Pierre Corneille, père de la tragédie française
2 Fév 2016 | Publié par dans Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle
Biographie de Pierre de Corneille
Dramaturge et poète français, surnommé le Grand Corneille, le Père de la Tragédie ou encore Corneille l’aîné, Pierre Corneille naît le 6 juin 1606 à Rouen. Issu d’une famille de magistrats ou de la bourgeoisie de robe, il est l’aîné de cinq frères et sœurs de Pierre (son père), maître des eaux et forêts, et de Marthe Le Pesant (sa mère) fille d’un avocat.
Il reçoit une éducation stricte et des études brillantes auprès des Jésuites, au Collège de Bourbon (aujourd’hui lycée Corneille), qu’il achève en 1626. C’est dans cet établissement, où la pratique théâtrale est introduite, qu’il se découvre une passion commence à se passionner pour le théâtre et une admiration pour l’éloquence des stoïciens. Comme le veut la tradition familiale, ses parents l’orientent ensuite vers des études de Droit pour une carrière d’avocat.
Il prête serment comme avocat le 18 juin 1624 au Parlement de Rouen pour occuper des offices d’avocat. Timide, peu éloquent et donc piètre orateur, il renonce à plaider. Tout en continuant son métier d’avocat, qui lui apporte les ressources financières nécessaires pour nourrir sa famille, il s’adonne à l’écriture et au théâtre pour lequel il va vouer toute sa vie. Ses personnages l’aident d’ailleurs à s’imprégner des qualités nécessaires à un orateur, dont il ne disposait pas pour plaider. Le succès aidant, il ne tarde pas à s’installer à Paris pour s’engager dans une carrière théâtrale alors qu’il est âgé de vingt-trois ans.
Pierre de Corneille se marie en 1641 avec Marie de Lampérière, une jeune aristocrate, grâce à l’intervention de Richelieu. De ce mariage naîtront six garçons (deux meurent prématurément), et deux filles. Ce même Richelieu l’admet dans le cercle des auteurs qui travaillent sous sa protection, dont Racine son grand concurrent. Par pour longtemps, car Corneille tient trop à sa liberté, et préfère fréquenter l’hôtel de Rambouillet (hôtel parisien où Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, tient un salon littéraire jusqu’à sa mort en 1665).
Le plus grand des auteurs tragiques français entre à l’Académie française en 1647. Il reste célèbre surtout pour le Cid (1637), une tragi-comédie qui a donné le fameux adjectif « cornélien » (dilemme cornélien) mais aussi bon nombre de répliques que le grand public retient. Mais l’arrivée de Molière à la Cour et qui excelle dans la comédie, puis celle de Jean Racine un talentueux tragédiste, lui font de l’ombre jusqu’à renoncer à l’écriture.
Pierre Corneille meurt le 1er octobre 1694 dans sa maison à Paris (rue d’Argenteuil dans la Paroisse Saint-Roch) presque dans l’anonymat, alors âgé de 78 ans.
Oeuvre de Pierre Corneille
Auteur de plus d’une trentaine de pièces, Pierre Corneille est non seulement le plus grand dramaturge français mais aussi le précurseur du théâtre classique français. Le théâtre de Corneille traverse deux étapes distincts, qui correspondent d’ailleurs à deux périodes de sa vie. La comédie, faite de légèreté, d’insolence et assez immorale qui lui correspond en tant que personne gaie et aimant faire rire. Il consacre la seconde et plus grande partie de sa vie à la tragédie, qui atteint son apogée avec le Cid où l’héroïsme prend une forme et une morale qui vont influencer le théâtre classique français. Avec lui, pour la première fois, la tragédie s’imprègne d’une force réflexive et émotionnelle.
L’oeuvre de Corneille est le fruit d’une exploration du fonctionnement politique de la société de l’Antiquité la société monarchique qui est la sienne. Il met à nu les compétences idéologiques, militaires et théoriques du pouvoir, en étudiant les nations de tout genre (barbares, païennes, chrétiennes…) y compris les personnes impliquées dans les appareils hiérarchiques. Il arrive à exprimer d’une manière proverbiale, les manifestations qui semblent se répéter à travers l’Histoire, dont il relève les échecs. Son oeuvre est alors dominée par le portrait idéal qu’il se fait d’un souverain, qu’il veut tolérant et avisé. Ses tragédies posent chacune un problème politique à l’adresse du public mais encore plus aux rois et aux conseillers de qui dépend le sort d’une société. Son oeuvre reste le reflet du Grand Siècle (le XVIIe, le plus riche de l’histoire de France), avec ses interrogations sur le pouvoir, la lutte pour le trône, la guerre civile et des valeurs comme l’honneur, notamment à la mort de Louis III et de Richelieu.
La décennie quarante, dont le prélude est le Cid (1637) est éclatante et glorieuse pour Corneille. Au summum de son art il est reconnu par ses pairs, loué par le public et financé par le trône. Utilisant l’alexandrin (forme appréciée en poésie), il nous offre de beaux morceaux de bravoure et des paroles qui prennent l’allure de maximes avec des personnages confrontés à des choix douloureux.
Œuvres principales de Pierre de Corneille:
Corneille l’Aîné laisse à la postérité huit comédies, vingt-trois tragédies, trois discours en prose sur l’art dramatique (poème dramatique, tragédie et les trois unités), divers poésies, une traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ et des examens sur ses pièces.
L’Illusion comique (1638):
Comédie en 5 actes, la première représentation a lieu en 1635 au Théâtre du Marais à Paris. C’est une réflexion plutôt élogieuse sur le théâtre, au moment où celui-ci est assez méprisé (XVIIème siècle).
Corneille utilise une métaphore où les frontières entre le réel et l’illusion sont embrouillées, et qui renvoie à tout ce qui fait le théâtre (le public, les genres et lieux communs du théâtre, les rôles…).
Pridamant est envahi par l’inquiétude et le remord, alors que son fils Clindor a disparu depuis 10 ans pour fuir la dureté de son père. Son ami Dorante le conduit chez Alcandre, un grand magicien susceptible de l’aider dans la quête de son fils. Ce dernier habite une grotte lugubre, une métaphore de l’enfer qui va faire office de théâtre où va se jouer le drame mis en scène par le magicien. Une illusion comique en passant de la réalité, que le père croit voir, à l’illusion ou fiction.
Le père découvre un fils comédien, second d’un capitan (Matamore), méprisable parce que lâche et présomptueux. Amoureux d’Isabelle, Clindor finit par tuer son rival. Il est sauvé de prison par celle-ci, avant de devenir un grand seigneur assassiné après avoir trompé sa femme avec l’épouse d’un roi jaloux. Affligé, Pridament éprouve un grand soulagement quand il voit son fils qu’il croyait mort se relever. Il s’agit en fait d’une pièce dramatique où joue son fils.
Extraits:
Acte I, scène 1
Dorante
Ce mage, qui d’un mot renverse la nature,
N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour,
N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,
De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres
Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres….
Primadant
J’en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A caché pour jamais sa présence à mes yeux….
Acte II, scène 3
Adraste
Hélas ! s’il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
Et malgré les transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.
Isabelle
Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez :
Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.
Adraste
Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont réservé de prix à de si longs services ?
Et mon fidèle amour est-il si criminel
Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?
Isabelle
Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l’appelle supplice et persécution…
Acte III, scène 1
Geronte
Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre ma volonté ce sont de faibles armes :
Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs,
Ecoute la raison, et néglige vos pleurs.
Je sais ce qu’il vous faut beaucoup mieux que vous-même.
Vous dédaignez Adraste à cause que je l’aime ;
Et parce qu’il me plaît d’en faire votre époux…
Isabelle
Je sais qu’il est parfait,
Et que je réponds mal à l’honneur qu’il me fait ;
Mais si votre bonté me permet en ma cause,
Pour me justifier, de dire quelque chose,
Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
J’en fais beaucoup d’état, et ne le puis aimer…
Acte, Scène 7
Clindor
Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon mérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l’excès de ma témérité :
Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous...
Acte V, scène 5.
Pridamant
Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
Alcandre
Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poëme récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.
Le Cid (1637-1640):
Le Cid, tragi-comédie rebaptisée tragédie, est crée en janvier 1637 sur la scène du Théâtre du Marais. La pièce, qui est accueillie triomphalement comme un chef-d’oeuvre le public, consacre Corneille comme le maître incontesté de la dramaturgie. Elle est considérée à juste titre, comme la première grande tragédie (ou tragi-comédie) du théâtre classique français. Traduite dans toutes les langues (sauf le turc et l’esclavonne), elle est portée par de nombreuses troupes dites de campagne à travers toute la France puis une partie de l’Europe.
Don Diègue et Don Gomès (comte de Gomès) sont rivaux pour le poste de gouverneur de Castille. Malgré le jeune âge et la vitalité du comte, le roi préfère le premier pourtant beaucoup plus vieux. Dans un élan de jalousie le comte se laisse aller à des paroles blessantes, jusqu’à lui donner un soufflet. Rodrigue, héros de la pièce, est alors confronté à un douloureux dilemme. Don Gomès est le père de Chimène, sa bien-aimée et prétendante. Trop vieux pour rétablir son honneur et laver l’affront, son père lui demande de le venger (Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?… Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?… Rodrigue, as-tu du cœur ? Va, cours, vole, et nous venge…). Une situation dans laquelle le héros est partagé entre son désir de vengeance et son amour pour l’héroïne, qui donne lieu à de très beaux affrontements passionnels entre les deux amoureux et qui charment le public. Chimène est, de son côté, confrontée à une violente situation après la mort de son père causée en duel par son amoureux. L’héroïne est partagé entre son amour et son devoir de refuser la main de Rodrigue.
La pièce, qui tourne auteur de l’honneur et de l’amour notamment, est un véritable questionnement plaidant pour une société dans laquelle les vérités ne doivent plus être fixes. L’honneur selon qu’il soit national, familial ou individuel doivent-il par exemple primer sur tout? L’esprit chevaleresque doit-il exclure la galanterie au profit des idéaux guerriers, ou contraire demeurer révérencieux vis à vis des femmes et respectueux de l’amour? Pas seulement. Corneille n’a pas épargné les enjeux politiques de son époque.
Le triomphe de Corneille n’a pas manqué de déclencher la jalousie de ses rivaux. Le prétexte, la pièce a dérogé à la règle de la dramaturgie classique selon laquelle l’obstacle ne doit pas être infranchissable pour permettre le mariage de deux amoureux. Ce qui n’est pas le cas dans Le Cid, la mort du père de Chimène étant irréparable alors qu’elle épouse Rodrigue à la fin. Une querelle ou polémique, « la querelle du Cid« , fomentée par ses rivaux et un clan de lettrés autour de Richelieu est alors déclenchée. Elle s’achève par la condamnation de l’oeuvre par la toute nouvelle Académie française (Les Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid).
Extraits:
Acte I, scène III- le Comte (père de Chimène, chef des armées et rival de Don Diègue), don Diègue (père de Rodrigue, un des grands personnages de Castille).
Le Comte
Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi :
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.
Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents…
Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.
Ce que je méritais, vous l’avez emporté.
Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.
Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.
En être refusé n’en est pas un bon signe.
Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan…
Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.
Ne le méritait pas ! Moi ?
Ton impudence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :
Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne…
Scène V- Don Diègue et don Rodrigue (surnommé le Cid, fils de don Diègue et amant de Chimène).
Rodrigue, as-tu du cœur ?
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.
De quoi ?…
Scène VI- Don Rodrigue
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
Acte II, scène II- Le Comte, don Rodrigue
À moi, comte, deux mots.
Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?
Oui.
Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?
Peut-être.
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?
Que m’importe ?
À quatre pas d’ici je te le fais savoir.
Jeune présomptueux !
Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.
Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.
Sais-tu bien qui je suis ?
Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible…
Scène VII- Don Fernand (roi de Castille), don Sanche (rival de Rodrigue), don Alonse
Don Alonse
Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.
Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.
Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.
Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité…
Scène IV- Don Rodrigue, Chimène, Elvire (gouvernante de Chimène)
Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.
Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !
N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.
Hélas !
Écoute-moi.
Je me meurs.
Un moment.
Va, laisse-moi mourir.
Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.
Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !
Ma Chimène…
Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.
Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.
Il est teint de mon sang.
Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien…
Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.
Va, je ne te hais point.
Tu le dois.
Je ne puis.
Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir…
Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.
Ô miracle d’amour !
Ô comble de misères !
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
Rodrigue, qui l’eût cru ?
Chimène, qui l’eût dit ?
Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?
Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?
Ah ! mortelles douleurs !
Ah ! regrets superflus !
Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.
Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.
Scène VI- Don Diègue, don Rodrigue
Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !
Hélas !
Ne mêle point de soupirs à ma joie ;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer ;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race :
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens :
Ton premier coup d’épée égale tous les miens…
Acte V, scèneI- Don Rodrigue, Chimène
Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur ; retire-toi, de grâce.
Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
Cet immuable amour qui sous vos lois m’engage
N’ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.
Tu vas mourir !
Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.
Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?
Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
Celui qui n’a pas craint les Mores, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s’abat !
Je cours à mon supplice, et non pas au combat ;
Et ma fidèle ardeur sait bien m’ôter l’envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.
Scène VII- Don Fernand, Don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Alonse, don Sache, l’Infante (fille du roi Don Fernand), Chimène, Léonor (gouvernante de l’infante), Elvire.
Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.
Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.
Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver…
Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?…
Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.
Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.
Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi…
Horace (1640)
Horace, qui est joué pour la première fois en mars 1640 au théâtre des Marais, est une pièce tragique inspirée de Titus Livius (Tite-Live à Rome) et de son Histoire de Rome. Première véritable tragédie historique de Corneille, elle est dédiée au cardinal de Richelieu et se veut une réponse à ses détracteurs (querelle du Cid). Elle respecte donc les règles classiques, même si le thème est à la limite de la vraisemblance. Avec des personnages déchirés entre amour et honneur, entre loyauté envers leur bien-aimée et loyauté envers la patrie, l’adjectif « cornélien »trouve ici sa pleine justification plus encore que dans Le Cid. Les passions atteignent alors un degré de violence supérieur.
L’action de la pièce se situe à l’origine de Rome qui est en conflit avec sa voisine Albe. Alors que ces deux cités sont imbriquées l’une dans l’autre par des liens familiaux et des alliances conjugales, elles décident de rentrer en guerre pour décider de qui doit dominer l’autre. Pour éviter un carnage et préserver des vies humaines, le roi d’Albe propose un affrontement en combats singuliers entre trois héros de chaque côté. Horace et ses frères sont désignés au sort pour Rome, alors que Curiace et ses frères vont combattre pour Albe. Cruel sort quand on sait que ces deux familles sont très liées, et que le tragique devient une tragédie familiale. Horace et Curiace sont en effet plus que les meilleurs amis du monde. Camille (sœur d’Horace) est la fiancée de Curiace, alors qu’Horace est l’époux de Sabine (sœur de Curiale).
