Michel de Montaigne, précurseur de la philosophie contemporaine

1 Juil 2013 | Publié par mus dans Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle

Biographie de Montaigne:

Écrivain, philosophe, moraliste et homme politique français, Michel Eyquem de Montaigne, ou Montaigne tout court, voit le jour le 28 février 1533 au château de Montagne à Sarlat (Dordogne) d’une famille fortunée de négociants bordelais. Il est néanmoins placé à dessein dans un village de pauvres pour y être élevé humblement et dans la religion catholique, qu’il respectera rigoureusement jusqu’à sa mort. Cette éducation qu’il reçoit parmi des gens démunis fera de lui un homme profondément humaniste, qui sa vie durant restera proche et respectueux des gens humbles  (se dévouera sa vie durant envers les petits. Il y reçoit néanmoins une éducation soignée et savante. Il apprend durant cette enfance le latin, alors considéré comme langue des érudits ou seconde langue de l’élite européenne. A sept  ans il est ensuite scolarisé au collège de Guyenne de Bordeaux, considéré comme comme l’un des meilleurs de France. Il y fait durant six ans de solides études, tout en s’adonnant à la lecture. Il a une une passion particulière pour les auteurs de l’antiquité (Virgile, Plaute, Ovide …). Il aurait fait des études de droit à Toulouse vers 1549, après un passage à la faculté des arts.

Né dans une époque politiquement troublée, il manifeste un grand intérêt pour la chose politique. Humaniste il condamne sans cesse toutes les guerres qu’elles soient religieuses, civiles ou de conquêtes et les cruautés qu’elles engendrent  mais admet le droit de se défendre. Néanmoins à l’appel du roi, il ne peut s’empêcher de prendre part aux guerre qui ont lieu entre 1573 et 1577.

Ses qualités font qu’il entretient de bonnes relations avec tout le monde. Ce qui fait de lui un diplomate, un grand négociateur très sollicité pour régler des conflits en raison de son honnêteté et impartialité. Des qualités qui lui permettent aussi d’occuper des postes importants :

  • Conseiller à la cour des aides de Périgueux en 1556 (âge de 23 ans)
  • Siège au Parlement de Bordeaux en 1557. C’est là qu’il fait la connaissance d’Etienne de La Boétie (célèbre notamment pour son Discours de la servitude volontaire). Une profonde et touchante amitié, jusqu’à devenir légendaire, va les lier pour toute leur vie. « Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant » écrit-il accablé après sa mort.
  • Il est nommé gentilhomme de la chambre du roi Henri III en 1571, puis Maire de Bordeaux de 1581 à 1585.

 Quelques actions menées comme négociateur :

  • Il conduit des négociations entre Henri de Guise et Henri de Navarre (futur roi Henri IV) en 1572.
  • En 1574  il réussit à mettre fin à la rivalité entre les chefs de l’armée du Périgord.
  • Il s’implique de nouveau comme médiateur entre Henri de Navarre et le maréchal de Matignon (représentant d’Henri III) en 1583.
  • Il accomplit une mission entre le roi de France et le roi de Navarre en 1588.

On comprend dès lors pourquoi Montaigne ne commence à écrire qu’à partir de 1572. Il est en effet âgé de 39 ans quand il commence la rédaction de son unique mais non moins immense œuvre que sont ses Essais. Un travail qui durera vingt ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, et qui lui vaudra d’être considéré comme l’un des initiateurs de la pensée moderne et le fondateur de l’introspection.

Montaigne meurt à l’âge de 59 ans lors d’une messe. Il repose dans l’église des Feuillants à Bordeaux où il a passé l’essentiel de sa vie.

Œuvre de Montaigne:

L’œuvre de Montaigne est avant tout profondément humaniste en ce sens que l’Homme et la condition humaine sont le centre de ses préoccupations. Il tente de cerner la nature humaine au travers de ses Essais. Il fait l’apologie de l’homme ordinaire et non exceptionnel, sa grandeur mais aussi sa misère dont il a observé la réalité au quotidien. Tous les aspects de la vie tels que maladie et médecine, livres, les chevaux, les histoires domestiques sont abordés pêle-mêle. L’œuvre est aussi une belle leçon de tolérance, contribuant ainsi en pleine renaissance à initier une nouvelle forme de pensée.

