Biographie de Nicolas Boileau (1636-1711)
Né à Paris le 1er novembre 1636 d’une famille bourgeoise cultivée et traditionaliste dont il est le quinzième enfant, Nicolas Boileau est un poète satirique, moraliste et théoricien de la poésie. Sa mère décède alors qu’il n’est âgé que deux ans. Il est donc élevé par son père qui le destine au droit. Il entame sa scolarité au collège d’Harcourt, puis rejoint celui de Beauvais pour des études de droit. Bien qu’issue d’une longue lignée de juristes, il manifeste peu d »intérêt à ses études. Il se passionne pour les grands poètes de l’Antiquité et préfère lire les auteurs classiques, les poèmes modernes et les romans. Malgré tout il entreprend des études de théologie à la Sorbonne vouée également à l’échec. Admis au barreau en septembre 1656, il est reçu avocat mais abandonne.
La mort de son père en 1657 le met à l’abri du besoin grâce à sa part d’héritage. Il se consacre alors entièrement à la poésie, alors que son frère Gilles Boileau l’introduit dans des cercles mondains et distingués. Son succès lui vaut la protection de la marquise de Rambouillet. C’est dans l’hôtel de celle-ci qu’il rencontre Chapelain et Cotin, Madame de Lafayette, Madame de Sévigné et de François de La Rochefoucault. Peu à peu aussi il se lie avec Racine, Molière et La Fontaine. Après dix années d’intense production littéraire, arrive la reconnaissance. Il devient d’abord avec son ami Racine, historiographe du roi Louis XIV en 1677. Il est ensuite élu à l’académie française en 1684, place qu’il accepta sur insistance du roi.
Impitoyable pour les mauvais poète, mais bon et attentionné dans la sphère privée, il participe activement à la querelle des Anciens et des Modernes. Une polémique littéraire et artistique entre deux courants antagonistes, qui gagne même l’Académie française à la fin du VXII siècle. Il défend avec acharnement les écrivains de l’Antiquité, qu’il considère comme des modèles toujours d’actualité, contre Charles Perrault qui prétend le contraire et défend le siècle des écrivains sous Louis XIV. Il mène ce combat avec ses amis Racine et Mme Dacier, l’un des chefs du parti des anciens ; il fut aussi l’ami de Molière, de La Rochefoucauld, de Lamoignon, de Condé, et fréquenta le salon de Ninon de Lenclos.
On reprochera à Boileau d’avoir lui aussi, par ses flatteries, contribué au culte de la royauté, même si à l’époque louer le roi était tout à fait naturel. Cependant le poète n’est pas allé jusqu’à la bassesse, puisqu’il lui est arrivé parfois de dire au roi la vérité. Le même reproche est fait pour son ami Racine. La mort de celui-ci, qui met fin à quarante ans d’une tendre et dévouée amitié, l’affecte profondément. Il se retire alors à Auteuil, dans sa campagne et loin du monde, même s’il continue à recevoir juste par politesse des poètes en herbe. Devenu sourd et presque aveugle, il meurt d’une hydropisie de poitrine en 1711 et enterré dans la Sainte-Chapelle.
Oeuvre de Nicolas Boileau
Homme de lettres français, Boileau se réclame des latins, notamment Horace. Se positionnant à l’opposé du lyrisme, il est l’incarnation même de l’esthétique classique (en vogue durant une grande période) caractérisée par la clarté, la justesse, la pureté de la langue et l’économie des moyens… La doctrine classique préconise l’imitation des Anciens et la voie de la raison, pour réaliser un idéal de vérité conforme à la nature humaine sans occulter la création littéraire.
Boileau consacre ses premiers écrits à la satire, pour attaquer des gens en vue dans la société, notamment les mauvais auteurs. Il lit ses premières satires à l’hôtel de Rambouillet, qui obtiennent succès mais se fait des ennemis irréductibles. En théoricien et critique, Boileau propose ensuite un véritable art d’écrire. Il se penche dans sa poésie sur les lois et les ressources de la poésie classique, dont il définit le goût, fixe d’une manière claire et précise les règles. Tout en cherchant à atteindre la beauté des œuvres antiques, il s’impose des règles esthétiques et morales, force et justesse du vers avec une volonté de plaire mais aussi d’instruire. Il est en ce sens le grand législateur du classicisme dont il n’est pas l’inventeur.
Les œuvres de Nicolas Boileau
Les œuvres de Boileau sont constituées de satires, d’épîtres, d’épigrammes, de sonnets, d’odes et d’une traduction en prose d’un traité de Longin sur le « Sublime ».
Les Satires (1666 à 1711)
Avec la publication des Satires, Boileau encore jeune et peu connu fait une entrée retentissante dans le milieu des Lettres. Ecrites en vers, au nombre de douze et inspirées de celles d’Horace et de Juvénal, les Satires de Nicolas Boileau sont tout simplement remarquables. Si on excepte Racine, selon Voltaire, elles sont meilleures que celles de tous les écrivains de son temps. Le repas ridicule, Les Embarras de Paris et notamment À mon Esprit emmergent du lot.
Les Satires de Boileau s’adressent particulièrement à ses contemporains, nommant même ses cibles en pratiquant la satire nominale : « J’appelle un chat un chat et Rolet un fripon ». Il reproche aux écrivains prétentieux et ridicules ainsi qu’aux gens en vue leur mauvais goût. Il n’épargne pas les jésuites et les coquettes. L’absence de tact et de diplomatie dans ses propos lui vaut de se faire beaucoup d’ennemis et être la cible d’attaques, notamment celles de l’abbé Contin. Boileau déclenche ainsi ce qu’il est convenu d’appeler la Querelle des Satires. Il ne cache pas, par contre, son admiration pour Molière, Racine et La Fontaine.
Après la publication des sept premières satires, Boileau passe le reste de sa vie à justifier ses choix. Il insiste particulièrement sur cette liberté qu’il s’est donnée de nommer en critiquant, déclenchant ainsi des conflits publics. Il faut reconnaître à Boileau qui, dans le sillage de Montaigne et Descartes, établit les concepts indispensables à une pensée sans référence à Dieu et débarrassée du poids des tarditions et de la religion. Il est certainement le premier à écrire si bien en vers et développer toutes les ressources de la langue poétique. Voltaire ne disait-il pas « Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur ? » Il faut reconnaître à Boileau la paternité de la satire et de l’épitre en France.
Satire I : Sur les inconvénients du séjour dans les grandes villes
Dans cette satire, Boileau imite Juvénal (poète satirique latin de l’Antiquité) qui fuit Rome devenu selon lui une ville devenue gigantesque et monstrueuse. Ne s’y plaisant plus en ville où il ne trouve que mécontentements, il annonce qu’il va la quitter.
Extraits :
Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile
Amusa si longtemps et la cour et la ville,
Mais qui, n’étant vêtu que de simple bureau,
Passe l’été sans linge et l’hiver sans manteau ;
Et de qui le corps sec et la mine affamée
N’en sont pas mieux refait pour tant de renommée ;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D’emprunter en tous lieux et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
Vient de s’enfuir, chargé de sa seule misère ;
Et, bien loin des sergents, des clercs et du palais,
Va chercher un repos qu’il ne trouva jamais ;
Sans attendre qu’ici la justice ennemie
L’enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d’un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
Mais le jour qu’il partit, plus défait et plus blême
Que n’est un pénitent sur la fin d’un carême,
La colère dans l’âme et le feu dans les yeux,
Il distilla sa rage en ces tristes adieux :
Puisqu’en ce lieu, jadis aux muses si commode,
Le mérite et l’esprit ne sont plus à la mode,
Qu’un poète, dit-il, s’y voit maudit de Dieu,
Et qu’ici la vertu n’a plus ni feu ni lieu,
Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
D’où jamais ni l’huissier ni le sergent n’approche…
Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu’y viendrais-je faire ?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
Et, quand je le pourrais, je n’y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D’un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l’univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers :
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j’ai l’âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom,
J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
De servir un amant, je n’en ai pas l’adresse ;
J’ignore ce grand art qui gagne une maîtresse,
Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus,
Ainsi qu’un corps sans âme, ou devenu perclus….
