Jean de La Fontaine, fabuliste indépassable

24 Avr 2016 | Publié par mus dans Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle

Biographie de Jean de La Fontaine

Poète français le plus connu des poètes français du xviie siècle, Jean de La Fontaine naît le 7 ou 8 juillet 1621 d’une famille de la bourgeoisie provinciale formée surtout de fonctionnaires. Son père Charles est maître des Eaux et Forêts et conseiller du roi Louis IV. Sa mère, Françoise Pidoux de la Maduère, est fille d’un bailli et veuve d’un négociant à Coulomniers.

Rebelle, indépendant, engagé pour le peuple, il se tient loin de la cour royale et affiche son engagement contre Mazarin, le Roi Soleil et les absurdités de la Cour. Risqué et dangereux à une époque où un auteur ne peut exister sans le soutien d’un puissant protecteur et sans plaire au roi. La Fontaine à fait ce choix dans un siècle où pour reconnu et apprécié, un auteur devait avant tout écrire à la gloire du souverain. Il se résout donc à vivre de sa plume, ce qui le distingue de la plupart des autres auteurs. Il fréquente néanmoins les salons comme celui de Madame de La Sablière.

Jean de La Fontaine passe ses premières années à Château-Thierry, dans un hôtel particulier que ses parents avaient acheté lors de leur mariage. Il rentre dans un collège jusqu’en troisième, où il étudie le latin mais ne s’intéresse pas au grec. Chose qu’il regrettera plus tard, quand il s’agit de lire certains textes anciens pour ses besoins. C’est dans ce collège qu’il se lie d’amitié avec François de Maucroix.

Il s’engage ensuite dans des études de droit que son père interrompt, le trouvant trop insouciant. Il le place à l’Oratoire de Paris en 1641, pour en faire un prêtre. Il quitte les lieux 18 mois plus tard, car il s’intéresse plutôt à la lecture de Rabelais (dont il apprend par cœur les vers), d’Urfé, Marot, Montaigne ou encore l’Arioste et Boccace qu’à celle de Saint-Augustin. Il reprend alors les cours de droit à Paris et intègre « Les chevaliers de la table ronde », une petite académie littéraire et amicale qui regroupe de jeunes poètes. Il décroche un diplôme d’avocat au parlement de Paris en 1649. Entre-temps, en 1647, il est marié par son père à Marie Héricart (14 ans). Un mariage plutôt de complaisance, qui s’avère malheureux. Sa vocation poétique se révèle tardivement, lorsqu’à qu’à l’âge de vingt-deux ans il entend lire Malherbe.

Vivant de sa plume et donc avec des revenus irréguliers, Jean de La Fontaine achète en 1652 une charge de Maître Particulier des Eaux et Forêts. Une charge qu’il gère mal et qu’il revend assez vite en même temps qu’il quitte le foyer conjugal. Une situation qui le contraint de rentrer sous la protection d’un grand du moment, et vivre une existence presque quémandeuse. Il se met au service de Nicolas Fouquet, surintendant général des Finances. Il lui reste fidèle même après sa chute, jusqu’à demander la clémence de Louis XIV dans son Ode au roi. Une fidélité qui lui attire la haine de Jean-Baptiste Colberet (contrôleur général des Finances de Louis IVX), puis celle de Louis XIV.

Alors qu’il devient l’ami intime de Molière, Boileau et Racine, la duchesse d’Orléans prend le fabuliste sous sa protection en tant que « gentilhomme ». Il se lie ensuite d’amitié avec la duchesse de Bouillon, une férue de poésie, qui lui trouve un emploi et l’aide à s’établir à Paris. C’est durant cette période que le génie littéraire de l’auteur s’épanouit vraiment. Il est recueilli en 1673 par Madame de La Sablière durant près de 20 ans, puis par les Vendôme, les Conti. La Fontaine fréquente Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, et mène enfin une vie mondaine. En 1694 c’est Madame la Baronne d’Hervart qui l’accueille et chez qui il décède.

Jean de La Fontaine rentre en 1684 à l’Académie française, en remplacement de son ennemi Colbert décédé. Elu en 1683 malgré les oppositions, il a du attendre une année pour que le roi adhère au choix des académiciens. Il s’avère un excellent et assidu membre de cette institution. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, où le débat est très intense et virulent, il prend parti pour le clan des anciens qu’il défend sans ménagement.

Les deux dernières années de La Fontaine sont faites de souffrances et de langueur. Sous la pression de son confesseur, l’abbé Pouget, il s’abjure publiquement de ses contes infâmes et lui fait déchirer sa dernière oeuvre: “Il est de notoriété qui n’est que trop publique que j’ai eu le malheur de composer un livre de Contes infâmes. En le composant, je n’ai pas cru que ce fût un ouvrage aussi pernicieux qu’il est. On m’a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c’est un livre abominable. Je suis très fâché de l’avoir écrit et publié. J’en demande pardon à Dieu, à l’Église, à vous Monsieur, qui êtes son ministre, à vous Messieurs de l’Académie, et à tous ceux qui sont ici présents »

Les réparations qu’on lui impose sont trop pénibles. Et à l’abbé qui s’attelle à le convaincre, la servante du vieux poète lance selon la tradition: « Eh! ne le tourmentez pas tant! il est plus bête que méchant, Dieu n’aura jamais le courage de le damner. »Il meurt le 13 avril 1695. Inhumé au cimetière des Saints-Innocents, ses restes et ceux de Molière sont exhumés le 6 juillet 1817 et reposent au cimetière du Père Lachaise. Il avait rédigé lui-même son épitaphe:

Jean s’en alla comme il étoit venu,
Mangeant son fonds après son revenu ;
Croyant le bien chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sçut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire.

Faisant son éloge, Chamfort disait:

 » La Fontaine offrit le singulier contraste d’un conteur trop libre et d’un excellent moraliste ; doué de l’esprit le plus fin, il devint en tout le modèle de la simplicité ; il déroba, sous l’air d’une négligence quelquefois réelle, les artifices de la composition la plus savante, fit ressembler l’art au naturel, souvent même à l’instinct cacha son génie par son génie même, tourna l’opposition de son esprit et de son âme au profit de son talent, et fut, dans le siècle des grands écrivains, sinon le premier, du moins le plus étonnant. Malgré ses défauts, il sera toujours le plus relu de tous les auteurs , et conservera le surnom d’inimitable, devenu , pour ainsi dire, inséparable de son nom. »…

Auteur prolifique qui a marqué l’histoire par ses fables, son chef-d’oeuvre, Jean de La Fontaine reste encore aujourd’hui le plus connu et le plus lu des poètes français du XVIIe siècle. Exceptés Jean-Jacques Rousseau et Lamartine, tous les grands auteurs sont unanimes pour reconnaître le talent et l’esprit novateur de l’écrivain.

Oeuvre de Jean de La Fontaine

L’oeuvre de La Fontaine, qui explore tellement de voies, est remarquable par sa variété (« Diversité, c’est ma devise » disait-il). Mieux encore,  il n’y a certainement pas oeuvre qui fait l’unanimité chez autant de catégories de lecteurs. Elle séduit les enfants, la jeunesse, les philosophes pour son caractère morale, et tout le reste pour le tableau tellement juste qu’il dresse de la société de son époque. Une société, où l’héroïsme et le générosité reculent devant la montée irrésistible des pouvoirs de l’État et de l’argent, qu’il regarde avec un œil lucide et pour laquelle il se montre peu indulgent. L’auteur étale au grand jour, avec malice et ironie, les comportements cocasses et grotesques de ses contemporains. Il ne ménage personne, des plus petits aux plus grands.

Jean de la Fontaine s’intéresse à tous les genres littéraires, avec une thématique divers. Il s’essaie d’abord au théâtre, au récit en prose et surtout à la poésie. Sa verve libertine s’exprime essentiellement dans les contes ( maris cocus, nonnes dévergondées, moines paillards…). Mais La Fontaine va exceller surtout dans les fables, genre littéraire alliage de la narration, du discours et de l’écriture poétique, dont l’origine se trouve dans les contes ancestraux transmis oralement de génération en génération et couchés sur le papier par des moralistes.

La Fontaine emprunte ses fables à Esope, Phèdre, Horace et Abstémius et l’Antiquité gréco-romaine pour leur donner un véritable statut poétique et une certaine dignité. Jean de La Fontaine utilise l’allégorie, s’exprime en vers ou en prose avec une parfaite maîtrise de la langue. Genre jusque là mineur, il réinvente la forme et améliore considérablement le récit qui devient plutôt court et souple, animé par des dialogues au style direct. Alors que les personnages sont pour la plus part des animaux qui incarnent des genres humains (le cruel, le faible, le puissant…), l‘intrigue y est vive et rapide. Il les met en scène pour pour critiquer les hommes et dénoncer les problèmes.

Faites pour instruire, les fables commencent ou s’achèvent le plus souvent par une morale, dont le lecteur doit tirer un enseignement. C’est pourquoi elles doivent nécessairement plaire pour intéresser et atteindre leur but. Et pour plaire il innove sans cesse, jusqu’à porter la fable à un niveau indépassable. On reprocha à La Fontaine de copier ces auteurs de l’Antiquité. Mais on oublie que ceux-ci n’ auraient certainement pas eu une telle résonance sans lui, et seraient peut-être tombés dans l’oubli

Au regard de son oeuvre, Jean de La Fontaine se présente donc comme un moraliste. Une oeuvre qui occupe une place de choix dans le patrimoine culturel et littéraire français, et qui demeure des leçons inépuisables pour tous les temps. Bon nombre de ses vers, devenus proverbes, font partie de la sagesse populaire. Ses fables sont les chefs-d’œuvre qui l’ont immortalisé, alors que le reste de son oeuvre reste tout à fait intéressante.

Œuvres de La fontaine

On ne retient généralement et à tord que les 243 Fables, parmi toutes les œuvres de La Fontaine. Celles-ci ont certes fait sa gloire, mais c’est réduire considérablement la diversité, l’ampleur et la portée de toute son oeuvre. C’est la minimiser et faire de l’auteur juste un grand fabuliste alors qu’il est l’auteur de Contes, de poèmes religieux, de poèmes divers, de pièces de théâtre, de livrets d’opéra, de lettres, de nouvelles… qui confirment son ambition de moraliste.

L’Eunuque (1654)

Publié en 1654, c’est la première pièce de La Fontaine alors âgé de trois trois ans. C’est une comédie traduite et adaptée de l’oeuvre Térence (161 avant Jésus-Christ), poète comique latin d’origine berbère. Considérée comme une piètre copie, elle passe presque inaperçue.

L’Elégie aux nymphes de Vaux (1662)

Publié en 1662, L’Elégie aux nymphes de Vaux est un Poème écrit en faveur de Nicolas Fouquet (Surintendant des Finances de Louis XIV et protecteur de l’auteur), juste après sa disgrâce auprès du Roi en 1661 et son arrestation. La Fontaine s’adresse directement à Louis XIV pour pour l’inciter à l’indulgence. Le roi ne lui pardonnera jamais cette audace, mais sa fidélité ne fléchit pas. Il s’exile de son plein gré en Limousin, accompagné de Jannart (un oncle de sa femme) également ami de Fouquet, pour rejoindre la femme de ce dernier assignée à résidence. Certains prétendent le contraire, mais rien ne prouve que cet exil est une punition. C’est peut-être aussi une bonne opportunité pour lui de s’éloigner de sa femme, avec qui la relation n’a jamais été bonne.

L’Elégie aux nymphes de Vaux

Pour M. Fouquet

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes ;
Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du Sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voici le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !
Dans les palais des rois cette plainte est commune,
On n’y connaît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appâts inconstants ;
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs ;
Le plus sage s’endort sur la foi des Zéphyrs.
Jamais un favori ne borne sa carrière ;
Il ne regarde pas ce qu’il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter qu’après l’avoir détruit.
Tant d’exemples fameux que l’histoire en raconte
Ne suffisaient-ils pas, sans la perte d’Oronte ?
Ah ! si ce faux éclat n’eût point fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la Cour :
Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre, et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens ;
Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.
Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appâts,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C’est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie :
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son coeur.
Oronte est à présent un objet de clémence ;
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux ;
Et c’est être innocent que d’être malheureux.

Lettres

La Relation d’un Voyage de Paris en Limousin (1663)

(ou Les Lettres de La Fontaine à sa femme)

C’est un recueil de lettres adressées à sa femme lors de son voyage à Limoges, passant par Etampes, Orléans, Richelieu, Châtellerault, Poitiers, Chauvigny et Bellac. Écrites dans un style agréable où la prose et les vers s’entre-mêlent, elles permettent de découvrir l’itinéraire de La Fontaine, jalonné des rencontres qu’il fait et d’anecdotes. Il décrit les villes et les campagnes, et s’émerveille devant une statue ou un château…. Ce voyage s’achève à Limoges, la ville de Bellac, dont il ne dit pas beaucoup de bien et où il séjournera de septembre 1663 à janvier 1664.

Première lettre, Clamart le 25 août 1663 

A MADAME DE LA FONTAINE

Vous n’avez jamais voulu lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez. Il s’y rencontrera pourtant des matières peu convenables à votre goût: c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie du succès. Il pourra même arriver, si vous goûtez ce récit, que vous en goûterez après de plus sérieux. Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage; et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez; il s’en fait peu de nouveaux, et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons: ainsi vous demeurez souvent à sec. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes: vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n’est pas une bonne qualité pour une femme d’être savante, et c’en est une très mauvaise d’affecter de paraître telle. Nous partîmes donc de Paris le 23 du courant, après que M. Jannart eut reçu les condoléances de quantité de personnes de condition et de ses amis. M. le lieutenant criminel en usa généreusement, libéralement, royalement: il ouvrit sa bourse, et nous dit que nous n’avions qu’à puiser. Le reste du voisinage fit des merveilles. Quand il eut été question de transférer le quai des Orfèvres, la cour du Palais, et le Palais même, à Limoges, la chose ne se serait pas autrement passée Enfin ce n’était chez nous que processions de gens abattus et tombés des nues. Avec tout cela, je ne pleurai point; ce qui me fait croire que j’acquerrai une grande réputation de constance dans cette affaire. La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d’autre chose que d’aller tantôt à Saint-Cloud, tantôt à Charonne, et j’étais honteux d’avoir tant vécu sans rien voir. Cela ne me sera plus reproché, grâces à Dieu. On nous a dit, entre autres merveilles, que beaucoup de Limousines de la première bourgeoisie portent des chaperons de drap rose-sèche sur des cales de velours noir. Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai m y amuser en passant, et par curiosité seulement. Quoi qu’il en soit, j’ai tout à fait bonne opinion de notre voyage: nous avons déjà fait trois lieues sans aucun mauvais accident, sinon que l’épée de M. Jannart s’est rompue; mais, comme nous sommes gens à profiter de tous nos malheurs, nous avons trouvé qu’aussi bien elle était trop longue, et l’embarrassait. Présentement, nous sommes à Clamart, au-dessous de cette fameuse montagne où est situé Meudon; là nous devons nous rafraîchir deux ou trois jours. En vérité, c’est un plaisir que de voyager; on rencontre toujours quelque chose de remarquable. Vous ne saurez croire combien est excellent le beurre que nous mangeons; je me suis souhaité vingt fois de pareilles vaches, un pareil herbage, des eaux pareilles, et ce qui s’ensuit, hormis la batteuse, qui est un peu vieille. Le jardin de M. C. mérite aussi d’avoir place dans cette histoire; il a beaucoup d’endroits fort champêtres, et c’est ce que j’aime sur toutes choses. Ou vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu; si vous l’avez vu, souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent: je me trompe bien si cela n’est beau. Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l’enfoncement, avec la noirceur d’une forêt âgée de dix siècles: les arbres n’en sont pas si vieux, à la vérité; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, et je ne crois pas qu’il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore: elles ont cela de particulier que ce qui les borne est ce qui les fait paraître plus belles. Celle de la droite a tout à fait la mine d’un jeu de paume; elle est à présent bordée d’un amphithéâtre de gazons, et a le fond relevé de huit ou dix marches: il y a de l’apparence que c’est l’endroit ou les divinités du lieu reçoivent l’hommage qui leur est dû.

Si le dieu Pan, ou le Faune,
Prince des bois, ce dit-on,
Se fait jamais faire un trône,
C’en sera là le patron.

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Deux châtaigniers, dont l’ombrage
Est majestueux et frais,
Le couvrent de leur feuillage,
Ainsi que d’un riche dais.

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Je ne vois rien qui l’égale,
Ni qui me charme à mon gré
Comme un gazon qui s’étale
Le long de chaque degré.

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J’aime cent fois mieux cette herbe
Que les précieux tapis
Sur qui l’Orient superbe
Voit ses empereurs assis.

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Beautés simples et divines
Vous contentiez nos aïeux,
Avant qu’on tirât des mines
Ce qui nous frappe les yeux.

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De quoi sert tant de dépense ?
Les grands ont beau s’en vanter:
Vive la magnificence
Qui ne coûte qu’à planter !

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Nonobstant ces moralités, j’ai conseille à M. C. de faire bâtir une maison proportionnée en quelque manière à la beauté de son jardin, et de se ruiner pour cela. Nous partirons de chez elle demain 26, et nous irons prendre au Bourg-la-Reine la commodité du carrosse de Poitiers, qui y passe tous les dimanches. Là se doit trouver un valet de pied du roi qui a ordre de nous accompagner jusques à Limoges. Je vous écrirai ce qui nous arrivera en chemin, et ce qui me semblera digne d’être observée. Cependant faites bien mes recommandations à notre marmot, et dites-lui que peut-être j’amènerai de ce pays-là quelque beau petit chaperon pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie.

Deuxième lettre, Amboise le 30 août 1663 

A LA MEME

Les occupations que nous eûmes à Clamart, votre oncle et moi, furent différentes. Il ne fit aucune chose digne de mémoire: il s’amusa à des expéditions, à des procès, à d’autres affaires. Il n’en fut pas ainsi de moi: je me promenai, je dormis, je passai le temps avec les . .dames qui nous vinrent voir.
Le dimanche étant arrivé, nous partîmes de grand matin. Madame C. et notre tante nous accompagnèrent jusqu’au Bourg-la-Reine. Nous y attendîmes près de trois heures; et, pour nous désennuyer, ou pour nous ennuyer encore davantage (je ne sais pas bien lequel je dois dire), nous ouïmes une messe paroissiale. La procession, l’eau bénite, le prône, rien n’y manquait. De bonne fortune pour nous, le curé était ignorant, et ne prêcha point. Dieu voulut enfin que le carrosse passât: le valet de pied y était; point de moines, mais en récompense trois femmes, un marchand qui ne disait mot, et un notaire qui chantait toujours, et qui chantait très mal: il reportait en son pays quatre volumes de chansons. Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari: toutes qualités de bon augure et j’y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche; c’est à mon avis le principal point: je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne a qui elle manque. Telle était donc la compagnie que nous avons eue jusques au Port-de-Pilles.
Il fallut à la fin que l’oncle et la tante se séparassent; les derniers adieux furent tendres, et l’eussent été beaucoup davantage si le cocher nous eût donné le loisir de les achever. Comme il voulait regagner le temps qu’il avait perdu, il nous mena d’abord avec diligence. On laisse, en sortant du Bourg-la-Reine, Sceaux à la droite, et à quelques lieues de la Chilly à la gauche, puis Montléry du même côté. Est-ce Montléry qu’il faut dire, ou Montlehéry? C’est Montlehéry quand le vers est trop court, et Montléry quand il est trop long. Montléry donc ou Montlehéry, comme vous voudrez était jadis une forteresse que les Anglais, lorsqu’ils étaient maîtres de la France, avaient fait bâtir sur une colline assez élevée. Au pied de cette colline est un bourg qui en a gardé le nom. Pour la forteresse, elle est démolie, non point par les ans; ce qui en reste, qui est une tour fort haute, ne se dément point, bien qu’on en ait ruiné un côté: il y a encore un escalier qui subsiste, et deux chambres ou l’on voit des peintures anglaises, ce qui fait foi de l’antiquité et de l’origine du lieu. Voilà ce que j’en ai appris de votre oncle, qui dit avoir entré dans les chambres; pour moi, je n’en ai rien vu: le cocher ne voulait arrêter qu’à Châtres, petite ville qui appartient à M. de Condé, l’un de nos grands maîtres.
Nous y dînâmes. Après le dîner, nous vîmes encore à droite et à gauche force châteaux, je n’en dirai mot, ce serait une œuvre infinie. Seulement nous passâmes auprès du Plessis-Pâté, et traversâmes ensuite la vallée de Caucatrix, après avoir monté celle de Tréfou, car, sans avoir étudié en philosophie, vous pouvez imaginer qu’il n’y a point de vallée sans montagne. Je ne songe point à cette vallée de Tréfou que je ne frémisse.

C’est un passage dangereux,
Un lieu pour les voleurs, d’embûche et de retraite;
A gauche un bois, une montagne à droite,
Entre les deux
Un chemin creux.
La montagne est toute pleine
De rochers faits comme ceux
De notre petit domaine.

Tout ce que nous étions d’hommes dans le carrosse nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d’autre chose que des commodités de la guerre: en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe; ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous côtoyâmes en fourmille: cela n’est pas bien; il mériterait qu’on le brulât.

République de loups, asile de brigands,
Faut-il que tu sois dans le monde ?
Tu favorises les méchants
Par ton ombre épaisse et profonde.
Ils égorgent celui que Thémis, ou le gain,
Ou le désir de voir, fait sortir de sa terre.
En combien de façons, hélas ! le genre humain
Se fait à soi-même la guerre !
Puisse le. feu du ciel désoler ton enceinte !
Jamais celui d’amour ne s’y fasse sentir,
Ni ne s’y laisse amortir !
Qu’au lieu d’Amaryllis, de Diane, et d’Aminte
On ne trouve chez toi que vilains bocherons
Charbonniers noirs comme démons
Qui t’accommodent de manière
Que tu sois à tous les larrons
Ce qu’on appelle un cimetière !

Notre première traite s’acheva plus tard que les autres; il nous resta toutefois assez de jour pour remarquer, en entrant dans Etampes, quelques monuments de nos guerres. Ce n’est pas les plus riches que j’ai vus; j’y trouvai beaucoup de gothique: aussi est-ce l’ouvrage de Mars, méchant maçon s’il en fut jamais.

Il nous laisse ces monuments
Pour marque de nos mouvements
Quand Turenne assiégea Tavanne
Turenne fit ce que la Cour lui dit
Tavanne non: car il se défendit
Et joua de la sarbacane.

Beaucoup de sang français fut alors répandu:
On perd des deux côtés dans la guerre civile
Notre prince eût toujours perdu,
Quand même il eût gagné la ville.

Enfin nous regardâmes avec pitié les faubourgs d’Etampes. Imaginez-vous une suite de maisons sans
toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il ;n’y a rien de plus laid et de plus hideux. Cela me remet en mémoire les ruines de Troie la grande. En vérité, la fortune se moque bien du travail des hommes. J’en entretins le soir notre compagnie, et le lendemain nous traversâmes la Beauce, pays ennuyeux, et qui, outre l’inclination que j’ai à dormir, nous en fournissait un très beau sujet. Pour s’en empêcher, on mit une question de controverse sur le tapis; notre comtesse en fut cause: elle est de la religion et nous montra un livre de du Moulin. M. de Chateauneuf (c’est le nom du valet de pied) l’entreprit, et lui dit que sa religion ne valait rien, pour bien des raisons. Premièrement, Luther a eu je ne sais combien de bâtards; les huguenots ne vont jamais à la messe; enfin il lui conseillait de se convertir, si elle ne voulait aller en enfer: car le purgatoire n’était pas fait pour des gens comme elle. La Poitevine se mit aussitôt sur l’Ecriture , et demanda un passage où il fût parlé du purgatoire; pendant cela, le notaire chantait toujours; M. Jannart et moi nous endormîmes.
L’après-dlnée, de crainte que M. de Chateauneuf ne nous remit sur la controverse, je demandai à notre comtesse inconnue s’il y avait de belles personnes à Poitiers; elle nous en nomma quelques-unes, entre autres une fille appelée Barigny, de condition médiocre, car son père n’était que tailleur; mais, au reste, on ne pouvait dire assez de choses de la beauté de cette personne. C’était une claire brune, de belle taille, la gorge admirable, de l’embonpoint ce qu’il en fallait, tous les traits du visage bien faits, les yeux beaux: si bien qu’à tout prendre il y avait peu de choses à souhaiter, car rien, c’est trop dire. Enfin non seulement les astres de la province, mais ceux de la Cour, lui devaient céder, jusque-là dans un bal ou était le roi, dès que la Barigny fut entrée, elle effaça ce qu’il y avait de brillant: les plus grands soleils ne parurent auprès que de simples étoiles. Outre cela elle savait les romans, et ne manquait pas d’esprit. Quant à sa conduite, on la tenait dans Poitiers pour honnête fille, tant qu’un mariage de conscience se peut étendre. Autrefois, un gentilhomme appelé Miravaux en avait été passionnément amoureux et voulait l’épouser à toute force; les parents du gentilhomme s’y opposèrent; ils n’y eussent pourtant rien gagné, si Clothon ne se fût mise de la partie: L’amant mourut a l’armée, où il commandait un régiment. Les dernières actions de sa vie et ses derniers soupirs ne furent que pour sa maîtresse. Il lui laissa douze mille écus par son testament, outre quantité de meubles et de nippes de conséquence, qu’il lui avait donnés dès auparavant. A la nouvelle de cette mort, mademoiselle Barigny dit les choses du monde les plus pitoyables, protesta qu’elle se laisserait mourir tôt ou tard, et en attendant recueillit le legs que son amant lui avait fait. Procès pour cela au présidial de Poitiers; appel à la Cour. Mais qui ne préférerait une belle à des héritiers ? Les juges firent ce que j’aurais fait. Le cœur de la dame fut contesté avec plus de chaleur encore: ce fut un nommé Cartignon qui en hérita. Ce dernier amant s’est trouvé plus heureux que l’autre: la belle eut soin qu’il ne mourût point sans être payé de ses peines. Il y a, dit-on, sacrement entre eux; mais la chose est tenue secrète. Que dites-vous de ces mariages de conscience ? Ceux qui en ont amené l’usage n’étaient pas niais. On est fille et femme tout à la fois: le mari se comporte en galant; tant que l’affaire demeure en cet état, il n’y a pas lieu de s’y opposer, les parents ne font point les diables; toute chose vient en son temps; et, s’il arrive qu’on se lasse les uns des autres, il ne faut aller ni au juge ni à l’évêque. Voilà l’histoire de la Barigny.
Ces aventures nous divertirent de telle sorte que nous entrâmes dans Orléans sans nous en être presque aperçus: il semblait même que le Soleil se fût amusé à les entendre aussi bien que nous, car, quoique nous eussions fait vingt lieues, il n’était pas encore au bout de sa traite. Bien davantage, soit que la Barigny fut cette soirée à la promenade, soit qu’il dût se coucher au sein de quelque rivière charmante comme la Loire, il s’était tellement paré que M. Chateauneuf et moi nous l’allâmes regarder de dessus le pont. Par même moyen, je vis la Pucelle, mais, ma foi, ce fut sans plaisir: je ne lui trouvai ni l’air, ni la taille, ni le visage d’une Amazone; l’infante Gradafillée en vaut dix comme elle; et, si ce n’était que M. Chapelain est son chroniqueur, je ne sais si j’en ferais mention. Je la regardai, pour l’amour de lui, plus longtemps que je n’aurais fait. Elle est à genoux devant une croix, et le roi Charles en même posture vis-à-vis d’elle, le tout fort chétif et de petite apparence. C’est un monument qui se sent de la pauvreté de son siècle.
Le pont d’Orléans ne me parut pas non plus d’une largeur ni d’une majesté proportionnée à la noblesse de son emploi et à la place qu’il occupe dans l’Univers.

Ce n’est pas petite gloire
Que d’être pont sur la Loire.
On voit àses pieds rouler
La plus belle des rivières
Que de ses vastes carrières
Phébus regarde couler.

Elle est près de trois fois aussi large à Orléans que la Seine l’est à Paris. L’horizon, très beau de tous les côtés, et borné comme il le doit être. Si bien que cette rivière étant basse à proportion, ses eaux forts claires, son cours sans replis, on dirait que c’est un canal. De chaque côté du pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles: les unes montent, les autres descendent; et comme le bord n’est pas si grand qu’à Paris, rien n’empêche qu’on ne les distingue toutes: on les compte, on remarque en quelle distance elles sont les unes des autres; c’est ce qui fait une de ses beautés: en effet, ce serait dommage qu’une eau si pure fut entièrement couverte par des bateaux. Les voiles de ceux-ci sont fort amples: cela leur donne une majesté de navires, et je m’imaginai voir le port de Constantinople en petit. D’ailleurs Orléans, à le regarder de la Sologne, est d’un bel aspect. Comme la ville va en montant, on la découvre quasi tout entière. Le mail et les autres arbres qu’on a plantés en beaucoup d’endroits le long du rempart font qu’elle paraît à demi fermée de murailles vertes; et, à mon avis, cela lui sied bien. De la particulariser en dedans, je vous ennuierais: c’en est déjà trop pour vous de cette matière. Vous saurez pourtant que le quartier par où nous descendîmes au pont est fort laid, le reste assez beau: des rues spacieuses, nettes, agréables, et qui sentent leur bonne ville. Je n’eus pas assez de temps pour voir le rempart, mais je m’en suis laissé dire beaucoup de bien, ainsi que de l’église Sainte-Croix.
Enfin notre compagnie, qui s’était dispersée de tous les côtés, revint satisfaite. L’un parla d’une chose, l’autre d’une autre. L’heure du souper venue, chevaliers et dames se furent seoir à leurs tables assez mal servies, puis se mirent au lit incontinent, comme on peut penser. Et sur ce, le chroniqueur fait fin au présent chapitre.

A Amboise, ce 30 Août 1663.

Troisième lettre, Richelieu 3 septembre 1663 

A LA MEME

Autant que la Beauce m’avait semblé ennuyeuse, autant le pays qui est depuis Orléans jusqu’à Amboise me parut agréable et divertissant. Nous eûmes au commencement la Sologne, province beaucoup moins fertile que le Vendômois, lequel est de l’autre côté de la rivière. Aussi a-t-on un niais du pays pour très peu de chose; car ceux-là ne sont pas fous comme ceux de Champagne ou de Picardie. Je crois que les niaises coûtent davantage.
Le premier lieu ou nous arrêtâmes, ce fut Cléry. J’allai aussitôt visiter l’église. C’est une collégiale assez bien rentée pour un bourg; non que les chanoines en demeurent d’accord, ou que je leur aie ouï dire. Louis XI y est enterré; on le voit à genoux sur son tombeau, quatre enfants aux coins: ce seraient quatre anges, et ce pourraient être quatre Amours, si on ne leur avait point arraché les ailes. Le bon apôtre de roi fait là le saint homme, et est bien mieux pris que quand le Bourguignon le mena à Liège.

Je lui trouvai la mine d’un matois;
Aussi l’était ce prince, dont la vie
Doit rarement servir d’exemple aux rois
Et pourrait être en quelques points suivie.

A ses genoux sont ses Heures et son chapelet, et autres menues ustensiles, sa main de justice, son sceptre, son chapeau, et sa Notre-Dame; je ne sais comment le statuaire n’y a point mis le prévôt Tristan: le tout est de marbre blanc, et m’a semblé d’assez bonne main.
Au sortir de cette église, je pris une autre hôtellerie pour la nôtre; il s’en fallut peu que je n’y commande à dîner, et, m’étant allé promener dans le jardin, je m’attachai tellement à la lecture de Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit: un valet de ce logis m’ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus, et j’arrivai assez à temps pour compter.
De Cléry à Saint-Diez, qui est le gîte ordinaire, il n’y a que quatre lieues, chemin agréable et bordé de haies: ce qui me fit faire une partie de la traite à pied. Il ne m’y arriva aucune aventure digne d’être écrite, sinon que je rencontrai, ce me semble, deux ou trois gueux et quelques pèlerins de Saint-Jacques. Comme Saint-Diez n’est qu’un bourg, et que les hôtelleries y sont mal meublées, notre comtesse n’étant pas satisfaite de sa chambre, M. Chateauneuf voulant toujours que votre oncle fût le mieux logé, nous pensâmes tomber dans le différend de Potrot et de la dame de Nouaillé. Les gens de Potrot et ceux de la dame de Nouaillé ayant mis, pendant la foire de Niort, les hardes de leur maître et de leur maîtresse en même hôtellerie et sur même lit, cela fit contestation. Potrot dit: «Je coucherai dans ce lit-là. – Je ne dis pas que vous n’y couchiez, repartit la dame de Nouaillé, mais j’y coucherai aussi.» Par point d’honneur, et pour ne se pas céder, ils y couchèrent tous deux. La chose se passa d’une autre manière; la comtesse se plaignit fort, le lendemain, des puces. Je ne sais si ce fut cela qui éveilla le cocher; je veux dire les puces du cocher, et non celles de la comtesse: tant y a qu’il nous fit partir de si grand matin qu’il n’était quasi que huit heures quand nous nous trouvâmes vis-à-vis de Blois, rien que la Loire entre deux.
Blois est en pente comme Orléans, mais plus petit et plus ramassé; les toits des maisons y sont disposés, en beaucoup d’endroits, de telle manière qu’ils ressemblent aux degrés d’un amphithéâtre. Cela me parut très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver un aspect plus riant et plus agréable. Le château est à un bout de la ville, à l’autre bout Sainte-Solennel. Cette église parait fort grande, et n’est cachée d’aucunes maisons; enfin elle répond tout à fait bien au logis du prince. Chacun de ces bâtiments est situé sur une éminence dont la pente se vient joindre vers le milieu de la ville, de sorte qu’il s’en faut peu que Blois ne fasse un croissant dont Sainte-Solenne et le château font les cornes. Je ne me suis pas informé des mœurs anciennes. Quant à présent la façon de vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de tout temps, et que le climat et la beauté du pays contribuent, soit que le séjour de Monsieur ait amené cette politesse, ou le nombre de jolies femmes. Je m’en fis nommer quelques-unes à mon ordinaire. On me voulut outre cela montrer des bossus, chose assez commune dans Blois, à ce qu’on me dit ; encore plus commune dans Orléans. Je crus que le Ciel, ami de ces peuples, leur envoyait de l’esprit par cette voie-là: car on dit que bossu n’en manqua jamais; et cependant il y a de vieilles traditions qui en donnent une autre raison. La voici telle qu’on me l’a apprise. Elle regarde aussi la constitution de la Beauce et du Limousin .

La Beauce avait jadis des monts en abondance,
Comme le reste de la France:
De quoi la ville d’Orléans,
Pleine de gens heureux, délicats, fainéants,
Qui voulaient marcher à leur aise,
Se plaignit, et fit la mauvaise;
Et messieurs les Orléanois
Dirent au Sort, tous d’une voix
Une fois, deux fois et trois fois,
Qu’il eût à leur ôter la peine
De monter, de descendre, et remonter encor.
«Quoi ! toujours mont et jamais plaine !
Faites-nous avoir triple haleine,
Jambes de fer, naturel fort,
Ou nous donnez une campagne
Qui n’ait plus ni mont ni montagne.
– Oh ! oh ! leur repartit le Sort,
Vous faites les mutins, et dans toutes les Gaules
Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez.
Puisqu’ils vous nuisent à vos pieds
Vous les aurez sur vos épaules.»
Lors la Beauce de s’aplanir
De s’égaler, de devenir
Un terroir uni comme glace;
Et bossus de naître en la place,
Et monts de déloger des champs.
Tout ne put tenir sur les gens ;
Si bien que la troupe céleste,
Ne sachant que faire du reste
S’en allait les placer dans le terroir voisin,
Lorsque Jupiter dit: «Epargnons la Touraine
Et le Blésois; car ce domaine
Doit être un jour a mon cousin;
Mettons-les dans le Limousin.»

Ceux de Blois, comme voisins et bons amis de ceux d’Orléans, les ont soulagés d’une partie de leurs charges. Les uns et les autres doivent encore avoir une génération de bossus, et puis c’en est fait.
Vous aurez pour cette tradition telle croyance qu’il vous plaira. Ce que je vous assure être fort vrai est que M. Chateauneuf et moi nous déjeunâmes très bien, et allâmes voir ensuite le logis du prince. Il a été bâti a plusieurs reprises, une partie sous François 1er, l’autre sous quelqu’un de ses devanciers. Il y a en face un corps de logis à la moderne, que feu Monsieur a fait commencer: toutes ces trois pièces ne font, Dieu merci, nulle symétrie, et n’ont rapport ni convenance l’une avec l’autre, l’architecte a évité cela autant qu’il a pu. Ce qu’a fait faire François 1er, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste: il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements, sans régularité et sans ordre; cela fait quelque chose de grand qui plaît assez. Nous n’eûmes pas le loisir de voir le dedans; je n’en regrettai que la chambre où Monsieur est mort, car je la considérais comme une relique: en effet, il n’y a personne qui ne doive avoir une extrême vénération pour la mémoire de ce prince. Les peuples de ces contrées le pleurent encore avec raison: jamais règne ne fut plus doux, plus tranquille, ni plus heureux, que l’a été le sien, et, en vérité, de semblables princes devraient naître un peu plus souvent, ou ne point mourir. J’eusse aussi fort souhaité de voir son jardin de plantes, lequel on tenait pendant sa vie, pour le plus parfait qui fût au monde: il ne plut pas à notre cocher, qui ne se soucia que de déjeuner largement, puis nous fit partir. Tant que la journée dura, nous eûmes beau temps, beau chemin, beau pays: surtout la levée ne nous quitta point, ou nous ne quittâmes point la levée; l’un vaut l’autre. C’est une chaussée qui suit les bords de la Loire, et retient cette rivière dans son lit: ouvrage qui a coûté bien du temps à faire, et qui en coûte encore beaucoup à entretenir. Quant au pays, je ne vous en saurais dire assez de merveilles. Point de ces montagnes pelées qui choquent tant notre cher M. de Maucroix; mais, de part et d’autre, coteaux les plus agréablement vêtus qui soient dans le monde. Vous m’en entendrez parler plus d’une fois; mais, en attendant.

Que dirons-nous que fut la Loire
Avant que d’être ce qu’elle est ?
Car vous savez qu’en son histoire
Notre bon Ovide s’en tait.
Fut-ce quelque aimable personne,
Quelque reine, quelque Amazone,
Quelque Nymphe au cœur de rocher,
Qu’aucun amant ne sut toucher ?
Ces origines sont communes;
C’est pourquoi n’allons point chercher
Les Jupiters et les Neptunes,
Ou les dieux Pans qui poursuivaient
Toutes les belles qu’ils trouvaient.
Laissons là ces métamorphoses
Et disons ici, s’il vous plaît
Que la Loire était ce qu’elle est
Dès le commencement des choses.
La Loire est donc une rivière
Arrosant un pays favorisé des Cieux
Douce quand il lui plaît, quand il lui plaît si fière
Qu’à peine arrête-t-on son cours impérieux.
Elle ravagerait mille moissons fertiles,
Engloutirait des bourgs, ferait flotter des villes,
Détruirait tout en une nuit:
Il ne faudrait qu’une journée
Pour lui voir entraîner le fruit
De tout le labeur d’une année,
Si le long de ses bords n’était une levée
Qu’on entretient soigneusement:
Dès lors qu’un endroit se dément,
On le rétablit tout à l’heure;
La moindre brèche n’y demeure
Sans qu’on n’y touche incessamment;
Et pour cet entretènement,
Unique obstacle à tels ravages,
Chacun a son département,
Communautés, bourgs, et villages.
Vous croyez bien qu’étant sur ses rivages,
Nos gens et moi nous ne manquâmes pas
De promener à l’entour notre vue:
J’y rencontrai de si charmants appas
Que j’en ai l’âme encore tout émue.
Coteaux riants y sont des deux côtés:
Coteaux non pas si voisins de la nue
Qu’en Limousin, mais coteaux enchantés,
Belles maisons, beaux parcs, et bien plantés,
Prés verdoyants dont ce pays abonde,
Vignes et bois, tant de diversités
Qu’on croit d’abord être en un autre monde.
Mais le plus bel objet, c’est la Loire sans doute:
On la voit rarement s’écarter de sa route;
Elle a peu de replis dans son cours mesuré;
Ce n’est pas un ruisseau qui serpente en un pré
C ‘ est la fille d’ Amphitrite ,
C’est elle dont le mérite,
Le nom, la gloire, et les bords,
Sont dignes de ces provinces
Qu’entre tous leurs plus grands trésors
Ont toujours placé nos princes.
Elle répand son cristal
Avec magnificence;
Et le jardin de la France
Méritait un tel canal.

Je lui veux du mal en une chose: c’est que, l’ayant vue, je m’imaginai qu’il n’y avait plus rien à voir; il ne me resta ni curiosité ni désir. Richelieu m’a bien fait changer de sentiment.
C’est un admirable objet que ce Richelieu: j’en ai daté ma troisième lettre, parce que je l’y ai achevée. Voyez l’obligation que vous m’avez, il ne s’en faut pas un quart d’heure qu’il ne soit minuit, et nous devons nous lever demain avant le Soleil, bien qu’il ait promis en se couchant qu’il se lèverait de fort grand matin. J’emploie cependant les heures qui me sont les plus précieuses a vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu’on me parle après cela des maris qui se sont sacrifies pour leurs femmes ! Je prétends les surpasser tous, et que vous ne sauriez vous acquitter envers moi, si vous ne me souhaitez d’aussi bonnes nuits que j’en aurai de mauvaises avant que notre voyage soit achevé.

A Richelieu, ce 3 Septembre 1663.

Quatrième lettre, Châtellerault le 5 Septembre 1663

A LA MEME

Nous arrivâmes à Amboise d’assez bonne heure, mais par un fort mauvais temps: je ne laissai pas d’employer le reste du jour à voir le château. De vous en faire le plan, c’est à quoi je ne m’amuserai point, et pour cause.
Vous saurez, sans plus, que devers la ville il est situé sur un roc, et parait extrêmement haut. Vers la campagne, le terrain d’alentour est plus élevé. Dans l’enceinte il y a trois ou quatre choses fort remarquables. La première est ce bois de cerf dont on parle tant, et dont on ne parle pas assez selon mon avis: car, soit qu’on le veuille faire passer pour naturel ou pour artificiel, j’y trouve un sujet d’étonnement presque égal. Ceux qui le trouvent artificiel tombent d’accord que c’est bois de cerf, mais de plusieurs pièces: or le moyen de les avoir jointes sans qu’il y paraisse de liaison ? De dire aussi qu’il soit naturel, et que l’Univers ait jamais produit un animal assez grand pour le porter, cela n’est guère croyable.

Il en sera toujours douté,
Quand bien ce cerf aurait été
Plus ancien qu’un patriarche;
Tel animal, en vérité,
N’eût jamais su tenir dans l’Arche.

Ce que je remarquai encore de singulier, ce furent deux tours bâties en terre comme des puits: on a fait dedans des escaliers en forme de rampes par ou l’on descend jusqu’au pied du château; si bien qu’elles touchent, ainsi que les chênes dont parle Virgile,

D’un bout au ciel, d’autre bout aux enfers.

Je les trouvai bien bâties, et leur structure me plut autant que le reste du château nous parut indigne nous y arrêter. II a toutefois été un temps qu’on le faisait servir de berceau à nos jeunes rois; et, véritablement, c’était un berceau d’une matière assez solide, et qui n’était pas pour se renverser si facilement. Ce qu’il y a de beau, c’est la vue: elle est grande, majestueuse, d’une étendue immense; l’œil ne trouve rien qui l’arrête; point d’objet qui ne l’occupe le plus agréablement du monde. On s’imagine découvrir Tours, bien qu’il soit à quinze ou vingt lieues; du reste, on a en aspect la côte la plus riante et la mieux diversifiée que j’aie encore vue, et au pied une prairie qu’arrose la Loire, car cette rivière passe à Amboise.
De tout cela le pauvre M. Foucquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment: on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n’y avait laissé qu’un trou par le haut. Je demandai de la voir: triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n’avait pas la clef: au défaut, je fus longtemps a considérer la porte, et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.

Qu’est-il besoin que je retrace
Une garde au soin nonpareil,
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d’air pour toute grâce,
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil,
Trois portes en six pieds d’espace ?
Vous peindre un tel appartement,
Ce serait attirer vos larmes;
Je l’ai fait insensiblement:
Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit, on n’eut jamais pu m’arracher de cet endroit: il fallut enfin retourner a l’hôtellerie; et le lendemain nous nous écartâmes de la Loire, et la laissâmes à la droite. J’en suis très fâché. Non pas que les rivières nous aient manqué dans notre voyage:

Depuis ce lieu jusques au Limousin,
Nous en avons passé quatre en chemin,
De fort bon compte, au moins qu’il m’en souvienne
L’Indre, le Cher, la Creuse, et la Vienne.
Ce ne sont pas simples ruisseaux:
Non, non; la carte nous les nomme.
Ceux qui sont péris sous leurs eaux
Ne l’ont pas été dire à Rome.