Les six jeunes gens vont devoir s’affronter, au grand désespoir des deux femmes qui déplorent cette atroce situation donnant lieu a de violentes passions. Par contre le peuple est tout admiration et ému de les voir combattre pour le salut de leur patrie, alors qu’ils sont étroitement liés. Après un affrontement sans pitié, indécis et plein de rebondissements, Horace est le seul survivant et Rome sort vainqueur. Dominée par le chagrin et l’envie de vengeance, après la mort de Curiace son fiancé par l’épée de son frère », Camille rejette Rome. Un geste qu’Horace, son frère, considère comme une trahison. Il devient criminel en la tuant. Lors du procès il est défendu par le vieil Horace (chevalier romain). Celui-ci met en opposition l’honneur défendu par son fils Horace et la passion amoureuse représentée par Camille. Tulle (roi de Rome) décide de l’acquitter, considérant que la raison de l’État prévaut devant l’injustice d’un crime de sang, la morale et les intérêts personnels.
Extraits:
Sabine (femme d’Horace, et sœur de Curiace)
Je suis romaine, hélas ! Puisqu’Horace est romain ;
J’en ai reçu le titre en recevant sa main ;
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour ;
Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité ?…
Julie (dame romaine, confidente de Sabine et de Camille)
Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu’on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d’indifférence
Que si d’un sang romain vous aviez pris naissance.
J’admirais la vertu qui réduisait en vous
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.
Sabine
Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats,
Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurais pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvais encore être toute romaine,
Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux…
Scène III- Curiace (gentilhomme d’Albe, amant de Camille), Camille (amante de Curiace et sœur d’Horace)
Curiace
N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme
Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ;
Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
Et comme également en cette extrémité
Je craignais la victoire et la captivité…
Camille
Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?
Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?…
Acte II- Scène I, Curiace et Horace (mari de Sabine, sœur de Curiace)
Curiace
Ainsi Rome n’a point séparé son estime ;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ;
Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres,
D’une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains,
Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme
M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme…
Horace
Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil…
Scène II-
Curiace
Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?
Flavian (soldat de l’armée d’Albe)
Je viens pour vous l’apprendre.
Curiace
Eh bien, qui sont les trois ?
Flavian
Vos deux frères et vous.
Curiace
Qui?
Flavian
Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
Ce choix vous déplaît-il ?
Curiace
Non, mais il me surprend :
Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand…
Scène IV–
Horace
Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace,
Ma sœur ?
Camille
Hélas ! Mon sort a bien changé de face.
Horace
Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire…
Scène V- Camille et Curiace
Camille
Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?
Curiace
Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.
Camille
Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien…
Scène VI–
Horace
Ô ma femme !
Curiace
Ô ma sœur !
Camille
Courage ! Ils s’amollissent.
Sabine
Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?
Horace
Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ?…
Scène VII
Le vieil Horace
Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.
Sabine
N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes :
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.
Acte III-Scène II
Sabine
En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties,
Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs,
Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?
Julie
Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?
Sabine
Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d’une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.
Julie
Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer :
À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare…
Scène V-
Le vieil Horace
Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler :
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.
Sabine
Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune…
Scène VI-
Le vieil Horace
Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?
Julie
Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.
Le vieil Horace
Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.
Julie
Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.
Le vieil Horace
Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?
Julie
Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.
Camille
Ô mes frères !
Acte IV- Scène II-
Le vieil Horace
C’est à moi seul aussi de punir son forfait.
Valère
Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?
Le vieil Horace
Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?
Valère
La fuite est glorieuse en cette occasion.
Le vieil Horace
Vous redoublez ma honte et ma confusion.
Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.
Valère
Quelle confusion, et quelle honte à vous
D’avoir produit un fils qui nous conserve tous,
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?
Le vieil Horace
Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?
Valère
Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?
Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?
Le vieil Horace
Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.
Valère
Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ;
Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme
Qui savait ménager l’avantage de Rome.
Le vieil Horace
Quoi, Rome donc triomphe !
Valère
Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse…
Le vieil Horace
Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !
Ô d’un état penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?
Scène IV
Horace
Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.
Camille
Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.
Horace
Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.
Camille
Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?
Horace
Que dis-tu, malheureuse ?
Camille
Ô mon cher Curiace !
Horace
Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !
Camille
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée…
Horace
Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
Camille
Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !…
Horace (la main à l’épée, et poursuivant sa sœur qui s’enfuit)
C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.
Camille (blessée derrière le théâtre)
Ah ! Traître !
Horace
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !…
Cinna (1641)
(ou la Clémence d’Auguste)
Autre grande tragédie de Pierre Corneille, Cinna est crée en 1641 au théâtre des Marais mais publié deux ans plus tard. Bien que l’action se situe à l’époque de la Rome antique, elle est d’une brûlante actualité sous le règne de Louis IX et de Richelieu. L’auteur fait là l’apologie d’un pouvoir fort mais clément, pour mettre fin à la spirale de la violence. Il est alors obsédé par la question de la grâce, qui peut apporter gloire éternelle à son auteur.
Toranius, père de la jeune Emile et tuteur de de l’empereur romain Octave-César Auguste, a été exécuté par celui-ci. Il considère dès lors la jeune fille, par ailleurs amoureuse de Cinna un ami de l’empereur, comme sa propre fille. Mais celle-ci veut venger son père pour sauver son honneur. Pour l’épouser, elle exige de son amant qu’il tue Auguste. Cinna fait appel à son ami Maxime pour l’aider à planifier l’assassinat, deux hommes que le maître de Rome tient en grande estime. Entre-temps, alors qu’il leur fait part de son intention de se retirer du trône, ils le persuadent de rester non sans arrière pensée pour Cinna.
En guise de reconnaissance l’empereur offre aux deux hommes des terres et d’importantes responsabilités, et la main d’Emile à Cinna. Quand celui-ci avoue à Maxime la raison du complot, celui-ci devient fou de rage d’autant plus qu’il est aussi amoureux de d’Emilie. Euphorbe, un ami de Maxime révèle à Auguste toute la vérité. Emilie tente d’innocenter Cinna, qu’elle avoue avoir voulu utiliser pour assouvir sa vengeance, alors que celui-ci s’accuse par amour. Livie, le femme d’Auguste, le prie alors de leur accorder sa grâce. La clémence et la générosité du monarque n’ont pas d’égales. Il va jusqu’à s’abstenir de retirer à ses ennemis les faveurs qu’il leur avait accordées.
Dans une lettre qui lui a été adressée après la publication de Cinna, l’ écrivain libertin Guez de Balzac le qualifie de Sophocle, référence à l’un des trois grands dramaturges grecs.
Extraits:
Acte I- Scène 1
Émilie (fille de C. Toranius, tuteur d’Auguste)
Impatients désirs d’une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire ;
Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en l’état où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire,
Et que vous reprochez à ma triste mémoire
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et l’effet de sa rage,
Je m’abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts…
Scène 2
Je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore,
Quoique j’aime Cinna, quoique mon coeur l’adore,
S’il me veut posséder, Auguste doit périr :
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m’impose.
Elle a pour la blâmer une trop juste cause :
Par un si grand dessein vous vous faites juger
Digne sang de celui que vous voulez venger ;
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Qu’une si juste ardeur devrait être attiédie.
Auguste chaque jour, à force de bienfaits,
Semble assez réparer les maux qu’il vous a faits ;
Sa faveur envers vous paraît si déclarée,
Que vous êtes chez lui la plus considérée ;
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Vous pressent à genoux de lui parler pour eux.
Toute cette faveur ne me rend pas mon père ;
Et de quelque façon que l’on me considère,
Abondante en richesse, ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d’un proscrit.
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses ;
D’une main odieuse ils tiennent lieu d’offenses :
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,
Plus d’armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m’en fait chaque jour sans changer mon courage ;
Je suis ce que j’étais, et je puis davantage…
Scène 3
Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l’effroi du péril n’est-elle point troublée ?
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu’ils soient prêts à tenir ce qu’ils vous ont promis ?
Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d’espérer une si belle issue ;
Jamais de telle ardeur on n’en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d’accord ;
Tous s’y montrent portés avec tant d’allégresse,
Qu’ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu’ils semblent tous venger un père comme vous.
Je l’avais bien prévu, que, pour un tel ouvrage,
Cinna saurait choisir des hommes de courage,
Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L’intérêt d’Emilie et celui des Romains.
Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, et d’empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s’enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d’horreur et rougir de colère.
« Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux ;
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d’un homme…
Auguste
J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ;
Mais, en le souhaitant, je ne l’ai pas connu :
Dans sa possession, j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même :
D’un oeil si différent tous deux l’ont regardé,
Que l’un s’en est démis, et l’autre l’a gardé :
Mais l’un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L’autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire,
Si par l’exemple seul on se devait conduire :
L’un m’invite à le suivre, et l’autre me fait peur …
Scène 2
Quel est votre dessein après ces beaux discours ?
Le même que j’avais, et que j’aurai toujours.
Un chef de conjurés flatte la tyrannie !
Un chef de conjurés la veut voir impunie !
Maxime
Je veux voir Rome libre.
Et vous pouvez juger
Que je veux l’affranchir ensemble et la venger…
Scène IV
Je tremble, je soupire,
Et vois que si nos coeurs avaient mêmes désirs,
Je n’aurais pas besoin d’expliquer mes soupirs.
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ;
Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire.
C’est trop me gêner, parle.
Il faut vous obéir.
Je vais donc vous déplaire, et vous m’allez haïr.
Je vous aime, Emilie, et le ciel me foudroie
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l’ardeur
Que peut un digne objet attendre d’un grand coeur !
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme :
En me rendant heureux vous me rendez infâme ;
Cette bonté d’Auguste…
Il suffit, je t’entends,
Je vois ton repentir et tes voeux inconstants :
Les faveurs du tyran emportent tes promesses ;
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses ;
Et ton esprit crédule ose s’imaginer
Qu’Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner ;
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne,
Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne :
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un roi hors du trône, et donner ses Etats…
Acte IV- Scène 1
Tout ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.
Seigneur, le récit même en paraît effroyable :
On ne conçoit qu’à peine une telle fureur,
Et la seule pensée en fait frémir d’horreur.
Quoi ! mes plus chers amis ! quoi ! Cinna ! quoi ! Maxime !
Les deux que j’honorais d’une si haute estime,
A qui j’ouvrais mon coeur, et dont j’avais fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois !
Après qu’entre leurs mains j’ai remis mon empire,
Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire !
Maxime a vu sa faute, il m’en fait avertir,
Et montre un coeur touché d’un juste repentir ;
Mais Cinna !
Cinna seul dans sa rage s’obstine,
Et contre vos bontés d’autant plus se mutine ;
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords,
Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées,
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.
Lui seul les encourage, et lui seul les séduit !
O le plus déloyal que la terre ait produit !
O trahison conçue au sein d’une furie !
O trop sensible coup d’une main si chérie !
Cinna, tu me trahis ! Polyclète, écoutez…
Acte V- Scène 2
Vous ne connaissez pas encor tous les complices ;
Votre Emilie en est, seigneur, et la voici.
C’est elle-même, ô dieux !
Et toi, ma fille, aussi !
Oui, tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour me plaire,
Et j’en étais, seigneur, la cause et le salaire.
Quoi ? l’amour qu’en ton coeur j’ai fait naître aujourd’hui
T’emporte-t-il déjà jusqu’à mourir pour lui ?
Ton âme à ces transports un peu trop s’abandonne,
Et c’est trop tôt aimer l’amant que je te donne.
Cet amour qui m’expose à vos ressentiments
N’est point le prompt effet de vos commandements ;
Ces flammes dans nos coeurs sans votre ordre étaient nées,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années ;
Mais, quoique je l’aimasse et qu’il brûlât pour moi,
Une haine plus forte à tous deux fit la loi ;
Je ne voulus jamais lui donner d’espérance,
Qu’il ne m’eût de mon père assuré la vengeance…
Scène 3
…Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !
…Je n’en murmure point, il a trop de justice ;
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m’ôtez…
…Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n’avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant…
Polyeucte (1641)
(ou Polyeucte martyr)
Tragédie historique et religieuse, Polyeucte s’inspire du martyr de Polyeucte de Métilène (saint arménien mort le 10 janvier 259) sous le règne de Valérien (Publius Licinius Valerianus) empereur de Rome de 253 à 260. L’action se situe à Mélitène, capitale de l’Arménie encore sous domination romaine, où le thème est cette fois celui d’une minorité qui s’oppose à l’ordre établi prémisse d’un monde en quête de changements.
Les chrétiens sont persécutés, le christianisme étant interdit par un édit très rigoureux de l’empereur contre les chrétiens. Cela n’empêche pas Polyeucte un seigneur arménien, qui vient de se marier à la fille du gouverneur Felix, de se convertir en secret à cette religion sous l’influence de son ami Néarque. Sa femme Pauline était l’ amante de Sévère, un noble chevalier romain qu’on croyait mort au combat. Il réapparaît bien vivant et découvre le mariage. Tous les ingrédients pour une tragédie sont réunis, avec quelque chose qui nous rappelle bien le fameux dilemme cornélien.
Malgré les supplications de sa femme qui craint qu’il paye de sa vie sa conversion, Polyeucte détruire les idoles païennes des mains de ceux qui les portent et déchire même les édits. Devant le nombre de païens qui se convertissent grâce à sa force de persuasion, il est condamné à la décapitation. Même Pauline finit par adhérer à son tour au Christ quand elle assiste au supplice de son mari, tout comme son père Félix le gouverneur et son entourage.
Sur fond de tragédie, l’auteur nous offre quelques scènes d’amour conjugal entre Polyeucte et sa femme. Condamné au martyr, le héros songe alors à confier son épouse à son ancien amant Sévère…
Extraits:
( La scène est à Mélitène, capitale d’Arménie, dans le palais de Félix le gouverneur).
Acte I-Scène1
Néarque (seigneur arménien et ami de Polyeucte)
Quoi ! Vous vous arrêtez aux songes d’une femme !
Dieu ne veut point d’un cœur où le monde domine,
Scène IV
Félix (sénateur romain, gouverneur d’Arménie et père de Pauline)
Ma fille, que ton songe
Acte II- Scène 1
Sévère (chevalier romain, ex amant de Pauline)
Cependant que Félix donne ordre au sacrifice,
La vertu la plus mâle en perd toute vigueur…
Scène 6
Néarque
Scène II
Pauline
Eh bien, ma Stratonice,
Ce mot aurait suffi sans ce torrent d’injures…
Scène IV
Félix
Albin, en est-ce fait ?
Albin (confident de Félix)
Oui, Seigneur, et Néarque a payé son forfait.
Félix
Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?
Albin
Il l’a vu, mais hélas ! avec un œil d’envie :
Scène V
Félix
Albin, comme est-il mort ?
Albin
En brutal, en impie,
Acte IV – Scène1
Polyeucte
Gardes, que me veut-on ?
Cléon (domestique de Félix)
Pauline vous demande.
Polyeucte
O présence, ô combat que surtout j’appréhende !
Je craignais beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes…
Scène 3
Polyeucte
Madame, quel dessein vous fait me demander ?
Acte V- Scène 2
Félix
As-tu donc pour la vie une haine si forte,
Scène 3
Pauline
Qui de vous deux aujourd’hui m’assassine ?