Il est vrai que du roi la bonté secourable
Jette enfin sur la muse un regard favorable,
Et, réparant du sort l’aveuglement fatal,
Va tirer désormais Phébus de l’hôpital.
On doit tout espérer d’un monarque si juste ;
Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ?
Et fait comme je suis, au siècle d’aujourd’hui,
Qui voudra s’abaisser à me servir d’appui ?
Et puis, comment percer cette foule effroyable
De rimeurs affamés dont le nombre l’accable ;
Qui, dès que sa main s’ouvre, y courent les premiers,
Et ravissent un bien qu’on devait aux derniers ;
Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
Aller piller le miel que l’abeille distille ?
Cessons donc d’aspirer à ce prix tant vanté
Que donne la faveur à l’importunité…
Ainsi parle un esprit qu’irrite la satire,
Qui contre ses défauts croit être en sûreté,
En raillant d’un censeur la triste austérité,
Qui fait l’homme intrépide, et, tremblant de faiblesse,
Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse ;
Et, toujours dans l’orage au ciel levant les mains,
Dès que l’air est calmé, rit des faibles humains.
Car de penser alors qu’un Dieu tourne le monde,
Et règle les ressorts de la machine ronde,
Ou qu’il est une vie au-delà du trépas,
C’est là, tout haut du moins, ce qu’il n’avouera pas.
Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne,
Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu.
Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu.
Satire II : Sur l’accord de la rime et de la raison
Cette satire est dédiée à Molière qui avait déjà publié « Le Cocu imaginaire», « L’Ecole des Maris » », « Les Fâcheux » ou encore « L’Ecole des femmes ». Il le place à l’opposé de tous les autres rimeurs. Ce vers résume à lui seul, l’admiration qu’il a pour lui.
À M. de Molière
Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers.
Dans les combats d’esprit sçavant Maistre d’escrime,
Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime.
On diroit, quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et sans qu’un long détour t’arreste, ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-mesme s’y place…
Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire,
La Bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
Triste, las, et confus, je cesse d’y réver :
Et maudissant vingt fois le Demon qui m’inspire,
Je fais mille sermens de ne jamais écrire :
Mais quand j’ai bien maudit et Muses et Phebus,
Je la voi qui paroist, quand je n’y pense plus.
Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume :
Je reprens sur le champ le papier et la plume,
Et de mes vains sermens perdant le souvenir,
J’attens de vers en vers qu’elle daigne venir….
Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir :
Et toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-mesme il s’admire.
Mais un Esprit sublime, en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toûjours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire.
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’Esprit,
Voudroit pour son repos n’avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
Ou, puisqu’enfin tes soins y seroient superflus,
Molière, enseigne moi l’Art de ne rimer plus.
Satire III : Le repas ridicule
Cette satire est la description d’un repas jugé ridicule, donné par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme. Un couple prétentieux s’est rendu célèbre par leur mauvais goût, leur avarice et surtout par leur assassinat par des voleurs. Le narrateur s’y est trouvé après une invitation qu’il repoussait depuis un an, et qu’il finit par accepter par imprudence. Lors du repas alors que le service est des plus ridicules, les discussions portent sur les auteurs en vogue et les affaires du temps. Le narrateur s’esquive, jurant qu’on ne l’y reprendra plus, quand des mots on en est arrivé aux coups.
Extraits
Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier
A l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier ?
Qu’est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Semblait d’ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attirait les regards,
Et le vin en rubis brillait de toutes parts ?
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire.
P. Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.
Je sors de chez un fat, qui, pour m’empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.
Je l’avais bien prévu. Depuis près d’une année
J’éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m’aborde, et, me serrant la main,
Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain.
N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingo n’en a point de pareilles
Et je gagerais bien que, chez le commandeur,
Villandri priserait sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle ;
Et Lambert, qui plus est, m’a donné sa parole…
Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,
Où j’ai trouvé d’abord, pour toute connaissance,
Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans,
Qui m’ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments.
J’enrageais. Cependant on apporte un potage,
Un coq y paraissait en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d’état et de nom,
Par tous les conviés s’est appelé chapon.
Deux assiettes suivaient, dont l’une était ornée
D’une langue en ragoût, de persil couronnée ;
L’autre, d’un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
On s’assied : mais d’abord notre troupe serrée
Tenait à peine autour d’une table carrée,
Où chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté….
J’approuvais tout pourtant de la mine et du geste,
Pensant qu’au moins le vin dût réparer le reste.
Pour m’en éclaircir donc, j’en demande ; et d’abord
Un laquais effronté m’apporte un rouge bord
D’un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage,
Se vendait chez Crenet pour vin de l’Hermitage,
Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux,
N’avait rien qu’un goût plat, et qu’un déboire affreux.
A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
Que de ces vins mêlés j’ai reconnu l’adresse.
Toutefois avec l’eau que j’y mets à foison,
J’espérais adoucir la force du poison…
Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
Je vous trouve aujourd’hui l’âme toute inquiète,
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.
Ah ! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût,
Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole.
J’aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
Et Mignot aujourd’hui s’est voulu surpasser,
Quand on parle de sauce, il faut qu’on y raffine ;
Pour moi, j’aime surtout que le poivre y domine :
J’en suis fourni, Dieu sait ! et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier…
Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
De propos en propos on a parlé de vers.
Là, tous mes sots, enflés d’une nouvelle audace,
Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l’art,
Elevait jusqu’au ciel Théophile et Ronsard ;
Quand un des campagnards relevant sa moustache,
Et son feutre à grands poils ombragé d’un pennache,
Impose à tous silence, et d’un ton de docteur :
Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur !
Ses vers sont d’un beau style, et sa prose est coulante.
La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant…
On dit qu’on l’a drapé dans certaine satire ;
Qu’un jeune homme… Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
A répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile, et la rime Quinault. »
– Justement. A mon gré, la pièce est assez plate.
Et puis, blâmer Quinault !… Avez-vous vu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé.
Surtout « l’Anneau royal » me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
A repris certain fat, qu’à sa mine discrète
Et son maintien jaloux j’ai reconnu poète,
Mais il en est pourtant qui le pourraient valoir.
Ma foi, ce n’est pas vous qui nous le ferez voir,
A dit mon campagnard avec une voix claire,
Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
Peut-être, a dit l’auteur pâlissant de courroux :
Mais vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ?
Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie,
A l’auteur sur-le-champ aigrement reparti.
Je suis donc un sot ? moi ? vous en avez menti,
Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
Lui jette pour défi son assiette au visage…
Satire IV : Sur la déraison humaine
(Ou les folies humaines)
Dans cette satire Boileau met en garde M l’abbé Le Vayer et ceux qui sont tentés par le libertinage philosophique. Tout en les invitant à revenir à une morale plus raisonnable, il cherche à démontrer que les hommes ont une attitude déraisonnable même s’ils prétendent être sages. Il qualifie cette attitude déraisonnable de folie, et seul son degré différencie les Hommes. Il use de portraits de galant, pédant, libertin, ou encore de bigot pour montre l’absence de mesure chez les hommes qui sont tout le contraire d’honnête hommes.
À M. l’abbé Le Vayer
D’où vient, cher Le Vayer, que l’homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
Et qu’il n’est point de fou, qui, par belles raisons,
Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
Un pédant enivré de sa vaine science,
Tout hérissé de grec, tout bouffi d’arrogance,
Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
Dans sa tête entassés, n’a souvent fait qu’un sot,
Croit qu’un livre fait tout, et que, sans Aristote,
La raison ne voit goutte, et le bon sens radote…
Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
Croit duper jusqu’à Dieu par son zèle affecté,
Couvrant tous ses défauts d’une sainte apparence,
Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
Un libertin d’ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
Se fait de son plaisir une suprême loi,
Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
Sont bons pour étonner des enfants et des femmes,
Que c’est s’embarrasser de soucis superflus,
Et qu’enfin tout dévot a le cerveau perclus…
Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
Et, se laissant régler à son esprit tortu,
De ses propres défauts se fait une vertu.
Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître,
Le plus sage est celui qui ne pense point l’être ;
Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
Se regarde soi-même en sévère censeur,
Rend à tous ses défauts une exacte justice,
Et fait sans se flatter le procès à son vice.
Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
Un avare, idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
A grossir un trésor qui ne lui sert de rien…
Chapelain veut rimer, et c’est là sa folie.
Mais bien que ses durs vers, d’épithètes enflés,
Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés,
Lui-même il s’applaudit, et, d’un esprit tranquille,
Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux
Allait pour son malheur lui dessiller les yeux,
Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces
Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses,
Ces termes sans raison l’un de l’autre écartés,
Et ces froids ornements à la ligne plantés ?
Qu’il maudirait le jour où son âme insensée
Perdit l’heureuse erreur qui charmait sa pensée !…
En vain certains rêveurs nous l’habillent en reine,
Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine,
Et, s’en formant en terre une divinité,
Pensent aller par elle à la félicité :
C’est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ;
Je les estime fort ; mais je trouve en effet
Que le plus fou souvent est le plus satisfait.
Satire V : Sur la noblesse
Cette satire est lue à Louis XIV qui l’apprécie. Avec le Discours au roi, Boileau gagne définitivement les faveurs du souverain.
Extraits :
À M. le marquis de Dangeau
La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère,
Quand, sous l’étroite loi d’une vertu sévère,
Un homme issu d’un sang fécond en demi-dieux,
Suit, comme toi, la trace où marchaient ses aïeux.
Mais je ne puis souffrir qu’un fat, dont la mollesse
N’a rien pour s’appuyer qu’une vaine noblesse,
Se pare insolemment du mérite d’autrui,
Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui…
Cependant, à le voir avec tant d’arrogance
Vanter le faux éclat de sa haute naissance,
On dirait que le ciel est soumis à sa loi,
Et que Dieu l’a pétri d’autre limon que moi.
Dites-nous, grand héros, esprit rare et sublime,
Entre tant d’animaux, qui sont ceux qu’on estime ?
On fait cas d’un coursier qui, fier et plein de cœur,
Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ;
Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
S’est couvert mille fois d’une noble poussière…
Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l’injustice ?
Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
Et dormir en plein champ le harnais sur le dos ?
Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
Alors soyez issu des plus fameux monarques,
Venez de mille aïeux, et si ce n’est assez,
Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre
Choisissez de César, d’Achille, ou d’Alexandre :
En vain un faux censeur voudrait vous démentir,
Et si vous n’en sortez, vous en devez sortir.
Mais, fussiez-vous issu d’Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux que vous diffamez tous,
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
Ne sert plus que de jour à votre ignominie…
Toi donc, qui, de mérite et d’honneurs revêtu,
Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t’appelle,
Le vois, toujours orné d’une gloire nouvelle,
Et plus brillant par soi que par l’éclat des lis,
Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ;
Fuir d’un honteux loisir la douceur importune ;
A ses sages conseils asservir la fortune ;
Et, de tout son bonheur ne devant rien qu’à soi,
Montrer à l’univers ce que c’est qu’être roi :
Si tu veux te couvrir d’un éclat légitime,
Va par mille beaux faits mériter son estime ;
Sers un si noble maître ; et fais voir qu’aujourd’hui
Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.
Satire VI: Les Embarras de Paris
Petit bourgeois parisien, Nicolas Boileau ne connaît que trop bien Paris. Dans cette satire il dresse un portrait peu reluisant de la capitale française, s’inspirant des « Anciens » comme Horace et Juvénal qui ont décrit Rome à leur épôque. Mêlant l’humain et l’animal et toutes les classes sociales, il nous décrit une ville plongée dans une agitation intense, envahie par un bruit infernal et en proie au désordre. Pour lui pour y vivre bien faut être riche, afin de s’isoler dans Paris et créer les conditions de vie agréables de la campagne.
Extraits :
Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi,
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi :
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats,
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure.
Tout conspire à la fois à troubler mon repos,
Et je me plains ici du moindre de mes maux :
Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
Auront des cris aigus frappé le voisinage
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain,
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain,
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête,
De cent coups de marteau me va fendre la tête.
J’entends déjà partout les charrettes courir,
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir :
Tandis que dans les airs mille cloches émues
D’un funèbre concert font retentir les nues ;
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
Pour honorer les morts font mourir les vivants.
Encor je bénirais la bonté souveraine,
Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ;
Mais si, seul en mon lit, je peste avec raison,
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse.
L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé.
Là, d’un enterrement la funèbre ordonnance
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçants,
Font aboyer les chiens et jurer les passants.
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ;
Là, je trouve une croix de funeste présage,
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison.
Là, sur une charrette une poutre branlante
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ;
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant…
Satire VII : Sur la poésie satirique
Ou Le génie de l’auteur pour la satire.
Avec cette satire Boileau donne l’impression d’avoir des regrets, mais « chasser le naturel, il revient au galop ». Il s’explique, se justifie sans renoncer à la raillerie et à nommer les personnes visée.
Extraits :
Muse, changeons de style, et quittons la satire :
C’est un méchant métier que celui de médire ;
A l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :
Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.
Maint poète, aveuglé d’une telle manie,
En courant à l’honneur trouve l’ignominie ;
Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur…
Un discours trop sincère aisément nous outrage :
Chacun dans ce miroir pense voir son visage :
Et tel, en vous lisant admire chaque trait,
Qui dans le fond de l’âme et vous craint et vous hait.
Muse, c’est donc en vain que la main vous démange.
S’il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
Et cherchons un héros parmi cet univers,
Digne de notre encens et digne de nos vers…
Alors, certes, alors je me connais poète :
Phébus, dès que je parle, est prêt à m’exaucer ;
Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
Ma main, sans que j’y rêve, écrira Raumaville.
Faut-il d’un sot parfait montrer l’original ?
Ma plume au bout du vers d’abord trouve Sofal :
Je sens que mon esprit travaille de génie.
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?
Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier :
Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,
Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville ;
Et, pour un que je veux, j’en trouve plus de mille…
Enfin c’est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
Je ne puis bien parler, et ne saurais me taire ;
Et, dès qu’un mot plaisant vient luire à mon esprit
Je n’ai point de repos qu’il ne soit en écrit :
Je ne résiste point au torrent qui m’entraîne.
Mais c’est assez parlé ; prenons un peu d’haleine.
Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer.
Satire VIII : Sur l’homme
Dans cette satire Boileau stigmatise le genre humain en général, mais ne se prive pas de faire allusions à des personnes bien précises. Il s’en plaint en s’adressant à Morel. On serait tenté de croire qu’il est misanthrope, ce qu’il n’est pas bien sur.
À M. M., docteur de Sorbonne
De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.
Quoi ! dira-t-on d’abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu’à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oui sans doute…
Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs.
Qu’est-ce que la sagesse ? une égalité d’âme
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
Qu’un doyen au palais ne monte les degrés.
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ?
La fourmi tous les ans traversant les guérets,
Grossit ses magasins des trésors de Cérès ;
Et dès que l’aquilon ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimas attrister la nature,
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l’hiver des biens conquis durant l’été…
Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir :
Il condamne au matin ses sentiments du soir :
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tous moments d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc.
Cependant à le voir plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères,
Lui seul de la nature est la base et l’appui,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux, il est, dit-il, le maître.
– Qui pourrait le nier, poursuis-tu. – Moi, peut-être…
Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ?
– Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angely, qui, de sang altéré,
Maître du monde entier s’y trouvait trop serré !
L’enragé qu’il était, né roi d’une province
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ;
Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre ;
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des Petites-Maisons,
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parents, enfermé de bonne heure !…
Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police,
Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains
Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
Jamais, pour s’agrandir, vit-on dans sa manie
Un tigre en factions partager l’Hyrcanie ?
L’ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
A-t-on vu quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
« Lions contre lions, parents contre parents
« Combattre follement pour le choix des tyrans ? »…
L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?
N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s’embarquer,
Il ne voit point d’écueil qu’il ne l’aille choquer ?
Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
N’écris plus, guéris-toi d’une vaine furie,
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu’accroître en lui la fureur de rimer ?
Tous les jours de ses vers, qu’à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ;
Car, lorsque son démon commence à l’agiter,
Tout, jusqu’à sa servante, est prêt à déserter.
