un grand soing,
Comme Prince vaillant, d’en acquerir plus loing,
Voire et de ragaigner les place que ton Pere
Perdit davant sa mort sur l’Angloise frontiere.
Car aussi tost que DIEU t’eut, de grace, ordonné
D’estre en lieu de ton Pere en France couronné,
Lors que chacun pensoit que tu courois la lance,
Que tu faisois tournois, et masques pour la dance,
Et qu’en ris et en jeux, et passetemps plaisans
De lente oisiveté tu rouillois tes beaux ans :
Au bout de quinze jours France fut esbaye,
Que tu avois desja l’Angleterre envahye,
Et sans en faire bruit, par merveilleux effortz,
Tu avois ja conquis de Boulongne les forts,
Et par armes contraint cette arrogance Angloise
A te vendre Boulongne et la faire Françoise.

Tu ne fus pas content de ce premier honneur,
Mais suyvant ta fortune et ton premier bon heur,
Deux ou trois ans apres tu mis en la campaigne
Ton camp, pour afranchir les Princes d’Alemaigne :
Adonq toy vestu, non des armes que feint
Homere à son Achille, où tout le Ciel fut peint,
Ains armé de bon cœur, de force, et de proüesse :
Tu ne mis seulle aux champs la Françoise jeunesse,
Mais Anglois, Escossois, Italiens et Grecz ,
Ayant ouy ton nom, voulurent voir de pres
Le port de ta grandeur, et tous s’asubjetirent
A tes loix, et pour toy les armeures vestirent,
Où la crainte et l’honneur furent de toutes pars
Si deument observés entre tant de soudars
(Bien qu’ilz fussent divers, de façon et langage)
Que mesmes l’ennemy ne sentit le pillage
(Merveille), et pour ce coup l’espée et les harnois
Par ton commandement obeirent aux loix.

Tu pris Mets en passant, puis venu sus la rive
Du Rhin, là t’apparut l’Alemaigne captive,
Laquelle avoit d’ahan tout le dos recourbé,
Ses yeux estoient cavez, son visage plombé,
Son chef se herissoit à tresses depliées,
Et de chesnes de fer ses mains estoient liées :
Elle, un peu s’acoudant de travers sus le bort,
Te fist cette requeste : O Prince heureux et fort,
Si Nature et pitié aux Monarques commandent
D’aider aux pauvres Roys qui secours leur demandent,
Et si de droit il faut secourir ses parens
Lors qu’on les voit tombez aux dangers apparens :
Las ! pren compassion de ma serve misere,
Et Filz donne secours à moy qui suis ta Mere.
Quand Francus ton ayeul de Troye fut chassé,
Il vint en mon païs, puis ayant amassé
Un camp de mes enfans alla veincre la France,
Et des miens et de luy les tiens prindrent naissance.

Ainsi dist l’Alemaigne, et à-peine n’eut pas
Achevé, que ses fers luy tomberent en bas,
Son dos redevint droit, et ses yeux et sa face
Revestirent l’honneur de leur premiere grace,
Et soudain de captive en liberté se vit,
Tant un grand Roy de France au besoing luy servit !
Ainsi qu’un bon enfant qui de sa mere a cure
Et n’est point entaché d’une ingrate nature…

Estant soul de la terre, apres tu fis armer
La flotte de tes Naux, et l’envoyas ramer
Dedans la mer Tyrrene, où elle print à force
Maugré le Genevois la belle Isle de Corse,
Pour mieux faire sçavoir aux estrangers lointains
Combien un Roy de France a puissantes les mains.
Bref, apres avoir fait à l’ennemy cognoistre
Que par mer tu estois et par terre, son maistre,
Forcé de ton Destin et de tes nobles faitz,
Humble, te vint prier de luy donner la Paix,
Ce que facillement luy acordas de faire.
» Car souvent un vainqueur au vaincu veut complaire…

Or’ la Paix est rompue, et ne faut plus chercher
Qu’à se meurdrir en guerre, et à se detrancher
L’un l’autre par morceaux, la Pitié est bannye,
Et en lieu d’elle regne Horreur, et Tyrannie :
On oit de tous costé les armeures tonner,
On n’oit pres de la Meuse autre chose sonner
Que mailles et boucliers, et Mars, qui se pourmene
S’egaye en son harnois dedans un char monté,
De quatre grandz coursiers horriblement porté.
La Fureur et la Peur leur conduisent la bride,
Et la Fame emplumée, allant devant pour guide,
Laisse avec un grand flot çà et là parmy l’air
Sous le vent des chevaux son panage voler,
Et Mars, qui de son char les espaules luy presse,
D’un espieu Thracien contraint cette Deesse
De cent langues semer des bruitz et vrais et faux,
Pour effroyer l’Europe et la remplir de maux.

Tu seras, mon grand Roy, le premier des gendarmes
Contre les Bourguignons qui vestiras les armes
Avecques ta Noblesse, et le premier seras
Qui de ta lance à jour leurs bandes fauceras,
Et bravement suivy de ton Infanterie
Tu feras à tes piez une grand’ boucherie
Des corps des ennemys l’un sur l’autre acablez,
Plus menu qu’on ne voit (quand les cieux sont troublez
Des ventz aux moys d’Hyver) tomber du Ciel de gresle
Sur la mer, sur les champs, sur les bois pesle-mesle :
La gresle sus la gresle à grandz monceaux se suit,
Fait maint bond contre terre, et demeine un grand bruit…

Si par ta grand bonté tu m’invites ches toy,
J’iray en ton Palais, menant avecques moy
(Si homme les mena) Phebus et Calliope,
Pour te celebrer Roy le plus grand de l’Europe :
» Car avecque l’honneur le labeur est util,
» Quand on cultive un champ qui est gras et fertil
Un Roy, tant soit il grand en terre ou en proüesse,
Meurt comme un laboureur sans gloire, s’il ne laisse
Quelque renom de luy, et ce renom ne peut
Venir apres la mort, si la Muse ne veut
Le donner à celluy qui doucement l’invite,
Et d’honneste faveur compense son merite.
Non, je ne suis tout seul, non, tout seul je ne suis,
Non, je ne le suis pas, qui par mes œuvres puis
Donner aux grandz Seigneurs une gloire eternelle :
Autres le peuvent faire, un Bellay, un Jodelle,
Un Baïf, Pelletier, un Belleau, et Tiard,
Qui des neuf Sœurs en don ont reçeu le bel art
De faire par les vers les grandz Seigneurs revivre,
Mieux que leurs bastimens, ou leurs fontes de cuivre
Mais quoy ? Prince, on dira que je suis demandeur,
Il vaut mieux achever l’Hymne de ta grandeur :
Car, peut estre, il t’ennuye oyant chose si basse,
Puis ma lyre s’enroue, et mon pouce se lasse.

Escoute donq ma voix, ô déesse Victoire,
Qui guaris des soudars les plaies, et qui tiens
En ta garde les Roys, les villes et leurs biens :
Qui portes une robe emprainte de trophées,
Qui as de ton beau chef les tresses estophées
De palme et de laurier, et qui montres sans peur
Aux hommes, comme il faut endurer le labeur :
Soit que tu sois au Ciel voisine à la Couronne,
Soit que ta Majesté gravement environne
Le trosne à Jupiter ou l’armet de Pallas,
Ou la bouclier de Mars : vien Deesse icy bas
Favoriser HENRY, et d’un bon œil regarde
La France pour jamais, et la pren sous ta garde.

Hymne de France

… Toujours le Grec la Grèce vantera,
Et l’Espagnol l’Espagne chantera,
L’Italien les Itales fertiles,
Mais moi Français la France aux belles villes,
Et son renom, dont le crieur nous sommes,
Ferons voler par les bouches des hommes…
Il ne faut point que l’Arabie heureuse,
Ni par son Nil l’Egypte plantureuse,
Ni l’Inde riche en mercerie étrange,
Fasse à la tienne égale sa louange;
Qui d’un clin d’oeil un monde peux armer,
Qui as les bras si longs dessus la mer,
Qui tiens sur toi tant de ports et de villes,
Et où les lois divines et civiles
En long repos tes citoyens nourrissent.
On ne voit point par les champs qui fleurissent
Errer ensemble un tel nombre d’abeilles,
Baisant les lis et les rosés vermeilles;
Ni par l’été ne marchent au labeur
Tant de fourmis, animaux qui ont peur
Qu’en leur vieillesse ils n’endurent souffrance,
Comme l’on voit d’hommes par notre France
Se remuer; soit quand Bellone anime
La majesté de leur coeur magnanime,
Ou quand la paix à son rang retournée,
Chacun renvoie exercer sa journée…
Mille troupeaux frisés de fines laines
Comme escadrons se campent en nos plaines;
Maint arbrisseau, qui porte sur ses branches
D’un or naïf pommes belles et franches,
Y croît aussi, d’une part verdissant,
De l’autre part ensemble jaunissant,
Le beau Grenat à la joue vermeille,
Et le Citron, délices de Marseille,
Fleurit ès champs de la Provence à gré.
Et l’Olivier à Minerve sacré
Leur fait honneur de ses fruits automniers,
Et jusqu’au ciel s’y dressent les Palmiers;
Le haut Sapin, qui par flots étrangers
Doit aller voir de la mer les dangers,
Y croît aussi et le Buis qui vaut mieux,
Pour y tailler les images des Dieux,
De ses bons Dieux, qui ont toujours souci
Et de la France et de mes vers aussi…
Ici et là, comme célestes flammes,
Luisent les yeux de nos pudiques femmes,
Qui toute France honorent de leur gloire,
Ores montrant leurs épaules d’ivoire,
Ores le col d’albâtre bien uni,
Ores le sein où l’honneur fait son nid;
Qui pour dompter la cagnarde paresse,
Vont surmontant d’une gentille adresse
Le vieil renom des pucelles d’Asie,
Pour joindre à l’or la soie cramoisie,
Ou pour broder au métier proprement
D’un nouveau Roi le riche accoutrement.
Que dirai plus des lacs et des fontaines,
Des bois tondus et des forêts hautaines?
De ces deux mers, qui d’un large et grand tour
Vont presque France emmurant tout autour?
Maint grand vaisseau, qui maint butin amène,
Parmi nos flots sûrement se promène.
Au dos des monts les grands forêts verdoient
Et à leurs pieds les belles eaux ondoient…
Dedans l’enclos de nos belles cités
Mille et mille arts y sont exercités.
Le lent sommeil, ni la morne langueur
Ne rompent point des jeunes la vigueur…
La Poésie et la Musique Soeurs,
Qui nos ennuis charment de leurs douceurs,
Y ont r’aquis leurs louanges antiques.
L’art non menteur de nos Mathématiques
Commande aux Cieux; la fièvre fuit devant
L’experte main du médecin savant.
Nos imagers ont la gloire en tout lieu
Pour figurer soit un Prince ou un Dieu,
Si vivement imitant la nature
Que l’oeil ravi se trompe en leur peinture.
Un million de fleuves vagabonds,
Traînant leurs flots délicieux et bons,
Lèchent les murs de tant de villes fortes,
Dordogne, Somme, et toi Seine, qui portes
Dessus ton dos un plus horrible faix
Que sur le tien Neptune tu ne fais.
Ajoutez-y tant de palais dorés,
Tant de sommets de temples honorés,
Jadis rochers, que la main du maçon
Elabora d’ouvrage et de façon.
L’art dompte tout, et la persévérance.
Que dirons-nous encor de notre France?…
C’est celle-là qui a produit ici
Roland, Renaud, et Charlemagne aussi,
Lautrec, Bayard, Trimouille et la Palice,
Et toi Henri,…
Roi qui doit seul par le fer de la lance,
Rendre l’Espagne esclave de sa France,
Et qui naguère a l’Anglais abattu,
Le premier prix de sa jeune vertu.
Qu’en leur vieillesse ils n’endurent souffrance,
Comme l’on voit d’hommes par notre France
Se remuer; soit quand Bellone anime
La majesté de leur coeur magnanime,
Ou quand la paix à son rang retournée,
Chacun renvoie exercer sa journée…
Mille troupeaux frisés de fines laines
Comme escadrons se campent en nos plaines;
Maint arbrisseau, qui porte sur ses branches
D’un or naïf pommes belles et franches,
Y croît aussi, d’une part verdissant,
De l’autre part ensemble jaunissant,
Le beau Grenat à la joue vermeille,
Et le Citron, délices de Marseille,
Fleurit ès champs de la Provence à gré.
Et l’Olivier à Minerve sacré
Leur fait honneur de ses fruits automniers,
Et jusqu’au ciel s’y dressent les Palmiers;
Le haut Sapin, qui par flots étrangers
Doit aller voir de la mer les dangers,
Y croît aussi et le Buis qui vaut mieux,
Pour y tailler les images des Dieux,
De ses bons Dieux, qui ont toujours souci
Et de la France et de mes vers aussi…
Ici et là, comme célestes flammes,
Luisent les yeux de nos pudiques femmes,
Qui toute France honorent de leur gloire,
Ores montrant leurs épaules d’ivoire,
Ores le col d’albâtre bien uni,
Ores le sein où l’honneur fait son nid;
Qui pour dompter la cagnarde paresse,
Vont surmontant d’une gentille adresse
Le vieil renom des pucelles d’Asie,
Pour joindre à l’or la soie cramoisie,
Ou pour broder au métier proprement
D’un nouveau Roi le riche accoutrement.
Que dirai plus des lacs et des fontaines,
Des bois tondus et des forêts hautaines?
De ces deux mers, qui d’un large et grand tour
Vont presque France emmurant tout autour?
Maint grand vaisseau, qui maint butin amène,
Parmi nos flots sûrement se promène.
Au dos des monts les grands forêts verdoient
Et à leurs pieds les belles eaux ondoient…
Dedans l’enclos de nos belles cités
Mille et mille arts y sont exercités.
Le lent sommeil, ni la morne langueur
Ne rompent point des jeunes la vigueur…
La Poésie et la Musique Soeurs,
Qui nos ennuis charment de leurs douceurs,
Y ont r’aquis leurs louanges antiques.
L’art non menteur de nos Mathématiques
Commande aux Cieux; la fièvre fuit devant
L’experte main du médecin savant.
Nos imagers ont la gloire en tout lieu
Pour figurer soit un Prince ou un Dieu,
Si vivement imitant la nature
Que l’oeil ravi se trompe en leur peinture.
Un million de fleuves vagabonds,
Traînant leurs flots délicieux et bons,
Lèchent les murs de tant de villes fortes,
Dordogne, Somme, et toi Seine, qui portes
Dessus ton dos un plus horrible faix
Que sur le tien Neptune tu ne fais.
Ajoutez-y tant de palais dorés,
Tant de sommets de temples honorés,
Jadis rochers, que la main du maçon
Elabora d’ouvrage et de façon.
L’art dompte tout, et la persévérance.
Que dirons-nous encor de notre France?…
C’est celle-là qui a produit ici
Roland, Renaud, et Charlemagne aussi,
Lautrec, Bayard, Trimouille et la Palice,
Et toi Henri,…
Roi qui doit seul par le fer de la lance,
Rendre l’Espagne esclave de sa France,
Et qui naguère a l’Anglais abattu,
Le premier prix de sa jeune vertu.
Je te salue, ô terre plantureuse,
Heureuse en peuple, et en Princes heureuse!
Moi ton Poète, ayant premier osé
Avoir ton los en rime composé,
Je te suppli’ qu’à gré te soit ma Lyre…

