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Charlemagne raconté par Girart d’Amiens

juin 14th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Charlemagne raconté par Girart d’Amiens)
L'épopée Charlemagne racontée par d'Amiens

GIRART D’AMIENS (fin XIIIème-début XIV) auteur affirmé

Biographie:

Comme pour la plupart des poètes et trouvères du Moyen-âge, le peu qu’on sait de Girart d’Amiens apparaît dans ses textes. Il se nomme dans ses œuvres tour à tour Gerardin, Gerart, Girardin d’Amiens et enfin Girart d’Amiens dans L’Histoire de Charlemagne. Il serait né entre 1250 et 1260 certainement à Amiens, comme son nom l’indique. Il aurait séjournée aussi quelques temps à Cambrai avant de fréquenter  beaucoup les cours européennes, protégé par les grands de son temps. Il est dans celle du roi d’Angleterre Edouard 1er vers 1280, puis celle du roi de France Philippe IV.  Ayant acquis le statut d’auteur  affirmé il se met aussi au service de Charles le Valois, démesurément ambitieux et cupide, candidat à l’Empire.  

Œuvre :

Il est considéré comme l’un des écrivains les plus prolifiques (presque 70 000 vers en rime) de son temps.

Escanor (1280) :

Roman arthurien de plus de près de 25 000 vers dans lequel on retrouve des personnages de vieux contes celtiques que Chrétien de Troie avait popularisés. Il est écrit à la demande d’Aliénor de Castille, reine d’Angleterre sous le règne d’Edouard Ier. Le récit est d’actualité puisqu’il fait allusion aux tensions existantes entre Edouard Ier et le prince de Galles Llywelyn ap Gruffydd. Dans ce texte l’auteur met en scène des acteurs étrangers à la tradition arthurienne. Le roi est cependant symbolisé par le légendaire Arthur, alors qu’Escanor est le prince de Galles. En plus d’être fortuné, bon mari et redoutable combattant, on reconnaît à ce dernier des qualités indéniables qui le font aduler par son peuple. Deux histoires singulières y sont relatées : une relation amoureuse d’un côté, et un conflit guerrier mené par Gauvain pour Arthur contre Escanor.

Sur fond d’une  relation amoureuse entre le sénéchal Keu (frère nourricier d’Arthur selon la légende) et Andrevette (fille du roi Cador de Northumbrie), il narre le conflit Arthur-Escanor. Gaubain le neveu d’Arthur mène la campagne militaire contre ce rebelle Gallois, qui ne veut pas s’aligner à l’Angleterre. Le mariage de  Keu (de la cours arthurienne) et d’Andrevette (sœur d’Escanor) malgré les machinations de l’oncle de la fille, permet un rapprochement. Le domaine  rebelle est alors annexé à celui du roi.

Extraits:

Mais s’il veïst que par droiture
Pourchacier venjance en peüst,
De rienz si grant joie n’eüst…  

Tant fu orgellox le vassal
Qu’ainques ne retint son ceval
Tant que il vint devant le roi,
Et se vint par itel desroi
Que son frain hurta a le table…

Une fenme ot malicieuse,
Cil rois, selonc c’on percevoit,
Et cele roïne savoit
Tot le pooir d’enchantement
Et tant qu’il n’estoit nulement
Adonques si male sorchiere
Ne qui honor eüst mains chiere…

…une douce jovencele,
Une petite damoisele
Que l’on clamoit Alïenor…

…« Est ce Gavain
Qui ci me suit si derreés ?
Puis, apprenant que ce n’est pas le cas :
Ore, fait cil, a mal eür,
Que vous ne demandoie mie »…

Quant sot que traveillier devoit,
Une cousine qu’ele avoit,
Qui adez ot usé d’enfance
D’astrenomie et nigremance,
Fist regarder en l’air adonques.
Et sachiez, li airs en fu onques
Si biauz qu’il estoit par parance,
Si que cele vit la naissance
De Gavain tot premierement
Et li sambla tot vraiement
Qu’il devoit fiers et puissanz estre…

Mais l’orgueil Escanor plaissa
Dont il fu si mors et honis
Qu’il s’en tint a avilonis
Si durement en son corage
Qu’il s’en dona si grande rage
Et tel anuit et tel ahan
Qu’il en jut au lit plus d’un an…

« Il couvient que je le mete mort
Ou il me tramete a la mort,
Autrement ne puet mais remaindre.
Autrement ne porroit estaindre
L’orgueuz granz et la sourquidance
Qui nouz met en tel malvoeillance »…

Ne por autre chose n’aloit
Voeillent mal monseingor Gavain,
Fors pour ce que la fee[Esclarmonde, son amie] un main
Li dist qu’ele avoit oï dire
C’on ne savoit el monde ellire
Nul chevalier pluz couvenable
Ne pluz cortois ne mix metable
Que mesire Gavainz estoit,
Selonc ce que l’on en contoit
Et qu’en couroit le renomee,
Et qu’estre devoit bien blasmee
Toute dame qu’il deingneroit
Amer c’aussi ne l’ameroit,
Car nuz n’avoit vers lui vaillance…

« Gavain, tu az mauvaisement
Erré, ce ne pués tu desdire,
De mon cosin germain ocirre,
Car tu l’as mort en traïson »…

« Mes sire Gauvains ki au roi
Artu est niés, assés miex vaut
N’a grignor biauté pas ne faut
Ke la vostre, ains le passe assés ;
Et por ce ke il a passés
Tous cels que je onques connui
[…] N’ert ja par moi autres amés »…

Méliacin ou le Cheval de fust (entre 1285 et 1288)

Les quelques 20 000 vers du récit sont écrit dans la cour du roi de France Philippe IV soit à sa demande, soit à celle de Gaucher de Châtillon, mais certainement d’après une idée de Blanche (fille de Saint Louis). Néanmoins plusieurs autres personnes sont destinataires de la dédicace dont Jeanne de Navarre reine de France, Béatrice de Bourbon, Blanche d’Artois reine de Navarre… Il s’inspire de la célèbre légende orientale du cheval magique d’un des récits des Mille et Une Nuits, pour écrire ce roman d’amour et d‘aventure.

Clamzart est un redoutable sorcier. Il retient en otage Celinde l’amante de Meliacin, fils du roi Nubien de la Grande Erménie. Celui-ci reçoit de lui un cheval en ébène qui peut voler, en contrepartie de quoi il demande la main de Gloriande la fille du souverain. Meliacin le frère de la fille s’y oppose fermement, bien que sa bien-aimée soit entre ses mains. Le cheval en bois est doté du pouvoir de voler. Le frère profite de ses performances exceptionnelles, pour libérer son amante retenue dans un harem. Le lecteur est conduit de l’Espagne à la Perse en passant par l’Italie, pour vivre une intrigue riche en rebondissements. Un exploit qui permet ainsi de sauver sa sœur de ce mariage.

Extraits:

Pour ce j’ai

 mon tans usé

en mon sens

en folie usé …

qui de bon queur l’escouteront

et qui escrire le feront

et bien l’escrivain paier ont.

« Explicit li Contes du cheval de fust.»… 

Mais or vous voeil dire com

Li philosophes, qui s’entente

Metoit mout es les choses soutilles,

I ot mises . IIII. Chevilles

Que par nigreamance avoit faites

Et si soutivement entraites

Que, se ne fust par aventure,

Nus hom n’i conneüst jointure.

(Je veux à présent vous dire comment les savants,

qui mettent leur réflexion au service

des choses subtiles,

 y avaient placé trois chevilles

qu’ils avaient conçues par magie et si

habilement fichées que personne n’aurait pu,

si ce n’est par le plus grand des hasards, y

voir de jointure…)

Charlemagne (1301 à 13003) ou L’Istoire le roy Charlemaine

C’est une chanson de geste composée de plus de 23 000 vers inspirée des Grandes Chroniques de France. L’auteur se met dans la peau d’un romancier-historien pour raconter la vie de l’empereur. Il est le seul auteur à rapporter l’histoire de Charlemagne dans sa totalité. Composée de trois livres, l’œuvre est écrite à la demande de Charles de Valois, frère du roi de France Philippe IV le Bel. Et c’est pour servir des dessins inavoués, pour le comte de Valois  qui brigue l’Empire.  

Le premier livre fait le récit de son enfance, et de sa lutte avec ses deux frères notamment pour  la succession. Ces épreuves vont forger Charles, prémisse d’un héros en devenir. 

Les guerres que Charlemagne a menées et les exploits de Roland, Oghier le Danois et Naime de Bavière, ainsi que le voyage en Orient sont l’objet du second. Le caractère et le contenu historique de cette partie sont indéniables. Les guerres de Saxe, les campagnes de Lombardie et d’Espagne  et le projet de croisade en Terre sainte sont évoqués.

Dans le troisième livre il nous emmène en Espagne. La croisade espagnole et les guerres qui s’y déroulent sont bien rapportées par l’auteur. Les moments forts de ce récit sont certainement la bataille de Roncevaux, la mort de Roland et de l’empereur qui a réussi à venger celle de son neveu. Pour l’auteur Charlemagne se retrouve à Aix-la-Chapelle, emporté par des anges. 

Extraits : 

L’endemain, vers Gascoingne ont leur voie tenue,
et ont tant chevauchié par la montaingne herbue
qu’en une grant forest s’est li ost embatue,
en un pas moult divers et d’entree et d’issue.
Mes grant gent de Gascoigne, qui la voie ont seüe
avoient des François, s’iert adonc pourveüe
des Gascoins et de gens qu’el pas fu racondue :
et furent embuschié en la forest plus drue,
et en si divers pas et mise et descendue
qu’ainz ceste oeuvre ne fu de François conneüe
devant que mescheance leur fu desus corue…
 

Et a ce que lor gent iert auques d’armes nue,
en fu tant a ce point occise et confondue
c’onques Kallons n’ot mes tel perte receüe,
car du commun de l’ost de la gent mieus creüe
em prouece, et en bien de valeur soustenue,
i perdu bien .M. hommes, dont l’ost fu coie et mue,
et li rois plus que nus quant l’en amenteüe
li a ce vilain fait, dont d’angoisse tressue.
Lors retorna au pas, mes voie fu perdue,
car aus Gascoins ne pot faire desconvenue,
ainz se fust ja la gent par mainz lieus espandue,
el bois et el destrois aussi haus comme nue,
de quoi la gent de France devint tout esperdue,
quant la gent de Gascoingne ne fu aconsseüe…
 

Quant Kallemaine voit comment la chose aloit
de ses hommes que mors par mi le champ veoit,
tel duel en ot au cuer a poi qu’il n’enrragoit.
Mes ne dist a ses hommes lors tot quan qu’il pensoit,
fors tant qu’il dist, s’il peut, ses amis vengeroit…
 

 et de cel Bauduin ont mençoigne contee
plusor, qui vont disant, ainsi qu’il lor agree,
qu’il fu filz Guenelun, mes c’est borde provee,
car icil Bauduins, qui tant ot renommee
de prouece et d’onor que Diex li ot prestee,
vint de Mile d’Aiglent puis qu’il ot recovree
sa terre que li serf li avoient ostee
et qu’il fu revenus hors de prison fermee
si comme l’uevre en est ci devant recordee…
 

 Mais ses filz fu uns homs plains de chevalerie,
par quoi Sessonne mist toute en sa seignorie,
et prist bele moillier et noble et seignorie
qu’au frere Rollant fu, Baudouÿn, puis amie,
tout ainssi com on dist, quar ceste estoire mie
en cronique ne truis, ne mainte chevauchie
que Kallemaine fist ; mais ainz seront fallie
et enque et panne et main et trestoute estudie
c’on seüst touz ses fais, non pas bien la moitie…
 

Bibliographie :

  • Paris G, Girart d’AmiensHistoire littéraire de la France (1893)
  • Antoinette Saly, Girart d’Amiens romancier (1958)
  • Alain Corbellari, Le Charlemagne de Girart d’Amiens et la tradition épique française (1959)
  • Braullt  G. J., A Study of the Works of Girart d’Amiens, (1958)  
  • Braullt  G. J « Les manuscrits des œuvres de Girart d’Amiens » (1959)
  • Antoinette Saly, Girart d’Amiens romancier (2007)
  • Daniel Métraux, Le Charlemagne de Girart d’Amiens (2007)

Rutebeuf ou le poète de la diversité

juin 9th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Rutebeuf ou le poète de la diversité)
Léo Ferré chante 'Pauvre Rutebeuf"

Biographie de Rutebeuf ( vers 1230-1285) :

Né en Champagne en 1230 et clerc de formation, Ruteboeuf (ou Rutebeuf, Rustebeuf) est certainement le poète le plus illustre et le plus engagé du XIIIe siècle. Il s’installe à Paris dès l’âge adulte, sous la protection du comte de Poitiers, ce qui fait de lui le premier poète de la ville. Faire des rimes est sa seule occupation professionnelle, et ne cache pas qu’il ne sait faire que ça. Sensible aux événements de son temps sous le règne de Louis IX puis Philippe III, il s’incruste et clame fort ses positions. Laïque il s’engage avec vigueur au côté de Guillaume de Saint-Amour, avant-gardiste dans la lutte contre les franciscains (ordres mendiants) qui veulent prendre le contrôle de l’université de Paris. Il utilise l’écriture comme arme principale, et y consacre quelques uns de ses écrits. Il intervient également en faveur des croisades, comme l’attestent son œuvre.

Poète maudit à l’image d’un François Villon ou d’un Rimbaud plus tard, on lui doit d’avoir une bonne connaissance de la société du XIIIè siècle. A cheval sur la moralité, il réclame plus de justice. Il se prend en composant ses poèmes moraux, comme un censeur de la vie publique.

Même si on connait peu de choses sur lui, Rutebeuf ne nous laisse rien ignorer de sa vie. Il parle de lui, de sa femme, de ses misères, de ses dettes et même de son cheval. Malgré sa pauvreté matérielle, il était néanmoins bien souvent reçu par les grands seigneurs de son temps.

Œuvre de Rutebeuf:

Composée de poèmes dramatiques et allégoriques, de pièces satiriques et lyriques et de fabliaux, l’œuvre du poète champenois est d’une grande diversité. Très à cheval sur la langue, l’auteur est un excellent versificateur. Il se distingue aussi par la richesse, et en même temps l’ambiguïté, de ses rimes à double sens. Il introduit également des jeux de mots. Avec lui la poésie s’intéresse aux problèmes qu’ils soient politiques ou sociaux, et s’engage. Une  partie est consacrée  aux événements tels que les croisades, la disparition d’importants personnages, les miracles…Mais en même temps il rompt avec la poésie courtoise pour s’engager dans un genre où la satire, la dérision, la propagande, la polémique dominent. Il dénonce tous les abus, même ceux de Louis IX. Il se moque du milieu bourgeois mais aussi religieux, car il voulait voir les religieux mener une vie exemplaire et l’Eglise gouvernée autrement. La complainte, un mode d’expression où il excelle, est largement utilisée dans la partie considérée comme autobiographique. On la retrouve aussi quand il nous fait part de la vie misérable de ses compagnons. Certaines de ses pièces ont visiblement pour vocation, d’exercer une influence sur l’opinion des gens.

Œuvres principales:

La querelle autour de l’Université:

  • La Discorde de l’Université de Paris et des Jacobins (1254).
  • Le Dit de Guillaume de Saint-Amour (1257)
  • La Complainte Guillaume.
  • Le Dit de l’Université de Paris (1268)
  • Du pharisien (1259).

Chansons de croisades:

  • La complainte de Constantinople (1262)
  • La Complainte d’outre-mer (1265-67)
  • La Chanson de Pouille (1264).
  • La Voie de Tunes (1267).
  • La Disputaison du Croisé et du Décroisé (1268).

Poèmes religieux et satires de l’Eglise:

  • La Vie de sainte Marie l’Égyptienne (1262 à 65)
  • La Vie de sainte Élysabel.
  • Le Dit de Nostre Dame (1265)
  • Ave Maria de Rutebeuf.
  • Des règles (1259)
  •  Le Dit de sainte Église (1259)
  •  Des Jacobins (1263)
  •  La Chanson des ordres (1260)
  •  Des Béguines
  •  La Voie de Paradis (1265)
  •  Renart le Bestourné (1260-61)

Lamentations funèbres:

  • La Complainte du comte de Nevers (1266).
  • La Complainte du roi de Navarre (1271).
  • La Complainte du comte de Poitiers (1271).

Poèmes dramatiques et monologues comiques:

  • Le Miracle de Théophile (1263-64)
  •  Le Dit de l’Herberie.
  • Le miracle du Sacristain et d’une dame accompli par notre Dame

Poèmes sur les vices et la moralité:

  • Sur l’hypocrisie (1257)
  • L bataille des vices et des vertus (1259)
  • Le dit du mensonge(1260)
  • Leçon sur Hypocrisie et Humilité
  • La voie d’Humilité

Problèmes du monde:

  • Des plaies du monde (1252)
  • De l’Etat du Monde (1252)

Poèmes autobiographiques:

  • Le dit de la Grièche d’hiver
  • La complainte de Rutebeuf sur son œil (1261)
  • La repentance de Rutebeuf (1262)
  • Le mariage de Rutebeuf (1265)
  • La pauvreté de Rutebeuf (1277)

Extraits de quelques œuvres :

La Discorde de l’Université de Paris et des Jacobins  ou Ci encomence la descorde des Jacobins et de l’Universitei (1254)

L’Université de Paris est secouée par une querelle, suite aux décrets du pape Alexandre IV d’intégrer des moines des ordres des mendiants dans le corps enseignant. Guillaume de Saint Amour (Théologien, docteur de Sorbonne, recteur, syndic de l’Université de Paris…) les conteste énergiquement. Il est exilé à Saint-Amour dans le Jura d’où il est natif. Rutebeuf entre autres prend le parti de celui qui fut son maître, et s’attaque à son tour à ces religieux qui « font le contraire de ce qu’ils enseignent ». Le conflit s’éternise et s’envenime, devant l’intransigeance du pape et des Jacobins. Il n’hésite pas alors à fustiger le souverain pontife.

Extraits :

I-

Je dois rimer sur l’esprit de discorde

qu’à Paris envie a semé

parmi ceux qui prêchent la miséricorde

et une vie honnête.

foix, Paix, Concorde,

voilà qui leur emplit la bouche,

mais leurs façons me rappelle

que des paroles aux actes  il y a loin.

II-

Les Jacobins : voilà le sujet

dont je veux vous entretenir

car ils nous parlent tous de Dieu

et nous interdisent la colère :

c’est là qui blesse l’âme,

ce qui lui fait du mal, ce qui la tue.

Mais les voilà en guerre contre une école

Où ils veulent enseigner la force.

III-

Quand les Jacobins apparurent dans le monde,

Ils entrèrent chez Humilité.

A l’époque, ils étaient purs et nets,

Et aimaient la théologie.

Mais orgueil qui élague tout bien,

A mis en eux tant d’iniquité

Qu’avec leur grande cape ronde

Ils ont renversé l’Université…

VI-

Les Jacobins ont fait leur entrée dans le monde

vêtus  de robes blanches et noires.