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement de sa bizarre voix
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route….
Oh ! que si l’âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvait trouver la voix qu’il eut au temps d’Esope ;
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu’il dirait de bon cœur, sans en être jaloux,
Content de ses chardons, et secouant la tête :
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête !
Satire IX: À mon esprit
La satire IX est une sorte de dialogue entre lui et son propre esprit, comme s’il écrivait contre lui-même. Elle s’adresse pourtant à une foule d’adversaires, qui ne cessent de le calomnier, pour leur répondre. Il se défend bien de toutes ces accusations, en utilisant la raillerie et une plaisanterie des plus subtiles. Il justifie la liberté qu’il s’est donnée à écrire contre tous ces gens.
Extraits
C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
Vous avez des défauts que je ne puis celer :
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l’insolence ;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
On croirait à vous voir dans vos libres caprices
Discourir en Caton des vertus et des vices,
Décider du mérite et du prix des auteurs,
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu’étant seul à couvert des traits de la satire
Vous avez tout pouvoir de parler et d’écrire…
Mais, dussiez-vous en l’air voir vos ailes fondues,
Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
Que d’aller sans raison, d’un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et du bruit dangereux d’un livre téméraire,
A vos propres périls enrichir le libraire ?
Vous vous flattez peut-être, en votre vanité,
D’aller comme un Horace à l’immortalité ;
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises futurs préparer des tortures….
Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
Laissez mourir un fat dans son obscurité.
Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ;
Le David imprimé n’a point vu la lumière ;
Le Moïse commence à moisir par les bords.
Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts.
Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
Et qu’ont fait tant d’auteurs, pour remuer leur cendre ?
Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut,
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
Ce qu’ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs, ou supprimé la rime…
En vain quelque rieur, prenant votre défense,
Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ;
Rien n’apaise un lecteur toujours tremblant d’effroi,
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.
Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
N’entendrai-je qu’auteurs se plaindre et murmurer ?
Jusqu’à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
Répondez, mon Esprit ; ce n’est plus raillerie :
Dites… Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ?…
Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché.
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
En les blâmant enfin j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
« Il a tort », dira l’un ; « pourquoi faut-il qu’il nomme ?
« Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
« Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
« Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
« Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ? »
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?…
Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ?
Et par ses cris enfin que saurait-il produire ?
Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
L’entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
Non, pour louer un roi que tout l’univers loue,
Ma langue n’attend point que l’argent la dénoue,
Et, sans espérer rien de mes faibles écrits,
L’honneur de le louer m’est un trop digne prix ;
On me verra toujours, sage dans mes caprices,
De ce même pinceau dont j’ai noirci les vices
Et peint du nom d’auteur tant de sots revêtus,
Lui marquer mon respect et tracer ses vertus.
Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace,
Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
Hé ! mon Dieu, craignez tout d’un auteur en courroux,
Qui peut… – Quoi ? – Je m’entends. – Mais encor – Taisez-vous !
Satire X : Sur les femmes
Après avoir renoncé à la satire 25 ans durant, Boileau nous revient avec cette dixième qui déclénche une réaction d’indignation. S’inscrivant dans la querelle qui oppose les Anciens et les Modernes, elle s’en prend aux femmes qui se sont plus ou moins rangés du côté des Modernes. Pour ses adversaires, cette satire est tout simplement un refus d’une société moderne. Se mettant dans la peau d’un véritable misogyne, Boileau y peint les portraits de libertines, de dépensières, de coquettes, de passionnées de jeu excellant dans l’hyperbole, l’énumération ou encore l’anaphore. L’auteur en profite pour railler encore les Modernes et cette fois des Casuistes également.
Extraits :
Enfin, bornant le cours de tes galanteries,
Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries.
Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
Ton beau père futur vide son coffre-fort :
Et déja le notaire a, d’un style énergique,
Griffonné de ton joug l’instrument authentique.
C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs.
Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs.
Quelle joie en effet, quelle douceur extrême !
De se voir caressé d’une épouse qu’on aime :
De s’entendre appeller petit cœur, ou mon bon ;
De voir autour de soi croître dans sa maison,
Sous les paisibles lois d’une agréable mère,
De petits citoyens dont on croit être père !…
On peut trouver encor quelques femmes fidèles. »
– Sans doute ; et dans Paris, si je sais bien compter,
Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer.
Ton épouse dans peu sera la quatrième.
Je le veux croire ainsi : mais la chasteté même,
Sous ce beau nom d’épouse, entrât-t-elle chez toi ;
De retour d’un voyage en arrivant, crois-moi,
Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce ;
Qui faute d’avoir pris ce soin judicieux,
Trouva. Tu sais… – « je sais que d’un conte odieux
Vous avez comme moi sali votre mémoire…
Tout, hormis toi, chez toi, rencontre un doux accueil.
L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’oeil.
Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine.
Aux autres elle est douce, agréable, badine :
C’est pour eux qu’elle étale et l’or, et le brocard ;
Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard,
Et qu’une main sçavante, avec tant d’artifice,
Bâtit de ses cheveux le galant édifice.
Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour.
Si tu veux posséder ta Lucrèce à son tour,
Attends, discret mari, que la belle en cornette
Le soir ait étalé son teint sur la toilette,
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lys.
Alors, tu peux entrer : mais sage en sa présence
Ne va pas murmurer de sa folle dépense…
Il faut y joindre encore la revêche bizarre,
Qui sans cesse d’un ton par la colère aigri,
Gronde, choque, dément, contredit un mari.
Il n’est point de repos ni de paix avec elle.
Son mariage n’est qu’une longue querelle.
Laisse-t-elle un moment respirer son époux ?
Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux,
Et sur le ton grondeur, lors qu’elle les harangue,
Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue.
Ma plume ici traçant ces mots par alphabet,
Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet…
T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale,
Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
Qui veut vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée,
Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?…
Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante,
Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante,
N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir.
Si par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir,
La belle tout à coup rendue insociable,
D’ange, ce sont vos mots, se transformait en diable :
Vous me verriez bientôt, sans me désespérer,
Lui dire : hé bien, madame, il faut nous séparer.
Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre.
Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre.
Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci. »
– Alcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ?
Pour sortir de chez toi, sur cette offre offensante,
As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ?
Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter
Le savoureux plaisir de t’y persécuter ?…
Satire XI: Sur l’honneur
Extraits :
À M. de Valincour, Secrétaire Général de la Marine et des Commandements de Monseigneur le Comte de Toulouse
Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
Chacun, pour l’exalter en paroles abonde ;
A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
Entendons discourir, sur les bancs des galères,
Ce forçat abhorré, même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne à ramer condamné :
En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
Courtisans, magistrats : chez eux, si je les crois,
L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi…
On a beau se farder aux yeux de l’univers :
A la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
Le public malin jette un œil inévitable ;
Et bientôt la censure, au regard formidable,
Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux
Et nous développer avec tous nos défauts.
Du mensonge toujours le vrai demeure maître,
Pour paraître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas….
Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
Sans elle, la valeur, la force, la bonté,
Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
Ne sont que faux brillants et que morceaux de verre.
Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
N’est qu’un plus grand voleur que Dutertel et Saint-Ange.
Du premier des Césars on vante les exploits ;
Mais dans quel tribunal jugé suivant les lois,
Eût-il pu disculper son injuste manie ?
Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers…
Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni d’Aguesseau.
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste est affreux devant Dieu.
L’Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
Sois dévot. Elle dit : Sois doux, simple, équitable…
Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
Concluons qu’ici-bas, le seul honneur solide,
C’est de prendre toujours la vérité pour guide ;
De regarder en tout la raison et la loi ;
D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi ;
D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
Et d’être juste enfin : ce mot seul veut tout dire.
Je doute que le flot des vulgaires humains
A ce discours pourtant donne aisément les mains ;
Et, pour t’en dire ici la raison historique,
Souffre que je l’habille en fable allégorique…
L’innocente équité honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L’imposteur monte orné de superbes habits.
La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent.
Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux.
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort…
Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable….