Hymne du printemps

Quand ce beau printemps je vois,
J’aperçois
Rajeunir la terre et l’onde
Et me semble que le jour
Et l’Amour
Comme enfants naissent au monde.
Le jour qui plus beau se fait
Nous refait
Plus belle et verte la terre;
Et Amour, armé de traits
Et d’attraits,
Dans nos coeurs nous fait la guerre.
Il répand de toutes parts
Feux et dards,
Et dompte sous sa puissance
Hommes, bêtes et oiseaux,
Et les eaux
Lui rendent obéissance.
Vénus avec son enfant
Triomphant,
Au haut de son coche assise,
Laisse ses cygnes voler
Parmi l’air
Pour aller voir son Anchise.
Quelque part que ses beaux yeux
Par les cieux
Tournent leurs lumières belles,
L’air qui se montre serein
Est tout plein
D’amoureuses étincelles.
Puis en descendant à bas
Sous ses pas
Croissent mille fleurs écloses;
Les beaux lis et les oeillets
Vermeillets
Y naissent entre les roses.
Je sens en ce mois si beau
Le flambeau
D’Amour qui m’échauffe l’âme,
Y voyant de tous côtés
Les beautés
Qu’il emprunte de ma Dame.
Quand je vois tant de couleurs
Et de fleurs
Qui émaillent un rivage,
Je pense voir le beau teint
Qui est peint
Si vermeil en son visage.
Quand je vois les grands rameaux
Des ormeaux
Qui sont lacés de lierre,
Je pense être pris ès lacs
De ses bras,
Et que mon col elle serre.
Quand j’entends la douce voix
Par les bois
Du gai rossignol qui chante,
D’elle je pense jouir
Et ouïr
Sa douce voix qui m’enchante.
Quand Zéphyre mène un bruit
Qui se suit
Au travers d’une ramée,
Des propos il me souvient
Que me tient
La bouche de mon aimée.
Quand je vois en quelque endroit
Un pin droit,
Ou quelque arbre qui s’élève,
Je me laisse décevoir,
Pensant voir
Sa belle taille et sa grève.
Quand je vois dans un jardin
Au matin
S’éclore une fleur nouvelle,
J’accompare le bouton
Au teton
De son beau sein qui pommelle.
Quand le Soleil tout riant
D’Orient
Nous montre sa blonde tresse,
Il me semble que je voi
Près de moi
Lever ma belle maîtresse.
Quand je sens parmi les prés
Diaprés
Les fleurs dont la terre est pleine,
Lors je fais croire à mes sens
Que je sens
La douceur de son haleine.
Bref, je fais comparaison,
Par raison,
Du printemps et de m’amie;
Il donne aux fleurs la vigueur,
Et mon coeur
D’elle prend vigueur et vie.
Je voudrais au bruit de l’eau
D’un ruisseau
Déplier ses tresses blondes,
Frisant en autant de noeuds
Ses cheveux,
Que je verrais friser d’ondes.
Je voudrais pour la tenir
Devenir
Dieu de ces forêts désertes,
La baisant autant de fois
Qu’en un bois
Il y a de feuilles vertes.
Ha! maîtresse, mon souci,
Viens ici,
Viens contempler la verdure!
Les fleurs de mon amitié
Ont pitié,
Et seule tu n’en as cure.
Au moins, lève un peu tes yeux
Gracieux,
Et vois ces deux colombelles,
Qui font naturellement
Doucement
L’amour du bec et des ailes.
Et nous, sous ombre d’honneur,
Le bonheur
Trahissons par une crainte;
Les oiseaux sont plus heureux,
Amoureux,
Qui font l’amour sans contrainte.
Toutefois ne perdons pas
Nos ébats
Pour ces lois tant rigoureuses;
Mais, si tu m’en crois, vivons
Et suivons
Les colombes amoureuses.
Pour effacer mon émoi
Baise-moi,
Rebaise-moi, ma Déesse;
Ne laissons passer en vain
Si soudain
Les ans de notre jeunesse.

Hymne à l’automne

Je n’avais pas quinze ans que les monts et les bois
Et les eaux me plaisaient plus que la cour des Rois,
Et les noires forêts en feuillage voutées,
Et du bec des oiseaux les roches picotées ;
Une vallée, un antre en horreur obscurci,
Un désert effroyable était tout mon souci ;
A fin de voir au soir les Nymphes et les Fées
Danser dessous la lune en cotte par les prées
Fantastique d’esprit, et de voir les Sylvains
Etre boucs par les pieds et hommes par les mains,
Et porter sur le front des cornes en la sorte
Qu’un petit agnelet de quatre mois les porte.
J’allais après la dance, et craintif je pressais
Mes pas dedans le trac des Nymphes, et pensais
Que pour mettre mon pied en leur trace poudreuse
J’aurais incontinent l’âme plus généreuse ;
Ainsi que l’Ascrean qui gravement sonna
Quand l’une des neuf Sœurs du laurier lui donna.
Or je ne fus trompé de ma jeune entreprise ;
Car la gentille Euterpe ayant ma dextre prise,
Pour m’ ôter le mortel par neuf fois me lava
De l’eau d’une fontaine où peu de monde va,
Me charma par neuf fois, puis d’une bouche enflée
(Ayant dessus mon chef son haleine soufflée)
Me hérissa le poil de crainte et de fureur,
Et me remplit le cœur d’ingénieuse erreur,
En me disant ainsi : « Puisque tu veux nous suivre,
Heureux après la mort nous te ferons revivre
Par longue renommée, et ton los ennobli
Accablé du tombeau n’ira point en oubli.»
« Tu seras du vulgaire appelé frénétique,
Insensé, furieux, farouche, fantastique,
Maussade, malplaisant, car le peuple médit
De celui qui de mœurs aux siennes contredit.
Mais courage, Ronsard ! les plus doctes poètes,
Les Sibylles, Devins, Augures et Prophètes,
Hués, sifflés, moqués des peuples ont été,
Et toutefois, Ronsard, ils disaient vérité.
N’espère d’amasser de grands biens en ce monde :
Une forêt, un pré, une montagne, une onde
Sera ton héritage, et seras plus heureux
Que ceux qui vont cachant tant de trésors chez eux.
Tu n’auras point de peur qu’un Roi, de sa tempête,
Te vienne en moins d’un jour escarbouiller la tête
Ou confisquer tes biens, mais, tout paisible et coi,
Tu vivras dans les bois pour la Muse et pour toi. »
Ainsi disait la nymphe, et de là je vins être
Disciple de Dorat, qui longtemps fut mon maître ;
M’apprit la poésie, et me montra comment
On doit feindre et cacher les fables proprement,
Et à bien déguiser la vérité des choses
D’un fabuleuxmanteau dont elles sont encloses.
J’appris en son école à immortaliser
Les hommes que je veux célébrer et priser,
Leur donnant de mes biens, ainsi que je te donne
Pour présent immortel l’Hymne de cet automne.

Hymne à la nuit 

Nuit, des amours ministre et sergente fidèle
Des arrêts de Venus, et des saintes lois d’elle,
Qui secrète accompagne
L’impatient ami de l’heure accoutumée,
Ô l’aimée des Dieux, mais plus encore aimée
Des étoiles compagnes,

Nature de tes dons adore l’excellence,
Tu caches les plaisirs dessous muet silence
Que l’amour jouissante
Donne, quand ton obscur étroitement assemble
Les amants embrassés, et qu’ils tombent ensemble
Sous l’ardeur languissante.

Lorsque l’amie main court par la cuisse, et ores
Par les tétins, auxquels ne se compare encore
Nul ivoire qu’on voie,
Et la langue en errant sur la joue, et la face,
Plus d’odeurs, et de fleurs, là naissantes, amasse
Que I’Orient n’envoie.

C’est toi qui les soucis, et les gênes mordantes,
Et tout le soin enclos en nos âmes ardentes
Par ton présent arraches.
C’est toi qui rends la vie aux vergers qui languissent,
Aux jardins la rosée, et aux cieux qui noircissent
Les idoles attaches.

Mais, si te plaît déesse une fin à ma peine,
Et donte sous mes bras celle qui est tant pleine
De menaces cruelles.
Afin que de ses yeux (yeux qui captifs me tiennent)
Les trop ardents flambeaux plus brûler ne me viennent
Le fond de mes mouelles.

L’hymne de la mort

D’autant que le Sommeil est le frere de celle,
Qui l’ame reconduit à la vie éternelle.
Où plus elle n’endure avec son Dieu là-haut
Ny peine, ny souci, ny froidure, ny chaud,
Procès, ny maladie ; ains, de tout mal exempte,
De siecle en siecle vit, bien-heureuse et contente,
Aupres de son facteur, non plus se renfermant
En quelque corps nouveau, ou bien se transformant
En estoile, ou vagant par l’air dans les nuages,
Ou voletant çà-bas dans les deserts sauvages
Comme beaucoup ont creu, mais en toute saison
Demourant dans le Ciel, son antique maison,
Pour contempler de Dieu l’éternelle puissance,
Les Démons, les Héros et l’Angelique essence,
Les Astres, le Soleil, et le merveilleux tour
De la voûte du Ciel qui nous cerne à l’entour,
Se contentant de voir dessous elle les nues,
La grand’mer ondoyante, et les terres cognues,
Sans plus y retourner ; car, à la vérité,
Rien peu se sentiroit de ta benignité,
O gracieuse Mort ! si, pour la fois seconde,
Abandonnoit le Ciel, et revenoit au monde.
Aussi dans ton lien tu ne la peux avoir
Qu’un coup, bien que ta main estende son pouvoir
En cent mille façons sur toute chose née.
Car, naissans, nous mourons : telle est la destinée
Des corps sujets à toy, qui tiens tout, qui prens tout
Qui n’as en ton pouvoir certaine fin ne bout ;
Et ne fust de Venus l’ame generative,
Qui tes fautes repare, et rend la forme vive,
Le monde periroit, mais son germe en refait
Autant de son costé, que ton dard en desfait.
Que ta puissance, ô Mort, est grande et admirable !
Rien au monde par toy ne se dit perdurable,
Mais, tout ainsi que l’onde aval des ruisseaux fuit
Le pressant coulement de l’autre qui la suit,
Ainsi le temps se coule, et le present fait place
Au futur importun, qui les talons luy trace.
Ce qui fut, se refait ; tout coule, comme une eau,
Et rien dessous le Ciel ne se voit de nouveau,
Mais la forme se change en une autre nouvelle.
Et ce changement-là, -Vivre, au monde s’appelle,
Et Mourir, quand la forme en une autre s’en-va.
Ainsi, avec Venus, la Nature trouva
Moyen de ranimer, par longs et divers changes,
La matière restant, tout cela que tu manges ;
Mais nostre ame immortelle est toujours en un lieu,
Au change non sujette, assise auprès de Dieu,
Citoyenne à jamais de la ville etherée,
Qu’elle avoit si long temps en ce corps desirée.
Je te salue, heureuse et profitable Mort,
Des extremes douleurs, medecin et confort.

Les Discours (1562 – 1563)

Poète engagé et officiel de la cour de Charles IX, Ronsard déploie la réthorique dans laquelle il excelle pour écrire sur les affaires de la France. Face aux menaces qui pèsent sur le pays, il ses sent interpelé pour défendre son unité et ses intêrets. Les Discours s’adressent essenteillemnt à tous ceux qui peuvent apporter un plus pour sortir la nation de la guerre civile dans laquelle les potestants l’ont plongée. Ils sont en faveur de Charles IX et de la paix. Pendant que Bellay caricature les courtisans et les cardinaux, lui prend part à la querelle de religion auprès des catholiques. Ronsard se transforme en militant. Pour agir sur le lecteur et l’influencer, il utilise une écriture plus pragmatique .    

Institution pour l’adolescence du roy treschrestien
Charles neufviesme de ce nom (1562)

Tout en restant poétique, Ronsard développe ici un discours également humaniste dont les enjeux sont cependant idéologiques, politiques et historiques. Il donne l’image idéale que doit être celle d’un prince pour être l’exemple, un modèle à imiter. Un prince que seul un poète peut conseiller, éclairer et aider à parfaire l’éducation qui doit être avant tout chrétienne dans une monarchie de droit divin et humaniste.