Toutes les vertus en eux abondent :

qui le veut peut toujours le croire. 

Par l’habit, ils sont nets et purs,

mais vous savez bien ce qu’il en est :

si un loup portait une cape ronde,

il ressemblerait à un prêtre….

Complainte de Monseigneur Geoffroy de Sergines »ou Ci encoumence la complainte de Monseigneur Joffroi de Sergines(1255-1256)

Dans cette complainte l’auteur fait l’éloge de Geoffroy de Sergines, un seigneur de Champagne. Dans son entreprise de convaincre pour la croisade, il le prend comme exemple à suivre. Parti avec Louis IX en 1248 pour la septième croisade, il est resté en Terre Sainte après le retour du roi pour combattre et servir Dieu.

Extraits :

Qui d’un cœur loyal, qui de l’espèce la plus fine,

loyalement, jusqu’à la fin

n’en finirait pas de servir Dieu…

Moi je n’en sait qu’un qui ait cette sagesse

et il est rempli de la science de Dieu :

Monseigneur Geoffroy de Sergines,

tel est l’homme de bien dont je parle.

Il est tenu pour homme de bien

par les empereurs, les rois, les comtes,

beaucoup plus encore que je voue le dis…

Il aimait ses voisins pauvres,

il leur donnait volontiers de ses biens…

Il n’était ni querelleur, ni médisants,

ni vantard, ni méprisant.

Avant que j’aie fini de raconter

sa grande vaillance et sa valeur,

sa courtoisie et sa sagesse,

l’ennui vous gagnerait, je crois.

Il aimait tant son seigneur lige

qu’il alla avec lui venger

la honte faite à Dieu outre-mer :

un homme de bien comme lui, mérite d’être aimé.

Avec le roi, il demeura là-bas

avec le roi il partit, il alla, 

avec le roi, subit le bon, le mauvais sort…

Et voilà qui les réconforte :

une fois au-dehors des portes,

s’ils ont avec eux monseigneur Geoffroy,

ils oublient toute appréhension

et, au besoin, chaqu’un d’eux vaut quatre hommes.

Mais sans lui, ils n’osent combattre,

ce n’est que grâce à lui qu’ils joutent, qu’ils guerroient…

Le Dit de Guillaume de Saint-Amour ou Ci encoumance li diz de maitre Guillaume de Saint Amour…(1257)

Guillaume de Saint-Amour, à l’origine de  la polémique autour de l’Université, fait l’objet de représailles. L’auteur s’insurge contre le pape Alexandre IV, qui le décharge Guillaume des charges académiques et administratives à l’Université en 1256. Mais celui-ci ne désarme pas et multiplie les attaques. Le détenteur du Saint Siège va plus loin encore, il arrive à le faire bannir de France en 1257 sous le règne de Saint Louis. Rutebeuf attaque également dans ce Dit le roi, qui s’est laissé influencer.

Extraits :

Ecouter prélats, princes, rois,

l’injustice et le tord

qu’on a faits à maître Guillaume :

on l’a banni de ce royaume !

nul condamné à mort n’eut un sort si injuste.

Qui exile un homme sans raison,

je dis que Dieu qui vit et règne

doit l’exiler de son royaume…

Maître Guillaume a été exilé,

ou par le roi ou par le pape.

Je vous le dis en un mot :

si le pape de Rome

peut exiler un homme de la terre d’autrui,

le seigneur n’a nul pouvoir sur sa terre,

pour dire toute la vérité.

Si le roi tourne l’affaire en disant

qu’il l’a exilé à la prière

du pape Alexandre,

voilà pour nous instruire : comme droit, c’est nouveau,

mais je sais comment cela s’appelle :

ce n’est ni du droit civil, ni du droit canon ;

car un roi ne doit pas se mal conduire

pour quelque prière qu’on lui adresse…

…Et vous tous qui entendez ce dit

quand Dieu apparaîtra cloué en croix,

il vous demandera justice

au grand jour du Jugement,

pour lui sur ce dont je vous parle :

à vous alors les tourments et la honte.

Pour moi je peux vous dire ceci :

je ne crains pas le martyre

de la mort, d’où qu’elle ne vienne,

si elle me vient pour cette cause.

Le Dit de sainte Église ou De sainte Esglise (1259)

Ce dit s’adresse également à ceux qui ont condamné Guillaume de Saint-Amour. Il s’adresse aux théologiens, juristes et autres baillis pour dénoncer cette condamnation scandaleuse.

Extraits :

I

Je dois faire un poème: j’ai un sujet tout prêt;

je me prépare donc à faire un beau poème,

et je le ferai sur la sainte Eglise.

Je ne puis rien faire de plus qu’en parler,

pourtant je suis rempli d’une colère noire

quand je vois dans quel état elle est…

II

Des yeux du cœur nous n’y voyons pas plus

que la taupe sous la terre.

Vous, là, m’écoutez-vous? Et vous aussi? Bien vrai?

Ou peut-être chacun a-t-il peur de m’entendre.

Hélas! hélas! fous que vous êtes tous,

qui n’osez pas reconnaître la vérité…

III

Je tiens vraiment pour des fous et des sots

saint Paul, saint Jacques de Galice,

saint Barthélémy, saint Vincent,

qui étaient purs de tout mal, de tout vice

et dont le seul plaisir fut de recevoir

pour Dieu les mille souffrances du martyre…

IV

Vous, théologiens, et vous, juristes,

je vous efface de ma liste,

de ma liste vous devez être exclus,

puisqu’on veut confier au cinquième évangéliste

l’autorité et le ministère

de [nous] parler du Roi céleste…

V

…A dire la vérité,

vous avez peur pour vos rentes:

la vérité ne peut sortir de la bouche,

car les dents la marmonnent,

mais le coeur n’ose s’affirmer;

Dieu vous hait? C’est inévitable…

VII

Il est logique et il est juste

que vous délaissiez la sainte Ecriture,

entraînant la débâcle de l’Eglise!

Vous ne proclamez pas la sainte Ecriture,

au regard de Dieu vous vivez dans les ténèbres

d’une vie rabougrie.

Le flatteur est votre familier.

La prophétie est écrite noir sur blanc:

Qui aime Dieu cherche la justice;

elle souffre en enfer, la chair

qui par peur aura délaissé

la justice, le droit et la pondération.

IX

Je ne blâme pas les petites gens:

ils sont comme des bêtes privées de raison;

on leur fait croire ce qu’on veut,

on arrive à leur faire croire

des énormités, comme par exemple

qu’une brebis blanche est toute noire…

X

Si seulement le roi faisait une enquête

sur ces gens qui se disent si honnêtes,

comme il en fait sur les baillis!

Que ne trouve-t-il de même un clerc ou un prêtre

qui ose faire une enquête sur leur faits et gestes,

dont le monde souffre tant!…

Le retournement de Renard ou Ci encoumence li diz de Renart le bestournei (1260-61)

Ce poème est un véritable exemple de satire politique de l’époque médiévale. Inspiré certainement du Roman de Renart, Rutebeuf  fustige les Ordres mendiants représentés par le Renart. Il n’épargne pas le roi Louis IX. Il lui reproche sa politique trop influencé par  ces religieux, ses ennemis de toujours.  

Renard est mort: Renard est en vie!

Renard est abject, Renard est ignoble:

pourtant Renard règne!

Renard a de longtemps régné sur le royaume.

Il y chevauche la bride sur le cou,

au grand galop…

Il est maître de tous les biens

de Monseigneur Noble

des cultures et des vignobles.

Renard a bien fait ses affaires

à Constantinople;

dans les maisons et dans les caves

il n’a laissé à l’empereur

la valeur de deux navets;

il en a fait un pauvre pécheur…

Renard a une grande famille:

nous en avons beaucoup de son espèce

dans cette contrée.

Renard est capable de faire naître un conflit

dont se passerait très bien

le pays.

Monseigneur Noble le lion

croit que son salut

dépend de Renard…

Il devrait se souvenir de Darius

que les siens firent mettre à mort

à cause de son avarice…

Monseigneur Noble tient à l’écart

toutes les bêtes:

ni dans les grandes occasions ni les jours de fêtes

elles ne peuvent mettre le nez

dans sa maison

pour la seule raison

qu’il a peur de voir la vie

devenir plus chère…

Noble n’a pas plus d’esprit et de finesse

qu’un âne de la forêt de Sénart

qui porte des bûches:

il ne sait pas quelle est sa charge.

C’est pourquoi il agit mal, celui qui le pousse

à autre chose qu’au bien…

Monseigneur Noble, ils l’ont détourné

complètement des bons usages:

sa maison est un ermitage.

Comme ils font perdre de temps,

que de chicanes

pour les pauvres bêtes étrangères à la cour,

à qui ils font les pires difficultés!…

Si Noble trébuchait dans les ronces,

il n’y en a pas une sur mille qui se plaindrait:

c’est la pure vérité.

On présage guerre et bataille:

peu me chaut désormais que tout aille mal.

Complainte de Constantinople  ou Ci encoumence la complainte de Coustantinoble (1262)

Le temps d’une complainte, l’auteur devient un chroniquer. Pieux, il réagit à la perte de Constantinople en 1261 (capitale de l’Empire byzantin), reprise par les Grecs avec l’aide des Turcs musulmans. Lors de  la 4eme croisade « détournée », les croisés s’étaient emparés de la ville en 1204 pour créer l’Empire latin d’Orient. Pour Rutebeuf  Constantinople tout comme Jérusalem fait partie de  la Terre-Sainte. Il considère cet événement comme une catastrophe pour l’Eglise, et reproche aux Occidentaux de ne rien tenter. Il déplore la fin de la chevalerie, car aucun héros ne s’est manifesté pour défendre l’Orient chrétien. Il en profite pour dénoncer le silence des Mendiants que le roi favorise, alors qu’ils sont bruyants  par ailleurs.

Extraits:

I

Gémissant sur la race humaine

et songeant au cruel dommage

qu’elle subit jour après jour,

je veux vous livrer ce que je ressens,

car je ne sais rien faire d’autre:

cela me monte du plus profond du cœur…

II

Nous sommes bien entrés dans cette voie.

Nul n’est si fou qu’il ne le voie,

dès lors que Constantinople est perdue

et que la Morée prend le chemin

d’accueillir de tels fumiers

que la sainte Eglise en est éperdue,

car il reste peu d’espoir pour le corps

quand la tête est fendue.

Que vous dirais-je de plus?

Si Jésus-Christ ne vient en aide

à la Sainte Terre de rémission,

toute joie l’a bien quittée.

III

Hélas, Antioche, Sainte Terre,

dont la conquête a coûté si cher

avant que l’on pût vous faire nôtre!

Celui qui croit avoir la clé du ciel,

comment peut-il supporter ce malheur?

Si Dieu l’accueille, ce sera le monde à l’envers.

IV

Ile de Crète, Corse, Sicile,

Chypre, douce terre et douce île

où tous trouvaient du secours,

quand vous subirez le poids de maîtres étrangers,

le roi, sans passer la mer, tiendra un conseil

sur la venue d’Aioul en France;

il créera de nouvelles maisons

pour ceux qui créent une foi nouvelle,

un nouveau Dieu, un nouvel Evangile…

V

Si l’argent que l’on a donné

à ceux qui se disent les amis de Dieu,

on l’avait donné pour la Terre Sainte,

elle aurait de ce fait moins d’ennemis

et il se serait mis à l’œuvre moins vite,

celui qui l’a déjà brisée et mise en pièces

VI

De la Terre de Dieu qui va de mal en pis,

Seigneur Dieu, que pourront maintenant dire

le roi et le comte de Poitiers?

Dieu souffre à nouveau sa passion.

Qu’ils fassent un grand cimetière,

ceux d’Acre: ils en ont besoin…

VII

Hélas! hélas! Jérusalem,

comme elle t’a blessée et mise en désarroi,

Vaine Gloire qui ourdit tous les maux!

Ceux qui subiront ses assauts

tomberont là où tomba celui

qui par orgueil perdit la grâce

VIII

La voilà en proie aux tribulations,

la Terre Promise,

désertée, en désarroi.

Seigneur Dieu, pourquoi l’oublions-nous,

alors que pour nous racheter

Dieu fait homme y fut trahi?

A son secours on envoya

des gens qui sont objet de mépris et d’horreur:

ce fut sa perte…

IX

On prêcha la croisade:

on pensait vendre le paradis,

le livrer au nom du pape.

On écouta les sermons,

mais prendre la croix, nul ne le voulut,

malgré les discours émouvants

X

Que sont devenus les deniers

que Jacobins et Mineurs

ont reçus par testaments

d’hérétiques certifiés fidèles

de vieux usuriers chenus

qui meurent brusquement,

et aussi de clercs?

Ils en ont en masse:

l’armée de Dieu eût pu en être entretenue.

Mais ils en usent autrement,

pour leurs grandes fondations,

et outre-mer Dieu reste nu.

XII

Comment aimera-t-il la sainte Eglise

celui qui n’aime pas ceux qui ont fait sa gloire?

Je ne vois pas de quelle manière.

Le roi ne rend pas bonne justice

aux chevaliers (il les méprise

bien que ce soient eux qui donnent à l’Eglise son prix),

sauf pour les jeter dans une prison cruelle

l’un après l’autre,

si hauts personnages soient-ils.

A la place de Naimes de Bavière

le roi entretient une race déloyale

vêtue de robes blanches et grises.

XIII

Je veux en avertir le roi,

au cas où des troubles naîtraient en France:

pays plus démuni, il n’en fut jamais.

Car les armes, le matériel,

les décisions, la conduite des opérations,

tout serait confié à la gent religieuse.

On verrait alors le beau comportement

de ceux qui tiennent en leur possession la France,

où il n’y a ni mesure ni loi!

Si les Tartares savaient cela,

ce n’est pas la peur de franchir la mer

qui les empêcherait de se mettre en branle.

La Complainte d’outre-mer ou C’est la complainte d’outremer (fin de 1265)

Devant les événements des Lieux Saints et la menace qui pèse sur l’autorité de l’Eglise, la polémique de l’Université s’estompe. La priorité est à la reconquête de Jérusalem, à la défense des chrétiens d’Orient…Même Antioche et Tripoli sont sur le point de tomber entre les mains des musulmans. Rutebeuf est très affecté par ce qui s’y passe, il crie au péril musulman et va durant vingt ans militer pour les croisades. Il se transforme en prédicateur, exhorte les grands que sont le roi de France, les comtes, les clercs et les prélats à faire comme leurs aïeux : gagner le paradis par la croisade. Il les invite à être tout à la fois guerriers, vassaux et chrétiens pour reconquérir la Terre Sainte.

Extraits :

Empereurs, rois et comtes,

ducs et princes, à qui l’on conte,

pour vous divertir, des romans variés

sur ceux qui combattaient

autrefois pour la sainte Eglise,

dites-moi donc pour quel service

vous pensez obtenir le Paradis.

Ils le gagnèrent jadis,

ceux dont parlent les romans qu’on vous lit,

par les souffrances, par le martyre

qu’ils ont endurés sur la terre…

Voilà pourquoi vous devriez vous employer

à venger et à défendre

la Terre promise

qui est dans les tribulations,

et perdue, si Dieu n’y veille

et si elle ne reçoit pas bientôt du secours.

Souvenez-vous de Dieu le Père

qui envoya son fils sur terre

pour y souffrir une mort cruelle.

Voici en grand péril la terre

où il vécut et mourut…

Ah! roi de France, roi de France,

la religion, la foi, la dévotion

chancellent complètement ou presque.

Pourquoi vous le cacher davantage?

Secourez-les, car il en est besoin,

vous et le comte de Poitiers,

avec tous les autres barons.

N’attendez pas que la mort

prenne votre âme, par Dieu, seigneurs!…

Roi de France, qui avez mis

vos biens, vos amis,

votre personne en prison pour l’amour de Dieu,

ce sera une faute bien grave

si vous manquez à la Terre Sainte.

Il vous faut y aller maintenant

ou y envoyer du monde,

sans épargner l’or et l’argent,

pour reconquérir les droits de Dieu…

Hélas! prélats de la sainte Eglise,

qui pour vous préserver de la bise

ne voulez vous lever pour aller à matines,

Monseigneur Geoffroy de Sergines

vous réclame de par-delà la mer.

Mais moi je dis: il est blâmable,

celui qui vous demande autre chose

que de veiller à avoir de bons vins, une bonne table,

et à ce que le poivre soit assez fort:

voilà votre combat, voilà votre ambition,

voilà votre Dieu, voilà votre bien…

Hélas! grands clercs, grands prébendiers,

qui êtes de si bons vivants,

qui faites votre Dieu de votre ventre,

dites-moi de quelle manière

vous aurez part au royaume de Dieu,

vous qui ne voulez pas dire un seul psaume

du psautier, tant vous êtes mauvais,

sauf celui qui n’a que deux versets:

celui-là vous le dites en sortant de table.

Dieu veut que vous alliez le venger,

sans plus vous inventer d’obstacles,

ou que vous renonciez au patrimoine

qui appartient au sang du Crucifié…

Et vous, tournoyeurs, que direz-vous

quand vous vous présenterez au jour du Jugement?

Que pourrez-vous répondre devant Dieu?

Car alors ne pourront se cacher

ni clercs ni laïcs,

et Dieu vous montrera ses plaies.

S’il vous réclame le pays

où pour vous il voulut souffrir la mort,

que direz-vous? Je ne sais…

Débat du croisé et du décroisé  ou Ci encoumence la desputizons dou croisie et dou descroisie (1268-1269)

Scandalisé par ce qui se passe en Terre Sainte sans que les chrétiens d’Occident ne réagissent, Rutebeuf fait une obsession de la croisade. Il continue sans se lasser à crier pour qui veut l’entendre que la Terre Sainte, la Chrienté et tout  l’Occident sont menacés et qu’il faut mettre fin au péril musulman. Dans ce dabat, il « surprend » une conversation entre deux chevaliers.  Le premier qui s’est déjà croisé, tente de convaincre le second de prendre croix à son tour pour  Jérusalem.  

Extraits :

I

L’autre jour, vers la Saint-Rémi,

je chevauchais, allant à mes affaires,

préoccupé à cause de la détresse

de ceux dont Dieu a le plus besoin:

les défenseurs d’Acre, qui n’ont aucun ami

(on peut bien le dire en toute vérité),

et qui sont si près de leurs ennemis

que leurs traits peuvent les atteindre…

III

Il y avait là quatre chevaliers

qui n’avaient pas la langue dans leur poche.

Ils avaient dîné, et allèrent se distraire

dans un verger près du bois.

Je ne voulus pas leur tomber dessus sans façon,

car un homme bien élevé m’a appris

que « tel fait fuir la compagnie

en croyant la divertir », et, sans rire, c’est vrai…

VI

Le croisé parla le premier:

« Ecoute-moi, très cher ami.

Tu sais parfaitement

que Dieu t’a doué de raison,

grâce à quoi tu peux distinguer

le bien du mal, les amis des ennemis.