Félix
Tu l’es ? O cœur trop obstiné !
Scène 5
Pauline
Père barbare, achève, achève ton ouvrage :
Félix
...Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,
Le Menteur (1643)
Représentée au théâtre des Marais en 1644, le Menteur est l’ultime comédie baroque de Corneille qu’il avait abandonnée durant quelques années au profit de la tragédie et la tragi-comédie. La pièce, dont le style va inspirer Molière vingt ans plus tard, obtient un énorme succès et nous plonge dans un univers de pure fantaisie. Un succès qui encourage l’auteur à écrire La Suite du Menteur, l’année suivante.
Etudiant de son état, Dorante quitte Poitiers pour Paris. Grisé par ce milieu qu’il découvre pour la première fois, il entreprend de devenir un jeune noble parisien par le mensonge. Lorsqu’il rencontre Clarice et Lucrèce, deux belles inconnues, puis Alcippe et Philiste il s’invente alors un personnage éblouissant. Il est un héros des guerres d’Allemagne, il est Parisien… pour les éblouir. Bon parleur, Dorante modifie le réel à sa convenance et le mensonge est de plus en plus gros pour renforcer le précédent.
Quand Dorante envisage d’épouser Clarice, qu’il aime mais qu’il croit être Lucrèce, Un imbroglio s’en suit suite à cette méprise. A son père qui lui reproche ses mensonges il annonce qu’il veut épouser Lucrèce, mais c’est à Clarice qu’il fait la demande. Il est alors confronté, au grand plaisir du public, à une délicate situation qu’il a lui même entremêlée.
Alors que tous les mensonges sont dévoilés, les choses s’arrangent d’autant mieux que Dorante s’en sort plutôt très bien. Il épouse malgré tout la vraie Lucrèce, et son ami Alcippe s’unit à Clarice. A croire que l’auteur fait là l’ apologie du mensonge, alors que celui-ci est destiné à tromper. C’est peut-être pour cette raison qu’il a songé à La Suite au Menteur, une comédie plus romanesque que comique jouée dans la même salle du Maris un an plus tard. L’auteur met en scène le même protagoniste qui s’enfuit en Italie avec la dot sans épouser Lucrèce, mais qui s’est corrigé de ses défauts. Un mensonge vertueux cette fois lui est substitué, faisant de la pièce une réflexion sur la morale et la civilité.
Extraits:
Acte I-Scène 1
Dorante (le menteur, fils de Géronte)
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et je fais banqueroute à ce fatras de lois.
Mais, puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier ?
Comme il est malaisé qu’aux royaumes du code
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J’ai lieu d’appréhender…
Cliton (valet de Dorante)
…Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école ;
Et jamais comme vous on ne peignit Barthole :
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris…
Scène 2
Clarice (maîtresse d’Alcippe)
Hai !
Puisqu’il me donne lieu de ce petit service,
Et c’est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main…
Et ce faible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.
Mes soins ni vos désirs n’y prennent point de part…
Scène 3
C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne :
Depuis que j’ai quitté les guerres d’Allemagne,
C’est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades…
Quoi ! Vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?
Dorante
Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.
Cliton
Que lui va-t-il conter ?
Dorante
Et durant ces quatre ans
Il ne s’est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire,
Et même la gazette a souvent divulgué…
Cliton (le tirant par la basque)
Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?
Dorante
Tais-toi.
Cliton
Vous rêvez, dis-je, ou…
Dorante
Tais-toi, misérable…
Dorante (à Clarice)
...Mon nom dans nos succès s’était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice,
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N’était que, l’autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes…
Scène 5
Alcippe
D’un divertissement que je me suis donné.
Vous ?DoranteMoi-même.Cliton (à Dorante, à l’oreille)
Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.
Dorante
Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…
Cliton
J’enrage de me taire et d’entendre mentir !
Acte III- Scène 1
Et n’aviez l’un ni l’autre aucun désavantage.
Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis…
Qui lui faisais raison sans avoir su de quoi.
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine :
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine ?
Quelque mauvais rapport m’aurait-il pu noircir ?
Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.
Depuis plus de deux ans j’aime secrètement ;
Mon affaire est d’accord, et la chose vaut faite,
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l’objet qui me tient sous la loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu’à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique,
Et vous n’ignorez pas combien cela me pique,
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m’avez à dessein caché votre retour,
Et n’avez aujourd’hui quitté votre embuscade
Qu’afin de m’en conter l’histoire par bravade.
Ce procédé m’étonne, et j’ai lieu de penser
Que vous n’avez rien fait qu’afin de m’offenser.
Je ne vous guérirais ni d’erreur ni d’ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux.
Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,
Ecoutez en deux mots l’histoire démêlée :
Celle que, cette nuit, sur l’eau j’ai régalée
N’a pu vous donner lieu de devenir jaloux,
Car elle est mariée, et ne peut être à vous ;
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,
Et je ne pense pas qu’elle vous soit connue.
De voir finir sitôt notre division.
Aux premiers mouvements de votre défiance :
Jusqu’à mieux savoir tout sachez vous retenir,
Et ne commencez plus par où l’on doit finir.
Adieu. Je suis à vous…
Scène 5
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.
Je ne manquerai pas de vous en avertir.
Isabelle descend de la fenêtre et ne se montre plus.
Mais parle sous mon nom, c’est à moi de me taire.
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.
Mais m’aurait-il déjà reconnue à la voix ?
Les jours que j’ai vécus sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux !
C’est ou ne vivre point, ou vivre malheureux ;
C’est une longue mort ; et, pour moi, je confesse
Que, pour vivre, il faut être esclave de Lucrèce.
Trop heureux si pour vous elle m’était ravie !
Disposez-en, Madame, et me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.
Mais il n’est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
Quiconque vous l’a dit s’est voulu divertir.
On pense…
Et vous pensez encor que je vous croie ?…
Acte IV- Scène 1
Pour sortir si matin elle a trop de paresse.
Et ce lieu pour ma flamme est plus propre à rêver :
J’en puis voir sa fenêtre, et de sa chère idée
Mon âme à cet aspect sera mieux possédée.
Pour servir de remède au désordre arrivé ?
Me donnais hier pour grand, pour rare, pour suprême :
Un amant obtient tout quand il est libéral.
Il ne fait réussir qu’auprès d’une coquette.
À lui faire présent mes efforts seraient vains ;
Elle a le cœur trop bon, mais ses gens ont des mains,
Et bien que sur ce point elle les désavoue,
Avec un tel secret leur langue se dénoue…
Scène IV
Son abord importun vient troubler mon repos,
Et qu’un père incommode un homme de mon âge !Géronte
Vu l’étroite union que fait le mariage,
J’estime qu’en effet c’est n’y consentir point,
Que laisser désunis ceux que le ciel a joints.
La raison le défend, et je sens dans mon âme
Un violent désir de voir ici ta femme.
J’écris donc à son père, écris-lui comme moi :
Je lui mande qu’après ce que j’ai su de toi,
Je me tiens trop heureux qu’une si belle fille,
Si sage, et si bien née, entre dans ma famille…
Scène 5
Après ce mauvais pas où vous avez bronché,
Le reste encor longtemps ne peut être caché :
On le sait chez Lucrèce, et chez cette Clarice,
Qui, d’un mépris si grand piquée avec justice,
Dans son ressentiment prendra l’occasion
De vous couvrir de honte et de confusion.
Il faut tâcher en hâte à m’engager Lucrèce.
Voici tout à propos ce que j’ai souhaité.
Scène 8
Mais la voici déjà ; qu’elle est impatiente !
Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet.
Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.
Mais le fourbe qu’il est nous en a trop donné,
Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.
Scène 9
Mais je souffre aisément la perte que j’ai faite :
Alcippe la répare, et son père est ici.
À t’enrichir bientôt d’une étrange conquête.
Tu sais ce qu’il m’a dit.Sabine
S’il vous mentait alors,
À présent, il dit vrai ; j’en réponds corps pour corps.
Mais s’il continuait encore à m’en conter,
Peut-être avec le temps il me ferait douter.
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.
Que je penche à le croire, et non pas à l’aimer.
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite ;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après…
Acte V- Scène 2
Géronte (père de Dorante)
Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
Dorante n’est qu’un fourbe, et cet ingrat que j’aime,
Après m’avoir fourbé, me fait fourber moi-même,
Et d’un discours en l’air qu’il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité !
Scène 3
Êtes-vous gentilhomme ?
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.Géronte
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?…
Laisse-moi parler, toi, de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature.
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas ? Est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?
Dorante
Qui vous dit que je mens ?
Géronte
Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…
Cliton (à Dorante)
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.
Scène 6
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux !
Et que je reconnais par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d’absence !
Hélas ! Que cette amour vous est indifférente !
Depuis que vos regards m’ont mis sous votre loi…
Crois-tu que le discours s’adresse encore à toi ?
Je ne sais où j’en suis !Clarice (à Lucrèce)
Oyons la fourbe entière.Lucrèce (à Clarice)
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.Clarice (à Lucrèce)
C’est ainsi qu’il partage entre nous son amour :
Il te flatte de nuit, et m’en conte de jour…
Scène 7
Nos parents sont d’accord, et vous êtes à moi.
Votre père à Dorante engage votre foi.
Un mot de votre main, l’affaire est terminée.
Un mot de votre bouche achève l’hyménée.
Ne soyez pas rebelle à seconder mes vœux.
Êtes-vous aujourd’hui muettes toutes deux ?
Mon père a sur mes vœux une entière puissance.
Le devoir d’une fille est dans l’obéissance…
Venez donc recevoir ce doux commandement.
Venez donc ajouter ce doux consentement…
Rodogune (1647)
Tragédie en cinq actes et en vers, Rodogune est présentée pour la première fois au théâtre en 1645 puis publiée en 1647. Inspirée de l’historien grec Appien, la pièce est considérée par l’auteur comme l’une de ses meilleurs œuvres après l’énorme succès qu’elle a obtenu. Elle nous rappelle Médée (1635), la première tragédie de Corneille dans laquelle le thème de la mère criminelle est exploité.
Cléopâtre, épouse de Démétrius dit Nicanor et mère de deux jumeaux Antiochus et Séleucus, est une ambitieuse reine de Syrie. Elle veut garder la couronne en la transmettant à l’un de ses deux fils jumeaux. Mais ils sont tous les deux amoureux de Rodogune, princesse parthe et sœur du roi des Parthes. Considérée comme ennemie et rivale, elle éprouve pour elle un sentiment de jalousie et une haine maladive. Esclave du pouvoir, elle est prête à souiller de sang ses mains pour arriver à ses fins.
Après avoir éliminé Nicanor pour son infidélité (il est amant de Rodogune), ses enfants sont confrontés à la cruauté de leur mère qui veut garder le pouvoir. L’auteur nous fait vivre ainsi à travers cette pièce les passions autour de la couronne, lesquelles passions que seule la générosité permet de rompre comme dans Cinna et la générosité d’Auguste. Pour se débarrasser de Rodogune et du coup continuer à régner à travers l’un d’eux, Cléopâtre propose le trône pour le fils qui la tuera la princesse, ignorant qu’ils sont amoureux d’elle. Cela donne lieu à la première grande tragédie du mal, où l’héroïne veut se rendre heureuse en faisant le plus de mal possible autour d’elle, jusqu’à avoir de la haine pour ses propres enfants parce que amoureux de la princesse. La reine garde pourtant une certaine noblesse, par justement ce désir de pouvoir et son caractère d’un personnage tragique. Elle ressemble en ce sens à Macbeth, ce personnage shakespearien.
Alors que Rodogune est également animé d’un désir de vengeance après la mort de Nicanor, Cléopâtre enchaîne les meurtres. Pourtant elle se laisse convaincre par Laonice, sa confidente et sœur de Timagène, de consentir au mariage d’Antiochus et de Rodogune. Un couple qu’elle maudira néanmoins. La reine finit par se donner la mort, non sans avoir accomplie son dernier forfait en la personne de son fils Séleucus et tentée d’empoisonner Antiochus et Rodogune.
Extraits:
Acte I- Scène 1
Enfin ce jour pompeux, cet heureux jour nous luit,
Qui d’un trouble si long doit dissiper la nuit,
Ce grand jour où l’hymen, étouffant la vengeance,
Entre le Parthe et nous remet l’intelligence,
Affranchit sa princesse, et nous fait pour jamais
Du motif de la guerre un lien de la paix ;
Ce grand jour est venu, mon frère, où notre reine,
Cessant de plus tenir la couronne incertaine,
Doit rompre aux yeux de tous son silence obstiné,
De deux princes gémeaux nous déclarer l’aîné,
Et l’avantage seul d’un moment de naissance,
Dont elle a jusqu’ici caché la connoissance,
Mettant au plus heureux le sceptre dans la main,
Va faire l’un sujet, et l’autre souverain.
Mais n’admirez-vous point que cette même reine
Le donne pour époux à l’objet de sa haine,
Et n’en doit faire un roi qu’afin de couronner
Celle que dans les fers elle aimoit à gêner ?
Rodogune, par elle en esclave traitée,
Par elle se va voir sur le trône montée,
Puisque celui des deux qu’elle nommera roi
Lui doit donner la main et recevoir sa foi.
Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,
Que j’apprenne de vous les troubles de Syrie.
J’en ai vu les premiers, et me souviens encor
Des malheureux succès du grand roi Nicanor,
Quand, des Parthes vaincus pressant l’adroite fuite,
Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.
Je n’ai pas oublié que cet événement
Du perfide Tryphon fit le soulèvement :
Voyant le roi captif, la reine désolée,
Il crut pouvoir saisir la couronne ébranlée,
Et le sort, favorable à son lâche attentat,
Mit d’abord sous ses lois la moitié de l’État ;
La reine, craignant tout de ces nouveaux orages,
En sut mettre à l’abri ses plus précieux gages,
Et, pour n’exposer pas l’enfance de ses fils,
Me les fit chez son frère enlever à Memphis…
Scène 3
Vous puis-je en confiance expliquer ma pensée?
Parlez, notre amitié par ce doute est blessée.
Séleucus
Si je le veux ! Bien plus, je l’apporte et vous cède
Tout ce que la couronne a de charmant en soi.
Oui, Seigneur, car je parle à présent à mon roi,
Pour le trône cédé, cédez-moi Rodogune,
Et je n’envierai point votre haute fortune.
Ainsi notre destin n’aura rien de honteux,
Ainsi notre bonheur n’aura rien de douteux,
Et nous mépriserons ce foible droit d’aînesse,
Vous, satisfait du trône, et moi, de la princesse.
Recevez-vous l’offre avec déplaisir ?
Pouvez-vous nommer offre une ardeur de choisir,
Qui, de la même main qui me cède un empire,
M’arrache un bien plus grand, et le seul où j’aspire ?
Rodogune ?
Elle-même, ils en sont les témoins.
Quoi ! L’estimez-vous tant ?
Quoi ! L’estimez-vous moins ?
Elle vaut bien un trône, il faut que je le die.
Elle vaut à mes yeux tout ce qu’en a l’Asie.