Extraits

Sire, ce n’est pas tout que d’estre Roy de France,
Il faut que la vertu honore vostre enfance :
Car un Roy sans vertu porte le sceptre en vain,
Et luy sert de fardeau, qui luy charge la main :
Pource on dit que Thetis la femme de Pelée,
Apres avoir la peau de son enfant brûlée
Pour le rendre immortel, le prist en son giron
Et de nuit l’emporta dans l’Antre de Chiron,
Chiron noble Centaure, à fin de luy aprendre
Les plus rares vertus dés sa jeunesse tendre,
Et de science et d’art son Achille honorer :
Car l’esprit d’un grand Roy ne doit rien ignorer.

Il ne doit seulement sçavoir l’art de la guerre,
De garder les cités, ou les ruer par terre,
De piquer les chevaux, ou contre son harnois
Recevoir mille coups de lances aux tournois :
De sçavoir comme il faut dresser une Embuscade,
Ou donner une Cargue, ou une Camisade,
Se renger en bataille, et soubs les estandars
Mettre par artifice en ordre ses soldars.

Les Roys les plus brutaulx telles choses n’ignorent,
Et par le sang versé leurs couronnes honorent :
Tout ainsi que Lyons, qui s’estiment alors
De tous les animaux estre veuz les plus fors,
Quand ils se sont repeuz d’un Cerf au grand corsage,
Et ont remply les champs de meurtre et de carnage.

Mais les princes Chrestiens n’estiment leur vertu
Procéder ny de sang ni de glaive pointu :
Ains par les beaux mestiers qui des Muses procedent,
Et qui de gravité tous les autres excédent :
Quand les Muses qui sont filles de Jupiter
(Dont les Roys sont issus) les Roys daignent hanter,
Elles les font marcher en toute reverence :
Loing de leur magesté banissent l’ignorance,
Et tous remplis de grace et de divinité,
Les font parmy le peuple ordonner equité.
Ils deviennent apris en la mathematique,
En l’art de bien parler, en histoire et musique,
En physiognomie, à fin de mieux sçavoir
Juger de leurs subjects seulement à les voir.

Telle science sceut le jeune prince Achille,
Puis scavant et vaillant il fit mourir Troille
Sur le champ Phrygien, et fit mourir encor
Le magnanime orgueil du furieux Hector,
Il tua Sarpedon, tua Pentasilée
Et par luy la cité de Troye fut brulée.
Tel fut jadis Thesée, Hercules, et Jason,
Et tous les vaillans preux de l’antique saison.
Tel vous serez aussi, si la Parque cruelle
Ne tranche avant le temps vostre trame nouvelle :

Car Charles, vostre nom tant commun à nos Roys,
Nom du Ciel revenu en France par neuf fois,
Neuf fois nombre parfait, comme cil qui assemble
Pour sa perfection trois Triades ensemble,
Monstre que vous aurez l’Empire, et le renom
Des huict Charles passez dont vous portés le nom.
Mais pour vous faire tel, il faut de l’artifice
Et dés jeunesse aprendre à combattre le vice.

Il faut premierement aprendre à craindre Dieu
Dont vous estes l’ymage : et porter au milieu
De vostre cueur son nom, et sa saincte parolle,
Comme le seul secours dont l’homme se consolle.

Apres si vous voulés en terre prosperer,
Il vous faut vostre mere humblement honorer,
La craindre et la servir, qui seulement de mere
Ne vous sert pas icy, mais de garde, et de père.
Apres, il fault tenir la loy de vos ayeulx,
Qui furent Roys en terre, et sont là hault aux cieux :
Et garder que le peuple imprime en sa cervelle
Les curieux discours d’une secte nouvelle.

Apres il fault apprendre à bien imaginer,
Autrement la raison ne pourroit gouverner :
Car tout le mal qui vient à l’homme prend naissance
Quand par sus la Raison le Cuider a puissance :

Tout ainsi que le corps s’exerce en travaillant,
Il faut que la Raison s’exerce en bataillant
Contre la monstrueuse et faulse fantasie,
De peur que vainement l’ame n’en soit saisie.
Car ce n’est pas le tout de sçavoir la vertu,
Il faut cognoistre aussi le vice revestu
D’un habit vertueux, qui d’autant plus offence
Qu’il se monstre honorable, et a belle aparance.

De là vous aprendrés à vous cognoistre bien,
Et en vous cognoissant vous ferés toujours bien :
Le vray commencement pour en vertus acroistre,
C’est (disoit Apollon) soymesme se cognoistre.
Celuy qui se cognoist, est seul maistre de soy,
Et sans avoir Royaume il est vrayement un Roy.

Commencés donq ainsi : puis si tost que par l’age
Vous serés homme fait de corps, et de courage,
Il fauldra de vous-mesme aprendre à commander,
A oyr vos subjects, les voir, et demander,
Les cognoistre par nom, et leur faire justice,
Honorer la vertu et corriger le vice.

Malheureux sont les Roys qui fondent leur apuy
Sur l’ayde d’un commis : qui par les yeux d’autruy
Voyent l’estat du peuple, et oyent par l’oreille
D’un flateur mensonger qui leur conte merveille.
Tel Roy ne regne pas, ou bien il regne en peur
(D’autant qu’il ne sçait rien) d’offencer un flateur.

Mais (Sire) ou je me trompe en voyant vostre grace
Ou vous tiendrez d’un Roy la legitime place :
Vous ferés vostre charge, et comme un prince doux
Audience et faveur vous donnerez à tous.

Vostre palais Royal cognoistrez en presence :
Et ne commetrez point une petite offence :
Si un pilote faut, tant soit peu, sur la mer,
II fera desoubs l’eau la navire abismer.
Aussi faillant un Roy tant soit peu, la province
Se perd, car volontiers le peuple suit son prince.

Aussi pour estre Roy vous ne devés penser
Vouloir comme un Tyran vos subjects offencer,
Car comme nostre corps, vostre corps est de boue :
Des petits et des grands la fortune se joüe :
Tous les regnes mondains se font et se defont,
Et au gré de fortune ils viennent et s’en vont,
Et ne durent non plus qu’une flamme allumée
Qui soudain est esprise et soudain consumée.

Or, Sire, imités Dieu, lequel vous a donné
Le sceptre, et vous a fait un grand Roy couronné,
Faites misericorde à celuy qui supplie,
Punissés l’orgueilleux qui s’arme en sa follie,
Ne poussés par faveur un homme en dignité,
Mais choisissés celuy qui l’a bien merité.
Ne baillés pour argent ny estats, ny offices,
Ne donnés aux premiers les vaccans benefices,
Ne souffrés pres de vous ne flateurs, ne vanteurs,
Fuyés ces plaisans fols qui ne sont que menteurs,
Et n’endurés jamais que les langues legeres
Mesdisent des Seigneurs des terres estrangeres.

Ne soyés point moqueur ny trop hault à la main,
Vous souvenant toujours que vous estes humain.
Ne pillez vos subjects par rançons ny par tailles,
Ne prenés sans raison ny guerres ny batailles,
Gardés le vostre propre, et vos biens amassés,
Car pour vivre content vous en avés assés.

S’il vous plaist vous garder sans archers de la garde,
Il faut que d’un bon œil le peuple vous regarde,
Qu’il vous ayme sans creinte, ainsi les puissans Roys
Ont gardé leur Empire, et non par le harnois.

Comme le corps Royal ayés l’ame Royalle,
Tirés le peuple à vous d’une main liberalle,
Et pensés que le mal le plus pernicieux
C’est un prince sordide et avaritieux.

Ayés autour de vous des personnes notables,
Et les oyés parler volontiers à vos tables,
Soyés leur auditeur comme fut vostre ayeul,
Ce grand François qui vit encores au cercueil.

Soyés comme un bon prince amoureux de la gloire,
Et faites que de vous se remplisse une histoire
Du temps victorieux, vous faisant immortel,
Comme Charles le Grand, ou bien Charles Martel.

Ne souffrés que les grands blessent le populaire,
Ne souffrés que le peuple au grand puisse desplaire,
Gouvernés vostre argent par sagesse et raison :
Le prince qui ne peut gouverner sa maison,
Sa femme, ses enfans, et son bien domestique,
Ne sçauroit gouverner une grand republique.

Pensés long temps devant que faire aucuns Edicts,
Mais si tost qu’ils seront devant le peuple mis,
Qu’ils soient pour tout jamais d’invincible puissance,
Car autrement vos loix sentiroient leur enfance.

Ne vous monstrés jamais pompeusement vestu,
L’habillement des Roys est la seule vertu :
Que votre corps reluise en vertus glorieuses,
Et non pas vos habits de perles precieuses.

D’amis plus que d’argent monstrés vous desireux,
Les Princes sans amis sont toujours malheureux.
Aymés les gens de bien, ayant toujours envie
De ressembler à ceux qui sont de bonne vie.
Punissés les malins et les seditieux :
Ne soyés point chagrin, despit, ne furieux,
Mais honeste et gaillard, portant sur le visage,
De vostre gentil’ame un gentil tesmoignage.

Or, Sire, pour autant que nul n’a le pouvoir
De chastier les Roys qui font mal leur devoir,
Punissés vous vous mesme, à fin que la Justice
De Dieu, qui est plus grand, vos fautes ne punisse.

Je dy ce puissant Dieu dont l’Empire est sans bout
Qui de son trosne assis en la terre voit tout,
Et fait à un chascun ses justices égalles.
Autant aux laboureurs qu’aux personnes Royalles :
Lequel je suppliray vous tenir en sa loy,
Et vous aymer autant qu’il fit David son Roy,
Et rendre comme à luy vostre sceptre tranquile :
Car sans l’ayde de Dieu la force est inutile.

Discours des misères de ce temps (1562)

Ce discours, qu’il compose après l’éclatement de la guere civile en 1562, s’adresse à Catherine de Médicis la Reine mère et à Théodore de Bèze (le chef des protestants). Il exhorte la première à user de son pouvoir, de son autorité et de son influence pour ramener la paix. Au second, tout en s’emportant contre les protestants qu’il accuse responsables de la guerre civile, il rappelle que la foi dicte de préférer la patience chrétienne à la violence.

Extraits

A la Reine, mère du Roi

… Las! ma Dame, en ce temps que le cruel orage
Menace les Français d’un si piteux naufrage,
Que la grêle et la pluie, et la fureur des cieux
Ont irrité la mer de vents séditieux,
Et que l’astre Jumeau ne daigne plus reluire,
Prenez le gouvernail de ce pauvre navire,
Et malgré la tempête, et le cruel effort
De la mer et des vents, conduisez-le à bon port.
La France à jointes mains vous en prie et reprie,
Las! qui sera bientôt et proie et moquerie
Des Princes étrangers, s’il ne vous plaît en bref
Par votre autorité apaiser son méchef.
Ha! que diront là-bas sous les tombes poudreuses
De tant de vaillants Rois les âmes généreuses?
Que dira Pharamond, Clodion et Clovis,
Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Loïs,
Qui de leur propre sang à tous périls de guerre
Ont acquis à leurs fils une si belle terre?
Que diront tant de Ducs et tant d’hommes guerriers
Qui sont morts d’une plaie au combat les premiers,
Et pour France ont souffert tant de labeurs extrêmes,
La voyant aujourd’hui détruire par soi-mêmes?
Ils se repentiront d’avoir tant travaillé,
Assailli, défendu, guerroyé, bataillé
Pour un peuple mutin divisé de courage,
Qui perd en se jouant un si bel héritage;
Héritage opulent, que toi, peuple qui bois
La Tamise Albionne, et toi, More qui vois
Tomber le chariot du Soleil sur ta tête,
Et toi, race Gothique aux armes toujours prête,
Qui sens la froide bise en tes cheveux venter,
Par armes n’aviez su ni froisser ni dompter.
Car tout ainsi qu’on voit de la dure cognée
Moins reboucher le fer, plus est embesognée
A couper, à trancher, et à fendre du bois,
Ainsi par le travail s’endurcit le François,
Lequel, n’ayant trouvé qui par armes le dompte,
De son propre couteau soi-même se surmonte…
O toi, historien, qui d’encre non menteuse
Ecris de notre temps l’histoire monstrueuse,
Raconte à nos enfants tout ce malheur fatal,
Afin qu’en te lisant ils pleurent notre mal
Et qu’ils prennent exemple aux péchés de leurs pères
De peur de ne tomber en pareilles misères.
De quel front, de quel oeil, ô siècles inconstants!
Pourront-ils regarder l’histoire de ce temps
En lisant que l’honneur et le sceptre de France,
Qui depuis si long âge avait pris accroissance,
Par une opinion nourrice des combats
Comme une grande roche est bronché contre bas!…
L’artisan par ce monstre a laissé sa boutique,
Le pasteur ses brebis, l’avocat sa pratique,
Sa nef le marinier, sa foire le marchand,
Et par lui le prudhomme est devenu méchant.
L’écolier se débauche, et de sa faux tortue
Le laboureur façonne une dague pointue,
Une pique guerrière il fait de son râteau,
Et l’acier de son coutre il change en un couteau.
Morte est l’autorité; chacun vit en sa guise;
Au vice déréglé la licence est permise;
Le désir, l’avarice et l’erreur insensé
Ont sens dessus-dessous le monde renversé.
On fait des lieux sacrés une horrible voirie,
Une grange, une étable et une porcherie,
Si bien que Dieu n’est sûr en sa propre maison.
Au ciel est revolée et Justice et Raison,
Et en leur place, hélas! règnent le brigandage,
La force, le harnois, le sang et le carnage.
Tout va de pis en pis: le sujet a brisé
Le serment qu’il devait à son Roi méprisé;
Mars enflé de faux zèle et de vaine apparence
Ainsi qu’une furie agite notre France…
O Dieu! qui de là-haut nous envoyas ton Fils
Et la paix éternelle avecque nous tu fis
Donne, je te suppli, que cette Reine mère
Puisse de ces deux camps apaiser la colère;
Donne-moi derechef que son sceptre puissant
Soit malgré le discord en armes fleurissant;
Donne que la fureur de la guerre barbare
Aille bien loin de France au rivage Tartare;
Donne que nos couteaux de sang humain tachés
Soient dans un magasin pour jamais attachés,
Et les armes au croc, sans être embesognées,
Soient pleines désormais de toiles d’araignées…

Continuation des discours des misères de ce temps

Ronsard invite dans cette continuation des discours Théodore Bèze (chef des protestants) à prendre le droit chemin. Il l’exhorte avec courtoisie à déposer les armes, pour l’amour de la patrie.