Si tu en uses avec sagesse,

la récompense t’en est déjà promise.

VII

Tu vois, tu saisis, tu comprends

les malheurs de la Terre Sainte.

Comment peut-on se vanter de sa vaillance

et laisser le pays de Dieu subir telle guerre?

Même si un homme vivait cent ans,

il ne pourrait gagner autant de gloire

qu’en allant, plein de repentir,

reconquérir le Sépulcre. »…

XVI

– Seigneur, qui prêchez la croisade,

souffrez que moi, je me récuse.

Prêchez les princes de l’Eglise,

les grands doyens, les prélats,

à qui Dieu n’a rien à refuser

et qui ont tous les plaisirs de ce monde.

Ce jeu est bien mal organisé:

c’est toujours nous qui sommes pris.

XVII

C’est aux clercs et aux prélats de venger

la honte de Dieu, puisqu’ils jouissent de ses rentes.

Ils ont à boire et à manger,

et peu leur chaut qu’il pleuve ou vente.

Le monde entier est à leur disposition.

Si cette route les conduit à Dieu,

ils sont fous s’ils veulent en changer,

car c’est la plus agréable de toutes.

XVIII

– Laisse les clercs et les prélats tranquilles

et regarde le roi de France

qui pour conquérir le Paradis

veut risquer sa vie

et confier ses enfants à Dieu:

un prêt inestimable!

Tu vois qu’il veut se préparer

et faire ce dont je discute avec toi.

XIX

Le roi a de bien meilleurs raisons

de rester dans le royaume que nous.

Pourtant il veut honorer de sa personne

celui que nous tenons pour notre Seigneur

et qui en croix se laissa mettre en pièces.

Si nous ne nous donnons pas de mal pour le servir,

hélas! nous aurons beaucoup à pleurer,

car la vie que nous menons est folle…

XXVIII

Sans mettre la main à la pâte

tu penses échapper aux flammes de l’enfer,

en empruntant, en vivant à crédit,

en faisant de la chair ta maîtresse.

Pour moi, pourvu que mon corps puisse sauver mon âme,

peu m’importe ce qui peut arriver,

prison, bataille,

ni de laisser femme et enfants.

XXIX

 Cher seigneur, quoi que j’aie pu dire,

vous m’avez v aincu et mis échec et mat.

Je me réconcilie et fais la paix avec vous,

car vous n’avez pas essayé de me flatter.

Je prends la croix sans nul délai,

je donne à Dieu ma personne et mes biens,

car qui se dérobera à ce tribut…

 Sur l’hypocrisie ou C’est d’Ypocrisie (1257) 

Extraits :

Seigneurs qui devez aimer Dieu…

à vous tous j’adresse ma plainte

contre Hypocrisie,

la cousine germaine d’Hérésie,

qui a pris possession du pays.

C’est une si grande dame

qu’elle conduira en enfer bien des âmes;

elle retient maint homme et mainte femme

en sa prison…

Elle gisait dans la vermine:

personne à présent qui ne la salue bien bas,

nul bon chrétien,

sinon c’est un hérétique et un mécréant.

Déjà elle a contraint à quitter le combat

tous ses adversaires.

Elle n’estime guère ses ennemis,

car elle a pour elle baillis, prévôts, maires,

elle a les juges…

Elle gouverne le monde, y impose son droit.

Tout ce qu’elle dit est juste,

que ce soit bien ou mal.

Justinien est à son service,

et le droit canon, et Gratien…

Leurs actions sont bien différentes de leurs paroles:

prenez-y garde!

Hypocrisie la renarde,

qui passe au-dehors la pommade et dessous frappe,

est entrée dans le royaume.

Elle eut tôt fait de trouver Frère Guillaume,

Frère Robert et Frère Aleaume,

Frère Geoffroy,

Frère Lambert, Frère Lanfroi.

Elle n’était pas alors si forte,

mais elle s’y met…

Nul désormais n’en appelle contre elle

sans qu’elle l’écrase aussitôt

sans jugement.

Vous voyez là le signe évident

du prochain avènement

de l’Antéchrist:

ils ne croient pas ce qui est clairement écrit

dans l’Evangile de Jésus-Christ

ni ses paroles;

au lieu du vrai ils disent des fariboles,

des mensonges vains et frivoles

pour tromper…

Le dit du mensonge ou Ci encoumence li diz de la mensonge (1260) 

Extraits :

Les auteurs et les autorités

sont d’accord: c’est la vérité,

l’oisif succombe aisément au péché,

et il avilit et fourvoie son âme…

Écoutez donc mon propos,

vous entendrez parler de deux Ordres saints,

que Dieu a distingués en bien des choses:

ils ont si bien combattu les vices

que les vices sont abattus

et les vertus exaltées…

Humilité, de son écu,

a jeté à terre Orgueil,

son ennemi si acharné.

Largesse a jeté à terre Avarice

et Bienveillance un vice

qu’on appelle Colère la rustre.

Pour sa part, Envie, qui règne partout,

est vaincue par Charité…

Vous entendrez aussi comment dame Chasteté,

si parfaite, éclatante et pure,

a vaincu dame Luxure.

Il y a moins de soixante-dix ans,

si les honnêtes gens disent vrai,

que ces deux Ordres apparurent,

conformant leurs actes à ceux des apôtres:

ils prêchaient, ils travaillaient,

ils servaient Dieu et l’adoraient…

C’est pour prêcher Humilité,

qui est la voie de Vérité,

pour l’exalter et pour la suivre,

comme il est écrit dans leur livre,

que ces saintes gens sont venus sur terre.

Dieu les y envoya pour nous mener à lui…

Humilité était petite,

elle dont ils avaient fait leur part.

Humilité est maintenant plus grande,

car les Frères sont les maîtres

des rois, des prélats et des comtes…

Humilité a tellement grandi

qu’Orgueil sonne la retraite.

Orgueil s’en va, Dieu le confonde!

et Humilité s’avance.

Et maintenant il est bien juste

qu’une aussi grande dame ait de grandes maisons,

de beaux palais, de belles salles,

malgré toutes les mauvaises langues,

et celle de Rutebeuf tout le premier,

qui avait l’habitude de leur jeter le blâme…

Pour mieux défendre Humilité,

dans le cas où Orgueil voudrait s’en prendre à elle,

les Frères ont fondé deux palais:

par la foi que je dois à l’âme de mon père,

pourvu qu’elle eût dedans de quoi manger,

Messire Orgueil et sa puissance

ne vaudraient à ses yeux un clou

pendant huit mois et même neuf,

et elle pourrait attendre qu’on vînt depuis Liège

la secourir et faire lever le siège…

Humilité est si grande dame

qu’elle ne craint homme ni femme,

et les Frères qui la protègent

tiennent tout le royaume dans leurs mains.

Ils fouillent et cherchent les secrets,

ils s’introduisent et s’installent partout…

Bienveillance et dame Colère,

qui a souvent besoin d’un médecin,

vinrent, leurs gens rangés en bataille,

face à face et séparés,

devant le pape Alexandre

pour entendre le droit et obtenir justice.

Les Frères Jacobins y étaient

pour entendre le droit, comme de juste,

ainsi que Guillaume de Saint-Amour,

car ils avaient porté plainte

contre ses sermons et contre ses propos…

La complainte de Rutebeuf  ou Ci encoumence la complainte Rutebuef (1261) 

Sans revenus, au lendemain d’un mariage qui ne lui a rien apporté au contraire, Rutebeuf sombre dans la misère. Alité depuis des jours, abondonné de tous, il se confesse au monde entier. Ce poème est un véritable appel de détresse, d’un homme dans le dénuement total.

Extraits :

Inutile que je vous raconte

comment j’ai sombré dans la honte:

vous connaissez déjà l’histoire,

de quelle façon

j’ai récemment pris femme,

une femme sans charme et sans beauté…

Ecoutez donc,

vous qui me demandez des vers,

quels avantages j’ai tirés

du mariage.

Je n’ai plus rien à mettre en gage ni à vendre:

j’ai du faire face à tant de choses,

eu tant à faire,

tant de soucis et de contrariétés,…

Dieu a fait de moi un autre Job:

il m’a pris d’un coup

tout ce que j’avais.

De mon œil droit, qui était le meilleur,

je n’y vois pas assez pour distinguer ma route

et me conduire…

Je suis bien triste, bien contrarié

de cette infirmité,

car je n’y vois aucun profit.

Rien ne va comme je veux:

quel malheur!

Est-ce l’effet de mon inconduite?

Je serai désormais sobre et raisonnable

(après coup!)

et je me garderai de mes erreurs passées…

Que le Dieu qui pour nous a souffert la passion

ne me laisse pas devenir fou

et protège mon âme!

Ma femme vient d’avoir un enfant;

mon cheval s’est cassé une patte

contre une barrière;

maintenant la nourrice veut de l’argent

(elle m’étrangle, elle m’écorche)

pour nourrir l’enfant,

sinon il reviendra brailler dans la maison…

C’est l’angoisse, je n’y peux rien,

car je n’ai pas le moindre tas

de bûches

dans ma maison pour cet hiver.

Nul n’a jamais été dans un tel désarroi

que moi, c’est la vérité,

car jamais je n’ai eu aussi peu d’argent.

Mon propriétaire veut toucher le loyer

de la maison,…

Tout ce qui peut l’être a été mis en gage

et déménagé de chez moi,

car je suis resté couché

trois mois, sans voir personne.

De son côté ma femme, ayant eu un enfant,

un mois entier

m’est restée chambrée…

Que sont devenus mes amis

qui m’étaient si proches,

que j’aimais tant?

Je crois qu’ils sont bien clairsemés;

ils n’ont pas eu assez d’engrais:

les voilà disparus.

Ces amis-là ne m’ont pas bien traité:

jamais, aussi longtemps que Dieu multipliait

mes épreuves,

il n’en est venu un seul chez moi.

Je crois que le vent me les a enlevés,

l’amitié est morte;

ce sont amis que vent emporte,

et il ventait devant ma porte:

il les a emportés,

si bien qu’aucun ne m’a réconforté

ni donné de sa poche le moindre secours.

Cela m’apprend

que le peu qu’on a, un ami le prend;

et il se repent trop tard

celui qui a mis

trop d’argent à se faire des amis,

car il n’en trouve pas la moitié d’un bon

pour lui venir en aide…

Version chanté par Léo Ferré: « Pauvre Rutebeuf »

Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L’amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

 

Avec le temps qu’arbres défeuille

Quand il ne reste en branche feuille

Qui n’aille à terre

Avec pauvreté qui m’atterre

Qui de partout me fait la guerre

L’amour est morte

Ne convient pas que vous raconte

Comment je me suis mis à honte

En quelle manière

 

Que sont mes amis devenus

Que j’avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L’amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta

 

Pauvre sens et pauvre mémoire

M’a Dieu donné le roi de gloire

Et pauvre rente

Et droit au cul quand bise vente

Le vent me vient le vent m’évente

L’amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir

Tout ce qui m’était à venir

M’est avenu

M’est avenu

La repentance de Rutebeuf  ouCi coumence la repentance Rutebeuf
(1262)

Rutebeuf  a tellement touché le fond, qu’il se remet en cause. Il tente de trouver des explications à ses malheurs, qu’il veut bien mettre sur le compte de son comportement et se repent.

Extraits :

I

Il me faut laisser la rime:

combien j’ai lieu de m’inquiéter

de l’avoir si longtemps cultivée!

Mon coeur a tout lieu de pleurer:

jamais je n’ai su m’appliquer

à servir Dieu parfaitement

Je n’ai occupé mon esprit

qu’au jeu et aux amusements,…

II

Il est bien tard maintenant pour me repentir,

pauvre de moi: jamais il n’a su éprouver,

ce coeur stupide, ce qu’est la repentance,

ni se résoudre à faire le bien.

Comment oserai-je souffler mot

quand même les justes trembleront?

J’ai toujours engraissé ma panse

du bien, des ressources d’autrui:…

III

Me sauver? Dieu! De quelle manière?

Dieu ne m’a-t-il donné dans sa bonté parfaite

intelligence et jugement,

ne m’a-t-il pas créé à sa précieuse image?…

IV

Je me suis soumis aux volontés du corps,

j’ai rimé et j’ai chanté

aux dépens des uns pour plaire aux autres:

ainsi le diable m’a séduit,

il a privé mon âme de secours

pour la conduire au cruel séjour…

VI

…Que puis-je, sinon attendre la mort?

La mort n’épargne ni les durs ni les tendres,

quelque somme qu’on lui propose.

Et quand le corps n’est plus que cendre,

alors l’âme doit rendre des comptes

de tout ce qu’on a fait jusqu’à la mort…

VII

J’en ai tant fait, je ne peux continuer,

il faut que je me tienne tranquille.

Dieu fasse qu’il ne soit pas trop tard!

J’ai chaque jour aggravé mon cas,

et j’entends dire aux clercs comme aux laïques:

« Plus le feu couve, plus il brûle. »

Je me suis cru plus fin que Renard:

finesse et ruse ne servent de rien,

il est en sécurité dans son palais…

Les plaies du monde (1252)

Extraits :

Il me faut rimer sur ce monde

Qui de tout bien se vide et s’émonde…

Savez-vous pourquoi nul ne s’entre’aime ?

Les gens ne veulent plus s’entr’aimer,

car dans le cœur il y a tant d’amertume,

de cruauté, de rancune et d’envie

qu’il n’est personne au monde

qui soit disposer à faire du bien aux autres

s’il n’y trouve pas son intérêt…

Qui a de quoi, il est aimé,

Qui n’a rien, on le  traite de fou…

Car la pauvreté est une  maladie grave.

Voilà la première plaie

 de ce monde : elle frappe les laïcs

La seconde n’est pas peu de choses :

c’est aux clercs qu’elle s’attaque.

Exceptés les étudiants,les autres clercs

 sont tous agrémentés d’avarice.

Le meilleur clerc, c’est le plus riche

Et qui a le plus, c’est le plus chiche,

Car à son avoir, je vous préviens,

Il a fait hommage…

Il laisse dans leur coin les pauvres de Dieu

Sans en avoir mémoire…

Quand la mort vient, qui veut le mordre,

Et qui ne veut pas en démordre,

Elle ne laisse rien sauver :

A autrui, il lui faut livrer

Ce qu’il a longuement amassé…

La chevalerie est une si grande chose

Que je n’ose parler de la troisième plaie

Que superficiellement…

Il est donc juste que j’honore les Chevaliers.

Mais de même que les habits neufs,

 valent mieux que les frippes,

les chevaliers de jadis valent mieux,

forcément, que ceux d’aujourd’hui,

car le monde a tout changé

 q’un loup blanc a mangé

 tous les chevaliers loyaux et vaillants.

 c’est pourquoi le monde a perdu sa valeur.

Le miracle de Théophile (1263-1264)

Extraits :

Théophile parle

Hélas! Hélas! Dieu, roi de gloire,

je vous ai tant gardé en mémoire

que j’ai tout donné, dépensé,

tout distribué aux pauvres:

je n’ai même plus de quoi me vêtir d’un sac…

Et mes gens, que feront-ils?

Je ne sais si Dieu les nourrira…

Dieu? Oui vraiment, qu’en a-t-il à faire?

Ses affaires l’appellent ailleurs,

ou alors il me fait la sourde oreille:

il se soucie peu de mes chansons.

Eh bien! moi, je m’en vais lui faire la nique…

Ah! celui qui pourrait le tenir

et le rouer de coups, en retour de ce qu’il nous fait,

n’aurait pas perdu sa journée!

Mais il s’est installé si haut,

pour échapper à ses ennemis,

que ni flèches ni pierres ne peuvent l’atteindre…

Désormais, pour moi, fini de chanter.

Désormais on dira que je radote:

on en fera des gorges chaudes.

Je n’oserai plus voir personne,

je ne pourrai plus m’asseoir parmi les gens:

on me montrerait du doigt…

Ici Théophile va trouver Salatin, qui parlait au diable quand il voulait.

Salatin

Qu’y a-t-il? Qu’avez-vous, Théophile?

Par le Dieu puissant, quel chagrin

vous attriste tellement,

vous d’habitude si joyeux?

Théophile parle

C’est qu’on m’appelait seigneur et maître

de ce pays, tu le sais bien:

à présent on ne me laisse plus rien…

Salatin

Cher seigneur, vous parlez en sage.

Car quand on a pris l’habitude de la richesse,

c’est une grande douleur et une grande détresse

de tomber sous la dépendance d’autrui

pour le boire et le manger:

il faut entendre alors des propos si désobligeants!…

Théophile

Salatin, mon frère, les choses en sont au point

que si tu connaissais un moyen

pour me permettre de retrouver

mon rang, ma charge, mon crédit,

je ferais n’importe quoi…

Salatin

Si vous acceptiez de renier Dieu,

celui que vous avez coutume de tant prier,

et tous ses saints, toutes ses saintes,

et si vous deveniez, mains jointes,

le vassal de celui qui ferait tant

qu’il vous rendrait votre rang,

alors vous seriez plus honoré

en restant à son service

que vous ne l’avez jamais été.

Croyez-moi, quittez votre maître.

Qu’avez-vous décidé?…

Théophile

J’y suis entièrement disposé:

je ferai sur le champ tout ce que tu voudras.

Salatin

Allez-vous en sans inquiétude:

en dépit de ceux à qui cela déplaît,

je vous ferai retrouver votre rang.

Revenez demain matin…

Ici Salatin parle au diable et lui dit:

Un chrétien s’en est remis à moi,

et je me suis bien occupé de son affaire,

car tu n’es pas mon ennemi.

Entends-tu, Satan?

Il viendra demain, si tu l’attends.

Je lui ai promis quatre fois ce qu’il avait:

confirme ce don,

car il a été un homme très vertueux:

cela vaut un don d’autant plus généreux.

Abandonne-lui tes richesses…

Le Diable

Quel est son nom?

Salatin

Théophile: c’est son vrai nom.

Il jouissait d’un grand renom

dans ce pays.

Le Diable

J’ai toujours été en guerre contre lui

sans jamais pouvoir l’emporter sur lui.

Puisqu’il veut se liver à nous,

qu’il vienne dans cette vallée…

Théophile vient alors de nouveau trouver Salatin

Suis-je venu trop matin?

As-tu fait quelque chose?

Salatin

J’ai si bien plaidé ta cause

que tout ce que ton maître t’a fait de mal,

on t’en dédommagera:

on te couvrira d’honneurs,

on te fera plus grand seigneur

que tu ne fus jamais…

Théophile va trouver le diable.

Le diable lui dit:

Approchez, dépêchez-vous.

Gardez-vous de ressembler

au vilain qui va à l’offrande.

Que vous veut et que vous demande

votre maître? Il est terrible!

Théophile

C’est vrai, seigneur. Il était chancelier

et prétend me chasser, me faire mendier mon pain.

Je viens donc vous prier en requête

de m’aider dans le besoin où je suis…

Le diable

De mon côté je te promets

de te faire plus grand seigneur

qu’on ne t’avait jamais vu.