Vous l’aimez donc, mon frère ?
Et vous l’aimez aussi !
C’est là tout mon malheur, c’est là tout mon souci.
J’espérois que l’éclat dont le trône se pare
Toucheroit vos désirs plus qu’un objet si rare,
Mais aussi bien qu’à moi son prix vous est connu,
Et dans ce juste choix vous m’avez prévenu.
Ah ! Déplorable prince !
Ah ! Destin trop contraire !
Que ne ferois-je point contre un autre qu’un frère !
O mon cher frère ! O nom pour un rival trop doux !
Que ne ferois-je point contre un autre que vous !
Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle !
Amour, qui doit ici vaincre de vous ou d’elle ?
Ne doit être à tous deux qu’un objet de pitié.
Un grand cœur cède un trône, et le cède avec gloire.
Cet effort de vertu couronne sa mémoire ;
Mais lorsqu’un digne objet a pu nous enflammer,
Qui le cède est un lâche, et ne sait pas aimer.
De tous deux Rodogune a charmé le courage ;
Cessons par trop d’amour de lui faire un outrage :
Elle doit épouser, non pas vous, non pas moi,
Scène 3
Eh bien ! Antiochus, vous dois-je la couronne ?
Madame, vous savez si le ciel me la donne.
Vous savez mieux que moi si vous la méritez.
Je sais que je péris si vous ne m’écoutez.
Vous vous êtes laissé prévenir par un frère ?
Il a su me venger quand vous délibériez,
Je vous en plains, mon fils, ce malheur est extrême ;
C’est périr en effet que perdre un diadème.
Je n’y sais qu’un remède ; encore est-il fâcheux,
Etonnant, incertain et triste pour tous deux ;
Je périrois moi-même avant que de le dire,
Mais enfin on perd tout quand on perd un empire…
Le remède à nos maux est tout en votre main,
Et n’a rien de fâcheux, d’étonnant, d’incertain.
Votre seule colère a fait notre infortune :
Nous perdons tout, Madame, en perdant Rodogune.
Nous l’adorons tous deux. Jugez en quels tourments
Nous jette la rigueur de vos commandements.
L’aveu de cet amour sans doute vous offense,
Mais enfin nos malheurs croissent par le silence,
Et votre cœur qu’aveugle un peu d’inimitié,
S’il ignore nos maux, n’en peut prendre pitié.
Au point où je les vois, c’en est le seul remède…
Quelle aveugle fureur vous-même vous possède ?
Avez-vous oublié que vous parlez à moi ?
Ou si vous présumez être déjà mon roi ?…
Acte V- Scène 1
Enfin, grâces aux dieux, j’ai moins d’un ennemi :
La mort de Séleucus m’a vengée à demi ;
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père ;
Ils le suivront de près, et j’ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j’ai séparé.
O toi, qui n’attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amants vont d’un seul coup du sort
Recevoir l’hyménée, et le trône, et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Le fer m’a bien servie, en feras-tu de même ?…
Scène 4
Quoi ! Seigneur !
Vous m’arrêtez en vain :
Donnez !
Ah ! Gardez-vous de l’une et l’autre main !
Cette coupe est suspecte, elle vient de la Reine;
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.
Qui m’épargnoit tantôt ose enfin m’accuser !
De toutes deux, Madame, il doit tout refuser ;
Je n’accuse personne, et vous tiens innocente,
Mais il en faut sur l’heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois ;
On ne peut craindre trop pour le salut des rois ;
Donnez donc cette preuve, et, pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.
Je le ferai moi-même. Eh bien ? Redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux ?
J’ai souffert cet outrage avecque patience.
Pardonnez-lui, Madame, un peu de défiance :
Comme vous l’accusez, elle fait son effort
À rejeter sur vous l’horreur de cette mort,
Et, soit amour pour moi, soit adresse pour elle…
Déjà tout égarés, troubles et furieux,
Cette gorge qui s’enfle. Ah ! bons dieux ! Quelle rage !
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr !
Antiochus, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre.
N’importe, elle est ma mère, il faut la secourir !
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi ;
C’est le seul déplaisir qu’en mourant je reçoi,
Mais j’ai cette douceur, dedans cette disgrâce,
De ne voir point régner ma rivale en ma place.
Règne : de crime en crime, enfin te voilà roi ;
Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi.
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu’horreur, que jalousie, et que confusion !
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble!…
Nicomède (1651)
Jouée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne en février 1651, Nicomède est la vingt et unième pièce de Pierre Corneille, et selon lui l’une de celles qu’il préfère le plus. Elle s’inspire d’un écrit de Justin (empereur byzantin) qui traite de la politique de Rome envers ses alliés, les petits souverains d’Orient, alors que le Royaume de France vit une période de troubles graves (fronde). Face à la montée de l’autorité monarchique de Louis XIII, appuyée par la dureté de Richelieu, la réaction est brutale. C’est connu, Corneille était à l’écoute de son temps. La pièce est alors considérée comme un soutien à Louis II de Condé (le Grand Condé), qui avait trahi le roi et pris la tête de la Fronde des princes pour le combattre. Bien que tragédie, où s’affrontent le héros et l’Etat, les idéaux aristocratiques et politiques, l’oeuvre connaît pourtant une fin heureuse. La comédie fusionne dans la tragédie.
Nicomède et Attale sont deux frères de même père, Prusias, le roi de Bithynie (actuelle Turquie). Attale est le fils d’Arsinoé, la seconde épouse du roi, une reine ambitieuse qui domine son mari et veut placer son propre fils sur le trône alors qu’il n’est pas l’aîné de Prusias. Pour compliquer encore la situation, Laodice la jeune reine d’Arménie, vit en exil au sein de cette famille à laquelle l’a confié son père. Les deux fils aiment cette jeune fille, qui préfère de son côté Nicomède, qui se sait haï par sa belle-mère.
Parti en guerre, le prince Nicomède revient à la Cour de Bythinie victorieux, malgré l’armée des sbires envoyée par la reine pour le perdre. C’est grâce aux victoires de ce fils que Prucias a d’ailleurs réussi à bien asseoir son trône. Ce retour n’est pourtant pas apprécié par son père, qui trouve sa présence compromettante vis à vis de Rome. Une Rome qui n’hésite pas à faire éliminer par ses agents, toute personne fière qui risque de lui tourner le dos. Mais le prince ne pouvait rester longtemps sans revoir Laodice, qu’il aime éperdument. L’intrigue est à son apogée quand les Romains et leur ambassadeur Flaminius ainsi que leurs collaborateurs à Bythinie soutiennent le reine et son fils Attale, qui a fait ses études morales et politiques à Rome. Complots, agitation, surprises et retournements de situation se succèdent.
La reine Arsinoé réussit à éloigner Nicomède en le livrant aux Romains. Alors que le peuple réclame son héros, qu’il veut mettre sur le trône, un inconnu le libère. Quand il revient au palais, Prusias et Flaminius avaient fui mais sans la reine. Il découvre ensuite que c’est son demi-frère Attale qui est à derrière sa libération. Le dénouement est heureux. Quand Prusias et Flaminius reviennent, préférant mourir avec la reine, le prince héros et généreux pardonne tout. L’entente des deux frères pour partager le pouvoir et l’union de Nicomède avec Laodice rétablissent la paix familiale.
Extraits:
Acte I- Scène 1
Laodice (reine d’Arménie)
Après tant de hauts faits, il m’est bien doux, seigneur,
Un si grand conquérant être encor ma conquête,
Et de toute la gloire acquise à ses travaux
Faire un illustre hommage à ce peu que je vaux.
Quelques biens toutefois que le ciel me renvoie,
Mon cœur épouvanté se refuse à la joie :
Je vous vois à regret, tant mon cœur amoureux
Trouve la cour pour vous un séjour dangereux…
Nicomède (fils aîné de Prusias, de sa première femme)
Je le sais, ma princesse, et qu’il vous fait la cour.
Je sais que les Romains, qui l’avaient en otage,
L’ont enfin renvoyé pour un plus digne ouvrage,
Que ce don à sa mère était le prix fatal
Dont leur Flaminius marchandait Annibal ;
Que le roi par son ordre eût livré ce grand homme,
S’il n’eût par le poison lui-même évité Rome,
Et rompu par sa mort les spectacles pompeux
Où l’effroi de son nom le destinait chez eux.
Par mon dernier combat je voyais réunie
La Cappadoce entière avec la Bithynie,
Lorsqu’à cette nouvelle, enflammé de courroux
D’avoir perdu mon maître et de craindre pour vous,
J’ai laissé mon armée aux mains de Théagène,
Pour voler en ces lieux au secours de ma reine….
Laodice.
Je ne veux point douter que sa vertu romaine
N’embrasse avec chaleur l’intérêt de la reine :
Annibal, qu’elle vient de lui sacrifier,
L’engage en sa querelle, et m’en fait défier.
Mais, seigneur, jusqu’ici j’aurais tort de m’en plaindre ;
Et, quoi qu’il entreprenne, avez-vous lieu de craindre ?
Ma gloire et mon amour peuvent bien peu sur moi,
S’il faut votre présence à soutenir ma foi,
Et si je puis tomber en cette frénésie
De préférer Attale au vainqueur de l’Asie…
Nicomède.
Plutôt, plutôt la mort, que mon esprit jaloux
Forme des sentiments si peu dignes de vous.
Je crains la violence, et non votre faiblesse ;
Et si Rome une fois contre nous s’intéresse…
Je suis reine, seigneur ; et Rome a beau tonner,
Elle ni votre roi n’ont rien à m’ordonner :
Si de mes jeunes ans il est dépositaire,
C’est pour exécuter les ordres de mon père :
Il m’a donnée à vous, et nul autre que moi
N’a droit de l’en dédire, et me choisir un roi.
Par son ordre et le mien, la reine d’Arménie
Est due à l’héritier du roi de Bithynie…
Scène 2
Attale (fils de Prusias et d’Arsinoé, demi-frère de Nicomède)
Quoi ! madame, toujours un front inexorable !
Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,
Un regard désarmé de toutes ces rigueurs,
Et tel qu’il est enfin quand il gagne les cœurs ?
Laodice.
Si ce front est malpropre à m’acquérir le vôtre,
Quand j’en aurai dessein j’en saurai prendre un autre.
Attale.
Vous ne l’acquerrez point, puisqu’il est tout à vous.
Laodice.
Je n’ai donc pas besoin d’un visage plus doux.
Attale.
Conservez-le, de grâce, après l’avoir su prendre.
Laodice.
C’est un bien mal acquis que j’aime mieux vous rendre.
Scène 3
Nicomède (s’adressant à Arsinoé)
Instruisez mieux le prince votre fils,
Madame, et dites-lui, de grâce, qui je suis.
Faute de me connaître, il s’emporte, il s’égare ;
Et ce désordre est mal dans une âme si rare :
J’en ai pitié.
Arsinoé (seconde femme de Prusias, reine de Bythinie)
Seigneur, vous êtes donc ici ?
Nicomède
Oui, madame, j’y suis, et Métrobate aussi.
Arsinoé
Métrobate ! ah ! le traître !
Nicomède
H n’a rien dit, madame,
Qui vous doive jeter aucun trouble dans l’âme.
Arsinoé
Mais qui cause, seigneur, ce retour surprenant ?
Et votre armée ?…
Ne vous départez point d’une si noble audace ;
Mais comme à son secours je n’amène que moi,
Ne la menacez plus de Rome ni du roi.
Je la défendrai seul ; attaquez-la de même…
Je veux bien mettre à part avec le nom d’aîné
Le rang de votre maître où je suis destiné ;
Et nous verrons ainsi qui fait mieux un brave homme,
Des leçons d’Annibal ou de celles de Rome.
Adieu, pensez-y bien, je vous laisse y rêver….
Acte II- Scène 1.
Prusias (roi de Bithynie)
Revenir sans mon ordre et se montrer ici !
Araspe (capitaine des gardes de Prusias)
Sire, vous auriez tort d’en prendre aucun souci ;
Et la haute vertu du prince Nicomède
Pour ce qu’on peut en craindre est un puissant remède.
Mais tout autre que lui devrait être suspect ;
Un retour si soudain manque un peu de respect…
Prusias
N’est qu’un pur attentat sur mon autorité ;
Il n’en veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes
Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes ;
Qu’il est lui seul sa règle, et que, sans se trahir,
Des héros tels que lui ne sauraient obéir.Araspe
A suivre leur devoir leurs hauts faits se ternissent…
Réduit toute leur gloire en un rang trop abject ;
Que, bien que leur naissance au trône les destine,
Si son ordre est trop lent, leur grand cœur s’en mutine ;
Qu’un père garde trop un bien qui leur est dû,
Et qui perd de son prix étant trop attendu…
Seigneur, et qu’en tout autre il faudrait arrêter.
Mais ce n’est pas pour vous un avis nécessaire ;
Le prince est vertueux, et vous êtes bon père.
Il doit son innocence à l’amour paternel ;
C’est lui seul qui l’excuse et qui le justifie,
Ou lui seul qui me trompe et qui me sacrifie.
Car je dois craindre enfin que sa haute vertu
Contre l’ambition n’ait en vain combattu ;
Qu’il ne force en son cœur la nature à se taire.
Qui se lasse d’un roi peut se lasser d’un père ;
Mille exemples sanglants nous peuvent l’enseigner :
Il n’est rien qui ne cède à l’ardeur de régner ;
Et depuis qu’une fois elle nous inquiète,
La nature est aveugle et la vertu muette.
Te le dirai-je, Araspe ? il m’a trop bien servi ;
Augmentant mon pouvoir il me l’a tout ravi …
La règle de la vraie et saine politique.
Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est pas innocent :
On n’attend point alors qu’il s’ose tout permettre ;
C’est un crime d’Etat que d’en pouvoir commettre…
Scène 2
Prusias
Vous voilà, prince ! Et qui vous a mandé ?
Nicomède
La seule ambition de pouvoir en personne
Mettre à vos pieds, seigneur, encore une couronne,
De jouir de l’honneur de vos embrassements,
Et d’être le témoin de vos contentements.
Après la Cappadoce heureusement unie
Aux royaumes du Pont et de la Bithynie,
Je viens remercier et mon père et mon roi
D’avoir eu la bonté de s’y servir de moi,
D’avoir choisi mon bras pour une telle gloire,
Et fait tomber sur moi l’honneur de sa victoire.
Prusias
Vous pouviez vous passer de mes embrassements,
Me faire par écrit de tels remerciements ;
Et vous ne deviez pas envelopper d’un crime
Ce que votre victoire ajoute à votre estime.
Abandonner mon camp en est un capital,
Inexcusable en tous et plus au général ;
Et tout autre que vous, malgré cette conquête,
Revenant sans mon ordre eût payé de sa tête.
Nicomede
J’ai failli, je l’avoue ; et mon cœur imprudent
A trop cru les transports d’un désir trop ardent :
L’amour que j’ai pour vous a commis cette offense ;
Lui seul à mon devoir fait cette violence.
Prusias
Et sous le nom d’un fils toute faute est légère :
Je ne veux voir en vous que mon unique appui.