Dans sa quête de connaissance de l’Homme et de Soi, les problèmes moraux et psychologiques occupent de plus en plus une place prépondérante dans ses Essais. L’aboutissement est l’analyse de soi jusqu’à écrire dans son Avis au lecteur (1580) « c’est moi que je peins ». Dès lors il ne fera que se peindre (l’introspection et jugement personnel) jusqu’à sa mort. Ce qui nous permet de découvrir par exemple qu’il est petit, d’une intelligence émoussée et lente, piètre musicien.

Montaigne évoque aussi la mort, la nature, les voyages, l’éducation et défend l’empereur Julien (contre l’église) et ignore complètement le Christ et s’élève contre le protestantisme dans ses écrits.

Les œuvres de Montaigne:

Admiratrice fascinée puis devenue « fille d’alliance » (à la demande de l’auteur) dès l’âge de 22 ans, Marie de Gournay (1565 – 1645) a continué après la mort de Montaigne à assurer la pérennité des Essais. Elle y a consacré sa fortune et sa vie, pour permettre à la grandiose œuvre d’être rééditée au moins onze fois posthume.

Apologie de Raymond Sebond (1580):

Entre 1550 et 1600, la philosophie de  l’Antique influence considérablement la production intellectuelle et littéraire en France. Ce succès de la pensée antique est en partie du à la traduction en français des écrits de Plutarque, Platon, Sénèque, Cicéron … A demande de son père Montaigne traduit La Théologie naturelle du catalan Ramon Sibiuda,  un ouvrage qui s’appuie sur l’expérience des créatures et la nature même de l’homme pour prouver la vérité sur la religion chrétienne argumentée. Cette traduction l’a inspiré pour écrire Apologie de Raymond Sebond.

Le but de cette apologie est de répondre aux détracteurs de l’Espagnol. Il défend  ses points de vue exposés dans son ouvrage, où l’homme est considéré comme le souverain de la création. Montaigne fait part de ses idées sur la question du discours rationnel sur Dieu. Pour lui la raison humaine est insuffisante, en plus d’être souvent trompé par ses sens, pour que l’homme puisse être rationnel. Il s’attaque donc à ces discours où les qualités de  l’homme sont attribuées à Dieu (bonté, puissance, justice…), et qui prétendent cerner Dieu alors que c’est au dessus des capacités de  l’être humain. Au travers d’un questionnement sur la nature de l’homme, il jette un discrédit sur toutes les représentations que l’homme s’est faite de Dieu et de la divinité. On ne peut juger des qualités de Dieu dans la mesure où la plus louable des  perfections reste une idée humaine exprimée selon des vocables et des concepts humains. C’est prétentieux de la part de l’homme de porter un jugement sur les qualités de Dieu, un non humain.

Montaigne s’appuie sur un tas d’exemple pour nous convaincre de la supériorité morale de l’animal, et de l’insuffisance de la raison humaine jusqu’à traiter l’homme de  la plus fragile et calamiteuse des créatures. 

« …Pourquoy disons nous, que c’est à l’homme de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas… ? … la tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l’origanum pour se purger…Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ?… quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guerison…Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger; et le jour qu’on en brusla le corps, il print sa course, et se jetta dans le feu, où il fut bruslé… »

Journal de voyage en Italie (1580-1581) :

Après s’être retiré de la vie publique, Montaigne entreprend le 22 juin 1580 un voyage en Italie via la Suisse et l’Allemagne qui durera Un peu plus de dix-sept mois. Les péripéties de cette « escapade » sont rapportées dans ce journal composée de trois parties. La première est rédigée par son secrétaire qui l’accompagne. Celui-ci suit l’auteur-voyageur un gentilhomme qui veut passer inaperçu et note tous ses faits, ses gestes, ses humeurs… comme le ferait un observateur extérieur. Il nous rapporte tout ce que dit ou pense, ressent et voit son « maître » sans porter aucun jugement. Il découvre un homme qui se plaît à se mêler au peuple, et trouver plaisir à rencontrer des gens et bavarder avec tous sans distinction aucune quelque soit le rang social. On découvre un homme ouvert à tout.