Et puisque les choses se passent ainsi,

sache en vérité qu’il faut

que j’aie de toi une lettre scellée

claire et explicite…

Théophile

La voici: je l’ai écrite.

Le diable lui ordonne d’agir ainsi…

Je vais te dire ce que tu feras.

Jamais le pauvre tu n’aimeras…

Si quelqu’un s’humilie devant toi,

réponds-lui avec orgueil et cruauté…

Douceur, humilité, pitié,

charité, amour,

jeûner, faire pénitence:

tout cela me fait grand mal à la panse.

Faire l’aumône et prier Dieu,

cela aussi peut profondément m’irriter.

Aimer Dieu et vivre chastement

me donnent l’impression qu’un serpent, une vipère,

me dévore le coeur dans la poitrine…

Va: tu seras sénéchal.

Laisse le bien et fais le mal…

Théophile

Je ferai ce que je dois faire.

Il est bien juste que j’agisse selon votre plaisir,

puisque en contrepartie je rentrerai en grâce.

L’évêque envoie chercher Théophile.

Allons vite! debout, Pinceguerre,

va me chercher Théophile,

je lui rendrai sa charge.

J’avais commis une grande folie

en la lui retirant..

Pinceguerre:

Vous dites vrai, très cher seigneur.

Pinceguerre parle à Théophile, et Théophile répond:

Y a-t-il quelqu’un?

– Et vous, qui êtes-vous?

– Je suis un clerc.

– Et moi, un prêtre.

– Théophile, mon cher seigneur,

ne soyez donc pas si dur envers moi.

Monseigneur veut vous voir un instant,

et vous retrouverez votre prébende,

votre charge dans sa totalité.

Réjouissez-vous, faites bon visage,

vous montrerez ainsi bon sens et sagesse…

Quand il vous verra, il prendra l’air souriant

et dira que c’était pour vous mettre à l’épreuve

qu’il a fait cela. A présent il veut vous dédommager

et vous serez amis comme auparavant…

La pauvreté de Rutebeuf ou C’est de la povretei Rutebuef (1277) 

Rutebeuf fait de nouveau part de ses difficultés mais avec beaucoup de réalisme. Il y met un peu d’humour, comme s’il riait de lui-même. Il a écrit ce poème vraisemblablement alors que le roi Louis IX était à la 8eme croisade, celle là même qui lui a été fatale puisqu’il meurt à Tunis.

Extraits :

I

Je ne sais par où commencer,

tant la matière est abondante,

pour parler de ma pauvreté.

Pour Dieu, je vous prie, noble roi de France,

de me donner quelques subsides:

vous feriez un grand acte de charité.

J’ai vécu du bien d’autrui

que l’on me prêtait à crédit:

à présent personne ne me fait plus d’avance

car on me sait pauvre et endetté.

Quant à vous, vous étiez hors du royaume,

vous en qui j’avais toute mon espérance.

II

La vie chère et ma famille,

qui n’est pas à la diète et ne perd pas le nord,

ne m’ont laissé ni argent ni ressources.

Je rencontre des gens habiles à s’esquiver

et peu entraînés à donner:

chacun s’entend à garder ce qu’il a.

La mort de son côté m’a fait grand tort,

vous aussi, vaillant roi (en deux voyages

vous avez éloigné de moi les gens de bien),

et aussi le lointain pèlerinage

de Tunis, qui est un lieu sauvage,

et la maudite race des infidèles.

III

Grand roi, si vous me faites défaut,

alors tous m’auront fait défaut, sans exception.

La subsistance me fait défaut;

nul ne m’offre rien, nul ne me donne rien.

Je tousse de froid, je baille de faim,

je suis dans la détresse, à la mort.

Je n’ai ni couverture ni lit,

il n’est plus pauvre que moi d’ici à Senlis.

Sire, je ne sais où aller.

Mes côtes se frottent au paillis,

et lit de paille n’est pas lit,

et mon lit n’est fait que de paille.

IV

Sire, je vous le dis,

je n’ai pas de quoi acheter du pain.

A Paris, je suis au milieu de toutes les richesses,

et il n’y a rien de tout cela qui soit à moi.

J’y vois peu et je reçois peu:

je me souviens plus de saint Paul

que d’aucun autre apôtre.

Je connais mon Pater, mais pas ce qu’est noster,

car la vie chère m’a tout ôté:

elle a si bien vidé ma maison

que le credo m’est refusé.

Je n’ai que ce que vous voyez sur moi.

Citations de Rutebeuf:

  • L’espérance de lendemain, ce sont mes fêtes
  • Les maux ne savent seuls venir, tout ce qui m’était à venir m’est advenu.
  • Que sont mes amis devenus, que j’avais de si près tenus et tant aimés.

Hommages à Rutebeuf

  • En 1955 le poète et chanteur français Léo Ferré reprend quelques vers de la Complainte Rutebeuf  pour en faire Pauvre Rutebeuf. Une belle chanson qui sera reprise plus tard par Joan Baez, Hugues Auffray, Alain Barrière, Nana Mouskouri, Cora Vaucaire…
  • La salle de théâtre de Clichy-la-Garenne porte son nom depuis 1968. Une statue du poète, un bronze de Rivet, y est placée.

Quelques livres sur Rutebeuf

  • Cledat léon : Rutebeuf (1891)
  • Dehm Christian: Studien zu Rutebeuf (1935)
  • Ham, Edward Billings : Rutebeuf end Louis IX (1962)  
  • Serper Arié : Rutebeuf poète satirique (1969)
  • Palmer L.D : Rutebeuf, Performer Poet (1972)
  • Durindel Nathalie: Dualité et duplicité dans les poèmes de Rutebeuf (1999)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

François 1er, le roi de la renaissance française?

mai 28th, 2013 | Posted by mus in Le Moyen Âge - (Commentaires fermés sur François 1er, le roi de la renaissance française?)
François 1er au chevet de Léonard de Vinci

              La fin du XIIIe siècle connaît plusieurs événements, qui annoncent l’avènement d’une ère nouvelle pour l’Europe. Plusieurs dates vont rentrer dans l’histoire comme celles qui auront marqué la fin du Moyen-âge. Durant ce laps de temps, l’Italie prend une bonne longueur d’avance.  

La bataille de Castillon

Le 17 juillet 1453 à Castillon (Gironde), Français et Anglais se livrent ce qui allait être la dernière bataille de la Guerre de Cent Ans. L’armée de Charles VII (France) l’emporte sur celle d’Henri VI d’Angleterre. Le traité d’Etaples signé le 3 novembre scelle le fin du long conflit armé Franco-anglais.

Chute de l’Empire byzantin

La même année et moins de deux mois plus tôt (29 mai), tombait Constantinople (ancienne Byzance) entre les mains des Ottomans (Turcs). C’est la fin de l’Empire byzantin, mais aussi des ambitions territoriales de l’Occident et des projets de nouvelles croisades.

Fin de la Reconquista, Colomb accoste en Amérique

Autre événement important de cette fin de siècle, les derniers musulmans sont chassés de Grenade en Espagne. La Reconquista s’achève le 2 janvier 1492. Cette même année Christophe Colomb quitte Cadix (Espagne) le 12 octobre. Alors qu’il croyait se diriger vers les Indes, il arrive dans un continent inconnu. Le Portugais accoste aux Bahamas et découvre malgré lui l’Amérique.

Avènement de l’imprimerie

L’événement non moins important est l’invention de  l’imprimerie vers 1450 par l’Allemand Gutenberg (Johannes Gensfleisch). Une découverte qui donne  naissance au premier mode de communication universel, et favoriser la diffusion de  la connaissance et la culture et de l’information. Le Bible (dite à 42 lignes) est le premier ouvrage à être imprimé en 1453. En France il faudra attendre 1470, pour voir un premier ouvrage imprimé au collège de la Sorbonne de Paris.

Louis XII le « père de son peuple »

Enfin on situe officiellement, du moins en France, la fin de l’ère médiévale avec la mort de Louis XII en mai 1498, alors que les historiens ne donnent pas de dates exactes mais la situe entre 1450 et 1500 (période qui englobe tous ces événements). Ce roi qui est arrivé au pouvoir dans un royaume en ruine a beaucoup aidé à son redressement après avoir remis de l’ordre, discipliné la noblesse et mis fin définitivement aux ambitions des souverains anglais. Le domaine royal s’est agrandi avec Bourgogne, la Picardie, la Franche-Comté, l’Artois, l’Anjou, le Maine et la Provence.

François 1er, enterre le Moyen-âge 

Avec la fin du Moyen-âge débute progressivement une nouvelle ère : la Renaissance. Elle commence en Italie grâce aux savants byzantins qui ont fuit Constantinople. En France c’est avec François Ier, qui appuie ce mouvement du renouveau culturelle et artistique dès son arrivée sur le trône en 1515. Il est même derrière l’émergence d’un centre artistique de rayonnement international à Fontainebleau. Il fait venir d’Italie Leonard de Vinci qu’il fera son protégé, et dont il dira « Il n’y a jamais eu un autre homme qui en savait autant que Leonard pas autant en peinture, sculpture et architecture, comme il était un grand philosophe ». Grâce à la paix retrouvée, la renaissance va alors être le temps des arts, des techniques, découvertes… C’est aussi le début de la mondialisation des échanges commerciaux, des échanges inter continents qui vont entrainer d’autres guerres et des déplacements de populations.

Adam de la Halle, où l’avènement du théâtre profane

mai 27th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Adam de la Halle, où l’avènement du théâtre profane)
Un chevalier faisant la cour à Marion

Adam de la Halle ou d’Arras (vers 1240-1287) :

Biographie :

                 Considéré comme le dernier trouvère, Adam de la Halle (dit aussi Adam d’Arras ou Adam le bossu) est  né vers 1240 à Arras, centre de rayonnement de la littérature française en ce temps. Il est  le fils d’Henri le Bossu (ce qui lui a valu son surnom), un bourgeois aisé d’Arras. Encore enfant les riches d’Arras lui ouvrent leur porte, et se montrent très généreux avec lui. C’est dans ce milieu bourgeois qu’il prend goût aux plaisirs, et qu’il critiquera plus tard. Il entame sa scolarité à l’abbaye de cistercienne de Vaucelles, qu’il interrompt pour se marier à une certaine Marie. Quelques années plus tard il entreprend de les achever à l’université de Paris. Il obtient le titre de Maître ès arts, et entre vers 1280 au service de Robert II comte d’Artois (neveu de Saint Louis) comme ménestrel, qu’il suit à Naples sous domination française. C’est là qu’il donne dans la cour de Charles 1er d’Anjou (frère de Saint Louis et  roi de Sicile) sa première représentation. Mais Palerme et Messine se soulèvent en mars 1282 contre les Français qui sont massacrés. Le roi se réfugie dans sa  cour de Naples et son neveu, le comte Pierre 1er d’Alençon (5eme fils de Saint Louis), venu à son secours est tué en avril 1283. Il décède à son tour en janvier 1285. Adam de la Halle ne lui survivra pas longtemps. Il meurt deux années plus tard à Naples, quelques temps après avoir fait un bref retour dans sa  ville natale. Il aurait pérégriné en Italie, Palestine, Égypte…

Œuvre d’Adam d’Arras:

Son œuvre se particularise par sa diversité tirée surtout de la tradition lyrique : chansons, théâtre jeux, satires et poésie. Tous les genres de l’époque figurent dans son œuvre, mais la partie musicale est dominante. Il innove et excelle avec une nouvelle tendance, celle de la polyphonie profane. Sur le plan théâtrale on considère qu’il est le fondateur du théâtre profane, en ce sens qu’il est l’auteur de pièces dramatiques les plus anciennes connues et où il n’y a pas plus de place au religieux, au  sacré et aux miracles en vogue alors. L’auteur collabore un temps à Arras avec Jehan Bretel (célèbre trouvère décédé en 1272) qui l’apprécie particulièrement, avant son départ pour l’Italie. Ils écrivent ensemble la presque totalité (17) des jeux partis.

Adam d’Arras s’attèle à décrire la réalité telle qu’elle est, et s’efface au profit de ses personnages (souvent des paysans). Ce qui le distingue des autres auteurs de l’époque. Il nous montre dans leurs occupations avec leurs qualités, leurs bizarreries, leurs divertissements souvent ingénus. Quand on prend connaissance de son œuvre, on ne peut que le considérer plus comme auteur dramatique et compositeur que trouvère. Malgré une courte vie, Adam d’Arras nous lègue une œuvre riche et variée: 

  • 15 rondeaux, 5 mollets, 1 ballade et 1 virelai à trois voix   
  • 36 chansons monodiques
  • 18 jeux partis qui sont des joutes poético-musicales monodiques, mettant aux prises deux personnages.
  • 3 jeux qui sont des textes où alternent vers et chansons, et qui ont fait la célébrité de l’auteur :
  • Le jeu d’Adam ou de la feuillée
  • Le jeu de Pélérin (1276)
  • Le jeu de Robin et Marion  

Le Congé (Li congiés Adan) 1269:

Le Congé est une poésie lyrique genre musical né à Arras au début du 13e siècle dont l’objet est de parler de cette ville, de ses habitants et de ceux qui détiennent le pouvoir. Il est composé à l’occasion d’une séparation. Son auteur s’adresse à la première personne aux êtres chers, tout comme à ceux qu’ils méprisent pour leur dire adieu. Il est courtois envers les premiers et satirique envers les seconds.

Alors qu’il avait interrompu ses études pour se marier, l’auteur projette de  les reprendre à Paris. Sa femme (Marie) l’y encourage, bien qu’ils doivent pour cela se séparer pour quelques années. Son père et bien d’autres personnes de son entourage et d’Arras s’y opposent. Avant de partir, il tient dans « Le Congé » à exprimer à Marie sa femme sa grande reconnaissance et l’amour qu’il lui voue toujours. C’est aussi un salut, une révérence à ses amis qui l’ont soutenu, jusqu’à cotiser pour qu’il puisse continuer ses études. Il exprime ainsi sa tristesse de les quitter. Le Congé c’est aussi une satire à l’endroit de  la société d’Arras sa ville, dont il se moque avec beaucoup d’ironie.

Extraits du Congé:

 Comment que men tans aie usé,

M’a me conscienche acusé
Et toudis loé le meilleur;
Et tant le m’a dit et rusé
Que j’ai tout soulas refusé
Pour tendre a venir a honnour.
Mais le tans que j’ai perdu plour,
Las!…

Arras, Arras! vile de plait
Et de haïne et de detrait,
Qui soliés estre si nobile,
On va disant c’on vous refait!
Mais se Diex le bien n’i ratrait,
Je ne voi qui vous reconcile…

Encor soit Arras fourmenés,
Si [i] a il des bons remés
A cui je voeil prendre congiet,
Qui mains grans reviaus ont menés
Et souvent biaus mengiers donnés,
Dont li usages bien dechiet;…

Puis que che vient au congié prendre,
Je doi premierement descendre
A cheus que plus a envis lais.
Aler voeil mon tans miex despendre,
Nature n’est mais en moi tendre
Pour faire cans ne sons ne lais… 
 

Adieu, Amours! tres douche vie,
Li plus joieuse et li plus lie
Qui puist estre fors paradis!
Vous m’avés bien fait en partie.
Se vous m’ostastes de cle[r]gie,
Je l’ai par vous ore repris;
Car j’ai en vous le voloir pris… 
 

Bele, tres douche amie chiere !
Je ne puis faire bele chiere,
Car plus dolans de vous me part
Que de rien que je laisse arriere.
De mon cuer serés tresoriere
Et li cors ira d’autre part
Aprendre et querre engien et art… 
 

Congié demant de cuer dolant
Au milleur et au plus vaillant
D’Arras et tout le plus loial,
Symon Esturion, avant,
Sage, debonnaire et souffrant,
Large en ostel, preu au cheval,… 
 

Bien doi avoir en ramenbranche
.II. freres en cui j’ai fianche,
Signeur Baude et signeur Robert
Le Nommant; car il m’ont d’enfanche
Nourri et fait mainte honnestanche;…
 

Sires Pierres Pouchins, biaus sire!
Je ne doi mie estre sans ire
Quant de vous partir me couvient,
Tant m’avés fait! Diex le vous mire,…
 

Puis c’aler doi hors de men lieu,
Hauiel, Robert Nasart, adieu!
Gilles Li Peres, Jehans Joie,
Au jouster n’estes mie eskieu:
De bos avés fait maint alieu
Et maint biau drap d’or et de soie…
 

A tous ceus d’Arras en le fin
Pren congié pour che que mains fin
Ne me cuident de cuer vers eux.
Mais il i a maint faus devin
Qui ont parlé de men couvin,
Dont je ferai chascun hontex;…
 

Jeu de la Feuillée (ou jeu d’Adam) 1276:

C’est une pièce de théâtre comique, une farce, une satire qui cible des personnes d’Arras. Une oeurvre avec des intermèdes musicaux, qui va marquer la fin du théâtre sacré, des miracles et des mystères où les thèmes sont d’ordre religieux. En ce sens elle est la première pièce d’essence laïque ou profane française, avec en sus l’introduction du jeu une nouveauté.

Dans cette comédie de mœurs, l’auteur met en scène sa propre histoire dans laquelle il occupe d’ailleurs le premier rôle. Santé et  maladie, enchantement et désenchantement, religion et féeries…sont mis en opposition. Ils ne se gênent pas à nommer en toutes lettres les Arrageois, qu’ils soient riches, bourgeois, hommes ou femmes. L’auteur veut quitter Arras, une ville commerçante entre les mains d’une bourgeoisie naissante et dans laquelle il se sent captif, pour étudier à Paris. Son père et ses amis veulent l’en empêcher. Alors avant de partir il rassemble dans cette pièce un moine, une douce dame, des  fées, quelques voisins, son père, un médecin, lui-même déguisé en clerc et… un fou. Il s’adresse à tout ce beau monde qui s’oppose à ses desseins, avec beaucoup de rancœur, lors d’une représentation publique le 3 juin 1276. Il dénonce les vices et les mesquineries des gens d’Arras, se moque de la laideur de sa femme, de l’avarice de son père qui refuse de l’aider. La folie, celle des hommes et des femmes, des bourgeois et des clercs… y est très présente. Comme si la feuillée ce n’est pas seulement la loge de verdure de la statue de  la Vierge au marché d’Arras, où sont invités ses personnages, mais aussi la folie elle-même.

La pièce commence avec l’apparition d’Adam (déguisé en clerc), pour annoncer son intention de quitter sa femme et la ville pour étudier à Paris.

Riquesse Auris : Qu’y feras-tu,  jamais bon clerc ne quitta Arras?   

Gillos : Et que deviendra Marie?

Adam : Elle restera avec mon père

Gillos : Elle vous suivra ; on ne peut séparer ceux que l’Eglise a unis

Adam : Vous parlez à merveille ; mais comment n’aurais-je pas été séduit ?…

Et comme pour montrer qu’il l’aime et qu’il s’en va juste à cause des études, il dresse un tableau élogieux des charmes de sa femme. Il raconte même comment il a été séduit puis rassasié. 