Satire XII : Sur l’équivoque
Par cette satire morale et de combat encore plus virulente, Boileau répond aux attaques des Jésuites après la publication de « Sur l’amour de Dieu » en 1695. Il met dix ans pour se décider à écrire cette œuvre, qui sera d’ailleurs sa dernière satire et considérée comme un testament. Considérée comme un violent pamphlet contre les jésuites et contre le pouvoir vieillissant de Louis XIV, elle est interdite de publication. Alors qu’il lui assura jusque là l’impunité, le roi se montre intrangisant cette fois avec le poète. « Sur l’équivoque » ne sera finalement publié qu’en 1716, soit quatre ans après la mort de Boileau et un an après celle de Louis XIV.
Dans le texte, l’équivoque ou l’incertitude a l’hérésie et l’idôlatrie comme filles et l’ignorance comme sœur. Alors que le bon droit a tord et que le vrai devient faux, pour l’auteur elle est responsable des malheurs du monde puisqu’elle entraîne des guerres de religion.
Extraits :
Du langage français bizarre hermaphrodite,
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Tu ne me réponds rien. Sors d’ici, fourbe insigne,
Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ;
Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs ;
Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
Laisse-moi ; va charmer de tes vains agréments
Les yeux faux et gâtés de tes louches amants,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière….
C’est par lui qu’autrefois, mise en ton plus beau jour,
Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
Mais ce n’est plus le temps : le public détrompé
D’un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd’hui chez nos plus froids badins,
Sont des collets montés et des vertugadins…
Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,
Source de toute erreur, sema dans l’univers :
Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance,
Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
D’un mot forma le ciel, l’air, la terre et les flots,
N’est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
Qui, par l’éclat trompeur d’une funeste pomme,
Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
Qu’il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?…
Mais avant qu’il lâchât les écluses des cieux,
Par un fils de Noé fatalement sauvée,
Tu fus, comme serpent, dans l’arche conservée,
Et d’abord poursuivant tes projets suspendus,
Chez les mortels restants, encor tout éperdus,
De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
Et remplis leurs esprits de fables et de songes,
Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,
Qu’impiété sans borne en son extravagance,
Puis, de cent dogmes faux la superstition
Répandant l’idolâtre et folle illusion
Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre,
L’art se tailla des dieux d’or, d’argent et de cuivre,
Et l’artisan lui-même, humblement prosterné
Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
Lui demanda les biens, la santé, la sagesse…
Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
Concluons, l’homme enfin perdit toute lumière,
Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
Il resta quelque trace encor dans la Judée.
Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants
Vainement on chercha la vertu, le droit sens :
Car, qu’est-ce, loin de Dieu, que l’humaine sagesse ?
Et Socrate, l’honneur de la profane Grèce,
Qu’était-il, en effet, de près examiné,
Qu’un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
Très équivoque ami du jeune Alcibiade ?…
Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
Se releva soudain tout brillant de clarté ;
Et partout sa doctrine en peu de temps portée
Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
Des superbes autels à leur gloire dressés
Tes ridicules dieux tombèrent renversés.
On vit en mille endroits leurs honteuses statues
Pour le plus bas usage utilement fondues ;
Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus…
Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
Et soi-disant choisis pour réformer l’Eglise,
Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
Et, des vœux les plus saints blâmant l’austérité,
Aux moines las du joug rendre la liberté.
Alors n’admettant plus d’autorité visible,
Chacun fut de la foi censé juge infaillible ;
Et, sans être approuvé par le clergé romain,
Tout protestant fut pape, une bible à la main…
Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
Et chaque chrétien fut de différente loi.
La discorde, au milieu de ces sectes altières,
En tous lieux cependant déploya ses bannières ;
Et ta fille, au secours des vains raisonnements
Appelant le ravage et les embrasements,
Fit, en plus d’un pays, aux villes désolées,
Sous l’herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
L’Europe fut un champ de massacre et d’horreur,
Et l’orthodoxe même, aveugle en sa fureur,
De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
Tout ce que Dieu défend légitime et permis….
Soudain, au grand honneur de l’école païenne,
On entendit prêcher dans l’école chrétienne
Que sous le joug du vice un pécheur abattu
Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu,
Par la seule frayeur au sacrement unie,
Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ;
Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport,
Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d’abord.
Ainsi, pour éviter l’éternelle misère
Le vrai zèle au chrétien n’étant plus nécessaire,
Tu sus, dirigeant bien en eux l’intention,
De tout crime laver la coupable action…
Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
Aujourd’hui terminant ma course satirique,
J’ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés.
Dans ces pays par toi rendus si renommés,
Où l’Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose ;
Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal
Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
Tous les mois, appuyé de ta sœur l’ignorance,
Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.
Les Épîtres
Boileau se tourne désormais vers les Épîtres plutôt moralisantes, renonçant aux satires durant vingt-cinq ans. D’un style plus mature et serein, d’une versification plus souple et forte, elles sont meilleures que les satires. Bien qu’elles soient plus neutres, il ne se prive pas de moquerie et ne renonce pas à sa guerre contre les mauvais auteurs et les Jésuites. Néanmoins elle traite de sujets bien divers.
Écrites en alexandrins classiques, les épîtres contiennent des règles et des conseils restés célèbres dont:
- Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
- Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement.
- Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage.
- Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
- Polissez-le sans cesse, et repolissez.
- Ajoutez quelque fois, et souvent effacer.
- Du plus affreux objet, fait un objet aimable.
Épître I : Au Roi, Sur les avantages de la paix (1669)
En courtisan, Boileau adresse cette épître au roi Louis IV, par laquelle il obtient d’ailleurs ses faveurs. Boileau compose cette épître à la demande Jean-Baptiste Colbert, un des principaux ministres du Roi. Son but louable, est de sauvegarder la paix conclue par le traité d’Aix-la-Chapelle en 1668.
Extraits :
Grand roi, c’est vainement qu’abjurant la satire
Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire.
Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
Sais-tu dans quels périls aujourd’hui tu t’engages ?
Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages.
Ce n’est pas qu’aisément, comme un autre, à ton char
Je ne pusse attacher Alexandre et César ;
Qu’aisément je ne pusse, en quelque ode insipide,
T’exalter aux dépens et de Mars et d’Alcide,
Te livrer le Bosphore, et, d’un vers incivil,
Proposer au sultan de te céder le Nil ;
Mais, pour te bien louer, une raison sévère
Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ;
Qu’après avoir joué tant d’auteurs différents,
Phébus même auroit peur s’il entrait sur les rangs,
Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ;
Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi,
Que je prête aux Cotins des armes contre moi…
Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles :
Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles ;
Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu,
S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu.
A quoi bon, d’une muse au carnage animée,
Échauffer ta valeur, déja trop allumée ?
Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,
Et ne nous lassons point des douceurs de la paix…
Ce n’est pas que mon cœur, du travail ennemi,
Approuve un fainéant sur le trône endormi ;
Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
On peut être héros sans ravager la terre.
Il est plus d’une gloire. En vain aux conquérants
L’erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs ;
Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
Chaque siècle est fécond en heureux téméraires ;
Chaque climat produit des favoris de Mars ;
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars :
On a vu mille fois des fanges Méotides
Sortir des conquérants goths, vandales, gépides.
Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ;
Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
Il faut pour le trouver courir toute l’histoire…
Oh ! que ta main par là va sauver de pupilles !
Que de savants plaideurs désormais inutiles !
Qui ne sent point l’effet de tes soins généreux ?
L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?
Est-il quelque vertu, dans les glaces de l’Ourse,
Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,
Dont la triste indigence ose encore approcher,
Et qu’en foule tes dons d’abord n’aillent chercher ?
C’est par toi qu’on va voir les muses enrichies
De leur longue disette à jamais affranchies…
Toutefois si quelqu’un de mes foibles écrits
Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.
Et comme tes exploits, étonnant les lecteurs,
Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;
Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
On dira quelque jour, pour les rendre croyables :
Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,
A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.
Épître IV: Le Passage du Rhin (1672)
Louis XIV prend le commandement de son armée après sa déclaration de guerre aux Hollandais en 1672. Boileau met en vers le passage du Rhin du souverain, qu’il considère comme l’un des exploits les plus remarquables. L’auteur reproche même aux noms Hollandais et Allemands, trop durs, d’altérer son inspiration.