La première que nous rencontrâmes, ce fut l’Indre. Après l’avoir passée, nous trouvâmes au bord trois hommes d’assez bonne mine, mais mal vêtus et fort délabrés. L’un de ces héros guzmanesques avait fait une tresse de ses cheveux, laquelle lui pendait derrière comme une queue de cheval. Non loin de là nous aperçûmes quelques Philis, je veux dire Philis d’Egypte qui venaient vers nous dansant, folâtrant, montrant leurs épaules, et traînant après elles des douegnas détestables à proportion, et qui nous regardaient avec autant de mépris que si elles eussent été belles et jeunes. Je frémis d’horreur à ce spectacle. et j’en ai été plus de deux jours sans pouvoir manger. Deux femmes fort blanches marchaient ensuite, elles avaient le. teint délicat, la taille bien faite, de la beauté médiocrement et n’étaient anges, à bien parler, qu’en tant que les autres étaient de véritables démons. Nous saluâmes ces deux avec beaucoup de respect, tant à cause d’elles que de leurs jupes, qui véritablement étaient plus riches que ne semblait le promettre un tel équipage. Le reste de leur habit consistait en une cape d’étoffe blanche, et sur la tête un petit chapeau à l’anglaise, de taffetas de couleur, avec un galon d’argent. Elles ne nous rendirent notre salut qu’en faisant une légère inclination de la tête, marchant toujours avec une gravité de déesses, et ne daignant presque jeter les yeux sur nous, comme simples mortels que nous étions. D’autres douégnas les suivaient, non moins laides que les précédentes; et la caravane était fermée par un cordelier. Le bagage marchait en queue, partie sur chariots, partie sur bêtes de somme; puis quatre carrosses vides et quelques valets à l’entour,
Non sans écureuils et turquets,
Ni, je pense, sans perroquets.

Le tout escorté par M. de la Fourcade, garde du corps. Je vous laisse à deviner quelles gens c’étaient. Comme ils suivaient notre route, et qu’ils débarquèrent à la même hôtellerie où notre cocher nous avait fait descendre, le scrupule nous prit à tous de coucher en mêmes lits qu’eux, et de boire en mêmes verres. Il n’y en avait point qui s’en tourmentât plus que la comtesse.
Nous allâmes le jour suivant coucher à Montels et dîner le lendemain au Port-de-Pilles, ou notre compagnie commença de se séparer. La comtesse envoya un laquais, non chez son mari, mais chez un de ses parents, porter les nouvelles de son arrivée, et donner ordre qu’on lui amenât un carrosse avec quelque escorte. Pour moi, comme Richelieu n’était qu’à cinq lieues, je n’avais garde de manquer de l’aller voir: les Allemands se détournent bien pour cela de plusieurs journées. M. Chateauneuf, qui connaissait le pays, s’offrit de m’ accompagner: je le pris au mot; et ainsi votre oncle demeura seul, et alla coucher à Châtellerault, où nous promîmes de nous rendre le lendemain de grand matin.
Le Port-de-Pilles est un lieu passant, et où l’on trouve toutes sortes de commodités, même incommodes: il s’y rencontre de méchants chevaux,

Encore mal ferrés, et plus mal embouchés,
Et très mal enharnachés.

Mais quoi ! nous n’avions pas à choisir: tels qu’ils étaient, je les fais mettre en état,
Laisse le pire et sur le meilleur monte.
Pour plus d’assurance nous prîmes un guide, qu’il nous fallut mener en trousse l’un après l’autre, afin de gagner du temps. Avec cela nous n’en eûmes que ce qu’il fallut pour voir les choses les plus remarquables. J’avais promis de sacrifier aux vents du midi une brebis noire, aux Zéphyrs une brebis blanche, et à Jupiter le plus gras bœuf que je pourrais rencontrer dans le Limousin; ils nous furent tous favorables. Je crois toutefois qu’il suffira que je les paye en chansons: car les boeufs du Limousin sont trop chers, et il y en a qui se vendent cent écus dans le pays.
Etant arrivés à Richelieu, nous commençâmes par le château, dont je ne vous enverrai pourtant la description qu’au premier jour. Ce que je vous puis dire en gros de la ville, c’est qu’elle aura bientôt la gloire d’être le plus beau village de l’Univers. Elle est désertée petit à petit à cause de l’infertilité du terroir, ou pour être à quatre lieues de toute rivière et de tout passage. En cela son fondateur, qui prétendait en faire une ville de renom, a mal pris ses mesures: chose qui ne lui arrivait pas fort souvent. Je m’étonne, comme on dit qu’il pouvait tout, qu’il n’ait pas fait transporter la Loire au pied de cette nouvelle ville, ou qu’il n’y ait fait passer le grand chemin de Bourdeaux. Au défaut, il devait choisir un autre endroit, et il en eut aussi la pensée; mais l’envie de consacrer les marques de sa naissance I’obligea de faire bâtir autour de la chambre ou il était né. Il avait de ces vanités que beaucoup de gens blâmeront, et qui sont pourtant communes à tous les héros: témoin celle-là d’Alexandre le Grand, qui faisait laisser où il passait des mors et des brides plus grandes qu’à l’ordinaire, afin que la postérité crût que lui et ses gens étaient d’autres hommes, puisqu’ils se servaient de si grands chevaux.
Peut-être aussi que l’ancien parc de Richelieu et le bois de ses avenues, qui étaient beaux, semblèrent à leur maître dignes d’un château plus somptueux que celui de son patrimoine; et ce château attira la ville comme le principal fait l’accessoire.
Enfin elle est, à mon avis,
Mal située et bien bâtie:
On en a fait tous les logis
D’une pareille symétrie.

Ce sont des bâtiments fort hauts;
Leur aspect vous plairait sans faute.
Les dedans ont quelques défauts:
Le plus grand, c’est qu’ils manquent d’hôte.

La plupart sont inhabités;
Je ne vis personne en la rue:
Il m’en déplut; j’aime aux cités
Un peu de bruit et de cohue.

J’ai dit la rue, et j’ai bien dit;
Car elle est seule, et des plus drètes:
Que Dieu lui donne le crédit
De se voir un jour des cadettes!

Vous vous souviendrez bien et beau
Qu’à chaque bout est une place
Grande, carrée, et de niveau;
Ce qui sans doute a bonne grâce.

C’est aussi tout, mais c’est assez:
De savoir si la ville est forte,
Je m’en remets à ses fossés,
Murs, parapets, remparts, et porte.

Au reste, je ne vous saurais mieux dépeindre tous ces logis de même parure que par la place Royale; les dedans sont beaucoup plus sombres, vous pouvez croire, et moins ajustés.
J’oubliais à vous marquer que ce sont des gens de finance et du Conseil, secrétaires d’état et autres personnes attachées à ce cardinal, qui ont fait faire la plupart de ces bâtiments, par complaisance et pour lui faire leur cour. Les beaux esprits auraient suivi leurs exemples, si ce n’était qu’ils ne sont pas grands édificateurs, comme dit Voiture car d’ailleurs ils étaient tous pleins de zèle et d’affection pour ce grand ministre. Voilà ce que j’avais à vous dire touchant la ville de Richelieu. Je remets la description du château à une autre fois afin d’avoir plus souvent occasion de vous demander de vos nouvelles, et pour ménager un amusement qui vous doit faire passer notre exil avec moins d’ennui.

A Châtellerault, ce 5 Septembre 1663.

Cinquième lettre Limoges le 12 Septembre 1663
A LA MEMEJe vous promis par le dernier ordinaire la description du château de Richelieu; assez légèrement, pour ne vous en point mentir, et sans considérer mon peu de mémoire ni la peine que cette entreprise me devait donner. Pour la peine, je n’en parle point, et, tout mari que je suis, je la veux bien prendre: ce qui me retient, c’est le défaut de mémoire, pouvant dire la plupart du temps que je n’ai rien vu de ce que j’ai vu, tant je sais bien oublier les choses. Avec cela, je crois qu’il est bon de ne point passer par-dessus cet endroit de mon voyage sans vous en faire la relation. Quelque mal que je m’en acquitte, il y aura toujours à profiter; et vous n’en vaudrez que mieux de savoir, sinon toute l’histoire de Richelieu, au moins quelques singularités qui ne me sont point échappées, parce que je m’y suis particulièrement arrêté. Ce ne sont peut-être pas les plus remarquables; mais que vous importe ? De l’humeur dont je vous connais, une galanterie sur ces matières vous plaira plus que tant d’observations savantes et curieuses. Ceux qui chercheront de ces observations savantes dans les lettres que je vous écris, se tromperont fort. Vous savez mon ignorance en matière d’architecture, et que je n’ai rien dit de Vaux que sur des mémoires. Le même avantage me manque pour Richelieu: véritablement au lieu de cela j’ai eu les avis de la concierge et ceux de M. de Chateauneuf: avec l’aide de Dieu et de ces personnes, j’en sortirai. Ne laissez pas de mettre la chose au pis: car il vaut mieux, ce me semble, être trompée de cette façon que de l’autre. En tous cas, vous aurez recours à ce que M. Desmarets a dit de cette maison: c’est un grand maître en fait de descriptions. Je me garderais bien de particulariser aucun des endroits où il a pris plaisir à s’étendre, si ce n’était que la manière dont je vous écris ces choses n’a rien de commun avec celle de ses Promenades.
Nous arrivâmes donc à Richelieu par une avenue qui borde un côté du parc. Selon la vérité, cette avenue peut avoir une demi-lieue; mais, à compter selon l’impatience ou j’étais, nous trouvâmes qu’elle avait une bonne lieue tout au moins. Jamais préambule ne
s’est rencontré si mal à propos, et ne m’a semble si long. Enfin on se trouve en une place fort spacieuse; je ne me souviens pas bien de quelle figure elle est.: demi-rond ou demi-ovale, cela ne fait rien à l’histoire, et pourvu que vous soyez avertie que c’est la principale entrée de cette maison, il suffit. Je ne me souviens pas non plus en quoi consiste la basse-cour, l’avant-cour, les arrière-cours, ni du nombre des pavillons et corps de logis du château, moins encore de leur structure. Ce détail m’est échappé; de quoi vous êtes femme encore une fois à ne vous pas soucier bien fort: c’est assez que le tout est d’une beauté d’une magnificence, d’une grandeur, dignes de celui qui I’a fait bâtir. Les fosses sont larges et d’une eau très pure. Quand on a passé le pont-levis, on trouve la porte gardée par deux dieux, Mars et Hercule. Je louai fort l’architecte de les avoir placés en ce poste-là: car, puisque Apollon servait quelquefois de simple commis aux secrétaires de Son Eminence, Mars et Hercule pouvaient bien lui servir de suisses. Ils mériteraient que je m’arrêtasse à eux un peu davantage, si cette porte n’avait des choses encore plus singulières. Vous vous souviendrez surtout qu’elle est couverte d’un dôme, et qu’il y a une Renommée au sommet: c ‘est une déesse qui ne se plaît pas d’être enfermée, et qui s’aime mieux en cet endroit que si on lui avait donné pour retraite le plus bel appartement du logis. Même elle est en une posture
Toute prête à prendre l’essor;
Un pied en l’air, à chaque main un cor
Légère et déployant ses ailes,
Comme allant porter les nouvelles
Des actions de Richelieu,
Cardinal-duc, et demi-dieu:
Telle enfin qu’elle devait être
Pour bien servir un si bon maître;
Car tant moins elle a de loisir,
Tant plus on lui fait de plaisir. Cette figure est de bronze, et fort estimée. Aux deux côtés du frontispice que je décris, on a élevé, en manière de statues, de pyramides, si vous voulez, deux colonnes du corps desquelles sortent des bouts de navires. (Bouts de navires ne vous plaira guère, et peut-être aimeriez-vous mieux le terme de pointes ou celui de becs, choisissez le moins mauvais de ces trois mots-là: je doute fort que pas un soit propre; mais j’aime autant m’en servir que d’appeler cela colonnes rostrales.) Ce sont des restes d’amphithéâtre qu’on a rencontrés fort heureusement, n’y ayant rien qui convienne mieux à l’amirauté, laquelle celui qui a fait bâtir ce château joignait à tant d’autres titres. De dedans la cour, et sur le fronton de la même entrée, on voit- trois petits Hercules, autant poupins et autant mignons que le peuvent être de petits Hercules; chacun d’eux garni de sa peau de lion et de sa massue. (Cela ne vous fait-il point souvenir de ce saint Michel garni de son diable?’ Le statuaire, en leur donnant la contenance du père, et en les proportionnant à sa taille, leur a aussi donné l’air d’enfants, ce qui rend la chose si agréable qu’en un besoin ils passeraient pour Jeux ou pour Ris, un peu membrus à la vérité. Tout ce frontispice est de l’ordonnance de Jacques Lemercier, et a de part et d’autre un mur en terrasse qui découvre entièrement la maison, et par où il y a apparence que se communiquent deux pavillons qui sont aux deux bouts.
Si le reste du logis m’arrête à proportion de l’entrée, ce ne sera pas ici une lettre, mais un volume; qu’y ferait-on ? Il faut bien que j’emploie à quelque chose le loisir que le roi nous donne. Autour du château sont force bustes et force statues, la plupart antiques comme vous pourriez dire des Jupiters, des Apollons, des Bacchus, des Mercures, et autres gens de pareille étoffe; car, pour les dieux, je les connais bien, mais pour les héros et grands personnages, je n’y suis pas fort expert: même il me souvient qu’en regardant ces chefs-d’œuvre, je pris Faustine pour Vénus (à laquelle les deux faut-il que je fasse réparation d’honneur ?), et puisque nous sommes sur le chapitre de Vénus, il y en a quatre de bon compte dans Richelieu, une entre autres divinement belle, et dont M. de Maucroix dit que le Poussin lui a fort parlé, jusqu’à la mettre au-dessus de celle de Médicis. Parmi les autres statues qui ont là leur appartement et leurs niches, l’Apollon et le Bacchus emportent le prix, au goût des savants: ce fut toutefois Mercure que je considérai davantage, à cause de ces hirondelles qui sont si simples que de lui confier leurs petits, tout larron qu’il est: lisez cet endroit des Promenades de Richelieu; il m’a semblé beau, aussi bien que la description de ces deux captifs dont M. Desmarets dit que l’un porte ses chaînes patiemment, l’autre avec force et contrainte. On les a placés en lieu remarquable, c’est-à-dire à l’endroit du grand degré, l’un d’un côté du vestibule, l’autre de l’autre: ce qui est une espèce de consolation pour ces marbres, dont Michel-Ange pouvait faire deux empereurs. L’un toutefois de son destin soupire,
L’autre paraît un peu moins mutine.
Heureux captifs ! si cela se peut dire
D’un marbre dur et d’un homme enchaîné.
Je ne voudrais être ni l’un ni l’autre
Pour embellir un séjour si charmant;
En d’autres cas, votre sexe et le nôtre
De l’un des deux se pique également:
Nous nous piquons d’être esclaves des dames;
Vous vous piquez d’être marbres pour nous,
Mais c’est en vers, où les fers et les flammes
Sont fort communs et n’ont rien que de doux. Pardonnez-moi cette petite digression; il m’est impossible de tomber sur ce mot d’esclave sans m’arrêter: que voulez-vous? chacun aime à parler de son métier, ceci soit dit toutefois sans vous faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense bien qu’il y a eu autrefois des esclaves de votre façon qu’on a estimés, mais ils auraient de la peine à valoir autant que ceux-ci. On dit qu’il ne se peut rien voir de plus excellent, et qu’en ces statues Michel-Ange a surpassé non seulement les sculpteurs modernes, mais aussi beaucoup de choses des anciens. Il y a un endroit qui n’est quasi qu’ébauché, soit que la mort, ne pouvant souffrir l’accomplissement d’un ouvrage qui devait être immortel, ait arrêté Michel-Ange en cet endroit-là, soit que ce grand personnage l’ait fait à dessein, et afin que la postérité reconnut que personne n’est capable de toucher à une figure après lui. De quelque façon que cela soit, je n’en estime que davantage ces deux captifs, et je tiens que l’ouvrier tire autant de gloire de ce qui leur manque que de ce qui leur a donné de plus accompli. Qu’on ne se plaigne pas que la chose ait été
Imparfaite trouvée:
Le prix en est plus grand, l’auteur plus regretté
Que s’il l’eût achevée. Au lieu de monter aux chambres par le grand degré, comme nous devions en étant si proches, nous nous laissâmes conduire par la concierge, ce qui nous fit perdre l’occasion de le voir, et il n’en fut fait nulle mention. M. de Chateauneuf lui-même, qui l’avait vu ne se souvint pas d’en parler: De quoi je ne lui sais aucunement bon gré;
Car d’autres gens m’ont dit qu’ils avaient admiré
Ce degré,
Et qu’il est de marbre jaspé. Pour moi, ce n’est ni le marbre ni le jaspe que je regrette, mais les antiques qui sont au haut, particulièrement ce favori de l’empereur Adrien, Antinous, qui dans sa statue contestait de beauté et de bonne mine contre Apollon, avec cette différence pourtant que celui-ci avait l’air d’un dieu et l’autre d’un homme.
Je ne m’amuserai point à vous décrire les divers enrichissements ni les meubles de ce palais. Ce qui s’en peut dire de beau, M. Desmarets l’a dit; puis nous n’eûmes quasi pas le loisir de considérer ces choses, l’heure et la concierge nous faisant passer de chambre en chambre sans nous arrêter qu’aux originaux des Albert Dure, des Titians, des Poussins, des Pérusins, des Mantègnes et autres héros dont l’espèce est aussi commune en Italie que les généraux d’armée en Suède.
Il y eut pourtant un endroit où je demeurai longtemps. Je ne me suis pas avisé de remarquer si c’est un cabinet ou une antichambre: quoi que ce soit, le lieu est tapissé de portraits, Pour la plupart environ grands
Comme des miroirs de toilette;
Si nous eussions eu plus de temps,
Moins de hâte, une autre interprète,
Je vous dirais de quelles gens. Vous pouvez juger que ce ne sont pas gens de petite étoffe. Je m’attachai particulièrement au cardinal de Richelieu, cardinal qui tiendra plus de place dans l’histoire que trente papes; au duc qui a hérité de son nom, de ses vertus, de ses belles inclinations, et de son château; au feu amiral de Brézé: c’est dommage qu’il soit mort si jeune, car chacun en parle comme d’un seigneur qui était merveilleusement accompli,
Et bien auprès de Mars, d’Armand et de Neptune.
Monsieur le Prince et lui avaient entrepris de remplir le monde de leurs merveilles: Monsieur le Prince la terre, et le duc de Brézé la mer. Le premier est venu à bout de son entreprise; l’autre l’aurait fort avancée s’il eut vécu, mais un coup de canon l’arrêta, et l’alla choisir au milieu d’une armée navale. Je ne sais si on me montra le marquis et l’abbé de Richelieu. Il y a toutefois apparence que leurs portraits sont aussi dans ce cabinet, quoiqu’ils ne fussent qu’enfants lorsqu’on le mit en l’état qu’il est. Tous deux sont bien dignes d’y avoir place. Tant que le marquis a vécu, il a été aimé du roi et des belles, l’abbé l’est de tout le monde par une fatalité dont il ne faut point chercher la cause parmi les astres.
Outre la famille de Richelieu, je parcourus celle de Louis Xlll. Le reste est plein de nos rois et reines, des grands seigneurs, des grands personnages de France (je fais deux classes des grands personnages et des grands seigneurs, sachant bien qu’en toutes choses il est bon d’éviter la confusion); enfin c’est l’histoire de notre nation que ce cabinet. On n’a eu garde d’y oublier les personnes qui ont triomphé de nos rois. Ne vous allez pas imaginer que j’entende par là des Anglais ou des Espagnols; c’est un peuple bien plus redoutable et bien plus puissant dont je veux parler: en un mot ce sont les Jocondes, les Belle-Agnes, et ces conquérantes illustres sans qui Henri quatrième aurait été un un prince invincible. Je les regardai d’aussi bon cœur que je voudrais voir votre oncle à cent lieues d’ici.
Enfin nous sortîmes de cet endroit, et traversâmes je ne sais combien de chambres riches, magnifiques, des mieux ornées, et dont je ne dirai rien; car de m’amuser à des lambris et à des dorures, moi que Richelieu a rempli d’originaux et d’antiques, vous ne me le conseilleriez pas; toutefois je vous avouerai que l’appartement du roi m’a semblé merveilleusement superbe: celui de la reine ne l’est pas moins; il y a tant d’or qu’à la fin je m’en ennuyai. Jugez ce que peuvent faire les grands seigneurs, et quelle misère c’est d’être riche: il a fallu qu’on ait inventé les chambres de stuc ou la magnificence se cache sous une apparence de simplicité. Il est encore bon que vous sachiez que l’appartement du roi consiste en diverses pièces, dont l’une, appelée le grand cabinet, est remplie de peintures exquises: il y a, entre autres, des Bacchanales du Poussin, et un combat burlesque et énigmatique de Pallas et de Vénus, d’un peintre que la concierge ne nous put nommer: Vénus a le casque en tête et une longue estocade. Je voudrais pour beaucoup me souvenir des autres circonstances de ce combat et des différents personnages dont est composé le tableau, car chacune de ces déesses a son parti qui la favorise. Vous trouveriez fort plaisantes les visions que le peintre a eues. II fait demeurer l’avantage à la fille de Jupiter; mais à propos elles sont toutes deux ses filles: je voulais donc dire à celle qui est née de son cerveau. La pauvre Vénus est blessée par son ennemie. En quoi l’ouvrier a représenté les choses non comme elles sont, car d’ordinaire c’est la beauté qui est victorieuse de la vertu, mais plutôt comme elles doivent être: assurément sa maîtresse lui avait joué quelque mauvais tour.
Ce grand cabinet dont je parle est accompagné d’un autre petit où quatre tableaux pleins de petites figures représentent les quatre éléments. Ces tableaux sont du… , la concierge nous le dit, si je ne me trompe; et quand je me tromperais, ce n’en serait pas moins les quatre éléments. On y voit des feux d’artifice, des courses de bague, des carrousels, des divertissements de traîneaux, et autres gentillesses semblables. Si vous me demandez ce que tout cela signifie, je vous répondrai que je n’en sais rien.
Au reste le cardinal de Richelieu, comme cardinal qu’il était, a eu soin que son château fût suffisamment fourni de chapelles. Il y en a trois, dont nous vîmes les deux d’en haut; pour celle d’en bas, nous n’eûmes pas le temps de la voir, et j’en ai regret, à cause d’un saint Sebastien que l’on prise fort. Dans l’une de celles qui sont en haut je trouvai l’original de cette dondon que notre cousin a fait mettre sur la cheminée de sa salle. C’est une Magdelaine du Titian, grosse et grasse, et fort agréable; de beaux tétons comme aux premiers jours de sa pénitence, auparavant que le jeûne eût commencé d’empiéter sur elle. (Ces nouvelles pénitentes sont dangereuses, et tout homme de sain entendement les fuira)
Il me semble que je n’ai pas parlé trop dévotement de la Magdelaine; aussi n’est-ce pas mon fait que de raisonner sur des matières spirituelles: j’y ai eu mauvaise grâce toute ma vie; c’est pourquoi je passerai sous silence les raretés de ces deux chapelles, et m’arrêterai seulement à un saint Hiérôme tout de pièces rapportées, la plupart grandes comme des têtes d’épingles, quelques-unes comme des cirons. Il n’y en a pas une qui n’ait été employée avec sa couleur; cependant leur assemblage est un saint Hiérôme si achevé que le pinceau n’aurait pu mieux faire: aussi semble-t-il que ce soit peinture, même à ceux qui regardent de près cet ouvrage. J’admirai non seulement l’artifice, mais la patience de l’ouvrier. De quelque façon que l’on considère son entreprise, elle ne peut être que singulière, Et dans l’art de niveler,
L’auteur de ce saint Hiérôme
Devait sans doute exceller
Sur tous les gens du royaume. Ce n’est pas que je sache son pays, pour en parler franchement, ni même son nom; mais il est bon de dire que c’est un Français afin de faire paraître cette merveille d’autant plus grande. Je voudrais, pour comble de nivelerie qu’un autre entreprît de compter les pièces qui la composent.
Mais ne passerai-je point moi-même pour un nivelier, de tant m’arrêter à ce saint Hiérôme ? Il faut le laisser; aussi bien dois-je réserver mes louanges pour cette fameuse table dont vous devez avoir entendu parler, et qui fait le principal ornement de Richelieu. On l’a mise dans le salon, c’est-à-dire au bout de la galerie, le salon n’en étant séparé que par une arcade. Il me semble que j’aurais bien fait d’invoquer les Muses pour parler de cette table assez dignement. Elle est de pièces de rapport,
Et chaque pièce est un trésor,
Car ce sont toutes pierres fines,
Agates, jaspe, et cornalines,
Pierres de prix, pierres de nom,
Pierres d’éclat et de renom:
Voilà bien de la pierrerie.
Considérez que de ma vie
Je n’ai trouvé d’objet qui fut si précieux.
Ce qu’on prise aux tapis de Perse et de Turquie,
Fleurons, compartiments, animaux, broderie,
Tout cela s’y présente aux yeux;
L’aiguille et le pinceau ne rencontrent pas mieux.
J’en admirai chaque figure;
Et qui n’admirerait ce qui naît sous les cieux ?
Le savoir de Pallas, aide de la teinture,
Cède au caprice heureux de la simple nature;
Le hasard produit des morceaux
Que l’art n’a plus qu’à joindre, et qui font sans peinture
Des modèles parfaits de fleurons et d’oiseaux. Tout cela pourtant n’est de rien compté: ce qui fait la valeur de cette table, c’est une agate qui est au milieu, grande presque comme un bassin, taillée en ovale, et de couleurs extrêmement vives. Ses veines sont délicates et mêlées de feuille morte, isabelle, et couleur d’aurore. Au reste, vraie agate d’Orient, laquelle a toutes les qualités qu’on peut souhaiter aux pierres de cette espèce ;
Et, pour dire en un mot, la reine des agates.
Dans tout l’empire des camaïeux (ce sont peuples dont les agates font une branche) je ne crois pas qu’il se trouve encore une merveille aussi grande que celle-ci, ni que rien de plus rare nous soit venu
Des bords où le Soleil commence sa carrière.
J’en excepte cette agate qui représentait Apollon et les neuf Muses; car je la mets la première, et celle de Richelieu la seconde. Ce palais si fameux des princes de Florence,
Riche et brillant séjour de la magnificence;
Le trésor de Saint-Marc; celui dont les François
Recommandent la garde aux cendres de leurs rois;
Les vastes magasins dont le sérail abonde,
Magasins enrichis des dépouilles du monde,
Jule enfin n’eut rien de plus précieux. Et pour m’exprimer familièrement, et en termes moins poétiques,
Saint-Denis, et Saint-Marc, le palais du grand-duc,
L’hôtel de Mazarin, le sérail du Grand Turc,
N’ont rien, à ce qu’on dit, de plus considérable
Je me suis informé du prix de cette table:
Voulez-vous le savoir? Mettez cent mille écus,
Doublez-les, ajoutez cent autres par-dessus:
Le produit en sera la valeur véritable. Dans le même lieu où on l’a mise, sont quatre ou cinq bustes, et quelques statues, parmi lesquelles on me nomma Tibère et Livie; ce sont personnes que vous connaissez, et dont M. de la Calprenède vous entretient quelquefois. Je ne vous en dirai rien davantage, aussi bien ma lettre commence à me sembler un peu longue. Il m’est pourtant impossible de ne point parler d’un certain buste dont la draperie est de jaspe: belle tête, mais mal peignée; des traits de visage grossiers, quoique bien proportionnés, et qui ont quelque chose d’héroïque et de farouche tout à la fois, un regard fier et terrible, enfin la vraie image d’un jeune Scythe: vous ne prendriez jamais cette tête pour celle d’un de nos galants; c’est aussi celle d’Alexandre. J’eusse fait tort à ce prince si j’eusse regardé après lui un moindre héros que le grand Armand. Nous rentrâmes pour ce sujet dans la galerie. On y voit ce ministre peint en habit de cavalier et de cardinal, encourageant des troupes par sa présence, et monté sur un cheval parfaitement beau. Ce pourrait bien être ce barbe qu’on appelait l’impudent; animal sans considération ni respect, et qui devant les Majestés et les Eminences riait à toutes celles qui lui plaisaient. Les tableaux de cette galerie représentent une partie des conquêtes que nous avons faites sous le ministère d’Armand.
Après que j’eus jeté l’œil sur les principales, nous descendîmes dans les jardins, qui sont beaux sans doute et fort étendus; rien ne les sépare d’avec le parc. C’est un pays que ce parc, on y court le cerf. Quant aux jardins, le parterre est grand et l’ouvrage de plus d’un jour. Il a fallu, pour le faire, qu’on ait tranché toute la croupe d’une montagne. La retenue des terres est couverte d’une palissade de phillyréa apparemment ancienne, car elle est chauve en beaucoup d’endroits; il est vrai que les statues qu’on y a mises réparent en quelque façon les ruines de sa beauté. Ces endroits comme vous savez, sont d’ordinaire le quartier des Flores: j’y en vis une, et une Vénus, un Bacchus moderne, un consul (que fait ce consul parmi de jeunes déesses ?), une dame grecque, une autre dame romaine, avec une autre sortant du bain. Avouez le vrai, cette dame sortant du bain n’est pas celle que vous verriez le moins volontiers. Je ne vous saurais dire comme elle est faite, ne l’ayant considérée que fort peu de temps. Le déclin du jour et la curiosité de voir une partie des jardins en furent la cause.
Du lieu où nous regardions ces statues, on voit à droite une fort longue pelouse, et ensuite quelques allées profondes, couvertes, agréables, et ou je me plairais d’avoir une aventure amoureuse; en un mot, de ces ennemies du jour tant célébrées par les poètes. A midi véritablement on y entrevoit quelque chose,
Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour
Où lorsqu’il n’est plus nuit et n’est pas encor jour. Je m’enfonçai dans l’une de ces allées, M. de Chateauneuf, qui était las, me laissa aller. A peine eus-je fait dix ou douze pas, que je me sentis force par une puissance secrète de commencer quelques vers à la gloire du grand Armand. Je les ai depuis achevés sur les mémoires que me donnèrent les Nymphes de Richelieu; leur présence, à la vérité, m’a manqué trop tôt; il serait à souhaiter que j’eusse mis la dernière main à ces vers au même lieu qui me les a fait ébaucher. Imaginez-vous que je suis dans une allée ou je médite ce qui s’ensuit: Mânes du grand Armand, si ceux qui ne sont plus
Peuvent goûter encor des honneurs superflus,
Recevez ce tribut de la moindre des Muses.
Jadis de vos bontés ses sœurs etaient confuses;
Aussi n’a-t-on point vu que d’un silence ingrat
Phébus de vos bienfaits ait étouffé l’éclat.
Ses enfants ont chanté les pertes de l’Ibère,
Et le destin forcé de nous être prospère,
Partout où vos conseils, plus craints que le dieu Mars,
Ont porté la terreur de nos fiers étendards;
Ils ont représenté les vents et la fortune
Vainement indignés du tort fait à Neptune,
Quand vous tintes ce dieu si longtemps enchaîné.
Le rempart qui couvrait un peuple mutiné,
Nos voisins envieux de notre diadème
Et les rois de la mer, et la mer elle-même,
Ne purent arrêter le cours de vos efforts.
La Seine vous revit triomphant sur ses bords.
Que ne firent alors les peuples du Permesse !
On leur ouït chanter vos faits, votre sagesse,
Vos projets élevés, vos triomphes divers,
Le son en dure encore aux bouts de l’Univers.
Je n’y puis ajouter qu’une simple prière :
Que la nuit d’aucun temps ne borne la carriere
De ce renom si beau, si grand, si glorieux !
Que Flore et les Zéphyrs ne bougent de ces lieux
Qu’ainsi que votre nom leur beauté soit durable;
Que leur maître ait le sort à ses vœux favorable;
Qu’il vienne quelquefois visiter ce séjour
Et soit toujours content du prince et de la Cour. Je serais encore au fond de l’allée ou je commençai ces vers, si M. de Chateauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard. Nous repassâmes dans l’avant-cour afin de gagner plus tôt l’autre côté des jardins. Comme nous étions près du pont-levis, un vieux domestique nous aborda fort civilement, et me demanda ce qu’il me semblait de Richelieu. Je lui répondis que c’était une maison accomplie; mais que, n’ayant pu tout voir, nous reviendrions le lendemain, et reconnaîtrions ses civilités et les offres qu’il nous faisait (je ne songeais pas à notre promesse). «On ne manque jamais de dire cela, repartit cet homme; j’y suis tous les jours attrapé par des Allemands.» Sans la crainte de nous fâcher, et par conséquent de ne rien avoir, il aurait, je pense, ajouté: « à plus forte raison le serai-je par des Français »; même je vis bien que le haut-de-chausses de M. de Chateauneuf lui semblait de mauvais augure. Cela me fit rire, et je lui donnai quelque chose.
A peine l’eûmes-nous congédié que le peu qui restait de jour nous quitta. Nous ne laissâmes pas de nous renfoncer en d’autres allées, non du tout si sombres que les précédentes; elles pourront l’être dans deux cents ans. De tout ce canton je ne remarquai qu’un mail et deux jeux de longue paume, dont l’un pourrait bien être tourné vers l’orient, et l’autre vers le midi ou vers le septentrion: je suis assuré que c’est l’un des deux; on se sert apparemment de ces jeux de paume selon les différentes heures du jour, pour n’avoir pas le soleil en vue. Du lieu où ils sont il fallut rentrer en de nouvelles obscurités, et marcher quelque temps sans nous voir, tant qu’enfin nous nous retrouvâmes dans cette place qui est au-devant du château, moi fort satisfait, et M. de Chateauneuf, qui était en grosses bottes, fort las. 
Sixième lettre, Limoges le 19 Septembre 1663
 
A LA MEME
Ce serait une belle chose que de voyager, s’il ne se fallait point lever si matin. Las que nous étions, M. de Chateauneuf et moi, lui pour avoir fait tout le tour de Richelieu en grosses bottes, ce que je crois vous avoir mandé, n’ayant pas dû omettre une circonstance si remarquable, moi pour m’être amusé à vous écrire au lieu de dormir: notre promesse et la crainte de faire attendre le voiturier nous obligèrent de sortir du lit devant que l’Aurore fut éveillée. Nous nous disposâmes à prendre congé de Richelieu sans le voir. Il arriva malheureusement pour nous, et plus malheureusement encore pour le sénéchal dont nous fûmes contraints d’interrompre le sommeil, que les portes se trouvèrent fermées par son ordre. Le bruit courait que quelques gentilshommes de la province avaient fait complot de sauver certains prisonniers soupçonnés de l’assassinat du marquis de Faure. Mon impatience ordinaire me fit maudire cette rencontre. Je ne louai même que sobrement la prudence du sénéchal. Pour me contenter, M. de Chateauneuf lui parla, et lui dit que nous portions le paquet du roi: aussitôt il donna ordre qu’on nous ouvrît; si bien que nous eûmes du temps de reste, et arrivâmes a Châtellerault qu’on nous croyait encore à moitié chemin
Nous y trouvâmes votre oncle en maison d’ami. On lui avait promis des chevaux pour achever son voyage, et il s’était résolu de laisser Poitiers, comme le plus long, pourvu que je n’eusse point une curiosité trop grande de voir cette ville. Je me contentai de la relation qu’il m’en fit, et son ami le pria de ne point partir qu’il n’en fût pressé par le valet de pied qui l’accompagnait. Nous accordâmes à cet ami un jour seulement. Ce n’est pas qu’il ne dépendît de nous de lui en accorder davantage, M. de Chateauneuf étant honnête homme et s’acquittant de telles commissions au gré de ceux qu’il conduit aussi bien que de la Cour; mais nous jugeâmes qu’il valait mieux obéir ponctuellement aux ordres du roi.
Tout ce qui se peut imaginer de franchise, d’honnêteté, de bonne chère, de politesse, fut employé pour nous régaler. La Vienne passe au pied de Châtellerault, et en ce canton elle porte des carpes qui sont petites quand elles n’ont qu’une demi-aune. On nous en servit des plus belles, avec des melons que le maître du logis méprisait, et qui me semblèrent excellents Enfin cette journée se passa avec un plaisir non médiocre; car nous étions non seulement en pays de connaissance, mais de parenté.
Je trouvai à Châtellerault un Pidoux dont notre hôte avait épousé la belle-sœur. Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. On nous assura de plus qu’ils vivaient longtemps, et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres hommes, passait pour prodige parmi ceux de cette lignée. Je serais merveilleusement curieux que la chose fût véritable. Quoi que c’en soit, mon parent de Châtellerault demeure onze heures à cheval sans s’incommoder, bien qu’il passe quatre-vingts ans. Ce qu’il a de particulier et que ses parents de Château-Thierry n’ont pas, il aime la chasse et la paume, sait l’Ecriture, et compose des livres de controverse; au reste l’homme le plus gai que vous ayez vu, et qui songe le moins aux affaires, excepté celles de son plaisir. Je crois qu’il s’est marié plus d’une fois; la femme qu’il a maintenant est bien faite, et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d’une chose, c’est qu’elle cajole son mari, et vit avec lui comme si c’était son galant; et je sais bon gré d’une chose à son mari, c’est qu’il lui fait encore des enfants. Il y a ainsi d’heureuses vieillesses, à qui les plaisirs, l’amour et les grâces tiennent compagnie jusqu’au bout: il n’y en a guère, mais il y en a, et celle-ci en est une. De vous dire quelle est la famille de ce parent, et quel nombre d’enfants il a, c’est ce que je n’ai pas remarqué, mon humeur n’étant nullement de m’arrêter à ce petit peuple.
Trop bien me fit-on voir une grande fille, que je considérai volontiers, et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a ôté. C’est dommage: car on dit que jamais fille n’a eu de plus belles espérances que celle-là. Quelles imprécations
Ne mérites-tu point, cruelle maladie,
Qui ne peux voir qu’avec envie
Le sujet de nos passions !
Sans ton venin, cause de tant de larmes,
Ma parente m’aurait fait moitié plus d’honneur
Encore est-ce un grand bonheur
Qu’elle ait eu tel nombre de charmes.
Tu n’as pas tout détruit, sa bouche en est témoin
Ses yeux, ses traits, et d’autres belles choses :
Tu lui laissas des lis, si tu lui pris des roses;
Et comme elle est ma parente de loin,
On peut penser qu’à le lui dire
J’aurais pris un fort grand plaisir,
J’en eus la volonté, mais non pas le loisir:
Cet aveu lui pourra suffire. On nous assura qu’elle dansait bien, et je n’eus pas de peine à le croire, ce qui m’en plut davantage fut le ton de voix et les yeux; son humeur aussi me sembla douce. Du reste ne m’en demandez rien de particulier: car, pour parler franchement, je l’entretins peu, et de choses indifférentes, bien résolu, si nous eussions fait un plus long séjour à Châtellerault, de la tourner de tant de côtés que j’aurais découvert ce qu’elle a dans I’âme, et si elle est capable d’une passion secrète. Je ne vous en saurais apprendre autre chose, sinon qu’elle aime fort les romans; c’est à vous, qui les aimez fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. Outre cette parente de Châtellerault, je dois avoir à Poitiers un cousin germain, dont je n’ai point mémoire qu’on m’ait rien dit: je m’en souviens seulement parce qu’il m’a plaidé autrefois.
Poitiers est ce qu’on appelle proprement une villace, qui, tant en maisons que terres labourables, peut avoir deux ou trois lieues de circuit; ville mal pavée: pleine d’écoliers, abondante en prêtres et en
moines. Il y a en récompense nombre de belles, et l’on y fait l’amour aussi volontiers qu’en lieu de la terre; c’est de la comtesse que je le sais. J’eus quelque regret de n’y point passer; vous en pourriez aisément deviner la cause. Ce n’est ni la Pierre-Levée
Ni le rocher Passe-Lourdin;
Pour vous en dire ma pensée,
Je les ai laissés sans chagrin;
Et quant à cet autre cousin,
Mon âme en est fort consolée;
Mais je voudrais bien avoir vu
La Landru .
Toutefois, ayant le cœur tendre,
Je suis certain que Cupidon
N’eût jamais manqué de me prendre,
S’il m’eût tendu cet hameçon;
Et puis me voilà beau garçon,
Car au départ il se faut pendre:
Je serais fâché d’avoir vu
La Landru. Cependant je l’aurais vue si nous eussions continué notre route; j’en avais déjà trouvé un moyen que je vous dirai.
Pour revenir à Châtellerault, vous saurez qu’il est mi-parti de huguenots et de catholiques, et que nous n’eûmes aucun commerce avec les premiers. Le terme dont nous étions convenus avec notre hôte étant écoulé, il fallut prendre congé de lui. Ce ne fut pas sans qu’il renouvelât ses prières: nous lui donnâmes le plus de
temps qu’il nous fut possible, et le lui donnâmes de bonne grâce, c’est-à-dire en déjeunant bien, et tenant table longtemps, de sorte qu’il ne nous resta de l’heure que pour gagner Chavigni , misérable gîte, – et où commencent les mauvais chemins et l’odeur des aulx, deux proprietes qui distinguent le Limousin des autres provinces du monde.
Notre seconde couchée fut Bellac. L’abord de ce lieu m’a semblé une chose singulière, et qui vaut la peine d’être décrite. Quand, de huit ou dix personnes qui y ont passé sans descendre de cheval ou de carrosse, il n’y en a que trois ou quatre qui se soient rompu le cou, on remercie Dieu. Ce sont morceaux de rochers
Entés les uns sur les autres,
Et qui font dire aux cochers
De terribles patenôtres.
Des plus sages à la fin
Ce chemin
Epuise la patience.
Qui n’y fait que murmurer
Sans jurer,
Gagne cent ans d’indulgence.
M. de Chateauneuf l’aurait cent fois maudit,
Si d’abord je n’eusse dit:
«Ne plaignons point notre peine;
Ce sentier rude et peu battu
Doit être celui qui mène
Au séjour de la vertu.» Votre oncle reprit qu’il fallait donc que noous nous fussions détournés: «Ce n’est pas, ajouta-t-il, qu’il n’y ait d’honnêtes gens à Bellac aussi bien qu’ailleurs; mais quelques rencontres ont mis ses habitants en mauvaise odeur. » Là-dessus il nous conta qu’étant de la commission des grands jours, il fit le procès à un lieutenant de robe courte de ce lieu-là, pour avoir obligé un gueux à prendre la place d’un criminel condamné à être pendu, moyennant vingt pistoles données à ce gueux et quelque assurance de grâce dont on le leurra. Il se laissa conduire et guinder à la potence fort gaiement, comme un homme qui ne songeait qu’a ses vingt pistoles, le prévôt lui disant toujours qu’il ne se mît point en peine, et que la grâce allait arriver. A la fin le pauvre diable s’aperçut de sa sottise; mais il ne s’en aperçut qu’en faisant le saut, temps mal propre à se repentir et à déclarer qui on est. Le tour est bon, comme vous voyez, et Bellac se peut vanter d’avoir eu un prévôt aussi hardi et aussi pendable qu’il y en ait.
Autant que l’abord de cette ville est fâcheux, autant est-elle désagréable, ses rues vilaines, ses maisons mal accommodées et mal prises. Dispensez-moi, vous qui êtes propre, de vous en rien dire. On place en ce pays-là la cuisine au second étage. Qui a une fois vu ces cuisines n’a pas grande curiosité pour les sauces qu’on y apprête. Ce sont gens capables de faire un très méchant mets d’un très bon morceau. Quoique nous eussions choisi la meilleure hôtellerie, nous y bûmes du vin a teindre les nappes, et qu’on appelle communément «la tromperie de Bellac»: ce proverbe a cela de bon que Louis XIII en est l’auteur.
Rien ne m’aurait plu sans la fille du logis, jeune personne et assez jolie. Je la cajolai sur sa coiffure : c’était une espèce de cale à oreilles, des plus mignonnes, et bordée d’un galon d’or large de trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla quérir aussitôt sa cale de cérémonie pour me la montrer. Passé Chavigni, l’on ne parle quasi plus français; cependant cette personne m’entendit sans beaucoup de peine: les fleurettes s’entendent par tout pays, et ont cela de commode qu’elles portent avec elles leur truchement. Tout méchant qu’était notre gîte, je ne laissai pas d’y avoir une nuit fort douce. Mon sommeil ne fut nullement bigarré de songes comme il a coutume de l’être: si pourtant Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée; il ne le fit point, et je m’en passai.
M. Jannart se leva devant qu’il fut jour; mais sa diligence ne servit de rien, car tous nos chevaux étant déferrés, il fallut attendre; et, pour mes péchés, je vis les rues de Bellac encore une fois. Tandis que je faisais presser le maréchal, M. de Chateauneuf, qui avait entrepris de nous guider ce jour-là, s’informa tant des chemins que cela ne servit pas peu à lui faire prendre les plus longs et les plus mauvais. De bonne fortune notre traite n’était pas grande: comme Limoges n’est éloigné de Bellac que d’une petite journée, nous eûmes tout loisir de nous égarer, de quoi nous nous acquittâmes très bien, et en gens qui ne connaissaient ni la langue ni le pays.
Dès que nous fûmes arrivés, mon fidèle Achate (qui pourrait-ce être que M. de Chateauneuf?) disposa les choses pour son retour, et choisit la voie du messager à cheval, qui devait partir le lendemain. Je fus fâché de ce qu’il nous quittait si tôt; car, en vérité, il est honnête homme, et sait débiter ce qui se passe à la Cour de fort bonne grâce; puis il me semble qu’il ne fait pas mal son personnage dans cette relation. Désormais nous tâcherons de nous en passer, avec d’autant moins de peine qu’il ne reste à vous apprendre que ce qui concerne le lieu de notre retraite: cela mérite une lettre entière.
En attendant, si vous désirez savoir comme je m’y trouve, je vous dirai: assez bien; et votre oncle s’y doit trouver encore mieux, vu les témoignages d’estime et de bienveillance que chacun lui rend, l’évêque principalement: c’est un prélat qui a toutes les belles qualités que vous sauriez vous imaginer; splendide surtout, et qui tient la meilleure table du Limousin. Il vit en grand seigneur, et l’est en effet. N’allez pas vous figurer que le reste du diocèse soit malheureux et disgracié du Ciel, comme on se le figure dans nos provinces. Je vous donne les gens de Limoges pour aussi fins et aussi polis que peuple de France: les hommes ont de l’esprit en ce pays-là, et les femmes de la blancheur; mais leurs coutumes, façon de vivre, occupations, compliments surtout, ne me plaisent point. C’est dommage que *** n’y ait été mariée; quant à mon égard,
Ce n’est pas un plaisant séjour:
J’y trouve aux mystères d’amour
Peu de savants, force profanes;
Peu de Philis, beaucoup de Jeannes;
Peu de muscat de Saint-Mesmin,
Force boisson peu salutaire,
Beaucoup d’ail et peu de jasmin:
Jugez si c’est là mon affaire.