A la demande d’argent, Henri le père réplique :

Il ne peut en donner, il est vieux et malade

Ce à quoi répond le médecin :

De la maladie qu’on nomme l’avarice; il en est bien d’autres qui sont atteints de la même infirmité.

Le Jeu de Robin et de Marion (Li Jus de Robin et Marion) vers 1285:

Cette pièce d’un genre dramatique, est une pastourelle (qui développe un thème de pastourelle) dans laquelle sont représentés un chevalier, une bergère et des bergers. Elle serait écrite à  la demande de Charles 1er d’Anjou afin de distraire la cour. Il y  introduit des chansons et des morceaux de musique, ce qui en fait sans doute la première du théâtre musical d’Europe, le premier opéra tragi-comique français. Elle exprime une certaine nostalgie au moment où l’auteur, Charles d’Anjou et son entourage sont isolés dans la cour et menacés après le soulèvement sicilien. Le jeu de Robin et Marion les emmène loin en milieu rural, dans un village presque irréel qui baigne dans la paix et la gaieté et où le sentiment amoureux est pur. 

L’auteur met en scène une dizaine de personnages (Robin un berger, Marion une bergère, un chevalier, une bergère et six bergers). C’est la rencontre d’un chevalier (Aubert), qui croit que grâce à son rang dans la société rien ne doit lui résister, et d’une humble bergère en train de chanter. Aubert lui fait des avances. Son discours, qui contraste avec celui de l’amour courtois en vogue, est exploité avec humour par l’auteur. Eprise d’un berger (Robin), la jeune fille embarrassée le repousse avec plus ou moins de tact. Robin arrive à son secours mais il est battu par le chevalier, qui enlève la bergère. L’amant fait appel à ses amis bergers, le courtisan relâche la fille. Tout est bien qui finit bien puisque Marion et Robin se marient, et tout le village festoie dans une grande gaieté avec des  jeux, des chants, des danses et même un festin sur l’herbe. 

Extraits (traduit du vieux français) du jeu de Robin et de Marion :

Marion

Robin m’aime, Robin m’a ;
Robin m’a demandée, et il m’aura.
Robin m’a acheté une tunique
D’écarlate bonne et belle,
Un jupon et une ceinture.
A leur i va !
Robin m’aime, Robin m’a ;
Robin m’a demandée, et il m’aura… 

Le chevalier
Bergère, Dieu vous donne bonne journée !

Marion
Dieu vous garde, seigneur !

Le chevalier
De grâce,
Douce pucelle, contez-moi donc
Pourquoi cette chanson vous chantez
Avec autant de plaisir et si souvent

Marion
Beau seigneur, j’en ai toutes les raisons ;
Car j’aime Robinet, et lui m’aime,
Et, très bien m’a-t-il montré que chère je lui suis.
Il m’a donné ce panier,
Cette houlette et ce couteau…
 

Le chevalier
Dites moi donc, douce bergerette,
Aimeriez-vous un chevalier ?

Marion
En arrière, beau seigneur.
Je ne sais ce que sont les chevaliers.
De tous les hommes au monde,
Je n’aimerai que Robin.
Chaque jour, soir et matin
Il vient toujours me voir,
Et m’apporte de son fromage.
J’en ai encore dans mon corsage,
Ainsi qu’un grand morceau de pain
Qu’il m’apporta ce midi…
 

Le chevalier
Bergère devenez mon amie,
Et faites comme je vous prie
.

Marion
Seigneur, écartez-vous de moi :
Il n’est pas convenable que vous restiez.
Peu s’en faut que votre cheval ne me bouscule
Comment vous appelle-t-on ?…
 

Le chevalier
Croiriez-vous déroger avec moi,
Pour repousser si vivement ma prière?
Chevalier je suis et vous bergère.

Marion
Je ne vous aimerai pas pour autant.
Petite bergère je suis, mais j’ai
Un bel ami, charmant et gai.

Du roi de Sicile (1282):

Il écrit ce poème qui a plutôt les allures d’une chanson de geste, pour vouer les mérites de Charles d’Anjou, le roi de Naples. Il donne la preuve de son dévouement à celui qui l’a reçu dans sa cour, en rapportant ses exploits. Il décrit ses qualités qui font que selon lui, il surpasse tous ses frères y comprit  le grand Saint Louis avec lequel il a participé aux deux dernières croisades. On peut penser aussi que cet éloge est subjectif, étant donnés les sentiments d’amitié qui le liaient au monarque sicilien, chez qui il a passé  plusieurs années. Il raconte aussi les circonstances de la conquête du royaume de Naples, le mariage du roi avec Béatrice d’Anjou et  l’insurrection de Marseille…

Extraits du roi de Sicile (traduit du vieux français): 

  1. I. Il faut regretter – c’est une honte pour les bons trouvères –
    Qu’un bon sujet soit conté à l’envers ;
    Car mieux on s’y connaît, plus on doit faire effort
    Pour mettre en ordre ce qui est le plus digne des cours ;
    Ce n’est pas celui qui améliore les strophes qui agit mal,
    Mais celui qui les invente sans en savoir les règles.
    Ce serait grand dommage, bêtise et folie
    Si un si beau sujet, dont je ne me lasserai pas,
    Demeurait comme il est, mal rimé à jamais.
    Le sujet, c’est Dieu et les armes et les amours,
    Le prince le plus brillant pour sa bravoure et ses mœurs…
     
  1. II.Vaillance avait bien sa place chez lui,
    Car il était d’une nature on ne peut plus rare
    En beauté et en force, en noblesse et distinction.
    Il était le dernier de quatre frères qu’il me faut décrire.
    Le premier était Louis, le roi de Saint-Denis,
    Celui qui tant aima et glorifia la Sainte Église,
    Par qui Damiette fut conquise sur les Sarrasins ;
    Les autres le vaillant comte d’Artois qui fut à cette conquête,
    Et le comte de Poitiers ; mais lui, à bien les considérer,
    Les dépassait par ses entreprises, ses exploits et sa gloire…
     
  1. III.Et outre qu’il avait le cœur et le corps d’un brave,
    Nul ne vit jamais prince plus loyal que lui
    Ni compagnon plus généreux
    Ni qui honorât les dames d’un amour plus profond.
    Et on le vit bien en maints pays :
    Pour elles il usa chevaux, pourpre et soie.
    Jeunesse après lui s’est toute dégradée,
    Elle n’est plus que rapine, les gens n’ont pas de soutien.
    Mais si Charles vivait encore au royaume de France,
    On trouverait encore Roland et Perceval…,
     
  1. IV.Vous m’avez entendu parler de sa valeur en général,
    Elle va vous être à l’instant détaillée
    Et, depuis sa naissance, déroulée en bon ordre.
    Son éloge est si beau et si bien fondé
    Qu’il doit chasser d’un cœur bas la bassesse,
    Pousser aux armes tout chevalier
    Et soulever de joie cœur d’amant et d’amante.
    Je ne sais quels jongleurs l’avaient mis en pièces,
    Mais moi, Adam d’Arras, je l’ai tout restauré…
    Et pour qu’on ne se trompe pas sur moi,
    On m’appelle Bossu, mais je ne le suis pas !…
     
  1. V.Charles le noble fut le plus jeune fils de son père,
    Mais comme avril et mai sont entre tous les mois
    Beaux et doux et aimables,
    Charles fut le plus gracieux et le plus royal.
    Ils furent tous fils de roi, Charles mieux que les autres !
    Car au jour de sa naissance son père était déjà
    A la tête du royaume, élu et sacré :
    Il ne l’était pas quand il eut ses trois premiers fils…
         

             VI.… La quatrième, qui n’était pas encore mariée,

            Ne se serait jamais rassasiée d’entendre louer Charles
Et elle a pris tant de plaisir à écouter
Qu’elle se sent comme envoûtée,
Le cœur joyeux, l’œil rieur, la pensée ailée.
Et Amour, qui trouva la porte ouverte,
Entra d’un bond ; alors elle fut enflammée de son amour.

           VII.Alors elle ne fut pas en paix avant d’avoir vu Charles,
Car Amour et Désir la poussaient à savoir
Si la personne était à la hauteur de la réputation.
Et quand elle eut vu son allure et sa prestance,
Alors elle connut d’Amour des tourments plus cruels..

  1. VIII.La nouvelle s’était déjà répandue partout,
    Disant quel cœur, quelle force, quelle valeur
    Avait le frère du roi, rien qu’à le voir.
    Nature faisait redouter de tous sa personne
    Avant même qu’on ne connût sa bravoure.
    Quand il eut longuement étudié la lettre,
    Il vit que la demoiselle voulait être sa dame.
    Amour entre dans son cœur, il est tout retourné,
    Il frémit de désir et se remplit d’espoir…

             X.Alors qui aurait vu Charles revenir dans la joie

  1. Et tous deux doucement s’apprivoiser,
    Échanger de beaux propos, lancer de doux regards,
    A la fin des fins s’embrasser et se donner des baisers,
    Promettre et engager le reste
    Par promesse de mariage et par serment,
    Aurait pu guérir même d’une maladie mortelle !…

             X.Au temps où Charles fit ce premier exploit,

  1. Il n’était pas chevalier et n’avait pas de terres ;
    Mais son frère, le roi, lui fit l’honneur
    De lui donner bientôt le comté d’Anjou
    Comme un domaine pour lequel il lui devait l’hommage,
    Et il fit de lui un chevalier qui ensuite se donna
    De tout cœur aux armes pour multiplier les exploits.
    Et en outre, il avait le cœur si généreux
    Et des façons si bonnes, si belles et si sages
    Qu’on ne savait personne de son âge qui fût son égal..

              XI.Sous les armes il avait une si belle allure,

  1. Il était plus vif et ramassé qu’un oiseau sous ses plumes
    Et plus assuré sur son cheval qu’une tour de château.
    S’il participait à des tournois ou autres joutes,
    Gardant le corps bien droit, les jambes agiles,
    Il fonçait en piquant plus vite qu’une hirondelle
    Si près qu’il éraflait harnais et bourrelets..

             XII.Il n’aurait jamais voulu défendre ou interdire

  1. Fêtes, tournois ou jeux ; il les faisait organiser,
    Faisait se réjouir les ménestrels, crier et hurler les hérauts.
    Même les paysans aimaient l’avoir chez eux,
    Et maintenant chacun veut interdire et supprimer les fêtes !
    Grâce à lui, Amour était roi, lui qui ne sait où aller :
    Si on aimait d’amour aussi noblement que lui,
    Le monde serait bon et moins dur pour tous ;…

 Jeu du Pèlerin (Lecture de la Pilgrim) vers 1286:

C’est semble t-il la dernière œuvre du poète. Ecrite lors d’un bref  retour à Arras et avant de repartir à Naples pour y mourir, cette courte comédie de mœurs se moque de ses amis pour l’oublier. Il fait part de son séjour en Italie, et de l’accueil chaleureux que le comte d’Artois et de Charles d’Anjou lui ont réservé. Il fait également mention de ses voyages et pérégrinations en Orient. Il se présente comme maître Adam généreux et possesseur de toutes les vertus, estimé et honoré à la cour de Naples.   

Jeux- partis : 

Quelques extraits :

Adam à sire Jehan (Bretel) : Pour un loyal amant, est-ce le bien qui domine en amour? est-ce le mal ?

Adam à sire Jehan (Brbtel) : En loyal amant, que préféreriez-vous, être favorisé par l’amour contre votre dame, ou par votre dame contre Tamour ?

Adam à SniE (Jehan Bretel) : Un amant, aprâs avoir fidèlement aimé sa dame pendant sept ans, sans en avoir reçu merci, peut-il l’abandonner et chercher consolation auprès d’une autre?

Adam à SmE (Jehan Bretel) : Que doit craindre le plus un amant sage, ou de voir sa prière repoussée par la dame qu’il aime, ou de perdre son amour quand il l’a obtenu ?

Adam à sire Jehan (Bretel) : Veuillez me dire, vous qui savez si bien l’amour, en quoi, pourquoi et comment vous le servez?

Adam i Rogier : Je suppose que vous aimiez ma femme et moi la vôtre ; mais nous n’en sommes pas aimés. Voudriez-vous qu’en allant plus avant, je fusse accueilli par la vôtre et vous par la mienne ?

Adam à Jkhan BurrfcL : Lequel doit plaire le plus à sa dame, celui qui fait ostentation de son amour devant tout le monde, ou celui qui se laisserait plutôt mourir que de Cure voir son affection?

Hommages au trouvère:

  • Une rue porte son nom à Arras sa ville natale.
  • Un collège d’Achicourt (Pas de Calais) porte son nom.
  • Dans le dessin animé de Disney « Robin des bois », le conteur de l’histoire (un coq aux belles couleurs) incarne un ménestrel qui n’est autre qu’Adam de la Halle

Ecrits sur Adam d’Arras :

  • La musique à Arras depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Adolphe de Cardevacque 1885
  • Sur le Jeu de Robin et Marion d’Adam de la Halle (XIIIe siècle) Tiersot Julien 1897.
  • Essai sur la vie et les œuvres littéraires du trouvère Adan de Le Hale Guy Henri 1898
  • Sens et composition du « Jeu de la Feuillée ». Adler Alfred  1956.
  • La mort d’Adam le Bossu. Cartier Normand 1968.
  • La nature musicale du Jeu de Robin et Marion. Chailley Jacques 1950.
  • Adam de la Halle et ses Jeux chantés Maillard Jean 1956-1957
  • Adam de la Halle à la recherche de lui-même Jean Dufournet 2008

 

Arnaut de Mareuil, le poète amoureux

mai 20th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Arnaut de Mareuil, le poète amoureux)
La cour d'amour d'Azalaïs

Arnaut de Mareuil (début 1150-1190)

Biographie :

                    Issu d’une famille noble mais fort humble, ce troubadour voit probablement le jour dans le château de Riberac (Village de Mareuil sur Belle en Dordogne). Il apprend les lettres et le latin mais ne va pas jusqu’au bout. Il se fait clerc un temps, mais se rend vite compte que cela ne lui correspond pas. Elégant et courtois il se lance sur les routes en tant que troubadour, un métier dans lequel il va exceller, pour y chercher par la même fortune. Il accompagne même pendant un temps Richard cœur de Lion dans ses aventures. Cela lui permet de se faire connaître un peu partout, et plus encore en chantant ou récitant ses vers avec une courtoisie et une élégance rarissime en ce temps. Il fait tout pour rencontrer Azalaïs de Burlatz (Béziers) la sœur du roi Louis VII, la fille de Raimond V (comte de Toulouse) et épouse de Roger II Taillefer (vicomte de Béziers) dont on dit qu’elle est d’une exceptionnelle beauté. Sa poésie qui a pour objet cette femme dont il est amoureux, séduit et se propage vite. Il est finalement accueilli à la cour, où il fait étalage de ses chansons d’amour dédiées à son hôtesse qui devient sa protectrice. Mais il suscite la jalousie du roi Alphonse II d’Aragon, non moins troubadour, et lui-même épris d’Azalaïs. Le malheureux est alors congédié, pour ne pas froisser le monarque. Il se rend à Montpellier où Guillaume VIII (seigneur de Montpellier 1 1157 – 1202) le prend sous sa coupe. Mais Arnaud reste inconsolable, joueur il est ruiné et devient pauvre. Il se réfugie à la fin de sa vie dans un monastère à Montpellier même, la mort de son ancienne protectrice en 1202  finit de l’achever.

Aujourd’hui encore se dresse le Pavillon d’Adélaïde, à l’entrée des gorges de l’Agout dans le village de Burlats (Midi-Pyrénée). C’est là que la comtesse Adelaïde ou Azalaïs délaissée par son mari, avait installé sa cour dite « Cour d’Amour » loin de son château seigneurial d’Albi dans le département du Tarn en région Midi-Pyrénées. Elle reçoit des troubadours, dont Arnaud de Mareuil, prélude à la naissance de l’Amour Courtois et surtout le roi d’Aragon.

Œuvres d’Arnaud de Mareuil :

Sur le plan littéraire son activité poétique, qui dure de 1180 à 1200, est peu abondante. Mais elle est d’une qualité qui va forcer l’admiration et influencer la littérature post-médiévale. Il est surtout l’inventeur de la sextine que Dante, Pétrarque et d’autres poètes même contemporains adopteront. C’est un modèle littéraire dans lequel notamment les mots à rime sont les mêmes, mais reviennent alternativement dans un ordre différent. Sa poésie lyrique en occitan nous rappelle à bien des égards son prédécesseur le célèbre troubadour Guillaume IX d’Aquitaine, l’inventeur de la littérature courtoise. Douce et sentimentale elle nous renseigne aussi sur les mœurs de son temps, puisqu’il nous laisse quelques poèmes érotiques.  Il se distingue par ailleurs comme musicien et compositeur. A ce sujet il avait comme chanteur (cantaire) le célèbre jongleur Pistoleta, qui a apporté ses chansons d’un château à un autre et d’un village à un autre.

Le poète, musicien et compositeur nous laisse une œuvre charmante et mélancolique : cinq saluts, vingt cinq chansons et un ensenhamen. Une œuvre qui loue avant tout la beauté et les qualités d’une seule femme, ce qui est rare chez les troubadours.

Les saluts d’amour au nombre de cinq

Arnaud de Mareuil est considéré comme le maître incontesté de ce genre courtois. Ces épîtres (missives) en vers, écrites pour être lues ou récitées devant un auditoire, sont touchantes et d’une qualité romanesque exceptionnelle. Cela ne peut qu’être l’œuvre d’un amoureux passionné qui déclare sa flamme à la comtesse aux yeux de violette qu’il aime. C’est pourquoi ses plaintes sont sincères, et le portrait qu’il fait  d’Adelaïde la comtesse Burlatz est remarquable.

L’épître commence toujours par un salut et des formules de politesse, il finit de la même façon et une réponse est demandée. L’auteur-amant fait part de ses délicieuses insomnies amoureuses et tribulations nocturnes certainement pour émouvoir qui alternent avec de brefs rêves érotiques qu’ils dont il dit « Je n’échangerais pas cette illusion contre une seigneurie. » Ils n’hésitent pas non plus à implorer les faveurs de la comtesse aux yeux de violette qui est tantôt « soleil de mars », tantôt « rose de mai », une autre fois « ombre d’été »… selon les règles de conduite courtoises. Dans ces saluts d’amour, l’influence des poètes latins de l’antiquité Ovide et Virgile est bien visible. Un des saluts dont voici un extrait « Je ferme les yeux et soupire et m’endors en soupirant. Alors mon esprit s’en va tout droit vers vous, ma Dame, qu’il languit de voir. Comme je le désire moi-même, nuit et jour, chaque fois que j’y songe il vous fait à son gré la cour, vous serrant dans ses bras et vous couvrant de baisers et de caresses… », finit par la célèbre citation virgilienne « omnia vinc it amor » (l’amour triomphe de tout). 