Extraits :
Au Roi
En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête :
Ce pays, où cent murs n’ont pu te résister,
Grand roi, n’est pas en vers si facile à domter.
Des villes que tu prends les noms durs et barbares
N’offrent de toutes parts que syllabes bizarres ;
Et, l’oreille effrayée, il faut depuis l’Issel,
Pour trouver un beau mot courir jusqu’au Tessel.
Oui, par-tout de son nom chaque place munie
Tient bon contre le vers, en détruit l’harmonie…
Aujourd’hui toutefois mon zèle m’encourage :
Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
Un trop juste devoir veut que nous l’essayons.
Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
Car, puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
Que la vérité pure y ressemble à la fable,
De tous vos ornements vous pouvez l’égayer.
Venez donc, et sur-tout gardez bien d’ennuyer:
Vous savez des grands vers les disgraces tragiques ;
Et souvent on ennuie en termes magnifiques…
Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
A de ses bords fameux flétri l’antique gloire;
Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déja prochain menacent tout son cours.
Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage;
Et, depuis ce Romain, dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords…
Mais déja devant eux une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart;
Chacun d’eux au péril veut la première part :
Vendôme, que soutient l’orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l’onde impatient s’élance :
La Salle, Béringhen, Nogent, d’Ambre, Cavois,
Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
D’un tranchant aviron déja coupent les eaux :
Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.
Le Rhin les voit d’un œil qui porte la menace ;
Il s’avance en courroux. Le plomb vole à l’instant,…
Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ;
D’y trouver d’Ilion la poétique cendre ;
De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
Firent plus en dix ans que Louis en dix jours !
Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine?
Est-il dans l’univers de plage si lointaine
Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
Et ne m’offre bientôt des exploits à chanter ?
Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
Puisqu’ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Helles pont.
Épître VI: À M. de Lamoignon, sur les plaisirs des champs (1667)
Alors que Nicolas Boileau passe un été à la campagne, Nicolas Lamoignon de Bâville, magistrat et administrateur, lui demande par courrier de rentrer à Paris. Touché par tant de sollicitude, l’auteur lui répond par cette épître. Il décrit la campagne et la vie champêtre qu’il mène, ainsi que les occupations à laquelles il s’adonne comme la lecture, la composition, la chasse ou la pêche. Mais ses occupations l’obligent à retourner en ville, malgré son désir d’une vie solitaire.
Extraits :
À M. DE LAMOIGNON,
AVOCAT GÉNÉRAL
Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ?
C’est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,
D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D’une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
J’achète à peu de frais de solides plaisirs.
Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J’occupe ma raison d’utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,
Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ;
Quelquefois, aux appas d’un hameçon perfide,
J’amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l’air…
Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage,
Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,
Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter :
II faut voir de ce pas les plus considérables ;
L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables.
Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :
Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,
Et d’attentat horrible on traita la satire. —
Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.
Contre vos derniers vers on est fort en courroux ;
Pradon a mis au jour un livre contre vous ;
Et chez le chapelier du coin de notre place,
Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface ;
L’autre jour sur un mot la cour vous condamna ;
Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ;
Un écrit scandaleux sous votre nom se donne ;
D’un pasquin qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne…
Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler !
Dit d’abord un ami qui veut me cajoler ;
Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.
Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
Et, justement confus de mon peu d’abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré ;
Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir,
Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !…
Cependant tout décroît : et moi-même à qui l’âge
D’aucune ride encor n’a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois :
Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues.
Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter,
Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter…
Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
Attendre que septembre ait ramené l’automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T’ira joindre à Paris, pour s’enfuir à Bâville.
Là, dans le seul loisir que Thémis t’a laissé,
Tu me verras souvent à te suivre empressé ;
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace…
Épître VII: À Racine, sur l’utilité des ennemis (1677)
Les ennemis de Racine s’acharnent pour faire de Phèdre, une œuvre tragique, un échec. Dans cette épître Boileau apporte son soutien à Racine, et tente de le consoler après cette cabale contre Phèdre. Pour l’auteur les ennemis sont une bénédiction, en ce sens qu’ils poussent se surpasser pour leur répondre.
Extraits :
À RACINE
Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.
Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
Et son trop de lumière, importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.
L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.
Le mérite en repos s’endort dans la paresse ;
Mais par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté ;
Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance ;
Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C’est en me guérissant que je sais leur répondre :
Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale,
Un flot de vains auteurs follement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir,
Et soulever pour toi l’équitable avenir.
Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ;
Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ;
Qu’ils charment de Senlis le poète idiot,
Ou le sec traducteur du français d’Amyot ;
Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;
Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois ;
Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
Que la Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
À leurs traits délicats se laissent pénétrer?
Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits…
Épître XII : Contre les jésuites (1695)
Alors que Boileau reprend à son compte les attaques de Pascal contre les casuistes dans les Provinciales. Du moins ceux, parmi ces théologiens, qui ont la prétention d’exempter les hommes du devoir d’aimer Dieu. Il s’attire alors l’hostilité des jésuites qui ne le ménagent pas dans leur Journal du Trévaux. Il leur répond par cette satire.
Extraits :
À L’ABBÉ RENAUDOT
Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché,
En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché.
Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
Des tourments de l’enfer la salutaire peur
N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur
Qui, de remords sans fruit agitant le coupable,
Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.
Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer,
Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer,
Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ;
Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte…
Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable,
Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable,
Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits,
Par des formalités gagner le paradis!
Et parmi les élus, dans la gloire éternelle,
Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle,
Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés
Son ennemi mortel assis à ses côtés !
Peut-on se figurer de si folles chimères ?
On voit pourtant, on voit des docteurs même austères
Qui, les semant partout, s’en vont pieusement
De toute piété saper le fondement ;
Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles,
Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ;
Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux
Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux…
Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte,
Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte,
Je n’entends pas ici ce doux saisissement,
Ces transports pleins de joie et de ravissement
Qui font des bienheureux la juste récompense,
Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance.
Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs,
N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs.
Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même :
Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ;
Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur,
Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur…
Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne,
Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne,
Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,
De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ?
Oh ! le bel argument digne de leur école !
Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé,
Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ?
Un païen converti, qui croit un Dieu suprême,
Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême,
Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché,
Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ?
Du funeste esclavage où le démon nous traîne,
C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne :
Aussi l’amour d’abord y court avidement ;
Mais lui-même il en est l’âme et le fondement…
Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique
Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique,
En vers audacieux traiter ces points sacrés,
Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ;
Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières,
Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières.
Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien
Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien,
Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître,
Qui nous vint par sa mort donner un second être,
Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral,
Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ?…
Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors,
Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
Séparera des boucs la troupe pécheresse,
À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
« Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer,
Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
Et gardât le premier de mes commandements ! »…
L’Art poétique (1674)
Dans ce poème divisé en quatre chants, Boileau imite et fait mieux qu’Horace qui avait écrit une épître sur le même thème. Il y expose les règles du bon goût et de l’art des vers en général. En fixant les ressources et les lois de la poésie classique, la langue française, l’enseignement et la littérature sont tributaires, Boileau mérite bien la reconnaissance de la postérité.
Chant I de l’Art poétique:
Dans ce chant, l’auteur exprime en vers les règles générales de l’art d’écrire. Il y prone le respect de langue, la fidélité aux règles de l’harmonie, l’exactitude ainsi que la clarté et l’unité.
Extraits :
C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.
S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif ;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif…
La nature, fertile en Esprits excellents,
Sait entre les Auteurs partager les talents
L’un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
L’autre d’un trait plaisant aiguiser l’épigramme.
MALHERBE d’un héros peut vanter les exploits ;
RACAN, chanter Philis, les bergers et les bois
Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s’aime
Méconnaît son génie et s’ignore soi-même :
Ainsi tel autrefois qu’on vit avec FARET
Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret
S’en va, mal à propos, d’une voix insolente,
Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
Court avec Pharaon se noyer dans les mers….
Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s’offre un perron ; là règne un corridor ;
Là ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire…
N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée,
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée…
Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté ;
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher…
Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
Soyez-vous à vous-même un sévère critique.
L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères,
Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
Dépouillez devant eux l’arrogance d’auteur,
Mais sachez de l’ami discerner le flatteur :
Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue…
Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter
N’est rien qu’un piège adroit pour vous les réciter.