Contes 

Imités pour bon nombre (l’Arioste, Boccace, François Rabelais et autres nouvellistes italiens) mais réajustés à la réalité de son époque, les soixante-quatre Contes de La Fontaine divisés en cinq livres. Écrits pour la Duchesse de Bouillon, ce sont des récits grivois et débauchés mais drôles et truculents, en hommage à l’amour physique, au fruit défendu ou au plaisir dérobé. Traitant des aspects du libertinage mondain de la 2ème moitié du 17e, allant jusqu’au blasphème vis à vis de la religion, ces Contes sont un prolongement du libertinage philosophique du début du 17e dont La Fontaine se fait en parti héritier.

Traitant de sujets généralement réprouvés par la morale, au moment où l’idéologie dominante sous Louis XIV règne avec des valeurs féodales comme l’ honneur, hommage aux rois, gloire, discipline… les Contes de La Fontaine provoquent des réactions opposées: réprobation pour certains, émulation pour d’autres qui deviennent malgré eux des complices d’écrits jugés immoraux. Ils font alors l’objet d’attaques même des grands de l’époque, et bon nombre restent censurés des siècles durant. Les maris cocus, les épouses trompées ou infidèles, les galantes commères, les religieux… ont en tous pour leur compte.

S’il n’est question que d’amour dans les contes, La Fontaine se défend de l’immoralité dont on les incombe. Il les désigne comme un jeu de séduction sans sentiments. L’objet est juste la séduction et la conquête, en utilisant subterfuges et ruse, le tout raconté avec un cynisme charmant. Les Contes de La Fontaine restent l’un des chefs-d’œuvre de la littérature licencieuse.

Première partie des Contes (1665)

Jocande 

(ou « Joconde ou l’infidélité des femmes »)

Ce conte de 526 vers libres est une adaptation du poète italien l’Arioste. Les épouses font ici les frais du libertinage de l’auteur.

Jadis régnait en Lombardie
Un prince aussi beau que le jour
Et tel que des beautés qui régnaient à sa cour
La moitié lui portait envie,
L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.
Un jour en se mirant: Je fais, dit-il, gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature
Qui me soit égal en appas
Et gage, si l’on veut, la meilleure province
De mes états;
Et s’il s’en rencontre un, je promets foi de prince
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.
A ce propos s’avance un certain gentilhomme
D’auprès de Rome.
Sire, dit-il, si Votre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frère;
Aux plus charmants il n’en doit guère:
Je m’y connais un peu, soit dit sans vanité.
Toutefois en cela pouvant m’être flatté,
Que je n’en sois pas cru, mais les coeurs de vos dames:
Du soin de guérir leurs flammes
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon:
Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,
Outre que tant d’amour vous serait importune,
Vous n’auriez jamais fait, il vous faut un second.
Là-dessus Astolphe répond
(C’est ainsi qu’on nommait ce roi de Lombardie):
Votre discours me donne une terrible envie
De connaître ce frère: amenez-le-nous donc.
Voyons si nos beautés en seront amoureuses,
Si ses appas le mettront en crédit:
Nous en croirons les connaisseuses,
Comme très bien vous avez dit.
Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.
C’est le nom que ce frère avait.
A la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde.
Marié depuis peu: content, je n’en sais rien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse;
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en trouvât bien.
Son frère arrive, et lui fait l’ambassade;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardait l’amitié
D’un roi puissant, et d’ailleurs fort aimable;
Et d’autre part aussi, sa charmante moitié
Triomphait d’être inconsolable,
Et de lui faire des adieux
A tirer les larmes des yeux.
Quoi tu me quittes, disait-elle,
As-tu bien l’âme assez cruelle,
Pour préférer à ma constante amour,
Les faveurs de la cour ?
Tu sais qu’à peine elles durent un jour;
Qu’on les conserve avec inquiétude,
Pour les perdre avec désespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos règne jour et nuit
Que les ruisseaux n’y font du bruit,
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.
Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois,
Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois,
Enfin moi qui devrais me nommer la première:
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour
Va cruel, va montrer ta beauté singulière,
Je mourrai, je l’espère, avant la fin du jour.
L’histoire ne dit point, ni de quelle manière
Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,
Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.
Disons que la douleur l’empêcha de parler;
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.
Sa femme le voyant tout prêt de s’en aller,
L’accable de baisers, et pour comble lui donne
Un bracelet de façon fort mignonne;
En lui disant: Ne le perds pas;
Et qu’il soit toujours a ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amour extrême:
Il est de mes cheveux, je l’ai tissu moi- même;
Et voila de plus mon portrait,
Que j’attache a ce bracelet.
Vous autres bonnes gens eussiez cru que la dame
Une heure après eut rendu l’ame;
Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’une femme,
Je m’en serais a bon droit défié.
Joconde partit donc; mais ayant oublie
Le bracelet et la peinture,
Par je ne sais quelle aventure.
Le matin même il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sachant quelle excuse il ferait a sa femme:
Sans rencontrer personne, et sans être entendu,
Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame
Un lourdaud de valet sur son sein étendu.
Tous deux dormaient: dans cet abord, Joconde
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde:
Mais cependant il n’en fit rien;
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus sûr de la moitié.
Soit par prudence, ou par pité,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces amants il ne le fallait pas,
Car son honneur l’obligeait en ce cas,
De leur donner le trépas.
Vis méchante, dit-il tout bas;
A ton remords je t’abandonne.
Joconde là-dessus se remet en chemin,
Rêvant à son malheur tout le long du voyage.
Bien souvent il s’écrie, au fort de son chagrin:
Encor si c’était un blondin,
Je me consolerais d’un si sensible outrage;
Mais un gros lourdaud de valet!
C’est à quoi j’ai plus de regret:
Plus j’y pense et plus j’en enrage.
Ou l’Amour est aveugle ou bien il n’est pas sage
D’avoir assemblé ces amants.
Ce sont, hélas! ses divertissements!
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette aventure.
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour
Altérait fort la beauté de Joconde:
Ce n’était plus ce miracle d’amour
Qui devait charmer tout le monde.
Les dames, le voyant arriver à la cour,
Dirent d’abord: Est-ce là ce Narcisse
Qui prétendait tous nos coeurs enchaîner?
Quoi! le pauve homme a la jaunisse!
Ce n’est pas pour nous la donner.
A quel propos nous amener
Un galant qui vient de jeûner
La quarantaine?
On se fut bien passé de prendre tant de peine.
Astolphe était ravi; le frère était confus,
Et ne savait que penser là-dessus;
Car Joconde cachait avec un soin extrême
La cause de son ennui.
On remarquait pourtant en lui,
Malgré ses yeux cavés, et son visage blême,
De fort beaux traits; mais qui ne plaisaient point,
Faute d’éclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié; d’ailleurs cette tristesse
Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et de voeux;
L’un des plus grands suppôts de l’empire amoureux
Consumait en regrets la fleur de sa jeunesse.
Le Romain se vit donc à la fin soulagé
Par le même pouvoir qui l’avait affligé.
Car un jour étant seul en une galerie,
Lieu solitaire, et tenu fort secret:
Il entendit en certain cabinet,
Dont la cloison n’était que de menuiserie,
Le propre discours que voici:
Mon cher Curtade, mon souci,
J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi que glace:
Je ne vois pourtant Dieu merci
Pas une beauté qui m’efface:
Cent conquérants voudraient avoir ta place,
Et tu sembles la mépriser;
Aimant beaucoup mieux t’amuser
A jouer avec quelque page
Au lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimène tantôt t’en a fait le message;
Tu t’es mis contre elle a jurer,
A la maudire, à murmurer,
Et n’as quitté le jeu que ta main étant faite,
Sans te mettre en souci de ce que je souhaite.
Qui fut bien étonné, ce fut notre Romain.
Je donnerais jusqu’à demain,
Pour deviner qui tenait ce langage,
Et quel était le personnage
Qui gardait tant son quant-à-moi.
Ce bel Adon était le nain du roi,
Et son amante était la reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vit en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissait en divers lieux.
Ces amants se fiaient au soin de Dorimène;
Seule elle avait toujours la clef de ce lieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite:
Car voici comme il raisonna:
Je ne suis pas le seul, et puisque même on quitte
Un prince si charmant, pour un nain contrefait,
Il ne faut pas que je m’irrite,
D’être quitté pour un valet.
Ce penser le console: il reprend tous ses charmes,
Il devient plus beau que jamais;
Telle pour lui verse des larmes,
Qui se moquait de ses attraits.
C’est à qui l’aimera, la plus prude s’en pique,
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que mieux; il en avait assez.
Retournons aux amants que nous avons laissés.
Après avoir tout vu le Romain se retire,
Bien empêché de ce secret.
Il ne faut à la cour ni trop voir, ni trop dire;
Et peu se sont vantés du don qu’on leur a fait
Pour une semblable nouvelle:
Mais quoi, Joconde aimait avecque trop de zèle
Un prince libéral qui le favorisait,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on lui faisait.
Or comme avec les rois il faut plus de mystère
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire,
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce serait être maladroit;
Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde,
Depuis l’origine du monde,
Fît un dénombrement des rois et des césars,
Qui sujets comme nous à ces communs hasards,
Malgré les soins dont leur grandeur se pique,
Avaient vu leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avaient vu sans succomber
A la douleur, sans se mettre en colère,
Et sans en faire pire chère.
Moi qui vous parle, Sire, ajouta le Romain,
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,
Je fus forcé par mon destin,
De reconnaître Cocuage
Pour un des dieux du mariage,
Et comme tel de lui sacrifier.
Là-dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenue;
Puis vint à celle du roi.
Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi;
Mais la chose, pour être crue,
Mérite bien d’être vue:
Menez-moi donc sur les lieux.
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vit des merveilles,
Comme il en entendit de ses propres oreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurèrent perclus:
Il fut comme accablé de ce cruel outrage:
Mais bientôt il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court,
En véritable homme de cour.
Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donné d’une;
Nous voici lâchement trahis:
Vengeons-nous-en, et courons le pays;
Cherchons partout notre fortune.
Pour réussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisserai mon train,
Je me dirai votre cousin,
Et vous ne me rendrez aucune déférence:
Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étais suivi selon ma qualité.
Joconde approuva fort le dessein du voyage.
Il nous faut dans notre équipage,
Continua le prince, avoir un livre blanc:
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si devant que sortir des confins d’Italie
Tout notre livre ne s’emplit;
Et si la plus sévère à nos voeux ne se range:
Nous sommes beaux; nous avons de l’esprit;
Avec cela bonnes lettres de change;
Il faudrait être bien étrange,
Pour résister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacs
De gens qui sèmeront l’argent et la fleurette,
Et dont la personne est bien faite.
Leur bagage étant prêt, et le livre surtout,
Nos galants se mettent en voie.
Je ne viendrais jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’Amour leur envoie:
Nouveaux objets, nouvelle proie:
Heureuses les beautés qui s’offrent à leurs yeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !
Il n’est en la plupart des lieux
Femme d’échevin, ni de maire,
De podestat, de gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les coeurs que l’on croyait de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déjà maint esprit fort
M’objecter que la vraisemblance
N’est pas en ceci tout à fait.
Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse être un galant dedans cette science,
Encor faut-il du temps pour mettre un coeur à bien.
S’il en faut, je n’en sais rien
Ce n’est pas mon métier de cajoler personne:
Je le rends comme on me le donne;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on voulait à chaque pas
Arrêter un conteur d’histoire,
Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareil cas
Je promets à ces gens quelque jour de les croire.
Quand nos aventuriers eurent goûté de tout
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)
Nous mettrons, dit Astolphe, autant de coeurs à bout
Que nous voudrons en entreprendre
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrêtons-nous pour un temps quelque part
Et cela plus tôt que plus tard;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la Faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable;
Ayons quelque objet en commun;
Pour tous les deux c ‘est assez d’un.
J’y consens, dit Joconde, et je sais une dame
Près de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme
D’un des premiers de la cité.
Rien moins, reprit le roi, laissons la qualité:
Sous les cotillons des grisettes,
Peut loger autant de beauté,
Que sous les jupes des coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon,
Etre en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fière, brusque, ou volage:
Chez les dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.
Une grisette est un trésor;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promène,
On en vient aisément à bout;
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Le point est d’en trouver une qui soit fidèle
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connaisse encor ni le mal ni le bien.
Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte;
Je la tiens pucelle sans faute.
Et si pucelle qu’il n’est rien
De plus puceau que cette belle;
Sa poupée en sait autant qu’elle.
J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des ce soir.
Il ne s’agit que de savoir
Qui de nous doit donner à cette jouvencelle,
Si son coeur se rend à nos voeux,
La première leçon du plaisir amoureux.
Je sais que cet honneur est pure fantaisie
Toutefois étant roi, l’on me le doit céder,
Du reste il est aisé de s’en accommoder.
Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,
Vous auriez droit de prétendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice;
Deux pailles en feront l’office.
De la chape à l’évêque hélas ils se battaient,
Les bonnes gens qu’ils étaient.
Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du prétendu pucelage.
La belle étant venue en leur chambre le soir,
Pour quelque petite affaire;
Nos deux aventuriers près d’eux la firent seoir,
Louèrent sa beauté, tachèrent de lui plaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
A cet objet si précieux
Son coeur fit peu de résistance.
Le marché se conclut, et dès la même nuit,
Toute l’hôtellerie étant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils lui font prendre place,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et surtout du Romain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je lui pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte après tout
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage du monde:
Salomon qui grand clerc étoit
Le reconnaît en quelque endroit ,
Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde.
Il se tint content pour le coup,
Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup;
Tout alla bien, et maître Pucelage
Joua des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avait essayé.
Le temps à cela près fut fort bien employé,
Et si bien que la fille en demeura contente
Le lendemain elle le fut encor,
Et même encor la nuit suivante
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquait en elle:
Il se douta du fait, la guetta, la surprit,
Et lui fit fort grosse querelle.
Afin de l’apaiser la belle lui promit,
Foi de fille de bien, que sans aucune faute,
Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait
Autant de rendez-vous qu’il en demanderait.
Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse ni d’hôte:
Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout.
Comment en viendrons-nous a bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suis engagée:
Si j’y manque, adieu l’anneau,
Que j’ai gagné bien et beau,
Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon, tout à l’heure.
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ?
Oui, reprit-elle, mais entre eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée
Et tandis que je suis avec l’un empêchée
L’autre attend sans mot dire et s’endort bien souvent,
Tant que le siège soit vacant
C’est la leur mot. Le gars dit à l’instant:
Je vous irai trouver pendant leur premier somme.
Elle reprit: Ah ! gardez-vous-en bien;
Vous seriez un mauvais homme.
Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte.
La porte ouverte elle laissa;
Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit; puis fit en sorte,
Qu’entre les draps il se glissa:
Et Dieu sait comme il se plaça;
Et comme enfin tout se passa:
Et de ceci, ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard ni Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla
Bien étonné de telle aubade.
Le roi lombard dit à part soi:
Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop; et sur ma foi ,
C’est bien fait s’il devient malade.
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain;
Enfin pour toute la semaine.
Puis les voyant tous deux rendormis à la fin,
Il s’en alla de grand matin,
Toujours par le même chemin,
Et fut suivi de la donzelle,
Qui craignait fatigue nouvelle.
Eux éveilles, le roi dit au Romain:
Frère, dormez jusqu’à demain:
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à présent besoin que de repos.
Comment? dit le Romain: mais vous-même, à propos
Vous avez fait tantôt une terrible vie.
Moi ? dit le roi, j’ai toujours attendu:
Et puis voyant que c’était temps perdu,
Que sans pitié ni conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,
Sans en avoir d’autre raison
Que d’éprouver ma patience,
Je me suis, malgré moi, jusqu’au jour rendormi.
Que s’il vous eut plu, notre ami,
J’aurais couru volontiers quelque poste.
C’eut été tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous: qu’y ferait-on ?
Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons de matière.
Je suis votre vassal vous l’avez bien fait voir.
C’ est assez que tantôt il vous ait plu d’avoir
La fillette tout entière:
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira;
Nous verrons si ce feu toujours vous durera.
Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie,
Si j’ai beaucoup de nuits telles que celle-ci.
Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaît ainsi.
Astolphe se piqua de cette repartie;
Et leurs propos s’allaient de plus en plus aigrir,
Si le roi n’eut fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils lui dirent: Jugez-nous,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux: l’anneau lui fut donné,
Et maint bel écu couronne,
Dont peu de temps après on la vit mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par là que nos aventuriers
Mirent fin à leurs aventures,
Se voyant chargés de lauriers
Qui les rendront fameux chez les races futures:
Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur en coûta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes;
Et que loin des dangers et du bruit des alarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les coeurs de tant de belles,
Et leur livre étant plus que plein,
Le roi lombard dit au Romain:
Retournons au logis par le plus court chemin:
Si nos femmes sont infidèles,
Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.
La constellation changera quelque jour:
Un temps viendra que le flambeau d’Amour
Ne brûlera les coeurs que de pudiques flammes:
A présent on dirait que quelque astre malin
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.
D’ailleurs tout l’univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes,
Font tout ce qu’il leur plaît: savons-nous si ces gens
(Comme ils sont traîtres et méchants,
Et toujours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)
N’ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ?
Et si par quelque étrange cas,
Nous n’avons point cru voir chose qui n’était pas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie,
Chacun près de sa femme, et demeurons-en la.
Peut-être que l’absence, ou bien la jalousie,
Nous ont rendu leurs coeurs, que l’Hymen nous ôta.
Astolphe rencontra dans cette prophétie.
Nos deux aventuriers, au logis retournes,
Furent très bien reçus, pourtant un peu grondés;
Mais seulement par bienséance.
L’un et l’autre se vit de baisers régalé:
On se récompensa des pertes de l’absence,
Il fut dansé, sauté, ballé;
Et du nain nullement parlé,
Ni du valet comme je pense.
Chaque époux s’attachant auprès de sa moitié,
Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La reine à son devoir ne manqua d’un seul point:
Autant en fit la femme de Joconde:
Autant en font d’autres qu’on ne sait point.

Le Cocu battu et content 

Publié en même temps que Jocande, ce conte est inspiré d’une nouvelle de Boccace. Une belle châtelaine introduit chez elle un beau seigneur, et le fait engager par son mari comme valet. Résultat: un mari qui atteint le comble de la crédulité. Cocu, il est en plus battu et même content de l’être.

N’a pas longtemps de Rome revenait
Certain cadet qui n’y profita guère
Et volontiers en chemin séjournait
Quand par hasard le galant rencontrait
Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.
Avint qu’un jour en un bourg arrêté
Il vit passer une dame jolie,
Leste, pimpante, et d’un page suivie,
En la voyant, il en fut enchanté.
La convoita; comme bien savait faire.
Prou de pardons il avait rapporté;
De vertu peu; chose assez ordinaire.
La dame était de gracieux maintien,
De doux regard, jeune, fringante et belle;
Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,
Fors que d’avoir un ami digne d’elle.
Tant se la mit le drôle en la cervelle,
Que dans sa peau peu ni point ne durait:
Et s’informant comment on l’appelait:
C’est, lui dit-on, la dame du village.
Messire Bon l’a prise en mariage,
Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveux gris:
Mais comme il est des premiers du pays,
Son bien supplée au défaut de son age.
Notre cadet tout ce détail apprit,
Dont il conçut espérance certaine.
Voici comment le pèlerin s’y prit.
Il renvoya dans la ville prochaine
Tous ses valets; puis s’en fut au château:
Dit qu’il était un jeune jouvenceau,
Qui cherchait maître, et qui savait tout faire.
Messire Bon fort content de l’affaire
Pour fauconnier le loua bien et beau.
(Non toutefois sans l’avis de sa femme)
Le fauconnier plut très fort à la dame;
Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,
Guère ne mit à déclarer sa flamme.
Ce fut beaucoup; car le vieillard était
Fou de sa femme, et fort peu la quittait,
Sinon les jours qu’il allait à la chasse.
Son fauconnier, qui pour lors le suivait,
Eut demeuré volontiers en sa place.
La jeune dame en était bien d’accord,
Ils n’attendaient que le temps de mieux faire.
Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,
Nul n’osera soutenir le contraire.
Amour enfin, qui prit à coeur l’affaire,
Leur inspira la ruse que voici.
La dame dit un soir à son mari:
Qui croyez-vous le plus rempli de zèle
De tous vos gens ? Ce propos entendu
Messire Bon lui dit: J’ai toujours cru
Le fauconnier garçon sage et fidèle;
Et c’est à lui que plus je me fierois.
Vous auriez tort, repartit cette belle;
C’est un méchant: il me tint l’autre fois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensai tomber tout de mon haut;
Car qui croirait une telle entreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussitôt
De l’étrangler, de lui manger la vue:
Il tint à peu; je n’en fus retenue,
Que pour n’oser un tel cas publier:
Même, à dessein qu’il ne le put nier,
Je fis semblant d’y vouloir condescendre;
Et cette nuit sous un certain poirier
Dans le jardin je lui dis de m’attendre.
Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,
Plus par amour que doutant de ma foi;
Je ne me puis dépêtrer de cet homme,
Sinon la nuit pendant son premier somme:
D’auprès de lui tâchant de me lever,
Dans le jardin je vous irai trouver.
Voilà l’état où j’ai laissé l’affaire.
Messire Bon se mit fort en colère.
Sa femme dit: Mon mari, mon époux,
Jusqu’à tantôt cachez votre courroux;
Dans le jardin attrapez-le vous- même;
Vous le pourrez trouver fort aisément;
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user de stratagème:
Prenez ma jupe, et contrefaites-vous;
Vous entendrez son insolence extrême:
Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,
Que le galant demeure sur la place.
Je suis d’avis que le friponneau fasse
Tel compliment à des femmes d’honneur !
Époux retint cette leçon par coeur.
Onc il ne fut une plus forte dupe
Que ce vieillard, bon homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le galant,
Messire Bon se couvrit d’une jupe,
S’encornêta, courut incontinent
Dans le jardin, ou ne trouva personne:
Garde n’avait: car, tandis qu’il frissonne,
Claque des dents, et meurt quasi de froid,
Le pèlerin, qui le tout observoit,
Va voir la dame; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,
Lorsqu ‘Amour seul étant de la partie
Entre deux draps on tient femme jolie;
Femme jolie, et qui n’est point à soi.
Quand le galant un assez bon espace
Avec la dame eut été dans ce lieu,
Force lui fut d’abandonner la place:
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon rempli d’ impatience
A tous moments sa paresse maudit.
Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,
Feignit de croire apercevoir la dame,
Et lui cria: Quoi donc méchante femme !
A ton mari tu brassais un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfait amour !
Dieu soit témoin que pour toi j’en ai honte:
Et de venir ne tenais quasi compte,
Ne te croyant le coeur si perverti,
Que de vouloir tromper un tel mari.
Or bien, je vois qu’il te faut un ami;
Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.
Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,
C’est seulement pour éprouver ta foi:
Et ne t’attends de m’induire à luxure:
Grand pécheur suis; mais j’ai, la Dieu merci,
De ton honneur encor quelque souci.
A Monseigneur ferais-je un tel outrage ?
Pour toi, tu viens avec un front de page:
Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera;
Et Monseigneur puis après le saura.
Pendant ces mots époux pleurait de joie,
Et tout ravi disait entre ses dents:
Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoie
Femme et valet si chastes, si prudents.
Ce ne fut tout; car à grands coups de gaule
Le pèlerin vous lui froisse une épaule;
De horions laidement l’accoutra;
Jusqu’au logis ainsi le convoya.
Messire Bon eut voulu que le zèle
De son valet n’eut été jusque-là;
Mais le voyant si sage et si fidèle,
Le bonhommeau des coups se consola.
Dedans le lit sa femme il retrouva;
Lui conta tout, en lui disant: M’amie,
Quand nous pourrions vivre cent ans encor,
Ni vous ni moi n’aurions de notre vie
Un tel valet; c’est sans doute un trésor.
Dans notre bourg je veux qu’il prenne femme:
A l’avenir traitez-le ainsi que moi.
Pas n’y faudrai, lui repartit la dame;
Et de ceci je vous donne ma foi. 

Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry

Un savetier, que nous nommerons Blaise,
Prit belle femme; et fut très avisé
Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,
S’en vont prier un marchand peu rusé,
Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse
Mi-muid de grain; ce que le marchand fait.
Le terme échu, ce créancier les presse.
Dieu sait pourquoi: le galant, en effet,
Crut que par là baiserait la commère.
Vous avez trop de quoi me satisfaire
(Ce lui dit-il) et sans débourser rien –
Accordez-moi ce que vous savez bien.
Je songerai, répond-elle, à la chose.
Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,
L’avertissant de ce qu’on lui propose.
Blaise lui dit: Par bieu, femme, il nous faut
Sans coup férir rattraper notre somme.
Tout de ce pas allez dire à cet homme
Qu’il peut venir, et que je n’y suis point.
Je veux ici me cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cédule.
De la donner je ne crois qu’il recule.
Puis tousserez afin de m’avertir;
Mais haut et clair, et plutôt deux fois qu’une.
Lors de mon coin vous me verrez sortir
Incontinent, de crainte de fortune.
Ainsi fut dit, ainsi s’exécuta.
Dont le mari puis après se vanta;
Si que chacun glosait sur ce mystère.
Mieux eût valu tousser après l’affaire,
(Dit à la belle un des plus gros bourgeois)
Vous eussiez eu votre compte tous trois.
N’y manquez plus, sauf après de se taire.
Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entre nous.
Elle répond: Ah Monsieur ! croyez-vous
Que nous ayons tant d’esprit que vos dames ?
Notez qu’illec avec deux autres femmes,
Du gros bourgeois l’épouse était aussi)
Je pense bien, continua la belle.
Qu’en pareil cas Madame en use ainsi;
Mais quoi, chacun n’est pas si sage qu’elle.

Conte tiré d’Athénée

Axiochus avec Alcibiades
Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,
Par bon accord comme grands camarades,
En même nid furent pondre tous deux.
Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la donzelle,
Qu’il en naquit une fille si belle,
Qu’ils s’en vantaient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Put pratiquer les leçons de sa mère;
Chacun des deux en voulut être amant;
Plus n’en voulut l’un ni l’autre être père.
Frère, dit l’un, ah ! vous ne sauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
Parbieu, dit l’autre, il est à vous, compère;
Je prends sur moi le hasard du pêché.

Conte d’un paysan qui avait offensé son Seigneur

Un paysan son seigneur offensa. 
L’histoire dit que c’était bagatelle;
Et toutefois ce seigneur le tança
Fort rudement; ce n’est chose nouvelle.
Coquin, dit-il, tu mérites la hart:
Fais ton calcul d’y venir tôt ou tard;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon; et de trois peines l’une
Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendre repos;
Ou de souffrir trente bons coups de gaules,
Bien appliqués sur tes larges épaules;
Ou de payer sur-le-champ cent écus.
Le paysan consultant là-dessus:
Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soi-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un péril extrême.
Les cent écus c’est le pire de tous.
Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria: Pour Dieu, miséricorde.
Son seigneur dit: Qu’on apporte une corde;
Quoi le galant m’ose répondre encor ?
Le paysan de peur qu’on ne le pende
Fait choix de l’ail; et le seigneur commande
Que l’on en cueille, et surtout du plus fort.
Un après un lui même il fait le compte:
Puis quand il voit que son calcul se monte
A la trentaine, il les met dans un plat.
Et cela fait le malheureux pied-plat
Prend le plus gros; en pitié le regarde;
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frottés de moutarde.
Il n’oserait de la langue y toucher.
Son seigneur rit, et surtout il prend garde
Que le galant n’avale sans mâcher.
Le premier passe; aussi fait le deuxième:
Au tiers il dit: Que le diable y ait part.
Bref il en fut à grand-peine au douzième,
Que s’écriant Haro la gorge m’ard
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte à boire.
Son seigneur dit: Ah, ah, sire Grégoire,
Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or buvez donc; et buvez à votre aise:
Bon prou vous fasse: Holà, du vin, holà.
Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,
Il vous faudra choisir après cela
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontés
Que les aulx soient sur les coups précomptes:
Car pour l’argent, par trop grosse est la somme:
Où la trouver moi qui suis un pauvre homme ?
Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le seigneur; mais laissons les oignons.
Pour prendre coeur, le vassal en sa panse
Loge un long trait; se munit le dedans;
Puis souffre un coup avec grande constance.
Au deux, il dit; Donnez-moi patience,
Mon doux Jésus, en tous ces accidents.
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horrible grimace:
Au cinq un cri: mais il n’est pas au bout;
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.
On ne vit onc si cruelle aventure.
Deux forts paillards ont chacun un bâton,
Qu’ils font tomber par poids et par mesure,
En observant la cadence et le ton.
Le malheureux n’a rien qu’une chanson.
Grâce, dit-il: mais las ! point de nouvelle;
Car le seigneur fait frapper de plus belle,
Juge des coups, et tient sa gravite,
Disant toujours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Après vingt coups d’un ton piteux il crie:
Pour Dieu cessez: hélas ! je n’en puis plus.
Son seigneur dit: Payez donc cent écus,
Net et comptant: je sais qu’à la desserre
Vous êtes dur; j’en suis fâché pour vous.
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre
Vous en peut bien assister entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre.
Le malheureux n’osant presque répondre,
Court au mugot, et dit: C’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet
L’eau cependant lui coule de la face:
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que lui sert ? il convient tout payer.
C’est grand’pitié quand on fâche son maître !
Ce paysan eut beau s’humilier;
Et pour un fait, assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher les épaules;
Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,
Fait seulement grâce d’un carolus.

Les Amours de Mars et de Vénus

Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi.

Vous devez avoir lu qu’autrefois le dieu Mars,

Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,

Après avoir dompté les plus fermes remparts,

Mit le camp devant Cythèrée.
Le siège ne fut pas de fort longue durée:
A peine Mars se présenta,
Que la belle parlementa.
Dans les formes pourtant il entreprit l’affaire:
Par tous moyens tâcha de plaire:
De son ajustement prit d’abord un grand soin.
Considérez-le en ce coin,
Qui quitte sa mine fière.
Il se fait attacher son plus riche harnois.
Quand ce serait pour des jours de tournois,
On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.
L’éclat de ses habits fait honte à l’oeil du jour.
Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière,
Il est bien malaisé de rien faire en amour.
En peu de temps Mars emporta la dame.
Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme:
Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats;
Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles
Que les femmes n’entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.
Voyez combien Vénus en ces lieux écartés
Aux yeux de ce guerrier étale de beautés:
Quels longs baisers! la gloire a bien des charmes;
Mais Mars en la servant ignore ces douceurs.
Son harnois est sur l’herbe: Amour pour toutes armes
Veut des soupirs et des larmes:
C’est ce qui triomphe des coeurs.
Phébus pour la déesse avait même dessein;
Et charme de l’espoir d’une telle conquête
Couvait plus de feux dans son sein,
Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.
C’était un dieu pourvu de cent charmes divers.
Il était beau mais il faisait des vers;
Avait un peu trop de doctrine;
Et qui pis est, savait la médecine.
Or soyez sûr qu’en amours,
Entre l’homme d’épée et l’homme de science,
Les dames au premier inclineront toujours;
Et toujours le plumet aura la préférence.
Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieux choisir.
Phébus outre de déplaisir
Apprit à Vulcan ce mystère ;
Et dans le fond d’un bois voisin de son séjour,
Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère,
Qui n’avaient en ces lieux pour témoins que l’amour.
La peine de Vulcan se voit représentée:
Et l’on ne dirait pas que les traits en sont feints.
II demeure immobile, et son âme agitée
Roule mille pensers qu’en ses yeux on voit peints.
Son marteau lui tombe des mains.
Il a martel en tète , et ne sait que résoudre,
Frappé comme d’un coup de foudre.
Le voici dans cet autre endroit
Qui querelle et qui bat sa femme.
Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt ?
Au palais de Vénus il s’en allait tout droit,
Espérant y trouver le sujet qui l’enflamme.
La dame d’un logis, quand elle fait l’amour
Met le tapis chez elle à toutes les coquettes
Dieu sait si les galants lui font aussi la cour.
Ce ne sont que jeux et fleurettes,
Plaisants devis et chansonnettes:
Mille bons mots, sans compter les bons tours,
Font que sans s’ennuyer chacun passe les jours.
Celle que vous voyez apportait une lyre,
Ne songeant qu’à se réjouir.
Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr:
Elle est trop empêchée, et chacun se retire.
Le vacarme que fait Vulcan,
A mis l’alarme au camp.
Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme ?
Quand les coeurs ont goûté les délices d’Amour,
Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,
Que de s’en passer un seul jour.
Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame
Quand l’Hymen les joindrait de son noeud le plus fort,
Que l’un fut le mari, que l’autre fut la femme,
On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord.
Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes:
La maîtresse a failli, l’on punit les suivantes.
Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants
Pourraient contre tant d’assaillants,
Garder une toison si chère ?
Il accuse sur tous l’enfant qui fait aimer:
Et se prenant au fils des pêchés de la mère
Menace Cupidon de le faire enfermer.
Ce n’est pas tout: plein d’un dépit extrême
Le voilà qui se plaint au monarque des dieux;
Et de ce qu’il devrait se cacher à soi-même,
Importune sans cesse et la terre et les cieux.
L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,
Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,
Et que de s’en troubler les esprits sont bien fous.
Plaise au ciel que jamais je n’entre en jalousie;
Car c’ est le plus grand mal, et le moins plaint de tous.
Que fait Vulcan ? car pour se voir vengé,
Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.
Un rets d’acier par ses mains est forgé:
Ce fut Momus qui je pense en fut cause.
Avec ce rets le galant lui propose
D‘envelopper nos amants bien et beau.
L’enclume sonne; et maint coup de marteau,
Dont maint chaînon l’un à l’autre s’assemble,
Prépare aux dieux un spectacle nouveau
De deux Amants qui reposent ensemble.
Les noires soeurs apprêtèrent le lit:
Et nos amants trouvant l’heure opportune,
Sous le réseau pris en flagrant délit,
De s’échapper n’eurent puissance aucune.
Vulcan fait lors éclater sa rancune:
Tout en clopant le vieillard éclopé
Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,
Grands et petits, et toute la séquelle.
Demandez-moi qui fut bien attrapé;
Ce fut, je crois, le galant et la belle.

Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons: et par malheur ce qui y manque est l’endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce je l’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient un en quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu, et qu’il y ait du manquement en cela; je prie le lecteur de l’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.

Autres Contes

  • Richard Minulto
  • Le Mari confesseur
  • Autre conte tiré d’Athénée
  • Imitation d’un conte intitulé « les Arrêtes d’Amour »Ballade

Deuxième partie des Contes (1666)

Le Faiseur d’oreilles et le Raccomodeur de moules

Sire Guillaume allant en marchandise, 
Laissa sa femme enceinte de six mois; 
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise, 
Nommée Alix, du pays champenois. 
Compère André l’allait voir quelquefois
A quel dessein, besoin n’est de le dire, 
Et Dieu le sait: c’était un maître sire; 
Il ne tendait guère en vain ses filets; 
Ce n’ était pas autrement sa coutume. 
Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point. 
Le trop d’esprit ne l’incommodait point: 
De ce défaut on n’accusait la belle.
Elle ignorait les malices d’Amour. 
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour. 
Son mari donc se trouvant en emplette, 
Elle au logis, en sa chambre seulette, 
André survient, qui sans long compliment
La considère; et lui dit froidement: 
Je m’ébahis comme au bout du royaume 
S’en est allé le compère Guillaume, 
Sans achever l’enfant que vous portez: 
Car je vois bien qu’il lui manque une oreille
Votre couleur me le démontre assez, 
En ayant vu mainte épreuve pareille. 
Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt, 
Que dites-vous ? quoi d’un enfant monaut
J’accoucherais ? n’y savez-vous remède ?
Si da, fit-il, je vous puis donner aide 
En ce besoin, et vous jurerai bien, 
Qu’autre que vous ne m’en ferait tant faire.
Le mal d’autrui ne me tourmente en rien; 
Fors excepté ce qui touche au compère: 
Quant à ce point je m’y ferais mourir. 
Or essayons, sans plus en discourir, 
Si je suis maître à forger des oreilles. 
Souvenez-vous de les rendre pareilles, 
Reprit la femme. Allez, n’ayez souci, 
Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci. 
Puis le galant montre ce qu’il sait faire. 
Tant ne fut nice (encor que nice fut) 
Madame Alix, que ce jeu ne lui plut. 
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection
A son travail; faisant ore un tendon, 
Ore un repli, puis quelque cartilage; 
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon. 
Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage, 
Puis le mettrons en sa perfection; 
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
Je vous en suis, dit-elle, bien tenue: 
Bon fait avoir ici-bas un ami. 
Le lendemain, pareille heure venue, 
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente. 
Je viens, dit-il, toute affaire cessante, 
Pour achever l’oreille que savez. 
Et moi, dit-elle, allais par un message 
Vous avertir de hâter cet ouvrage:
Montons en haut. Dès qu’ils furent montés, 
On poursuivit la chose encommencée. 
Tant fut ouvré , qu’Alix dans la pensée 
Sur cette affaire un scrupule se mit; 
Et l’innocente au bon apôtre dit: 
Si cet enfant avait plusieurs oreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné. 
Rien, rien, dit-il; à cela j’ai soigné; 
Jamais ne faux en rencontres pareilles. 
Sur le métier l’oreille était encor, 
Quand le mari revient de son voyage; 
Caresse Alix, qui du premier abord: 
Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage.
Nous en tenions sans le compère André;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente. 
Sire André donc, toute affaire cessante 
En a fait une: il ne faut oublier 
De l’aller voir, et l’en remercier; 
De tels amis on a toujours affaire. 
Sire Guillaume, au discours qu’elle fit, 
Ne comprenant comme il se pouvait faire 
Que son épouse eût eu si peu d’esprit, 
Par plusieurs fois lui fit faire un récit 
De tout le cas; puis outre de colère 
Il prit une arme à côte de son lit; 
Voulut ruer la pauvre Champenoise, 
Qui prétendait ne l’avoir mérité. 
Son innocence et sa naïveté 
En quelque sorte apaisèrent la noise. 
Hélas Monsieur, dit la belle en pleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ? 
Je n’ai donne vos draps ni votre argent; 
Le compte y est; et quant au demeurant,
André me dit quand il parfit l’enfant, 
Qu’en trouveriez plus que pour votre usage: 
Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi; 
Je m’en rapporte à votre bonne foi. 
L’époux sortant quelque peu de colère, 
Lui répondit: Or bien, n’en parlons plus;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire, 
J’en suis d’accord, contester là-dessus 
Ne produirait que discours superflus: 
Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte 
Qu’en ce logis j’attrape le galant: 
Ne parlez point de notre différend; 
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte 
Il vous le faut avoir adroitement; 
Me feindre absent en un second voyage, 
Et lui mander, par lettre ou par message, 
Que vous avez à lui dire deux mots. 
André viendra; puis de quelques propos 
L’amuserez; sans toucher à l’oreille; 
Car elle est faite, il n y manque plus rien. 
Notre innocente exécuta très bien 
L’ordre donné; ce ne fut pas merveille; 
La crainte donne aux bêtes de l’esprit. 
André venu, l’époux guère ne tarde, 
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde 
Où se sauver: nul endroit il ne vit, 
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe; Alix ouvre la porte; 
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le galant. 
Sire Guillaume était armé de sorte 
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main forte, 
Ne le voulant sans doute assassiner;
Mais quelque oreille au pauvre homme couper
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie, 
Pays cruel et plein de barbarie. 
C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas: 
Puis l’emmena sans qu’elle osât rien dire;
Ferma très bien la porte sur le sire. 
André se crut sorti d’un mauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose. 
Sire Guillaume, en rêvant à son cas 
Change d’avis, en soi-même propose
De se venger avecque moins de bruit, 
Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.
Alix, dit-il, allez quérir la femme 
De sire André; contez-lui votre cas 
De bout en bout; courez, n’y manquez pas.
Pour l’amener vous direz à la dame 
Que son mari court un péril très grand; 
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles 
On fait souffrir en rencontres pareilles: 
Chose terrible, et dont le seul penser 
Vous fait dresser les cheveux à la tête; 
Que son époux est tout près d’y passer; 
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à la fête. 
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
Elle pourra faire changer la peine; 
Amenez-la, courez; je vous promets 
D’oublier tout moyennant qu’elle vienne.
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut 
Chez sire André dont la femme accourut
En diligence, et quasi hors d’haleine; 
Puis monta seule, et ne voyant André, 
Crut qu’il était quelque part enfermé. 
Comme la dame était en ces alarmes, 
Sire Guillaume ayant quitté ses armes 
La fait asseoir, et puis commence ainsi: 
L’ingratitude est mère de tout vice. 
André m’a fait un notable service; 
Par quoi, devant que vous sortiez d’ici, 
Je lui rendrai si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix: je veux d’un si bon tour 
Me revancher, et je pense une chose: 
Tous vos enfants ont le nez un peu court:
Le moule en est assurément la cause. 
Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder 
Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire. 
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit 
Moitié raisin, moitié figue, en jouit. 
La dame prit le tout en patience; 
Bénit le ciel de ce que la vengeance 
Tombait sur elle, et non sur sire André; 
Tant elle avait pour lui de charité. 
Sire Guillaume était de son côté 
Si fort ému, tellement irrité, 
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce 
Du talion, rendant à son époux 
Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace. 
Qu’on dit bien vrai que se venger est doux ! 
Très sage fut d’en user de la sorte: 
Puisqu’il voulait son honneur réparer, 
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront à mon sens se tirer. 
André vit tout, et n’osa murmurer; 
Jugea des coups; mais ce fut sans rien dire;
Et loua Dieu que le mal n’était pire. 
Pour une oreille il aurait composé . 
Sortir à moins, c’était pour lui merveilles: 
Je dis à moins; car mieux vaut, tout prise, 
Cornes gagner que perdre ses oreilles. 