A la Reine mère

Madame, je serais ou du plomb ou du bois
Si moi que la nature a fait naître François,
Aux races à venir je ne contais la peine
Et l’extrême malheur dont notre France est pleine.
Je veux, malgré les ans, au monde publier
D’une plume de fer sur un papier d’acier
Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue
Et jusques à la mort vilainement battue.
Elle semble au marchand, hélas qui par malheur,
En faisant son chemin rencontre le voleur,
Qui contre l’estomac lui tend la main armée
D’avarice cruelle et de sang affamée.
Il n’est pas seulement content de lui piller
La bourse et le cheval ; il le fait dépouiller,
Le bat et le tourmente, et d’une dague essaie
De lui chasser du corps l’âme par une plaie ;
Puis en le voyant mort il se rit de ses coups,
Et le laisse manger aux mâtins et aux loups.
Si est-ce qu’à la fin la divine puissance
Court après le meurtrier et en prend la vengeance ;
Et dessus une roue (après mille travaux)
Sert aux hommes d’exemple et de proie aux corbeaux.
Mais ces nouveaux tyrans qui la France ont pillée,
Volée, assassinée, à force dépouillée,
Et de cent mille coups le corps lui ont battu,
(Comme si brigandage était une vertu)
Vivent sans châtiment et à les ouïr dire,
C’est Dieu qui les conduit, et ne s’en font que rire…
Or eux se vantant seuls les vrais enfants de Dieu,
En la dextre ont le glaive et en l’autre le feu,
Et comme furieux qui frappent et enragent,
Volent les temples saints, et les villes saccagent.
Et quoi ? brûler maisons, piller et brigander,
Tuer, assassiner, par force commander,
N’obéir plus aux Rois, amasser des armées,
Appelez-vous cela Églises reformées ?
Jésus que seulement vous confessez ici
De bouche et non de cœur, ne faisait pas ainsi ;
Et saint Paul en prêchant n’avait pour toutes armes
Sinon l’humilité, les jeûnes et les larmes ;
Et les pères martyrs aux plus dures saisons
Des tyrans, ne s’armaient sinon que d’oraisons ;
Bien qu’un ange du ciel, à leur moindre prière,
En soufflant eût rué les tyrans en arrière…
De Bèze, je te prie, écoute ma parole,
Que tu estimeras d’une personne folle ;
S’il te plaît toutefois de juger sainement,
Après m’avoir ouï tu diras autrement.
La terre qu’aujourd’huy tu remplis toute d’armes,
Y faisant fourmiller grand nombre de gendarmes
Et d’avares soldats qui du pillage ardents
Naissent dessous ta voix, tout ainsi que des dents
Du grand serpent Thébain les hommes qui muèrent
Le limon en couteaux dont ils s’entre-tuèrent,
Et nés et demi-nés se firent tous périr,
Si qu’un même soleil les vit naître et mourir.
De Bèze, ce n’est pas une terre Gothique,
Ni une région Tartare ni Scythique ;
C’est celle où tu naquis, qui douce te reçut,
Alors qu’à Vézelay 9 ta mère te conçut ;
Celle qui t’a nourri et qui t’a fait apprendre
La science et les arts dès ta jeunesse tendre 10,
Pour lui faire service et pour en bien user,
Et non comme tu fais, à fin d’en abuser.
Si tu es envers elle enfant de bon courage,
Ores que tu le peux, rends-lui son nourrissage,
Retire tes soldats, et au lac Genevois
(Comme chose exécrable) enfonce leurs harnois.
Ne prêche plus en France une Évangile armée,
Un Christ empistolé tout noirci de fumée,
Portant un morion en tête, et dans sa main 11
Un large coutelas rouge de sang humain.
Cela déplaît à Dieu, cela déplaît au Prince ;
Cela n’est qu’un appât qui tire la province
À la sédition, laquelle dessous toi
Pour avoir liberté ne voudra plus de Roy…
Un jour en te voyant aller faire ton prêche 13,
Ayant dessous un reître 14 une épée au côté,
« Mon Dieu, ce dis-je lors, quelle sainte bonté !
Ô parole de Dieu d’un faux masque trompée,
Puis que les prédicants prêchent à coups d’épée !
Bien tôt avec le fer nous serons consumés,
Puis que l’on voit de fer les ministres armés. »
Et lors deux surveillants qui parler m’entendirent,
Avec un hausse-bec ainsi me répondirent  :
« Quoi ? parles-tu de lui qui seul est envoyé
Du ciel pour r’enseigner le peuple dévoyé ?
Ou tu es un athée, ou quelque bénéfice
Te fait ainsi vomir ta rage et ta malice ;
Puis que si arrogant tu ne fais point d’honneur
À ce prophète saint envoyé du Seigneur. »
Adonc je répondis  : « Appeliez-vous athée
Celui qui dès enfance onc du cœur n’a ôtée
La foi de ses aïeuls ? qui ne trouble les lois
De son pays natal les peuples ni les Rois ?
Appelez-vous athée un homme qui méprise
Vos songes contrefaits, les monstres de l’Église ?
Qui croit en un seul Dieu, qui croit au Saint Esprit,
Qui croit de tout son cœur au Sauveur Jésus-Christ ?…
Les Apôtres jadis prêchaient tous d’un accord,
Entre vous aujourd’hui ne règne que discord
Les uns sont Zwingliens, les autres Luthéristes,
Les autres Puritains, Quintins 18, Anabaptistes,
Les autres de Calvin vont adorant les pas,
L’un est prédestiné et l’autre ne l’est pas,
Et l’autre enrage après l’erreur Muncerienne,
Et bien tôt s’ouvrira l’école Bézienne.
Si bien que ce Luther lequel était premier,
Chassé par les nouveaux est presque le dernier,
Et sa secte qui fut de tant d’hommes garnie,
Est la moindre de neuf qui sont en Germanie.
» Vous devriez pour le moins avant que nous troubler,
Être ensemble d’accord sans vous désassembler ;
Car Christ n’est pas un Dieu de noise ni discorde
Christ n’est que charité, qu’amour et que concorde,
Et montrez clairement par la division
Que Dieu n’est point auteur de votre opinion…
Ô Seigneur tout-puissant, ne mets point en oubli
D’envoyer un Mercure avecque le moly
Vers ce Prince royal 21, à fin qu’il l’admoneste,
Et lui fasse rentrer la raison en la tête,
Lui décharme le sens, lui dessille les yeux,
Lui montre clairement quels furent ses aïeux,
Grands Rois et gouverneurs des grandes républiques,
Tant craints et redoutés pour être catholiques !
» Si la saine raison le regagne une fois,
Lui qui est si gaillard, si doux et si courtois,
Il connaîtra l’état auquel on le fait vivre,
Et comme pour de l’or on lui donne du cuivre,
Et pour un grand chemin un sentier égaré,
Et pour un diamant un verre bigarré.
» Ha que je suis marri que cil qui fut mon maître 22,
Dépêtré du filet ne se peut reconnaître !
Je n’aime son erreur, mais haïr je ne puis
Un si digne prélat dont serviteur je suis,
Qui bénin m’a servi (quand fortune prospère
Le tenait près des Roys) de seigneur et de père.
Dieu préserve son chef de malheur et d’ennui,
Et le bonheur du ciel puisse tomber sur lui »…
Puis quand je vois mon Roy, qui déjà devient grand,
Qui courageusement me soustient et defend,
Je suis toute guérie, et la seule apparence
D’un Prince si bien né me nourrit d’espérance.
Ce prince, ou je me trompe en voyant son maintien,
Sa nature si douce et encline à tout bien,
Et son corps agité d’une âme ingénieuse,
Et sa façon de faire honnête et gracieuse,
Ni moqueur, ni jureur, menteur ni glorieux,
Je pense qu’ici bas il est venu des cieux
Afin que la couronne au chef me soit remise,
Et que par sa vertu refleurisse l’Église.
» Avant qu’il soit longtemps ce magnanime Roy
Domptera les mutins qui s’arment contre moi,
Et ces faux devineurs qui d’une bouche ouverte
De son sceptre royal ont prédite la perte.
Ce prince, accompagné d’armes et de bonheur,
Enverra jusqu’au ciel ma gloire et mon honneur,
Et aura, pour se rendre aux ennemis terrible,
Le nom de très-chrétien et de très-invincible.
» Puis voyant d’autre part cet honneur de Bourbon,
Ce magnanime Roy, qui très-sage et très-bon
S’oppose à l’hérésie, et par armes menace
Ceux qui de leurs aïeux ont délaissé la trace ;
Voyant le Guisian d’un courage indompté,
Voyant Montmorency, voyant d’autre côté
Aumale et Saint André ; puis voyant la noblesse
Qui porte un cœur enflé d’armes et de prouesse
J’espère après l’orage un retour de beau temps
Et après un hiver un gracieux printemps.
Car le bien suit le mal comme l’onde suit l’onde,
Et rien n’est assuré sans se changer au monde.
» Cependant prends la plume, et d’un style endurci
Contre le trait des ans, engrave tout ceci ;
À fin que nos neveux puissent un jour connaître
Que l’homme est malheureux qui se prend à son maître. »
Ainsi par vision la France à moi parla,
Puis s’évanouissant de mes yeux s’envola
Comme une poudre au vent, ou comme une fumée
Qui se jouant en l’air est en rien consumée.
Une ville est assise ès champs Savoysiens,
Qui par fraude a chassé ses seigneurs anciens,
Misérable sejour de toute apostasie,
D’opiniastreté, d’orgueil, et d’heresie,
Laquelle (en ce pendant que les Rois augmentoient
Mes bornes, et bien loing pour l’honneur combatoient)
Apelant les banis en sa secte damnable
M’a fait comme tu vois chetive et miserable.
Or mes Roys voyans bien qu’une telle cité
Leur seroit quelque jour une infelicité,
Deliberaient assez de la ruer par terre,
Mais contre elle jamais n’ont entrepris la guerre,
Ou soit par negligence, ou soit par le destin
Entiere ils l’ont laissée : et de là vient ma fin.
Comme ces laboureurs dont les mains inutiles
Laissent pendre l’hyver un toufeau de chenilles
Dans une feuille seiche au feste d’un pommier :
Si tost que le soleil, de son rayon premier
A la feuille eschaufée, et qu’elle est arrosée
Par deux ou par trois fois d’une tendre rosée,
Le venin, qui sembloit par l’hyver consumé,
En chenilles soudain apparoist animé,
Qui tombent de la feuille, et rempent à grand peine
D’un dos entre-cassé au milieu de la plaine :
L’une monte en un chesne et l’autre en un ormeau,
Et toujours en mangeant se trainent au coupeau,
Puis descendent à terre et tellement se paissent
Qu’une seule verdure en la terre ne laissent.
Alors le laboureur voyant son champ gasté,
Lamente pour néant qu’il ne s’estoit hasté
D’etouffer de bonne heure une telle semence :
Il voit que c’est sa faute, et s’en donne l’offense.
Ainsi lorsque mes Roys aux guerres s’efforceoient,
Toutes en un monceau ces chenilles croissoient,
Si qu’en moins de trois moys, telle tourbe enragée
Sur moy s’est espandue, et m’a toute mangée.
Or mes peuples mutins, arrogans et menteurs,
M’ont cassé le bras droit chassant mes Senateurs,
Car de peur que la loy ne corrigeast leur vice,
De mes palais Royaux ont bany la justice :
Ils ont rompu ma robbe en rompant mes cités,
Rendans mes citoyens contre moy depités :
Ont pillé mes cheveux en pillant mes Eglises,
Mes Eglises hélas ! que par force ils ont prises !
En poudre foudroyant images et autels :
Venerables séjours de nos Saincts immortels !
Contre eux puisse tourner si malheureuse chose
Et l’or sainct derobé leur soit l’or de Tolose.
Ils n’ont pas seulement, sacrileges nouveaux,
Fait de mes temples saincts, estables à chevaux,
Mais comme tormentés des Fureurs Stygialles.
Ont violé l’honneur des ombres sepulchrales,
A fin que par tel acte inique et malheureux
Les vivans et les morts conspirassent contre eux :
Busire fut plus doux, & celuy qui promène
Une roche aux enfers eut l’ame plus humaine :
Bref ilz m’ont delaissée en extresme langueur.
 
La Franciade (1572)
Poème épique ou épopée à la gloire de la France, la Franciade a pour objet de magnifier la France et d’écrire son histoire à travers un héros (Francus) parti de Troie. Ce projet qu’il présente d’abord à Henri II à compter de 1560 suscite l’intérêt du roi de France. Son successeur Charles IX le soutient à son tour et encourage Ronsard. S’inspirant d’une légende, il met en scène un Francien (Francus), qu’il présente comme le fils d’Hector, et qui se serait échappé de la prison de Troie grâce à Jupiter. Ils se réfugie avec d’autres rescapés du massacre et pillage de la ville, dont notamment Andromaque et Hélénos, sur sur l’île de Buthrote. Il monte une dynastie pour laquelle la Gaulle devient la terre promise. L’auteur nous fait vivre les péripéties qui vont l’emmener jusque là pour fonder la France. Il nous fait part ensuite de l’avènement des rois de France (descendants de Francus) depuis Charles Martel et de leurs exploits.