Recevez tout l’honneur qu’on vous doit aujourd’hui.
L’ambassadeur romain me demande audience :
Il verra ce qu’en vous je prends de confiance ;
Vous l’écouterez, prince, et répondrez pour moi….
Mais je demande un prix de mon obéissance.
La reine d’Arménie est due à ses Etats,
Et j’en vois les chemins ouverts par nos combats.
Il est temps qu’en son ciel cet astre aille reluire ;
De grâce, accordez-moi l’honneur de l’y conduire.
Demande un roi lui-même ou l’héritier d’un roi.
Mais pour la renvoyer jusqu’en son Arménie
Vous savez qu’il y faut quelque cérémonie ;
Tandis que je ferai préparer son départ,
Vous irez dans mon camp l’attendre de ma part.
Mais l’ambassadeur entre, il le faut écouter ;
Puis nous verrons quel ordre on y doit apporter.
Flaminius (ambassadeur de Rome) sur le point de partir
Rome, seigneur, me mande
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils ;
Et vous pouvez juger les soins qu’elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.
Surtout il est instruit en l’art de bien régner :
C’est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture,
Donnez ordre qu’il règne, elle vous en conjure…
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat ;
Je crois que pour régner il en a les mérites,
Et n’en veux point douter après ce que vous dites.
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné^
Dont le bras généreux trois fois m’a couronné ;
Il ne fait que sortir encor d’une victoire,
Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire.
Souffrez qu’il ait l’honneur de répondre pour moi.
De quoi se mêle Rome ? et d’où prend le sénat.
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre Etat ?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu’à la sépulture ;
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.
Et de pareils amis, en bonne politique…
Portez plus de respect à de tels alliés.
Et, quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S’il est si bien instruit en l’art de commander,
C’est un rare trésor qu’elle devrait garder…
Vous voyez un effet des leçons d’Annibal :
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N’en a mis en son cœur que mépris et que haine.
D’estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point,
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire…
Parlez, et nettement, sur ce qu’il me propose.
Attale doit régner, Rome l’a résolu :.
Et puisqu’elle a partout un pouvoir absolu…
Et vous n’y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d’effroyables tempêtes….
Sa perte vous devrait donner quelques alarmes :
Qui tranche trop du roi ne règne pas longtemps.
Et, si jamais je règne, on verra la pratique
D’une si salutaire et noble politique.
Plus d’estime d’un roi qui vous tient lieu de père…
Et ces vastes malheurs où mon orgueil me jette
Me feront votre esclave, et non votre sujette :
Ma vie est en vos mains, mais non ma dignité.
Et quand vos yeux frappés de toutes ces misères
Verront Attale assis au trône de vos pères,
Alors peut-être, alors vous le prierez en vain
Que pour y remonter il vous donne la main.
Je serai bien changée et d’âme et de courage.
Mais peut-être, seigneur, vous n’irez pas si loin :
Les dieux de ma fortune auront un peu de soin ;
Ils vous inspireront, ou trouveront un homme
Contre tant de héros que vous prêtera Rome.
Mais il court à sa perte et vous traîne avec lui.
Pensez-y bien, madame, et faites-vous justice ;
Choisissez d’être reine ou d’être Laodice ;
Et, pour dernier avis que vous aurez de moi,
Si vous voulez régner, faites Attale roi.
Adieu.
Scène 3
Nicomède
Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.
Flaminius
Je sais quel est mon ordre ; et, si j’en sors, ou non,
C’est à d’autres qu’à vous que j’en rendrai raison.
Nicomède
Allez-y donc, de grâce, et laissez à ma flamme
Le bonheur à son tour d’entretenir madame :
Vous avez dans son cœur fait de si grands progrès,
Et vos discours pour elle ont de si grands attraits…
Flaminius
Les malheurs où la plonge une indigne amitié
Me faisaient lui donner un conseil par pitié…
Nicomède
Ne nous vantez plus tant son rang et sa splendeur.
Il excède sa charge, et lui-même y renonce.
Mais, dites-moi, madame, a-t-il eu sa réponse ?
Arsinoé
Nous triomphons, Attale ; et ce grand Nicomède
Voit quelle digne issue à ses fourbes succède.
Les deux accusateurs que lui-même a produits,
Que pour l’assassiner je dois avoir séduits,
Pour me calomnier subornés par lui-même,
N’ont su bien soutenir un si noir stratagème :
Tous deux m’ont accusée, et tous deux avoué
L’infâme et lâche tour qu’un prince m’a joué…
Attale
Je suis ravi de voir qu’une telle imposture
Ait laissé votre gloire et plus grande et plus pure…
Arsinoé
Vous êtes généreux, Attale, et je le voi ;
Même de vos rivaux la gloire vous est chère.
Attale
Si je suis son rival, je suis aussi son frère :
Nous ne sommes qu’un sang ; et ce sang, dans mon cœur,
A peine à le passer pour calomniateur.
Arsinoé
Et vous en avez moins à me croire assassine,
Moi, dont la perte est sûre à moins que sa ruine ?
Attale
Si contre lui j’ai peine à croire ces témoins,
Quand ils vous accusaient je les croyais bien moins.
Votre vertu, madame, est au-dessus du crime :
Souffrez donc que pour lui je garde un peu d’estime.
La sienne dans la cour lui fait mille jaloux,
Dont quelqu’un a voulu le perdre auprès de vous…
Acte IV- Scène 2
Arsinoé
Grâce, grâce, seigneur, à notre unique appui !
Grâce à tant de lauriers en sa main si fertiles !
Grâce à ce conquérant, à ce preneur de villes !
Grâce…
Nicomède
De quoi, madame ? est-ce d’avoir conquis
Trois sceptres que ma perte expose à votre fils ;
D’avoir porté si loin vos armes dans l’Asie,
Que même votre Rome en a pris jalousie ;
D’avoir trop soutenu la majesté des rois,
Trop rempli votre cour du bruit de mes exploits,
Trop du grand Annibal pratiqué les maximes ?…
Arsinoé
Je m’en dédis, seigneur ; il n’est point criminel.
S’il m’a voulu noircir d’un opprobre éternel,
Il n’a fait qu’obéir à la haine ordinaire
Qu’imprime à ses pareils le nom de belle-mère…
Prusias
Ingrat ! que peux-tu dire ?
Nicomède
Que la reine a pour moi des bontés que j’admire.
Je ne vous dirai point que ces puissants secours
Dont elle a conservé mon honneur et mes jours,
Et qu’avec tant de pompe à vos yeux elle étale,
Travaillaient par ma main à la grandeur d’Attale ;
Que par mon propre bras elle amassait pour lui,
Et préparait dès lors ce qu’on voit aujourd’hui…
Arsinoé
Quoi ! seigneur, les punir de la sincérité
Qui soudain dans leur bouche a mis la vérité…
Prusias
Laisse là Métrobate, et songe à te défendre.
Purge-toi d’un forfait si honteux et si bas.
Nicomede
M’en purger ! moi, seigneur ! vous ne le croyez pas :
Vous ne savez que trop qu’un homme de ma sorte,
Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte ;
Qu’il lui faut un grand crime à tenter son devoir,
Où sa gloire se sauve à l’ombre du pouvoir…
Arsinoé
Vous voyez à quel point sa haine m’est cruelle :
Quand je le justifie, il me fait criminelle.
Mais sans doute, seigneur, ma présence l’aigrit,
Et mon éloignement remettra son esprit…
Prusias
Ah ! madame !
Arsinoé
Oui, seigneur, cette heure infortunée
Par vos derniers soupirs clora ma destinée ;
Et puisqu’ainsi jamais il ne sera mon roi,
Qu’ai-je à craindre de lui ? que peut-il contre moi ?
Tout ce que je demande en faveur de ce gage,
De ce fils qui déjà lui donne tant d’ombrage,
C’est que chez les Romains il retourne achever
Des jours que dans leur sein vous fîtes élever…
Il sait tous les secrets du fameux Annibal,
De ce héros à Rome en tous lieux si fatal,
Que l’Asie et l’Afrique admirent l’avantage
Qu’en tire Antiochus et qu’en reçut Carthage…
Scène 3
Prusias
Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.
Quoi qu’on t’ose imputer, je ne te crois point lâche :
Mais donnons quelque chose à Rome, qui se plaint,
Et tâchons d’assurer la reine, qui te craint.
J’ai tendresse pour toi, j’ai passion pour elle…
Nicomède
Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ?
Ne soyez l’un ni l’autre.
Prusias
Et que dois-je être ?
Nicomède
Reprenez hautement ce noble caractère.
Un véritable roi n’est ni mari ni père ;
Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez,
Rome vous craindra plus que vous ne la craignez…
Prusias
Je règne donc, ingrat ! puisque tu me l’ordonnes.
Choisis, ou Laodice, ou mes quatre couronnes ;
Ton roi fait ce partage entre ton frère et toi ;
Je ne suis plus ton père, obéis à ton roi.
Nicomède
Si vous étiez aussi le roi de Laodice
Pour l’offrir à mon choix avec quelque justice,
Je vous demanderais le loisir d’y penser ;
Mais enfin, pour vous plaire et ne pas l’offenser,
J’obéirai, seigneur, sans répliques frivoles,
A vos intentions, et non à vos paroles.
A ce frère si cher transportez tous mes droits,
Et laissez Laodice en liberté du choix.
Voilà quel est le mien.
Prusias
Quelle bassesse d’âme !
Quelle fureur t’aveugle en faveur d’une femme !
Tu la préfères, lâche ! à ces prix glorieux…
Nicomède
Je crois que votre exemple est glorieux à suivre.
Ne préférez-vous pas une femme à ce fils
Par qui tous ces Etats aux vôtres sont unis ?…
Scène 4
Flaminius
Si pour moi vous êtes en colère,
Mais j’ai quelques amis qui sauront le gagner.
Recevra de ma main la puissance royale ;
Je le fais roi de Pont, et mon seul héritier.
Et quant à ce rebelle, à ce courage fier,
Rome entre vous et lui jugera de l’outrage.
Je veux qu’au lieu d’Attale il lui serve d’otage ;
Et pour l’y mieux conduire il vous sera donné,
Sitôt qu’il aura vu son frère couronné.
Va, va lui demander ta chère Laodice.NicomèdeJ’irai, j’irai, seigneur, vous le voulez ainsi ;
Et j’y serai plus roi que vous n’êtes ici.FlaminiusRome sait vos hauts faits, et déjà vous adore.Nicomède
Tout beau, Flaminius ; je n’y suis pas encore.
La route en est mal sûre, à tout considérer ;
Et qui m’y conduira pourrait bien s’égarer.
Prusias
Qu’on le ramène, Araspe ; et redoublez sa garde…
Scène 4
Cléone
Tout est perdu, madame, à moins d’un prompt remède :
Tout le peuple à grands cris demande Nicomède ;
Il commence lui-même à se faire raison,
Et vient de déchirer Métrobate et Zenon…
Scène 5
Araspe
Seigneur, de tous côtés le peuple vient en foule ;
De moment en moment votre garde s’écoule ;
Et, suivant les discours qu’ici même j’entends,
Le prince entre mes mains ne sera pas longtemps :
Je n’en puis plus répondre.
Prusias
Allons, allons le rendre
Ce précieux objet d’une amitié si tendre :
Obéissons, madame, à ce peuple sans foi,
Qui, las de m’obéir, en veut faire son roi ;
Et du haut d’un balcon, pour calmer la tempête,
Sur ses nouveaux sujets faisons voler sa tête.
Attale
Ah ! seigneur !
Prusias
C’est ainsi qu’il lui sera rendu :
Lui rendre Nicomède avec que ma couronne :
Je n’ai point d’autre choix ; et, s’il est le plus fort,
Je dois à son idole ou mon sceptre ou la mort.FlaminiusSeigneur, quand ce dessein aurait quelque justice,
Est-ce à vous d’ordonner que ce prince périsse ?
Quel pouvoir sur ses jours vous demeure permis ?
C’est l’otage de Rome et non plus votre fils :
Je dois m’en souvenir quand son père l’oublie….
Scène 8
Arsinoé
Attale, avez-vous su comme ils ont fait retraite ?
Attale
Ah ! madame !
Arsinoé
Parlez.
Attale
Tous les dieux irrités
Dans les derniers malheurs nous ont précipités.
Le prince est échappé.Laodice
Ne craignez plus, madame ;
La générosité déjà rentre en mon âme.
Arsinoé
Attale, prenez-vous plaisir à m’alarmer ?
Attale
Ne vous flattez point tant que de le présumer.
Le malheureux Araspe, avec sa faible escorte,
L’avait déjà conduit à cette fausse porte ;
L’ambassadeur de Rome était déjà passé,
Quand dans le sein d’Araspe un poignard enfoncé
Le jette aux pieds du prince. Il s’écrie ; et sa suite
De peur d’un pareil sort, prend aussitôt la fuite…
Arsinoé
Ah ! mon fils ! qu’il est partout de traîtres !
Qu’il est peu de sujets fidèles à leurs maîtres !
Mais de qui savez-vous un désastre si grand ?…
NicomèdeTout est calme, seigneur : un moment de ma vue
A soudain apaisé la populace émue.
Prusias
Quoi ! me viens-tu braver jusque dans mon palais,
Rebelle ?
C’est un nom que je n’aurai jamais.
Je ne viens point ici montrer à votre haine
Un captif insolent d’avoir brisé sa chaîne ;
Je viens, en bon sujet, vous rendre le repos
Que d’autres intérêts troublaient mal à propos.
Non que je veuille à Rome imputer quelque crime :
Du grand art de régner elle suit la maxime ;
Et son ambassadeur ne fait que son devoir
Quand il veut entre nous partager le pouvoir.
Mais ne permettez pas qu’elle vous y contraigne :
Rendez-moi votre amour, afin qu’elle vous craigne :
Pardonnez à ce peuple un peu trop de chaleur
Qu’à sa compassion a donné mon malheur ;
Pardonnez un forfait qu’il a cru nécessaire,
Et qui ne produira qu’un effet salutaire…
Titus et Bérénice (1670)
Comédie héroïque en cinq actes et en vers, elle est représentée pour la première au Théâtre du Palais Royal le 20 novembre 1670. Elle est jouée par la troupe de Molière sept jours après la Bérénice de Jean Racine, représentée à l’Hôtel de Bourgogne et qui obtint plus de succès. Bérénice de Racine est d’une perfection incontestable. Cette création concomitante des deux œuvres sur le même thème, alors que la rivalité entre les deux dramaturges étaient une réalité, ne donne pourtant pas lieu à aucune polémique même si Corneille a imputé cela à la troupe de Molière et non au texte lui-même. N’empêche que cet insuccès sonne le glas du vieux poète, qui ne s’en remettra jamais puisque c’est l’une de ses dernières pièces. Il est dès lors surclassé par son rival Racine dans le domaine de la tragédie classique, alors même que Tite et Bérénice demeure l’une de ses grandes œuvres.