Le Muletier

Un roi lombard (les rois de ce pays
Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)
Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits
Maître Boccace auteur de cette histoire,
Portait le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,
Veuve du roi dernier mort sans enfants,
Lequel laissa l’état sous la tutelle
De celui-ci, prince sage et prudent.
Nulle beauté n’était alors égale
A Teudelingue; et la couche royale
De part et d’autre était assurément
Aussi complète, autant bien assortie
Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon
En badinant fit choir de son brandon
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie
: Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit; dont avecque furie
Le feu se prit au coeur d’un muletier.
Ce muletier était homme de mine,
Et démentait en tout son origine,
Bien fait et beau, même ayant du bon sens.
Bien le montra; car, s’étant de la reine
Amouraché, quand il eut quelque temps
Fait ses efforts et mis toute sa peine
Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,
Le compagnon fit un tour d’homme habile.
Maître ne sais meilleur pour enseigner
Que Cupidon; l’âme la moins subtile
Sous sa férule apprend plus en un jour,
Qu’un maître es arts en dix ans aux écoles.
Aux plus grossiers par un chemin bien court
Il sait montrer les tours et les paroles.
Le présent conte en est un bon témoin.
Notre amoureux ne songeait près ni loin
Dedans l’abord à jouir de sa mie.
Se déclarer de bouche ou par écrit
N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,
Mourut ou non, d’en passer son envie;
Puisqu’aussi bien plus vivre ne pouvait;
Et mort pour mort, toujours mieux lui valait,
Auparavant que sortir de la vie,
Eprouver tout, et tenter le hasard.
L’usage était chez le peuple lombard
Que quand le roi, qui faisait lit à part
(Comme tous font) voulait avec sa femme
Aller coucher, seul il se présentait,
Presque en chemise, et sur son dos n’avait
Qu’une simarre; à la porte il frappait
Tout doucement; aussitôt une dame
Ouvrait sans bruit; et le roi lui mettait
Entre les mains la clarté qu’il portait;
Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme
D’abord la dame éteignait en sortant
Cette clarté; c’était le plus souvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque royaume a ses cérémonies.
Le muletier remarqua celle-ci;
Ne manqua pas de s’ajuster ainsi;
Se présenta comme c’était l’usage,
S’étant caché quelque peu le visage.
La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.
Nul cas n’était à craindre en l’aventure
Fors que le roi ne vînt pareillement.
Mais ce jour-là s’étant heureusement
Mis à chasser, force était que nature
Pendant la nuit cherchât quelque repos.
Le muletier frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
Un autre point, outre ce qu’avons dit,
(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnait mot en prenant ses ébats.
A tout cela Teudelingue était faite.
Notre amoureux fournit plus d’une traite.
Un muletier à ce jeu vaut trois rois.
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement, et crut que la colère
Rendait le prince outre son ordinaire
Plein de transport, et qu’il n’y songeait pas.
En ses présents le Ciel est toujours juste:
Il ne départ à gens de tous états
Mêmes talents. Un empereur auguste
A les vertus propres pour commander:
Un avocat sait les points décider:
Au jeu d’amour le muletier fait rage:
Chacun son fait; nul n’a tout en partage.
Notre galant s’étant diligenté,
Se retira sans bruit et sans clarté,
Devant l’aurore. Il en sortait à peine,
Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine;
Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.
Certes, Monsieur, je sais bien, lui dit-elle,
Que vous avez pour moi beaucoup de zèle;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir: même outre l’ordinaire
En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.
Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez
Que ne soit trop; votre santé m’est chère.
Le roi fut sage, et se douta du tour;
Ne sonna mot, descendit dans la cour;
Puis de la cour entra dans l’écurie
Jugeant en lui que le cas provenait
D’un muletier, comme l’on lui parlait .
Toute la troupe était lors endormie,
Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.
Le roi n’avait lanterne ni bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous;
Crut que l’auteur de cette tromperie
Se connaîtrait au battement du pouls.
Pas ne faillit dedans sa conjecture;
Et le second qu’il tâta d’aventure
Etait son homme; à qui d’émotion,
Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le coeur battait, et le pouls tout ensemble.
Ne sachant pas où devait aboutir
Tout ce mystère, il feignait de dormir.
Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’il tremble,
En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupait le crin à ses chevaux.
Faisons, dit-il, au galant une marque,
Pour le pouvoir demain connaître mieux.
Incontinent de la main du monarque
Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Lui fut coupé, droit vers le front du sire.
Et cela fait le prince se retire.
II oublia de serrer le toupet;
Dont le galant s’avisa d’un secret
Qui d’Agiluf gâta le stratagème.
Le muletier alla sur l’heure même
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le roi vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le prince en son âme:
Qu’est ceci donc ! qui croirait que ma femme
Aurait été si vaillante au déduit ?
Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourni d’ébat à plus de quinze ou seize ?
Autant en vit vers le front de tondus.
Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise :
Au demeurant qu’il n’y retourne plus . 

La Gageure des trois Commères

Après bon vin, trois commères un jour
S’entretenaient de leurs tours et prouesses.
Toutes avaient un ami par amour
Et deux étaient au logis les maîtresses .
L’une disait: J’ai le roi des maris:
Il n’en est point de meilleur dans Paris.
Sans son congé je vas partout m’ébattre.
Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.
Il ne faut pas se lever trop matin
Pour lui prouver que trois et deux font quatre.
Par mon serment, dit une autre aussitôt
Si je l’avais j’en ferais une étrenne;
Car quant à moi, du plaisir ne me chaut ,
A moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.
Votre époux va tout ainsi qu’on le mène:
Le mien n’est tel. J’en rends grâces à Dieu.
Bien saurait prendre et le temps et le lieu,
Qui tromperait à son aise un tel homme.
Pour tout cela ne croyez que je chomme.
Le passe-temps en est d’autant plus doux:
Plus grand en est l’amour des deux parties.
Je ne voudrais contre aucune de vous,
Qui vous vantez d’être si bien-loties,
Avoir troqué de galant ni époux.
Sur ce débat la troisième commère
Les mit d’accord; car elle fut d’avis
Qu’Amour se plaît avec les bons maris,
Et veut aussi quelque peine légère .
Ce point vuidé, le propos s’échauffant,
Et d’en conter toutes trois triomphant ,
Celle-ci dit: Pourquoi tant de paroles ?
Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ?
Laissons à part les disputes frivoles:
Sur nouveaux frais attrapons nos époux.
Le moins bon tour payera quelque amende.
Nous le voulons, c’est ce que l’on demande,
Dirent les deux. Il faut faire serment,
Que toutes trois, sans nul déguisement,
Rapporterons, l’affaire étant passée,
Le cas au vrai; puis pour le jugement
On en croira la commère Macée.
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.
Voici comment chacune y procéda.
Celle des trois qui plus était contrainte,
Aimait alors un beau jeune garçon,
Frais, délicat, et sans poil au menton:
Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte.
Les pauvres gens n’avaient de leurs amours
Encor joui, sinon par échappées:
Toujours fallait forger de nouveaux tours,
Toujours chercher des maisons empruntées
Pour plus à l’aise ensemble se jouer.
La bonne dame habille en chambrière
Le jouvenceau, qui vient pour se louer,
D’un air modeste, et baissant la paupière.
Du coin de l’oeil époux le regardait,
Et dans son coeur déjà se proposait
De rehausser le linge de la fille.
Bien lui semblait, en la considérant,
N’en avoir vu jamais de si gentille.
On la retient; avec peine pourtant:
Belle servante, et mari vert galant,
C’était matière à feindre du scrupule.
Les premiers jours le mari dissimule,
Détourne l’oeil, et ne fait pas semblant
De regarder sa servante nouvelle;
Mais tôt après il tourna tant la belle,
Tant lui donna, tant encor lui promit,
Qu’elle feignit à la fin de se rendre;
Et de jeu fait, à dessein de le prendre,
Un certain soir la galande lui dit:
Madame est mal, et seule elle veut être
Pour cette nuit: incontinent le maître
Et la servante ayant fait leur marché
S’en vont au lit, et le drôle couche,
Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,
Madame vient: qui fut bien empêché,
Ce fut époux cette fois pris pour dupe.
Oh, oh, lui dit la commère en riant,
Votre ordinaire est donc trop peu friand
A votre goût; et par saint Jean, beau sire,
Un peu plus tôt vous me le deviez dire:
J’aurais chez moi toujours eu des tendrons.
De celui-ci pour certaines raisons
Vous faut passer; cherchez autre aventure.
Et vous, la belle au dessein si gaillard,
Merci de moi, chambrière d’un liard,
Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.
Il vous faut donc du même pain qu’à moi:
J’en suis d’avis; non pourtant qu’il m’en chaille ,
Ni qu’on ne puisse en trouver qui le vaille:
Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi
Donner encore à quelqu’un dans la vue
Je ne suis pas à jeter dans la rue.
Laissons ce point; je sais un bon moyen:
Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.
Voyez un peu; dirait-on qu’elle y touche?
Vite, marchons, que du lit où je couche
Sans marchander on prenne le chemin:
Vous chercherez vos besognes demain.
Si ce n’était le scandale et la honte,
Je vous mettrais dehors en cet état.
Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat:
Puis je rendrai de vous un très bon compte
A l’avenir, et vous jure ma foi
Que nuit et jour vous serez près de moi.
Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,
Puisque je puis empêcher tous vos tours ?
La chambrière écoutant ce discours
Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes;
Prend son paquet, et sort sans consulter
Ne se le fait pas deux fois répéter;
S’en va jouer un autre personnage;
Fait au logis deux métiers tour à tour;
Galant de nuit, chambrière de jour,
En deux façons elle a soin du ménage.
Le pauvre époux se trouve tout heureux
Qu’à si bon compte il en ait été quitte.
Lui couche seul, notre couple amoureux
D’un temps si doux à son aise profite.
Rien ne s’en perd; et des moindres moments
Bons ménagers furent nos deux amants,
Sachant très bien que l’on n’y revient guères.
Voilà le tour de l’une des commères.
L’autre de qui le mari croyait tout,
Avecque lui sous un poirier assise,
De son dessein vint aisément à bout.
En peu de mots j’en vas conter la guise.
Leur grand valet près d’eux était debout,
Garçon bien fait, beau parleur, et de mise ,
Et qui faisait les servantes trotter.
La dame dit: Je voudrais bien goûter
De ce fruit-là: Guillot, monte, et secoue
Notre poirier. Guillot monte à l’instant.
Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant
Qu’il lui paraît que le mari se joue
Avec la femme; aussitôt le valet
Frottant ses yeux comme étonné du fait:
Vraiment, Monsieur, commence-t-il à dire,
Si vous vouliez Madame caresser,
Un peu plus loin vous pouviez aller rire,
Et moi présent du moins vous en passer.
Ceci me cause une surprise extrême.
Devant les gens prendre ainsi vos ébats !
Si d’un valet vous ne faites nul cas,
Vous vous devez du respect à vous-même.
Quel taon vous point ? attendez à tantôt:
Ces privautés en seront plus friandes;
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut
Les nuits d’été sont encore assez grandes.
Pourquoi ce lieu ? vous avez pour cela
Tant de bons lits, tant de chambres si belles.
La dame dit: Que conte celui- là ?
Je crois qu’il rêve: ou prend-il ces nouvelles ?
Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?
Descends, descends, mon ami, tu verras.
Guillot descend. Hé bien, lui dit son maître,
Nous jouons-nous ?
GUILLOT
Non pas pour le présent.
LE MARI
Pour le présent ?
GUILLOT
Oui Monsieur, je veux être
Ecorché vif, si tout incontinent
Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.
LA FEMME
Mieux te vaudrait laisser cette sornette;
Je te le dis; car elle sent les coups.
LE MARI
Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous
Tout de ce pas par mon ordre on le mette.
GUILLOT
Est-ce être fou que de voir ce qu’on voit ?
LA FEMME
Et qu’as-tu vu ?
GUILLOT
J’ai vu, je le répète,
Vous et Monsieur qui dans ce même endroit
Jouiez tous deux au doux jeu d’amourette:
Si ce poirier n’est peut- être charmé.
LA FEMME
Voire , charmé; tu nous fais un beau conte.
LE MARI
Je le veux voir; vraiment faut que j’y monte:
Vous en saurez bientôt la vérité.
Le maître à peine est sur l’arbre monté,
Que le valet embrasse la maîtresse.
L’époux qui voit comme l’on se caresse
Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.
Il se rompit le col, ou peu s’en faut,
Pour empêcher la suite de l’affaire:
Et toutefois il ne put si bien faire
Que son honneur ne reçût quelque échec.
Comment, dit-il, quoi même à mon aspect ?
Devant mon nez ? à mes yeux ? Sainte Dame,
Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme.
LE MARI
Oses-tu bien le demander encor ?
LA FEMME
Et pourquoi non ?
LE MARI
Pourquoi ? n’ai-je pas tort
De t’accuser de cette effronterie ?
LA FEMME
Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vous prie.
LE MARI
Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?
LA FEMME
Moi ? vous rêvez.
LE MARI
D’où viendrait donc ce cas ?
Ai-je perdu la raison ou la vue ?
LA FEMME
Me croyez-vous de sens si dépourvue
Que devant vous je commisse un tel tour?
Ne trouverais-je assez d’heures au jour
Pour m’égayer, si j’en avais envie ?
LE MARI
Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.
Notre poirier m’abuse assurément.
Voyons encor. Dans le même moment
L’époux remonte, et Guillot recommence.
Pour cette fois le mari voit la danse
Sans se fâcher, et descend doucement.
Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes
C’est ce poirier, il est ensorcelé.
Puisqu ‘il fait voir de si vilaines choses
Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.
Cours au logis; dis qu’on le vienne abattre.
Je ne veux plus que cet arbre maudit
Trompe les gens. Le valet obéit.
Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre
Se demandant l’un l’autre sourdement
Quel si grand crime a ce poirier pu faire?
La dame dit: Abattez seulement
Quant au surplus, ce n’est pas votre affaire.
Par ce moyen la seconde commère
Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.
Passons au tour que la troisième fit.
Les rendez-vous chez quelque bonne amie
Ne lui manquaient non plus que l’eau du puits.
Là tous les jours étaient nouveaux déduits.
Notre donzelle y tenait sa partie.
Un sien amant étant lors de quartier,
Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier
S’il n’était libre, à la dame propose
De se trouver seuls ensemble une nuit.
Deux, lui dit-elle, et pour si peu de chose
Vous ne serez nullement éconduit.
Jà de par moi ne manquera l’affaire.
De mon mari je saurai me défaire
Pendant ce temps. Aussitôt fait que dit.
Bon besoin eut d’être femme d’esprit
Car pour époux elle avait pris un homme
Qui ne faisait en voyages grands frais;
Il n’allait pas quérir pardons à Rome
Quand il pouvait en rencontrer plus près.
Tout au rebours de la bonne donzelle,
Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,
Toujours allait au plus loin s’en pourvoir.
Pèlerinage avait fait son devoir
Plus d’une fois; mais c’était le vieux style:
Il lui fallait, pour se faire valoir,
Chose qui fut plus rare et moins facile.
Elle s’attache à l’orteil dès ce soir
Un brin de fil, qui rendait à la porte
De la maison; et puis se va coucher
Droit au côté d’Henriet Berlinguier
(On appelait son mari de la sorte.)
Elle fit tant qu’Henriet se tournant
Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne
Quelque dessein, et sans faire semblant
D’être éveillé, sur ce fait il raisonne;
Se lève enfin, et sort tout doucement,
De bonne foi son épouse dormant,
Ce lui semblait; suit le fil dans la rue;
Conclut de là que l’on le trahissait:
Que quelque amant que la donzelle avait,
Avec ce fil par le pied la tirait,
L’avertissant ainsi de sa venue:
Que la galande aussitôt descendait,
Tandis que lui pauvre mari dormait.
Car autrement pourquoi ce badinage ?
Il fallait bien que Messer Cocuage
Le visitât; honneur dont à son sens
Il se serait passé le mieux du monde.
Dans ce penser il s’arme jusqu’aux dents;
Hors la maison fait le guet et la ronde,
Pour attraper quiconque tirera
Le brin de fil. Or le lecteur saura
Que ce logis avait sur le derrière
De quoi pouvoir introduire l’ami:
Il le fut donc par une chambrière.
Tout domestique en trompant un mari
Pense gagner indulgence plénière.
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,
La bonne dame, et le jeune muguet
En sont aux mains, et Dieu sait la manière.
En grand soulas cette nuit se passa.
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.
Tout fut des mieux grâces à la servante,
Qui fit si bien devoir de surveillante,
Que le galant tout à temps délogea.
Époux revint quand le jour approcha
Reprit sa place, et dit que la migraine
L’avait contraint d’aller coucher en haut
Deux jours après la commère ne faut
De mettre un fil; Berlinguier aussitôt
L’ayant senti, rentre en la même peine
Court à son poste, et notre amant au sien.
Renfort de joie: on s’en trouva si bien,
Qu’encore un coup on pratiqua la ruse;
Et Berlinguier prenant la même excuse
Sortit encore, et fit place à l’amant.
Autre renfort de tout contentement.
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,
Il en fallut venir au dénouement;
Trois actes eut sans plus la comédie
Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,
Le brin de fil aussitôt fut tiré
Par un des siens sur qui époux se rue,
Et le contraint en occupant la rue
D’entrer chez lui. Le tenant au collet,
Et ne sachant que ce fût un valet
Bien à propos lui fut donné le change
Dans le logis est un vacarme étrange
La femme accourt au bruit que fait l’époux.
Le compagnon se jette à leurs genoux;
Dit qu’il venait trouver la chambrière;
Qu’avec ce fil il la tirait à soi
Pour faire ouvrir; et que depuis naguère
Tous deux s étaient entre-donné la foi .
C’est donc cela, poursuivit la commère
En s’adressant à la fille, en colère,
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil
Un brin de fil: je m’en mis un pareil,
Pour attraper avec ce stratagème
Votre galant. Or bien, c’est votre époux:
A la bonne heure: il faut cette nuit même
Sortir d’ici. Berlinguier fut plus doux;
Dit qu’il fallait au lendemain attendre.
On les dota l’un et l’autre amplement;
L’époux, la fille; et le valet l’amant
Puis au moutier le couple s’alla rendre;
Se connaissant tous deux de plus d’un jour.
Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.
Lequel vaut mieux? Pour moi, je m’en rapporte
Macée ayant pouvoir de décider,
Ne sut à qui la victoire accorder
Tant cette affaire à resoudre était forte.
Toutes avaient eu raison de gager.
Le procès pend, et pendra de la sorte
Encor longtemps, comme l’on peut juger.

A Femme avare, galant Escroc

Qu’un homme soit plumé par des coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort: plus d’amour sans payer:
En beaux louis se content les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse
En attraper au moins une entre cent;
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
Je choisirai pour exemple Gulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudard,
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Notez ceci, et qu’il vous en souvienne
Galants d’épée; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu nécessaire;
Je trouverais maintenant à la cour
Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.
Celui-ci donc chez sire Gasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle était jeune, et belle créature,
Plaisait beaucoup, fors un point qui gâtait
Toute l’affaire, et qui seul rebutait
Les plus ardents; c’est qu’elle était avare.
Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare
Qui l’or en main n’explique ses désirs.
Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs ,
Sont les ressorts que Cupidon emploie:
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât . Chacun sait ce que c’est
Que de parler le lecteur s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, et si bien qu’il propose
Deux cents écus. La belle l’écouta:
Et Gasparin à Gulphar les prêta
(Ce fut le bon ), puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence de gens.
Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,
Qu’à votre époux vous donnerez, Madame.
La belle crut qu’il avait dit cela
Par politique, et pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux, en femme de parole.
Le drôle en prit ce jour et les suivants
Pour son argent, et même avec usure:
A bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar lui dit, son épouse présente:
J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avais cru:
Déchargez-en votre livre de grâce.
A ce propos aussi froide que glace,
Notre galande avoua le reçu.
Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs; c’est ce qui la fâchait:
Voyez un peu la perte que c’était !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la ville
Le publier, le prêcher sur les toits
De l’en blâmer il serait inutile:
Ainsi vit-on chez nous autres François.

On ne s’avise jamais de tout

Certain jaloux ne dormant que d’un oeil,
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la dame
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe sait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cette affaire
N’était une hydre, à parler franchement.
Il captivait sa femme cependant;
De ses cheveux voulait savoir le nombre ;
La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux,
Par une vieille au corps tout rempli d’yeux,
Qui la quittait aussi peu que son ombre.
Ce fou tenait son recueil fort entier
ll le portait en guise de psautier,
Croyant par là cocuage hors de gamme .
Un jour de fête, arrive que la dame
En revenant de l’église passa
Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta
Fort à propos plein un panier d’ordure.
On s’excusa: la pauvre créature
Toute vilaine entra dans le logis.
Il lui fallut dépouiller ses habits.
Elle envoya quérir une autre jupe,
Dès en entrant, par cette douagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident. Foin, dit-il, celui-là
N’est dans mon livre, et je suis pris pour dupe:
Que le recueil au diable soit donne.
Il disait bien; car on n’avait jeté
Cette immondice, et la dame gâté,
Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque temps.
Un sien galant ami de là-dedans
Tout aussitôt profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce sexe avoir l’oeil:
Ce n’est coup sûr encontre tous esclandres.
Maris jaloux, brûlez votre recueil
Sur ma parole, et faites-en des cendres.

La fiancée du roi de Garbe

Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons:
On abuse du vrai comme on fait de la feinte:
Je le souffre aux récits qui passent pour chansons,
Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte.
Mais aux événements de qui la vérité
Importe à la postérité,
Tels abus méritent censure.
Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.
Je me suis écarté de mon original.
On en pourra gloser; on pourra me mécroire:
Tout cela n’est pas un grand mal:
Alaciel et sa mémoire
Ne sauraient guère perdre à tout ce changement.
J’ai suivi mon auteur en deux points seulement:
Points qui font véritablement
Le plus important de l’histoire.
L’un est que par huit mains Alaciel passa
Avant que d’entrer dans la bonne:
L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,
Ayant peut-être en sa personne
De quoi négliger ce point-là.
Quoi qu’il en soit, la belle en ses traverses,
Accidents, fortunes diverses,
Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler;
Changea huit fois de chevalier:
Il ne faut pas pour cela qu’on l’accuse:
Ce n était après tout que bonne intention,
Gratitude, ou compassion,
Crainte de pis, honnête excuse.
Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé.
Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle,
Et dans son erreur par la belle
Apparemment il fut laissé.
Qu’on n’y puisse être pris, la chose est toute claire,
Mais après huit, c’est une étrange affaire:
Je me rapporte de cela
A quiconque a passé par là.
Zaïr soudan d’Alexandrie,
Aima sa fille Alaciel
Un peu plus que sa propre vie:
Aussi ce qu’on se peut figurer sous le ciel,
De bon, de beau, de charmant et d’aimable,
D’accommodant, j’y mets encor ce point,
La rendait d’autant estimable;
En cela je n’augmente point.
Au bruit qui courait d’elle en toutes ces provinces,
Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.
Il la fit demander, et fut assez heureux
Pour l’emporter sur d’autres princes.
La belle aimait déjà; mais on n’en savait rien
Filles de sang royal ne se déclarent guères.
Tout se passe en leur coeur; cela les fâche bien;
Car elles sont de chair ainsi que les bergères
Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan,
Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran,
Plaisait fort à la dame, et d’un commun martyre,
Tous deux bûulaient sans oser se le dire;
Ou s’ils se le disaient, ce n’était que des yeux.
Comme ils en étaient là, l’on accorda la belle.
Il fallut se résoudre à partir de ces lieux.
Zaïr fit embarquer son amant avec elle.
S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux.
Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires
Ayant pris le dessus du vent,
Les attaqua; le combat fut sanglant;
Chacun des deux partis y fit mal ses affaires.
Les assaillants, faits aux combats de mer,
Etaient les plus experts en l’art de massacrer;
Joignaient l’adresse au nombre: Hispal par sa vaillance
Tenait les choses en balance.
Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord.
Grifonio le gigantesque
Conduisait l’horreur et la mort
Avecque cette soldatesque.
Hispal en un moment se vit environné.
Maint corsaire sentit son bras déterminé.
De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes.
Cependant qu’il était au combat acharné,
Grifonio courut à la chambre des femmes.
Il savait que l’infante était dans ce vaisseau;
Et l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes,
Il l’emportait comme un moineau;
Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante,
Il prit aussi la cassette aux bijoux,
Aux diamants, aux témoignages doux
Que reçoit et garde une amante:
Car quelqu’un m’a dit, entre nous,
Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante
Un aveu dont d’abord elle parut contente,
Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux.
Le malheureux corsaire, emportant cette proie,
N’en eut pas longtemps de la joie.
Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,
S’étant quelque peu détaché,
Comme Grifonio passait d’un bord à l’autre,
Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal,
Le héros d’un revers coupe en deux l’animal:
Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre,
Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,
Avec maint autre dieu non moins extravagant:
Part demeure sur pieds, en la même posture.
On aurait ri de l’aventure,
Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau.
Hispal se jette après: l’un et l’autre vaisseau,
Malmené du combat, et privé de pilote,
Au gré d’Eole et de Neptune flotte.
La mort fit lâcher prise au géant pourfendu.
L’infante par sa robe en tombant soutenue,
Fut bientôt d’Hispal secourue.
Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu:
Ils étaient presque à demi-mille.
Ce qu’il jugea de plus facile,
Fut de gagner certains rochers,
Qui d’ordinaire étaient la perte des nochers,
Et furent le salut d’Hispal et de l’infante.
Aucuns ont assuré comme chose constante,
Que même du péril la cassette échappa;
Qu’à des cordons étant pendue,
La belle après soi la tira;
Autrement elle était perdue.
Notre nageur avait l’infante sur son dos
Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine,
La crainte de la faim suivit celle des flots;
Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine.
Le jour s’achève; il se passe une nuit;
Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit;
Point de quoi manger sur ces roches:
Voilà notre couple réduit
A sentir de la faim les premières approches.
Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux,
Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,
Ils perdaient doublement en leur mésaventure.
Après s’être longtemps regardés sans parler,
Hispal, dit la princesse, il se faut consoler;
Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure.
Nous n’en mourrons pas moins; mais il dépend de nous
D’adoucir l’aigreur de ses coups;
C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême.
Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ?
Ah ! si.. mais non, Madame, il n’est pas à propos
Que vous aimiez; vous seriez trop à plaindre.
Je brave à mon égard et la faim et les flots;
Mais jetant l’oeil sur vous je trouve tout à craindre.
La princesse à ces mots ne se put plus contraindre.
Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,
Regards d’être au ciel adressés,
Et puis sanglots, et puis soupirs encore:
En ce même langage Hispal lui repartit:
Tant qu’enfin un baiser suivit:
S’il fut pris ou donné c’est ce que l’on ignore.
Après force voeux impuissants,
Le héros dit: Puisqu’en cette aventure
Mourir nous est chose si sûre,
Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants
Ou des monstres marins deviennent la pâture ?
Sépulture pour sépulture,
La mer est égale, à mon sens:
Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ?
Serait-il point plus à propos
De nous abandonner aux flots ?
J’ai de la force encor, la côte est peu distante,
Le vent y pousse; essayons d’approcher;
Passons de rocher en rocher:
J’en vois beaucoup ou je puis prendre haleine.
Alaciel s’y résolut sans peine.
Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant,
La cassette en laisse suivant,
Et le nageur poussé du vent,
De roc en roc portant la belle,
Façon de naviger nouvelle.
Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,
Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs,
Hispal n’en pouvant plus, de faim, de lassitude,
De travail et d’inquiétude,
(Non pour lui, mais pour ses amours),
Après avoir jeuné deux jours,
Prit terre à la dixième traite,
Lui, la princesse, et la cassette. Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours
Cette cassette ? est-ce une circonstance
Qui soit de si grande importance ?
Oui selon mon avis; on va voir si j’ai tort.
Je ne prends point ici l’essor,
Ni n’affecte de railleries.
Si j’avais mis nos gens à bord
Sans argent et sans pierreries,
Seraient-ils pas demeurés court ?
On ne vit ni d’air ni d’amour.
Les amants ont beau dire et faire,
Il en faut revenir toujours au nécessaire.
La cassette y pourvut avec maint diamant.
Hispal vendit les uns, mit les autres en gages;
Fit achat d’un château le long de ces rivages;
Ce château, dit l’histoire, avait un parc fort grand,
Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages,
Sous ces ombrages nos amants
Passaient d’agréables moments:
Voyez combien voilà de choses enchaînées,
Et par la cassette amenées.
Or au fond de ce bois un certain antre était,
Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,
Sombre surtout; la nature semblait
L’avoir mis là non pour autre mystère.
Nos deux amants se promenant un jour,
Il arriva que ce fripon d’Amour
Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.
Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs,
Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs,
Plein d’une ardeur impatiente;
La princesse écoutait incertaine et tremblante.
Nous voici, disait-il, en un bord étranger,
Ignorés du reste des hommes;
Profitons-en; nous n’avons à songer
Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou nous sommes.
Qui vous retient ? on ne sait seulement
Si nous vivons; peut-être en ce moment
Tout le monde nous croit au corps d’une baleine.
Ou favorisez votre amant,
Ou qu’à votre époux il vous mène.
Mais pourquoi vous mener? vous pouvez rendre heureux
Celui dont vous avez éprouvé la constance.
Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ?
N’est-il point assez amoureux,
Et n’avez-vous point fait assez de résistance ?
Hispal haranguait de façon
Qu’il aurait échauffé des marbres,
Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,
Faisait semblant d’écrire sur les arbres.
Mais l’amour la faisait rêver
A d’autres choses qu’à graver
Des caractères sur l’écorce.
Son amant et le lieu l’assuraient du secret:
C’était une puissante amorce.
Elle résistait à regret:
Le printemps par malheur était lors en sa force.
Jeunes coeurs sont bien empêchés
A tenir leurs désirs cachés,
Etant pris par tant de manières.
Combien en voyons-nous se laisser pas à pas
Ravir jusqu’aux faveurs dernières,
Qui dans l’abord ne croyaient pas
Pouvoir accorder les premières ?
Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants.
Mainte fille a perdu ses gants,
Et femme au partir s’est trouvée,
Qui ne sait la plupart du temps
Comme la chose est arrivée.
Près de l’antre venus, notre amant proposa
D’entrer dedans; la belle s’excusa;
Mais malgré soi, déjà presque vaincue.
Les services d’Hispal en ce même moment
Lui reviennent devant la vue.
Ses jours sauvés des flots, son honneur d’un géant:
Que lui demandait son amant ?
Un bien dont elle était à sa valeur tenue
Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami,
Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde
Vous le vienne enlever; Madame, songez-y;
L’on ne sait pour qui l’on le garde.
L infante à ces raisons se rendant à demi,
Une pluie acheva l’affaire:
Il fallut se mettre à l’abri:
Je laisse à penser où. Le reste du mystère
Au fond de l’antre est demeuré.
Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle
A qui ce fait est arrivé
Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle.
L’ancre ne les vit seul de ces douceurs jouir:
Rien ne coûte en amour que la première peine.
Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr
Ceux de ce bois; car la forêt n’est pleine
Que des monuments amoureux
Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie.
On y verrait écrit: Ici pâma de joie
Des mortels le plus heureux
Là mourut un amant sur le sein de sa dame
En cet endroit, mille baisers de flamme
Furent donnés, et mille autres rendus.
Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus,
Si châteaux avaient une langue.
La chose en vint au point que, las de tant d’amour
Nos amants à la fin regrettèrent la cour.
La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue:
Vous m’ êtes cher, Hispal; j’aurais du déplaisir,
Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime.
Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir?
Je vous le demande à vous-même.
Ce sont des feux bientôt passés,
Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés;
Il y faut un peu de contrainte.
Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant
Ne nous soit un désert, et puis un monument;
Hispal, ôtez-moi cette crainte.
Allez-vous-en voir promptement
Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,
Quand on saura que nous sommes en vie.
Déguisez bien notre séjour:
Dites que vous venez préparer mon retour,
Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre,
Qu’il n’arrive plus d’aventure.
Croyez-moi, vous n’y perdrez rien:
Trouvez seulement le moyen
De me suivre en ma destinée,
Ou de fillage , ou d’hymenée;
Et tenez pour chose assurée
Que si je ne vous fais du bien
Je serai de près éclairée.
Que ce fut ou non son dessein,
Pour se servir d’Hispal, il fallait tout promettre.
Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin,
L’infante pour Zaïr le charge d’une lettre.
Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent;
Il arrive à la cour, où chacun lui demande
S’il est mort, s’il est vivant,
Tant la surprise fut grande;
En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait.
Dès qu’il eut à tout satisfait,
On fit partir une escorte puissante.
Hispal fut retenu; non qu’on eût en effet
Le moindre soupçon de l’infante.
Le chef de cette escorte était jeune et bien fait.
Abordé près du parc, avant tout il partage
Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,
Va droit avec l’autre au château.
La beauté de l’infante était beaucoup accrue:
Il en devint épris à la premiere vue;
Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fît beau,
Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée.
Elle s’en tint fort offensée;
Et l’avertit de son devoir.
Temoigner en tels cas un peu de désespoir,
Est quelquefois une bonne recette.
C’est ce que fait notre homme; il forme le dessein
De se laisser mourir de faim;
Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite:
On n a pas le temps d’en venir
Au repentir.
D’abord Alaciel riait de sa sottise.
Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant,
Elle toujours le détournant
D’une si terrible entreprise.
Le second jour commence à la toucher.
Elle rêve à cette aventure.
Laisser mourir un homme, et pouvoir l’empêcher !
C’est avoir l’âme un peu trop dure.
Par pitié donc elle condescendit
Aux volontés du capitaine;
Et cet office lui rendit
Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine;
Autrement le remède eût été sans effet.
Tandis que le galant se trouve satisfait,
Et remet les autres affaires,
Disant tantôt que les vents sont contraires,
Tantôt qu’il faut radouber ses galères,
Pour être en état de partir,
Tantôt qu’on vient de l’avertir
Qu’il est attendu des corsaires:
Un corsaire en effet arrive, et surprenant
Ses gens demeurés à la rade,
Les tue, et va donner au château l’escalade:
Du fier Grifonio c’était le lieutenant.
Il prend le chateau d’emblée.
Voilà la fête troublée.
Le jeûneur maudit son sort.
Le corsaire apprend d’abord
L’aventure de la belle,
Et la tirant à l’écart,
Il en veut avoir sa part.
Elle fit fort la rebelle.
Il ne s’en étonna pas,
N’étant novice en tels cas.
Le mieux que vous puissiez faire,
Lui dit tout franc ce corsaire,
C’est de m’avoir pour ami;
Je suis corsaire et demi.
Vous avez fait jeûner un pauvre misérable
Qui se mourait pour vous d’amour;
Vous jeûnerez à votre tour,
Ou vous me serez favorable.
La justice le veut: nous autres gens de mer
Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite;
Attendez-vous de n’avoir à manger
Que quand de ce côté vous aurez été quitte.
Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi.
Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point de loi.
S’accommoder à tout est chose nécessaire.
Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le faut faire.
Quand il plaît au destin que l’on en vienne là,
Augmenter sa souffrance est une erreur extrême;
Si par pitié d’autrui la belle se força,
Que ne point essayer par pitié de soi-même ?
Elle se force donc, et prend en gré le tout.
Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.
Si le corsaire eût été sage,
Il eut mené l’infante en un autre rivage.
Sage en amour ? hélas, il n’en est point.
Tandis que celui-ci croit avoir tout à point,
Vent pour partir, lieu propre pour attendre,
Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons,
Et veille quand nous sommeillons,
Lui trame en secret cet esclandre.
Le seigneur d’un château voisin de celui-ci,
Homme fort ami de la joie,
Sans nulle attache, et sans souci
Que de chercher toujours quelque nouvelle proie,
Ayant eu le vent des beautés,
Perfections, commodités,
Qu’en sa voisine on disait être
Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre le maître.
Il avait des amis, de l’argent, du crédit;
Pouvait assembler deux mille hommes;
Il les assemble donc un beau jour, et leur dit:
Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,
Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?
Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?
Allons tirer notre voisine
D’entre les griffes du mâtin.
Que ce soir chacun soit en armes;
Mais doucement et sans donner d’alarme:
Sous les auspices de la nuit,
Nous pourrons nous rendre sans bruit
Au pied de ce château, dès la petite pointe
Du jour.
La surprise à l’ombre étant jointe
Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour.
Pour ma part du butin je ne veux que la dame :
Non pas pour en user ainsi que ce voleur;
Je me sens un désir en l’âme,
De lui restituer ses biens et son honneur.
Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage,
Vivres, munitions, enfin tout l’équipage
Dont ces brigands ont rempli la maison.
Je vous demande encor un don;
C’est qu’on pende aux créneaux haut et court le corsaire.Cette harangue militaire
Leur sut tant d’ardeur inspirer,
Qu’il en fallut une autre afin de modérer
Le trop grand désir de bien faire.
Chacun repaît le soir étant venu:
L’on mange peu; l’on boit en récompense:
Quelques tonneaux sont mis sur cu.
Pour avoir fait cette dépense,
Il s’est gagné plusieurs combats,
Tant en Allemagne qu’en France.
Ce seigneur donc n’y manqua pas;
Et ce fut un trait de prudence.
Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras.
Point de tambours, force bons coutelas.
On part sans bruit, on arrive en silence.
L’orient venait de s’ouvrir.
C’est un temps ou le somme est dans sa violence,
Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir.
Presque tout le peuple corsaire
Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire,
Fut assommé sans le sentir.
Le chef pendu, l’on amène l’infante.
Son peu d’amour pour le voleur,
Sa surprise et son épouvante,
Et les civilités de son libérateur
Ne lui permirent pas de répandre des larmes.
Sa prière sauva la vie à quelques gens.
Elle plaignit les morts, consola les mourants,
Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes.
On dit même qu’en peu de temps
Elle perdit la mémoire
De ses deux derniers galants;
Je n’ai pas peine à le croire.
Son voisin la reçut en un appartement
Tout brillant d’or, et meublé richement.
On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre.
Nouvel hôte, et nouvel amant,
Ce n’était pas pour rien omettre;
Grande chère surtout, et des vins fort exquis.
Les dieux ne sont pas mieux servis.
Alaciel qui de sa vie
Selon sa Loi n’avait bu vin,
Goûta ce soir par compagnie
De ce breuvage si divin.
Elle ignorait l’effet d’une liqueur si douce,
Insensiblement fit carrouse:
Et comme amour jadis lui troubla la raison,
Ce fut lors un autre poison.
Tous deux sont à craindre des dames.
Alaciel mise au lit par ses femmes,
Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’un pas.
Quoi trouver ? dira-t-on; d’immobiles appas ?
Si j’en trouvais autant je saurais bien qu’en faire,
Disait l’autre jour un certain:
Qu’il me vienne une même affaire,
On verra si j’aurai recours à mon voisin.
Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle,
Cette nuit disposèrent d’elle.
Les charmes des premiers dissipés à la fin,
La princesse au sortir du somme
Se trouva dans les bras d’un homme.
La frayeur lui glaça la voix:
Elle ne put crier, et de crainte saisie
Permit tout à son hôte, et pour un autrefois
Lui laissa lier la partie.
Une nuit, lui dit-il. est de même que cent;
Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire.
Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant
Pour d’autres conquêtes soupire.
Il part un soir, prie un de ses amis
De faire cette nuit les honneurs du logis,
Prendre sa place, aller trouver la belle,
Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle,
Ne point parler, qu’il était fort aisé;
Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé
L’infante assurément agrérait son service.
L’autre bien volontiers lui rendit cet office.
Le moyen qu’un ami puisse être refusé ?
A ce nouveau venu la voila donc en proie.
Il ne put sans parler contenir cette joie.
La belle se plaignit être ainsi leur jouet:
Comment l’entend Monsieur mon hôte ?
Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ?
L’autre confessa qu’en effet
Ils avaient tort; mais que toute la faute
Etait au maître du logis.
Pour vous venger de son mépris,
Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.
Enchérissez sur les tendresses
Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votre amant:
Aimez-moi par dépit et par ressentiment,
Si vous ne pouvez autrement.
Son conseil fut suivi, l’on poussa les affaires,
L’on se vengea, l’on n’omit rien.
Que si l’ami s’en trouva bien,
L’hôte ne s’en tourmenta guères.
Et de cinq si j’ai bien compté.
Le sixième incident des travaux de l’infante
Par quelques-uns est rapporté
D’une manière différente.
Force gens concluront de là
Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle,
C’est médisance que cela:
Je ne voudrais mentir pour elle.
Son époux n’eut assurément
Que huit précurseurs seulement.
Poursuivons donc notre nouvelle.
L’hôte revint quand l’ami fut content.
Alaciel lui pardonnant,
Fit entre eux les choses égales:
La clémence sied bien aux personnes royales.
Ainsi de main en main Alaciel passait
Et souvent se divertissait
Aux menus ouvrages des filles
Qui la servaient, toutes assez gentilles.
Elle en aimait fort une à qui l’on en contait;
Et le conteur était un certain gentilhomme
De ce logis, bien fait et galant homme
Mais violent dans ses désirs,
Et grand ménager de soupirs,
Jusques à commencer près de la plus sévère
Par où l’on finit d’ordinaire.
Un jour au bout du parc le galant rencontra
Cette fillette
Et dans un pavillon fit tant qu’il l’attira
Toute seulette.
L’infante était fort près de là:
Mais il ne la vit point, et crut en assurance
Pouvoir user de violence.
Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs,
Peste d’amour, et des douceurs
Dont il tire sa subsistance
Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.
La crainte lui nuisait autant que le devoir.
Cette fille l’aurait selon toute apparence
Favorisé,
Si la belle eut osé.
Se voyant craint de cette sorte,
Il fit tant qu’en ce pavillon
Elle entra par occasion;
Puis le galant ferme la porte:
Mais en vain, car l’infante avait de quoi l’ouvrir.
La fille voit sa faute, et tâche de sortir.
Il la retient: elle crie, elle appelle:
L’infante vient, et vient comme il fallait,
Quand sur ses fins la demoiselle était.
Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine;
Quand il devrait leur attacher les mains.
Si loin de tous secours humains,
Dit-il, la résistance est vaine.
Tirez au sort sans marchander;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.
Qu’a fait Madame ? dit la belle,
Pâtira-t-elle pour autrui ?
Oui si le sort tombe sur elle,
Dit le galant, prenez-vous-en à lui.
Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à toute extrémité.
Ce combat plein de charité
Fut par le sort à la fin terminé.
L’infante en eut toute la gloire:
Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire:
L’autre sortit, et l’on jura
De ne rien dire de cela.
Mais le galant se serait laissé pendre
Plutôt que de cacher un secret si plaisant;
Et pour le divulguer il ne voulut attendre
Que le temps qu’il fallait pour trouver seulement
Quelqu’un qui le voulût entendre.
Ce changement de favoris
Devint à l’infante une peine;
Elle eut regret d’être l’Hélène
D’un si grand nombre de Paris.
Aussi l’Amour se jouait d’elle.
Un jour entre autres que la belle
Dans un bois dormait à l’écart
Il s’y rencontra par hasard
Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures
De ces sortes de gens que sur des palefrois
Les belles suivaient autrefois,
Et passaient pour chastes et pures.
Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,
Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,
N’eut vu la princesse endormie,
Que de prendre un baiser il forma le dessein;
Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein,
Il était sur le point d’en passer son envie,
Quand tout d’un coup il se souvint
Des lois de la chevalerie.
A ce penser il se retint,
Priant toutefois en son âme
Toutes les puissances d’amour
Qu’il put courir en ce séjour
Quelque aventure avec la dame.
L’infante s’éveilla surprise au dernier point.
Non non, dit-il, ne craignez point;
Je ne suis géant ni sauvage
Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux
D’avoir trouvé dans ce bocage
Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans les cieux.
Après ce compliment, sans plus longue demeure,
Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasait;
C’était un homme qui faisait
Beaucoup de chemin en peu d’heure.
Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras,
Et tout ce qu’en semblables cas
On a de coutume de dire
A celles pour qui l’on soupire.
Son offre fut reçue, et la belle lui fit
Un long roman de son histoire,
Supprimant, comme l’on peut croire,
Les six galants. L’aventurier en prit
Ce qu’il crut à propos d’en prendre;
Et comme Alaciel de son sort se plaignit,
Cet inconnu s’engagea de la rendre
Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut un mois.
Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause:
Si les dieux avaient mis la chose
Jusques à présent à mon choix,
J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.
Pourvu qu’Amour me prête vie,
Vous les verrez, dit-il. C’est seulement à vous
D’apporter remède à vos coups,
Et consentir que mon ardeur s’apaise:
Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)
Vous demeureriez seule; et pour vous parler franc
Je tiens ce service assez grand,
Pour me flatter d’une espérance
De récompense.
Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs,
Convint d’un nombre de faveurs,
Qu’ afin que la chose fut sûre,
Cette princesse lui payrait,
Non tout d’un coup, mais à mesure
Que le voyage se ferait;
Tant chaque jour, sans nulle faute.
Le marché s’étant ainsi fait,
La princesse en croupe se met,
Sans prendre congé de son hôte.
L’inconnu qui pour quelque temps
S’était défait de tous ses gens,
La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe
Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur.
Notre héroïne prend en descendant de croupe
Un palefroi. Cependant le seigneur
Marche toujours à côté d’elle,
Tantôt lui conte une nouvelle,
Et tantôt lui parle d’amour,
Pour rendre le chemin plus court.Avec beaucoup de foi le traité s’exécute:
Pas la moindre ombre de dispute
Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands
De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens)
Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent
Et s’embarquèrent.
Cet élément ne leur fut pas moins doux
Que l’autre avait été; certain calme au contraire
Prolongeant le chemin, augmenta le salaire.
Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous
Au port de Joppe, et là se rafraîchirent;
Au bout de deux jours en partirent,
Sans autre escorte que leur train:
Ce fut aux brigands une amorce:
Un gros d’Arabes en chemin
Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force,
Quand notre aventurier fit un dernier effort
Repoussa les brigands, reçut une blessure
Qui le mit dans la sépulture;
Non sur-le-champ; devant sa mort
I1 pourvut à la belle, ordonna du voyage,
En chargea son neveu jeune homme de courage,
Lui léguant par même moyen
Le surplus des faveurs, avec son équipage,
Et tout le reste de son bien.
Quand on fut revenu de toutes ces alarmes
Et que l’on eut versé certain nombre de larmes
On satisfit au testament du mort;
On paya les faveurs, dont enfin la dernière
Echut justement sur le bord
De la frontière.
En cet endroit le neveu la quitta,
Pour ne donner aucun ombrage;
Et le gouverneur la guida
Pendant le reste du voyage.
Au soudan il la présenta.
D’exprimer ici la tendresse,
Ou pour mieux dire les transports,
Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,
I1 faudrait de nouveaux efforts;
Et je n’en puis plus faire: il est bon que j’imite
Phébus, qui sur la fin du jour
Tombe d’ordinaire si court
Qu’on dirait qu’il se précipite.
Le gouverneur aimait à se faire écouter;
Ce fut un passe-temps de l’entendre conter
Monts et merveilles de la dame
Qui riait sans doute en son âme.
Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan,
Hispal étant parti, Madame incontinent,
Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,
Résolut de vaquer nuit et jour au service
D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit.
Je ne vous aurais jamais dit
Tous ses temples et ses chapelles,
Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.
Là les gens pour idole ont un certain oiseau,
Qui dans ses portraits est fort beau,
Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.
Au contraire des autres dieux,
Qu’on ne sert que quand on est vieux,
La jeunesse lui sacrifie.
Si vous saviez l’honnête vie
Qu’en le servant menait Madame Alaciel,
Vous béniriez cent fois le Ciel
De vous avoir donné fille tant accomplie.
Au reste en ces pays on vit d’autre façon
Que parmi vous; les belles vont et viennent:
Point d’eunuques qui les retiennent;
Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton.
Madame dès l’abord s’est faite à leur méthode,
Tant elle est de facile humeur;
Et je puis dire à son honneur
Que de tout elle s’accommode.
Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés,
La princesse partit pour Garbe en grande escorte.
Les gens qui la suivaient furent tous régalés
De beaux présents; et d’une amour si forte
Cette belle toucha le coeur de Mamolin,
Qu’il ne se tenait pas. On fit un grand festin,
Pendant lequel, ayant belle audience,
Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.
Dit les mensonges qu’il lui plut.
Mamolin et sa cour écoutaient en silence.
La nuit vint: on porta la reine dans son lit.
A son honneur elle en sortit:
Le prince en rendit témoignage.
Alaciel, à ce qu’on dit
N’en demandait pas davantage.
Ce conte nous apprend que beaucoup de maris
Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires
N’y viennent bien souvent qu’après les favoris,
Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissent guères.
Le plus sûr toutefois est de se bien garder,
Craindre tout, ne rien hasarder.
Filles maintenez-vous; l’affaire est d’importance.
Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France.
Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près:
C’est là l’un des plus grands secrets
Pour empêcher les aventures.
Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures
Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons:
Rompez-lui toutes ses mesures:
Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons.
Ne m’allez point conter: c’est le droit des garçons
Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre.
Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvait défendre,
Le remède sera de rire en son malheur.
Il est bon de garder sa fleur;
Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre.