La suite c’est Montaigne lui-même qui l’écrit. Après avoir donné congé à son secrétaire, il est tellement surpris par « cette belle besogne » il ne peut laisser le journal entamé sans suite. Il commence par lui rendre hommage pour ce travail précis et conséquent.

On ne soupçonnait pas l’existence de ce journal jusqu’en 1770 lorsqu’il a été retrouvé dans une malle dans le logis de Montaigne. Il a de nouveau disparu avant qu’il ne réapparaisse de nouveau retrouvé par l’abbé Prunis dans un château alors qu’il faisait des recherche sur l’histoire du Périgord. Il a alors été recopié et édité en 1774.

Pendant ce voyage, Montaigne apprend par une missive qu’il a été élu maire de Bordeaux  le 7 septembre 1881. Il ne décidera de rentrer qu’après un rappel le priant avec instance le 1 octobre.

 Les Essais  (1572 à sa mort):

 Les Essais sont une grandiose œuvre inachevée de la vie d’un homme de cinquante ans qui a vécu pour se former, pour nous peindre la condition humaine après s’être livré à une analyse de lui-même. Il conclut par sa célèbre devise : « Que sait-je ? » qu’il a gravée sur un médaillon, et qui nous renseigne sur  le scepticisme qui l’a gagné. Il fait par la même du doute intellectuel une condition pour avancer et continuer à apprendre. Les Essais, composés de cent sept chapitrescontrastés, très variés et répartis sur trois livres, sont certainement la plus humaine des œuvres. Le but est toujours la connaissance de soi-même et de l’homme en proposant des réflexions sur divers sujets. Même s’il prend position, il ne prétend jamais détenir la vérité.

Au lecteur

Soucieux de donner  la vraie image de lui, Montaigne interpelle ses lecteurs notamment  ses proches. Il se décrit afin qu’il soit mieux connu et compris. Il le fait tellement sans artifices et avec sincérité, qu’il se dénude presque. Modeste il met l’accent plus sur ses défauts que ses qualités, et s’il lui arrive de mentir ce n’est point délibérément. Pour cela il oppose son moi profond (ce qu’il est réellement), au moi social c’est-à-dire le regard des autres sur lui. C’est en sorte une biographie, sans omettre de poser les problèmes que  pose ce genre d’exercice : sincérité, objectivité…et intérêt du public pour la vie privée d’un individu. En déclarant « C’est moi que je peins » et « Je suis moi-même la matière de mon livre », Montaigne semble vouloir préparer le lecteur à faire un accueil sans préjugés aucun de ses Essais « Je veux qu’on m’y voie dans ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans recherche ni artifice ».

Extrait:

C’est icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t’advertit dés l’entree, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n’y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ay voüé à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m’ayans perdu (ce qu’ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu’ils ont eu de moy. Si c’eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu’on m’y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c’est moy que je peins. Mes defauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l’a permis. Que si j’eusse esté parmy ces nations qu’on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t’asseure que je m’y fusse tres-volontiers peint tout entier, Et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy-mesme la matiere de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq.

L’oisiveté (chapitre VIII):

Montaigne nous fait part de l’origine de la naissance des Essais. A 38 ans il décide de prendre sa retraite en tant que conseiller au Parlement de Bordeaux. Il veut se consacrer désormais au recueillement, à la lecture, à la réflexion, à un repos studieux  dans la sérénité mais pas pour écrire. Il pense que ce n’est que dans la solitude et la contemplation loin de la vie publique que l’homme est vraiment lui-même. La solitude et l’oisiveté finissent par avoir raison de lui. Au lieu de la paix de  l’esprit, de la sagesse, et de la sérénité, l’angoisse le gagne jusqu’aux cauchemars, hallucinations et aux tourments qui le font passer tout près de la folie. Malgré lui il se retrouve à tout noter et cela lui fait du bien. Ecrire est devenu un remède pour se libérer de tous ces monstres et illusions qui se sont accaparés son imagination. Montaigne doit donc ses Essais à l’oisiveté puisque c’est elle qui l’a poussé à l’écriture après qu’il soit arrivé à la conclusion que comme tout, l’esprit doit être contraint pour ne pas s’égarer.