La pièce, où les personnages principaux sont plutôt guidés par leur amour-propre et non l’héroïsme, est inspirée de la Rome antique comme c’est souvent le cas. L’empereur Titus et la reine palestinienne Bérénice sont amoureux. Pour calmer son peuple qui ne voulait pas de cette union, il l’éloigne de Rome et doit épouser Domitie. Mais celle-ci et son frère Domitian s’aiment. Pourtant son ambition est de devenir par vanité impératrice et monter sur le trône de Rome, que seul le mariage peut lui assurer. Pour empêcher cette, Bérénice revient à Rome. Pour se venger Domitian demande à la reine palestinienne de l’épouser. Elle le repousse et va trouver Titus qui renonce à épouser Domitie, qu’il donnera en mariage à son frère. Bérénice, que le peuple romain finit par accepter, quitte pourtant triomphante définitivement Rome à jamais, pour rentrer dans sa patrie sa gloire sauvegardée. Même si elle est guidé par son amour-propre, elle reste la seule héroïne de la pièce.
Extraits:
Acte I- Scène 1
Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu’il est :
Je le chasse, il revient ; je l’étouffe, il renaît ;
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m’en trouve gênée.
Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs :
Ne devrait-il pas faire aussi tous mes plaisirs ?
Depuis plus de six mois la pompe s’en apprête,
Rome s’en fait d’avance en l’esprit une fête,
Et tandis qu’à l’envi tout l’empire l’attend,
Mon coeur dans tout l’empire est le seul mécontent.
Que trouvez-vous, madame, ou d’amer ou de rude
À voir qu’un tel bonheur n’ait plus d’incertitude ?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
Quel importun chagrin pouvez-vous écouter ?
Si vous n’en êtes pas tout à fait la maîtresse,
Du moins à l’empereur cachez cette tristesse :
Le dangereux soupçon de n’être pas aimé
Peut le rendre à l’objet dont il fut trop charmé.
Avant qu’il vous aimât, il aimait Bérénice ;
Et s’il n’en put alors faire une impératrice,
À présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d’éteindre un feu si beau.
C’est là ce qui me gêne, et l’image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune :
J’ambitionne et crains l’hymen d’un empereur
Dont j’ai lieu de douter si j’aurai tout le coeur…
À cet effort pour vous qui pourrait le contraindre ?
Maître de l’univers, a-t-il un maître à craindre ?
J’ai quelques droits, Plautine, à l’empire romain,
Que le choix d’un époux peut mettre en bonne main :
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
Préféra… Tu le sais, et c’est assez t’en dire.
C’est par cet intérêt qu’il m’apporte sa foi ;
Mais pour le coeur, te dis-je, il n’est pas tout à moi.
La chose est bien égale, il n’a pas tout le vôtre :
S’il aime un autre objet, vous en aimez un autre ;
Et comme sa raison vous donne tous ses voeux,
Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.
Ne dis point qu’entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n’a rien qui le ravale :
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien ;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.
Que ce que vous avez d’ambitieux caprice,
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice !
Le coeur rempli d’amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu’il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
En l’aimant comme il faut, comme il faut qu’il vous aime ;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.
Scène 2
Faut-il mourir, madame ? Et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?
Ce qu’on m’offre, seigneur, me ferait peu d’envie,
S’il en coûtait à Rome une si belle vie ;
Et ce n’est pas un mal qui vaille en soupirer
Que de faire une perte aisée à réparer.
Aisée à réparer ! Un choix qui m’a su plaire,
Et qui ne plaît pas moins à l’empereur mon frère,
Charme-t-il l’un et l’autre avec si peu d’appas
Que vous sachiez leur prix, et le mettiez si bas ?
Quoi qu’on ait pour soi-même ou d’amour ou d’estime,
Ne s’en croire pas trop n’est pas faire un grand crime.
Mais n’examinons point en cet excès d’honneur
Si j’ai quelque mérite, ou n’ai que du bonheur.
Telle que je puis être, obtenez-moi d’un frère.
Hélas ! Si je n’ai pu vous obtenir d’un père,
Si même je ne puis vous obtenir de vous,
Qu’obtiendrai-je d’un frère amoureux et jaloux ?
Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
Quand vous n’y répondez qu’avec obéissance ?
Moi qui n’ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
Que puis-je contre lui, quand vous n’y pouvez rien ?
Je ne puis rien sans vous, et pourrais tout, madame,
Si je pouvais encor m’assurer de votre âme.
Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs
Qu’à vos yeux j’ai donnés à nos communs malheurs ?…
Quoi ? Des ambassadeurs que Bérénice envoie
Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie,
M’apporter son hommage, et me féliciter
Sur ce comble de gloire où je viens de monter ?
En attendant votre ordre, ils sont au port d’Ostie.
Ainsi, grâces aux dieux, sa flamme est amortie ;
Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs,
Puisqu’elle s’en rapporte à ses ambassadeurs.
Jusqu’après mon hymen remettons leur venue :
J’aurais trop à rougir si j’y souffrais leur vue,
Et recevais les yeux de ses propres sujets
Pour envieux témoins du vol que je lui fais ;
Car mon coeur fut son bien à cette belle reine,
Et pourrait l’être encor, malgré Rome et sa haine,
Si ce divin objet, qui fut tout mon désir,
Par quelque doux regard s’en venait ressaisir…
Si vous la revoyiez, je plaindrais Domitie.
Contre tous ses attraits ma raison endurcie
Ferait de Domitie encor la sûreté ;
Mais mon coeur aurait peu de cette dureté.
N’aurais-tu point appris qu’elle fût infidèle,
Qu’elle écoutât les rois qui soupirent pour elle ?
Dis-moi que Polémon règne dans son esprit,
J’en aurai du chagrin, j’en aurai du dépit,
D’une vive douleur j’en aurai l’âme atteinte ;
Mais j’épouserai l’autre avec moins de contrainte ;
Car enfin elle est belle, et digne de ma foi ;
Elle aurait tout mon coeur, s’il était tout à moi…
Si de tels souvenirs vous sont encor si doux,
L’hyménée a, seigneur, peu de charmes pour vous.
Si de tels souvenirs ne me faisaient la guerre,
Serait-il potentat plus heureux sur la terre ?
Mon nom par la victoire est si bien affermi,
Qu’on me croit dans la paix un lion endormi :
Mon réveil incertain du monde fait l’étude ;
Mon repos en tous lieux jette l’inquiétude ;
Et tandis qu’en ma cour les aimables loisirs
Ménagent l’heureux choix des jeux et des plaisirs,
Pour envoyer l’effroi sous l’un et l’autre pôle,
Je n’ai qu’à faire un pas et hausser la parole…
Si ce dégoût, seigneur, va jusqu’à la rupture,
Domitie aura peine à souffrir cette injure :
Ce jeune esprit, qu’entête et le sang de Néron
Et le choix qu’en Syrie on fit de Corbulon,
S’attribue à l’empire un droit imaginaire,
Et s’en fait, comme vous, un rang héréditaire…
J’en sais la politique, et cette loi cruelle
A presque fait l’amour qu’il m’a fallu pour elle.
Réduit au triste choix dont tu viens de parler,
J’aime mieux, Flavian, l’aimer que l’immoler,
Et ne puis démentir cette horreur magnanime
Qu’en recevant le jour je conçus pour le crime.
Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang
Sans qu’il en coûte à Rome une goutte de sang,
Moi que du genre humain on nomme les délices,
Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices,
Pourrais-je autoriser une injuste rigueur
À perdre une héroïne à qui je dois mon coeur ?
Non : malgré les attraits de sa belle rivale,
Malgré les voeux flottants de mon âme inégale,
Je veux l’aimer, je l’aime ; et sa seule beauté
Pouvait me consoler de ce que j’ai quitté…
Scène 2
Puis-je parler, seigneur, et de votre amitié
Espérer une grâce à force de pitié ?
Je me suis jusqu’ici fait trop de violence,
Pour augmenter encor mes maux par mon silence.
Ce que je vais vous dire est digne du trépas ;
Mais aussi j’en mourrai, si je ne le dis pas.
Apprenez donc mon crime, et voyez s’il faut faire
Justice d’un coupable, ou grâce aux voeux d’un frère.
J’ai vu ce que j’aimais choisi pour être à vous,
Et je l’ai vu longtemps sans en être jaloux.
Vous n’aimiez Domitie alors que par contrainte :
Vous vous faisiez effort, j’imitais votre feinte ;
Et comme aux lois d’un père il fallait obéir,
Je feignais d’oublier, vous de ne point haïr…
Tite…
J’ai des yeux d’empereur, et n’ai plus ceux de Tite ;
Je vois en Domitie un tout autre mérite,
J’écoute la raison, j’en goûte les conseils,
Et j’aime comme il faut qu’aiment tous mes pareils.
Si dans les premiers jours que vous m’avez vu maître
Votre feu mal éteint avait voulu paraître,
J’aurais pu me combattre et me vaincre pour vous ;
Mais si près d’un hymen si souhaité de tous,
Quand Domitie a droit de s’en croire assurée,
Que le jour en est pris, la fête préparée,
Je l’aime, et lui dois trop pour jeter sur son front
L’éternelle rougeur d’un si mortel affront.
Rome entière et ma foi l’appellent à l’empire :…
Hélas !
Ce qui vous fut aisé, seigneur, ne me l’est pas.
Quand vous avez changé, voyiez vous Bérénice ?
De votre changement son départ fut complice ;
Vous l’aviez éloignée, et j’ai devant les yeux,
Je vois presqu’en vos bras ce que j’aime le mieux.
Jugez de ma douleur par l’excès de la vôtre,
Si vous voyiez la reine entre les bras d’un autre ;
Contre un rival heureux épargneriez-vous rien,
À moins que d’un respect aussi grand que le mien ?
Vengez-vous, j’y consens ; que rien ne vous retienne.
Je prends votre maîtresse ; allez, prenez la mienne.
Épousez Bérénice, et…
Vous n’achevez point,
Seigneur : ne pourriez-vous aimer jusqu’à ce point ?
Oui, si je ne craignais pour vous l’injuste haine
Que Rome concevrait pour l’époux d’une reine.
Dites, dites, seigneur, qu’il est bien malaisé
De céder ce qu’adore un coeur bien embrasé ;
Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme,
Satisfaites en maître une si belle flamme ;
Quand vous aurez su dire une fois : » je le veux, «
D’un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux.
Bérénice est toujours digne de votre couche,
Et Domitie enfin vous parle par ma bouche ;
Car je ne saurais plus vous le taire ; oui, seigneur,…
Scène 4
Vous en serez surpris,
Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle :
La reine Bérénice…
Eh bien ! Est infidèle ?
Et son esprit, charmé par un plus doux souci…
Elle est dans ce palais, seigneur ; et la voici.
Scène 5
Ô dieux ! Est-ce, madame, aux reines de surprendre ?
Quel accueil, quels honneurs peuvent-elles attendre,
Quand leur surprise envie au souverain pouvoir
Celui de donner ordre à les bien recevoir ?
Pardonnez-le, seigneur, à mon impatience.
J’ai fait sous d’autres noms demander audience :
Vous la donniez trop tard à mes ambassadeurs ;
Je n’ai pu tant attendre à voir tant de grandeurs ;
Et quoique par vous-même autrefois exilée,
Sans ordre et sans aveu je me suis rappelée,
Pour être la première à mettre à vos genoux
Le sceptre qu’à présent je ne tiens que de vous,
Et prendre sur les rois cet illustre avantage
De leur donner l’exemple à vous en faire hommage.
Je ne vous dirai point avec quelles langueurs
D’un si cruel exil j’ai souffert les longueurs :
Vous savez trop…
Je sais votre zèle, et l’admire,
Madame ; et pour me voir possesseur de l’empire,
Pour me rendre vos soins, je ne méritais pas
Que rien vous pût résoudre à quitter vos états,
Qu’une si grande reine en formât la pensée.
Un voyage si long vous doit avoir lassée.
Conduisez-la, mon frère, en son appartement….
Scène 6
Seigneur, faut-il ici vous rendre votre foi ?
Ne regardez que vous entre la reine et moi ;
Parlez sans vous contraindre, et me daignez apprendre
Où porte votre coeur ce qu’il sent de plus tendre.
Adieu, madame, adieu. Dans le trouble où je suis,
Me taire et vous quitter, c’est tout ce que je puis.
Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
Fait mon retour à Rome en cette conjoncture ?
Oui, madame : j’ai vu presque tous vos amis,
Et su d’eux quel espoir vous peut être permis.
Il est peu de Romains qui penchent la balance
Vers l’extrême hauteur ou l’extrême indulgence :
La plupart d’eux embrasse un avis modéré
Par qui votre retour n’est pas déshonoré,
Mais à l’hymen de Tite il vous ferme la porte :
La fière Domitie est partout la plus forte ;
La vertu de son père et son illustre sang
À son ambition assure ce haut rang.
Qu’elle répande ailleurs ces effets éclatants,
Et ne m’enlève point le seul où je prétends.
Elle n’a point de part en ce que je mérite :
Elle ne me doit rien, je n’ai servi que Tite.
Si j’ai vu sans douleur mon pays désolé,
C’est à Tite, à lui seul, que j’ai tout immolé ;
Sans lui, sans l’espérance à mon amour offerte,
J’aurais servi Solyme, ou péri dans sa perte ;
Et quand Rome s’efforce à m’arracher son coeur,
Elle sert le courroux d’un dieu juste vengeur…
On parle des périls où votre amour l’expose :
» de cet hymen, dit-on, les noeuds si désirés
Serviront de prétexte à mille conjurés ;
Ils pourront soulever jusqu’à son propre frère...
Ne dit-on rien de plus ?
Ah ! Madame, je tremble
À vous dire encor…
Quoi ?
Quelle est l’occasion qui le fait assembler ?
L’occasion n’a rien qui vous doive troubler ;
Et ce n’est qu’à dessein de pourvoir aux dommages
Que du Vésuve ardent ont causés les ravages ;
Mais Domitie aura des amis, des parents,
Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.
Quoi que sur mes destins ils usurpent d’empire,
Je ne vois pas leur maître en état d’y souscrire.
Philon, laissons-les faire : ils n’ont qu’à me bannir
Pour trouver hautement l’art de me retenir.
Contre toutes leurs voix je ne veux qu’un suffrage,
Et l’ardeur de me nuire achèvera l’ouvrage…
Scène 5
Allez dire au sénat, Flavian, qu’il se lève :
Quoi qu’il ait commencé, je défends qu’il achève.
Soit qu’il parle à présent du Vésuve ou de moi,
Qu’il cesse, et que chacun se retire chez soi.
Ainsi le veut la reine ; et comme amant fidèle,
Je veux qu’il obéisse aux lois que je prends d’elle,
Qu’il laisse à notre amour régler notre intérêt.
Il n’est plus temps, seigneur ; j’en apporte l’arrêt.
Qu’ose-t-il m’ordonner ?
Seigneur, il vous conjure
De remplir tout l’espoir d’une flamme si pure.