L’Ermite

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux:
Nous n’en avons ici que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort:
On y fait plus, on n’y fait nulle chose
C’est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D’amour honnête, et puis me voilà fort.
Tout au rebours il est une province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.
On les connaît à leur visage mince,
Le long dormir est exclu de ce lieu:
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cettui me semble à le voir Papimane.
Si d’autre part celui que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hésiter qualifiez cet homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint-père:
Punis en sont; rien chez eux ne prospère –
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
A Lucifer c’est sa maison des champs
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs
Verser? un champ dans l’île dessus dite.
Dame Venus , et Dame Hypocrisie,
Font quelquefois ensemble de bons coups;
Tout homme est homme, les ermites sur tous ;
Ce que j’en dis, ce n’est point par envie.
Avez-vous soeur, fille, ou femme jolie,
Gardez le froc; c’est un maître Gonin ;
Vous en tenez s’il tombe sous sa main
Belle qui soit quelque peu simple et neuve .
Pour vous montrer que je ne parle en vain,
Lisez ceci, je ne veux autre preuve.
Un jeune ermite était tenu pour saint:
On lui gardait place dans la Légende .
L homme de Dieu d’une corde était ceint
Pleine de noeuds, mais sous sa houppelande
Logeait le coeur d’un dangereux paillard.
Un chapelet pendait à sa ceinture
Long d’une brasse, et gros outre mesure;
Une clochette était de l’autre part.
Au demeurant, il faisait le cafard ,
Se renfermait voyant une femelle,
Dedans sa coque, et baissait la prunelle:
Vous n’auriez dit qu’il eut mange le lard.
Un bourg était dedans son voisinage,
Et dans ce bourg une veuve fort sage,
Qui demeurait tout a l’extrémité.
Elle n’avait pour tout bien qu’une fille
Jeune, ingénue, agréable et gentille;
Pucelle encor; mais a la vérité
Moins par vertu que par simplicité,
Peu d’entregent , beaucoup d’honnêteté,
D’autre dot point, d’amants pas davantage.
Du temps d’Adam qu’on naissait tout vêtu,
Je pense bien que la belle en eut eu,
Car avec rien on montait un ménage.
Il ne fallait matelas ni linceul:
Même le. lit était pas nécessaire.
Ce temps n’est plus. Hymen qui marchait seul,
Mène a présent a sa suite un notaire.
L’anachorète, en quêtant par le bourg,
Vit cette fille, et dit sous son capuce:
Voici de quoi; si tu sais quelque tour,
11 te le faut employer, frère Luce.
Pas n y manqua, voici comme il s’y prit.
Elle logeait, comme j’ai déjà dit,
Tout près des champs, dans une maisonnette,
Dont la cloison par notre anachorète
Etant perche aisément et sans bruit,
Le compagnon par une belle nuit
(Belle, non pas, le vent et la tempête
Favorisaient le dessein du galant)
Une nuit donc, dans le pertuis mettant
Un long cornet, tout du haut de la tête
Il leur cria: Femmes écoutez-moi.
A cette voix, toutes pleines d’effroi,
Se blottissant, I’une et l’autre est en transe.
Il continue, et corne a toute outrance
Réveillez-vous créatures de Dieu,
Toi femme veuve, et toi fille pucelle:
Allez trouver mon serviteur fidèle
L’ermite Luce, et partez de ce lieu
Demain marin sans le dire a personne;
Car c est ainsi que le Ciel vous l’ordonne.
Ne craignez point, je conduirai vos pas,
Luce est bénin. Toi veuve tu feras
Que de ta fille il ait la compagnie;
Car d’eux doit naitre un pape, dont la vie
Réformera tout le peuple chrétien.
La chose fut tellement prononcée,
Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée
Ne laissa pas de l’entendre fort bien.
La peur les tint un quart d’heure en silence.
La fille enfin met le nez hors des draps
Et puis tirant sa mère par le bras,
Lui dit d’un ton tout rempli d’innocence:
Mon Dieu ! maman, y faudra-t-il aller ?
Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-il faire ?
Je ne sais pas comment il faut parler;
Ma cousine Anne est bien mieux son affaire
Et retiendrait bien mieux tous ses sermons.
Sotte, tais-toi, lui répartit la mère,
C’est bien cela; va, va, pour ces leçons
Il n’est besoin de tout l’esprit du monde:
Dès la première, ou bien dès la seconde,
Ta cousine Anne en saura moins que toi.
Oui ? dit la fille, hé mon Dieu, menez-moi.
Partons bientôt, nous reviendrons au gîte,
Tout doux, reprit la mère en souriant.
Il ne faut pas que nous allions si vite:
Car que sait-on ? le diable est bien méchant,
Et bien trompeur; si c’était lui, ma fille,
Qui fut venu pour nous tendre des lacs ?
As-tu pris garde ? il parlait d’un ton cas ,
Comme je crois que parle la famille
De Lucifer. Le fait mérite bien
Que sans courir ni précipiter rien,
Nous nous gardions de nous laisser surprendre.
Si la frayeur t’avait fait mal entendre:
Pour moi j’avais l’esprit tout éperdu.
Non non, maman, j’ai fort bien entendu,
Dit la fillette. Or bien reprit la mère,
Puisque ainsi va, mettons-nous en prière.
Le lendernain, tout le jour se passa
A raisonner, et par-ci, et par-là,
Sur cette voix et sur cette rencontre.
La nuit venue arrive le corneur:
Il leur cria d’un ton à faire peur:
Femme incrédule et qui vas à l’encontre
Des volontés de Dieu ton créateur,
Ne tarde plus, va-t’en trouver l’ermite,
Ou tu mourras. La fillette reprit:
Hé bien, maman, l’avais-je pas bien dit ?
Mon Dieu partons; allons rendre visite
A l’homme saint; je crains tant votre mort
Que j’y courrais, et tout de mon plus fort,
S’il le fallait. Allons donc, dit la mère.
La belle mit son corset des bons jours
Son demi-ceint, ses pendants de velours,
Sans se douter de ce qu’elle allait faire .
Jeune fillette a toujours soin de plaire.
Notre cagot s’était mis aux aguets,
Et par un trou qu’il avait fait exprès
A sa cellule, il voulait que ces femmes
Le pussent voir comme un brave soldat
Le fouet en main, toujours en un état
De pénitence, et de tirer des flammes
Quelque défunt puni pour ses méfaits,
Faisant si bien en frappant tout auprès,
Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.
Il n’ouvrit pas a nos deux pèlerines
Du premier coup, et pendant un moment
Chacune peut l’entrevoir s’escrimant
Du saint outil. Enfin la porte s’ouvre,
Mais ce ne fut d’un bon Miserere.
Le papelard contrefait l’etonné.
Tout en tremblant la veuve lui découvre,
Non sans rougir, le cas comme il était.
A six pas d’eux la fillette attendait
Le résultat, qui fut que notre ermite
Les renvoya, fit le bon hypocrite.
Je crains, dit-il, les ruses du malin:
Dispensez-moi, le sexe féminin
Ne doit avoir en ma cellule entrée.
Jamais de moi saint-père ne naîtra.
La veuve dit, toute déconfortée:
Jamais de vous ? et pourquoi ne fera ?
Elle ne put en tirer autre chose.
En s’en allant la fillette disait:
Hélas ! maman, nos pêchés en sont cause.
La nuit revient, et l’une et l’autre était
Au premier somme, alors que l’hypocrite
Et son cornet font bruire la maison.
Il leur cria toujours du même ton:
Retournez voir Luce le saint ermite.
Je l’ai changé, retournez dès demain.
Les voilà donc derechef en chemin.
Pour ne tirer plus en long cette histoire,
Il les reçût. La mère s’en alla,
Seule s’entend, la fille demeura,
Tout doucement il vous l’apprivoisa,
Lui prit d’abord son joli bras d’ivoire,
Puis s’approcha, puis en vint au baiser,
Puis aux beautés que l’on cache à la vue,
Puis le. galant vous la mit toute nue,
Comme s’il eut voulu la baptiser.
O papelards! qu’on se trompe à vos mines !
Tant lui donna du retour de matines ,
Que maux de coeur vinrent premièrement,
Et maux de coeur chassés, Dieu sait comment.
En fin finale, une certaine enflure
La contraignit d’allonger sa ceinture:
Mais en cachette, et sans en avertir
Le forge-pape, encore moins la mère.
Elles craignait qu’on ne la fît partir:
Le jeu d’amour commençait à lui plaire.
Vous me direz: d’où lui vint tant d’esprit?
D’où? de ce jeu, c’est l’arbre de science.
Sept mois entiers la galande attendit;
Elle allégua son peu d’expérience.
Dès que la mère eut indice certain
De sa grossesse, elle lui fit soudain
Trousser bagage et remercia l’hôte.
Lui de sa part rendit grâce au Seigneur
Qui soulageait son pauvre serviteur.
Puis, au départ, il leur dit que sans faute,
Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.
Gardez pourtant, Dame, de faire rien
Qui puisse nuire à votre gantière.
Ayez grand soin de cette créature,
Car tout bonheur vous en arrivera.
Vous régnerez, serez la signora,
Ferez monter aux grandeurs tous les vôtres,
Princes les uns et grands seigneurs les autres.
Vos cousins ducs, cardinaux vos neveux:
Places, châteaux, tant pour vous que pour eux,
Ne manqueront en aucune manière,
Non plus que l’eau qui coule en la rivière.
Leur ayant fait cette prédiction,
Il leur donna sa bénédiction.
La signora, de retour chez sa mère,
S’entretenait jour et nuit du saint-père,
Préparait tout, lui faisait des béguins:
Au demeurant prenait tous les matins
La couple d’oeufs, attendait en liesse
Ce qui viendrait d’une telle grossesse.
Mais ce qui vint détruisit les châteaux,
Fit avorter les mitres, les chapeaux,
Et les grandeurs de toute la famille.
La signora mit au monde une fille.

Mazet de Lamporechio

Le voile n’est le rempart le plus sûr
Contre l’Amour, ni le moins accessible .
Un bon mari, mieux que grille ni mur,
Y pourvoira, si pourvoir est possible.
C’est à mon sens une erreur trop visible
A des parents, pour ne dire autrement,
De présumer, après qu’une personne,
Bon gré, mal gré, s’est mise en un couvent,
Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on lui donne.
Abus, abus; je tiens que le Malin
N’a revenu plus clair et plus certain
(Sauf toutefois l’assistance divine.)
Encore un coup ne faut qu’on s’imagine
Que d’être pure et nette de pêché
Soit privilège à la guimpe attaché.
Nenni da, non; je prétends qu’au contraire,
Filles du monde ont toujours plus de peur,
Que l’on ne donne atteinte à leur honneur;
La raison est qu’elles en ont affaire.
Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.
Les autres n’ont pour un seul adversaire.
Tentatlon, fille d’oisiveté,
Ne manque pas d’agir de son côté:
Puis le désir, enfant de la contrainte.
Ma fille est nonne, Ergo, c’est une sainte,
Mal raisonner. Des quatre parts les trois
En ont regret et se mordent les doigts;
Font souvent pis; au moins l’ai-je ouï dire;
Car pour ce point je parle sans savoir.
Boccace en fait certain conte pour rire,
Que j’ai rimé comme vous allez voir.
Un bon vieillard en un couvent de filles
Autrefois fut, labourait le jardin.
Elles étaient toutes assez gentilles,
Et volontiers jasaient dès le matin.
Tant ne songeaient au service divin,
Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,
Bien blanchement, comme droites poupées,
Prête chacune à tenir coup aux gens;
Et n’était bruit qu’il se trouvât léans
Fille qui n’eût de quoi rendre le change,
Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.
Huit soeurs étaient, et l’abbesse sont neuf,
Si mal d’accord que c’était chose étrange.
De la beauté la plupart en avaient;
De la jeunesse elles en avaient toutes.
En cettui lieu beaux pères fréquentaient,
Comme on peut croire; et tant bien supputaient
Qu’il ne manquait à tomber sur leurs routes.
Le bon vieillard jardinier dessus dit,
Près de ces soeurs perdait presque l’esprit;
A leur caprice il ne pouvait suffire.
Toutes voulaient au vieillard commander;
Dont ne pouvant entre elles s’accorder,
Il souffrait plus que l’on ne saurait dire.
Force lui fut de quitter la maison.
Il en sortit de la même facon
Qu’était entré là dedans le pauvre homme,
Sans croix ne pile, et n’ayant rien en somme
Qu’un vieil habit. Certain jeune garcon
De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,
Dit au vieillard un beau jour après boire,
Et raisonnant sur le fait des nonnains:
Qu’il passerait bien volontiers sa vie
Près de ces soeurs; et qu’il avait envie
De leur offrir son travail et ses mains:
Sans demander récompense ni gages.
Le compagnon ne visait à l’argent:
Trop bien croyait, ces soeurs étant peu sages,
Qu’il en pourrait croquer une en passant,
Et puis une autre, et puis toute la troupe.
Nuto lui dit (c’est le nom du vieillard):
Crois-moi, Mazet, mets-toi quelque autre part.
J’aimerais mieux être sans pain ni soupe
Que d’employer en ce lieu mon travail.
Les nonnes sont un étrange bétail.
Qui n’a tâté de cette marchandise
Ne sait encor ce que c’est que tourment.
Je te le dis, laisse la ce couvent;
Car d’espérer les servir à leur guise
C’est un abus; l’une voudra du mou
L’autre du dur; par quoi je te tiens fou
D’autant plus fou que ces filles sont sottes;
Tu n’auras pas oeuvre faite entre nous
L’une voudra que tu plantes des choux,
L’autre voudra que ce soit des carottes.
Mazet reprit: Ce n’est pas là e point.
Vois-tu Nuto, je ne suis qu’une bête;
Mais dans ce lieu tu ne me verras point
Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.
La raison est que je n’ai que vingt ans;
Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.
Je leur suis propre, et ne demande en somme
Que être admis. Dit alors le bon homme:
Au factotum tu n’as qu’à t’adresser;
Allons-nous-en de ce pas lui parler.
Allons, dit l’autre. Il me vient une chose
Dedans l’esprit: je ferai le muet
Et l’idiot. Je pense qu’en effet,
Reprit Nuto, cela peut être cause
Que le Pater avec le factotum
N’auront de toi ni crainte ni soupçon.
La chose alla comme ils l’avaient prévue.
Voila Mazet, à qui pour bienvenue
L’on fait bêcher la moitié du jardin.
Il contrefait le sot et le badin,
Et cependant laboure comme un sire.
Autour de lui les nonnes allaient rire.
Un certain jour le compagnon dormant,
Ou bien feignant de dormir, il n’importe:
(Boccace dit qu’il en faisait semblant)
Deux des nonnains le voyant de la sorte
Seul au jardin; (car sur le haut du jour,
Nulle des soeurs ne faisait long séjour
Hors le logis, le tout crainte du hâle)
De ces deux donc, l’une approchant Mazet,
Dit à sa soeur: Dedans ce cabinet
Menons ce sot: Mazet était beau mâle,
Et la galande à le considérer
Avait pris goût; pourquoi sans différer
Amour lui fit proposer cette affaire.
L’autre reprit: Là dedans ? et quoi faire ?
Quoi ? dit la soeur, je ne sais, l’on verra;
Ce que l’on fait alors qu’on en est là:
Ne dit-on pas qu’il se fait quelque chose ?
JESUS, reprit l’autre soeur se signant,
Que dis-tu là ? notre règle défend
De tels pensers. S’il nous fait un enfant ?
Si l’on nous voit ? tu t’en vas être cause
De quelque mal. On ne nous verra point,
Dit la première; et quant à l’autre point
C’est s’alarmer avant que le coup vienne.
Usons du temps sans nous tant mettre en peine,
Et sans prévoir les choses de si loin.
Nul n’est ici, nous avons tout à point,
L’heure, et le lieu si touffu, que la vue
N’y peut passer; et puis sur l’avenue
Je suis d’avis qu’une fasse le guet:
Tandis que l’autre étant avec Mazet,
A son bel aise aura lieu de s’instruire:
Il est muet et n’en pourra rien dire.
Soit fait, dit l’autre; il faut à ton désir
Acquiescer, et te faire plaisir.
Je passerai si tu veux la première
Pour t’obliger au moins à ton loisir
Tu t’ébattras puis après de manière
Qu’il ne sera besoin d’y retourner:
Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.
Je le vois bien, dit l’autre plus sincère:
Tu ne voudrais sans cela commencer
Assurément; et tu serais honteuse .
Tant y resta cette soeur scrupuleuse,
Qu’à la fin l’autre allant la dégager
De faction la fut faire changer.
Notre muet fait nouvelle partie:
Il s’en tira non si gaillardement:
Cette soeur fut beaucoup plus mal lotie;
Le pauvre gars acheva simplement
Trois fois le jeu, puis après il fit chasse.
Les deux nonnains n’oublièrent la trace
Du cabinet, non plus que du jardin;
Il ne fallait leur montrer le chemin.
Mazet, pourtant, se ménagea de sorte
Qu’à Soeur Agnès, quelques jours ensuivant
Il fit apprendre une semblable note
En un pressoir tout au bout du couvent;
Soeur Angélique et soeur Claude suivirent,
L’une au dortoir, l’autre dans un cellier:
Tant qu’à la fin la cave et le grenier
Du fait des soeurs maintes choses apprirent.
Point n’en resta que le sire Mazet
Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.
L’abbesse aussi voulut entrer en danse,
Elle eut son droit, double et triple pitance,
De quoi les soeurs jeûnèrent très longtemps.
Mazet n’avait faute de restaurants;
Mais restaurants ne sont pas grande affaire
A tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,
Qu’avec l’abbesse un jour venant au choc:
J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un bon coq
N’en a que sept, au moins qu’on ne me laisse
Toutes les neuf. Miracle, dit l’abbesse,
Venez mes soeurs, nos jeunes ont tant fait
Que Mazet parle. A l’entour du muet,
Non plus muet, toutes huit accoururent;
Tinrent chapitre, et sur l’heure conclurent
Qu’à l’avenir Mazet serait choyé
Pour le plus sûr; car qu’il fut renvoyé,
Cela rendrait la chose manifeste.
Le compagnon bien nourri, bien payé
Fit ce qu’il put, d’autres firent le reste.
Il les engea de petits Mazillons,
Desquels on fit de petits moinillons;
Ces moinillons devinrent bientôt pères;
Comme les soeurs devinrent bientôt mères
A leur regret, pleines d’humilité;
Mais jamais nom ne fut mieux mérité.
Autres contes:
  • Les Frères de Catalogne
  • Le Berceau
  • L’Oraison de Saint-Julien
  • La Servante justifiée
  • Le Calendriers des Vieillards
  • Le Villageois qui a perdu son veau
  • L’anneau d’Hans Carvel
  • Le Gascon puni

Troisième partie des Contes (1671)

Les Oies du Père Philippe

Je dois trop au beau sexe; il me fait trop d’honneur
De lire ces récits; si tant est qu’il les lise.
Pourquoi non? c’est assez qu’il condamne en son coeur
Celles qui font quelque sottise.
Ne peut-il pas sans qu’il le dise,
Rire sous cape de ces tours,
Quelque aventure qu’il y trouve ?
S’ils sont faux, ce sont vains discours;
S’ils sont vrais, il les désapprouve.
Irait-il après tout s’alarmer sans raison
Pour un peu de plaisanterie ?
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre;
Je réponds de vous corps pour corps:
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre
Qu’on ne s’enferme avec les morts ?
Le monde ne vous connaît guères,
S’il croit que les faveurs sont chez vous familières:
Non pas que les heureux amants
Soient ni phénix ni corbeaux blancs;
Aussi ne sont-ce fourmilières.
Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons.
J’ai servi des beautés de toutes les façons:
Qu’ai- je gagné ? très peu de chose;
Rien. Je m’aviserais sur le tard d’être cause
Que la moindre de vous commît le moindre mal !
Contons; mais contons bien; c’est le point principal;
C’est tout: à cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille.
Censurez tant qu’il vous plaira
Méchants vers, et phrases méchantes;
Mais pour bons tours, laissez-les là;
Ce sont choses indifférentes;
Je n’y vois rien de périlleux.
Les mères, les maris, me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus!
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait mon livre irait le faire !
Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté;
Mais je voudrais m’être acquitté
De cette grâce par avance.
Que puis-je faire en récompense ?
Un conte ou l’on va voir vos appas triompher:
Nulle précaution ne les peut étouffer.
Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore
Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunes ans,
Outre l’éclat des cieux, et les beautés des champs,
Il eût vu les vôtres encore.
Aussi dès qu’il les vit il en sentit les coups;
Vous surpassâtes tout; il n’eut d’yeux que pour vous;
Il laissa les palais: enfin votre personne
Lui parut avoir plus d’attraits
Que n’en auraient à beaucoup près
Tous les joyaux de la Couronne.
On l’avait dès l’enfance élevé dans un bois.
Là son unique compagnie
Consistait aux oiseaux: leur aimable harmonie
Le désennuyait quelquefois.
Tout son plaisir était cet innocent ramage:
Encor ne pouvait-il entendre leur langage.
En une école si sauvage
Son père l’amena dès ses plus tendres ans.
Il venait de perdre sa mère;
Et le pauvre garçon ne connut la lumière
Qu’afin qu’il ignorât les gens:
Il ne s’en figura pendant un fort long temps
Point d’autres que les habitants
De cette foret; c’est-à-dire
Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire
Pour respirer sans plus, et ne songer à rien.
Ce qui porta son père à fuir tout entretien,
Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes;
L’une la haine des personnes,
L’autre la crainte; et depuis qu’à ses yeux
Sa femme disparut s’envolant dans les Cieux,
Le monde lui fut odieux:
Las d’y gémir, et de s’y plaindre,
Et partout des plaintes ouïr,
Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,
Et le reste des femmes craindre.
Il voulut être ermite; et destina son fils
A ce même genre de vie.
Ses biens aux pauvres départis,
Il s’en va seul, sans compagnie
Que celle de ce fils, qu’il portait dans ses bras:
Au fond d’une forêt il arrête ses pas.
(Cet homme s’appelait Philippe, dit l’histoire.)
Là, par un saint motif, et non par humeur noire,
Notre ermite nouveau cache avec très grand soin
Cent choses à l’enfant; ne lui dit près ni loin
Qu’il fut au monde aucune femme,
Aucuns désirs, aucun amour;
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour
La nourriture de son âme.
A cinq il lui nomma des fleurs, des animaux;
L’entretint de petits oiseaux;
Et parmi ce discours aux enfants agréable,
Mêla des menaces du diable;
Lui dit qu’il était fait d’une étrange façon:
La crainte est aux enfants la première leçon.
Les dix ans expirés, matière plus profonde
Se mit sur le tapis: un peu de l’autre monde
Au jeune enfant fut révélé;
Et de la femme point parlé.
Vers quinze ans lui fut enseigné,
Tout autant que l’on put, l’auteur de la nature;
Et rien touchant la créature.
Ce propos n’est alors déjà plus de saison
Pour ceux qu’au monde on veut soustraire;
Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire.
Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon
De le mener à la ville prochaine.
Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’à peine
Aller quérir son vivre: et lui mort après tout
Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout
De subsister sans connaître personne ?
Les loups n’étaient pas gens qui donnassent l’aumône.
Il savait bien que le garçon
N’aurait de lui pour héritage,
Qu’une besace et qu’un bâton:
C’était un étrange partage.
Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans.
Au reste il était peu de gens
Qui ne lui donnassent la miche.
Frère Philippe eût été riche
S’il eut voulu. Tous les petits enfants
Le connaissaient; et du haut de leur tête,
Ils criaient: Apprêtez la quête;
Voilà frère Philippe. Enfin dans la cité
Frère Philippe souhaité
Avait force dévots; de dévotes pas une;
Car il n’en voulait point avoir.
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir,
Le pauvre homme le mène voir
Les gens de bien, et tente la fortune.
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils.
Voilà nos ermites partis.
Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,
Et de tous objets assortie:
Le prince y faisait son séjour.
Le jeune homme tombe des nues
Demandait: Qu’est-ce là ? Ce sont des gens de cour.
Et là ? Ce sont palais. Ici ? Ce sont statues.
Il considérait tout: quand de jeunes beautés
Aux yeux vifs, aux traits enchantés,
Passèrent devant lui; dès lors nulle autre chose
Ne put ses regards attirer.
Adieu palais; adieu ce qu’il vient d’admirer:
Voici bien pis, et bien une autre cause
D’étonnement.
Ravi comme en extase à cet objet charmant:
Qu’est-ce là, dit-il à son père,
Qui porte un si gentil habit ?
Comment l’appelle-t-on ? ce discours ne plut guère
Au bon vieillard, qui répondit:
C’est un oiseau qui s’appelle oie.
O l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie.
Oie, hélas chante un peu, que j’entende ta voix.
Peut-on point un peu te connaître ?
Mon père je vous prie et mille et mille fois,
Menons-en une en notre bois;
J’aurai soin de la faire paître.

La Coupe enchantée

Les maux les plus cruels ne sont que des chansons.
Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.
Figurez-vous un fou chez qui tous les soupcons
Sont bien venus, quoi qu’on lui die.
Il n’a pas un moment de repos en sa vie.
Si l’oreille lui tinte, o dieux ! tout est perdu
Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.
Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.
Je ne vous voudrais pas un tel point garantir;
Car pour songer il faut dormir,
Et les jaloux ne dorment guère.
Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux
Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne
C’est cocuage qu’en personne
Il a vu de ses propres yeux.
Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,
Il veut à toute force être au nombre des sots.
Il se maintient cocu, du moins de la pensée
S’il ne l’est en chair et en os.
Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que cocuage ?
Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ?
Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien
Se moquent avec juste cause ?
Quand on l’ignore, ce n’est rien
Quand on le sait, c’est peu de chose.
Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas:
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas
A celui-là qui but dans la coupe enchantée.
Profitez du malheur d’autrui.
Si cette histoire peut soulager votre ennui,
Je vous l’aurai bientôt contée.
Mais je vous veux premièrement,
Prouver par bon raisonnement,
Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,
N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet
En mettez-vous votre bonnet
Moins aisément que de coutume ?
Cela s’en va-t-il pas tout net !
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence;
Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?
Vous apercevez-vous d’aucune différence ?
Je tire donc ma conséquence,
Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,
Cocuage n’est point un mal. 

La Courtisane amoureuse

Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles.
En gens coquets il change les Catons.
Par lui les sots deviennent des oracles.
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus le même:
Témoin Hercule, et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis
Chantait aux vents ses amoureux soucis,
Et pour charmer sa nymphe joliette
Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau.
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent: Boccace en rapporte un
Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.
C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,
Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit,
Amour le lèche, et tant qu’il le polit.
Chimon devint un galant personnage.
Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement.
Pour les avoir aperçus un moment,
Encore à peine, et voilés par le somme,
Chimon aima, puis devint honnête homme .
Ce n’est le point dont il s’agit ici:
Je veux conter comme une de ces femmes
Qui font plaisir aux enfants sans souci
Put en son coeur loger d’honnêtes flammes.
Elle était fière, et bizarre surtout.
On ne savait comme en venir à bout.
Rome c’était le lieu de son négoce.
Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse
C’était trop peu; les simples Monseigneurs
N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.
Il lui fallait un homme du Conclave;
Et des premiers, et qui fût son esclave;
Et même encore il y profitait peu,
A moins que d’être un cardinal neveu.
Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,
N’aurait été trop bon pour la donzelle.
De son orgueil ses habits se sentaient.
Force brillants sur sa robe éclataient,
La chamarrure avec la broderie.
Lui voyant faire ainsi la renchérie ,
Amour se mit en tête d’abaisser
Ce coeur si haut; et pour un gentilhomme
Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome,
Jusques au vif il voulut la blesser.
L’adolescent avait pour nom Camille,
Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur
Douce, traitable, à se prendre facile,
Constance n’eut sitôt l’amour au coeur,
Que la voilà craintive devenue.
Elle n’osa déclarer ses désirs
D’autre façon qu’avecque des soupirs.
Auparavant pudeur ni retenue
Ne l’arrêtaient; mais tout fut bien changé.
Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé
En coeur si fier, Camille n’y prit garde.
Incessamment Constance le regarde;
Et puis soupirs, et puis regards nouveaux;
Toujours rêveuse au milieu des cadeaux;
Sa beauté même y perdit quelque chose.
Bientôt le lis l’emporta sur la rose.
Avint qu’un soir Camille régala
De jeunes gens: il eut aussi des femmes.
Constance en fut. La chose se passa
Joyeusement; car peu d’entre ces dames
Etaient d’humeur à tenir des propos
De sainteté ni de philosophie.
Constance seule étant sourde aux bons mots
Laissait railler toute la compagnie.
Le souper fait, chacun se retira.
Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,
S’allant cacher en certaine ruelle
Nul n’y prit garde: et l’on crut que chez elle,
Indisposée, ou de mauvaise humeur,
Ou pour affaire elle était retournée.
La compagnie étant donc retirée,
Camille dit à ses gens, par bonheur,
Qu’on le laissât; et qu’il voulait écrire.
Le voilà seul, et comme le désire
Celle qui l’aime, et qui ne sait comment
Ni l’aborder, ni par quel compliment
Elle pourra lui déclarer sa flamme.
Tremblante enfin, et par nécessité
Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,
Ce fut Camille: Hé quoi, dit-il,
Madame Vous surprenez ainsi vos bons amis ?
Il la fit seoir; et puis s’étant remis:
Qui vous croyait, reprit-il, demeurée ?
Et qui vous a cette cache montrée ?
L’amour, dit-elle. A ce seul mot sans plus
Elle rougit; chose que ne font guère
Celles qui sont prêtresses de Vénus:
Le vermillon leur vient d’autre manière
Camille avait déjà quelque soupçon
Que l’on l’aimait: il n’était si novice
Qu’il ne connut ses gens à la façon;
Pour en avoir un plus certain indice
Et s’égayer, et voir si ce coeur fier
Jusques au bout pourrait s’humilier,
Il fit le froid. Notre amante en soupire.
La violence enfin de son martyre
La fait parler: elle commence ainsi:
Je ne sais pas ce que vous allez dire,
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir:
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.
Puis quelle excuse ! hélas si le passé
Dans votre esprit pouvait être effacé !
Du moins, Camille, excusez ma franchise
Je vois fort bien que quoi que je vous dise
Je vous déplais. Mon zèle me nuira.
Mais nuise ou non, Constance vous adore:
Méprisez-la, chassez-la, battez-la;
Si vous pouvez, faites-lui pis encore;
Elle est à vous. Alors le jouvenceau:
Critiquer gens m’est, dit-il, fort nouveau
Ce n’est mon fait: et toutefois Madame
Je vous dirai tout net que ce discours
Me surprend fort; et que vous n’êtes femme
Qui dût ainsi prévenir nos amours.
Outre le sexe, et quelque bienséance
Qu’il faut garder, vous vous êtes fait tort.
A quel propos toute cette éloquence ?
Votre beauté m’eût gagné sans effort
Et de son chef. Je vous le dis encor:
Je n’aime point qu’on me fasse d’avance.
Ce propos fut à la pauvre Constance
Un coup de foudre. Elle reprit pourtant:
J’ai mérité ce mauvais traitement:
Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?
Mon procédé ne me nuirait pas tant,
Si ma beauté n’était point effacée.
C’est compliment ce que vous m’avez dit:
J’en suis certaine, et lis dans votre esprit:
Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.
D’où me vient-il ? je m’en rapporte à vous.
N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,
A mes attraits chacun rendait hommage ?
Ils sont éteints ces dons si précieux.
Et L’amour que j’ai m’a causé ce dommage.
Je ne suis plus assez belle à vos yeux.
Si je l’étais je serais assez sage.
Nous parlerons tantôt de ce point-là,
Dit le galant; il est tard, et voilà
Minuit qui sonne; il faut que je me couche.
Constance crut qu’elle aurait la moitié
D’un certain lit que d’un oeil de pitié
Elle voyait: mais d’en ouvrir la bouche,
Elle n’osa de crainte de refus.
Le compagnon feignant d’être confus
Se tut longtemps; puis dit: Comment ferai-je ?
Je ne me puis tout seul déshabiller.
Et bien, Monsieur, dit-elle, appellerai-je ?
Non, reprit-il; gardez-vous d’appeler.
Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vous voie
Ni qu’en ma chambre une fille de joie
Passe la nuit au su de tous mes gens.
Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.
Pour éviter ces inconvénients,
Je me pourrais cacher en la ruelle:
Mais faisons mieux, et ne laissons venir
Personne ici: l’amoureuse Constance
Veut aujourd’hui de laquais vous servir.
Accordez-lui pour toute récompense
Cet honneur-là. Le jeune homme y consent.
Elle s’approche; elle le déboutonne;
Touchant sans plus à l’habit, et n’osant
Du bout du doigt toucher à la personne.
Ce ne fut tout; elle le déchaussa.
Quoi de sa main ! quoi Constance elle-même !
Qui fût-ce donc ? est-ce trop que cela ?
Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.
Le compagnon dans le lit se plaça;
Sans la prier d’être de la partie.
Constance crut dans le commencement,
Qu’il la voulait éprouver seulement:
Mais tout cela passait la raillerie
Pour en venir au point plus important:
Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace:
Où me coucher ?
CAMILLE
Partout ou vous voudrez.
CONSTANCE
Quoi sur ce siège ?
CAMILLE
Et bien non; vous viendrez
Dedans mon lit.
CONSTANCE
Délacez-moi, de grâce.
CAMILLE
Je ne saurais, il fait froid, je suis nu;
Délacez-vous. Notre amante ayant vu
Près du chevet un poignard dans sa gaine
Le prend, le tire, et coupe ses habits
Corps piqué d’or, garnitures de prix,
Ajustement de princesse et de reine.
Ce que les gens en deux mois à grand’peine
Avaient brodé, périt en un moment:
Sans regretter ni plaindre aucunement
Ce que le sexe aime plus que sa vie.
Femmes de France, en feriez-vous autant ?
Je crois que non, j’en suis sûr, et partant
Cela fut beau sans doute en Italie.
La pauvre amante approche en tapinois,
Croyant tout fait; et que pour cette fois
Aucun bizarre et nouveau stratagème
Ne viendrait plus son aise reculer:
Camille dit: C’est trop dissimuler
Femme qui vient se produire elle-même
N’aura jamais de place à mes côtés.
Si bon vous semble allez vous mettre aux pieds.
Ce fut bien là qu’une douleur extrême
Saisit la belle; et si lors par hasard
Elle avait eu dans ses mains le poignard,
C’ en était fait: elle eut de part en part
Percé son coeur. Toutefois l’espérance
Ne mourut pas encor dans son esprit.
Camille était trop connu de Constance.
Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit
Chose si dure, et pleine d’insolence,
Lui qui s’était jusque-là comporté
En homme doux, civil, et sans fierté,
Cela semblait contre toute apparence.
Elle va donc en travers se placer
Aux pieds du sire; et d’abord les lui baise;
Mais point trop fort, de peur de le blesser
On peut juger si Camille était aisé.
Quelle victoire ! avoir mis à ce point
Une beauté si superbe et si fière !
Une beauté ! je ne la décris point;
Il me faudrait une semaine entière.
On ne pouvait reprocher seulement
Que la pâleur à cet objet charmant
Pâleur encor dont la cause était telle
Qu’elle donnait du lustre à notre belle.
Camille donc s’étend; et sur un sein
Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,
Pose ses pieds, et sans cérémonie
Il s’accommode, et se fait un coussin
Puis feint qu’il cède aux charmes de Morphée.
Par les sanglots notre amante étouffée
Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.
Ce fut la fin. Camille l’appela,
D’un ton de voix qui plut fort à la belle.
Je suis content, dit-il, de votre amour.
Venez, venez, Constance, c’est mon tour.
Elle se glisse; et lui s’approchant d’elle:
M’avez-vous cru si dur et si brutal
Que d’avoir fait tout de bon le sévère ?
Dit-il d’abord, vous me connaissez mal:
Je vous voulais donner lieu de me plaire.
Or bien je sais le fond de votre coeur.
Je suis content, satisfait, plein de joie,
Comblé d’amour: et que votre rigueur
Si bon lui semble à son tour se déploie:
Elle le peut: usez-en librement.
Je me déclare aujourd’hui votre amant,
Et votre époux; et ne sais nulle dame,
De quelque rang et beauté que ce soit,
Qui vous valût pour maîtresse et pour femme;
Car le passé rappeler ne se doit
Entre nous deux. Une chose ai-je à dire:
C’est qu’en secret il nous faut marier.
Il n’est besoin de vous spécifier
Pour quel sujet: cela vous doit suffire.
Même il est mieux de cette façon-là;
Un tel hymen à des amours ressemble;
On est époux et galant tout ensemble.
L’histoire dit que le drôle ajouta:
Voulez-vous pas, en attendant le prêtre,
A votre amant vous fier aujourd’hui ?
Vous le pouvez, je vous réponds de lui;
Son coeur n’est pas d’un perfide et d’un traître.
A tout cela Constance ne dit rien.
C’était tout dire: il le reconnut bien,
N’étant novice en semblables affaires.
Quant au surplus, ce sont de tels mystères,
Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.
Voilà comment Constance réussit.
Or faites-en, nymphes, votre profit.
Amour en a dans son académie,
Si l’on voulait venir à l’examen,
Que j’aimerais pour un pareil hymen
Mieux que mainte autre à qui l’on se marie.
Femme qui n’a filé toute sa vie
Tâche à passer bien des choses sans bruit.
Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,
Noviciat d’épreuves un peu dures:
Elle en reçut abondamment le fruit:
Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit
En faire un tel à toutes aventures
Ce que possible on ne croira pas vrai
C’est que Camille en caressant la belle
Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.
L’essai ? je faux: Constance en était-elle
Aux éléments? oui Constance en était
Aux éléments: ce que la belle avait
Pris et donné de plaisirs en sa vie,
Compter pour rien jusqu’alors se devait:
Pourquoi cela ? quiconque aime le die.

Le différend de Beaux Yeux et Belle Bouche

Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs
Devant le juge d’Amathonte.
Belle Bouche disait: Je m’en rapporte aux cœurs
Et leur demande s’ils font compte
De Beaux Yeux ainsi que de moi.
Qu’on examine notre emploi,
Nos traits, nos beautés et nos charmes.
Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plus d’un métier
Mais j’ignore celui de répandre les larmes:
De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux tout entier.
Je satisfais trois sens; eux seulement la vue.
Ma gloire est bien d’autre étendue:
L’ouïe et l’odorat ont part à mes plaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,
Belle Bouche fait des soupirs
Tels à peu près que les Zéphyrs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux un amant:
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter;
Belle Bouche n’a qu’à parler:
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire
Belle Bouche à toute heure étale des trésors:
Le nacre est en dedans, le corail en dehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.
Les présents que nous fait la rive orientale
N’approchent pas des dons que je prétends avoir:
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans ses régions:
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire.
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla:
Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.
Pourquoi leur reprocher les pleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons;
Belle Bouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soupirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien:
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par les cieux:
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.
Si l’on tient d’elle une victoire,
On en tient cent de nous: et pour une chanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,
Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,
Par ce moyen passe à la montre:
On demande qui c’est; et souvent ce n’est rien:
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit: j’aime; et le disons-nous pas?
Sans aucun bruit: notre langage
Muet qu’il est. plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autres appas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façon charmante:
Puis il dit en changeant de ton:
J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les;
Puis prononcez votre sentence;
Nous gagnerons notre procès.
Philis eut quelque honte; et puis sur l’assistance
Répandit des regards si remplis d’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappe de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.
Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame
Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,
Prit la parole et dit: A cette rhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.
La nuit mon emploi dure encor:
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage:
On les laisse en repos; et leur muet langage
Fait un assez froid personnage.
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.