Extraits:

Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d’une autre semence : ainsin est-il des esprits, si on ne les occupe à certain subject, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreiglez, par-cy par là, dans le vague champ des imaginations, Et n’est folie ny réverie2, qu’ils ne produisent en cette agitation, L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout…

…L’ame qui n’a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu, que d’estre par tout…

Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s’entretenir soy-mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy : Ce que j’esperois qu’il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur…

Des Menteurs (chapitre IX)

Tout en contestant que l’intelligence soit liée à la mémoire, il confesse que cette dernière est déficiente chez lui. Il affirme par contre que mémoire et mensonge sont associés. Si elle est défaillante chez un menteur il sera démasqué. On voit bien que Montaigne fait appel à sa propre expérience dans ce texte où il consacre une partie du texte  à la mémoire dont il souffre lui-même, et l’autre au mensonge.

Montaigne a tellement horreur du mensonge qu’il le considère comme le vice le plus préjudiciable à la société jusqu’à préconiser le bûcher pour les menteurs. Pour lui le mensonge développe la servitude au sein de la société. Pour lui par exemple, les courtisans ne disent pas la vérité car ils sont guidés par le seul intérêt personnel. C’est pourquoi leur ascension sociale dans la cour du Roi est tellement fulgurante qu’elle surprend tout le monde, déclenchant même des réactions hostiles.

Extraits:

Outre l’inconvenient naturel que j’en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse) si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de memoire : et quand je me plains du defaut de la mienne : ils me reprennent et mescroient, comme si je m’accusois d’estre insensé : Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu’estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, representent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d’un defaut naturel, on en fait un defaut de conscience. Il a oublié, dict-on, cette priere ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amys : il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnee, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur…

Ce n’est pas sans raison qu’on dit, que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d’estre menteur. Je sçay bien que les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils sçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et alterent un fons veritable. Lors qu’ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est mal-aisé qu’ils ne se desferrent : par ce que la chose, comme elle est, s’estant logée la premiere dans la memoire, et s’y estant empreincte, par la voye de la connoissance et de la science, il est mal-aisé qu’elle ne se represente à l’imagination, délogeant la fausceté, qui n’y peut avoir le pied si ferme, ny si rassis : et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces raportées faulses ou abastardies

En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, tres mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions temeraires, qui n’ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et un peu au dessous, l’opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnestes hommes d’ailleurs, y estre subjects et asservis. J’ay un bon garçon de tailleur, à qui je n’ouy jamais dire une verité, non pas quand elle s’offre pour luy servir utilement

De l’amitié (Livre I chapitre 28)

Tout en rendant hommage à son ami Étienne de la Boetie (conseiller au parlement de Bordeaux, négociateur et auteur du célèbre Discourt de la servitude volontaire), Montaigne en profite pour nous faire part de sa conception de l’amitié. Si elle est fraternelle ce qui la distingue donc de l’amour, elle ne peut être stable et sincère que si elle est agréablement partagée. Ce lien tisse grâce à des idées et des vues communes créant une certaine communion.

L’amitié entre ces deux hommes reste légendaire. Preuve de sa grandeur la mort de cet ami l’a profondément bouleversé, au point de ne jamais s’en remettre.

… ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi… 

Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre : qui faisaient en notre affection plus d’effort, que ne porte la raison des rapports [plus d’effet que l’ouï-dire habituel] : je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche, que l’un à l’autre. 