Autres extraits:

Il me plaît de sentir l’haleine du vent

En avril, avant que mai n’arrive,

Et que tout au long de la nuit sereine

Chantent le rossignol et le geai…

 

Vous me tourmentez  tant madame, vous et amour,

Que je n’ose vous aimer ni ne puis y renoncer,

L’un me poursuit, l’autre me fait arrêter ;

L’un m’enhardit, l’autre me fait craindre…

Et le visage doux que vous savez tellement ma faire,

Me font tellement vous désirer et convoiter

Et j’agis en fou car je ne sais me séparer de vous…

 

L’allégresse  vient à moi

 Quand les parfums de la brise

Envahissent mon cœur

Elle est plus blanche qu’Hélène

Plus jolie qu’une fleur qui naît,

 Elle est riche, et courtoise,

Cœur pur sans méchanceté,

Nulle part n’est sa pareille…

Ensenhamen (enseignement)

Les ensenhamen sont des livres de conduite qui ont été écrits à l’époque. Ils touchent plusieurs domaines dont l’esprit chevaleresque, la morale sexuelle, les bonnes manières à table… Celui d’Arnaut de Mareuil touche spécialement au domaine dans lequel il excelle : la courtoisie. C’est un petit poème didactique moralisateur écrit en vers et rimes plates, un véritable guide ou code  de  conduite  morale et courtoise à l’adresse des nobles, des bourgeois et des clercs. C’est un véritable enseignement sur leurs devoirs, et surtout sur la courtoisie comme s’il en était le maître.  

Ecrits sur l’auteur :

  • Les poésies lyriques du troubadour Arnaut de Mareuil, Ronald Carlyle Johnston (1935)
  • Les saluts d amour du troubadour Arnaud de Mareuil, Pierre Bec. (1961)
  • Arnaut de Mareuil, L’ensenhamen, Romania 90 (1969)
  • Terre des Troubadours, Gérard Zuchetto (1996)
  • Le Livre d’or des Troubadours, Gérard Zuchetto et Jörn Gruber (1998)

 

Saint Louis raconté par Jean de Joinville

mai 10th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Saint Louis raconté par Jean de Joinville)
Jean de Joinville remet son manuscrit à louis X

Jean (Johan), sire de Joinville (1224 à 1225 – 1317):

Biographie :

Connu surtout pour être le biographe du roi Louis IX, Jean de  Joinville naît d’une famille de la noblesse champenoise entre 1224 et 1225. Il est le neuvième seigneur de Joinville. Il  n’a que huit ans quand son père Simon de Joinville décède. Il reste seul avec sa mère Béatrice d’Auxonne (fille d’Etienne II comte de Bourgogne), avant d’être admis à la cour de Thibaut IV (comte de Champagne et célèbre trouvère). Il y reçoit une éducation et une instruction dignes des jeunes nobles de l’époque, courtoise et chevaleresque. Il hérite de son père le titre de sénéchal près de ce même comte. Il participe en 1248 à la septième croisade, plus pour ne pas faillir à la tradition familiale que par conviction religieuse. C’est là qu’il aurait rencontré pour la première fois Louis IX (initiateur de la croisade et futur Saint Louis), événement qui va changer sa vie puisqu’il en devient l’ami et  le conseiller. Une relation qui se renforce avec leur captivité en Orient, quand ils sont faits prisonniers lors de la défaite de Damiette (Egypte) en 1250. La compagnie du roi le transforme radicalement jusqu’à devenir crédule et superstitieux, lui qui aimait le bon vin et s’adonnait aux vices. C’est lui qui négocie avec les templiers la rançon exigée pour leur libération en 1252. De retour à Paris il est souvent présent à la cour assis à côté du roi, en homme désormais pieux et plus admirateur sincère que courtisan du  monarque. Il y tient une place privilégiée comme confident, à tel point que c’est lui qui est chargé de négocier le mariage de la fille de saint Louis (Isabelle) avec le tout jeune Thibaut V (roi de Navarre). Pourtant Joinville refuse de prendre part avec Louis IX à la huitième croisade qu’il désapprouve. Une croisade qui allait être d’ailleurs fatale au roi, puisqu’il y laissera sa vie (25 août 1270 à Tunis). Il s’expliquera en écrivant « Je leur disais ainsi que, si je voulais œuvre selon la volonté de Dieu, je resterais ici pour aider mon peuple et le défendre ; si j’exposais ma personne aux hasards du pèlerinage de la croix, quand je voyais bien clairement que ce serait au mal et au détriment de mes hommes, j’en susciterais la colère de Dieu, qui exposa son corps pour sauver son peuple. » En 1303 il entreprend d’écrire ses mémoires pour répondre aux supplications de Jeanne de Navarre, reine de France, de faire un livre des saintes paroles et des bons faits du Saint roi Louis. Il le fait peut-être un peu par rapport au roi Philippe le Bel, pour lequel il éprouve de la répugnance. Il ne partage point ses pratiques politiques, et lui reproche de s’être éloigné de la ligne de conduite de son prédécesseur Louis IX. La rêne meurt le 2 avril 1305, quatre ans avant que Joinville ne finisse la rédaction de l’ouvrage (1309). Celui-ci est alors dédicacé à son fils Louis X de France (ou Louis le Hutin), futur  roi de France. Lorsque la papauté mène une enquête pour la canonisation de Louis IX (prononcée par Boniface VIII), c’est à lui que les enquêteurs font appel en tant que témoin privilégié de sa vie, confident et conseiller. Il rapporte notamment que l’écuyer du riche homme sire Gragonès est tombé du navire pendant le retour vers les côtes de Provence. Il ne lui restait qu’à prier la Vierge Marie pour son salut. Un miracle selon Joinville se produisit pour son sauvetage. Sans rien tenter, le naufragé s’est retrouvé dans la galère royale qui revenait de la septième croisade. C’est grâce à ce témoignage que Louis IX devient Saint Louis en 1297.

Jean de Joinville meurt le 24 décembre 1317, quarante sept ans après Saint Louis. Pour avoir vécu 93 ans, ce qui exceptionnel pour l’époque, il a vu régner pas moins de six rois : Louis VIII, Louis IX, Philippe III, Philippe IV, Louis X et Philippe V. Son corps repose dans la chapelle Saint-Joseph de l’église Saint-Laurent du château de Joinville.

Œuvres de Jean de Joinville:

Mémoires du sire de Joinville ou  Histoires des faits de notre saint roi Louis:

L’auteur entreprend d’écrire ses mémoires en 1305 (1305 à 1309), en utilisant une langue qu’on peut situer entre le Lorrain et celui d’Ile de France, comme le ferait un chroniqueur. Écrite dans un style simple, l’œuvre est considérée comme l’une des plus anciennes en prose française. Elle est le travail d’une personne qui a une connaissance quasi parfaite du monarque, dont elle est témoin de son règne et de  la vie quotidienne dans la cour. Si le but est clair dès le départ, faire du roi aux vertus incontestées un modèle et un exemple pour  ses successeurs, Joinville fait preuve d’objectivité puisqu’il n’est pas seulement élogieux. La sincérité dans le compte rendu des faits, donne à l’œuvre une valeur historique incontestable. Le récit est tellement objectif que l’on dit que quiconque n’a pas lu Joinville ne connait ni Saint Louis ni le XIIIe siècle. Ces mémoires font de Louis IX  le roi de France le plus connu, et enrichissent la langue française d’un bon nombre de tournures particulières qui seront  utilisées par toutes les générations à venir.

L’auteur commence son récit par une biographie de Louis IX. Il rapporte ses saintes paroles, et le présente comme très pieux, généreux, sobre, juste et proche de son peuple. Les bons enseignements du saint roi occupent une bonne place. Selon lui le roi se comportait comme un prédicateur, puisque ses paroles porteuses de messages moraux et religieux étaient destinées à renforcer la foi de ses interlocuteurs. Il apporte également un éclairage sur l’exercice du pouvoir et les devoirs de la royauté, tels qu’il les concevait et les exauçait.

Les faits rapportés n’épargnent ni le roi ni le clergé, quand il considère qu’ils ont failli. Il reproche entre autres au roi son insensibilité à l’égard de la reine, ses colères, ses réactions disproportionnées lors de deuils, sa foi enflammée et à la limite du fanatisme…

Il nous raconte dans une seconde partie bien plus longue les faits d’armes du roi, puisqu’il était aussi guerrier. La 7eme croisade d’abord à  laquelle il a participée, mais sans jamais faire part de ses motivations. On sait qu’elles n’étaient pas d’ordre  religieux puisqu’à l’époque Joinville n’était pas encore porté sur la piété, et c’est peut-être cela qui le gênait d’en parler. Le séjour en Egypte (croisade), les hauts faits du roi et de ses chevaliers et sa captivité avec le souverain occupent une bonne partie du récit. Il n’omet pas de relever le courage de la reine pendant tout ce temps, qui a assumé la responsabilité de la poursuite de l’expédition au printemps 1250.

La 8eme croisade à laquelle il n’a pas prit part, et au cours de  laquelle Louis IX est décédé, nous est rapportée grâce au concours de Pierre comte d’Alençon et 5eme fils du roi. Ces deux expéditions et surtout sa mort pour la chrétienté, ont élevé son prestige que les capétiens ont voulu exploiter à travers l’œuvre de Joinville. Notons enfin que Jean de  Joinville fait également une part  belle à sa personne dans son récit. Il nous fait part de ses combats en Orient et ses blessures, ses actions, ses contributions…nous renseignant  ainsi sur les manières de penser, de sentir et d’être d’un homme de cette époque.

Voici un extrait de la dédicace de Joinville en remettant le livre au roi Louis X : «  Au nom de Dieu tout puissant, moi Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, fais écrire la vie de notre saint roi Louis IX, ce que j’ai vu et entendu pendant l’espace de six ans au cours desquels je me suis trouvé en sa compagnie au pèlerinage d’outre-mer et après notre retour. Et avant de vous raconter ses hauts faits et sa conduite de chevalier, je vous raconterai ce que j’ai vu et entendu de ses saintes paroles et de ses bons enseignements, afin qu’on puisse les trouver les uns après les autres pour l’édification de ceux qui les entendront… »

Il est clair compte tenu du titre réel « Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre roi Saint Louis » et de cette dédicace, que de Joinville espère bien que le jeune roi va prendre exemple de son grand-père Saint Louis.

Le Credo ou Li romans as ymages des poinz de nostre foi:

On a aussi de Joinville un Credo écrit en 1250 à Acre (Syrie), juste après son retour de captivité, et refait en 1287. Ecrit en prose, il s’agit d’un petit manuel destiné aux fidèles pour leur procurer le salut des âmes. Pour ramener les gens à la foi, il tente de révéler la vérité en s’appuyant sur les prophéties et l’ancien testament avec des images à l’appui. La profondeur de sa foi, qui reste cependant assez loin du fanatisme affiché par son suzerain, est bien affirmé dans ce petit ouvrage. Il y fait une exposition (présence de miniatures), commente et explique  les symboles (Credo) des apôtres. C’est une profession de foi chrétienne dont « je crois en Dieu, le Père tout-puissant, et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui est né su Saint-Esprit et de la Vierge Marie… »

La lettre au roi Louis X (1315 :

La lettre que de Joinville  adressé à Louis X en 1315 n’est pas également sans intérêt. Alors âgé de 90 ans il reçoit de son suzerain une convocation, au même titre que tous les barons, pour une expédition punitive contre le comte de Flandre qui refuse de prêter l’hommage qu’il doit à son roi. Dans sa  réponse écrite en prose le 8 juin 1315, Jean explique que son âge ne lui permettra pas d’arriver à temps, mais qu’il allait s’y rendre…La lettre originale est conservée au département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque nationale

Epitaphe à son bisaïeule Geoffroi de Joinville (1311) :

Bien curieuse et longue inscription, gravée sur une pierre à côté du tombeau du défunt à l’abbaye de Clairvaux. Il retrace également la généalogie des seigneurs de sa famille. C’est comme un hommage à Geoffroy III, sénéchal du comte Henri le Libérateur, premier prince de Joinville à s’être distingué en croisade.

Hommages :

Sur sa tombe est gravé au XVIIe siècle l’inscription « ingenium (intelligence), candidum (loyal, droit, honnête), affabile (affable) et amabile (aimable) »

Jean de Joinville figurent parmi les 86 statues des Hommes illustres ou Hommes célèbres de France, installées en 1850 autour de la cour Napoléon du Palais du Louvre.

Autre hommage, une statue de bronze est élevée en 1861 à Joinville, sa ville natale.

Quelques écrits sur Joinville :

« Essai sur l’histoire de la généalogie des sires de Joinville (1008-1386) accompagné de chartes », Jules Simonnet 1875.

« Essai sur l’histoire de la généalogie des sires de Joinville (1008-1386) accompagné de chartes »,  Jules Simonnet 1875.

« Jean de Joinville et les seigneurs de Joinville »,  H. F. Delaborde 1894.

« Jean, sire de Joinville », dans Histoire littéraire de la France, Paris 1898.

« Le Credo de Joinville », dans « La vie en France au Moyen Âge », Langlois 1928

« Les seigneurs de Joinville, Humblot 1964.

« Joinville’s Histoire de saint Louis », Billson 1980.

« Joinville, historien de la Croisade ? », dans Les champenois et la Croisade », Strubel 1989.

« Etude des mentalités médiévales », Menard 1989.

« Joinville et l’Orient », L’écrit dans la société médiévale, J. Monfrin 1991

« La méthode historique de Joinville et la réécriture des Grandes chroniques de France » , Boutet 1998.

« Armorial et généalogie des seigneurs et des princes de Joinville et autres Joinvillois », François Membre 2012.

 

 