Nul doute que le poète voulait imiter les poètes grecs et romains de l’antiquité, qui ont chanté la gloire d’Athènes et de Rome. Mais la tâche immense et trop ambitieuse finit par l’épuiser, découragé selon lui par le massacre de la Saint Barthélémy en 1572 qui met à mal le mythe d’une France unie. Déçu, en disgrâce avec le roi Henri III successeur de Charles IX mort en mai 1574, Ronsard se retire alors au prieuré de Saint-Cosmes-en-l’Isle. Dans l’épilogue des franciades il écrit :

Si le Roy Charles eust vescu
J’eusse achevé ce long ouvrage :
Si tost que la mortl’eust vaincu,
Sa mort me vainquit le courage.

Extraits de la Franciade

L’embarquement de Francus

… Et cependant les rudes matelots,
Peuple farouche ennemi du repos,
D’un cri naval hors du rivage proche
Démarrent l’ancre à la mâchoire croche,
Guident le mât à cordes bien tendu.
Chaque soldat en son banc s’est rendu
Echu par sort; de bras et de poitrine
Ils s’efforçaient: le navire chemine!
Les cris, les pleurs dedans le ciel volaient
Dessus l’adieu de ceux qui s’en allaient.
A tant Francus s’embarque en son navire,
Les avirons à double rang on tire;
Le vent poupier, qui droitement souffla
Dedans la voile, à plein ventre l’enfla,
Faisant siffler antennes et cordage;
La nef bien loin s’écarte du rivage!
L’eau sous la poupe aboyant fait un bruit
Qu’un train d’écume en tournoyant poursuit.
Qui vit jamais la brigade en la danse
Frapper des pieds la terre à la cadence
D’un ordre égal, d’un pas juste et compté,
Sans point faillir d’un ni d’autre côté,
Quand la jeunesse aux danses bien apprise
De quelque Dieu la fête solennise,
Il a pu voir les avirons égaux
Frapper d’accord la campagne des eaux.
Cette navire également tirée
S’allait traînant dessus l’onde azurée,
A dos rompu, ainsi que par les bois
Sur le printemps au retour des beaux mois
Va la chenille errante à toute force
Avec cent pieds sur les plis d’une écorce.
Ainsi qu’on voit la troupe des chevreaux
A petits bonds suivre les pastoureaux,
Devers le soir au son de la musette;
Ainsi les nefs d’une assez longue traite
Suivaient la nef de Francus, qui devant
Coupait la mer sous la faveur du vent,
A large voile, à rond cercle entonnée,
Ayant de fleurs la poupe couronnée.
L’eau se blanchit sous les coups d’avirons;
L’onde tortue ondoie aux environs
De la carène, et autour de la proue
Maint tourbillon en écumant se roue;
La terre fuit; seulement à leurs yeux
Paraît la mer et la voûte des cieux…

Comme astres clers dévestus d’une nue.
Ce jour Francus à merveille estoit beau,

Son jeune corps sembloit un renouveau,

Lequel estend sa robe bien pourprée
Dessus les fleurs d’une gemmeuse prée,
La grâce estoit à l’entour de ses yeux,

De front, de taille, égal aux demi-dieux.

Devant la porte en assez long espace.
Large, quarrée, estoit une grand’place,
Où la jeunesse aux armes s’esbatoit,

Piquoit chevaux, voltigeoir ou lutoit,

Courroit, sautoit, ou gardoit la barrière,
Jusques au ciel en voloit la poussière.

En ce pendant que d’œil prompt & ardant
Francus alloit le palais regardant
Festes, festons, gillochis, & ovalles,

Ayant la Gaule & les Gaulois vaincuz

Ores par ruse, & ores par bataille,
Rebastira de Paris la muraille
Et de rempars son mur enfermera :

La Gaule, après, de Francus nommera

Chef des François, qui pour la souvenance
D’un si grand prince aura le nom de France.
De Merové, des peuples conquereur,

Viendra meint prince, & meint grand empereur

Haut eslevez en dignité supresme :
Entre lesquels un Roy Charles neufiesme’,
Neufiesme en nom & premier en vertu,

Naistra pour voir le monde combatu

Desous ses pieds, d’oii le soleil se plonge,
Et d’où ses rais sur la terre il allonge,
Et s’eslançant de l’humide séjour

Aporte aux Dieux & aux hommes le jour.

Jamais Hercule en tournoyant la terre,
Ny rindian remparé de lierre,
L’un en son char & l’autre à pié, n’eut tant

Le glaive au poing d’honneur en combatant,

Bien que l’un ayt àgrand[sj coups de massue
Assommé l’hydre & les fils de la nue,

Charles Martel

Ce jour, Martel aura tant de courage
Qu’apparaissant en hauteur davantage
Que de coutume, on dira qu’un grand dieu,
Vêtant son corps, aura choisi son lieu.
Lui tout horrible en armes flamboyantes,
Mêlant le fifre aux trompettes bruyantes,
Et de tambours rompant le ciel voisin,
Eveillera le peuple sarrasin
Qui l’air d’autour emplira de hurlées
Ainsi qu’on voit les torrents aux vallées
Du haut des monts descendre d’un grand bruit :
En écumant la ravine se suit
À gros bouillons et, maîtrisant la plaine,
Gâte des bœufs et des bouviers la peine;
Ainsi courra, de la fureur guidé,
Avec grand bruit ce peuple débordé.
Mais tout ainsi qu’alors qu’une tempête
D’un grand rocher vient arracher la tête,
Puis, la poussant et lui pressant le pas,
La fait rouler du haut jusques à bas :
Tour dessus tour, bond dessus bond se roule
Ce gros morceau qui rompt, fracasse et foule
Les bois tronqués, et d’un bruit violent
Sans résistance à bas se va boulant;
Mais, quand sa chute en tournant est roulée
Jusqu’au profond de la creuse vallée,
S’arrête coi : bondissant il ne peut
Courir plus outre, et d’autant plus qu’il veut
Rompre le bord, et plus il se courrouce,
Plus le rempart, le pousse et le repousse;
Ainsi leur camp en bandes divisé,
Ayant trouvé le peuple baptisé,
Bien qu’acharné de meurtre et de tu’rie
Sera contraint d’arrêter sa furie…

A suivre…

 

 

 

 

Gargantua arrive à Paris

Biographie de François Rabelais 

(entre 1483 et 1494 à 1553)

Contemporain de François Ier, le premier roi de la Renaissance française, François Rabelais naît au domaine de La Devinière (maison des champs du père) à Seuilly près de Tours (d’Indre-et-Loire) entre 1483 et 1494 d’un père sénéchal et avocat au siège royal de Chinon. .Il est d’abord prêtre catholique évangélique puis médecin, romancier et humaniste français de la Renaissance. Bien plus que cela, il est précurseur dans tous les domaines : moraliste, éducateur, linguiste et créateur de mots. Sa contribution à l’émergence de «l’homme moderne » est indéniable.

Baignant dans un milieu aisé, il bénéficie d’un enseignement  médiéval (grammaire, dialectique, rhétorique, arithmétique, géométrie et même musique et astronomie) qui le destine à une carrière ecclésiastique. Il rentre au monastère des Cordeliers d’ Angers comme novice de 1510 à 1520, date à laquelle il devient moine. Il y reçoit une formation en théologie, mais bénéficie également d’une initiation aux études grecques. Son intérêt grandissant pour les auteurs de l’Antiquité et la correspondance qu’il engage avec  de célèbres humanistes, l’emmènent  à fuir la vie monastique. Il est alors condamné pour apostasie. C’est à Paris qu’il entame des études  de médecine en 1524. Il les continue à la faculté de médecine de Montpellier, avant de s’installer à Lyon. Grâce à sa réputation il exerce et enseigne à l’Hôtel-Dieu de Notre-Dame de la Pitié à partir de 1532, sans être docteur. Il y publie des critiques de traités médicaux antiques, et commence sa carrière d’écrivain.

Bien qu’encore homme du Moyen Âge, ses idées, son action et ses écrits font de Rabelais un humaniste modèle de la Renaissance. Ce qui fait de lui l’artisan de la transition entre les deux époques. Il lutte avec enthousiasme pour la paix, en manifestant son opposition aux  guerres de conquête. Pour lui se défendre est la  seule raison de faire la guerre. Sous l’influence de la pensée antique, il apporte à la renaissance un nouvel idéal philosophique et moral. Précurseur dans bien des domaines, sa vie et son œuvre font triompher la liberté d’esprit. Il est un penseur en avance sur son temps, son génie et celui de Montaigne dominent la renaissance..

Rabelais passe pour être un des maîtres du rire de son temps. L’humour, les farces, la parodie, la grossièreté… fruit de la richesse de son imagination  n’apparaissent pas seulement dans ses œuvres, l’homme est  ainsi dans al vie de tous les jours : farceur, comique, fantaisiste, joueur avec les mots…. Médecin reconnu il publie d’intéressants travaux et apporte aussi guérison par le rire. Aimant la vie il la croque à pleines dents : il fréquente les châteaux de la Loire, les tavernes de Paris et de Chinon. Il a de l’admiration pour la grandeur de Rome et apprécie l’enchantement des jardins de Saint-Maur et le bon vin du Languedoc. Il meurt le 9 avril 1553 à Paris, six ans après François Ier.

L’Eglise semble t-il ne lui a jamais pardonné son « apostasie ». Ses critiques et son franc-parler finissent même par l’exaspérer. Exhumé du cimetière Pierre Lachaise détruit lors de travaux, une demande aurait été faite pour lui faire une place au Panthéon. La demande n’est jamais parvenue à destination pour le motif « prêtre athée ». Faute de descendants pour réclamer le corps, un tibia et son crâne aurait fini dans les catacombes de Paris et le reste dans la Seine.

Œuvre de François Rabelais

Écrivant avec le moyen français tel qu’on le parlait entre le XIVe et XVIe siècles, Rabelais est le digne continuateur de la littérature un peu païenne du Moyen Âge. Ses héros Gargantua et Pantagruel, deux géants père et fils, sont même issus de la littérature de cette époque qu’il se contente de transformer. Il adopte également le plan naissance-enfance-prouesses des romans de chevalerie.  L’Humanisme est un courant de pensée en vogue au 15e et 16e siècle en Europe. Quelques auteurs dont particulièrement Rabelais contribue à développer. Leurs ouvrages sont destinés avant tout à éduquer le nouvel homme, celui de la renaissance.

L’œuvre de Rabelais est un mélange judicieux de plusieurs genres : le conte, la parodie, le roman de chevalerie et la chronique. Elle mêle fiction et réalité et constitue certainement le prélude au roman réaliste, philosophique et satirique. La richesse du vocabulaire qu’il puise des langues mortes et  étrangères, des dialectes régionaux ou encore de langages techniques (médecine, agriculture, religion, commerce, guerre…) est impressionnante. Il l’utilise pour mettre en opposition le Moyen Âge obscurantiste et les savoirs de la renaissance naissante.

L’auteur utilise l’écriture pour lutter pour la paix, la tolérance et faire l’éloge des valeurs antiques. Il dénonce l’obscurantisme suffisant.  Les princes, les théologiens et hommes d’église, à qui il reproche leurs abus, sont ses principales cibles. Pour libérer le peuple du poids pesant de la religion et de sa morale, il met en avant une culture populaire grivoise drôle et faite de jeux et de vin. Il utilise le comique (farces inspirées du Moyen Age, jeux de mots, la caricature grotesque, la comédie d’intrigue, gauloiserie grossière…) qui fait de lui un des maîtres du rire de son époque, humour qu’il pratique tout aussi bien dans la vie courante. Son œuvre est également destinée aux monarques. A travers les bons rois que sont Gargantua, Pantagruel et Grandgousier sages, pieux et pacifiques il fait l’éloge de l’idéal du prince chrétien. A la lecture de ses écrits, on découvre aussi que l’ambition de Rabelais est d’instruire et d’amuser à la fois.

Rabelais c’est aussi le gigantisme, l’euphorie de la grandeur et de la quantité bien représenté par ses personnages hors du commun que sont Gargantua et Pantagruel. Il est considéré comme le plus fascinant des conteurs.

Œuvres de François Rabelais

Pantagruel (1532)

ou « Les horribles et épouvantables faits et prouesses du très renommé Pantagruel Roi des Dipsodes, fils du Grand Géant Gargantua ».

L’auteur publie Pantagruel, sous le pseudonyme d’Alcofribas Nasier, alors qu’il est nommé médecin de l’Hôtel-Dieu de Lyon. L’œuvre est condamnée par les théologiens de la Sorbonne, mais il obtient la protection de jean Du Bellay évêque de Paris et futur cardinal grâce à sa réputation de médecin.

Tout en parodiant la bible l’auteur fait la généalogie du géant jusqu’à la naissance de Pantagruel un jour de grande sécheresse. Il remonte jusqu’à Caïn et Abel, pour expliquer que cette race de géants voit le jour juste après le meurtre du premier par le second. Pantagruel qui naît de Gargantua et de Badebec qui meurt en le mettant au monde, est de ceux la. Le veuf ne sait s’il doit pleurer sa femme ou se réjouir de la naissance d’un fils. L’auteur traite avec un humour irrésistible ce dilemme douleur-joie. Le père finit par surmonter sa tristesse, et passe même à une joie extrême, ce qui correspond tout à fait à la philosophie de Rabelais basée sur la vie. Regarder  de l’avant sans jamais  se retourner. Il prend ainsi la résolution de bien s’occuper de son fils, et envisage même de prendre femme.