Le petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries

La clef du coffre-fort et des cœurs c’est la même:
Que si ce n’est celle des cœurs,
C’est du moins celle des faveurs:
Amour doit à ce stratagème
La plus grand’part de ses exploits:
A-t-il épuisé son carquois,
Il met tout son salut en ce charme suprême.
Je tiens qu’il a raison; car qui hait les présents ?
Tous les humains en sont friands,
Princes, rois, magistrats: ainsi quand une belle
En croira l’usage permis,
Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis,
Je ne m’écrierai pas contre elle.
On a bien plus d’une querelle
A lui faire sans celle-là.
Un juge mantouan belle femme épousa.
Il s’appelait Anselme; on la nommait Argie;
Lui déjà vieux barbon; elle jeune et jolie,
Et de tous charmes assortie.
L’époux non content de cela,
Fit si bien par sa jalousie
Qu’il rehaussa de prix celle-là qui d’ailleurs
Méritait de se voir servie
Par les plus beaux et les meilleurs
Elle le fut aussi: d’en dire la manière
Et comment s’y prit chaque amant,
Il serait long: suffit que cet objet charmant
Les laissa soupirer, et ne s’en émut guère.
Amour établissait chez le juge ses lois;
Quand l’état mantouan, pour chose de grand poids
Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.
Comme Anselme était juge, et de plus magistrat ,
Vivait avec assez d’éclat,
Et ne manquait pas de prudence,
On le députe en diligence
Ce ne fut pas sans résister
Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bon homme:
L’affaire était longue à traiter;
Il devait demeurer dans Rome
Six mois, et plus encor; que savait-il combien ?
Tant d’honneur pouvait nuire au conjugal lien:
Longue ambassade et long voyage
Aboutissent à cocuage.
Dans cette crainte notre époux
Fit cette harangue à la belle:
On nous sépare Argie; adieu, soyez fidèle
A celui qui n’aime que vous.
Jurez-le-moi: car entre nous
J’ai sujet d’être un peu jaloux.
Que fait autour de notre porte
Cette soupirante cohorte ?
Vous me direz que jusqu’ici
La cohorte a mal réussi:
Je le crois; cependant pour plus grande assurance
Je vous conseille en mon absence
De prendre pour séjour notre maison des champs:
Fuyez la ville, et les amants,
Et leurs présents;
L’invention en est damnable;
Des machines d’Amour c’est la plus redoutable:
De tout temps le monde a vu Don
Etre le père d’abandon:
Déclarez-lui la guerre; et soyez sourde, Argie,
A sa sœur la cajolerie.
Dès que vous sentirez approcher les blondins,
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains.
Rien ne vous manquera; je vous fais la maîtresse
De tout ce que le ciel m’a donné de richesse:
Tenez, voilà les clefs de l’argent, des papiers;
Faites-vous payer des fermiers;
Je ne vous demande aucun compte:
Suffit que je puisse sans honte
Apprendre vos plaisirs; je vous les permets tous,
Hors ceux d’amour, qu’à votre époux
Vous garderez entiers pour son retour de Rome:
C’en était trop pour le bon homme:
Hélas il permettrait tous plaisirs hors un point
Sans lequel seul il n’en est point.
Son épouse lui fit promesse solennelle
D être sourde, aveugle, et cruelle;
Et de ne prendre aucun présent:
Il la retrouverait au retour toute telle,
Qu’il la laissait en s’en allant
Sans nul vestige de galant.
Anselme étant parti, tout aussitôt Argie
S’en alla demeurer aux champs;
Et tout aussitôt les amants
De l’aller voir firent partie.
Elle les renvoya; ces gens l’embarrassaient,
L’attiédissaient, l’affadissaient,
L’endormaient en contant leur flamme;
Ils déplaisaient tous à la dame,
Hormis certain jeune blondin,
Bien fait, et beau par excellence;
Mais qui ne put par sa souffrance
Amener à son but cet objet inhumain.
Son nom c’était Atis, son métier paladin:
Il ne plaignit en son dessein
Ni les soupirs ni la dépense.
Tout moyen par lui fut tenté:
Encor si des soupirs il se fut contenté !
La source en est inépuisable ;
Mais de la dépense c’est trop.
Le bien de notre amant s’en va le grand galop;
Voilà notre homme misérable.
Que fait-il ? il s’éclipse, il part, il va chercher
Quelque désert pour se cacher.
En chemin il rencontre un homme,
Un manant, qui fouillant avecque son bâton,
Voulait faire sortir un serpent d’un buisson;
Atis s’enquit de la raison.
C’est, reprit le manant, afin que je l’assomme.
Quand j’en rencontre sur mes pas,
Je leur fais de pareilles fêtes.
Ami, reprit Atis, laisse-le; n ‘est-il pas
Créature de Dieu comme les autres bêtes ?
Il est à remarquer que notre paladin
N’avait pas cette horreur commune au genre humain
Contre la gent reptile, en toute son espèce;
Dans ses armes il en portait;
Et de Cadmus il descendait,
Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse.
Force fut au manant de quitter son dessein.
Le serpent se sauva; notre amant à la fin
S’établit dans un bois écarté, solitaire:
Le silence y faisait sa demeure ordinaire,
Hors quelque oiseau qu’on entendait,
Et quelque Echo qui répondait.
Là le bonheur et la misère
Ne se distinguaient point, égaux en dignité
Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peu fréquenté.
Atis n’y rencontra nulle tranquillité.
Son amour l’y suivit; et cette solitude
Bien loin d’être un remède à son inquiétude
En devint même l’aliment
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment.
Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sa belle.
Retournons, ce dit-il, puisque c’est notre sort:
Atis il t’est plus doux encor
De la voir ingrate et cruelle,
Que d’être privé de ses traits,
Adieu ruisseaux, ombrages frais,
Chants amoureux de Philomèle;
Mon inhumaine seule attire à soi mes sens;
Eloigne de ses yeux je ne vois ni n’entends.
L’esclave fugitif se va remettre encore
En ses fers quoique durs, mais hélas trop chéris.
Il approchait des murs qu’une fée a bâtis,
Quand sur les bords du Mince , à l’heure que l’Aurore
Commence à s’éloigner du séjour de Téthys ,
Une nymphe en habit de reine,
Belle, majestueuse, et d’un regard charmant
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre amant
Qui rêvait alors à sa peine.
Je veux, dit-elle, Aris que vous soyez heureux:
Je le veux, je le puis, étant Manto la fée
Votre amie et votre obligée;
Vous connaissez ce nom fameux
Mantoue en tient le sien: jadis en cette terre
J’ai pose la première pierre
De ces murs, en durée égaux aux bâtiments
Dont Memphis voit le Nil laver les fondements.
La Parque est inconnue à toutes mes pareilles:
Nous opérons mille merveilles
Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir;
Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir.
Toute l’infirmité de la nature humaine:
Nous devenons serpents un jour de la semaine.
Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci
Vous en tirâtes un de peine ?
C’était moi qu’un manant s’en allait assommer
Vous me donnâtes assistance:
Atis je veux pour récompense
Vous procurer la jouissance
De celle qui vous fait aimer.
Allons-nous-en la voir je vous donne assurance
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps
Vous gagnerez par vos présents
Argie et tous ses surveillants.
Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde,
A pleines mains répandez l’or,
Vous n’en manquerez point, c’est pour vous le trésor
Que Lucifer me garde en sa grotte profonde.
Votre belle saura quel est notre pouvoir.
Même pour m’approcher de cette inexorable,
Et vous la rendre favorable,
En petit chien vous m’allez voir
Faisant mille tours sur l’herbette;
Et vous en pèlerin jouant de la musette
Me pourrez à ce son mener chez la beauté
Qui tient votre cœur enchanté.
Aussitôt fait que dit; notre amant et la fée
Changent de forme en un instant:
Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,
Et Manto petit chien faisant tours et sautant.
Ils vont au château de la belle,
Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux:
Le petit chien fait rage; aussi fait l’amoureux;
Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle
Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court.
On lui dit qu’elle vienne admirer à son tour
Le roi des épagneux, charmante créature,
Et vrai miracle de nature.
Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours:
Madame en fera ses amours;
Car veuille ou non son maître, il faut qu’il le lui vende
S’il n’aime mieux le lui donner.
La nourrice en fait la demande.
Le pèlerin sans tant tourner
Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose;
Et voici ce qu’il lui propose:
Mon chien n’est point à vendre, à donner encor moins,
Il fournit à tous mes besoins:
Je n’ai qu’à dire trois paroles,
Sa patte entre mes mains fait tomber à l’instant
Au lieu de puces des pistoles,
Des perles, des rubis, avec maint diamant.
C’est un prodige enfin: Madame cependant
En a comme on dit la monnoie
Pourvu que j’aye cette joie
De coucher avec elle une nuit seulement
Favori sera sien dès le même moment.
La proposition surprit fort la nourrice.
Quoi Madame l’ambassadrice !
Un simple pèlerin ! Madame à son chevet
Pourrait voir un bourdon! et si l’on le savait
Si cette même nuit quelque hôpital avait
Hébergé le chien et son maître !
Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour;
Cela fait passer en amour
Quelque bourdon que ce puisse être.
Atis avait changé de visage et de traits.
On ne le connut pas, c’étaient d’autres attraits.
La nourrice ajoutait: A gens de cette mine
Comment peut-on refuser rien ?
Puis celui-ci possède un chien
Que le royaume de la Chine
Ne paierait pas de tout son or:
Une nuit de Madame aussi c’est un trésor.
J’avais oublie de vous dire
Que le drôle a son chien feignit de parler bas.
Il tombe aussitôt dix ducats,
Qu’a la nourrice offre le sire:
Il tombe encore un diamant.
Atis en riant le ramasse.
C’est, dit-il, pour Madame; obligez-moi de grâce
De le lui présenter avec mon compliment.
Vous direz à Son Excellence
Que je lui suis acquis. La nourrice à ces mots
Court annoncer en diligence
Le petit chien et sa science,
Le pèlerin et son propos.
Il ne s’en fallut rien qu’Argie
Ne battît sa nourrice. Avoir l’effronterie
De lui mettre en l’esprit une telle infamie !
Avec qui ? si c’était encor le pauvre Atis !
Hélas, mes cruautés sont cause de sa perte.
Il ne me proposa jamais de tels partis.
Je n’aurais pas d’un roi cette chose soufferte,
Quelque don que l’on pût m’offrir,
Et d’un porte bourdon je la pourrais souffrir,
Moi qui suis une ambassadrice !
Madame, reprit la nourrice,
Quand vous seriez impératrice,
Je vous dis que ce pèlerin
A de quoi marchander, non pas une mortelle,
Mais la déesse la plus belle.
Atis votre beau paladin
Ne vaut pas seulement un doigt du personnage.
Mais mon mari m’a fait jurer !
Eh quoi ? de lui garder la foi de mariage.
Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage
Que le premier n’a fait ? qui l’ira déclarer ?
Qui le saura ? j’en vois marcher tête levée,
Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vous l’assurer,
Si sur le bout du nez tache pouvait montrer
Que telle chose est arrivée:
Cela nous fait-il empirer,
D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madame il faut être
Bien habile pour reconnaître
Bouche ayant employé son temps et ses appas
D’avec bouche qui s’est tenue à ne rien faire;
Donnez-vous, ne vous donnez pas,
Ce sera toujours même affaire;
Pour qui ménagez-vous les trésors de l’Amour ?
Pour celui qui je crois ne s’ en servira guère;
Vous n’aurez pas grand-peine à fêter son retour.
La fausse vieille sut tant dire,
Que tout se réduisit seulement à douter
Des merveilles du chien, et des charmes du sire:
Pour cela l’on les fit monter:
La belle était au lit encore.
L’univers n’eut jamais d’aurore
Plus paresseuse à se lever.
Notre feint pèlerin traverse la ruelle,
Comme un homme ayant vu d’autres gens que des saints.
Son compliment parut galant et des plus fins:
II surprit et charma la belle.
Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,
La mine de vous en aller
A Saint Jacques de Compostelle.
Cependant pour la régaler,
Le chien à son tour entre en lice.
On eût vu sauter Favori
Pour la dame et pour la nourrice,
Mais point du tout pour le mari.
Ce n’est pas tout; il se secoue:
Aussitôt perles de tomber,
Nourrice de les ramasser,
Soubrettes de les enfiler,
Pèlerin de les attacher,
A de certains bras dont il loue
La blancheur et le reste; Enfin il fait si bien
Qu’avant que partir de la place
On traite avec lui de son chien
On lui donne un baiser pour arrhes de la grâve
Qu’il demandait; et la nuit vint;
Aussitôt que le drôle tint
Entre ses bras madame Argie,
Il redevint Atis; la dame en fut ravie;
C’était avec bien plus d’honneur
Traiter Monsieur l’ambassadeur.
Cette nuit eut des sœurs, et même en très bon nombre
Chacun s’en aperçut; car d’enfermer sous l’ombre
Une telle aise, le moyen ?
Jeunes gens font-ils jamais rien
Que le plus aveugle ne voie ?
A quelques mois de là le saint-père renvoie
Anselme avec force pardons,
Et beaucoup d’autres menus dons.
Les biens et les honneurs pleuvaient sur sa personne.
De son vice gérant il apprend tous les soins:
Bons certificats des voisins:
Pour les valets, nul ne lui donne
D’éclaircissement sur cela.
Monsieur le juge interrogea
La nourrice avec les soubrettes
Sages personnes et discrètes.
Il n’en put tirer ce secret:
Mais comme parmi les femelles
Volontiers le diable se met,
Il survint de telles querelles,
La dame et la nourrice eurent de tels débats
Que celle-ci ne manqua pas
A se venger de l’autre, et déclarer l’affaire.
– Dût -elle aussi se perdre, il fallut tout conter.
D’exprimer jusqu’où la colère
Ou plutôt la fureur de l’époux put monter
Je ne tiens pas qu’il soit possible;
Ainsi je m’en tairai: on peut par les effets
Juger combien Anselme était homme sensible.
Il choisit un de ses valets,
Le charge d’un billet, et mande que Madame
Vienne voir son mari malade en la cité:
La belle n’avait point son village quitté:
L’époux allait venait, et laissait là sa femme.
Il te faut en chemin écarter tous ses gens,
Dit Anselme au porteur de ces ordres pressants:
La perfide a couvert mon front d’ignominie.
Pour satisfaction je veux avoir sa vie.
Poignarde-la; mais prends ton temps:
Tâche de te sauver: voilà pour ta retraite,
Prends cet or: si tu fais ce qu’Anselme souhaite,
Et punis cette offense-là,
Quelque part que tu sois, rien ne te manquera.
Le valet va trouver Argie,
Qui par son chien est avertie.
Si vous me demandez comme un chien avertit,
Je crois que par la jupe il tire,
Il se plaint, il jappe, il soupire,
Il en veut à chacun; pour peu qu’on ait d’esprit,
On entend bien ce qu’il veut dire.
Favori fit bien plus; et tout bas il apprit
Un tel péril à sa maîtresse.
Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien:
Reposez-vous sur moi; j’en empêcherai bien
Ce valet à l’âme traîtresse.
Ils étaient en chemin, près d’un bois qui servait
Souvent aux voleurs de refuge:
Le ministre cruel des vengeances du juge
Envoie un peu devant le train qui les suivait;
Puis il dit l’ordre qu’il avait.
La dame disparaît aux yeux du personnage
Manto la cache en un nuage.
Le valet étonné retourne vers l’époux,
Lui conte le miracle; et son maître en courroux
Va lui-même à l’endroit. O prodige ! o merveille !
Il y trouve un palais de beauté sans pareille:
Une heure auparavant c’ était un champ tout nu.
Anselme à son tour éperdu,
Admire ce palais bâti, non pour des hommes,
Mais apparemment pour des dieux:
Appartements dorés, meubles très précieux
Jardins et bois délicieux;
On aurait peine à voir en ce siècle ou nous sommes
Chose si magnifique et si riante aux yeux.
Toutes les portes sont ouvertes;
Les chambres sans hôte, et désertes;
Pas une âme en ce Louvre; excepté qu’à la fin
Un More très lippu, très hideux, très vilain,
S’offre aux regards du juge, et semble la copie
D’un Esope d’Ethiopie.
Notre magistrat l’ayant pris
Pour le balayeur du logis,
Et croyant l’honorer lui donnant cet office
Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu
Appartient un tel édifice ?
Car de dire un roi, c’est trop peu.
Il est à moi, reprit le More.
Notre juge à ces mots se prosterne, l’adore,
Lui demande pardon de sa témérité.
Seigneur, ajouta-t-il, que Votre Déité
Excuse un peu mon ignorance.
Certes tout l’univers ne vaut pas la chevance
Que je rencontre ici. Le More lui répond:
Veux-tu que je t’en fasse un don ?
De ces lieux enchantés je te rendrai le maître,
A certaine condition.
Je ne ris point; tu pourras être
De ces lieux absolu seigneur,
Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur.
… Entends-tu ce langage,
Et sais-tu quel est cet usage ?
Il te le faut expliquer mieux.
Tu connais l’échanson du monarque des dieux ?
ANSELME
Ganymède ?
LE MORE
Celui-là même.
Prends que je sois Jupin le monarque suprême;
Et que tu sois le jouvenceau:
Tu n’es pas tout à fait si jeune ni si beau.
ANSELME
Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre:
Regardez la vieillesse, et la magistrature.
LE MORE
Moi railler ? point du tout.
ANSELME
Seigneur.
LE MORE
Ne veux-tu point ?
ANSELME
Seigneur… Anselme ayant examiné ce point,
Consent à la fin au mystère.
Maudite amour des dons que ne fais-tu pas faire !
En page incontinent son habit est changé:
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé:
La barbe seulement demeure au personnage.
L’enfant d’honneur Anselme avec cet équipage
Suit le More partout. Argie avait ouï
Le dialogue entier, en certain coin cachée.
Pour le More lippu, c’était Manto la fée,
Par son art métamorphosée,
Et par son art ayant bâti
Ce Louvre en un moment, par son art fait un page
Sexagénaire et grave. A la fin au passage
D’une chambre en une autre, Argie à son mari
Se montre tout d’un coup: Est-ce Anselme, dit-elle
Que je vois ainsi déguisé ?
Anselme ? il ne se peut; mon oeil s’est abusé.
Le vertueux Anselme à la sage cervelle
Me voudrait-il donner une telle leçon ?
C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notre barbon
Notre législateur, notre homme d’ambassade,
Vous êtes à cet âge homme de mascarade ?
Homme de ? la pudeur me défend d’achever.
Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire,
Vous qu’Argie a pensé trouver
En un fort plaisant adultère !
Du moins n’ai-je pas pris un More pour galant:
Tout me rend excusable, Atis, et son mérite,
Et la qualité du présent.
Vous verrez tout incontinent
Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité
Peut résister un seul moment.
More devenez chien. Tout aussitôt le More
Redevient petit chien encore.
Favori, que l’on danse. A ces mots, Favori
Danse, et tend la patte au mari.
Qu’ on fasse tomber des pistoles;
Pistoles tombent à foison:
Eh bien qu’en dites-vous ? sont – ce choses frivoles ?
C’est de ce chien qu’on m’a fait don.
Il a bâti cette maison.
Puis faites-moi trouver au monde une Excellence,
Une Altesse, une Majesté,
Qui refuse sa jouissance
A dons de cette qualité;
Surtout quand le donneur est bien fait, et qu’il aime,
Et qu’il mérite d’être aimé.
En échange du chien l’on me voulait moi-même;
Ce que vous possédez de trop je l’ai donné;
Bien entendu Monsieur; suis-je chose si chère ?
Vraiment vous me croiriez bien pauvre ménagère
Si je laissais aller tel chien à ce prix-là.
Savez-vous qu’il a fait le Louvre que voilà ?
Le Louvre pour lequel… mais oublions cela;
Et n’ordonnez plus qu’on me tue,
Moi qu’Atis seulement en ses lacs a fait choir;
Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir
Des mêmes armes combattue.
Touchez là, mon mari; la paix; car aussi bien
Je vous défie ayant ce chien:
Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre:
Il m’avertit de tout; il confond les jaloux;
Ne le soyez donc point; plus on veut nous contraindre,
Moins on doit s’assurer de nous
Anselme accorda tout: qu’eut fait le pauvre sire ?
On lui promit de ne pas dire
Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,
Cocuage, s’il eût voulu,
Aurait eu ses franches coudées.
Argie en rendit grâce; et compensations
D’une et d’autre part accordées,
On quitta la campagne à ces conditions.
Que devint le palais ? dira quelque critique.
Le palais ? que m’importe ? il devint ce qu’il put.
A moi ces questions ! suis-je homme qui se pique
D’être si régulier ? le palais disparut.
Et le chien ? Ie chien fit ce que l’amant voulut.
Mais que voulut l’amant ? censeur, tu m’importunes:
Il voulut par ce chien tenter d’autres fortunes.
D’une seule conquête est-on jamais content ?
Favori se perdait souvent;
Mais chez sa première maîtresse
Il revenait toujours. Pour elle, sa tendresse
Devint bonne amitié. Sur ce pied, notre amant
L’allait voir fort assidûment .
Et même en l’accommodement
Argie à son époux fit un serment sincère
De n’avoir plus aucune affaire.
L’époux jura de son côté
Qu’il n’aurait plus aucun ombrage
Et qu’il voulait être fouetté
Si jamais on le voyait page.

Clymène

Il semblera d ‘abord au lecteur que la comédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veut lire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait tel que ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout à fait. Il n y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pas faite pour être représentée. JDLF Personnages: APOLLON, LES NEUF MUSES, ACANTE
La scène est au Parnasse. Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autre jour
De ne voir presque plus de bons vers sur l’amour.
Le siècle, disait-il, a gâté cette affaire:
Lui nous parler d’amour ! il ne la sait pas faire,
Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ?
J’ai beau communiquer de l’ardeur aux esprits;
Les belles n’ayant pas disposé la matière,
Amour, et vers, tout est fort à la cavalière.
Adieu donc à beautés; je garde mon emploi
Pour les surintendants sans plus, et pour le Roi.
Je viens pourtant de voir au bord de l’Hippocrène
Acante fort touché de certaine Clymène.
J’en sais qui sous ce nom font valoir leurs appas;
Mais quant à celle-ci je ne la connais pas:
Sans doute qu’en province elle a passé sa vie.
ERATO
Sire, j’en puis parler; c’est ma meilleure amie.
La province, il est vrai, fut toujours son séjour
Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votre cour.
URANIE
Je la connais aussi.
APOLLON
Comment vous Uranie !
En ce cas Terpsichore, Euterpe, et Polymnie,
Qui n’ont pas des emplois du tout si relevés,
N’en apprendront encor plus que vous n’en savez.
POLYMNIE
Oui Sire, nous pouvons vous en parler chacune.
APOLLON
Si ma prière n’est aux Muses importune,
Devant moi tour à tour chantez cette beauté;
Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté.
Que chacune pourtant suive son caractère.
EUTERPE
Sire, nous nous savons toutes neuf contrefaire:
Pour si peu laissez-nous libres sur ce point-là.
APOLLON
Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vous plaira.
EUTERPE
Que ma compagne m’aide; et puis en dialogue
Nous vous ferons entendre une espèce d’églogue.
APOLLON
Terpsichore aidez-la: mais surtout évitez
Les traits que tant de fois l’églogue a répétés:
Il me faut du nouveau, n’en fût-il point au monde.
TERPSICHORE
Je m’ en vais commencer; qu’ Euterpe me réponde.
Quand le soleil a fait le tour de l’univers,
Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvre divers,
Ni d’en avoir produit, qu’a Téthys il se vante;
Il dit: J’ai vu Clymène, et mon âme est contente.
EUTERPE
L’Aurore vous veut voir; Clymène montrez-vous:
Non, ne bougez du lit; le repos est trop doux:
Tantôt vous paraîtrez vous-même une autre Aurore;
Mais ne vous pressez point, dormez dormez encore.
TERPSICHORE
Au gré de tous les yeux Clymène a des appas:
Un peu de passion est ce qu’on lui souhaite:
Pour de l’amitié seule, elle n’en manque pas:
Cinq ou six grains d’amour, et Clymène est parfaite.
EUTERPE
L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir
– S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sans peine:
Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,
Vous vous garderez bien de condamner Clymène.
TERPSICHORE
Vénus depuis longtemps est de mauvaise humeur.
Clymène lui fait ombre; et Vénus ayant peur
D’être mise au-dessous d’une beauté mortelle,
Disait hier à son fils: Mais la croit-on si belle ?
Et oui oui, dit l’Amour, je vous la veux montrer.
APOLLON
Vous sortez de l’églogue.
EUTERPE
Il nous y faut rentrer.
Amour en quatre parts divise son empire:
Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’un quart:
Ainsi plus des trois quarts pour Clymène soupire:
Les autres belles ont le reste pour leur part.
TERPSICHORE
Tout ce que peut avoir un cœur d’indifférence
Clymène le témoigne: elle en a destiné
Les trois quarts pour Acante; heureux dans sa souffrance
S’il voir qu’a ses rivaux le reste soit donné.
EUTERPE
Ne vous semble-t-il pas que nos bois reverdissent,
Depuis que nous chantons un si charmant objet ?
TERPSICHORE
Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantres choisissent
Désormais en leurs sons Clymène pour sujet.
EUTERPE
Pour elle le Printemps s’est habillé de roses.
TERPSICHORE
Pour elle les Zéphyrs en parfument les airs
EUTERPE
Et les oiseaux pour elle y joignent leurs concerts.
Régnez belle, régnez sur tant d’aimables choses
TERPSICHORE
Aimez, Clymène. aimez; rendez quelqu’un heureux
Votre règne en aura plus d’appas pour vous-même.
EUTERPE
En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elle aime ?
TERPSICHORE
Acante.
EUTERPE
Et pourquoi lui ?
TERPSICHORE
C’est le plus amoureux.
Sire êtes-vous content ?
APOLLON
Assez. Que Melpomène
Sur un ton qui nous touche introduise Clymène
Vous Thalie, il vous faut contrefaire un amant,
Qui ne veut point borner son amoureux tourment.
MELPOMENE
Mes sœurs je suis Clymène.
THALIE
Et moi je suis Acante.
APOLLON
Fort bien; nous écoutons; remplissez notre attente.
CLYMENE
Acante vous perdez votre temps et vos soins.
Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peu moins
Otez ce mot d’amour; c’est ce qu’on vous conseille.
ACANTE
Que je l’ôte ! est-il rien de si doux à l’oreille ?
Quoi de vous adorer Acante cesserait ?
Contre sa passion il vous obéirait ?
Ah laissez-lui du moins son tourment pour salaire.
Suis-je si dangereux ? hélas non; si j’espère
Ce n’est plus d’être aimé: tant d’heur ne m’est point dû.
Je l’avais jusqu ’ ici follement prétendu.
Mourir en vous aimant est toute mon envie.
Mon amour m’est plus cher mille fois que la vie.
Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.
CLYMENE
Toujours ce mot ! toujours !
ACANTE
Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre
Seule vous le fuyez: mais ne s ‘est-il point vu
Quelque temps ou peut-être il vous a moins déplu ?
CLYMENE
L’Amour, je le confesse, a traversé ma vie:
C’est ce qui malgré moi me rend son ennemie:
Après un tel aveu je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sans appas;
Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée
Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutez bien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien.
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire:
Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre,
Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est le craindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir.
Nous y perdrons tous deux: quand je vous le conseille,
Je me fais violence, et prête encor l’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux,
Un son qui ne déplaît à pas une de nous.
Mais trop de mal le suit.
ACANTE
Je m’en charge, Madame:
Ce mal est pour moi seul; j’en garantis votre âme.
CLYMENE
Qui vous croirait, Acante, aurait un bon garant.
Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’un tyran
Un ennemi public, un démon pour mieux dire.
ACANTE
Il ne l’est pas pour vous; cela vous doit suffire:
Jamais il ne vous peut avoir cause d’ennui:
Vous en prenez un autre assurément pour lui.
S’il a quelques douceurs, elles sont pour les belles,
Et pour nous les soucis et les peines cruelles.
Vous n’éprouvez jamais ni dédain, ni froideur:
Quant à nous, c’est souvent le prix de notre ardeur.
Trop de zèle nous nuit.
CLYMENE
Et pourquoi donc, Acante,
Ne modérez-vous pas cette ardeur violente ?
Aimez-vous mieux souffrir contre mon propre gré,
Que si m’obéissant vous étiez bien traité ?
Je vous rendrais heureux.
ACANTE
Selon votre manière;
Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’un frère;
Que sais-je ? de chacun: car vous savez qu’on peut
Faire ainsi des heureux autant que l’on en veut.
CLYMENE
Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus de tendresse
Vous verriez àquel point Clymène s’intéresse
Pour tout ce qui vous touche.
ACANTE
Et pour moi-même aussi.
CLYMENE
Quelle distinction mettez-vous en ceci ?
ACANTE
Très grande: mais laissons à part la différence:
Aussi bien je craindrais de commettre une offense
Si j’avais entrepris de prouver contre vous
Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ou nous.
Je vous dirai pourtant que mon amour extrême
A pour premier objet votre personne même
Tout m’en semble charmant; elle est telle qu’il faut
Mais pour vos qualités, j’y trouve du défaut.
CLYMENE
Dites-nous quel il est afin qu’on s’en corrige.
ACANTE
Vous n’aimez point l’Amour; vous le haïssez dis-je,
Ce dieu près de votre âme a perdu tout crédit.
CLYMENE
Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjà dit:
Je le crains seulement; et serais plus contente
Si vous vouliez changer votre ardeur véhémente ;
En faire une amitié; quelque chose entre deux
Un peu plus que ce n’est quand un cœur est sans feux
Moins aussi que l’état ou le vôtre se treuve.
ACANTE
Tout de bon; voulez-vous que j’en fasse l’épreuve ?
Que demain j’aime moins, et moins le jour d’après;
Diminuant toujours, encor que vos attraits
Augmentent en pouvoir ? le voulez-vous Madame ?
CLYMENE
Oui, puisque je l’ai dit.
ACANTE
L’avez-vous dit dans l’âme ?
CLYMENE
Il faut bien.
ACANTE
Songez-y; voyez si votre esprit
Pourra voir ce déchet sans un secret dépit.
Peu de femmes feraient des vœux pareils aux vôtres.
CLYMENE
Acante, je suis femme aussi bien que les autres:
Mais je connais l’Amour: c’est assez; j ai raison
D’en combattre en mon cœur l’agréable poison.
Voulez-vous procurer tant de mal à Clymène ?
Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sa peine.
N’allez point m’alléguer que c’est plaisir pour nous.
Loin, bien loin tels plaisirs; le repos est plus doux:
Mon cœur s’en défendra: je vous permets de croire
Que je remporterai malgré moi la victoire.
APOLLON
Voilà du pathétique assez pour le présent:
Sur le même sujet donnez-nous du plaisant
MELPOMENE
Qui ferons-nous parler ?
APOLLON
Acante et sa maîtresse.
MELPOMENE
Sire, il faudrait avoir pour cela plus d’adresse.
Rendre Acante plaisant ! c’est un trop grand dessein.
APOLLON
Il est fou, c’est déjà la moitié du chemin.
THALIE
Mais il l’est dans l’excès.
APOLLON
Tant mieux; j’en suis fort aise;
Nous le demandons tel; je ne vois rien qui plaise
En matière d’amour comme les gens outrés.
Mille exemples pourraient vous en être montrés.
MELPOMENE
Nous obéissons donc. Tu te souviens, Thalie,
D’un matin où Clymène en son lit endormie
Fut au bruit d’un soupir éveillée en sursaut,
Et se mit contre Acante en colère aussitôt,
Sans le voir, croyant même avoir fermé la porte:
Mais qui pouvait que lui soupirer de la sorte ?
Vraiment vous l’entendez avecque vos hélas,
Dit la belle, apprenez à soupirer plus bas.
Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de son zèle.
Une forge ferait moins de bruit, reprit-elle,
Que votre cœur n’en fait: ce sont tous ses plaisirs.
Si je tourne le pied, matière de soupirs,
Je ne vous vois jamais qu’ en un chagrin extrême.
C’est bien pour m’obliger à vous aimer de même.
ACANTE
Je ne le prétends pas.
CLYMENE
Soyez-vous sur ce lit.
ACANTE
Moi ?
CLYMENE
Vous; sans répliquer.
ACANTE
Souffrez. . .
CLYMENE
C’est assez dit.
Là; je vous veux voir là.
ACANTE
Madame.
CLYMENE
Là, vous dis-je
Voyez qu’il a de mal; sa maîtresse l’oblige
A s’asseoir sur un lit; quelle peine pour lui;
Savez-vous ce que c’est, je veux rire aujourd’hui.
Point de discours plaintifs: bannissez, je vous prie,
Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.
Témoignez, s’il se peut, votre amour autrement.
Mais que veut cette main qui s’en vient brusquement
ACANTE
C’est pour vous obéier et témoigner mon zèle.
CLYMENE
L’obéissance en est un peu trop ponctuelle;
Nous vous en dispensons; Acante, soyez coi.
Si bien donc que votre âme est tout en feu pour moi ?
ACANTE
Tout en feu.
CLYMENE
Vous n’avez ni cesse ni relâche ?
ACANTE
Aucune.
CLYMENE
Toujours pleurs, soupirs comme à la tâche ?
ACANTE
Toujours soupirs et pleurs.
CLYMENE
J’en veux avoir pitié.
Allez, je vous promets.
ACANTE
Et quoi ?
CLYMENE
De l’amitié.
ACANTE
Ah Madame, faut-il railler d’un misérable !
CLYMENE
Vous reprenez toujours votre ton lamentable.
Oui, je vous veux aimer d’amitié malgré vous;
Mais si sensiblement que je n’aie, entre nous,
De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas à faire.
ACANTE
Et quand le ferez-vous ce pas si nécessaire ?
CLYMENE
Jamais.
ACANTE
Reprenez donc l’offre de votre cœur.
CLYMENE
Vous en aurez regret; il a de la douceur.
Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver ses largesses.
Je baise mes amis, je leur fais cent caresses.
A l’égard des amants, tout leur est refusé.
ACANTE
Je ne veux point du tout, Madame, être baisé.
Vous riez ?
CLYMENE
Le moyen de s’empêcher de rire ?
On veut baiser Acante; Acante se retire.
ACANTE
Et le pourriez-vous voir traiter de son amour
Pour un simple baiser, souvent froid, toujours court?
CLYMENE
On redouble en ce cas.
ACANTE
Oui d’autres que Clymène.
CLYMENE
Eprouvez-le.
ACANTE
De quoi vous mettez-vous en peine ?
CLYMENE
Moi ? de rien
ACANTE
Cependant je vois qu’en votre esprit
Le refus de vos dons jette un secret dépit.
CLYMENE
Il est vrai, ce refus n’est pas fort à ma gloire.
Dédaigner mes baisers ! cela se peut-il croire ?
Acante, je le vois, n’est pas fin à demi;
Il devait aujourd’hui promettre d’être ami;
Demain il eût repris son premier personnage.
ACANTE
Et Clymène aurait pu souffrir ce badinage ?
Un baiser n ‘aurait pas irrité ses esprits ?
CLYMENE
Qu’importe ? L’on s’apaise; et c’est autant de pris.
Vous en pourriez déjà compter une douzaine
ACANTE
Madame, c’en est trop: à quoi bon tant de peine ?
Pour douze d’amitié, donnez m’en un d’amour.
CLYMENE
C’est perdre doublement; je le rendrai trop court.
ACANTE
Mais Madame voyons.
CLYMENE
Mais Acante, vous dis-je,
L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.
ACANTE
Et bien je consens d’être ami pour un moment.
CLYMENE
Sous la peau de l’ami je craindrais que l’amant
Ne demeurât caché pendant tout le mystère.
L’heure sonne, il est tard; n’avez-vous point affaire ?
ACANTE
Non, et quand j’en aurais, ces moments sont trop doux.
CLYMENE
Je me veux habiller; adieu, retirez-vous.
APOLLON
Vous finissez bien tôt ?
MELPOMENE
Point trop pour des pucelles.
Ces discours leur siéent mal, et vous vous moquez d’elles.
APOLLON
Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïs l’autre jour
Deux de quinze ans parler plus savamment d’amour.
Ce que sur vos amants je trouverais à dire,
C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous les faites rire.
De l’air dont ils se sont tout à l’heure expliqués,
Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sont masqués.
MELPOMENE
Vous vouliez du plaisant; comment eût-on pu faire ?
APOLLON
J’en voulais, il est vrai; mais dans leur caractère.
THALIE
Sire, Acante est un homme inégal à tel point,
Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point;
Inégal en amour, en plaisir, en affaire;
Tantôt gai, tantôt triste; un jour il désespère;
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien
Clymène aime à railler: toutefois quand Acante
S’abandonne aux soupirs, se plaint, et se tourmente,
La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux
Qui fait que l’amitié n’en va souvent que mieux.
APOLLON
Clio, divertissez un peu la compagnie.
CLIO
Sire me voilà prête.
APOLLON
Il me prend une envie
De goûter de ce genre où Marot excellait.
CLIO
Eh bien, Sire, il vous faut donner un triolet.
APOLLON
C’est trop ! vous nous deviez proposer un distique!
Au reste n’allez pas chercher ce style antique
Dont à peine les mots s’entendent aujourd’hui.
Montez jusqu’à Marot, et point par-delà lui.
Même son tour suffit.
CLIO
J’entends: il reste, Sire,
Que Votre Majesté seulement daigne dire
Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ou rondeau.
J’aime fort les dizains.
APOLLON
En un sujet si beau
Le dizain est trop court; et vu votre matière
La ballade n’a point de trop ample carrière.
CLIO
Je pris de loin Clymène l’autre fois
Pour une Grâce en ses charmes nouvelle
Grâce s’entend, la première des trois;
J’eusse autrement fait tort à cette belle;
Puis approchant et frottant ma prunelle,
Je me repris; et dis soudainement
Voilà Vénus; c’est elle assurément:
Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,
Cyprine là ? je faille lourdement;
Telle n’est point la reine d’Amathonte .
Voyons pourtant; car chacun d’une voix
En fait d’appas prend Vénus pour modèle.
Je me mis lors à compter par mes doigts
Tous les attraits de la gente pucelle;
Afin de voir si ceux de l’immortelle
Y cadreraient, à peu prés seulement
Mais le moyen ? je n’ y vins nullement ,
Trouvant ici beaucoup plus que le compte:
Qu’est ceci, dis-je, et quel enchantement ?
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Acante vint tandis que je comptois:
Cette beauté le fit asseoir prés d’elle;
J ‘entendis tout; les Zéphyrs étaient cois.
Plus de cent fois il l’appela cruelle,
Inexorable, a l’Amour trop rebelle;
Et le surplus que dit un pauvre amant.
Clymène oyait cela négligemment.
Le mot d’amour lui donnait quelque honte.
Si de ce dieu la chronique ne ment,
Telle n’est point la reine d’Amathonte
Ne recours plus, Acante, au changement.
Loin de trouver en ce bas élément
Quelque autre objet qui ta dame surmonte,
Dans les palais qui sont au firmament
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
APOLLON
Votre tour est venu, Calliope, essayez
Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ont frayés
Deux écrivains fameux; je veux dire Malherbe
Qui louait ses héros en un style superbe
Et puis maître Vincent qui même aurait loué
Proserpine et Pluton en un style enjoué.
CALLIOPE
Sire, vous nommez là deux trop grands personnages
Le moyen d’imiter sur-le-champ leurs ouvrages ?
APOLLON
Il faut que je me sois sans doute expliqué mal;
Car vouloir qu’on imite aucun original
N’ est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre;
Hors ce qu’on fait passer d’une langue en une autre
C’est un bétail servile et Sot à mon avis
Que les imitateurs; on dirait des brebis
Qui n’osent avancer qu’en suivant la première,
Et s’iraient sur ses pas jeter dans la rivière.
Je veux donc seulement que vous nous fassiez voir,
En ce style où Malherbe a montré son savoir,
Quelque essai des beautés qui sont propres à l’ode,
Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,
Et demandant d’ailleurs un peu trop de loisir,
L’autre vous semble plus selon votre désir,
Vous louiez galamment la maîtresse d’Acante,
Comme maître Vincent dont la plume élégante
Donnait à son encens un goût exquis et fin
Que n’avait pas celui qui partait d’autre main.
CALLIOPE
Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarder quelque stance.
Si je débute mal, imposez-moi silence.
APOLLON
Calliope manquer ?
CALLIOPE
Pourquoi non ? très souvent
L’ode est chose pénible; et surtout dans le grand.
Toi qui soumets les dieux aux passions des hommes,
Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où nous sommes
Clymène montre un coeur insensible à tes coups ?
Cette belle devrait donner d’autres exemples:
Tu devrais l’obliger pour l’honneur de tes temples
D’aimer ainsi que nous.
URANIE
Les Muses n’aiment pas.
CALLIOPE
Et qui les en soupçonne ?
Ce nous n’est pas pour nous; je parle en la personne
Du sexe en général, des dévotes d’Amour.
APOLLON
Calliope a raison; quelle achève à son tour.
CALLIOPE
J’en demeurerai la, si vous l’agréez, Sire.
On m’a fait oublier ce que je voulais dire.
APOLLON
A vous donc Polymnie; entrez en lice aussi.
POLYMNIE
Sur quel ton ?
APOLLON
Je vois bien que sur ce dernier-ci
L’on ne réussit pas toujours comme on souhaite.
Calliope a bien fait d’user d’une défaite.
Cette interruption est venue à propos.
C’est pourquoi choisissez des tons un peu moins hauts.
Horace en a de tous, voyez ceux qui vous duisent .
J’aime fort les auteurs qui sur lui se conduisent
Voilà les gens qu’il faut à présent imiter.
POLYMNIE
C’est bien dit, si cela pouvait s’exécuter:
Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cet homme
Nous savions inspirer sur le déclin de Rome ?
Tout est trop fort déchu dans le sacré vallon.
APOLLON
J’en conviens, jusque même au métier d’Apollon
Il n’est rien qui n’empire, hommes, dieux; mais que faire?
Irons-nous pour cela nous cacher et nous taire ?
Je ne regarde pas ce que j’ étais jadis,
Mais ce que je serai quelque jour si je vis
Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes
De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.
Je prévois par mon art un temps, où l’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers.
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce temps vienne.
C’est à vous Polymnie à nous entretenir
POLYMNIE
Je songeais aux moyens qu’il me faudrait tenir.
A peine en rencontré – je un seul qui me contente.
Ceci vous plairait-il ? je fais parler Acante.
Qu’une belle est heureuse ! et que de doux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !
D’un côté le miroir, de l’autre les amants,
Tout la loue; est-il rien de si digne d’envie ?
La louange est beaucoup; l’ amour est plus encore:
Quel plaisir de compter les cœurs dont on dispose !
L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en son transport
Languit et se consume; est-il plus douce chose !
CIymene, usez-en bien: vous n’aurez pas toujours
Ce qui vous rend si fière, et si fort redoutée:
Charon vous passera sans passer les Amours:
Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.
Vous vivrez plus longtemps encore que vos attraits:
Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle:
Mes désirs languiront aussi bien que vos traits
L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.
Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne
L’hiver vient aussitôt: rien n’arrête le temps:
Clymène hâtez-vous; car il n’attend personne.
Sire je m’en tiens là: bien ou mal il suffit:
La morale d’Horace et non pas son esprit
Se peut voir en ces vers.
APOLLON
Erato que veut dire
Que vous qui d’ordinaire aimez si fort à rire
Demeurez taciturne, et laissez tout passer ?
ERATO
Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, le confesser.
APOLLON
Sur quoi ?
ERATO
Sur le débat qui s’est ému naguère.
APOLLON
Savoir si vous aimez ?
ERATO
Autrefois j’étais fière
Quand on disait que non; qu’on me vienne aujourd’hui
Demander aimez-vous, je répondrai que oui.
APOLLON
Pourquoi ?
ERATO
Pour éviter le nom de Précieuse.
APOLLON
Si cette qualité vous paraît odieuse,
Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.
Choisissez un galant.
ERATO
Non pas Sire cela.
Je veux un peu d’hymen pour colorer l’affaire.
APOLLON
Un peu d’hymen est bon.
ERATO
J’en veux, et n’en veux guère
APOLLON
Vous vous marierez donc ainsi qu’au temps jadis
Oriane épousa Monseigneur Amadis ?
ERATO
Oui Sire.
APOLLON
La méthode en effet en est bonne.
Mais encore avec qui ? car je ne vois personne
Qui veuille dans l’Olympe à l’hymen s’arrêter:
Les Sylvains ne sont pas des gens pour vous tenter.
ERATO
Je prendrais un auteur
APOLLON
Un auteur ? vous déesse ?
Aux auteurs Erato pourrait mettre la presse ?
Ce n’est pas votre fait pour plus d’une raison.
Rarement un auteur demeure à la maison.
ERATO
Justement cela qui m’en plaît davantage.
APOLLON
Nous nous entretiendrons de votre mariage
A fond une autre fois. Cependant chantez-nous
Non pas du serieux, du tendre, ni du doux
Mais de ce qu’en français on nomme bagatelle;
Un jeu dont je voudrais Voiture pour modèle.
Il excelle en cet art: Maître Clément et lui
S’y prenaient beaucoup mieux que nos gens d’aujourd’hui.
ERATO
Sire, j’en ai perdu peu s’en faut l’habitude;
Et ce genre est pour moi maintenant une étude.
Il y faut plus de temps que le monde ne croit.
Agréez, en la place, un dizain.
APOLLON
Dizain soit.
ERATO
Mais n’est-ce point assez célèbre notre belle ?
Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et la séquelle
Les grâces, les amours, voilà fait à peu près.
APOLLON
Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits,
Les appas.
ERATO
Et puis quoi ?
APOLLON
Cent et cent mille choses.
Je ne vous ai compté ni les lis ni les roses.
On n’a qu’a retourner seulement ces mots-là.
ERATO
La satire en fournit bien d’autres que cela.
Pour un trait de louange. il en est cent de blâme.
APOLLON
Et bien blâmez Clymène à qui d’aucune flamme
On ne peut désormais inspirer le désir.
ERATO
Ce sujet est traité; I’on vient de s’en saisir;
Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.
APOLLON
Cela ne vous fait rien; la chose est infinie;
Toujours notre cabale y trouve à regratter,
ERATO
Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais le tenter.
Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.
POLYMNIE
Voilà bien des façons pour une bagatelle.
ERATO
C’est qu’elle est de commande.
APOLLON
Et que coûte un dizain?
ERATO
Tout coûte: il faut pourtant que je me mette en train. Clymène a tort: je suis d’avis qu’elle aime
Notre vassal dès demain au plus tard,
Dès aujourd’hui, dès ce moment-ci même:
Le temps d’aimer n’a si petite part
Qui ne soit chère; et surtout quand on treuve
Un bon amant, un amant a l’épreuve.
Je sais qu’il est des amants à foison;
Tout en fourmille; on n’en saurait que faire;
Mais cent méchants n’en valent pas un bon;
Et ce bon-là ne se rencontre guère.
APOLLON
Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’est fait.
Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’en effet
Tant de louange ennuie; et surtout quand on loue
Toujours le même objet: enfin je vous avoue
Que pour peu que durât l’éloge encor de temps
Vous me verriez bailler. Comment peuvent les gens
Entendre sans dormir une oraison funèbre ?
Il n’est panégyriste au monde si célèbre
Qui ne soit un Morphée à tous ses auditeurs.
Uranie, il vous faut reployer vos douceurs:
Aussi bien qui pourrait mieux parler de Clymène
Que l’amoureux Acante ? allons vers l’Hippocrène;
Nous l’y rencontrerons encore assurément.
Ce nous sera sans doute un divertissement.
La solitude est grande autour de ces ombrages.
Que vous semble ? on croirait au nombre des ouvrages
Et des compositeurs (car chacun fait des vers)
Qu’il nous faudrait chercher un mont dans l’univers,
Non pas double mais triple, et de plus d’étendue
Que l’Atlas, cependant ma cour est morfondue;
Je ne rencontre ici que deux ou trois mortels,
Encor très peu dévots à nos sacrés autels.
Cherchez-en la raison dans les Cieux, Uranie.
URANIE
Sire, il n’est pas besoin; et sans l’astrologie
Je vous dirai d’où vient ce peu d’adorateurs.
II est vrai que jamais on n’a vu tant d’auteurs;
Chacun forge des vers; mais pour la poésie,
Cette princesse est morte, aucun ne s’en soucie.
Avec un peu de rime on va vous fabriquer
Cent versificateurs en un jour sans manquer.
Ce langage divin, ces charmantes figures,
Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures,
Et par qui les rochers et les bois attirés
Tressaillaient à des traits de l’Olympe admirés,
Cela, dis-je n’est plus maintenant en usage.
On vous méprisé, et nous, et ce divin langage.
Qu’est-ce, dit-on ? des vers; suffit, le peuple y court
Pourquoi venir chercher ces traits en notre cour ?
Sans cela l’on parvient à l’estime des hommes.
APOLLON
Vous en parlez très bien. Mais qu’entends-je ? nous sommes
Auprès de l’Hippocrène: Acante assurément
S’entretient avec elle: écoutons un moment:
C’est lui, j’entends sa voix.
ACANTE
Zéphyrs de qui l’haleine
Portait à ces Echos mes soupirs et ma peine
Je viens de vous conter son succès glorieux.
Portez en quelque chose aux oreilles des dieux.
Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelle offrande
Pourrai-je reconnaître une faveur si grande ?
Je te dois des plaisirs compagnons des autels,
Des plaisirs trop exquis pour de simples mortels.
O vous qui visitez quelquefois cet ombrage
Nourrissons des neuf Sœurs…
APOLLON
Sans doute il n’est pas sage:
Sachons ce qu’il veut dire. Acante.
ACANTE, parlant seul.
Adorez-moi
Car si je ne suis dieu, tout au moins je suis roi.
ERATO
Acante.
CLIO
D’aujourd’hui pensez-vous qu’il réponde?
Quand une rêverie agréable et profonde
Occupe son esprit, on a beau lui parler.
ERATO
Quand je m’enrhumerais à force d’appeler
Si faut-il qu’il entende: Acante.
ACANTE
Qui m’appelle ?
ERATO
C’est votre bonne amie Erato.
ACANTE
Que veut-elle ?
ERATO
Vous le saurez; venez.
ACANTE
Dieux ! je vois Apollon.
Sire, pardonnez-moi; dans le sacré vallon
Je ne vous croyais pas.
APOLLON
Levez-vous; et nous dites
Quelles sont ces faveurs soit grandes ou petites
Dont le fils de Vénus a payé vos tourments.
ACANTE
Sire, pour obéir àvos commandements,
Hier au soir je trouvai l’Amour près du Parnasse:
Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à la trace.
D’aussi loin qu’il me Vit: Acante, approchez-vous,
Cria-t-il : j’obéis. II me dit d’un ton doux:
Vos vers ont fait valoir mon nom et ma puissance:
Vous ne chantez que moi: je veux pour récompense
Dès demain sans manquer obtenir du destin
Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin
Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,
Et certaine beauté que depuis peu j’ai vue.
Sans dire quelle elle est. il suffit que l’endroit
M’a fort plu; vous verrez si c’est à juste droit.
Vous êtes connaisseur. Au reste en habile homme
Usez de la faveur que vous fera le somme.
C’est à vous de baiser ou la bouche, ou le sein,
0u cette autre beauté: même j’ai fait dessein
D’en parler à Morphée, afin qu’il vous procure
Assez de temps pour mettre à profit l’aventure
Vous ne pourrez baiser qu’un des trois seulement;
Ou le sein, ou la bouche ,ou cet endroit charmant.
ERATO
Ne nous le nommez pas, afin que je devine.
ACANTE
Je vous le donne en deux.
ERATO
C’est… c’est je m’imagine…
ACANTE
Quoi ?
ERATO
Le bras entier.
ACANTE
Non,.
ERATO
Le pied.
ACANTE
Vous l’avez dit.
Je l’ai vu, dit l’Amour; il est sans contredit
Plus blanc de la moitié que le plus blanc ivoire.
Clymène s’éveillant, comme vous pouvez croire,
Voudra vous témoigner d’abord quelque courroux:
Mais je serai présent et rabattrai les coups:
Le sort et moi rendrons mouton votre tigresse.
Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.
Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.
Sire, jusqu’à demain je n’aurais pas décrit
Ses diverses beautés. Une couleur de roses
Par le somme appliquée avait entre autres choses
Rehaussé de son teint la naïve blancheur.
Ses lis ne laissaient pas d’avoir de la fraîcheur.
Elle avait le sein nu: je n’ai point de parole
Quoique dès ma jeunesse instruit dans cette école
Pour vous bien exprimer ce double mont d’attraits.
Quand j’aurais là-dessus épuisé tous les traits,
Et fait pour cette gorge une blancheur nouvelle
Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend si belle
La descente, le tour, et le reste des lieux
Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roi par les yeux
Car mes mains n’ont point eu de part à cette joie).
Le sort à mes regards a mis encore en proie
Les merveilles d’un pied sans mentir fait au tour.
Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,
Lorsqu’allant des Tritons attirer les œillades
Il dispute du prix avec ceux des Naïades.
Vous pouvez l’avoir vu; Mars peut vous l’avoir dit:
Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont il s’agit
Du marbre, de l’albâtre, une plante vermeille:
Thétis I’a, que je pense, ou doit l’avoir pareille.
Quoi qu’il en soit ce pied hors des draps échappé
M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.
Pour en venir au point ou j’ai poussé l’affaire:
Quel des trois, ai-je dit, faut-il que je préfère ?
J’ai, si je m’en souviens, un baiser à cueillir,
Et par bonheur pour moi je ne saurois faillir.
Cette bouche m’appelle à son haleine d’ambre.
Cupidon là-dessus est entré dans la chambre:
Je ne sais pas comment; car j’avais fermé tout.
J’ai parcouru le sein de l’un à l’autre bout.
Ceci me tente encore, ai-je dit en moi-même:
Et quand je serais prince, et prince à diadème,
Une telle faveur me rendrait fortune.
Par caprice à la fin m’étant déterminé,
J’ai réservé ces deux pour la première vue
Le pied par sa beauté qui m’était inconnue
M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser
M’a paru moins commun, partant plus à priser.
Peut-être par respect j ai rendu cet hommage.
Peut-être aussi j’ai cru que le même avantage
Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baise pas
Un beau pied quand on veut, trop bien d’autres appas.
La rencontre après tout me semblait fort heureuse.
Même à mon sens la chose était plus amoureuse:
De dire plus friponne et d’aller jusque-là,
Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pour cela
Trop de respect pour vous ainsi que pour Clymène.
Elle s’est éveillée avec assez de peine;
Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas
Se sont au même instant cachés au fond des draps.
La honte l’a rendue un peu de temps muette.
Enfin sans se tourner ni quitter sa cachette,
D’un ton fort sérieux et marquant son dépit:
Je vous croyais plus sage, Acante, a-t-elle dit.
Cela ne me plaît point; sortez, et tout a l’heure.
Amour, ai-je repris, me dit que je demeure;
Le voilà; qui croirai-je ? accordez-vous tous deux.
Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris, vos Jeux,
Vos Amours, m’amuser ? a reparti Clymène.
Tout doux, a dit l’Amour. Aussitôt l’inhumaine,
Oyant la voix du dieu, s’est tournée, et changeant
De note, prenant même un air tout engageant:
Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas la plus forte.
C’est a toi de fermer une autre fois la porte.
Les voilà deux; encore un dieu s’en mêle-t-il.
Afin qu’Acante sorte, et bien que lui faut-il ?
Qu’il dise les faveurs donc il se juge digne.
J’ai regardé l’Amour; du doigt il m’a fait signe
Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’il voulait.
Mais me montrant les traits qu’une bouche étalait,
Il m’a fait à la fin juger par ce langage
Qu’un baiser me viendrait si j’avais du courage.
Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.
Amour m’a dit tout bas: Baisez-la hardiment;
Je lui tiendrai les mains; vous n’aurez point d’obstacle.
Je me suis avancé. Le reste est un miracle.
Amour en fait ainsi; ce sont coups de sa main.
APOLLON
Comment ?
ACANTE
Clymène a fait la moitié du chemin.
POLYMNIE
Que vous autres mortels êtes fous dans vos flammes !
Les dieux obtiennent bien d’autres dons de leurs dames
Sans triompher ainsi.
ACANTE
Polymnie, ils sont dieux.
APOLLON
Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pas mieux
Perdons ce souvenir. Vous, triomphez, Acante.
Nous vous laissons, adieu; notre troupe est contente.