Jeanne d’Arc et la guerre de Cent Ans

avril 29th, 2013 | Posted by mus in Le Moyen Âge - (Commentaires fermés sur Jeanne d’Arc et la guerre de Cent Ans)
Jeanne d'Arc à Orléans
La Guerre de Cent Ans (de 1337 à 1453) :
Avant d’être une guerre entre nations, la Guerre de Cent Ans (plus précisément 116 ans) est un conflit qui oppose deux dynasties. D’un côté celle des Capétiens souverains en France, de l’autre les Plantagenêts qui règnent en Angleterre mais qui possèdent l’Aquitaine. Une possession qui fait des rois d’Angleterre des vassaux de ceux de France. A l’origine des nombreuses hostilités entrecoupées de trêves et qui se déroulent sur le sol français, deux raisons essentielles:
Naissance d’une dynastie anglo-normande:
Le 5 janvier 1066 le roi d’Angleterre Edouard dit le Confesseur pour sa grande piété meurt. Harold Godwinson s’empare de la couronne. Guillaume II, dit Guillaume le Conquérant pour ses conquêtes, qui considère que la succession lui revient convoque les grands barons de Normandie. Il obtient leur soutien pour conquérir le royaume d’Angleterre par la force. La même année il s’en empare et devient le roi Guillaume 1er d’Angleterre. Une dynastie anglo-normande est née. Mais son titre de duc de Normandie fait qu’il reste vassal du roi de France. Un statut de roi vassal d’un autre roi qui pose problème. Les Plantagenêts étendent leur puissance et leur influence avec l’arrivée d’Henri II sur le trône d’Angleterre. Déjà duc de Normandie, Comte d’Anjou, du Maine et de Touraine, Aliéanor d’Aquitaine qu’il épouse lui apporte l’Aquitaine. Une menace pour le règne des Capétiens sur le royaume de France, à laquelle Louis VIII puis Philippe II Auguste entreprennent de mettre fin, ne leur laissant qu'une partie de l'Aquitaine, dont la Guyenne.
Une guerre de succession aussi 
Philippe le Bel décède le 29 novembre 1314. Ses trois enfants Louis X (meurt sans héritiers mâles), Philippe V et Charles IV lui succèdent successivement. La dynastie des Capétiens directs s’achève avec la mort de ce dernier en 1328. Cette situation va ouvrir la voie à des querelles. Il a bien une sœur du nom d’Isabelle de France, mais elle ne peut hériter du trône. Un code de loi (la loi salique établie dès le début du règne capétien avec Clovis) exclut de toute succession au trône de France les princesses et leurs héritiers. Isabelle qu’on surnomme la Louve de France avait épousé en 1308 le roi d’Angleterre Edouard II, décédé une année avant Charles IV (septembre 1327). Son fils Edouard III lui succède. Deux hommes sont prétendants au trône d France : Philippe de Valois neveu de Philippe le Bel côté lignée masculine, et Edouard III par la lignée féminine (sa mère Isabelle de France).
Le choix de la noblesse française va vers Philippe VI de Valois cousin germain du défunt roi, pour les motifs qu’il est du pays et plus mûr. Et puis peut-on placer sur le trône de France un noble anglais, fusse t-il un héritier de Guillaume le Conquérant duc de Normandie puis roi d’Angleterre ? Edouard III qui venait juste de monter sur le trône d’Angleterre, et dont le pouvoir n’est pas encore stable ne proteste pas même s’il plus proche du roi en tant que neveu. Du moins pour l’instant, surtout qu’il a toujours ses possessions en Guyenne (Aquitaine) qui font de lui vassal du souverain français. Celui-ci lui rappelle d’ailleurs qu’il lui doit hommage. Une situation offensante qui fait rechigner de l’autre côté de la Manche. Philippe VI décide finalement de déchoir son rival d’Angleterre qui ne veut plus du duché Guyenne, c'est-à-dire la dernière possession des Plantagenêts en France. Edouard est fou de rage, de Wetminster (7 octobre 1337) il s‘autoproclame roi de France et défie publiquement le souverain français. C’est le premier prétexte de ce qui va être la guerre de cents ans. Cinq souverains de chaque côté de la manche et trois générations vont se trouver plus d’un siècle durant plongés dans des troubles et des combats.
Faits marquants de la guerre de Cent Ans
Edouard III envahie la Thiérache :
Déchu du duché de Guyenne par Philippe VI pour avoir cessé de le reconnaître comme suzerain, Edouard III attaque en 1339 l’Ecluse (port flamand aujourd’hui Sluis) dans l’ancienne Thiérache. Il  écrase la flotte française, et envahie toute la région ravageant tout sur son passage. Une trêve est signée une année plus tard pour une durée de cinq ans. Mais en 1341 Français et Anglais sont de nouveau en conflit, mais indirectement. Après la mort du duc Jean III, deux hommes se disputent le duché de Bretagne. Le premier est soutenu par le roi de France : Charles de Blois le revendique car sa femme n’est autre que Jeanne de Penthièvre (nièce de Jean III). Le second est soutenu par Edouard III : Jean de Montmort (mari de Jeanne de Flandres), veut la succession en tant que frère de Jean III. Le clan Jean de Montmort-Jeanne de Flandres et les Anglais sont vainqueurs.
La bataille de Crécy (26 août 1346)
Après une trêve de quelques années, Edouard III déclenche de nouveau les hostilités en 1346. Son fils Édouard d'Angleterre, prince de Galles, dit le Prince Noir (pour la tenue qu’il arbore) participe alors qu’il n’a que 16 ans. Il débarque cette fois dans le Cotentin et envahie la Normandie. Il marche même sur Paris, mais devant l’impressionnante armée de Philippe VI il fait un repli plutôt tactique. C’est à Crécy dans la Somme qu’il décide de monter son campement, et d’attendre les Français. Sachant que ceux-ci vont être épuisé par la marche, lui Il profite pour faire reposer ses troupes et s’approvisionner en vivres. Le 26 août le roi de France et ses hommes sont en vue. Parlant des volées de flèches anglaise qui s’abattent sur les Français, Jean Froissart chroniqueur médiéval disait « Ce semblait neige ». Mieux organisée et disciplinée, l’armée d’Edouard III remporte la bataille de Crécy. Après cette victoire, il s’en va faire le siège à Calais pour créer une tête de pont.
La grande peste
Alors que la France souffre des combats, des pillages et de la famine plus que l’Angleterre du fait que cette guerre se déroule sur son sol, un autre fléau vient semer la mort. La peste envahie l’Italie et le Sud de la France ramenée d’Orient par les bateaux marchands génois. Très vite elle se propage vers le nord et touche toute la France, l’Allemagne, l’Angleterre etc. Accusés de propager la maladie en contaminant l’eau, les Juifs et les lépreux sont massacrés. Des pénitents mettent ce fléau sur le compte de la colère de Dieu, et invitent la population à expier ses fautes. En 1350 en pleine épidémie Philippe VI décède. Son fils Jean le Bon lui succède donc en pleine tourmente, et doit faire face à cette situation ravageuse et continuer la lutte contre le roi d’Angleterre alors que les moyens manquent. De 1348 à 1353 ce qui est alors qualifié de peste noire, tue 25 millions de personnes soit le tiers de la population européenne. Seules les régions montagneuses, et à un degré moindre les campagnes, sont épargnées. Jean le Bon hérite donc d’une situation catastrophique, aggravée par la  menace du Prince Noir sur le royaume de France. Il convoque les états généraux en 1356, durant lesquels il est décidé de réunir les fonds et de lever une armée.
La bataille de Poitiers (19 septembre 1356)
Jean II le Bon monte son armée pour se lancer à la poursuite du Prince Noir, et le stopper dans sa chevauchée dévastatrice à travers la France. Les butins de celui-ci sont considérables. En 1356 le Plantagenêt se lance dans une expédition de pillage des Pays de Loire. Le roi de France a trop laissé faire, il marche enfin vers le sud à la poursuite d’Edouard d’Angleterre. Avec deux fois plus d’hommes il est sur, trop sur même, de lui. Ce qui va lui être fatal car il ne prévoit rien, ne fait  pas de calculs, fonce sans aucune véritable stratégie. Le Prince Noir plus prudent l’attend tranquillement au sud de Poitiers, où il met en place la même stratégie qu’à Crécy. Les deux armées se retrouvent de nouveau face à face le 19 septembre 1356. La bravoure du roi de France, roi le plus puissant de la Chrétienté, n’est pas suffisante d’autant plus que des nobles fuient le champ de bataille dès les premières charges. La bataille tourne vite en faveur d’Edouard, dont les archers écrasent l’armée française. Encerclés Jean II le Bon, son fils Philippe le Hardi et quelques fidèles sont obligés de se rendre. Une défaite bien plus humiliante que celle de Crécy. Ils sont conduits à Bordeaux, avant d’être emprisonnés dans la Tour de Londres. La France est alors plongée dans le chaos, et le royaume capétien va vivre une grave crise tout le temps que durera la captivité du roi. Celui-ci finit par proposer au roi d’Angleterre, en échange de sa libération, 4 millions d’écus d’or et la restitution de toutes les possessions des Plantagenêts (duché d’Aquitaine). Lors du traité Brétigny-Calais en 1360 Edouard III obtient même plus : le Périgord, le Quercy, la Bigorre, le Limousin, le Rouergue, le Poitou, la Saintonge, l’Angoumois et le comté d’Armagnac. En contrepartie il renonce à revendiquer la couronne de France. Le souverain français paye une partie de la rançon, mais des otages dont son fils Louis d’Anjou sont retenus jusqu’à payement de la totalité. Pour célébrer sa libération Jean le Bon crée le franc, une pièce représentant le roi à cheval, alors qu’Edouard est  nommé prince d’Aquitaine par son père.
Ne pouvant payer le reste des écus d’or, Jean le Bon se rend à Londres fin décembre 1363 et se constitue prisonnier. Il espère renégocier le traité de Brétigny mais il tombe malade quelques jours après son arrivée. Il meurt le 8 avril 1364 en captivité à l’hôtel de Savoie. Rapatrié, son corps est inhumé dans la basilique Saint-Denis.
La bataille d’Azincourt (25 octobre 1415)
L’assassinat de Louis d’Orléans en 1407 sur ordre de Jean sans Peur, crée un conflit entre Armagnacs et Bourguignons et déchire la France. La folie du roi Charles VI fragilise encore plus le royaume. Une situation dont profite le roi d’Angleterre Henri V (fils d’Henri IV) considéré comme un usurpateur, car il a assassiné Richard II  (héritiers des Plantagenêts) pour s’emparer du trône. Non seulement il remet  en cause la trêve conclue en 1396 entre son prédécesseur Richard II et Charles VI, mais il revendique carrément le trône de France. Il demande la main de sa fille Catherine, qui lui est refusé. Henri V s’est trouvé des prétextes d’aller en guerre. A la tête d’une armée d’environ 11 000 hommes, il débarque en Normandie le 13 août 1415, fort du soutien du duc de Bourgogne qui a des comptes à régler avec Louis duc d’Orléans (Armagnac). Les combats et surtout les maladies lui font perdre une partie de son effectif après la prise de Harfleur en septembre. Il décide de se retrancher à Calais chargé de butins, pour reprendre des forces et attendre le printemps pour continuer sa conquête. Il est rattrapé près d’Azincourt (ex Agincourt) par les troupes françaises fortes de quelques 30 000 hommes, qui cherchent à lui barrer la route de Calais. Après une nuit très pluvieuse, persuadés que la victoire est pour eux en raison de leur écrasante supériorité numérique, les chevaliers foncent sur les lignes anglaises pour contrer les redoutables archers gallois. Les chevaux  s’embourbent dans des terrains fraîchement retournés. Ils continuent à pied sans aucune organisation, engagent un combat au corps à corps. Une fois de plus l’organisation anglaise, et la force de frappe des archers triomphent. La bataille s’achève alors que la chevalerie française est décimée, Henri V s’empare de la Normandie.
La bataille d’Azincourt est considérée comme l’une des plus meurtrières du Moyen-âge.  On dénombre 10 000 morts côté français dont de nombreux barons, la moitié côté anglais. Charles d’Orléans neveu  du roi de France est fait prisonnier et restera 25 ans en Angleterre.  Après le massacre commis à Harfleur,  Henri V de Lancastre ordonne même de tuer les prisonniers (utilisés habituellement pour demander des rançons), et  d’achever les centaines de blessés restés sur le champ de bataille. Ce qui fait de lui un véritable criminel de guerre du Moyen-âge.
Le siège d’Orléans
Pour venger l’assassinat de Louis 1er d’Orléans (duc d’Orléans) survenu le 23 novembre 1407 à Paris, deux proches conseillers de Charles l'héritier du trône de France assassinent à Montereau le 10 septembre 1419 Jean sans Peur (duc de Bourgogne, comte de Flandre, d’Artois…). Celui-ci avait éliminé son rival d’Orléans car devenu amant de la reine Isabeau de Bavière, il avait ses faveurs et donc de plus en plus de pouvoir. Charles VI le Fou et sa femme déshéritent leur fils Charles commanditaire du crime. Celui-ci serait fils illégitime du duc d’Orléans et d’Isabeau. Affaiblie par la défaite d’Azincourt, la France n’avait pas besoin d’une nouvelle querelle entre Bourguignons et Armagnacs, qui se disputaient déjà le pouvoir au sein de la régence présidée par la reine depuis que le roi est mentalement atteint. Autres conséquences, Philippe III le Bon (successeur de Jean sans Peur) fait alliance avec les Anglais alors qu' Henri V d’Angleterre (un Plantagenêt) est reconnu au traité de Troyes le 21 mai 1420 comme héritier de la couronne de France. La France n’existe plus. Le 21 octobre 1422 Charles VI décède, son fils Henri VI jeune lui succède. Mais son frère Charles VII (dit « le Victorieux ») déshérité par ses parents se proclame roi de France de Bourges. Le roi d’Angleterre de son côté veut la couronne, conformément au traité de Troyes. Il débarque en Normandie et l’occupe. Profitant de la faiblesse du nouveau roi de France, démuni et sans soutiens, il marche sur Orléans. C’est une   importante cité notamment sur le plan stratégique, bien défendue car entourée de remparts elle ne tient qu’un pont sur la Loire. Il en fait le siège avec ses alliés Bourguignons le 12 octobre 1428, sachant que sa chute lui faciliterait la conquête de tout le pays. Jean (dit Dunois) demi-frère du duc Charles d’Orléans, prisonnier en Angleterre depuis Azincourt, défend la ville du mieux qu’il peut et avec courage. Orléans est tout près de la reddition, le roi sur le point de renoncer quand un « miracle » se produit. Une femme du nom de Jeanne arrive dans la ville, elle prétend avoir une mission divine. Elle aurait entendu les voix de l’archange Saint Michel, de Sainte Catherine et de sainte Marguerite lui demandant de chasser les Anglais et de mener  Charles VII sur le trône de France.
Jeanne d’Arc délivre Orléans
Jeanne est une jeune fille de Lorraine, qui se dit envoyée de Dieu pour sauver la France. A 17 ans alors qu’Orléans est sous le siège, elle s’en va à Chinon rencontrer Charles VII le 25 février 1429. Celui-ci qui finit par croire en sa mission divine la confie à Jean d’Aulan, un bon écuyer, pour faire son éducation militaire. Elle prend ensuite la tête d’une armée de 4 000 hommes et fonce sur Orléans. Chemin faisant des centaines d’hommes armées se joignent à elle. Elle réussit le 29 avril à s’infiltrer dans Orléans qui n’est ceinturé que par une douzaine de bastilles anglaises car il aurait fallu beaucoup plus d’hommes pour fermer les trois kilomètres de remparts. Elle prend vite la situation en main. Elle défile en compagnie de Jean Dunois (dit le Bâtard d’Orléans) qui défend la cité depuis des mois. La population assiégée reprend confiance. Avant d’engager une quelconque action contre les Anglais, elle tente une solution pacifique en leur envoyant le message  « vous, hommes d’Angleterre, qui n’avez aucun droit en ce royaume, le roi des Cieux vous mande et ordonne, par moi, Jeanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en votre pays… » dont il se moque.
Jeanne commence à attaquer les bastilles l’une après l’autre dès le lendemain, obligeant les Anglais à s’y réfugier  Ne pouvant plus communiquer entre eux, ils paniquent et beaucoup se jettent dans la Loire. Le dernier assaut, durant lequel la Pucelle est blessée par une flèche à l’épaule, est donné le 7 mai au petit matin. Le soir l’assaut contre la bastille entraîne la mort du capitaine Glasdale qui se noie dans la Loire. Le capitaine John Talbot, commandant de l’armée anglaise, décide le lendemain 8 mai de lever le siège et se retire. Le 13 mai suivant, Jeanne d’Arc accueille Charles VII.
Sacre de Charles VII et atroce fin de Jeanne d’Arc
L’avènement de Jeanne a surtout le mérite de redonner confiance aux Français et à leur armée, complètement désorientés et perdus depuis l’occupation anglaise. Orléans délivré et forts de cette exploit, certains préconisent de continuer sur la lancée pour chasser les Anglais de France. Ce n’est pas l’avis de Jeanne d’Arc qui pense qu’il est plus urgent de donner un roi légitime à la France, qui conduira la suite des opérations. Charles VII prend la route de Reims avec le jeune fille à la tête d’une armée pour organiser le sacre du roi. Ils atteignent la ville le 16 juillet 1429, après une chevauchée périlleuse en terre sous contrôle Anglo-bourguignons. La cérémonie se déroule le lendemain dans la cathédrale de Reims, où sont sacrés tous les rois de France. Le rituel est vieux de quatre siècles. La main sur l’Evangile le roi prononce le serment selon lequel il respectera la justice et la loi, défendra l’Eglise et son Peuple, en particulier les veuves et les orphelins, de tous les ennemis, de l’intérieur comme de l’extérieur. Sept ans après la mort de son père, l’héritier des Valois Charles VII devient le seul roi légitime des Français, au grand regret de l’héritier des Plantagenêts Henri V. A l’issue du sacre Jeanne se jette en larme à ses pieds : « O gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui voulait que je fisse lever le siège d'Orléans et que je vous amenasse en votre cité de Reims recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roi, et qu'à vous doit appartenir le royaume de France».
Jeanne d’Arc décide alors de marcher sur Paris tenue par les Bourguignons, pour continuer sa mission.  Elle est capturée le 23 mai 1430, sous les remparts de Compiègne, par le bourguignon Jean de Luxembourg. Elle restera emprisonnée six mois durant, avant qu'il ne la cède aux Anglais pour 10 000 livres. Son procès pour hérésie s’ouvre début février de l’année suivante, et va durer jusqu’à la fin mars. Le roi ne fait aucun geste pour elle. Pierre Cauchon (évêque de Beauvais) instruit, avec l’aide d’un tribunal formé de clercs fidèles aux Anglo-Bourguignons, un procès joué d’avance. Elle refuse devant ses juges qui la pressent, de renier les voix qu’elle affirme avoir entendues. Elle lance à leur face « Je sais bien que ces Anglais me feront mourir, parce qu’ils croient après ma mort gagner le royaume de France. Mais seraient-ils cent mille Godons de plus qu’ils ne sont à présent, ils n’auront pas le royaume ». Condamnée au bûcher, elle est brûlée vive à  Rouen (Haute-Normandie) sur la place du Vieux-Marché le 30 mai 1431. Elle paye de sa vie l’humiliation qu’elle a infligée aux Anglais, pour qui la pucelle est envoyée  par le diable. Elle n’a pas encore vingt ans.
PS : En 1909 Jeanne d’Arc est béatifiée, avant d’être canonisée comme Sainte le 16 mai 1920 sous le pontificat de Benoit XV.
Reconquête de la France, et fin de la guerre.
Fort de sa légitimité, Charles VII entreprend la conquête du royaume, mais non sans avoir au préalable mis fin au conflit entre Bourguignons et Armagnacs pour unifier les rangs. Le duc de Bourgogne Philippe le Bon signe le 21 septembre 1435  le traité d’Arras que lui soumet le nouveau souverain. Il met un terme à son alliance avec Henri V d’Angleterre et à la guerre civile, en échange de nouvelles terres. L’année d’après Paris se démarque des Anglais, alors que la Normandie qui a le plus souffert de cette guerre de cent ans se soulève en 1449. En avril 1450 la bataille de Formigny permet de récupérer la basse vallée de la Seine. Il ne reste aux Anglais que leur ancienne possession la Guyenne (Aquitaine), acquise avec le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri II d’Angleterre.
Favorable aux Anglais, les Gascons demandent l’aide du roi Henri VI pour empêcher l’armée  royale de Charles VI de prendre Bordeaux. Le capitaine John Talbot arrive dans la ville le 20 octobre 1452 à la tête 3 000 hommes. Il est suivi peu de temps après par 2 000 autres menés par son propre fils. Ils se retrouvent à Castillon le 17 juillet 1453 face à une armée franco-bretonne forte d’environ 10 000 hommes, équipée en plus d’une  puissante artillerie. La bataille qui s’en suit, celle de Castillon est meurtrière. Elle se solde par une nouvelle victoire des Français le 20 du même mois. Trois mois plus tard Bordeaux se rend, et les Anglais quittent les lieux après avoir perdu  Talbot et des milliers d’hommes. Cette même année de 1453 à l’Est de l’Europe, Constantinople  (précédemment Byzance capitale de l’Empire romain d’Orient) tombe aux  mains des Ottomans. Le Moyen Âge va  progressivement laisser place à la Renaissance.
Il faut attendre plus d’une vingtaine d’années, pour  qu’il soit officiellement mis un terme à la guerre de Cent Ans. Le traité de Picquigny est signé le 29 août 1475. Louis XI dit le Prudent (fils de Charles VII et  Marie d’Anjou),  et son homologue d’Angleterre Edouard IV  (fils de Richard  Plantagenêt et Cécile Neville)  successeur d’Henri VI en sont les signataires. Néanmoins les rois d’Angleterre  ne renonceront au  titre de «rois  de France » qu’avec George III en 1802, cinq cents ans plus tard.
 
 

Le Roman de la Rose, de l’amour courtois à la satire

avril 17th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Le Roman de la Rose, de l’amour courtois à la satire)
L'Amant pénètre dans le sanctuaire

GUILLAUME de LORRIS (vers 1200- vers 1240) 

Biographie

Poète français du Moyen Âge, on ne sait pas grand-chose de lui à part qu’il est né vers 1200 à Lorris dans le Gâtinais. Il aurait étudié à la Faculté des Arts d’Orléans. Issu de la noblesse, il était le protégé de Guillaume III comte de Poitiers. Il est connu pour « Le roman de la Rose » l’un des tous derniers écrits ayant pour thème l’amour courtois. Mort jeune, il n’a pas eu le temps d’achever cette unique œuvre (environ 4000 vers seulement).

Jean de Meung se chargera quarante ans plus tard (entre 1269 et 1278) d’écrire une suite pour en faire un long roman (22 000 vers). De son vrai nom Jean Clopinel, il est né à Meung-sur-Loire. Il fait des études à l’Université de Paris, où il passe d’ailleurs l’essentiel de sa vie. Il est également connu pour avoir été un défenseur  acharné de Guillaume de Saint-Amour, condamné par le pape Alexandre IV puis expulsé de France par le roi Louis IX pour avoir osé attaquer les ordres mendiants. On le considère de nos jours comme l’un des plus grand érudits de son époque, jusqu’à le comparer à Voltaire.

Oeuvre de Guillaume de Lorris:

Le Roman de la Rose

Le Roman de la Rose est l’un, sinon le plus célèbre et le plus beau, des  romans du moyen âge. Il est certainement le plus représentatif de l’amour courtois, de la philosophie courtoise. Ce qui suppose que l’auteur a bien pris connaissance de « L’Art d’Aimer »  du poète Ovide (l’An 1), et des romans de Christian de Troyes. L’œuvre est née d’une vision imaginaire, allégorique. Le narrateur dans son errance se retrouve dans un jardin secret paradisiaque. Il est captivé par l’une des roses qui s’y trouvent, dont il s’est follement et soudainement épris. Sa seule obsession est dès lors de la cueillir. De Lorris y décrit les désirs et les souffrances de l’Amant, dans une longue quête du cœur d’une jeune fille représentée par cette Rose. Pour y parvenir  il doit faire face à plusieurs épreuves, dans une atmosphère où des forces personnifiées par des allégories se livrent bataille. D’un côté il y a Vénus, Pitié, Largesse et Bel Accueil, de l’autre leur opposées c’est-à-dire Danger, Peur, et surtout Jalousie. Justement la Rose Jalousie va s’en mêler, au moment où le jeune homme embrasse la Rose. Pour protéger la fleur tant convoitée des avances de l’Amoureux, elle l’enferme dans une tour (le Château Jalousie). L’Amant désespéré se retrouve séparé de la Rose, et voit s’éloigner son destin amoureux. Les obstacles de plus en plus difficiles rendent  ses souffrances encore plus atroces. Le Roman de la Rose qui a longtemps gardé sa popularité, est un chef d’œuvre en son genre sur l’Art d’Aimer selon les règles d’une société qui se veut courtoise.