L’auteur de cette farce nous convie à voir le géant grandir. Après l’enfance durant laquelle il est élevé différemment de ses contemporains, nous le suivons  à travers la France où son père l’envoie faire son éducation humaniste. Dans une lettre qu’il envoie à son fils alors à paris, Gargantua écrit : « …Pour cette raison, mon fils, je te conjure d’employer ta jeunesse à bien profiter en étude et en vertu », ou encore  « je t’ai donné le goût quand tu étais encore petit, à cinq ou six ans », et aussi « En somme, que je voie en toi un abîme de science ». En fait Rabelais s’adresse à travers ses personnages à la jeunesse, l’exhortant aux études pour comprendre les choses qui l’entoure, s’émanciper, devenir au sens humaniste  des « honnêtes hommes »… Le message de Rabelais c’est aussi: les enfants devenant des adultes, ils doivent conduire eux aussi des idées nouvelles.

Prince juste Pantagruel découvre lors de ses pérégrinations un monde fait d’injustices et d’abus,  où des juges grotesques et rapaces, des huissiers ou encore des sergents s’enrichissent aux dépens de plaideurs. Doué de force et d’intelligence il fréquente plusieurs universités, rencontre Panurge qui deviendra son ami pour la vie et avec lequel il va vivre des aventures  comiques et philosophiques. Aventures durant lesquelles ils rencontrent des créatures fantastiques et d’autres grotesques. Ils vivent avec Gargantua le père, des faits d’armes contre les Dipsodes qui ont envahi l’Utopie leur pays natal. Des guerres qui se terminent par la victoire sur le roi Anarche, les trois cents géants et un gigantesque loup-garou.

Quelques citations de Rabelais dans Pantagruel:

  • « Un malheur ne vient jamais seul ».
  • « Le temps est père de vérité »
  • « Faute d’argent, c’est douleur non pareille ».
  • « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Gargantua (1534)

ou « La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel. Jadis composée par M. Alcofribas abstracteur »

Dans Garguantua on retrouve pratiquement le même schéma que dans Pantagruel. Rabelais qui remplace Panurge par le frère Jean des Entammeure, un moine bien agréable et populaire, trouve là prétexte pour donner libre cours à ses idées en relatant les aventures de trois générations. Celles du père Grandgousier, celles du fils Garguantua et celles du petit-fils Pantagruel. Le Pantagruélisme, philosophie chère à Rabelais qui consiste à profiter de toutes les bonnes choses, et l’humanisme de l’auteur sont bien mises en évidence.

Garguantua naît par l’oreille de Gargamelle, sa génitrice, onze mois après l’avoir porté. Son père Grandgousier règne sur Utopie près de Chinon (Touraine). C’est un roi sage, bon et populaire auprès de ses sujets. Il élève assez librement son fils qui reçoit d’abord une éducation de pédagogues dits traditionnels. Il est ensuite envoyé pour la parfaire à Paris par l’enseignement de Ponacrates, un précepteur humaniste, après avoir subi celle dépassée et désastreuse des théologiens de la Sorbonne. Il découvre  l’éducation humaniste et se plonge dans les textes antiques qui lui révèlent la sagesse et le savoir de leurs auteurs.

Mais voilà, le roi Pichrochole convoite Utopie et se prépare à l’investir. Grandgousier utilise tous les moyens pacifique, même en lui offrant des cadeaux, pour l’en dissuader en vain. Il n’a de choix lui, si pacifiste, que d’avoir recours aux armes et à la guerre. Accompagné du vaillant et courageux Frère Jean des Antommeures, Gargantua prend la tête des hostilités. Ils en sortent vainqueurs et Grandgousier manifeste une grand clémence à l’égard de l’ennemi vaincu qu’il laisse partir. Le royaume de Pichrochole est attribué à Pantagruel, alors que le moine est récompensé en lui accordant l’Abbaye de Thélène qui a pour devis « Fay ce que vouldras » (fais ce que tu voudras). C’est dans cette bâtisse qu’est célébrée la victoire.

Dans Gargantua Rabelais utilise son style chevaleresque propre à lui, pour faire un véritable procès de l’éducation, tout en incluant des épisodes les plus burlesques du fait notamment de la taille de son héros. Il met à profit les aventures de son héros pour, en profond humaniste qui croit en l’homme et ses progrès intellectuels et la nature, fustiger sa sombre époque faites de dérives de l’Eglise, d’obscurantisme entretenu par les théologiens et de guerres. La papauté et l’idolâtrie du Pape ne sont pas épargnées par l’auteur, qui considère le Pape comme un usurpateur et sans aucun privilège divin. Il s’en prend aux clercs pour leur ignorance, leur oisiveté et leur paresse. Le personnage de Jean des Entammeure qui aime la vie, la fête et le vin, n’est pas introduit innocemment. Il incarne le modèle même de ce que doit être un clerc.

Ainsi si Gargantua est écrit pour faire rire en même temps le lecteur, c’est pour se moquer des théologiens qui ont décrété le rire comme le propre du diable. A travers l’éducation de Gargantua, Rabelais expose sa vision d’un enseignement plus complet. Celui où la lecture et l’écriture, les sciences telles que la physiologie, l’anatomie ou encore l’astrophysique trouveraient leur place pour permettre à l’homme de mieux connaître son environnement. C’est l’étude des sciences qui permet d’ailleurs l’apparition des premières expériences, qui ont par exemple permis à Copernic d’affirmer plus tard que la terre tournait autour du soleil et non l’inverse.

Gargantua, considéré par George Sand comme une œuvre du peuple « …Ces personnages sont l’œuvre du poète ; mais je croirais que Gargantua est l’œuvre du peuple, et que, comme tous les grands créateurs, Rabelais a pris son bien où il l’a trouvé » rentre dans la mythologie française et en devient même un personnage clé. Les mythologues considèrent que derrière ce géant hors du commun vorace et amusant se cache une puissante mais non moins affable divinité qui remonterait au moins aux temps celtiques. Pour Henri Gaidozy c’est la personnification du « soleil vainqueur et glorieux », pour Guy-Edouard Pillard elle est le «symbole de l’éternelle recommencement », pour Henri Fromage c’est l’équivalent du dragon….

Extrait et quelques citations de Rabelais dans Gargantua:

  • « Toute leur vie était dirigé non par les lois, statuts ou règles, mais leur bon vouloir et leur libre-arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les forçait ni à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit…Ainsi l’avait établi Gargantua. Toute leur règle tenait en cette clause : Fais ce que tu voudras, car des gens libres, bien nés, bien instruits, vivants en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice ; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur… Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle il tendait librement vers la vertu afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude ; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitions ce qui nous est dénié ».
  • « Adieu paniers, vendanges sont faites. »
  • « Dieu seul peut faire choses infinies ».
  • « Misère est compagne de Procès ».
  • « Le rire est le propre de l’homme ».
  • « Le grand Dieu fit les planètes et nous faisons les plats nets ».
  • « Petite pluie abat grand vent : longues beuveries rompent le tonnerre ».
  • « Lever matin n’est point bonheur ; boire matin est le meilleur ».
  • « La mule du pape ne boit qu’à ses heures ».
  • « L’appétit vient en mangeant ».
  • « Travaillez chacun en sa vocation ».

Le Tiers livre (1546)

ou « Le Tiers Livre des faits et dits Héroïques du noble Pantagruel »

Bien que l’auteur ait renoncé aux attaques contre l’église et la Sorbonne, celle-ci condamne l’ouvrage. Il apparaît plus comme une réponse à la fameuse « querelle des femmes » entretenue par l’Amie du court (Bertrand de La Borderie) et la Parfaite Amie (Antoine Héroët). Mais beaucoup le considère comme une satire contre les femmes, alors qu’il est avant tout une œuvre humaniste où l’humour et le rire occupent une place prépondérante. De par ses nombreuses références et citations latines, elle semble s’adresser plutôt aux gens dits savants et studieux. En fait l’auteur utilise Panurge et sa quête pour se faire l’écho des débats qu’ils soient juridiques, médicaux ou encore religieux et moraux de son époque. C’est une réflexion sur  la condition humaine et l’aptitude de l’homme au savoir. Rabelais stigmatise au passage les religieux et même des corps constitués. Jugé obscène et hérétique, il s’attire les foudres de guerre des théologiens de la Sorbonne qui censurent le Tiers Livre. L’auteur obtient en septembre 1545 un privilège royal pour son impression. Ce qu’il fait en 1546, et signe pour la première fois une œuvre de son propre nom.

Panurge, personnage central du livre avec son ami Pantagruel, est préoccupé par la question du mariage. Il hésite à prendre femme pour être dispensé du service militaire, mais craint cependant d’être cocu, battu ou méprisé. Interroger les Songes, Virgil, sibylle, sorcières ou encore le poète Raminagrobis ne l’avance guère. Il s’en remet alors à l’Oracle de la Dive Bouteille pour trouver conseil. Pour se faire il embarque avec Pantagruel et d’autres compagnons pour une odyssée maritime à la recherche de l’Oracle. Ce sera l’objet du Quart livre.

Quelques citations de Rabelais dans le Tiers Livre:

  • « Le bon ange consolateur lorsqu’il apparaît à l’homme, commence par l’épouvanter pour finalement le consoler, le rendre content et satisfait. Le mauvais ange tentateur commence par réjouir l’homme, pour à la fin le laisser troublé, mécontent et perplexe ».
  • « Cette question réglée, je retourne à mon tonneau. Sus à ce vin, mes copains ! Enfants, buvez à pleins godets ! S’il ne vous semble pas bon, laissez-le. Je ne suis pas de ces importuns siffle-chope qui, par la force, par l’outrage et la violence, contraignent les troupiers et conscrits à trinquer, et même à faire cul sec, ce qui est pire. … S’il vous semble un jour épuisé jusqu’a la lie, il ne sera pourtant pas à sec. C’est Bon Espoir qui gît au fond, comme dans la bouteille de Pandore, et non Désespoir, comme dans le tonneau des Danaïdes…»
  •  « La tête perdue, ne périt que la personne ; les couilles perdues, périrait toute nature humaine ».
  • « Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes ».
  • « Ce qu’à autrui tu auras fait, soit certain qu’autrui te le fera ».

Le Quart livre (1552)

ou Le Quart Livre des faits et dits Héroïques du noble Pantagruel

L’œuvre est dédiée à Odet de Coligny réformiste calviniste, cardinal de Châtillon, frère de l’amiral de Coligny et empoisonné en Angleterre lors de la Saint-Barthélémy. Elle est écrite au moment où l’auteur subit des attaques plus violentes que jamais de la part des catholiques et des protestants (ce qui lui fait dire qu’il est « entre l’enclume et les marteaux ». C’est au moment aussi où Henri II, roi d’Angleterre, projette un schisme à l’Anglaise qui déclenche la fameuse « crise gallicane » et une menace d’excommunication du souverain par le pape. Ce livre est également par le Parlement dès son apparition.

L’auteur nous embarque avec ses héros de caractères fort différents, pour nous faire vivre leur odyssée en quête de la mystérieuse Dive Bouteille. Pour rappelle son oracle devrait soulager et fixer Panurge sur la question du mariage. Celui-ci incarne la peur face au danger, alors que Pantagruel représente la conciliation prudence-espoir et Frère Jean d’Entammeure une audace et témérité excessives. Durant ce long et aventureux voyage, Rabelais s’amuse à condamner certains corps constitués, mais surtout tous ces religieux et la papauté qui prétendent régner sur les consciences par la force, et qui se dressent contre la liberté de pensée et de l’esprit.

Dans son récit Rabelais nous livre ainsi des descriptions de lieux tellement fantastiques, et d’êtres extravagants et insolites, tout en nous faisant part de l’actualité de son époque. On relèvera notamment la découverte d’autres terres, et la connaissance d’autres peuples et l’enrichissement des connaissances qu’elle engendre. C’est dans le Quart Livre qu’on peut trouver la proverbiale péripétie « des moutons de Panurge » (voir extrait)

Les personnages embarquent donc au début de l’été dans plusieurs vaisseaux. Pantagruel et Panurge sont accompagnés de frère Jean, Gymnaste, Epistémon,  Rhizotome …, de domestiques. Ils font également appel au service de Xénomanes, réputé grand navigateur, qui pense que l’oracle de la Dive Bouteille se trouve près du Catay, en Chine. L’auteur décrit d’une façon allégorique les pays qu’ils découvrent, les tempêtes auxquelles ils survivent grâce à Gargantua qui retrouve sa fabuleuse force. Un long périple les emmène donc d’aventure en aventure, d’escale en escale. Ils découvrent les Îles Mi-fantaisistes, mi-symboliques occupées par d’étranges habitants. Celle hospitalière de Cheli où règne sur une société courtoise le saint roi Panigon et dont les sujets accueillent les voyageurs en les embrassant. Il y a aussi l’Île de procuration où vivent les Chicanous, peuple de loi qui gagne sa vie à être battu. Ils font escale également dans l’Île Farouche, celle des Papinames où les gens ont un culte pour le pape dont les décrets autorisent le pape à soutirer de l’argent au royaume de France. Ils découvrent ensuite celles des Papefigues jadis riches et libres, puis agressés et asservis par les Papinames pour avoir porté atteinte à l’image du pape. L’île de Chaneph peuplée d’ermites et d’hypocrites qui vivent de mendicité… Dans le Quart livre les voyageurs n’arrivent pas à destination.