Des services rendus à vous, à tout l’état,
C’est le prix qu’a jugé lui devoir le sénat ;
Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
D’une commune voix Rome adopte la reine ;
Et le peuple à grands cris montre sa passion
De voir un plein effet de cette adoption.
Madame…
Permettez, seigneur, que je prévienne
Ce que peut votre flamme accorder à la mienne.
Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
N’a plus à redouter aucune indignité.
J’éprouve du sénat l’amour et la justice,
Et n’ai qu’à le vouloir pour être impératrice.
Je n’abuserai point d’un surprenant respect
Qui semble un peu bien prompt pour n’être point suspect :
Souvent on se dédit de tant de complaisance…
Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix ;
Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois ;
Rendons-lui, vous et moi, cette reconnaissance
D’en avoir pour vous plaire affaibli la puissance,
De l’avoir immolée à vos plus doux souhaits.
On nous aime : faisons qu’on nous aime à jamais…
Le ciel de ces périls saura trop nous garder.
Je les vois de trop près pour vous y hasarder.
Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…
Jamais un tendre amour n’expose ce qu’il aime.
Mais, madame, tout cède, et nos voeux exaucés…
Votre coeur est à moi, j’y règne ; c’est assez.
Malgré les voeux publics refuser d’être heureuse,
C’est plus craindre qu’aimer.
La crainte est amoureuse.
Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir.
Elle passe aujourd’hui celle du plus grand homme,
Puisqu’enfin je triomphe et dans Rome et de Rome :
J’y vois à mes genoux le peuple et le sénat ;
Plus j’y craignais de honte, et plus j’y prends d’éclat ;
J’y tremblais sous sa haine, et la laisse impuissante ;
J’y rentrais exilée, et j’en sors triomphante.
L’amour peut-il se faire une si dure loi ?
La raison me la fait malgré vous, malgré moi.
Si je vous en croyais, si je voulais m’en croire,
Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire.
Épousez Domitie : il ne m’importe plus
Qui vous enrichissiez d’un si noble refus.
C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre ;
Et je serais à vous, si j’aimais comme une autre.
Adieu, seigneur : je pars.
Ah ! Madame, arrêtez.
Est-ce là donc pour moi l’effet de vos bontés,
Madame ? Est-ce le prix de vous avoir servie ?
J’assure votre gloire, et vous m’ôtez la vie.
Ne vous alarmez point : quoi que la reine ait dit,
Domitie est à vous, si j’ai quelque crédit.
Madame, en ce refus un tel amour éclate,
Que j’aurais pour vous l’âme au dernier point ingrate,
Et mériterais mal ce qu’on a fait pour moi,
Si je portais ailleurs la main que je vous doi…
Le mien vous aurait fait déjà ces beaux serments,
S’il n’eût craint d’inspirer de pareils sentiments :
Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome,
Qui fassent à jamais revivre un si grand homme.
Pour revivre en des fils nous n’en mourons pas moins,
Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins.
Du levant au couchant, du More jusqu’au Scythe,
Les peuples vanteront et Bérénice et Tite ;
Et l’histoire à l’envi forcera l’avenir
D’en garder à jamais l’illustre souvenir.
Prince, après mon trépas soyez sûr de l’empire ;
Prenez-y part en frère, attendant que j’expire.
Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous…
Ah ! C’en est trop, seigneur…
Suréna (1674)
Tragédie en cinq actes, Surena est représentée en 1974 à l’Hôtel de Bourgogne puis publiée en 1675. Au moment où tout le monde n’a plus d’yeux que pour son rival Jean Racine, la pièce ne connait pas le succès attendu. Corneille comprend alors que la gloire est désormais derrière lui, quarante-cinq ans après ses premières pièces. Il décide donc de mettre fin à sa carrière d’auteur dramatique. Autre coup dur pour l’auteur, il perd la rente annuelle qu’il percevait depuis 1663 en tant que « prodige et ornement du théâtre français » Petite consolation posthume, Surena est considérée à notre époque comme un chef-d’oeuvre.
Eurydice (fille d’Artabase, roi d’Arménie)
Ne me parle plus tant de joie et d’hyménée ;
Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée,
Ormène : c’est ici que doit s’exécuter
Ce traité qu’à deux rois il a plu d’arrêter ;
Et l’on a préféré cette superbe ville,
Ces murs de Séleucie, aux murs d’Hécatompyle…
Ormene (dame d’honneur d’Eurydice)
Vous madame ?
Eurydice
Ormène, je l’ai tu
Tant que j’ai pu me rendre à toute ma vertu.
N’espérant jamais voir l’amant qui m’a charmée,
Ma flamme dans mon cœur se tenait renfermée :
L’absence et la raison semblaient la dissiper ;
Le manque d’espoir même aidait à me tromper.
Je crus ce cœur tranquille, et mon devoir sévère
Le préparait sans peine aux lois du roi mon père,
Au choix qui lui plairait. Mais, ô dieux ! Quel tourment,
S’il faut prendre un époux aux yeux de cet amant !
Ormen
Aux yeux de votre amant !
Eurydice
Il est temps de te dire
Et quel malheur m’accable, et pour qui je soupire.
Le mal qui s’évapore en devient plus léger,
Et le mien avec toi cherche à se soulager.
Quand l’avare Crassus, chef des troupes romaines,
Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines,
Tu sais que de mon père il brigua le secours ;
Qu’Orode en fit autant au bout de quelques jours ;
Que pour ambassadeur il prit ce héros même,
Qui l’avait su venger et rendre au diadème.
Ormene
Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi,
Et Cassius pour Rome avoir le même emploi.
Je vis de ces états l’orgueilleuse puissance
D’Artabase à l’envi mendier l’assistance,
Ces deux grands intérêts partager votre cour,
Et des ambassadeurs prolonger le séjour.
Eurydice
Tous deux, ainsi qu’au roi, me rendirent visite,
Et j’en connus bientôt le différent mérite.
L’un, fier et tout gonflé d’un vieux mépris des rois,
Semblait pour compliment nous apporter des lois ;
L’autre, par les devoirs d’un respect légitime,
Vengeait le sceptre en nous de ce manque d’estime.
L’amour s’en mêla même ; et tout son entretien
Sembla m’offrir son cœur, et demander le mien.
Il l’obtint ; et mes yeux, que charmait sa présence,
Soudain avec les siens en firent confidence.
Ces muets truchements surent lui révéler
Ce que je me forçais à lui dissimuler ;
Et les mêmes regards qui m’expliquaient sa flamme
S’instruisaient dans les miens du secret de mon âme….
Ormene
Cependant est-il roi, madame ?
Eurydice
Il ne l’est pas ;
Mais il sait rétablir les rois dans leurs états.
Des Parthes le mieux fait d’esprit et de visage,
Le plus puissant en biens, le plus grand en courage,
Le plus noble : joins-y l’amour qu’il a pour moi ;
Et tout cela vaut bien un roi qui n’est que roi….
Ormene
Qu’auriez-vous de plus ?
Eurydice
Je suis jalouse.
Ormene
Jalouse ! Quoi ? Pour comble aux maux dont je vous plains…
Eurydice
Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains.
Orode fait venir la princesse sa fille ;
Et s’il veut de mon bien enrichir sa famille,
S’il veut qu’un double hymen honore un même jour,
Conçois mes déplaisirs : je t’ai dit mon amour.
C’est bien assez, ô ciel ! Que le pouvoir suprême
Me livre en d’autres bras aux yeux de ce que j’aime :
Ne me condamne pas à ce nouvel ennui
De voir tout ce que j’aime entre les bras d’autrui.
Ormen
Votre douleur, madame, est trop ingénieuse.
Eurydice
Quand on a commencé de se voir malheureuse,
Rien ne s’offre à nos yeux qui ne fasse trembler :
La plus fausse apparence a droit de nous troubler ;
Et tout ce qu’on prévoit, tout ce qu’on s’imagine,
Forme un nouveau poison pour une âme chagrine.
Ormene
En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d’appas
Qu’il en faille faire un d’un hymen qui n’est pas ?
Eurydice
La princesse est mandée, elle vient, elle est belle ;
Un vainqueur des Romains n’est que trop digne d’elle.
S’il la voit, s’il lui parle, et si le roi le veut…
J’en dis trop ; et déjà tout mon cœur qui s’émeut…
Ormene
À soulager vos maux appliquez même étude
Qu’à prendre un vain soupçon pour une certitude :
Songez par où l’aigreur s’en pourrait adoucir.
Eurydice
J’y fais ce que je puis, et n’y puis réussir.
N’osant voir Suréna, qui règne en ma pensée,
Et qui me croit peut-être une âme intéressée,
Tu vois quelle amitié j’ai faite avec sa sœur :
Je crois le voir en elle, et c’est quelque douceur,
Mais légère, mais faible, et qui me gêne l’âme
Par l’inutile soin de lui cacher ma flamme.…
Scène 3
Eurydice
Je vous ai fait prier de ne me plus revoir,
Pacorus (fils d’Orode, Roi des Parthes)
Suréna, votre zèle a trop servi mon père
Pour m’en laisser attendre un devoir moins sincère ;
Et si près d’un hymen qui doit m’être assez doux,
Je mets ma confiance et mon espoir en vous.
Palmis avec raison de cet hymen murmure ;
Mais je puis réparer ce qu’il lui fait d’injure ;
Et vous n’ignorez pas qu’à former ces grands nœuds
Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d’eux.
Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses,
Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses,
Et je puis hautement vous engager ma foi
Que vous ne vous plaindrez du prince ni du roi.
Surena
Cessez de me traiter, seigneur, en mercenaire :
Je n’ai jamais servi par espoir de salaire ;
La gloire m’en suffit, et le prix que reçoit…
Pacorus
Je sais ce que je dois quand on fait ce qu’on doit,
Et si de l’accepter ce grand cœur vous dispense,
Le mien se satisfait alors qu’il récompense.
J’épouse une princesse en qui les doux accords
Des grâces de l’esprit avec celles du corps
Forment le plus brillant et plus noble assemblage
Qui puisse orner une âme et parer un visage.
Je n’en dis que ce mot ; et vous savez assez
Quels en sont les attraits, vous qui la connaissez.
Cette princesse donc, si belle, si parfaite,
Je crains qu’elle n’ait pas ce que plus je souhaite :
Qu’elle manque d’amour, ou plutôt que ses vœux
N’aillent pas tout à fait du côté que je veux.
Vous qui l’avez tant vue, et qu’un devoir fidèle
A tenu si longtemps près de son père et d’elle,
Ne me déguisez point ce que dans cette cour
Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour.
Surena
Je la voyais, seigneur, mais pour gagner son père :
C’étoit tout mon emploi, c’était ma seule affaire ;
Et je croyais par elle être sûr de son choix ;
Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix.
Du reste, ne prenant intérêt à m’instruire
Que de ce qui pouvait vous servir ou vous nuire,
Comme je me bornais à remplir ce devoir,
Je puis n’avoir pas vu ce qu’un autre eût pu voir….
Pacorus
Quoi ? De ce que je crains vous n’auriez nulle idée ?
Par aucune ambassade on ne l’a demandée ?…
Surena
Durant tout mon séjour rien n’y blessait ma vue ;
Je n’y rencontrais point de visite assidue,
Point de devoirs suspects, ni d’entretiens si doux
Que si j’avais aimé, j’en dusse être jaloux.
Mais qui vous peut donner cette importune crainte,
Seigneur ?
Pacorus
Plus je la vois, plus j’y vois de contrainte :
Elle semble, aussitôt que j’ose en approcher,
Avoir je ne sais quoi qu’elle me veut cacher ;…
Surena
N’en appréhendez rien. Encor toute étonnée,
Toute tremblante encore au seul nom d’hyménée,
Pleine de son pays, pleine de ses parents,
Il lui passe en l’esprit cent chagrins différents.
Pacorus
Mais il semble, à la voir, que son chagrin s’applique
À braver par dépit l’allégresse publique :
Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs
Que par un plein succès l’amour verse en nos cœurs…
Surena
Tout cessera, seigneur, dès que sa foi reçue
Aura mis en vos mains la main qui vous est due :
Vous verrez ces chagrins détruits en moins d’un jour,
Et toute sa vertu devenir toute amour.
Pacorus
C’est beaucoup hasarder que de prendre assurance
Sur une si légère et douteuse espérance ;
Et qu’aura cet amour d’heureux, de singulier,
Qu’à son trop de vertu je devrai tout entier ?
Surena
Seigneur, je l’aperçois ; l’occasion est belle.
Mais si vous en tirez quelque éclaircissement
Qui donne à votre crainte un juste fondement,
Que ferez-vous ?
Pacorus
J’en doute, et pour ne vous rien feindre,
Je crois m’aimer assez pour ne la pas contraindre ;
Mais tel chagrin aussi pourrait me survenir,
Que je l’épouserais afin de la punir…
Acte III- Scène 2
Orode (Roi des Parthes)
Suréna, vos services
(Qui l’aurait osé croire ?) ont pour moi des supplices :
J’en ai honte, et ne puis assez me consoler
De ne voir aucun don qui les puisse égaler.
Suppléez au défaut d’une reconnaissance
Dont vos propres exploits m’ont mis en impuissance ;
Et s’il en est un prix dont vous fassiez état,
Donnez-moi les moyens d’être un peu moins ingrat.
Surena
Quand je vous ai servi, j’ai reçu mon salaire,
Seigneur, et n’ai rien fait qu’un sujet n’ait dû faire ;
La gloire m’en demeure, et c’est l’unique prix
Que s’en est proposé le soin que j’en ai pris….
Orode
Ma gratitude oserait se borner
Au pardon d’un malheur qu’on ne peut deviner,
Qui n’arrivera point ? Et j’attendrais un crime
Pour vous montrer le fond de toute mon estime ?
Le ciel m’est plus propice, et m’en ouvre un moyen
Par l’heureuse union de votre sang au mien :
D’avoir tant fait pour moi ce sera le salaire.
Surena
J’en ai flatté longtemps un espoir téméraire ;
Mais puisqu’enfin le prince…
Orode
Il aima votre sœur,
Et le bien de l’état lui dérobe son cœur :
La paix de l’Arménie à ce prix est jurée.
Mais l’injure aisément peut être réparée ;
J’y sais des rois tous prêts ; et pour vous, dès demain,
Mandane, que j’attends, vous donnera la main.
C’est tout ce qu’en la mienne ont mis des destinées
Qu’à force de hauts faits la vôtre a couronnées.
Surena
À cet excès d’honneur rien ne peut s’égaler ;
Mais si vous me laissiez liberté d’en parler,
Je vous dirais, seigneur, que l’amour paternelle
Doit à cette princesse un trône digne d’elle ;
Que l’inégalité de mon destin au sien
Ravalerait son sang sans élever le mien ;
Qu’une telle union, quelque haut qu’on la mette,
Me laisse encor sujet, et la rendrait sujette ;
Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits,
Au lieu de rois à naître, il naîtrait des sujets….
Orode
Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête
Que vous me demandez ma grâce toute prête ?
Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur
Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur ?
Il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome ;
Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N’ont jamais sûreté d’être toujours heureux.
J’ai donné ma parole : elle est inviolable.