…Car, à la vérité, si je compare tout le reste de ma vue, quoi qu’avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles sans en rechercher d’autres ; si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis, “Jour, qui sera toujours cruel pour moi et toujours honoré (telle a été votre volonté, à Dieux !). ”

je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part, “ J’ai décidé qu’il ne m’était plus permis de jouir d’aucun plaisir, maintenant que je n’ai plus celui qui partageait ma vie. ”

J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi…

  Si un destin prématuré m’a enlevé cette moitié de mon âme, à quoi bon m’attarder, moi l’autre moitié, qui n’ai plus une valeur égale et qui ne survis pas tout entier ? Ce jour a conduit à sa perte l’une et l’autre…

De l’institution des enfants (Livre I, chapitre XVI)

Montaigne consacre tout un chapitre à une réflexion sur l’éducation, et ouvre des parenthèses dans d’autres (Du Pédantisme, De l’affection des pères aux enfants, Des livres, De l’Art de conférer ) pour livrer d’autres opinions sur le sujet. On découvre que ce qu’il a écrit a influencé les pédagogues contemporains, qui ont exploité les premières pousses de la pédagogie moderne de l’auteur. Fidèle à lui-même, il s’inspire de l’éducation qu’il a reçue et des expériences qu’il en a tiré pour traiter de la question. On sait qu’il lui reproche, même si elle a été par ailleurs très riche, sa lenteur d’esprit et d’avoir  un penchant pour l’oisiveté.

Pour Montaigne, l’enfant n’a pas besoin d’une tête bien pleine. Tout en reconnaissant que c’est une tâche bien ardue, il faut travailler à ce que cette tête soit bien faite (« la tête bien faite plutôt que bien pleine »). Il ne reconnaît pas de normes universelles, et préconise par conséquent un développement naturel de l’enfant sans que quiconque ne lui imposer ses valeurs. Amener les enfants à être eux-mêmes, tout en lui donnant le désir et le besoin de s’approprier les connaissances. En somme tout ce qui est nécessaire pour qu’ils puissent faire étant hommes un jour. Il renvoie l’éducation domestique et celle des écoles dos à dos. Il accuse la première d’être  trop douillette et la seconde  trop ferme et autoritaire.

On est surpris par contre de découvrir que Montaigne ne tient pas en grande estime l’esprit des femmes, jusqu’à ne pas reconnaître la nécessite de  les instruire.

Extraits: 

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d’elle même; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il écoute son disciple, parler à son tour. Socrate et depuis Arcesilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux, « L’autorité de ceux qui enseignent nuit la plupart du temps à ceux qui veulent apprendre.  »

…Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien, prenant l’instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée. L’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme à ce qu’on lui avait donné à cuire. Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captivée sous l’autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes que nous n’avons plus de franches allures. Notre vigueur et liberté est éteinte.  » Ils ne sont jamais sous leur propre autorité.  »

…C’est, disait Epicharme, l’entendement qui voit qui ouït, c’est l’entendement qui approfite tout, dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne : autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme.
nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser liberté de rien faire de soi. Qui demanda jamais à disciple ce qu’il lui semble de la Rhétorique et de Grammaire de telle ou telle sentence de Cicéron ? nous les plaque en la mémoire tout empennées, des oracles où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement, suivant l’avis de Platon, qui dit la fermeté, la foi, la sincérité être la vraie philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs, n’être que fard.
Je voudrais que le Paluël ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprissent des cabrioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-ci veulent instruire notre entendement, sans l’ébranler et mettre en besogne, ou qu’on nous apprît à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux-ci nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ni à parler, ni à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières…

PS: à suivre

Citations célèbres de Montaigne:

  • « Sur le plus beau trône du monde, on est jamais assis que sur son cul »
  • « Je ne partage point cette erreur commune de juger d’un autre d’après ce que je suis »
  • Il faut « passer » le mauvais en courant et s’arrêter au bon »
  • « Mon opinion est qu’il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même»
  • « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non ma colère »
  • « Je m’avance vers celui qui me contredit »
  • « La mort est bien le bout, non pourtant le but de la vie »
  • « J’aime mieux forger mon âme que la meubler »
  • « Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine »
  • « La cherté donne goût à la viande »

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