Citations et extrait de Rabelais dans le Quart Livre:

  • « Soubdain, je ne sçay comment, le cas feut subit, je ne eu loisir le consyderer, Panurge, sans aultre chose dire jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les aultres moutons crians et bellans en pareille intonation comencerent soy jecter et saulter en mer après, à la file. La foulle estoit à qui premier y saulteroit après leur compaignon. Possible n’estoit les en guarder. Comme vous sçavez estre du mouton le naturel, tous jours suyvre le premier, quelque part qu’il aille… Le marchant tout effrayé de ce que davant ses yeulx perir voyou et noyer ses moutons, s’efforçoit les empescher et retenir tout de son pouvoir. Mais c’estoit en vain. Tous à la file saultoient dedans la mer, et perissoient. Finablement il en print un grand et fort par la toison sus le tillac de la neuf, cuydant ainsi le retenir, et saulver le reste aussi consequemmeent. Le mouton feut si puissant qu’il emporta en mer avecques soy le marchant, et feut noyé en pareille forme que les moutons de Polyphemus le borgne Cyclope emporterent hors la caverne Ulyxes et ses compaignons. »
  • « Tous les diables dansent aux sonnettes ».
  • « Croyez-le, si voulez ; si ne voulez, allez y voir».
  • « L’homme naquit pour travailler, comme l’oiseau pour voler ».
  • « À la bonne et sincère amour est crainte perpétuellement annexée ».

Le Cinquième livre (1564)

ou L’Ilsle sonante

C’est la suite et la fin de l’odyssée entreprise par Pantagruel, panurge et leurs compagnons en quête de l’oracle de la Dive Bouteille. Publiée posthume, seule une partie serait vraisemblablement de Rabelais. Il est rapporté l’arrivée des voyageurs au temple où ils sont accueillis par « Thrink !» (« Bois »), comme une invitation à s’abreuver aux sources du savoir.

Mais avant, continuant leur périple, les aventuriers accostent dans l’île Sonnante. Les cloches y sonnet sans interruption, ce qui nous fait penser à Rabelais connu pour ne pas supporter leur son. Des oiseaux en cage et d’Eglise (clergaux, abbegaux, cardingaux, prêtregaux, évesgaux ou encore papegesses etc) qui ne sont pas natifs de cette terre et qui ont été envoyés par égoïsme des parents soit par pauvreté soit parce qu’ils les supportaient peuplent cette contrée.

Après les îles des Ferrements, de Cassade ou Tromperie, ils atteignent celle de Condamnation. Siège de la justice criminelle, où des chats fourrés rendent la justice : mort, pendaison, décapitation, bûcher, emprisonnement …C’est que pour eux Méchanceté est Bonté, Vice est Vertu, Trahison est Fidélité…Ils ne sont d’aucune utilité pour les Pantagruéliens quant à l’endroit où se trouve l’oracle. Ils reprennent leur route est débarquent dans l’île d’Odes. Sur cette terre les chemins se meuvent, et les voyageurs sont portés à destination sans le moindre effort.

Pontagruel et ses compagnons mouillent ensuite dans le port des Esclots ou des Sabots. Il découvre un monastère occupé par des religieux qui ont la particularité de fredonner sans cesse des psaumes, jusqu’à s’être surnommés les Fredons. Humbles ils sont différents des autres religieux, au point de susciter l’admiration de Frère Jean. Continuant leur route ils atteignent le pays de Satin. Ils y trouvent un vieillard monstrueux (OuïDire) pourvus entre autres de sept langues, d’une centaine d’oreilles et entouré par innombrables hommes et femmes qui semblent être ses disciples. Ils l’écoutent en effet attentivement, causent de choses (les Pyramides, les Pygmées, Babylone, les Troglodytes…) qu’il faudrait plus d’une vie entière pour connaître, et deviennent en quelques heures clercs ou savants. Ils voient également des figures de l’Antiquité telles Hérodote, Philostrate, Pline, Solin et autres à l’œuvre.

Les aventuriers arrivent enfin au pays des Lanternes, peuplé par des lanternes vivantes, le terme de leur odyssée. Ils sont accueillis par la reine vêtue de cristal de roche, avec laquelle ils dînent avant d’être conduits à l’oracle de la Dive Bouteille. Chemin faisant il traverse un vignoble à trois espèces de raisin. La lanterne savante qui les accompagne leur ordonne de manger trois raisins, de prendre dans la main gauche un rameau vert avant de passer sous une tonnelle toute faite de ceps de vigne. Deux portes s’ouvrent devant eux, et sont accueillis par deux inscriptions : « Ducunt volentem fata, nolentem trahunt » (Les destinées mènent celui qui consent, tirent celui qui refuse) et « Toutes choses se meuvent à leur fin ». (sentence tirée du grec).

Ils arrivent enfin à leur but. Bacbuc la prêtresse de la Dive Bouteille et sa compagnie s’avance vers eux, joyeuse et riante. Elles les invitent à boire une eau qui prend le goût du vin que chacun imagine . La prêtresse s’adresse à Panurge, à qui elle présente un livre d’argent qui est en réalité un flacon plein de vin de Falerne. Elle lui révèle le Mot sacré Trinch Trinch et lui fait tout avaler. Panurge découvre alors ce que voulait dire la Bouteille. Bacbuc explique que le mot Trinch signifie Buvez à la source de la connaissancet, Et Pontagruel réplique:

« Il n’est pas possible de mieux dire que ne fait cette vénérable prêtresse. Trinquons donc« .

Ce vin puisé à la fontaine sainte et qui semble donner à l’esprit puissance et force représente en fait la science. L’Oracle a répondu aux voyageurs par Trinch, c’est-à-dire abreuver vous de sciences qui enseignent les vrais devoirs et ouvrent les portes du bonheur. « Fuyez les hypocrites, les ignorants, les méchants ; affranchissez­-vous des vaines terreurs ; étudiez l’homme et l’univers ; connaissez les lois du monde physique et moral, afin de vous y soumettre et de ne vous soumettre qu’à elles ; buvez, buvez la science ; buvez la vérité ; buvez l’amour ». C’est ce qu’est venu en réalité chercher le grand Pantagruel, le sort de l’humanité, sous le pretexte d’aider Panurge à trouver conseil sur la mariage.

Quelques citations Rabelais dans le Cinquième livre:

  •  « Ignorance est mère de tous les maux.  »
  • « Amis, vous noterez que par le monde y a beaucoup plus de couillons que d’hommes ».
  • « Connaître pour aimer, c’est le secret de la vie ».
  • « Fuyez les hypocrites, les ignorants, les méchants ; affranchissez¬vous des vaines terreurs ; étudiez l’homme et l’univers ; connaissez les lois du monde physique et moral, afin de vous y soumettre et de ne vous soumettre qu’à elles ; buvez, buvez la science ; buvez la vérité ; buvez l’amour ».

Epitaphes et hommages à François Rabelais:

  • L’éditeur (anonyme) posthume de Rabelais met en tête du Cinquième Livre cette épitaphe:

« Rabelais est-­il mort ? Voici encore un livre.
Non, sa meilleure part a repris ses esprits,
Pour nous faire présent de l’un de ses écrits
Qui le rend entre tous immortel et fait vivre. c’est­-à­-dire, autant que je puis comprendre :
Rabelais est mort, mais il a repris ses sens pour nous faire présent de ce livre »

  • Jean-Antoine de Baïf (poète XVIe) celle-ci:

« Ô Pluton, Rabelais reçoi,
Afin que toi qui es le roi
De ceux qui ne rient jamais
Tu ais un rieur désormais »
Pierre de Ronsard (poète XVIe) celle là :
« Jamais le soleil ne l’a vu,
Tant fût ¬il matin, qu’il n’eût bu,
Et jamais au soir la nuit noire,
Tant fût tard, ne l’a vu sans boire.
Il chantait la grande massue
Et la jument de Gargantue,
Le grand Panurge et le pays
Des Papimanes ébahis,
Leurs lois, leurs façons, leurs demeures,
Et frère Jean des Entommeures
Et d’Épistémon les combats.
Ô toi, quiconque sois, qui passes,
Sur sa fosse répands des tasses,
Répands du brit et des flacons,
Des cervelas et des jambons. »

  • Voltaire, madame de sévigné, la Fontaine, Racine ou encore Molière sont connus pour être Pantagruélistes. Pour le premier Rabelais est « un philosophe ivre ». Plus tard Chateaubriand le qualifie de génie-mère de l’humanité, Victor Hugo de « gouffre de l’esprit » (notamment pour son « rire énorme »), Michelet à propos de son oeuvre « Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage. » Tout en s’inspirant de son œuvre et de son écriture, tout en exprimant son admiration, Balzac le considère comme « le plus grand esprit de l’humanité moderne »
  • L’Université de Tours porte son nom
  • Les médecins de la faculté de médecine de Montpellier prête serment vêtu de la « robe de Rabelais ». Le Jardin des plantes de la même ville l’a immortalisé en érigeant une statue, comme pour veiller les centaines d’espèces.
  • La mairie de Meudon dont il fut curé, a élevée dans ses jardins en 1943 une statue de Rabelais.

Quelques écrits sur François Rabelais et son œuvre :

  • Lucien Febvre « Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais. » 1947
  • Abel Lefranc «Rabelais, Etudes sur Gargantua, Pantagruel et le Tiers Livre » 1953
  • Henri Lefebre « Rabelais » 1955
  • L. Saulnier « Le dessein de Rabelais » 1957
  • Alfred Glauser « Rabelais créateur » 1966
  • Jean Larmat « Le Moyen Âge dans le Gargantua de Rabelais » 1973
  • Mikhaïl Bakhtine « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Âge et sous la Renaissance » 1982.
  • François Rogolot « Les langages de Rabelais » 1996

Biographie de Montaigne:

Écrivain, philosophe, moraliste et homme politique français, Michel Eyquem de Montaigne, ou Montaigne tout court, voit le jour le 28 février 1533 au château de Montagne à Sarlat (Dordogne) d’une famille fortunée de négociants bordelais. Il est néanmoins placé à dessein dans un village de pauvres pour y être élevé humblement et dans la religion catholique, qu’il respectera rigoureusement jusqu’à sa mort. Cette éducation qu’il reçoit parmi des gens démunis fera de lui un homme profondément humaniste, qui sa vie durant restera proche et respectueux des gens humbles  (se dévouera sa vie durant envers les petits. Il y reçoit néanmoins une éducation soignée et savante. Il apprend durant cette enfance le latin, alors considéré comme langue des érudits ou seconde langue de l’élite européenne. A sept  ans il est ensuite scolarisé au collège de Guyenne de Bordeaux, considéré comme comme l’un des meilleurs de France. Il y fait durant six ans de solides études, tout en s’adonnant à la lecture. Il a une une passion particulière pour les auteurs de l’antiquité (Virgile, Plaute, Ovide …). Il aurait fait des études de droit à Toulouse vers 1549, après un passage à la faculté des arts.

Né dans une époque politiquement troublée, il manifeste un grand intérêt pour la chose politique. Humaniste il condamne sans cesse toutes les guerres qu’elles soient religieuses, civiles ou de conquêtes et les cruautés qu’elles engendrent  mais admet le droit de se défendre. Néanmoins à l’appel du roi, il ne peut s’empêcher de prendre part aux guerre qui ont lieu entre 1573 et 1577.

Ses qualités font qu’il entretient de bonnes relations avec tout le monde. Ce qui fait de lui un diplomate, un grand négociateur très sollicité pour régler des conflits en raison de son honnêteté et impartialité. Des qualités qui lui permettent aussi d’occuper des postes importants :

  • Conseiller à la cour des aides de Périgueux en 1556 (âge de 23 ans)
  • Siège au Parlement de Bordeaux en 1557. C’est là qu’il fait la connaissance d’Etienne de La Boétie (célèbre notamment pour son Discours de la servitude volontaire). Une profonde et touchante amitié, jusqu’à devenir légendaire, va les lier pour toute leur vie. « Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant » écrit-il accablé après sa mort.
  • Il est nommé gentilhomme de la chambre du roi Henri III en 1571, puis Maire de Bordeaux de 1581 à 1585.

 Quelques actions menées comme négociateur :

  • Il conduit des négociations entre Henri de Guise et Henri de Navarre (futur roi Henri IV) en 1572.
  • En 1574  il réussit à mettre fin à la rivalité entre les chefs de l’armée du Périgord.
  • Il s’implique de nouveau comme médiateur entre Henri de Navarre et le maréchal de Matignon (représentant d’Henri III) en 1583.
  • Il accomplit une mission entre le roi de France et le roi de Navarre en 1588.

On comprend dès lors pourquoi Montaigne ne commence à écrire qu’à partir de 1572. Il est en effet âgé de 39 ans quand il commence la rédaction de son unique mais non moins immense œuvre que sont ses Essais. Un travail qui durera vingt ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, et qui lui vaudra d’être considéré comme l’un des initiateurs de la pensée moderne et le fondateur de l’introspection.

Montaigne meurt à l’âge de 59 ans lors d’une messe. Il repose dans l’église des Feuillants à Bordeaux où il a passé l’essentiel de sa vie.

Œuvre de Montaigne:

L’œuvre de Montaigne est avant tout profondément humaniste en ce sens que l’Homme et la condition humaine sont le centre de ses préoccupations. Il tente de cerner la nature humaine au travers de ses Essais. Il fait l’apologie de l’homme ordinaire et non exceptionnel, sa grandeur mais aussi sa misère dont il a observé la réalité au quotidien. Tous les aspects de la vie tels que maladie et médecine, livres, les chevaux, les histoires domestiques sont abordés pêle-mêle. L’œuvre est aussi une belle leçon de tolérance, contribuant ainsi en pleine renaissance à initier une nouvelle forme de pensée.

Dans sa quête de connaissance de l’Homme et de Soi, les problèmes moraux et psychologiques occupent de plus en plus une place prépondérante dans ses Essais. L’aboutissement est l’analyse de soi jusqu’à écrire dans son Avis au lecteur (1580) « c’est moi que je peins ». Dès lors il ne fera que se peindre (l’introspection et jugement personnel) jusqu’à sa mort. Ce qui nous permet de découvrir par exemple qu’il est petit, d’une intelligence émoussée et lente, piètre musicien.

Montaigne évoque aussi la mort, la nature, les voyages, l’éducation et défend l’empereur Julien (contre l’église) et ignore complètement le Christ et s’élève contre le protestantisme dans ses écrits.