Autres Contes:

  • Le Mandragore
  • Le Rémois
  • Le Faucon
  • Nicaise
  • Le bât
  • Le Baiser rendu
  • Epigramme
  • Imitation d’Anacréon
  • Autre imitation d’Anacréon
  • Lettre A.M.D.C.A.D.M.

Nouveaux contes

(Publiés sans achevé d’imprimer, privilège ni permission en 1674)

Comment l’esprit vient aux filles

Il est un jeu divertissant sur tous,
Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle:
Ce qui m’en plaît, c’est que tant de cervelle
N’y fait besoin, et ne sert de deux clous.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Vous y jouez; comme aussi faisons-nous:
Il divertit et la laide et la belle:
Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux;
Car on y voit assez clair sans chandelle.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Le beau du jeu n’est connu de l’époux;
C’est chez l’amant que ce plaisir excelle:
De regardants pour y juger des coups,
Il n’en faut point, jamais on n’y querelle.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Qu’importe-t-il ? sans s’arrêter au nom,
Ni badiner là-dessus davantage,
Je vais encor vous en dire un usage,
Il fait venir l’esprit et la raison.
Nous le voyons en mainte bestiole.
Avant que Lise allât en cette école,
Lise n’était qu’un misérable oison.
Coudre et filer c’était son exercice;
Non pas le sien, mais celui de ses doigts;
Car que l’esprit eût part à cet office,
Ne le croyez; il n’était nuls emplois
Où Lise pût avoir l’âme occupée:
Lise songeait autant que sa poupée.
Cent fois le jour sa mère lui disait:
Va-t-en chercher de l’esprit malheureuse.
La pauvre fille aussitôt s’en allait
Chez les voisins, affligée et honteuse,
Leur demandant où se vendait l’esprit.
On en riait; à la fin l’on lui dit:
Allez trouver père Bonaventure,
Car il en a bonne provision.
Incontinent la jeune créature
S’en va le voir, non sans confusion:
Elle craignait que ce ne fût dommage
De détourner ainsi tel personnage.
Me voudrait-il faire de tels présents,
A moi qui n’ai que quatorze ou quinze ans ?
Vaux-je cela ? disait en soi la belle.
Son innocence augmentait ses appas:
Amour n’avait à son croc de pucelle
Dont il crut faire un aussi bon repas.
Mon Révérend, dit-elle au béat homme
Je viens vous voir; des personnes m’ont dit
Qu’en ce couvent on vendait de l’esprit:
Votre plaisir serait-il qu’à crédit
J’en pusse avoir ? non pas pour grosse somme;
A gros achat mon trésor ne suffit:
Je reviendrai s’il m’en faut davantage:
Et cependant prenez ceci pour gage.
A ce discours, je ne sais quel anneau
Qu’elle tirait de son doigt avec peine
Ne venant point, le père dit: Tout beau
Nous pourvoirons à ce qui vous amène
Sans exiger nul salaire de vous:
Il est marchande et marchande, entre nous;
A l’une on vend ce qu’à l’autre l’on donne.
Entrez ici; suivez-moi hardiment;
Nul ne nous voit, aucun ne nous entend,
Tous sont au choeur; le portier est personne
Entièrement à ma dévotion;
Et ces murs ont de la discrétion.
Elle le suit; ils vont à sa cellule.
Mon Révérend la jette sur un lit,
Veut la baiser; la pauvrette recule
Un peu la tête; et l’innocente dit:
Quoi c’est ainsi qu’on donne de l’esprit ?
Et vraiment oui, repart Sa Révérence;
Puis il lui met la main sur le téton:
Encore ainsi ? Vraiment oui; comment donc ?
La belle prend le tout en patience:
Il suit sa pointe; et d’encor en encor
Toujours l’esprit s’insinue et s’avance,
Tant et si bien qu’il arrive à bon port.
Lise riait du succès de la chose.
Bonaventure à six moments de là
Donne d’esprit une seconde dose.
Ce ne fut tout, une autre succéda;
La charité du beau père était grande.
Et bien, dit-il, que vous semble du jeu ?
A nous venir l’esprit tarde bien peu
Reprit la belle; et puis elle demande
Mais s’il s’en va ? s’il s’en va ? nous verrons
D’autres secrets se mettent en usage
N’en cherchez point, dit Lise, davantage;
De celui-ci nous nous contenterons
Soit fait, dit-il, nous recommencerons
Au pis aller, tant et tant qu’il suffise.
Le pis aller sembla le mieux à Lise
Le secret même encor se répéta
Par le Pater; il aimait cette danse.
Lise lui fait une humble révérence;
Et s’en retourne en songeant à cela.
Lise songer ! quoi déjà Lise songe !
Elle fait plus, elle cherche un mensonge,
Se doutant bien qu’on lui demanderait,
Sans y manquer, d’où ce retard venait
Deux jours après sa compagne Nanette
S’en vient la voir pendant leur entretien
Lise rêvait: Nanette comprit bien,
Comme elle était clairvoyante et finette,
Que Lise alors ne rêvait pas pour rien.
Elle fait tant, tourne tant son amie,
Que celle-ci lui déclare le tout.
L’autre n’était à l’ouïr endormie.
Sans rien cacher, Lise de bout en bout
De point en point lui conte le mystère,
Dimensions de I’esprit du beau père,
Et les encore, enfin tout le phébé.
Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grâce
Quand et par qui l’esprit vous fut donné.
Anne reprit: Puisqu’il faut que je fasse
Un libre aveu, c’est votre frère Alain
Qui m’a donné de l’esprit un matin.
Mon frère Alain ! Alain ! s’écria Lise,
Alain mon frère ! ah je suis bien surprise;
Il n’en a point; comme en donnerait-il ?
Sotte, dit l’autre, hélas tu n’en sais guère:
Apprends de moi que pour pareille affaire
Il n’est besoin que l’on soit si subtil.
Ne me crois-tu ? sache-le de ta mère;
Elle est experte au fait dont il s’agit;
Si tu ne veux, demande au voisinage;
Sur ce point-là l’on t’aura bientôt dit:
Vivent les sots pour donner de l’esprit.
Lise s’en tint à ce seul témoignage,
Et ne crut pas devoir parler de rien.
Vous voyez donc que je disais fort bien
Quand je disais que ce jeu-là rend sage.

Le Diable de Papefiguière 

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux:
Nous n’en avons ici que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort:
On y fait plus, on n’y fait nulle chose
C’est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D’amour honnête, et puis me voilà fort.
Tout au rebours il est une province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.
On les connaît à leur visage mince,
Le long dormir est exclu de ce lieu:
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cettui me semble à le voir Papimane.
Si d’autre part celui que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hésiter qualifiez cet homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint-père:
Punis en sont; rien chez eux ne prospère –
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
A Lucifer c’est sa maison des champs
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs
Verser? un champ dans l’île dessus dite.
Bien paraissait la terre être maudite
Car Ie manant avec peine et sueur
La retournait, et faisait son labeur.
Survient un diable à titre de seigneur.
Ce diable était des gens de l’Evangile,
Simple, ignorant à tromper très facile,
Bon gentilhomme at qui, dans son courroux
N’avait encor tonné que sur les choux.
Plus ne savait apporter de dommage.
Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage
N’est mon talent: je suis un diable issu
De noble race, et qui n’a jamais su
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sais vilain que tous ces champs sont nôtres:
Ils sont à nous dévolus par l’édit
Qui mit jadis cette île en interdit.
Vous y vivez dessous notre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ:
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit: Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touselle
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
Je ne connais ce grain-là nullement,
Dit le lutin; comment dis-tu ? touselle ?
Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte or emplis-en ce lieu:
Touselle soit, touselle de par Dieu,
J’en suis content. Fais donc vite, et travaille;
Manant travaille et travaille vilain:
Travailler est le fait de la canaille:
Ne t’attends pas que je t’aide un seul brin,
Ni que par moi ton labeur se consomme:
Je t’ai déjà dit que j’étais gentilhomme,
Né pour chommer et pour ne rien savoir.
Voici comment ira notre partage.
Deux lots seront; dont l’un, c’est à savoir
Ce qui hors terre et dessus l’héritage
Aura poussé demeurera pour toi;
L’autre dans terre est réservé pour moi.
L’août arrivé, la touselle est sciée,
Et tout d’un temps sa racine arrachée,
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyait la semence attachée,
Et que l’épi non plus que le tuyau
N’était qu’une herbe inutile et séchée.
Le laboureur vous la serra très bien.
L’autre au marché porta son chaume vendre
On le. hua; pas un n’en offrit rien:
Le pauvre diable était prêt à se pendre.
II s’en alla chez son copartageant:
Le drôle avait la touselle vendue,
Pour le plus sûr, en gerbe et non battue,
Ne manquant pas de bien cacher l’argent.
Bien le cacha; le diable en fut la dupe.
Coquin, dit-il, tu m’as joué d’un tour.
C’est ton métier: je suis diable de cour
Qui comme vous à tromper ne m’occupe.
Quel grain veux-tu semer pour l’an prochain ?
Le manant dit: Je crois qu’au lieu de grain
Planter me faut ou navets ou carottes:
Vous en aurez, Monseigneur, pleines hottes:
Si mieux n’aimez raves dans la saison.
Raves, navets, carottes, tout est bon,
Dit le lutin, mon lot sera hors terre
Le tien dedans. Je ne veux point de guerre
Avecque toi si tu ne m’y contrains.
Je vais tenter quelques jeunes nonnains.
L’auteur ne dit ce que firent les nonnes.
Le temps venu de recueillir encor,
I.e manant prend raves belles et bonnes,
Feuilles sans plus tombent pour tout trésor
Au diableteau, qui l’épaule chargée
Court au marché. Grande fut la risée:
Chacun lui dit son mot cette fois-là.
Monsieur le diable, où croît cette denrée ?
Où mettrez-vous ce qu’on en donnera ?
Plein de courroux et vuide de pécune
Léger d’argent et chargé de rancune,
Il va trouver le manant qui riait
Avec sa femme, et se solaciait
Ah par la mort, par le sang, par la tête,
Dit le démon, il le payra par bieu.
Vous voici donc Phlipot la bonne bête;
Ca ; Ca, galons-le en enfant de bon lieu.
Mais il vaut mieux remettre la partie:
J’ai sur les bras une dame jolie
A qui je dois faire franchir le pas
Elle Ie veut, et puis ne le veut pas.
L’époux n’aura dedans la confrérie
Sitôt un pied qu’à vous je reviendrai,
Maitre Phlipot, et tant vous galerai
Que ne jouerez ces tours de votre vie.
A coups de griffe il faut que nous voyions
Lequel aura de nous deux belle amie,
Et jouira du fruit de ces sillons.
Prendre pourrais d’autorité suprême
Touselle et grain, champ et rave, enfin tout.
Mais je les veux avoir par le bon bout.
N’espérez plus user de stratagème.
Dans huit jours d’hui, je suis à vous Phlipot,
Et touchez là, ceci sera mon arme.
Le villageois étourdi du vacarme
Au fardadet ne put répondre un mot.
Perrette en rit; c’était sa ménagère,
Bonne galande en toutes les façons,
Et qui sut plus que garder les moutons
Tant qu’elle fut en âge de bergère.
Elle lui dit: Phlipot, ne pleure point:
Je veux d’ici renvoyer de tout point
Ce diableteau: c’est un jeune novice
Qui n’a rien vu: je t’en tirerai hors:
Mon petit doigt saurait plus de malice,
Si je voulais, que n’en sait tout son corps.
Le jour venu Phlipot qui n’était brave
Se va cacher, non point dans une cave,
Trop bien va-t-il se plonger tout entier
Dans un profond et large bénitier
Aucun démon n’eût su par où le prendre,
Tant fut subtil; car d’étoles, dit-on,
Il s’affubla le chef pour s’en défendre,
S’étant plongé dans l’eau jusqu’au menton.
Or le laissons, il n’en viendra pas faute.
Tout le clergé chante autour à voix haute
Vade retro. Perrette cependant
Est au logis le lutin attendant.
Le lutin vient: Perrette échevelée
Sort, et se plaint de Phlipot, en criant:
Ah le bourreau, le traître, le méchant
Il m’a perdue, il m’a toute affolée
Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous.
A coup de griffe il m’a dit en courroux
Qu’il se devait contre Votre Excellence
Battre tantôt, et battre à toute outrance.
Pour s’éprouver le perfide m’a fait
Cette balafre. A ces mots au follet
Elle fait voir… Et quoi ? chose terrible.
Le diable en eut une peur tant horrible
Qu’il se signa, pensa presque tomber;
Onc n’avait vu, ne lu, n’ ouï conter
Que coups de griffe eussent semblable forme
Bref aussitôt qu’il aperçut l’énorme
Solution de continuité,
Il demeura si fort épouvanté,
Qu’il prit la fuite, et laissa là Perrette.
Tous les voisins chommèrent la defaite
De ce démon: le clergé ne fut pas
Des plus tardifs à prendre part au cas.

Féronde ou le purgatoire

Vers le Levant le Vieil de la Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau.
Craint n’était-il pour l’immense campagne
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau
D’or ou d’argent; mais parce qu’au cerveau
De ses sujets il imprimait des choses
Qui de maint fait courageux étaient causes.
Il choisissait entre eux les plus hardis;
Et leur faisait donner du paradis
Un avant-goût à leurs sens perceptible;
Du paradis de son législateur;
Rien n’en a dit ce prophète menteur
Qui ne devînt très croyable et sensible
A ces gens-là: comment s’y prenait-on ?
On les faisait boire tous de façon
Qu’ils s’enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état, privés de connaissance,
On les portait en d’agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance
Plus que mailles, et beaux par excellence:
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens qui leur boisson cuvée
S’émerveillaient de voir cette couvée
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu’assigne à ses élus
Le faux Mahom. Lors de faire accointance,
Turcs d’approcher, tendrons d’entrer en danse’
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son de luths accompagnant les voix
Des rossignols: il n’est plaisir au monde
Qu’on ne goûtât dedans ce paradis:
Les gens trouvaient en son charmant pourpris
Les meilleurs vins de la machine ronde;
Dont ne manquaient encor de s’enivrer,
Et de leur sens perdre l’entier usage.
On les faisait aussitôt reporter
Au premier lieu de tout ce tripotage
Qu’arrivait-il ? ils croyaient fermement
Que quelque jour de semblables délices
Les attendaient, pourvu que hardiment,
Sans redouter la mort ni les supplices,
Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion.
Par ce moyen leur prince pouvait dire
Qu’il avait gens à sa dévotion
Déterminés, et qu’il n’était empire
Plus redouté que le sien ici-bas.
Or ai-je été prolixe sur ce cas,
Pour confirmer l’histoire de Féronde.
Féronde était un sot de par le monde
Riche manant, ayant soin du tracas ,
Dîmes, et cens, revenus, et ménage
D’un abbé blanc . J’en sais de ce plumage
Qui valent bien les noirs à mon avis,
En fait que d’être aux maris secourables,
Quand forte tâche ils ont en leur logis
Si qu’il y faut moines et gens capables.
Au lendemain celui-ci ne songeait
Et tout son fait dès la veille mangeait,
Sans rien garder, non plus qu’un droit apôtre,
N’ayant autre œuvre, autre emploi, penser autre
Que de chercher ou gisaient les bons vins.
Les bons morceaux, et les bonnes commères,
Sans oublier les gaillardes nonnains,
Dont il faisait peu de part à ses frères.
Féronde avait un joli chaperon
Dans son logis, femme sienne, et dit-on
Que parentèle était entre la dame
Et notre abbé; car son prédécesseur,
Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoir l’âme,
En était père, et la donna pour femme
A ce manant, qui tint à grand honneur
De l’épouser. Chacun sait que de race
Communément fille bâtarde chasse:
Celle-ci donc ne fit mentir le mot.
Si n’était pas l’époux homme si sot
Qu’il n’en eût doute, et ne vît en l’affaire
Un peu plus clair qu’il n’était nécessaire.
Sa femme allait toujours chez le prélat;
Et prétextait ses allées et venues
Des soins divers de cet économat.
Elle alléguait mille affaires menues.
C’était un compte, ou c’était un achat;
C’était un rien; tant peu plaignait sa peine.
Bref il n’était nul jour en la semaine,
Nulle heure au jour, qu’on ne vît en ce lieu
La receveuse. Alors le père en Dieu
Ne manquait pas d’écarter tout son monde
Mais le mari, qui se doutait du tour
Rompait les chiens, ne manquant au retour
D’imposer mains sur madame Féronde.
Onc il ne fut un moins commode époux.
Esprits ruraux volontiers sont jaloux,
Et sur ce point à chausser difficiles,
N’étant pas faits aux coutumes des villes.
Monsieur l’abbé trouvait cela bien dur
Comme prélat qu’il était, partant homme
Fuyant la peine, aimant le plaisir pur,
Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome.
Ce n’est mon goût; je ne veux de plein saut
Prendre la ville, aimant mieux l’escalade;
En amour da, non en guerre; il ne faut
Prendre ceci pour guerrière bravade,
Ni m’enrôler là-dessus malgré moi.
Que l’autre usage ait la raison pour soi,
Je m’en rapporte, et reviens à l’histoire
Du receveur qu’on mit en purgatoire
Pour le guérir, et voici comme quoi.
Par le moyen d’une poudre endormante
L’abbé le plonge en un très long sommeil.
On le croit mort, on l’enterre, l’on chante:
Il est surpris de voir à son réveil
Autour de lui gens d’étrange manière;
Car il était au large dans sa bière,
Et se pouvait lever de ce tombeau
Qui conduisait en un profond caveau.
D’abord la peur se saisit de notre homme
Qu’est-ce cela ? songe-t-il ? est-il mort ?
Serait-ce point quelque espèce de sort ?
Puis il demande aux gens comme on les nomme,
Ce qu’ils font là d’où vientque dans ce lieu
L’ on le retient, et qu’a-t-il fait à Dieu ?
L’un d’eux lui dit: Console-toi, Féronde
Tu te verras citoyen du haut monde
Dans mille ans d’hui complets et bien comptés
Auparavant il faut d’aucuns pêchés
Te nettoyer en ce saint purgatoire.
Ton âme un jour plus blanche que l’ivoire
En sortira. L’ange consolateur
Donne à ces mots au pauvre receveur
Huit ou dix coups de forte discipline,
En lui disant: C’est ton humeur mutine,
Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu
Qui te retient pour mille ans en ce lieu.
Le receveur s’étant frotté l’épaule
Fait un soupir: mille ans, c’est bien du temps
Vous noterez que l’ange était un drôle,
Un frère Jean novice de Léans .
Ses compagnons jouaient chacun un rôle
Pareil au sien dessous un feint habit.
Le receveur requiert pardon, et dit:
Las si jamais je rentre dans la vie,
Jamais soupçon ombrage et jalousie,
Ne rentreront dans mon maudit esprit.
Pourrais-je point obtenir cette grâce ?
On la lui fait espérer; non sitôt:
Force est qu’un an dans ce séjour se passe,
Là cependant il aura ce qu’il faut
Pour sustenter son corps, rien davantage
Quelque grabat, du pain pour tout potage,
Vingt coups de fouet chaque jour, si l’abbé
Comme prélat rempli de charité
N’obtient du Ciel qu’au moins on lui remette
Non le total des coups, mais quelque quart,
Voire moitié, voire la plus grand ‘part .
Douter ne faut qu’il ne s’en entremette,
A ce sujet disant mainte oraison.
L’ange en après lui fait un long sermon.
A tort, dit-il, tu conçus du soupçon.
Les gens d’église ont-ils de ces pensées ?
Un abbé blanc ! c’est trop d’ombrage avoir ;
Il n’écherrait que dix coups pour un noir .
Défais-toi donc de tes erreurs passées.
Il s’y résout. Qu’eût-il fait ? cependant
Sire prélat et Madame Féronde
Ne laissent perdre un seul petit moment.
Le mari dit: Que fait ma femme au monde ?
Ce qu’elle y fait ? tout bien; notre prélat
L’a consolée, et ton économat
S’en va son train, toujours à l’ordinaire.
Dans le couvent toujours a-t-elle affaire ?
Où donc ? il faut qu’ayant seule à présent
Le faix entier sur soi la pauvre femme
Bon gré mal gré léans aille souvent,
Et plus encor que pendant ton vivant.
Un tel discours ne plaisait point a l’âme.
Ame j’ai cru le devoir appeler,
Ses pourvoyeurs ne le faisant manger
Ainsi qu’un corps. Un mois à cette épreuve
Se passe entier, lui jeûnant, et l’abbé
Multipliant œuvres de charité,
Et mettant peine à consoler la veuve.
Tenez pour sûr qu’il y fit de son mieux.
Son soin ne fut longtemps infructueux:
Pas ne semait en une terre ingrate.
Pater abbas avec juste sujet
Appréhenda d’être père en effet.
Comme il n’est bon que telle chose éclate,
Et que le fait ne puisse être nié,
Tant et tant fut par sa Paternité
Dit d’oraisons, qu’on vit du purgatoire
L’âme sortir, légère, et n’ayant pas
Once de chair. Un si merveilleux cas
Surprit les gens. Beaucoup ne voulaient croire
Ce qu’ils voyaient. L’abbé passa pour saint.
L’époux pour sien le fruit posthume tint
Sans autrement de calcul oser faire.
Double miracle était en cette affaire
Et la grossesse, et le retour du mort.
On en chanta Te deum à renfort
Stérilité régnait en mariage
Pendant cet an, et même au voisinage
De l’abbaye, encor bien que léans
On se vouât pour obtenir enfants.
A tant laissons l’économe et sa femme;
Et ne soit dit que nous autres époux
Nous méritions ce qu’on fit à cette âme
Pour la guérir de ses soupçons jaloux.

La Jument du compère Pierre 

Messire Jean, (c’était certain curé
Qui prêchait peu sinon sur la vendange)
Sur ce sujet, sans être préparé,
Il triomphait; vous eussiez dit un ange,
Encore un point était touché de lui;
Non si souvent qu’eût voulu le messire;
Et ce point-là les enfants d’aujourd’hui
Savent que c’est, besoin n’ai de le dire.
Messire Jean tel que je le décris
Faisait si bien, que femmes et maris
Le recherchaient, estimaient sa science;
Au demeurant il n’était conscience
Un peu jolie, et bonne à diriger,
Qu’il ne voulût lui-même interroger,
Ne s’en fiant aux soins de son vicaire.
Messire Jean aurait voulu tout faire;
S’entremettait en zélé directeur
Allait partout; disant qu’un bon pasteur
Ne peut trop bien ses ouailles connaître,
Dont par lui-même instruit en voulait être.
Parmi les gens de lui les mieux venus,
Il fréquentait chez le compère Pierre,
Bon villageois à qui pour toute terre,
Pour tout domaine et pour tous revenus
Dieu ne donna que ses deux bras tout nus,
Et son louchet, dont pour toute ustensille
Pierre faisait subsister sa famille.
Il avait femme et belle et jeune encor,
Ferme surtout; le hâle avait fait tort
A son visage, et non à sa personne.
Nous autres gens peut-être aurions voulu
Du délicat, ce rustic ne m’eût plu;
Pour des curés la pâte en était bonne;
Et convenait à semblables amours.
Messire Jean la regardait toujours
Du coin de l’oeil, toujours tournait la tête
De son côté; comme un chien qui fait fête
Aux os qu’il voit n’être par trop chétifs;
Que s’il en voit un de belle apparence,
Non décharné, plein encor de substance,
Il tient dessus ses regards attentifs:
Il s’inquiète, il trépigne, il remue
Oreille et queue; il a toujours la vue
Dessus cet os, et le ronge des yeux
Vingt fois devant que son palais s’en sente .
Messire Jean tout ainsi se tourmente
A cet objet pour lui délicieux.
La villageoise était fort innocente.
Et n’entendait aux façons du pasteur
Mystère aucun; ni son regard flatteur,
Ni ses présents ne touchaient Magdeleine:
Bouquets de thym, et pots de marjolaine
Tombaient à terre: avoir cent menus soins
C’était parler bas-breton tout au moins.
Il s’avisa d’un plaisant stratagème.
Pierre était lourd, sans esprit: je crois bien
Qu’il ne se fût précipité lui-même,
Mais par delà de lui demander rien,
C’était abus et très grande sottise.
L’autre lui dit: Compère mon ami
Te voilà pauvre, et n’ayant à demi
Ce qu’il te faut; si je t’apprends la guise
Et le moyen d’être un jour plus content
Qu’un petit roi, sans te tourmenter tant,
Que me veux-tu donner pour mes étrennes ?
Pierre répond: Parbleu Messire Jean
Je suis à vous; disposez de mes peines;
Car vous savez que c’est tout mon vaillant.
Notre cochon ne nous faudra pourtant:
II a mange plus de son, par mon âme,
Qu’il n’en tiendrait trois fois dans ce tonneau,
Et d’abondant la vache à notre femme
Nous a promis qu’elle ferait un veau:
Prenez le tout. Je ne veux nul salaire,
Dit le pasteur; obliger mon compère
Ce m’est assez, je te dirai comment.
Mon dessein est de rendre Magdeleine
Jument le jour par art d’enchantement,
Lui redonnant sur le soir forme humaine.
Très grand profit pourra certainement
T’en revenir; car ton âne est si lent,
Que du marché l’heure est presque passée
Quand il arrive; ainsi tu ne vends pas,
Comme tu veux, tes herbes, ta denrée,
Tes choux, tes aulx, enfin tout ton tracas.
Ta femme étant jument forte et membrue,
Ira plus vite; et sitôt que chez toi
Elle sera du logis revenue,
Sans pain ni soupe un peu d’herbe menue
Lui suffira. Pierre dit: Sur ma foi
Messire Jean, vous êtes un sage homme.
Voyez que c’est d’avoir étudié !
Vend-on cela ? si j’avais grosse somme
Je vous l’aurais, parbleu bientôt payé.
Jean poursuivit: Or ça je t’apprendrai
Les mots, la guise, et toute la manière
Par ou jument bien faite et poulinière
Auras de jour, belle femme de nuit.
Corps, tête, jambe, et tout ce qui s’ensuit
Lui reviendra: tu n’as qu’a me voir faire
Tais-toi sur tout; car un mot seulement
Nous gâterait tout notre enchantement.
Nous ne pourrions revenir au mystère,
De notre vie; encore un coup motus,
Bouche cousue, ouvre les yeux sans plus .
Toi-même après pratiqueras la chose.
Pierre promet de se taire, et Jean dit:
Sus Magdeleine; il se faut, et pour cause,
Dépouiller nue et quitter cet habit:
Dégrafez-moi cet atour des dimanches;
Fort bien: ôtez ce corset et ces manches ;
Encore mieux: défaites ce jupon;
Très bien cela. Quand vint à la chemise,
La pauvre épouse eut en quelque façon
De la pudeur. Etre nue ainsi mise
Aux yeux des gens ! Magdeleine aimait mieux
Demeurer femme, et jurait ses grands dieux
De ne souffrir une telle vergogne.
Pierre lui dit: Voilà grande besogne !
Et bien, tous deux nous saurons comme quoi
Vous êtes faite; est-ce par votre foi
De quoi tant craindre ? et là là Magdeleine,
Vous n’avez pas toujours eu tant de peine
A tout ôter: comment donc faites-vous
Quand vous cherchez vos puces ? dites-nous.
Messire Jean est-ce quelqu’un d’étrange ?
Que craignez-vous ? hé quoi ? qu’il ne vous mange ?
Cà dépêchons; c’est par trop marchander.
Depuis le temps Monsieur notre curé
Aurait déjà parfait son entreprise.
Disant ces mots il ôte la chemise,
Regarde faire, et ses lunettes prend.
Messire Jean par le nombril commence,
Pose dessus une main en disant:
Que ceci soit beau poitrail de jument.
Puis cette main dans le pays s’avance.
L’autre s’en va transformer ces deux monts
Qu’en nos climats les gens nomment tétons;
Car quant à ceux qui sur l’autre hémisphère
Sont étendus, plus vastes en leur tour,
Par révérence on ne les nomme guère;
Messire Jean leur fait aussi sa cour;
Disant toujours pour la cérémonie:
Que ceci soit telle ou telle partie,
Ou belle croupe, ou beaux flancs, tout enfin.
Tant de façons mettaient Pierre en chagrin;
Et ne voyant nul progrès à la chose,
Il priait Dieu pour la métamorphose.
C’était en vain; car de l’enchantement
Toute la force et l’accomplissement
Gisait à mettre une queue à la bête:
Tel ornement est chose fort honnête:
Jean ne voulant un tel point oublier
L’attache donc: lors Pierre de crier,
Si haut qu’on l’eût entendu d’une lieue:
Messire Jean je n’y veux point de queue:
Vous l’attachez trop bas, Messire Jean.
Pierre à crier ne fut si diligent,
Que bonne part de la cérémonie
Ne fut déjà par le prêtre accomplie.
A bonne fin le reste aurait été,
Si non content d’avoir déjà parlé
Pierre encor n’eût tiré par la soutane
Le curé Jean, qui lui dit: Foin de toi:
T’avais-je pas recommandé, gros âne,
De ne rien dire, et de demeurer coi ?
Tout est gâté; ne t’en prends qu’a toi-même.
Pendant ces mots l’époux gronde à part soi.
Magdeleine est en un courroux extrême
Querelle Pierre, et lui dit: Malheureux
Tu ne seras qu’un misérable gueux
Toute ta vie: et puis viens-t’en me braire
Viens me conter ta faim et ta douleur.
Voyez un peu: Monsieur notre pasteur
Veut de sa grâce a ce traîne-malheur
Montrer de quoi finir notre misère:
Mérite-t-il le bien qu’on lui veut faire ?
Messire Jean laissons la cet oison:
Tous les matins tandis que ce veau lie
Ses choux, ses aulx, ses herbes, son oignon,
Sans l’avertir venez à la maison;
Vous me rendrez une jument polie.
Pierre reprit: Plus de jument, ma mie,
Je suis content de n’avoir qu’un grison.

Le Roi Candaule et le maître en droit

Force gens ont été l’instrument de leur mal;
Candaule en est un témoignage.
Ce roi fut en sottise un très grand personnage.
Il fit pour Gygès son vassal
Une galanterie imprudente et peu sage.
Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant,
Et les traits délicats dont la reine est pourvue
Je vous jure ma foi que l’accompagnement
Est d’un tout autre prix et passe infiniment;
Ce n’est rien qui ne l’a vue
Toute nue.
Je vous la veux montrer sans qu’elle en sache rien;
Car j’en sais un très bon moyen:
Mais à condition, vous m’entendez fort bien,
Sans que j’en dise davantage
Gygès, il vous faut être sage:
Point de ridicule désir:
Je ne prendrais pas de plaisir
Aux voeux impertinents qu’une amour sotte et vaine
Vous ferait faire pour la reine.
Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant,
Comme un beau marbre seulement.
Je veux que vous disiez que l’art, que la pensée,
Que même le souhait ne peut aller plus loin.
Dedans le bain je l’ai laissée:
Vous êtes connaisseur, venez être témoin
De ma félicite suprême.
Ils vont. Gygès admire. Admirer; c’est trop peu.
Son étonnement est extrême.
Ce doux objet joua son jeu.
Gygès en fut ému, quelque effort qu’il pût faire.
Il aurait voulu se taire,
Et ne point témoigner ce qu’il avait senti:
Mais son silence eût fait soupçonner du mystère.
L’exagération fut le meilleur parti.
Il s’en tint donc pour averti;
Et sans faire le fin, le froid, ni le modeste,
Chaque point, chaque article eut son fait, fut loué.
Dieux, disait-il au roi, quelle félicité!
Le beau corps! le beau cuir! O Ciel! et tout le reste
De ce gaillard entretien
La reine n’entendit rien;
Elle l’eût pris pour outrage:
Car en ce siècle ignorant
Le beau sexe était sauvage;
Il ne l’est plus maintenant;
Et des louanges pareilles
De nos dames d’à présent
N’écorchent point les oreilles.
Notre examinateur soupirait dans sa peau.
L’émotion croissait, tant tout lui semblait beau.
Le prince s’en doutant l’emmena; mais son âme
Emporta cent traits de flamme.
Chaque endroit lança le sien.
Hélas, fuir n’y sert de rien:
Tourments d’amour font si bien
Qu’ils sont toujours de la suite.
Près du prince Gygès eut assez de conduite
Mais de sa passion la reine s’aperçut:
Elle sut
L’origine du mal; le roi prétendant rire
S’avisa de tout lui dire.
Ignorant ! savait-il point
Qu’une reine sur ce point
N’ose entendre raillerie ?
Et suppose qu’en son cœur
Cela lui plaise, elle rie,
Il lui faut pour son honneur
Contrefaire la furie.
Celle-ci fut vraiment,
Et réserva dans soi-même,
De quelque vengeance extrême
Le désir très véhément.
Je voudrais pour un moment,
Lecteur, que tu fusses femme:
Tu ne saurais autrement
Concevoir jusqu’où la dame
Porta son secret dépit.
Un mortel eut le crédit
De voir de si belles choses,
A tous mortels lettres closes !
Tels dons étaient pour des dieux,
Pour des rois, voulais-je dire;
L’un et l’autre y vient de cire,
Je ne sais quel est le mieux.
Ces pensers incitaient la reine à la vengeance.
Honte, dépit, courroux, son cœur employa tout.
Amour même, dit-on, fut de l’intelligence:
De quoi ne vient-il point à bout ?
Gygès était bien fait; on l’excusa sans peine:
Sur le montreur d’appas tomba toute la haine.
Il était mari; c’est son mal;
Et les gens de ce caractère
Ne sauraient en aucune affaire
Commettre de pêché qui ne soit capital.
Qu’est-il besoin d’user d’un plus ample prologue ?
Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé,
Voilà tout fait, et tout formé
Un époux du grand catalogue ;
Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant.
La sottise du prince était d’un tel mérite,
Qu’il fut fait in petto confrère de Vulcan;
De là jusqu’au bonnet la distance est petite.
Cela n’était que bien; mais la Parque maudite
Fut aussi de l’intrigue; et sans perdre de temps
Le pauvre roi par nos amants
Fut député vers le Cocyte.
On le fit trop boire d’un coup:
Quelquefois, hélas ! c’est beaucoup.
Bientôt un certain breuvage
Lui fit voir le noir rivage,
Tandis qu’aux yeux de Gygès
S’étalaient de blancs objets:
Car fût-ce amour, fût-ce rage,
Bientôt la reine le mit
Sur le trone et dans son lit. Mon dessein n’était pas d’étendre cette histoire:
On la savait assez; mais je me sais bon gré;
Car l’exemple a très bien cadré:
Mon texte y va tout droit: même j’ai peine à croire
Que le docteur en lois dont je vais discourir
Puisse mieux que Candaule à mon but concourir.
Rome pour ce coup-ci me fournira la scène:
Rome, non celle-là que les moeurs du vieux temps
Rendaient triste, sévère, incommode aux galants,
Et de sottes femelles pleine;
Mais Rome d’aujourd’hui, séjour charmant et beau,
Où l’on suit un train plus nouveau.
Le plaisir est la seule affaire
Dont se piquent ses habitants.
Qui n’aurait que vingt ou trente ans,
Ce serait un voyage à faire.
Rome donc eut naguère un maître dans cet art
Qui du tien et du mien tire son origine ;
Homme qui hors de là faisait le goguenard;
Tout passait par son étamine:
Aux dépens du tiers et du quart
Il se divertissait. Avint que le légiste,
Parmi ses écoliers dont il avait toujours
Longue liste,
Eut un Français moins propre à faire en droit un cours
Qu’en amours.
Le docteur un beau jour le voyant sombre et triste,
Lui dit: Notre féal, vous voilà de relais;
Car vous avez la mine, étant hors de l’école,
De ne lire jamais
Bartole .
Que ne vous poussez-vous ? un Français etre ainsi
Sans intrigue et sans amourettes !
Vous avez des talents, nous avons des coquettes,
Non pas pour une Dieu merci.
L’étudiant reprit: Je suis nouveau dans Rome.
Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens
Pour la somme
Je ne vois pas que les galants
Trouvent ici beaucoup à faire.
Toute maison est monastère:
Double porte, verrous, une matrone austère
Un mari, des Argus. Qu’irais-je à votre avis
Chercher en de pareils logis ?
Prendre la lune aux dents serait moins difficile.
Ha, ha, la lune aux dents, repartit le docteur
Vous nous faites beaucoup d’honneur.
J’ai pitié des gens neufs comme vous; notre ville
Ne vous est pas connue en tant que je puis voir.
Vous croyez donc qu’il faille avoir
Beaucoup de peine à Rome en fait que d’aventures ?
Sachez que nous avons ici des créatures,
Qui ferons leurs maris cocus
Sur la moustache des Argus.
La chose est chez nous très commune:
Témoignez seulement que vous cherchez fortune
Placez-vous dans l’église auprès du bénitier.
Présentez sur le doigt aux dames l’eau sacrée.
C’est d’amourettes les prier.
Si l’air du suppliant à quelque dame agrée,
Celle-la sachant son métier,
Vous envoyra faire un message.
Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu
Qui ne fût connu que de Dieu.
Une vieille viendra, qui faite au badinage
Vous saura ménager un secret entretien.
Ne vous embarrassez de rien.
De rien ? c’est un peu trop; j’excepte quelque chose:
II est bon de vous dire en passant, notre ami,
Qu’à Rome il faut agir en galant et demi.
En France on peut conter des fleurettes, I’on cause;
Ici tous les moments sont chers et précieux.
Romaines vont au but. L’autre reprit: Tant mieux.
Sans être gascon, je puis dire
Que je suis un merveilleux sire.
Peut-être ne l’était-il point;
Tout homme est gascon sur ce point.
Les avis du docteur furent bons; le jeune homme;
Se campe en une église où venat tous les jours
La fleur et l’élite de Rome,
Des Grâces, des Vénus, avec un grand concours
D’Amours,
C’est-à-dire en chrétien beaucoup d’anges femelles.
Sous leurs voiles brillaient des yeux pleins d’étincelles.
Bénitiers, le lieu saint n’était pas sans cela.
Notre homme en choisit un chanceux pour ce point
A chaque objet qui passe adoucit ses prunelles .
Révérences, le drôle en faisait des plus belles,
Des plus dévotes: cependant
II offrait l’eau lustrale. Un ange entre les autres
En prit de bonne grâce: alors l’étudiant
Dit en son cœur: elle est des nôtres.
II retourne au logis; vieille vient; rendez-vous.
D’en conter le détail, vous vous en doutez tous.
Il s’y fit nombre de folies;
La dame était des plus jolies,
Le passe-temps fut des plus doux.
Il le conte au docteur. Discrétion françoise
Est chose outre nature, et d’un trop grand effort.
Dissimuler un tel transport;
Cela sent son humeur bourgeoise.
Du fruit de ses conseils le docteur s’applaudit,
Rit en jurisconsulte, et des maris se raille.
Pauvres gens, qui n’ont pas l’esprit
De garder du loup leur ouaille !
Un berger en a cent; des hommes ne sauront
Garder la seule qu’ils auront !
Bien lui semblait ce soin chose un peu malaisée
Mais non pas impossible; et sans qu’il eût cent yeux
Il défiait grâces aux Cieux
Sa femme encor que très rusée.
A ces discours, ami lecteur,
Vous ne croiriez jamais sans avoir quelque honte
Que l’héroïne de ce conte
Fût propre femme du docteur.
Elle l’était pourtant. Le pis fut que mon homme,
En s’informant de tout, et des si et des ças,
Et comme elle était faite, et quels secrets appas,
Vit que c’était sa femme en somme.
Un seul point l’arrêtait; c’était certain talent
Qu’avait en sa moitié trouve l’étudiant,
Et que pour le mari n’avait pas la donzelle.
A ce signe ce n’est pas elle
Disait en soi le pauvre époux
Mais les autres points y sont tous;
C’est elle. Mais ma femme au logis est rêveuse
Et celle-ci paraît causeuse
Et d’un agréable entretien:
Assurément c’en est une autre.
Mais du reste il n’y manque rien
Taille, visage, traits, même poil; c’est la nôtre.
Après avoir bien dit tout bas
Ce n’est, et puis ce ne l’est pas
Force fut qu’au premier en demeurât le sire.
Je laisse à penser son courroux,
Sa fureur afin de mieux dire.
Vous vous êtes donnés un second rendez-vous ?
Poursuivit-il. Oui; reprit notre apôtre,
Elle et moi n’avons eu garde de l’oublier,
Nous trouvant trop bien du premier,
Pour n’en pas ménager un autre;
Très résolus tous deux de ne nous rien devoir.
La résolution, dit le docteur, est belle.
Je saurais volontiers quelle est cette donzelle.
L’écolier repartit: Je ne l’ai pu savoir.
Mais qu’importe ? il suffit que je sois content d’elle
Dès à présent je vous réponds
Que l’époux de la dame à toutes ses façons
Si quelqu’une manquait, nous la lui donnerons
Demain en tel endroit, à telle heure, sans faute.
On doit m’attendre entre deux draps,
Champ de bataille propre à de pareils combats.
Le rendez-vous n’est point dans une chambre haute .
Le logis est propre et paré.
On m’a fait à l’abord traverser un passage
Où jamais le jour n’est entré;
Mais aussitôt après la vieille du message
M’a conduit en des lieux où loge en bonne foi
Tout ce qu’amour a de délices;
On peut s’en rapporter à moi.
A ce discours jugez quels étaient les supplices
Qu’endurait le docteur. II forme le dessein
De s’en aller le lendemain
Au lieu de l’écolier; et sous ce personnage
Convaincre sa moitié, lui faire un vasselage
Dont il fût à jamais parlé.
N’en déplaise au nouveau confrère,
Il n’était pas bien conseillé:
Mieux valait pour le coup se taire:
Sauf d’apporter en temps et lieu
Remède au cas, moyennant Dieu.
Quand les épouses font un récipiendaire
Au benoît état de cocu,
S’il en peut sortir franc, c’est à lui beaucoup faire;
Mais quand il est déjà reçu,
Une facon de plus ne fait rien à l’affaire.
Le docteur raisonna d’autre sorte, et fit tant
Qu’il ne fit rien qui vaille. IL crut qu’en prévenant
Son parrain en cocuage,
Il ferait tour d’homme sage:
Son parrain, cela s’entend,
Pourvu que sous ce galant
Il eût fait apprentissage;
Chose dont à bon droit le lecteur peut douter.
Quoi qu’il en soit, l’époux ne manque pas d’aller
Au logis de l’aventure,
Croyant que l’allée obscure,
Son silence, et le soin de se cacher le nez,
Sans qu’il fût reconnu le feraient introduire
En ces lieux si fortunés:
Mais par malheur la vieille avait pour se conduire
Une lanterne sourde; et plus fine cent fois
Que le plus fin docteur en lois,
Elle reconnut l’homme, et sans être surprise
Elle lui dit: Attendez là
Je vais trouver Madame Elise
II la faut avertir; je n’ose sans cela
Vous mener dans sa chambre: et puis vous devez être
En autre habit pour l’aller voir:
C’est-à-dire en un mot qu’il n’en faut point avoir
Madame attend au lit. A ces mots notre maître
Poussé dans quelque bouge y voit d’abord paraître
Tout un déshabillé; des mules, un peignoir
Bonnet, robe de chambre, avec chemise d’homme
Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome :
Le tout propre, arrangé, de même qu’on eût fait
Si l’on eût attendu le Cardinal préfet.
Le docteur se dépouille; et cette gouvernante
Revient, et par la main le conduit en des lieux
Où notre homme privé de l’usage des yeux
Va d’une façon chancelante
Après ces détours ténébreux,
La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire
En un fort mal plaisant endroit,
Quoique ce fut son propre empire;
C’était en l’école de droit.
En l’école de droit ! la même; le pauvre homme
Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison,
Pensa tomber en pâmoison.
Le conte en courut par tout Rome.
Les écoliers alors attendaient leur régent.
Cela seul acheva sa mauvaise fortune.
Grand éclat de risée, et grand chuchillement,
Universel étonnement.
Est-il fou ? qu’est-ce là ? vient-il de voir quelqu’une?
Ce ne fut pas le tout; sa femme se plaignit.
Procès. La parente se joint en cause, et dit:
Que du docteur venait tout le mauvais ménage;
Que cet homme était fou, que sa femme était sage.
On fit casser le mariage;
Et puis la dame se rendit
Belle et bonne religieuse
A Saint-Croissant en Vavoureuse .
Un prélat lui donna l’habit.