Citations Guillaume de Lorris:

  • Le temps qui ne peut séjourner – Mais va toujours sans retourner – Comme l’eau qui s’écoule toute – Sans que n’en remonte une goutte…
  • Vilenie fait les vilains; – C’est pourquoi il n’est pas juste que je l’aime: – Le vilain est félon, sans pitié, – Sans obligeance et sans amitié.
  • Il est vrai que les épreuves par où doivent passer les amants sont les plus terribles qu’il y ait au monde. Pas plus qu’on ne pourrait épuiser la mer, nul ne saurait énumérer dans un livre les maux de l’amour.
  • Honte, répondit Jalousie, j’ai grand’peur d’être trahie, car Débauche est devenue très puissante. Elle règne partout. Même en abbaye et en cloître, Chasteté n’est plus en sûreté.

JEAN DE MEUNG (1240 -1305 environ)  

Jean de Meung, considéré comme le Voltaire du Moyen Âge, a donné dans sa suite une autre tournure à l’œuvre de Guillaume de Lorris. Au début de cette deuxième partie « Le miroir aux amoureux », l’Amant continue sa quête. Il s’en prend avec acharnement à la  forteresse érigée par Jalousie, et finit par atteindre et cueillir  enfin  la Rose. Mais courtoisie et délicatesse dans le récit il n’y en a plus. L’auteur lui substitue réalisme et la Raison devient plus importante que l’Amour. Le roman devient plus loin une violente satire de la société humaine. Rien n’est épargné : la noblesse, la vie religieuse (ordres monastiques, ordres mendiants et Saint-Siège), la royauté, les institutions établies, les superstitions…  Il fait surtout la part belle aux femmes et leur dangerosité, au mariage, allant jusqu’à exposer les moyens de déjouer leurs pièges selon son « art d’amour » à lui. Ce qui vaut à l’œuvre d’être attaqué un siècle plus tard par Guillaume de Digulleville (Pèlerinage de la vie humaine) et surtout Christine de Pison (Epitre au Dieu d’Amour) à la fin XIV siècle. Celle-ci est à l’origine de la Querelle des Dames, elle a osé défendre la femme qui jouit d’une opinion négative dans une société dominée par les hommes. Jean de Meung est à ce titre le premier à déclencher la toute première querelle féministe de l’histoire.

Autres œuvres de Jean de Meung :

Le livre de Végèce de l’art de chevalerie (1284) : traduction en français de  De Re Militari de Végèce (écrivain romain fin du IV – début du V siècle.

Traduction du latin de  De consolatione philosophiae de Séverin Boèce (philosophe et homme politique romain 470-530).

Testament (entre 1291 et 1296) : contient une satire contre tous les ordres du royaume.

Codicille : il est question des  mystères de la religion. L’ouvrage contient sept articles de foi.

Dodechedron de fortune : L’auteur enseigne à découvrir l’avenir en manipulant un curieux dé (Dodechedron) à 12 faces et 20 angles, une parfaite figure de géométrie.  

Les remontrances de Nature à l’alchimiste errant… : c’est une cantilène de Dame Nature, qui se plaint et dit sa douleur à un alchimiste.

Il est également l’auteur de la première version en français des Épîtres (lettres) d’Abelard et Héloïse. Il a encore traduit Le Livre des merveilles d’Hirlande de Gerald de Barri (ecclésiastique gallois).

Citations de Jean de Meung :

  • Jadis il en allait autrement; maintenant tout va en empirant.
  • Car il n’est femme, si honnête soit-elle, – Vieille ou jeune, mondaine ou nonne, – Il n’est dame si pieuse soit-elle, – Si chaste soit-elle de corps et d’âme, – Si l’on va louant sa beauté, – Qui ne se délecte en écoutant.
  • Toutes, vous autres femmes – … – Vous êtes, vous serez, vous fûtes – De fait, ou de volonté, putes.
  • Les princes ne méritent pas – Qu’un autre annonce leur trépas – Plutôt que la mort d’un autre homme – Leur corps ne vaut pas une pomme.
  • Le mariage est un lien détestable… Nature nous a faits… toutes pour tous et tous pour toutes.

Jean Renart ou le réalisme médiéval

avril 9th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur Jean Renart ou le réalisme médiéval)
Le Roman de la Rose, chef-d'oeuvre médiéval

Considéré comme l’héritier de Chrétien de Troyes, on connaît peu de chose de cet écrivain français dont la vie se situe en pleine période des romans de la table ronde. Sur le plan littéraire, l’existence de Jean Renart qui se situe entre 1170-80 et 1250 passe presque inaperçue. Ses œuvres nous apportent par déduction quelques brides d’informations, notamment sur les dates d’écriture de ses œuvres et ceux à qui elles sont dédiées. Originaire de l’Oise et d’une famille aristocratique, il reçoit un enseignement clérical. Selon Rita Lejeune, Jean Renart serait son nom de plume. Pour elle il est Hugues de Pierrepont prince-évêque de Liège de 1200 à 1229 et réputé grand chevalier. Ses écrits ne commencent à susciter intérêt qu’à la fin du siècle dernier, pour faire l’objet d’études.

Jean Renart brosse essentiellement un tableau de la société de son temps : ses pontes, ses occupations, ses protagonistes, ses désirs et ses règles. Son réalisme le distingue de ses prédécesseurs et contemporains. Partant d’un conte, il emprunte des fait à la réalité pour donner de la vraisemblance au récit, qu’il amplifie et enrichie pour construire son œuvre. Il introduit des noms de tous les jours, alors qu’avant lui les auteurs attribuaient à leur personnage des noms antiques (romans antiques) ou bretons (romans de la table ronde). Son originalité apparaît également dans la description qu’il fait des villes françaises qu’il lui arrive d’évoquer. Il en fait des lieux animés, attirants et même pittoresques. Il apporte également une nouveauté, en insérant dans ses textes des chansons que dames et chevaliers se font un plaisir de chanter.

Œuvres de Jean Renart :

L’Escoufle (1200-1202):

Ecrite dans le genre fabliaux et roman d’aventure, cette œuvre est dédié à un comte de Hainaut, qui pourrait bien être Baudouin VI comte de Hainaut devenu empereur de Constantinople en 1204 lors de la 4eme croisade. L’auteur nous conte les aventures de Guillaume, fils de Richard un comte imaginaire, et Aleïs fille de l’empereur de Rome et née le même jouir que lui. C’est l’histoire d’un amour contrarié, comme c’était souvent le cas en ce temps, par le père de la fille. Les deux amants pensent s’enfuir pour vivre leur amour, mais entre-temps le garçon perd l’anneau que lui avait offert la fille en gage de son amour. Il a été emporté par un oiseau du nom d’escoufle (milan de nos jours), un rapace à l’époque méprisé et considéré comme porte malheur.Comme s’il voulait mettre l’un et l’autre à l’épreuve, et explorer la profondeur de leurs sentiments. Symbole de leur attachement l’un à l’autre, l’amant doit absolument le retrouver. Commence alors pour lui une quête semée d’embûches de cet anneau, une quête qui les laissent longtemps séparés. L’amour finit par triompher de tous les obstacles, puisque les deux amants se retrouvent et se marient.

Le Lai de l’ombre (1221-1222):

Dédicacé à Milon de Nanteuil évêque élu de Nanteuil, le Lai de l’ombre traite aussi de l’amour courtois. Un élégant chevalier amoureux d’une dame qu’il n’a jamais vu, parie pourtant qu’il allait se faire aimer d’elle. Il la rencontre enfin mais elle repousse ses avances, en refusant l’anneau qu’il lui présente. Devant la résistance de la femme, en galant homme il va trouver un moyen de la convaincre. Il déclare en la regardant tendrement qu’il va alors offrir cet anneau à « celle qu’il aime le plus après la dame », c’est à dire l’image reflétée par l’eau d’un puits. Un geste courtois et subtil qui ne la laisse pas insensible, puisqu’il n’en faut pas plus pour la séduire et la convaincre. Elle accepte l’anneau et accorde son amour au jeune homme.

Le Roman de la Rose ou De Guillaume de Dole (1212-1213)

Selon Rita Lejeune cette grande œuvre serait dédiée à Othon comte de Poitiers, qui deviendra Othon IV empereur du Saint-Empire romain germanique. Il est question aussi de Milon de Nanteuil puisque l’auteur veut en écrivant ce conte que « sa réputation et sa gloire atteignent le pays de Reims en champagne et parviennent jusqu’au beau Milon de Nanteuil, l’un des hommes valeureux de ce siècle ». Le Roman de la Rose a pris le titre de Guillaume de Dole  postérieurement, pour ne pas confondre avec le roman de Guillaume de Loris et Jean de Meun.

Cette œuvre dans laquelle la poésie lyrique est fortement présente, est considérée comme l’une des plus remarquables de l’époque médiévale. L’auteur y a inséré plus de 40 chansons que des trouvères et troubadours ont écrites. Il nous plonge dans le monde de la jalousie et de la chasteté. L’empereur d’Allemagne Conrad est amoureux de Liénor la sœur de Guillaume de Dole, qu’il n’a pourtant connu qu’à travers la chanson d’un trouvère. Il saisit l’opportunité d’un tournoi organisée dans son château, pour inviter le frère à y participer. Jaloux de l’intrus, l’officier de  justice de  la cour (sénéchal) entreprend de torpiller ce rapprochement. Il obtient malicieusement de  la mère de  la fille un détail intime, et va annoncer à l’empereur qu’il ne peut l’épouser car elle s’est donné à lui. La preuve qu’il avance est cette tache de naissance en forme de rose (d’où le titre) sur la cuisse de Liénor, information qu’il a eu de la maman. La malicieuse héroïne va trouver la riposte nécessaire. Usant d’un stratagème, elle va piéger le sénéchal et le désavouer. Elle obtient pour cela la complicité d’une jeune  femme, qu’il n’a en vain cesse de courtiser, pour le faire accuser de viol. La vérité éclate et Conrad épouse la dame, alors que l’officier est puni en l’obligeant à se croiser.

Le Roman de Galerian (1126-1220) :

Inspiré certainement du « Lai de Frêne » un conte de Marie de France, on attribue à Jean Renart également ce merveilleux roman idyllique.

Galeran est le fils du comte de Bretagne. Frêne est une fille abandonnée et séparée de sa sœur jumelle Fleurie par sa mère, et retrouvée sous un arbre d’où son nom. Elle est recueillie pour être élevé avec Galeran dans une Abbaye de Beauséjour par la tante du jeune homme. Ils reçoivent une parfaite éducation, et sont deux modèles d’éducation. Galeran devient dresseur de bête pour la chasse, un excellent cavalier et tireur à l’arc. Elle joue merveilleusement à la harpe et manie bien l’aiguille. Courtois et sages, ils sont en plus tous les d’une rare beauté. Ils sont faits l’un pour l’autre, mais leur amour sans certitude du lendemain va connaître quelques contrariétés.

Galeran apprend que ses parents sont morts, il se rend en Angleterre pour recevoir du roi (son souverain) ses fiefs et succède à son père comme comte de Bretagne. Une séparation qu’ils ont du mal à supporter. De retour l’appel des armes les sépare de nouveau. Lasse des persécutions, des insultes et des  moqueries de son entourage lui suggérant même de se faire nonne, comme si elle était une femme délaissé par le comte de Bretagne, Frênes monte sur une mule et s’en va par les chemins vers l’inconnu. De retour à la maison Galeran apprend la mauvaise nouvelle. Une année durant il envoie des messagers à sa recherche en vain. La croyant disparue à jamais, il se résigne à épouser Fleurie la sœur jumelle de son amie d’enfance. La date des noces est fixée, et la nouvelle parvient jusqu’à Frêne qui ne peut se faire à l’idée que son amoureux prenne une autre femme. Elle se déguise et se rend au château du comte où le mariage est célébré. Elle est reconnue par ses proches, et Galeron déclare que c’est elle qu’il aime devant tous les invités. Les retrouvailles sont forts émouvantes, Frêne triomphe alors que sa sœur Fleurie rentre au couvent.

Quelques écrits sur Jean Renart :

Rita Lejeune, « l’œuvre de Jean Renart » 1935

Rita Lejeune, « Jean Renart, pseudonyme littéraire de l’évêque de Liège, Hugues de Pierrepont »

Nancy Vine Durling, « Jean Renart and the Art of Romance : essays on Guillaume de Dole » 1997.

 

GEOFFROI de VILLEHARDOIN témoin de la 4ème croisade

mars 28th, 2013 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Litterature médiévale - (Commentaires fermés sur GEOFFROI de VILLEHARDOIN témoin de la 4ème croisade)
Prise de Constantinople vue par Villehardoin

Biographie :

Chroniqueur et non moins chevalier français, Geoffroi de Villehardoin est né entre 1150- 1154 et 1212-1218 d’une famille noble près de Troyes dans le château de Villehardoin. Il est nommé sénéchal de Champagne à compter de 1185, un peu grâce à ses qualités personnelles. Bon diplomate, orateur et négociateur il est sollicité dans plusieurs affaires administratives et politiques en tant que médiateur et arbitre. Lorsque la quatrième croisade est décidée à l’appel de Foulques de Neuilly, c’est lui qui est envoyé en compagnie de Conon de Béthune  (militant et trouvère) négocier avec le doge de Venise Enrico Dandalo le transport par mer des croisés. Il est placé chef de file de cette croisade, à la faveur de son titre de maréchal de Champagne et y jouera un rôle très important.

Œuvre de Villehardoin :

Histoire de la conquête de Constantinople(1207 – 1212)

Les motivations de l’auteur

C’est en tant que témoin, observateur avisé et participant à la quatrième croisade qu’il est amené à écrire sur cette expérience: Histoire de la conquête de Constantinople (ou encore Chronique des empereurs Baudoin et Henri de Constantinople). Cet ouvrage, le seul qu’on connaisse de lui et qui fait de lui un historien, serait écrit entre 1207 et 1212. Un ouvrage qui restera longtemps sujet à controverse, car directement impliqué son impartialité est remise en cause par certains. On pense notamment à la version qu’il donne du détournement de la croisade de l’Egypte et Jérusalem à Constantinople. Sa partialité ne concerne pas les faits, qu’on considère rapporté le plus rigoureusement possible, mais les responsabilités. Soucieux de faire l’apologie des chefs croisés et de ne pas les froisser, sans mentir il justifie le détournement de cette croisade de ses buts premiers. RB Shaw, Frank Marzials et Colin Morris considèrent quant à eux que globalement, la chronique de Villehardouin peut être considérée comme honnête juste et précise. On pourrait aussi penser que l’auteur a voulu répondre aux nombreuses critiques, dont celle du pape, sur le déroulement de la croisade à laquelle il a pris part activement. En effet il n’omet pas d’écrire que la cohésion de la croisade a été maintenue, grâce aux énormes efforts qu’il a du consentir. Il accuse les barons qui étaient opposés à la tournure qu’ont pris les choses, de vouloir disperser l’armée. La chronique reste malgré tout une production remarquable, qui a en plus le mérite d’être le premier écrit à caractère historiographique. Usant de clarté, de sobriété, de fermeté et d’un style austère, il nous transmet un récit qui est aussi celui d’un grand stratège déplorant les erreurs commises sur le plan miliaire.

La 4e croisade vue par l’auteur

L’œuvre se compose de neuf parties ou livres, dans lesquels l’auteur tente de donner un sens à une croisade qui a failli à sa mission. Dans le premier il nous invite à découvrir les prémices de cette quatrième croisade. Le second se rapporte aux négociations qu’il a lui-même menées auprès de la République de Venise. « Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyé à vous. Ils vous supplient de prendre pitié de Jérusalem, qui est en l’esclavage des Turcs, et au nom de Dieu de bien vouloir de leur société pour venger la honte de Jesus Christ. Ils vous ont ici choisis pour cette raison qu’ils savent que nulles gens qui soient sur mer n’ont aussi grand pouvoir que vous et votre nation. Ils nous ont commandé de tomber à vos pieds et de ne pas nous en relever avant que vous vous ayez accordé d’avoir pitié de la Terre Sainte d’outre-mer.

Dans la troisième il révèle l’insuffisance des fonds pour faire face aux obligations contenues dans l’accord conclu. De  nouvelles négociations ont été entamées avec le doge de Venise, pour permettre malgré tout à la croisade de continuer. Il termine en relatant l’embarquement des croisés en août 1202. Dans le suivant il nous rapporte la prise de Zara, qui n’était pas initialement prévu au programme mais exigé par Enrico Dandalo suite à l’insuffisance des fonds récoltés par les croisés pour le payement de la flotte. Il n’omet pas de faire mention de  la colère du pape Innocent III et de nombreux barons, qui n’ont pas apprécié que la croisade soit utilisée pour attaquer des Chrétiens. Dans la cinquième partie on découvre la mission qu’il a accomplie en Grèce. L’arrivée des croisés devant Constantinople est écrite dans le sixième livre, avec son siège qui a duré une semaine avant la capitulation le 18 juillet 1203. Alexis IV obtient alors son couronnement à la tête du premier Empire latin de Constantinople, pour lequel la croisade avait dévié. Certaines pages de cette sixième partie sont considérées comme les plus belles et plus passionnantes de toutes.

Dans les trois derniers livres il fait le récit parfois passionnant, parfois répugnant, de la reconquête de Constantinople et des territoires environnant le 12 avril 1204 suite à l’assassinat d’Alexis IV.  Baudouin de Flandre est couronné à la tête de l’Empire Il nous fait part aussi de la cupidité qui s’est emparé des croisés à ce moment là, avec le pillage de la ville. Nobles et personnes de haut rang français et vénitiens se partagent le meilleur des richesses amassées. Pour lui cette avidité matérielle priva les croisés de l’aide de Dieu.

Quelques écrits sur Villehardoin :

  • « Les écrivains de la Quatrième croisade : Villehardouin et Clari » Dufournet,1073.
  • « Les sires de Villehardouin » Petit,  1913.
  • « Recherches sur la vie de Geoffroy de Villehardouin» et « Catalogue des Actes de Villehardoine ». Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, 1939.
  • « La quête et la croisade. Villehardouin, Clari et le Lancelot en prose ».Hartman, 1977.
  • « Geoffroy de Villehardouin. La question de sa sincérité ». Faral dans Revue historique, 1936