Les œuvres de Montaigne:

Admiratrice fascinée puis devenue « fille d’alliance » (à la demande de l’auteur) dès l’âge de 22 ans, Marie de Gournay (1565 – 1645) a continué après la mort de Montaigne à assurer la pérennité des Essais. Elle y a consacré sa fortune et sa vie, pour permettre à la grandiose œuvre d’être rééditée au moins onze fois posthume.

Apologie de Raymond Sebond (1580):

Entre 1550 et 1600, la philosophie de  l’Antique influence considérablement la production intellectuelle et littéraire en France. Ce succès de la pensée antique est en partie du à la traduction en français des écrits de Plutarque, Platon, Sénèque, Cicéron … A demande de son père Montaigne traduit La Théologie naturelle du catalan Ramon Sibiuda,  un ouvrage qui s’appuie sur l’expérience des créatures et la nature même de l’homme pour prouver la vérité sur la religion chrétienne argumentée. Cette traduction l’a inspiré pour écrire Apologie de Raymond Sebond.

Le but de cette apologie est de répondre aux détracteurs de l’Espagnol. Il défend  ses points de vue exposés dans son ouvrage, où l’homme est considéré comme le souverain de la création. Montaigne fait part de ses idées sur la question du discours rationnel sur Dieu. Pour lui la raison humaine est insuffisante, en plus d’être souvent trompé par ses sens, pour que l’homme puisse être rationnel. Il s’attaque donc à ces discours où les qualités de  l’homme sont attribuées à Dieu (bonté, puissance, justice…), et qui prétendent cerner Dieu alors que c’est au dessus des capacités de  l’être humain. Au travers d’un questionnement sur la nature de l’homme, il jette un discrédit sur toutes les représentations que l’homme s’est faite de Dieu et de la divinité. On ne peut juger des qualités de Dieu dans la mesure où la plus louable des  perfections reste une idée humaine exprimée selon des vocables et des concepts humains. C’est prétentieux de la part de l’homme de porter un jugement sur les qualités de Dieu, un non humain.

Montaigne s’appuie sur un tas d’exemple pour nous convaincre de la supériorité morale de l’animal, et de l’insuffisance de la raison humaine jusqu’à traiter l’homme de  la plus fragile et calamiteuse des créatures. 

« …Pourquoy disons nous, que c’est à l’homme de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas… ? … la tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l’origanum pour se purger…Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ?… quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guerison…Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger; et le jour qu’on en brusla le corps, il print sa course, et se jetta dans le feu, où il fut bruslé… »

Journal de voyage en Italie (1580-1581) :

Après s’être retiré de la vie publique, Montaigne entreprend le 22 juin 1580 un voyage en Italie via la Suisse et l’Allemagne qui durera Un peu plus de dix-sept mois. Les péripéties de cette « escapade » sont rapportées dans ce journal composée de trois parties. La première est rédigée par son secrétaire qui l’accompagne. Celui-ci suit l’auteur-voyageur un gentilhomme qui veut passer inaperçu et note tous ses faits, ses gestes, ses humeurs… comme le ferait un observateur extérieur. Il nous rapporte tout ce que dit ou pense, ressent et voit son « maître » sans porter aucun jugement. Il découvre un homme qui se plaît à se mêler au peuple, et trouver plaisir à rencontrer des gens et bavarder avec tous sans distinction aucune quelque soit le rang social. On découvre un homme ouvert à tout.

La suite c’est Montaigne lui-même qui l’écrit. Après avoir donné congé à son secrétaire, il est tellement surpris par « cette belle besogne » il ne peut laisser le journal entamé sans suite. Il commence par lui rendre hommage pour ce travail précis et conséquent.

On ne soupçonnait pas l’existence de ce journal jusqu’en 1770 lorsqu’il a été retrouvé dans une malle dans le logis de Montaigne. Il a de nouveau disparu avant qu’il ne réapparaisse de nouveau retrouvé par l’abbé Prunis dans un château alors qu’il faisait des recherche sur l’histoire du Périgord. Il a alors été recopié et édité en 1774.

Pendant ce voyage, Montaigne apprend par une missive qu’il a été élu maire de Bordeaux  le 7 septembre 1881. Il ne décidera de rentrer qu’après un rappel le priant avec instance le 1 octobre.

 Les Essais  (1572 à sa mort):

 Les Essais sont une grandiose œuvre inachevée de la vie d’un homme de cinquante ans qui a vécu pour se former, pour nous peindre la condition humaine après s’être livré à une analyse de lui-même. Il conclut par sa célèbre devise : « Que sait-je ? » qu’il a gravée sur un médaillon, et qui nous renseigne sur  le scepticisme qui l’a gagné. Il fait par la même du doute intellectuel une condition pour avancer et continuer à apprendre. Les Essais, composés de cent sept chapitrescontrastés, très variés et répartis sur trois livres, sont certainement la plus humaine des œuvres. Le but est toujours la connaissance de soi-même et de l’homme en proposant des réflexions sur divers sujets. Même s’il prend position, il ne prétend jamais détenir la vérité.

Au lecteur

Soucieux de donner  la vraie image de lui, Montaigne interpelle ses lecteurs notamment  ses proches. Il se décrit afin qu’il soit mieux connu et compris. Il le fait tellement sans artifices et avec sincérité, qu’il se dénude presque. Modeste il met l’accent plus sur ses défauts que ses qualités, et s’il lui arrive de mentir ce n’est point délibérément. Pour cela il oppose son moi profond (ce qu’il est réellement), au moi social c’est-à-dire le regard des autres sur lui. C’est en sorte une biographie, sans omettre de poser les problèmes que  pose ce genre d’exercice : sincérité, objectivité…et intérêt du public pour la vie privée d’un individu. En déclarant « C’est moi que je peins » et « Je suis moi-même la matière de mon livre », Montaigne semble vouloir préparer le lecteur à faire un accueil sans préjugés aucun de ses Essais « Je veux qu’on m’y voie dans ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans recherche ni artifice ».

Extrait:

C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dés l’entree, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n’y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ay voüé à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, Et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq.

L’oisiveté (chapitre VIII):

Montaigne nous fait part de l’origine de la naissance des Essais. A 38 ans il décide de prendre sa retraite en tant que conseiller au Parlement de Bordeaux. Il veut se consacrer désormais au recueillement, à la lecture, à la réflexion, à un repos studieux  dans la sérénité mais pas pour écrire. Il pense que ce n’est que dans la solitude et la contemplation loin de la vie publique que l’homme est vraiment lui-même. La solitude et l’oisiveté finissent par avoir raison de lui. Au lieu de la paix de  l’esprit, de la sagesse, et de la sérénité, l’angoisse le gagne jusqu’aux cauchemars, hallucinations et aux tourments qui le font passer tout près de la folie. Malgré lui il se retrouve à tout noter et cela lui fait du bien. Ecrire est devenu un remède pour se libérer de tous ces monstres et illusions qui se sont accaparés son imagination. Montaigne doit donc ses Essais à l’oisiveté puisque c’est elle qui l’a poussé à l’écriture après qu’il soit arrivé à la conclusion que comme tout, l’esprit doit être contraint pour ne pas s’égarer.

Extraits:

Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d’une autre semence : ainsin est-il des esprits, si on ne les occupe à certain subject, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations, Et n’est folie ny réverie2, qu’ils ne produisent en cette agitation, L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout…

…L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout…

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s’entretenir soy-mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur…

Des Menteurs (chapitre IX)

Tout en contestant que l’intelligence soit liée à la mémoire, il confesse que cette dernière est déficiente chez lui. Il affirme par contre que mémoire et mensonge sont associés. Si elle est défaillante chez un menteur il sera démasqué. On voit bien que Montaigne fait appel à sa propre expérience dans ce texte où il consacre une partie du texte  à la mémoire dont il souffre lui-même, et l’autre au mensonge.

Montaigne a tellement horreur du mensonge qu’il le considère comme le vice le plus préjudiciable à la société jusqu’à préconiser le bûcher pour les menteurs. Pour lui le mensonge développe la servitude au sein de la société. Pour lui par exemple, les courtisans ne disent pas la vérité car ils sont guidés par le seul intérêt personnel. C’est pourquoi leur ascension sociale dans la cour du Roi est tellement fulgurante qu’elle surprend tout le monde, déclenchant même des réactions hostiles.

Extraits:

Outre l’inconvenient naturel que j’en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse) si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de memoire : et quand je me plains du defaut de la mienne : ils me reprennent et mescroient, comme si je m’accusois d’estre insensé : Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu’estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, representent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d’un defaut naturel, on en fait un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amys : il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnee, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur…

Ce n’est pas sans raison qu’on dit, que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d’estre menteur. Je sçay bien que les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils sçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et alterent un fons veritable. Lors qu’ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu’ils ne se desferrent : par ce que la chose, comme elle est, s’estant logée la premiere dans la memoire, et s’y estant empreincte, par la voye de la connoissance et de la science, il est mal-aisé qu’elle ne se represente à l’imagination, délogeant la fausceté, qui n’y peut avoir le pied si ferme, ny si rassis : et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces raportées faulses ou abastardies

En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, tres mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions temeraires, qui n’ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et un peu au dessous, l’opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnestes hommes d’ailleurs, y estre subjects et asservis. J’ay un bon garçon de tailleur, à qui je n’ouy jamais dire une verité, non pas quand elle s’offre pour luy servir utilement

De l’amitié (Livre I chapitre 28)

Tout en rendant hommage à son ami Étienne de la Boetie (conseiller au parlement de Bordeaux, négociateur et auteur du célèbre Discourt de la servitude volontaire), Montaigne en profite pour nous faire part de sa conception de l’amitié. Si elle est fraternelle ce qui la distingue donc de l’amour, elle ne peut être stable et sincère que si elle est agréablement partagée. Ce lien tisse grâce à des idées et des vues communes créant une certaine communion.

L’amitié entre ces deux hommes reste légendaire. Preuve de sa grandeur la mort de cet ami l’a profondément bouleversé, au point de ne jamais s’en remettre.

… ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi… 

Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre : qui faisaient en notre affection plus d’effort, que ne porte la raison des rapports [plus d’effet que l’ouï-dire habituel] : je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche, que l’un à l’autre. 

…Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vue, quoi qu’avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en rechercher d’autres ; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, “Jour, qui sera toujours cruel pour moi et toujours honoré (telle a été votre volonté, à Dieux !). ”

je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part, “ J’ai décidé qu’il ne m’était plus permis de jouir d’aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui qui partageait ma vie. ”

J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi…

  Si un destin prématuré m’a enlevé cette moitié de mon âme, à quoi bon m’attarder, moi l’autre moitié, qui n’ai plus une valeur égale et qui ne survis pas tout entier ? Ce jour a conduit à sa perte l’une et l’autre…

De l’institution des enfants (Livre I, chapitre XVI)

Montaigne consacre tout un chapitre à une réflexion sur l’éducation, et ouvre des parenthèses dans d’autres (Du Pédantisme, De l’affection des pères aux enfants, Des livres, De l’Art de conférer ) pour livrer d’autres opinions sur le sujet. On découvre que ce qu’il a écrit a influencé les pédagogues contemporains, qui ont exploité les premières pousses de la pédagogie moderne de l’auteur. Fidèle à lui-même, il s’inspire de l’éducation qu’il a reçue et des expériences qu’il en a tiré pour traiter de la question. On sait qu’il lui reproche, même si elle a été par ailleurs très riche, sa lenteur d’esprit et d’avoir  un penchant pour l’oisiveté.

Pour Montaigne, l’enfant n’a pas besoin d’une tête bien pleine. Tout en reconnaissant que c’est une tâche bien ardue, il faut travailler à ce que cette tête soit bien faite (« la tête bien faite plutôt que bien pleine »). Il ne reconnaît pas de normes universelles, et préconise par conséquent un développement naturel de l’enfant sans que quiconque ne lui imposer ses valeurs. Amener les enfants à être eux-mêmes, tout en lui donnant le désir et le besoin de s’approprier les connaissances. En somme tout ce qui est nécessaire pour qu’ils puissent faire étant hommes un jour. Il renvoie l’éducation domestique et celle des écoles dos à dos. Il accuse la première d’être  trop douillette et la seconde  trop ferme et autoritaire.

On est surpris par contre de découvrir que Montaigne ne tient pas en grande estime l’esprit des femmes, jusqu’à ne pas reconnaître la nécessite de  les instruire.

Extraits: 

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle même; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple, parler à son tour. Socrate et depuis Arcesilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux, « L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent apprendre.  »

…Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien, prenant l’instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire. Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captivée sous l’autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures. Notre vigueur et liberté est éteinte.  » Ils ne sont jamais sous leur propre autorité.  »

…C’est, disait Epicharme, l’entendement qui voit qui ouït, c’est l’entendement qui approfite tout, dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne : autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme.
nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser liberté de rien faire de soi. Qui demanda jamais à disciple ce qu’il lui semble de la Rhétorique et de Grammaire de telle ou telle sentence de Cicéron ? nous les plaque en la mémoire tout empennées, des oracles où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement, suivant l’avis de Platon, qui dit la fermeté, la foi, la sincérité être la vraie philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs, n’être que fard.
Je voudrais que le Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprissent des cabrioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-ci veulent instruire notre entendement, sans l’ébranler et mettre en besogne, ou qu’on nous apprît à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux-ci nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ni à parler, ni à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières…

PS: à suivre

Citations célèbres de Montaigne:

  • « Sur le plus beau trône du monde, on est jamais assis que sur son cul »
  • « Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis »
  • Il faut « passer » le mauvais en courant et s’arrêter au bon »
  • « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même»
  • « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non ma colère »
  • « Je m’avance vers celui qui me contredit »
  • « La mort est bien le bout, non pourtant le but de la vie »
  • « J’aime mieux forger mon âme que la meubler »
  • « Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine »
  • « La cherté donne goût à la viande »

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