Le Psautier 

Nonnes souffrez pour la dernière fois
Qu’en ce recueil malgré moi je vous place.
De vos bons tours les contes ne sont froids.
Leur aventure a ne sais quelle grâce
Qui n’est ailleurs: ils emportent les voix.
Encore un donc, et puis c’en seront trois.
Trois? je faux d’un; c’en seront au moins quatre
Comptons-les bien. Mazet le compagnon;
L’abbesse ayant besoin d’un bon garçon
Pour la guérir d’un mal opiniâtre;
Ce conte-ci qui n’est le moins fripon;
Quant a sœur Jeanne ayant fait un poupon,
Je ne tiens pas qu’il la faille rabattre.
Les voilà tous: quatre c’est compte rond.
Vous me direz: C’est une étrange affaire
Que nous ayons tant de part en ceci.
Que voulez-vous ? je n’y saurais que faire;
Ce n’est pas moi qui le souhaite ainsi.
Si vous teniez toujours votre bréviaire,
Vous n’auriez rien à démêler ici.
Mais ce n’est pas votre plus grand souci.
Passons donc vite à la présente histoire.
Dans un couvent de nonnes fréquentait
Un jouvenceau friand comme on peut croire
De ces oiseaux. Telle pourtant prenait
Goût à le voir, et des yeux le couvait,
Lui souriait, faisait la complaisante,
Et se disait sa très humble servante,
Qui pour cela d’un seul point n’avançait.
Le conte dit que léans il n’était
Vieille ni jeune, à qui le personnage
Ne fit songer quelque chose à part soi.
Soupirs trottaient, bien voyait le pourquoi,
Sans qu’il s’en mît en peine davantage.
Sœur Isabeau seule pour son usage
Eut le galant: elle le méritait
Douce d’humeur, gentille de corsage,
Et n’en étant qu’à son apprentissage,
Belle de plus. Ainsi l’on l’enviait
Pour deux raisons; son amant, et ses charmes.
Dans ses amours chacune l’épiait:
Nul bien sans mal, nul plaisir sans alarmes.
Tant et si bien l’épièrent les sœurs,
Qu’une nuit sombre, et propre à ces douceurs
Dont on confie aux ombres le mystère,
En sa cellule on ouït certains mots,
Certaine voix, enfin certains propos
Qui n’étaient pas sans doute en son bréviaire.
C’est le galant, ce dit-on, il est pris.
Et de courir; l’alarme est aux esprits;
L’essaim frémit, sentinelle se pose.
On va conter en triomphe la chose
A mère abbesse; et heurtant à grands coups
On lui cria: Madame levez-vous;
Sœur Isabelle a dans sa chambre un homme.
Vous noterez que Madame n’était
En oraison, ni ne prenait son somme:
Trop bien alors dans son lit elle avait
Messire Jean curé du voisinage.
Pour ne donner aux sœurs aucun ombrage,
Elle se lève, en hâte, étourdiment,
Cherche son voile, et malheureusement
Dessous sa main tombe du personnage
Le haut-de-chausse assez bien ressemblant
Pendant la nuit quand on n’est éclairée
A certain voile aux nonnes familier
Nommé pour lors entre elles leur psautier.
La voilà donc de grègues affublée.
Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef,
Et s’étant fait raconter derechef
Tout le catus elle dit irritée:
Voyez un peu la petite effrontée,
Fille du diable, et qui nous gâtera
Notre couvent; si Dieu plaît ne fera:
S’il plaît à Dieu bon ordre s’y mettra:
Vous la verrez tantôt bien chapitrée.
Chapitre donc, puisque chapitre y a,
Fut assemblé. Mère abbesse entourée
De son sénat fit venir Isabeau,
Qui s’arrosait de pleurs tout le visage,
Se souvenant qu’un maudit jouvenceau
Venait d’en faire un différent usage.
Quoi, dit l’abbesse, un homme dans ce lieu !
Un tel scandale en la maison de Dieu !
N’êtes-vous point morte de honte encore ?
Qui nous a fait recevoir parmi nous
Cette voirie ? Isabeau, savez-vous
(Car désormais qu’ici l’on vous honore
Du nom de sœur, ne le prétendez pas)
Savez-vous dis-je à quoi dans un tel cas
Notre institut condamne une méchante ?
Vous l’apprendrez devant qu’il soit demain.
Parlez parlez. Lors la pauvre nonnain,
Qui jusque-là confuse et repentante
N’osait branler, et la vue abaissoit
Lève les yeux, par bonheur aperçoit
Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande
Par un effet d’émotion trop grande,
N’avoit pris garde, ainsi qu’on voit souvent.
Ce fut hasard qu’Isabelle à l’instant
S’en aperçût. Aussitôt la pauvrette
Reprend courage, et dit tout doucement:
Votre psautier a ne sais quoi qui pend;
Raccommodez-le. Or c’était l’aiguillette,
Assez souvent pour bouton l’on s’en sert.
D’ailleurs ce voile avoit beaucoup de l’air
D’un haut-de-chausse: et la jeune nonnette,
Ayant l’idée encore fraîche des deux
Ne s’y méprit: non pas que le messire
Eût chausse faite ainsi qu’un amoureux:
Mais à peu près; cela devait suffire.
L’abbesse dit: Elle ose encore rire !
Quelle insolence ! Un péché si honteux
Ne la rend pas plus humble et plus soumise !
Veut-elle point que l’on la canonise ?
Laissez mon voile esprit de Lucifer.
Songez songez, petit tison d’enfer,
Comme on pourra raccommoder votre âme.
Pas ne finit mère abbesse sa gamme
Sans sermonner et tempêter beaucoup.
Sœur Isabeau lui dit encore un Coup
Raccommodez votre psautier, Madame.
Tout le troupeau se met à regarder.
Jeunes de rire, et vieilles de gronder.
La voix manquant à notre sermonneuse,
Qui de son troc bien fâchée et honteuse,
N’eut pas le mot à dire en ce moment,
L’essaim fit voir par son bourdonnement,
Combien roulaient de diverses pensées
Dans les esprits. Enfin l’abbesse dit:
Devant qu’on eût tant de voix ramassées,
Il serait tard. Que chacune en son lit
S’aille remettre. A demain toute chose.
Le lendemain ne fut tenu, pour cause,
Aucun chapitre; et le jour ensuivant
Tout aussi peu. Les sages du couvent
Furent d’avis que l’on se devait taire
Car trop d’éclat eût pu nuire au troupeau.
On n’en voulait à la pauvre Isabeau
Que par envie. Ainsi n’ayant pu faire
Qu’elle lâchât aux autres le morceau,
Chaque nonnain, faute de jouvenceau,
Songe à pourvoir d’ailleurs à son affaire.
Les vieux amis reviennent de plus beau.
Par préciput à notre belle on laisse
Le jeune fils; le pasteur à l’abbesse;
Et l’union alla jusques au point
Qu’on en prêtait à qui n’en avait point.

Le Lunettes 

J’avais juré de laisser là les nonnes :
Car que toujours on voie en mes écrits
Même sujet, et semblables personnes,
Cela pourrait fatiguer les esprits.
Ma muse met guimpe sur le tapis:
Et puis quoi ? guimpe; et puis guimpe sans cesse;
Bref toujours guimpe, et guimpe sous la presse.
C’est un peu trop. Je veux que les nonnains
Fassent les tours en amour les plus fins;
Si ne faut-il pour cela qu’on épuise
Tout le sujet; le moyen ? c’est un fait
Par trop fréquent, je n’aurais jamais fait:
II n’est greffier dont la plume y suffise.
Si j y tâchais on pourrait soupçonner
Que quelque cas m’y ferait retourner;
Tant sur ce point mes vers font de rechutes;
Toujours souvient à Robin de ses flûtes.
Or apportons à cela quelque fin.
Je le pretends, cette tâche ici faite.
Jadis s’était introduit un blondin
Chez des nonnains à titre de fillette.
II n’avait pas quinze ans que tout ne fût :
Dont le galant passa pour soeur Colette
Auparavant que la barbe lui crût.
Cet entre-temps ne fut sans fruit; le sire
L’employa bien: Agnès en profita.
Las quel profit ! j eusse mieux fait de dire
Qu’à soeur Agnès malheur en arriva
Il lui fallut élargir sa ceinture
Puis mettre au jour petite créature
Qui ressemblait comme deux gouttes d’eau,
Ce dit l’histoire, à la soeur jouvenceau.
Voilà scandale et bruit dans l’abbaye.
D’où cet enfant est-il plu ? comme a-t-on
Disaient les sœurs en riant, je vous prie
Trouve céans ce petit champignon ?
Si ne s’est-il après tout fait lui-même.
La prieure est en un courroux extrême.
Avoir ainsi souillé cette maison !
Bientôt on mit l’accouchée en prison.
Puis il fallut faire enquête du père.
Comment est-il entré ? comment sorti ?
Les murs sont hauts, antique la tourière,
Double la grille, et le tour très petit.
Serait-ce point quelque garçon en fille ?
Dit la prieure, et parmi nos brebis
N’aurions-nous point sous de trompeurs habits
Un jeune loup ? sus qu’on se déshabille:
Je veux savoir la vérité du cas.
Qui fut bien pris, ce fut la feinte ouaille.
Plus son esprit à songer se travaille,
Moins il espère échapper d’un tel pas.
Nécessite mère de stratagème
Lui fit. . . eh bien ? lui fit en ce moment
Lier. ..: eh quoi ? foin, je suis court moi-même:
Ou prendre un mot qui dise honnêtement
Ce que lia le père de l’enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit ? vous avez ouï dire
Qu’au temps jadis le genre humain avait
Fenêtre au corps; de sorte qu’on pouvait
Dans le dedans tout à son aise lire;
Chose commode aux médecins d’alors.
Mais si d’avoir une fenêtre au corps
Etait utile, une au cœur au contraire
Ne l’était pas; dans les femmes surtout:
Car le moyen qu’on pût venir à bout
De rien cacher ? notre commune mère
Dame Nature y pourvut sagement
Par deux lacets de pareille mesure.
L’homme et la femme eurent également
De quoi fermer une telle ouverture.
La femme fut lacée un peu trop dru.
Ce fut sa faute, elle-même en fut cause;
N’étant jamais à son gré trop bien close.
L’homme au rebours; et le bout du tissu
Rendit en lui la Nature perplexe.
Bref le lacet à l’un et l’autre sexe
Ne put cadrer, et se trouva, dit-on,
Aux femmes court, aux hommes un peu long.
Il est facile à présent qu’on devine
Ce que lia notre jeune imprudent;
C’est ce surplus, ce reste de machine,
Bout de lacet aux hommes excédant.
D’un brin de fil il l’attacha de sorte
Que tout semblait aussi plat qu’aux nonnains:
Mais fil ou soie, il n’est bride assez forte
Pour contenir ce que bientôt je crains
Qui ne s’échappe; amenez-moi des saints;
Amenez-moi si vous voulez des anges;
Je les tiendrai créatures étranges,
Si vingt nonnains telles qu’on les vit lors
Ne font trouver à leur esprit un corps.
J’entends nonnains ayant tous les trésors
De ces trois sœurs dont la fille de l’onde
Se fait servir; chiches et fiers appas,
Que le soleil ne voit qu’au nouveau monde ,
Car celui-ci ne les lui montre pas.
La prieure a sur son nez des lunettes,
Pour ne juger du cas légèrement.
Tout à l’entour sont debout vingt nonnettes,
En un habit que vraisemblablement
N’avaient pas fait les tailleurs du couvent.
Figurez-vous la question qu’au sire
On donna lors; besoin n’est de le dire.
Touffes de lis, proportion du corps,
Secrets appas, embonpoint, et peau fine,
Fermes tétons, et semblables ressorts
Eurent bientôt fait jouer la machine.
Elle échappa, rompit le fil d’un coup,
Comme un coursier qui romprait son licou,
Et sauta droit au nez de la prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu’au plancher. II s’en fallut bien peu
Que l’on ne vît tomber la lunetière.
Elle ne prit cet accident en jeu.
L’on tint chapitre, et sur cette matière
Fut raisonné longtemps dans le logis.
Le jeune loup fut aux vieilles brebis
Livre d’abord. Elles vous l’empoignèrent
A certain arbre en leur cour l’attachèrent
Ayant le nez devers l’arbre tourne,
Le dos à l’air avec toute la suite:
Et cependant que la troupe maudite
Songe comment il sera guerdonné,
Que l’une va prendre dans les cuisines
Tous les balais, et que l’autre s’en court
A l’arsenal ou sont les disciplines,
Qu’une troisième enferme à double tour
Les soeurs qui sont jeunes et pitoyables,
Bref que le sort ami du marjolet
Ecarte ainsi toutes les détestables,
Vient un meunier monté sur son mulet
Garçon carré, garçon couru des filles,
Bon compagnon, et beau joueur de quille
Oh oh dit-il, qu’est-ce là que je voi ?
Le plaisant saint ! jeune homme, je te prie,
Qui t’a mis là ? sont-ce ces soeurs, dis-moi.
Avec quelqu’une as-tu fait la folie ?
Te plaisait-elle ? était-elle jolie ?
Car à te voir tu me portes ma foi
(Plus je regarde et mire ta personne)
Tout le minois d’un vrai croqueur de nonne.
L’autre répond: Hélas, c’est le rebours:
Ces nonnes m’ont en vain prié d’amours.
Voilà mon mal; Dieu me doint patience;
Car de commettre une si grande offense,
J’en fais scrupule, et fut-ce pour le Roi;
Me donnât-on aussi gros d’or que moi.
Le meunier rit; et sans autre mystère
Vous le délie, et lui dit: Idiot,
Scrupule toi , qui n’es qu’un pauvre hère !
C’est bien à nous qu’il appartient d’en faire !
Notre curé ne serait pas si sot.
Vite, fuis-t’en, m’ayant mis en ta place:
Car aussi bien tu n’es pas, comme moi,
Franc du collier, et bon pour cet emploi: –
Je n’y veux point de quartier ni de grâce:
Viennent ces soeurs; toutes je te répond,
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
L’autre deux fois ne se le fait redire.
Il vous l’attache, et puis lui dit adieu.
Large d’épaule on aurait vu le sire
Attendre nu les nonnains en ce lieu.
L’escadron vient, porte en guise de cierges
Gaules et fouets: procession de verges,
Qui fit la ronde à l’entour du meunier,
Sans lui donner le temps de se montrer,
Sans l’avertir. Tout beau, dit-il, Mesdames:
Vous vous trompez; considérez-moi bien:
Je ne suis pas cet ennemi des femmes,
Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.
Employez-moi, vous verrez des merveilles.
Si je dis faux, coupez-moi les oreilles.
D’un certain jeu je viendrai bien à bout;
Mais quant au fouet je n’y vaux rien du tout.
Qu’entend ce rustre, et que nous veut-il ire.
S’écria lors une de nos sans-dents.
Quoi tu n’es pas notre faiseur d’enfants ?
Tant pis pour toi, tu payras pour le sire.
Nous n’avons pas telles armes en main,
Pour demeurer en un si beau chemin.
Tiens tiens, voilà l’ébat que l’on désire.
A ce discours fouets de rentrer en jeu,
Verges d’aller, et non pas pour un peu;
Meunier de dire en langue intelligible,
Crainte de n’être assez bien entendu:
Mesdames je… ferai tout mon possible
Pour m’acquitter de ce qui vous est dû.
Plus il leur tient des discours de la sorte,
Plus la fureur de l’antique cohorte
Se fait sentir. Longtemps il s’en souvint.
Pendant qu’on donne au maître l’anguillade,
Le mulet fait sur l’herbette gambade.
Ce qu’à la fin l’un et l’autre devint,
Je ne le sais, ni ne m’en mets en peine.
Suffit d’avoir sauvé le jouvenceau.
Pendant un temps les lecteurs pour douzaine
De ces nonnains au corps gent et si beau
N’auraient voulu, je gage, être en sa peau.

Autres contes publiés en 1674

  • Les Troqueurs
  • Le cas de conscience
  • féconde ou le purgatoire
  • Le Diable en enfer
  • La jument du compère Pierre
  • Paté d’anguille
  • Janot et Catin
  • La Chose impossible
  • Le Magnifique
  • Le Tableau

Autre Contes (publiés en 1682)

La Matrone d’Ephèse

Il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengregée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre auxenfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé:
Ce qu’il fit; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre époux que vous cessiez des vivre ?
Croyez-vous que lui-mêm il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: hélas ! c’est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif; L’autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degré, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

 

Il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengregée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre auxenfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé:
Ce qu’il fit; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre époux que vous cessiez des vivre ?
Croyez-vous que lui-mêm il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: hélas ! c’est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif; L’autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degré, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

Autre conte (1682)

  • Belphégor

Autres Contes (publiés en 1685)

La Clochette 

O combien l’homme est inconstant, divers,
Faible, léger, tenant mal sa parole !
J’avais juré hautement en mes vers
De renoncer à tout conte frivole.
Et quand juré ? c’est ce qui me confond,
Depuis deux jours j’ai fait cette promesse
Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment. Dieu ne fit la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Soeurs;
Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs;
Mais d’être sûrs, ce n’est là leur affaire.
Si me faut-il trouver, n’en fût-il point,
Tempérament pour accorder ce point,
Et supposé que quant à la matière
J’eusse failli, du moins pourrais-je pas
Le réparer par la forme en tout cas ?
Voyons ceci. Vous saurez que naguère
Dans la Touraine un jeune bachelier,
(Interprétez ce mot à votre guise,
L’usage en fut autrefois familier
Pour dire ceux qui n’ont la barbe grise,
Ores ce sont suppôts de sainte église)
Le nôtre soit sans plus un jouvenceau
Qui dans les prés, sur le bord d’un ruisseau,
Vous cajolait la jeune bachelette
Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent,
Pendant qu’Io portant une clochette,
Aux environs allait l’herbe mangeant;
Notre galant vous lorgne une fillette,
De celles-là que je viens d’exprimer:
Le malheur fut qu’elle était trop jeunette,
Et d’âge encore incapable d’aimer.
Non qu’à treize ans on y soit inhabile;
Même les lois ont avancé ce temps:
Les lois songeaient aux personnes de ville,
Bien que l’amour semble né pour les champs.
Le bachelier déploya sa science:
Ce fut en vain; le peu d’expérience,
L’humeur farouche, ou bien l’aversion,
Ou tous les trois, firent que la bergère,
Pour qui l’amour était langue étrangère,
Répondit mal à tant de passion.
Que fit l’amant ? croyant tout artifice
Libre en amours, sur le rez de la nuit
Le compagnon détourne une génisse
De ce bétail par la fille conduit ;
Le demeurant , non compté par la belle,
(Jeunesse n’a les soins qui sont requis)
Prit aussitôt le chemin du logis;
Sa mère étant moins oublieuse qu’elle
Vit qu’il manquait une pièce au troupeau:
Dieu sait la vie; elle tance Isabeau
Vous la renvoie, et la jeune pucelle
S’en va pleurant, et demande aux échos
Si pas un d’eux ne sait nulle nouvelle
De celle-là dont le drôle à propos
Avait d’abord étoupé la clochette;
Puis il la prit, et la faisant sonner
Il se fit suivre, et tant que la fillette
Au fond d’un bois se laissa détourner.
Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise
Quand elle ouït la voix de son amant.
Belle, dit-il, toute chose est permise
Pour se tirer de l’amoureux tourment;
A ce discours, la fille toute en transe
Remplit de cris ces lieux peu fréquentés;
Nul n’accourut. O belles évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.

Les aveux indiscret

Paris, sans pair, n’avait en son enceinte
Rien dont les yeux semblassent si ravis
Que de la belle, aimable et jeune Aminte.
Fille à pourvoir, et des meilleurs partis.
Sa mère encor la tenait sous son aile
Son père avait du comptant et du bien
Faites état qu’il ne lui manquait rien.
Le beau Damon s’étant pique pour elle
Elle reçut les offres de son cœur:
Il fit si bien l’esclave de la belle
Qu’il en devint le maître et le vainqueur:
Bien entendu sous le nom d’hyménée:
Pas ne voudrais qu’on le crût autrement.
L’an révolu ce couple si charmant
Toujours d’accord, de plus en plus s’aimant
(Vous eussiez dit la première journée)
Se promettait la vigne de l’abbé;
Lorsque Damon, sur ce propos tombé
Dit à sa femme: Un point trouble mon âme
Je suis épris d’une si douce flamme
Que je voudrais n’avoir aimé que vous,
Que mon cœur n’eût ressenti que vos coups
Qu’il n’eût logé que votre seule image
Digne, il est vrai, de son premier hommage.
J’ai cependant éprouvé d’autres feux;
JI’en dis ma coulpe, et j’en suis tout honteux.
Il m’en souvient, la nymphe était gentille,
Au fond d’un bois, l’Amour seul avec nous;
Il fit si bien, si mal, me direz-vous,
Que de ce fait il me reste une fille.
Voilà mon sort, dit Aminte à Damon:
J’étais un jour seulette à la maison;
Il me vint voir certain fils de famille,
Bien fait et beau, d’agréable façon;
J’en eus pitié; mon naturel est bon;
Et pour conter tout de fil en aiguille,
Il m’est resté de ce fait un garçon.
Elle eut à peine achevé la parole,
Que du mari l’âme jalouse et folle
Au désespoir s’abandonne aussitôt.
Il sort plein d’ire, il descend tout d’un saut,
Rencontre un bât, se le met, et puis crie:
Je suis bâté. Chacun au bruit accourt,
Les père et mère, et toute la mégnie,
Jusqu’aux voisins. Il dit, pour faire court,
Le beau sujet d’une telle folie.
Il ne faut pas que le lecteur oublie
Que les parents d’Aminte, bons bourgeois,
Et qui n’avaient que cette fille unique,
La nourrissaient, et tout son domestique,
Et son époux, sans que, hors cette fois,
Rien eût troublé la paix de leur famille.
La mère donc s’en va trouver sa fille;
Le père suit, laisse sa femme entrer,
Dans le dessein seulement d’écouter.
La porte était entrouverte; il s’approche;
Bref il entend la noise et le reproche
Que fit sa femme à leur fille en ces mots:
Vous avez tort: j’ai vu beaucoup de sots,
Et plus encor de sottes en ma vie;
Mais qu’on pût voir telle indiscrétion,
Qui l’aurait cru ? car enfin, je vous prie,
Qui vous forçait ? quelle obligation
De révéler une chose semblable ?
Plus d’une fille a forligné; le diable
Est bien subtil; bien malins sont les gens.
Non pour cela que l’on soit excusable:
Il nous faudrait toutes dans des couvents
Claquemurer jusques à l’hyménée.
Moi qui vous parle ai même destinée;
J’en garde au cœur un sensible regret.
J’eus trois enfants avant mon mariage
A votre père ai-je dit ce secret ?
En avons-nous fait plus mauvais ménage ?
Ce discours fut à peine proféré,
Que l’écoutant s’en court, et tout outre
Trouve du bât la sangle et se l’attache,
Puis va criant partout: Je suis sanglé.
Chacun en rit, encor que chacun sache
Qu’il a de quoi faire rire à son tour.
Les deux maris vont dans maint carrefour,
Criant, courant, chacun à sa manière,
Bâté le gendre, et sangé’ le beau-père.
On doutera de ce dernier point-ci;
Mais il ne faut telles choses mécroire
Et par exemple, écoutez bien ceci.
Quand Roland sut les plaisirs et la gloire
Que dans la grotte avait eus son rival,
D’un coup de poing il tua son cheval.
Pouvait-il pas, traînant la pauvre bête,
Mettre de plus la selle sur son dos ?
Puis s’en aller, tout du haut de sa tête,
Faire crier et redire aux échos:
Je suis bâté’, sanglé, car il n’importe,
Tous deux sont bons. Vous voyez de la sorte
Que ceci peut contenir vérité;
Ce n’est assez, cela ne doit suffire;
Il faut aussi montrer l’utilité
De ce récit; je m’en vais vous la dire.
L’heureux Damon me semble un pauvre sire.
Sa confiance eut bientôt tout gâté.
Pour la sottise et la simplicité
De sa moitié, quant à moi, je l’admire.
Se confesser à son propre mari !
Quelle folie ! imprudence est un terme
Faible à mon sens pour exprimer ceci.
Mon discours donc en deux points se renferme.
Le noeud d’hymen doit être respecté,
Veut de la foi, veut de l’honnêteté:
Si par malheur quelque atteinte un peu forte
Le fait clocher d’un ou d’autre côté,
Comportez-vous de manière et de sorte
Que ce secret ne soit point éventé.
Gardez de faire aux égards banqueroute;
Mentir alors est digne de pardon.
Je donne ici de beaux conseils, sans doute:
Les ai-je pris pour moi-même ? hélas ! non.

Autres contes (1685)

  • Le fleuve Scamandre
  • La Confidente sans le savoir ou le Stratagème
  • Le remède

Contes Posthumes

  • Les quiproquos
  • Conte tirée d’Athénée

Les Fables (1621 – 1695)

Qui d’entre-nous n’a pas en mémoire au moins quelques vers des Fables de Jean de La Fontaine comme « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage… » ou « La cigale ayant chanté tout l’été… ». Toujours d’actualité, ce condensé de sagesse et de ruse reste aujourd’hui encore un incontournable de la langue française. Boileau, Molière ou encore Madame de Sévigné sont vite séduit par ces vers. Cette dernière écrit même dans l’une de ses lettres: “Les Fables de La Fontaine sont un panier de cerises. On veut choisir les plus belles, et le panier reste vide.” Peut-il y avoir meilleur éloge?Structurée tout comme une pièce de théâtre, la fable est en quelque sorte un mini-drame avec son décor, l’intrigue et le dénouement. Sa finalité est pédagogique et didactique « je me sers d’ animaux pour instruire les hommes ». Mais héros de La Fontaine sont aussi des humains, des végétaux et même des personnages mythologiques. Le Lion représente le pouvoir du roi, le Renard c’est le rusé, le Chat c’est l’hypocrite… C’est ainsi que le fabuliste fait état des travers, des vices et des mœurs des humains de son temps qu’ils soient grands (le roi et les courtisans) ou petits (les paysans, les artisans…). Il dénonce le pouvoir absolu, l’exploitation des paysans part la noblesse de Province…Le premier recueil de fables voient le jour en 1668, alors que l’auteur est âgé de 47 ans. Moins de 30 ans il atteint un total de pas moins de 243 fables qui le rendent célèbre pour l’éternité. Elles sont publiées en 3 recueils de plusieurs livres chacun, comptant un nombre variable de « Fables ». Composé d’un corps (la fable) et d’une âme (la moralité), ces fables nourrissent l’imagination et imprègnent de leur sagesse génération après génération. L’édition complète des fables comptent 5 volumes, celle de Charpentier en 1709 comportent une douzaine de livres (numérotation croissante de I à XII).

Les fables du livre I

A Monseigneur le Dauphin (Fable 0)

En ouverture du livre I de ses Fables, La Fontaine s’adresse à Louis de France (futur roi), fils du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse. En lui dédiant ce premier recueil il essaie d’intéresser le Dauphin (plus tard le Grand Dauphin), alors âgé de 7 ans, à la lecture des fables source de réflexion et d’amusement.

Je chante les Héros dont Esope est le Père,
Troupe de qui l’Histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons :
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes.
Illustre rejeton d’un Prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d’une plus forte voix
Les faits de tes Aïeux et les vertus des Rois.
Je vais t’entretenir de moindres Aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures.
Et, si de t’agréer je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.

La Cigale et la Fourmi (Fable 1)

Première du premier recueil (124 fables, divisées en 6 livres) paru en mars 1668 et dédié en prose au Dauphin (le fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse), cette fable est certainement la plus connue de La Fontaine. Alors que Taine y voit une opposition de l’homme du sud (la cigale) à l’homme du nord (la fourmi), Rousseau déconseille de la faire lire aux enfants de crainte qu’ils ne se prennent pour la cigale.

La cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
de mouche ou de vermisseau
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle
«Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’oût, foi d’animal,
Intérêt et principal.»
La fourmi n’est pas prêteuse ;
C’est là son moindre défaut.
«Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien : dansez maintenant.»

Le Corbeau et le Renard (Fable 2)

La Fontaine met en scène dans cette fable deux acteurs importants de la société française de ce XVIIe siècle. Alors que le Renard représente les courtisans, le Corbeau symbolise les plus grands (bien haut perché sur sa branche). Les premiers vivent en flattant, en caressant dans le sens du poil leurs maîtres.
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard par l’odeur alléché ,
Lui tint à peu près ce langage :
«Et bonjour Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!       
Sans mentir, si votre ramage       
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois»
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie;       
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit et dit: « Mon bon Monsieur,           
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute:
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »       
Le corbeau honteux et confus
Jura mais un peu tard , qu’on ne l’y prendrait plus.

La Grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf (Fable 3)

En référence notamment à ces « petits princes » qui veulent des représentants, la Fontaine répond par cette fable à ceux là mêmes qui veulent paraître d’un rang plus élevé que celui qui est le leur. La Grenouille paye de sa vie sa vanité, de son orgueil.

Une grenouille vit un boeuf

Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant: « Regardez bien, ma soeur;
Est-ce assez? dites-moi: n’y suis-je point encore?
Nenni- M’y voici donc?
-Point du tout. M’y voilà?
-Vous n’en approchez point.
« La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva. 
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ,
Tout prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Le Loup et le Chien (fable 5)

La Fontaine met en scène dans cette fable un Loup et un Chien: le premier mène une vie d’errance et en liberté, le second une vie asservie au service d’un maître. En prenant partie pour le mode de vie du Loup (« Maître Loup »), pour qui la liberté avant tout, l’auteur dénonce la servilité des nobles vis à vis de leurs maîtres.

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
 » Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. « 
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. « 
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
 » Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. « 
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Le Rat de ville et le Rat des champs (Fable 9)

La Fontaine, maître des Eaux et Forets pendant un temps, compare la vie en ville et à la campagne. Il préfère la tranquillité de la campagne où il passe beaucoup de temps, aux tracas de la ville. Le rat des champs (le faible) qui trouve le moyen de prendre la fuite pour échapper à un bruit (le puissant), c’est encore l’éternelle domination du plus fort que l’auteur dénonce.

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’Ortolans.

Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête,
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.

A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le Rat de ville détale ;
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.

– C’est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi ;

Mais rien ne vient m’interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

Le Loup et l’Agneau (Fable 10)

André Gide écrivait dans son journal 1939-1949 à propos de cette fable: « Cette merveille, pas un mot de trop ; pas un trait, pas un des propos du dialogue, qui ne soit révélateur. C’est un objet parfait. »

Agresseur, le Loup plaide pourtant sa cause en se posant comme victime d’un Agneau si doux et innocent. C’est lui qui exerce la violence, mais il la justifie pour avoir raison dans son injustice. Le fable met en évidence une réalité universelle, présente encore de nos jours: le plus fort a toujours raison.

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Le Renard et la Cigogne (fable 18)

Aussi rusé soit-il, le Renard se trouve ici pris à son propre piège et ridiculisée. La Cigogne a pris une belle revanche, et donné une belle leçon à son invité.

Compère le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :
            Le Galand, pour toute besogne
Avait un brouet clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La Cigogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le Drôle eut lapé le tout en un moment.
        Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la Cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
            Je ne fais point cérémonie. »
        À l’heure dite, il courut au logis
            De la Cigogne son hôtesse ;
            Loua très fort sa politesse,
            Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
            On servit, pour l’embarrasser
En un vase à long col, et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du Sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
        Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
            Trompeurs, c’est pour vous que j’écris,
            Attendez-vous à la pareille.

Le Chêne et le Roseau (Fable 22)

La Fontaine met en scène, comme dans le Loup et l’Agneau, le fort (le chêne) et le faible (le roseau) mais pour montrer cette fois que l’habileté peut l’emporter sur la force. Cette fois la loi du plus fort n’est pas la meilleure puisque le chêne ne résiste pas au vent qui souffle violemment. Pendant ce temps le Roseau plie, plie mais sans jamais rompre.

Le Chêne un jour dit au Roseau :
 » Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.  » Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

Autres fables du livre I

  • Les deux Mulets
  • La Génisse la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion.
  • La Besace
  • L’ Hirondelle et les petits oiseaux
  • L’ homme et son image
  • Le Dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues.
  • Les voleurs et l’Ane.
  • Simonide préservé par les Dieux.
  • La Mort et le malheureux
  • L’ homme entre deux âges et ses deux maîtresses.
  • L’ Enfant et le maître d’école.
  • Le Coq et la perle
  • Les Frelons et les Mouches à miel

Livre II

Le conseil tenu par les Rats (Fable 2)

Face à un Chat (Rodilardus) qui les terrorise et les harcèle, jusqu’à les affamer, les Rats s’accordent lors d’un d’un Conseil à s’en défaire. Pour ce faire ils ont l’ingénieuse idée d’attacher un grelot au cou de Rodilardus, pour être avertis de sa présence. Mais quand il s’agit de désigner à qui incombe l’exécution de cette dangereuse mission, tous trouvent prétexte pour se défiler. Plus de trois siècles après, cette fable reste d’actualité dans la société contemporaine.

Ces vers font allusion notamment à la révolte de la Fronde et au parlement, sous la minorité du roi Louis XIV, et plus généralement aux assemblées que tiennent les hommes mais qui n’aboutissent à rien.

Un Chat, nommé Rodilardus
Faisait des Rats telle déconfiture
Que l’on n’en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu’il en restait, n’osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son sou,
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu’au haut et au loin
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l’abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu’il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s’enfuiraient en terre ;
Qu’il n’y savait que ce moyen.
Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen,
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : « Je n’y vas point, je ne suis pas si sot »;
L’autre : « Je ne saurais. »Si bien que sans rien faire
On se quitta. J’ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire chapitres de Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.

Le Lion et le Moucheron (Fable 9)

Orgueilleux et insolent, le Lion parle à un Moucheron en termes fort insultant. Très affectée par tant de mépris, la faible créature déclare la guerre au roi des animaux. Son bourdonnement sonne l’assaut comme une trompette de cavalerie, pour une bataille qui semble pourtant très déséquilibrée et perdue d’avance. Et pourtant le fauve est vaincu! Comme quoi parmi nos ennemis, les plus à craindre ne sont pas toujours les plus grands. Enivrée par sa victoire, elle s’en va s’enorgueillir de sa victoire. La petite créature va payer, dans sa vanité, en se laissant prendre par plus petit, une araignée.

« Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre! « 
C’est en ces mots que le Lion
Parlait un jour au Moucheron.
L’autre lui déclara la guerre.
« Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
Me fasse peur ni me soucie ?
Un boeuf est plus puissant que toi :
Je le mène à ma fantaisie. « 
A peine il achevait ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le Trompette et le Héros.
Dans l’abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Lion, qu’il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son oeil étincelle ;
Il rugit ; on se cache, on tremble à l’environ ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un Moucheron.
Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle :
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air, qui n’en peut mais ; et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat : le voilà sur les dents.
L’insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée ;
Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

Le Lion et la Rat (Fable 11)

Pris dans un piège alors qu’il est le plus fort de tous, un Lion ne doit son salut qu’à un Rat. Contrairement à celui du Le Lion et te Moucheron, fort désagréable et agressif, il s’était montré à l’occasion généreux envers ce Rat. Celui-ci à son tour n’hésite pas à accourir, pour le sortir du filet dans lequel il est pris. Comme quoi dans ce monde on a tous besoin les uns des autres, quels que soient notre rang et notre puissance.

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :

On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
De cette vérité deux Fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

Le Lion et l’Âne chassant (Fable 19)

Après « Le Lion et le Moucheron » et « Le Lion et le Rat » le Roi des animaux est mis en scène. Affamé, il veut utiliser un âne et la puissance de son braillement dans quête de gros gibier. Pour ce faire il lui intima l’ordre de braire le plus fort possible, espérant que la puissance de son braillement fera peur et sortir d’éventuelles proies de leur tanière pour fuir. L’astuce marche. Le Lion se régale, mais l’Âne considère que le mérite lui revient. « Oui, dit le lion, si je ne connaissais ta personne et ta race, j’en serais moi-même effrayé. » Réplique le Lion.

Le roi des animaux se mit un jour en tête
De giboyer. Il célébrait sa fête.
Le gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.
Pour réussir dans cette affaire,
Il se servit du ministère
De l’Ane à la voix de Stentor.
L’Ane à Messer Lion fit office de Cor.
Le Lion le posta, le couvrit de ramée,
Lui commanda de braire, assuré qu’à ce son
Les moins intimidés fuiraient de leur maison.
Leur troupe n’était pas encore accoutumée
A la tempête de sa voix ;
L’air en retentissait d’un bruit épouvantable ;
La frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où les attendait le Lion.
N’ai-je pas bien servi dans cette occasion ?
Dit l’Ane, en se donnant tout l’honneur de la chasse.
– Oui, reprit le Lion, c’est bravement crié :
Si je connaissais ta personne et ta race,
J’en serais moi-même effrayé.
L’Ane, s’il eût osé, se fût mis en colère,
Encor qu’on le raillât avec juste raison :
Car qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractère.

Autres fables du livre II

  • Contre ceux qui ont un goût difficile
  • Les deux Taureaux et une grenouille
  • Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
  • La Chauve-souris et les deux Belettes
  • L’Oiseau blessé d’une flèche
  • La Lice et sa Compagne
  • L’Aigle et l’Escargot
  • L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé de sel
  • La Colombe et la Fourmi
  • Le Lièvre et le Grenouilles
  • Le Corbeau voulant imiter l’Aigle
  • La Chatte métamorphosée en Femme

Livre III

Dans cette fable, un meunier part avec son fils pour vendre son âne à la foire. Comme ils sont la cible de moqueries chemin faisant, il essaye de plaire aux personnes qu’ils rencontrent. Il se rend compte, quoi qu’il fasse, qu’il ne peut pas plaire à tout le monde. Il décide alors de n’en faire qu’à sa tête.

Le Meunier, son Fils et l’Âne (Fable n° 1)

L’Invention des Arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grèce.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes.
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa Lyre,
Disciples d’Apollon, nos Maîtres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins ;
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins)
Racan commence ainsi : Dites-moi, jevous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé ;
À quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon séjour ?
Prendre emploi dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j’ai les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus. Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.

J’ai lu dans quelque endroit, qu’un Meunier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Âne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le premier qui les vit, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.
Le Meunier à ces mots connaît son ignorance.
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L’Âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure.
Il fait monter son fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :
Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’ honte,
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaud, comme un Évêque assis,
Fait le veau sur son Âne, et pense être bien sage.
Il n’est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge.
Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez.
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit : Ces gens sont fous,
Le Baudet n’en peut plus, il mourra sous leurs coups.
Hé quoi, charger ainsi cette pauvre Bourrique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
Parbieu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau,
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois, si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L’Âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode,
Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
Qui de l’Âne ou du Maître est fait pour se laisser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Âne :
Nicolas au rebours ; car quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête, et la chanson le dit.
Beau trio de Baudets ! le Meunier repartit :
Je suis Âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu’on dise quelque chose, ou qu’on ne dise rien ;
J’en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement ;
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.

A suivre…

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