Le prince aime Eurydice autant qu’elle est aimable ;
Et s’il faut dire tout, je lui dois cet appui
Contre ce que Phradate osera contre lui ;
Car tout ce qu’attenta contre moi Mithradate,
Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate :…
Surena
Il sait que je sais mon devoir,
Et n’a pas oublié que dompter des rebelles,
Détrôner un tyran…
Orode
Ces actions sont belles ;
Mais pour m’avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?
Surena
La dédaigner, seigneur, quand mon zèle fidèle
N’ose me regarder que comme indigne d’elle !
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Et pour la mériter, je cours me faire roi.
S’il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
Et vous direz après si c’est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner.
Mais je suis né sujet, et j’aime trop à l’être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu’un homme tel que moi
Souille par son hymen le pur sang de son roi.
Orode
Je n’examine point si ce respect déguise ;
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n’est malaisé quand son bras l’entreprend.
Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières,
Que sur tant de vassaux je n’ai d’autorité
Qu’autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu’ici suivi comme fidèle,
Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.
Surena
Par quel crime, seigneur, ou par quelle imprudence
Ai-je pu mériter si peu de confiance ?
Si mon cœur, si mon bras pouvait être gagné,
Mithradate et Crassus n’auraient rien épargné :
Tous les deux…
Orode
Laissons là Crassus et Mithradate.
Suréna, j’aime à voir que votre gloire éclate :
Tout ce que je vous dois, j’aime à le publier ;
Mais quand je m’en souviens, vous devez l’oublier.
Si le ciel par vos mains m’a rendu cet empire,…
Surena
Je reviens à Palmis, seigneur. De mes hommages
Si les lois du devoir sont de trop faibles gages,
En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois,
Qu’avoir une sœur reine et des neveux pour rois ?
Mettez mon sang au trône, et n’en cherchez point d’autres,
Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres,
Que tout cet univers, que tout notre avenir
Ne trouve aucune voie à les en désunir.
Orode
Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée,
Au milieu des apprêts d’un si grand hyménée ?
Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver
Un ami que la paix vient de leur enlever ?
Si le prince renonce au bonheur qu’il espère,
Que dira la princesse, et que fera son père ?
Surena
Pour son père, seigneur, laissez-m’en le souci.
J’en réponds, et pourrais répondre d’elle aussi.
Malgré la triste paix que vous avez jurée,
Avec le prince même elle s’est déclarée ;
Et si je puis vous dire avec quels sentiments
Elle attend à demain l’effet de vos serments,
Elle aime ailleurs.
Orode
Et qui ?
Surena
C’est ce qu’elle aime à taire :
Du reste son amour n’en fait aucun mystère,
Et cherche à reculer les effets d’un traité
Qui fait tant murmurer votre peuple irrité.
Orode
Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire
Pour lui donner des rois quel sang je dois élire ?
Et pour voir dans l’état tous mes ordres suivis,
Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ?
Surena
Seigneur, je n’aime rien.
Orode
Que vous aimiez ou non,
Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don.
Surena
Mais si j’aime en tel lieu qu’il m’en faille avoir honte,
Du secret de mon cœur puis-je vous rendre conte ?
Orode
À demain, Suréna. S’il se peut, dès ce jour,
Résolvons cet hymen avec ou sans amour.
Cependant allez voir la princesse Eurydice ;
Sous les lois du devoir ramenez son caprice ;
Et ne m’obligez point à faire à ses appas
Un compliment de roi qui ne lui plairait pas…
Acte IV- Scène 1
Oui, votre intelligence à demi découverte
Met votre Suréna sur le bord de sa perte.
Je l’ai su de Silllace ; et j’ai lieu de douter
Qu’il n’ait, s’il faut tout dire, ordre de l’arrêter.Eurydice
On n’oserait, Ormène ; on n’oserait.Ormene
Madame,
Croyez-en un peu moins votre fermeté d’âme.
Un héros arrêté n’a que deux bras à lui,
Et souvent trop de gloire est un débile appui.
Eurydice
Je sais que le mérite est sujet à l’envie,
Que son chagrin s’attache à la plus belle vie.
Mais sur quelle apparence oses-tu présumer
Qu’on pourrait… ?
Ormene
Il vous aime, et s’en est fait aimer.
Eurydice
Qui l’a dit ?
Ormene
Vous et lui : c’est son crime et le vôtre.
Il refuse Mandane, et n’en veut aucune autre ;
On sait que vous aimez ; on ignore l’amant :
Madame, tout cela parle trop clairement.
Eurydice
Ce sont de vains soupçons qu’avec moi tu hasardes.
Scène 2
Palmis (sœur de Suréna)
Madame, à chaque porte on a posé des gardes :
Rien n’entre, rien ne sort qu’avec ordre du roi.
Eurydice
Qu’importe ? Et quel sujet en prenez-vous d’effroi ?
Palmis
Ou quelque grand orage à nous troubler s’apprête,
Ou l’on en veut, madame, à quelque grande tête :
Je tremble pour mon frère.
Eurydice
À quel propos trembler ?
Un roi qui lui doit tout voudrait-il l’accabler ?
Palmis
Vous le figurez-vous à tel point insensible,
Que de son alliance un refus si visible… ?
Eurydice
Un si rare service a su le prévenir
Qu’il doit récompenser avant que de punir.
Palmis
Il le doit ; mais après une pareille offense,
Il est rare qu’on songe à la reconnaissance,
Et par un tel mépris le service effacé
Ne tient plus d’yeux ouverts sur ce qui s’est passé…
Scène 4
Pacorus
Suréna, je me plains, et j’ai lieu de me plaindre.
Surena
De moi, seigneur ?
Pacorus
De vous. Il n’est plus temps de feindre :
Malgré tous vos détours on sait la vérité ;
Et j’attendais de vous plus de sincérité,
Moi qui mettais en vous ma confiance entière,
Et ne voulais souffrir aucune autre lumière…
Surena
Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime,
Seigneur ; mais après tout j’ignore encor mon crime.
Pacorus
Vous refusez Mandane avec tant de respect,
Qu’il est trop raisonné pour n’être point suspect…
Vous avez mieux aimé tenter un artifice
Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice,
En me donnant le change attirer mon courroux,
Et montrer quel objet vous réservez pour vous….
Surena
Je le vois bien, seigneur : qu’on m’aime, qu’on vous aime,
Qu’on ne vous aime pas, que je n’aime pas même,
Tout m’est compté pour crime ; et je dois seul au roi
Répondre de Palmis, d’Eurydice et de moi :…
Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire
Que l’empire des cœurs n’est pas de votre empire,
Et que l’amour, jaloux de son autorité,
Ne reconnaît ni roi ni souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l’appelle :
Dès qu’on le violente, on en fait un rebelle ;
Et je suis criminel de ne pas triompher,
Quand vous-même, seigneur, ne pouvez l’étouffer !
Changez-en par votre ordre à tel point le caprice,
Qu’Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse ;
Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis,
Qu’il dédaigne Eurydice, et retourne à Palmis…
Pacorus
Je pardonne à l’amour les crimes qu’il fait faire ;
Mais je n’excuse point ceux qu’il s’obstine à taire,
Qui cachés avec soin se commettent longtemps,
Et tiennent près des rois de secrets mécontents.
Un sujet qui se voit le rival de son maître,
Quelque étude qu’il perde à ne le point paraître,
Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat ;
Et d’un crime d’amour il en fait un d’état…
Surena
Oui ; mais quand de son maître on lui fait un rival ;
Qu’il aimait le premier ; qu’en dépit de sa flamme,
Il cède, aimé qu’il est, ce qu’adore son âme ;
Qu’il renonce à l’espoir, dédit sa passion :
Est-il digne de grâce, ou de compassion ?
Pacorus
Qui cède ce qu’il aime est digne qu’on le loue ;
Mais il ne cède rien, quand on l’en désavoue ;
Et les illusions d’un si faux compliment
Ne méritent qu’un long et vrai ressentiment.
Surena
Tout à l’heure, seigneur, vous me parliez de grâce,
Et déjà vous passez jusques à la menace !
La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir ;
La menace n’a rien qui les puisse émouvoir…
Qu’on veuille mon épée, ou qu’on veuille ma tête,
Dites un mot, seigneur, et l’une et l’autre est prête :
Je n’ai goutte de sang qui ne soit à mon roi ;
Et si l’on m’ose perdre, il perdra plus que moi.
J’ai vécu pour ma gloire autant qu’il fallait vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre ;
Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux,
Je n’aurai pas peut-être assez vécu pour vous.
PACORUS.
Suréna, mes pareils n’aiment point ces manières :
Ce sont fausses vertus que des vertus si fières.
Après tant de hauts faits et d’exploits signalés,
Le roi ne peut douter de ce que vous valez ;
Il ne veut point vous perdre : épargnez-vous la peine
D’attirer sa colère et mériter ma haine ;
Donnez à vos égaux l’exemple d’obéir,
Plutôt que d’un amour qui cherche à vous trahir…
Recevez cet avis d’une amitié fidèle.
Ce soir la reine arrive, et Mandane avec elle.
Je ne demande point le secret de vos feux ;
Mais songez bien qu’un roi, quand il dit : « je le veux… »
Adieu : ce mot suffit, et vous devez m’entendre.
Surena
Je fais plus, je prévois ce que j’en dois attendre :
Je l’attends sans frayeur ; et quel qu’en soit le cours,
J’aurai soin de ma gloire ; ordonnez de mes jours.
Scène 2
Eurydice
Seigneur, le roi condamne
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane ;
Le refus n’en saurait demeurer impuni :
Il lui faut l’une ou l’autre, ou vous êtes banni.
Surena
Madame, ce refus n’est point vers lui mon crime ;
Vous m’aimez : ce n’est point non plus ce qui l’anime.
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr :
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse…
Scène 5
Eurydice
Je n’y résiste plus, vous me le défendez.
Ormène vient à nous, et lui peut aller dire
Qu’il épouse… Achevez tandis que je soupire.
Palmis
Elle vient toute en pleurs.
Ormene
Qu’il vous en va coûter !
Et que pour suréna…
Palmis
L’a-t-on fait arrêter ?
Ormene
À peine du palais il sortait dans la rue,
Qu’une flèche a parti d’une main inconnue ;
Deux autres l’ont suivie ; et j’ai vu ce vainqueur,
Comme si toutes trois l’avaient atteint au cœur,
Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place.
Euridice
Hélas !
Ormene
Songez à vous, la suite vous menace ;
Et je pense avoir même entendu quelque voix
Nous crier qu’on apprît à dédaigner les rois.
Palmis
Prince ingrat ! Lâche roi ! Que fais-tu du tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la terre ?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si de pareils tyrans n’en sont point écrasés ?
Et vous, madame, et vous dont l’amour inutile,
Dont l’intrépide orgueil paraît encor tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner,
Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l’avantage.
Quoi ? Vous causez sa perte, et n’avez point de pleurs !
Eurydice
Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs.
Ormène, soutiens-moi.
Ormene
Que dites-vous, madame ?
Eurydice
Généreux Suréna, reçois toute mon âme.
Ormene
Emportons-la d’ici pour la mieux secourir.
Palmis
Suspendez ces douleurs qui pressent de mourir,
Grands dieux ! Et dans les maux où vous m’avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée !
Toutes les œuvres de Pierre de Corneille:
Théâtre:
- Mélite (1629)
- Clitandre ou l’Innocence persécutée (1631)
- La Veuve (1632)
- La Galerie du Palais (1633)
- La Suivante (1634)
- La Place royale (1634)
- Médée (1635)
- L’Illusion comique (1636)
- Le Cid (1637)
- Horace (1640)
- Cinna ou la Clémence d’Auguste (1642)
- Polyeucte (1642)
- Le Menteur (1644)
- La Mort de Pompée (1643)
- Rodogune (1644)
- La Suite du Menteur (1645)
- Théodore (1646)
- Héraclius (1647)
- Don Sanche d’Aragon (1649)
- Andromède (1650)
- Nicomède (1651)
- Pertharite (1651)
- Œdipe (1659)
- La Toison d’or (1660)
- Sertorius (1662)
- Sophonisbe (1663)
- Othon (1664)
- Agésilas (1666)
- Attila (1667)
- Tite et Bérénice (1670)
- Pulchérie (1672)
- Suréna (1674)
Autres:
- Au lecteur (1644)
- Au lecteur (1648)
- Au lecteur (1663)
- Discours du poème dramatique (1660)
- Discours de la tragédie
- Discours des trois unités
- Lettre apologétique
- Discours à l’Académie
- Épitaphe de Dom Jean Goulu
Traductions
- L’Imitation de Jésus-Christ
- Louanges de la Sainte Vierge
- Psaumes du Bréviaire romain
- L’Office de la Sainte Vierge
- Vêpres des dimanches et complies
- Hymnes du Bréviaire romain
- Hymnes de Saint Victor
- Hymnes de Sainte Geneviève
Citations de Pierre Corneille:
- “Aux âmes bien nées, La valeur n’attend point le nombre des années.”
- “A qui sait bien aimer, il n’est rien d’impossible.”
- “Un véritable roi n’est ni mari ni père.”
- “Fuyez un ennemi qui sait votre défaut.”
- “A raconter ses maux, souvent on les soulage.”
- “Un bien acquis sans peine est un trésor en l’air. ”
- “Dans le bonheur d’autrui, je cherche mon bonheur. ”
- “Qui se laisse outrager mérite qu’on l’outrage.”
- “Un bienfait perd sa grâce à le trop publier.”
- “Je ne fais rien du tout quand je pense tout faire.”
- “On a peine à haïr ce qu’on a bien aimé. Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.”
- “C’est une imprudence d’écouter trop d’avis, et se tromper au choix.”
- “Qui veut tout retenir laisse tout échapper.”
- “Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.”
- “L’amour a des tendresses que nous n’apprenons point qu’auprès de nos maîtresses.”
- “Bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore, Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.”
- “La vanité repousse la bienveillance, la modestie l’attire.”
- “On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crimes.”
Hommages à Corneille
Ecrits:
- Fontenelle: Vie de Corneille
- Taschereau: Vie de Corneille
- Guizot: Vie de Corneille
- Voltaire a publié ses œuvres avec un Commentaire
- La Bruyère, Racine, Gaillard, Bailly, Auger, Victorin Fabre: Éloge.
- Sainte-Beuve a consacré au Cid quatre Nouveaux Lundis.
Autres:
- Un portrait de Pierre Corneille du peintre François Sicre (entre 1680 et 1683), exposé au musée Carnavalet.
- A son effigie un billet de 100 francs français (1964), œuvre de Jean Lefeuvre.
- Statue en fonte de cire perdue (1834), par David d’Angers, devant le Théâtre des Arts de Rouen.
- Statue en bronze (1837), de Duaparc, dans la cour du Lycée Corneille de Rouen.
- Statue en marbre blanc (1840), de Jean-Pierre Cortot, dans le hall de l’Hôtel de Ville de Rouen.
- Statue (1857) de Philippe Joseph Henri Lemaire, Palais du Louvre (aile Turgot).