Aussitôt, il vous quitte ; et, content de sa Muse,
S’en va chercher ailleurs quelque fat qu’il abuse ;
Car souvent il en trouve : ainsi qu’en sots auteurs,
Notre siècle est fertile en sots admirateurs ;
Et, sans ceux que fournit la ville et la province,
Il en est chez le duc, il en est chez le prince.
L’ouvrage le plus plat a, chez les courtisans,
De tout temps rencontré de zélés partisans ;
Et, pour finir enfin par un trait de satire,
Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire…
Chant II de l’Art poétique:
Dans ce chant, Boileau s’interesse aux règles des petits genres poétiques. Il est question de la satire, de l’ode, le sonnet, l’idylle, l’élégie, le rondeau, la ballade, l’épigramme, madrigal et la chanson satirique (vaudeville).
Extraits :
Telle qu’une bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante Idylle.
Son tour, simple et naïf, n’a rien de fastueux
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux.
Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille.
Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois
Jette là, de dépit, la flûte et le hautbois ;
Et, follement pompeux, dans sa verve indiscrète,
Au milieu d’une églogue entonne la trompette.
De peur de l’écouter, Pan fuit dans les roseaux ;
Et les Nymphes, d’effroi, se cachent sous les eaux.
Au contraire cet autre, abject en son langage,
Fait parler ses bergers comme on parle au village.
Ses vers plats et grossiers, dépouillés d’agrément,
Toujours baisent la terre et rampent tristement :
On dirait que RONSARD, sur ses pipeaux rustiques,
Vient encor fredonner ses idylles gothiques,
Et changer, sans respect de l’oreille et du son,
Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon.
Entre ces deux excès la route est difficile.
Suivez, pour la trouver, THÉOCRITE et VIRGILE
Que leurs tendres écrits, par les Grâces dictés,
Ne quittent point vos mains, jour et nuit feuilletés.
Seuls, dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre
Par quel art, sans bassesse un auteur peut descendre ;
Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers ;
Au combat de la flûte animer deux bergers ;
Des plaisirs de l’amour vanter la douce amorce ;
Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d’écorce ;
Et par quel art encor l’églogue, quelquefois,
Rend dignes d’un consul la campagne et les bois.
Telle est de ce poème et la force et la grâce.
D’un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace,
La plaintive Élégie en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
Elle peint des amants la joie et la tristesse,
Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse.
Mais, pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.
Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;
Qui s’affligent par art, et, fous de sens rassis,
S’érigent pour rimer en amoureux transis…
Je veux dans la satire un esprit de candeur,
Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.
D’un trait de ce poème en bons mots si fertile,
Le Français, né malin, forma le Vaudeville,
Agréable indiscret qui, conduit par le chant,
Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant.
La liberté française en ses vers se déploie :
Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie.
Toutefois n’allez pas, goguenard dangereux,
Faire Dieu le sujet d’un badinage affreux.
À la fin tous ces jeux, que l’athéisme élève,
Conduisent tristement le plaisant à la Grève.
Il faut, même en chansons, du bon sens et de l’art
Mais pourtant on a vu le vin et le hasard
Inspirer quelquefois une Muse grossière
Et fournir, sans génie, un couplet à Linière.
Mais, pour un vain bonheur qui vous a fait rimer,
Gardez qu’un sot orgueil ne vous vienne enfumer.
Souvent, l’auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poète
Il ne dormira plus qu’il n’ait fait un sonnet,
Il met tous les matins six impromptus au net.
Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies,
Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries,
Il ne se fait graver au-devant du recueil,
Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil.
Chant III de l’Art poétique :
Boileau s’intéresse ici aux grands genres, c’est-à-dire la tragédie, l’épopée et la comédie. Il s’exprime sur les régles générales de la tragédie, tout en indiquant les thèmes les plus appropriés pour être représentés sur la scène. Concernant les deux autres genres, il a une préférence pour le merveilleux mythologique ou paën et combat le merveilleux chrétien ;
Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ;
D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D’Oreste parricide exprima les alarmes,
Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.
Vous donc qui, d’un beau feu pour le théâtre épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue…
Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut, d’abord, ne sait pas m’informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles.
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années.
Là, souvent, le héros d’un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable…
ESCHYLE dans le choeur jeta les personnages,
D’un masque plus honnête habilla les visages,
Sur les ais d’un théâtre en public exhaussé,
Fit paraître l’acteur d’un brodequin chaussé.
SOPHOCLE enfin, donnant l’essor à son génie,
Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie,
Intéressa le choeur dans toute l’action,
Des vers trop raboteux polit l’expression,
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
Où jamais n’atteignit la faiblesse latine.
Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré…
Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux
Mais ne m’en formez Pas des bergers doucereux
Qu’Achille aime autrement que Tircis et Philène ;
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène ;
Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.
Des héros de roman fuyez les petitesses
Toutefois, aux grands coeurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt
J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.
Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé
Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère…
N’offrez point un sujet d’incidents trop chargé.
Le seul courroux d’Achille, avec art ménagé,
Remplit abondamment une Iliade entière :
Souvent trop d’abondance appauvrit la matière.
Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance ;
N’y présentez jamais de basse circonstance.
N’imitez pas ce fou qui, décrivant les mers,
Et peignant, au milieu de leurs flots entr’ouverts,
L’Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres ;
Peint-le petit enfant qui « va, saute, revient, »
Et joyeux, à sa mère offre un caillou qu’il tient ».
Sur de trop vains objets c’est arrêter la vue.
Donnez à votre ouvrage une juste étendue.
Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté…
Contemplez de quel air un père, dans Térence,
Vient d’un fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet amant écoute ses leçons
Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons.
Ce n’est pas un portrait, une image semblable,
C’est un amant, un fils, un père véritable.
J’aime sur le théâtre un agréable auteur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté,
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur deux tréteaux monté,
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.
Chant IV de l’Art poétique :
Boileau expose dans ce dernier chant une conception morale de la littérature. Il préconise pour cela les qualités et règles de vie qui doivent être celles de l’écrivain. Comme presque partout dans son œuvre, ici aussi il ne manque pas de faire des louanges à la gloire de Louis XIV et sa cour, dont ils doivent justement s’inspirer.
Extraits :
Dans Florence, jadis, vivait un médecin,
Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.
Lui seul y fit longtemps la publique misère :
Là, le fils orphelin lui redemande un père ;
Ici, le frère pleure un frère empoisonné.
L’un meurt vide de sang, l’autre plein de séné ;
Le rhume à son aspect se change en pleurésie,
Et, par lui, la migraine est bientôt frénésie.
Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.
De tous ses amis morts un seul ami resté
Le mène en sa maison de superbe structure
C’était un riche abbé, fou de l’architecture.
Le médecin, d’abord, semble né dans cet art,
Déjà de bâtiments parle comme Mansart :
D’un salon qu’on élève il condamne la face ;
Au vestibule obscur il marque une autre place,
Approuve l’escalier tourné d’autre façon…
Ne vous enivrez point des éloges flatteurs,
Qu’un amas quelquefois de vains admirateurs
Vous donne en ces réduits, prompts à crier merveille.
Tel écrit récité se soutint à l’oreille,
Qui, dans l’impression au grand jour se montrant,
Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.
On sait de cent auteurs l’aventure tragique :
Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
Écoutez tout le monde, assidu consultant.
Un fat, quelquefois, ouvre un avis important.
Quelques vers toutefois qu’Apollon vous inspire,
En tous lieux aussitôt ne courez pas les lire.
Gardez-vous d’imiter ce rimeur furieux
Qui, de ses vains écrits lecteur harmonieux,
Aborde en récitant quiconque le salue
Et poursuit de ses vers les passants dans la rue….
Tel excelle à rimer qui juge sottement ;
Tel s’est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile.
Auteurs, prêtez l’oreille à mes instructions.
Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ?
Qu’en savantes leçons votre Muse fertile
Partout joigne au plaisant le solide et l’utile.
Un lecteur sage fuit un vain amusement
Et veut mettre profit à son divertissement.
Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
N’offrent jamais de vous que de nobles images.
Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
Qui de l’honneur, en vers, infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable…
Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime ;
Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
Qui, dégoûtés de gloire et d’argent affamés,
Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire
Et font d’un art divin un métier mercenaire.
Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature,
Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
La force tenait lieu de droit et d’équité ;
Le meurtre s’exerçait avec impunité…
Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges,
Homère aux grands exploits anima les courages.
Hésiode à son tour, par d’utiles leçons,
Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Fut, à l’aide des vers, aux mortels annoncée ;
Et partout, des esprits ses préceptes vainqueurs,
Introduits par l’oreille, entrèrent dans les coeurs.
Pour tant d’heureux bienfaits, les Muses révérées
Furent d’un juste encens dans la Grèce honorées ;
Et leur art, attirant le culte des mortels,
À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels…
Que Corneille, pour lui rallumant son audace,
Soit encor le Corneille et du Cid et d’Horace ;
Que Racine, enfantant des miracles nouveaux,
De ses héros sur lui forme tous les tableaux ;
Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
Benserade, en tous lieux amuse les ruelles ;
Que Segrais, dans l’églogue, en charme les forêts ;
Que pour lui l’épigramme aiguise tous ses traits.
Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide ?…
Pour moi, qui, jusqu’ici nourri dans la satire,
N’ose encor manier la trompette et la lyre,
Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
Vous animer du moins de la voix et des yeux ;
Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse
Rapporta, jeune encor, du commerce d’Horace ;
Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
De tous vos pas fameux observateur fidèle,
Quelquefois du bon or je sépare le faux,
Et des auteurs grossiers j’attaque les défauts,
Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire,
Plus enclin à blâmer que savant à bien faire.
Le Lutrin (de 1672 à 1683) :
Dans ce poème héroï-comique en six chants en vers, Boileau parodie l’épopée et la tragédie. Pour se faire il nous fait part d’une querelle entre les chanoines de la Sainte-Chapelle. Apparaît la Discorde qui leur reproche de vivre dans l’oisiveté, aussi douce soit-elle, et l’indolence, aussi heureuse soit-elle. Face au chantre ambitieux et usurpateur, l’un des partisans de Gilotin (le vieux Sidrac) propose de retirer de la sacristie un vieux lutrin. Remis à son ancienne place, il cachera alors ce prétentieux chantre aux regards des gens. Trois héros, tirés au sort, sont chargés de cette mission. La Mollesse est alors réveillée par les applaudissements de la Discorde, fière de son idée. Elle lui fait alors part des menaces qui pèsent sur ses serviteurs, qu’elles venaient d’apprendre lors de son sommeil. Dans cette épopée parodique, figure également deux odes, seuls essais lyriques de l’auteur: l’ Ode sur un bruit qui courut en 1636 que Cromwell et les anglais allaient faire la guerre a la France et l’ Ode sur la prise de Namur.
Extraits:
Chant I du Lutrin
Je chante les combats, et ce prélat terrible
Qui par ses longs travaux et sa force invincible,
Dans une illustre église exerçant son grand coeur,
Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur.
C’est en vain que le chantre, abusant d’un faux titre,
Deux fois l’en fit ôter par les mains du chapitre :
Ce prélat, sur le banc de son rival altier
Deux fois le reportant, l’en couvrit tout entier…
Paris voyait fleurir son antique chapelle :
Ses chanoines vermeils et brillants de santé
S’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté ;
Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines,
Ces pieux fainéants faisaient chanter matines,
Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu
A des chantres gagés le soin de louer Dieu :
Quand la Discorde, encore toute noire de crimes,
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes,
Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,
S’arrêter près d’un arbre au pied de son palais,
Là, d’un oeil attentif contemplant son empire,
A l’aspect du tumulte elle-même s’admire…
Quoi ! dit-elle d’un ton qui fit trembler les vitres,
J’aurai pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres,
Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ;
J’aurai fait soutenir un siège aux Augustins :
Et cette église seule, à mes ordres rebelle,
Nourrira dans son sein une paix éternelle !
Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels,
Qui voudra désormais encenser mes autels ?
A ces mots, d’un bonnet couvrant sa tête énorme,
Elle prend d’un vieux chantre et la taille et la forme :
Elle peint de bourgeons son visage guerrier,
Et s’en va de ce pas trouver le trésorier…
Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place
Le chantre aux yeux du choeur étale son audace,
Chante les orémus, fait des processions,
Et répand à grands flots les bénédictions.
Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,
Il te ravisse encore le rochet et la mitre ?
Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché,
Et renonce au repos, ou bien à l’évêché…
Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs,
Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire,
Ecoute seulement ce que le ciel m’inspire.
Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux
Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,
Sur ce rang d’ais serrés qui forment sa clôture
Fut jadis un lutrin d’inégale structure,
Dont les flancs élargis de leur vaste contour
Ombrageaient pleinement tous les lieux d’alentour.
Derrière ce lutrin, ainsi qu’au fond d’un antre,
A peine sur son banc on discernait le chantre :
Tandis qu’à l’autre banc le prélat radieux,
Découvert au grand jour, attirait tous les yeux…
Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ;
Et le prélat charmé l’approuve par des cris.
Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse
Les trois que Dieu destine à ce pieux office :
Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.
Le sort, dit le prélat, vous servira de loi.
Que l’on tire au billet ceux que l’on doit élire.
Il dit, on obéit, on se presse d’écrire.
Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,
Sont au fond d’un bonnet par billets entassés.
Pour tirer ces billets avec moins d’artifice,
Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice :
Son front nouveau tondu, symbole de candeur,
Rougit, en approchant, d’une honnête pudeur…
Chant II du Lutrin
Cependant cet oiseau qui prône les merveilles,
Ce monstre composé de bouches et d’oreilles,
Qui, sans cesse volant de climats en climats,
Dit partout ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas ;
La Renommée enfin, cette prompte courrière,
Va d’un mortel effroi glacer la perruquière ;
Lui dit que son époux, d’un faux zèle conduit,
Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit…
Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ?
Dit-elle : et ni la foi que ta main m’a donnée,
Ni nos embrassements qu’a suivis l’hyménée,
Ni ton épouse enfin toute prête à périr,
Ne sauraient donc t’ôter cette ardeur de courir ?
Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle,
Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle !
L’espoir d’un juste gain consolant ma langueur
Pourrait de ton absence adoucir la longueur.
Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise
Arme aujourd’hui ton bras en faveur d’une église ?
Où vas-tu cher époux, est-ce que tu me fuis ?
As-tu oublié tant de si douces nuits ?
Quoi ! d’un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes ?…
Ma femme, lui dit-il d’une voix douce et fière,
Je ne veux point nier les solides bienfaits
Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits,
Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire
Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire ;
Mais ne présume pas qu’en te donnant ma foi
L’hymen m’ait pour jamais asservi sous ta loi.
Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée,
Nous aurions fui tous deux le joug de l’hyménée ;
Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus,
Nous goûterions encor des plaisirs défendus…
Le perruquier honteux rougit en l’écoutant.
Aussitôt de longs clous il prend une poignée :
Sur son épaule il charge une lourde cognée ;
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,
Il attache une scie en forme de carquois :
Il sort au même instant, il se met à leur tête.
A suivre ce grand chef l’un et l’autre s’apprête :
Leur coeur semble allumé d’un zèle tout nouveau ;
Brontin tient un maillet ; et Boirude un marteau.
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,
Retire en leur faveur sa paisible lumière.
La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux,
De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.
L’air, qui gémit du cri de l’horrible déesse,
Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse…
Chant III du Lutrin
Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour.
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue,
Et présentant de loin leur objet ennuyeux,
Du passant qui le fuit semblent le suivre des yeux.
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres,
De ces murs désertés habitent les ténèbres.
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
Trouvait contre le jour un refuge assuré.
Des désastres fameux ce messager fidèle…
Mais les trois champions, pleins de vin et d’audace,
Du palais cependant passent la grande place ;
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
De l’auguste chapelle ils montent les degrés.
Ils atteignaient déjà le superbe portique
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique,
Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt
L’amas toujours entier des écrits de Haynaut :
Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche,
Des veines d’un caillou, qu’il frappe au même instant,
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ;
Et bientôt, au brasier d’une mèche enflammée,
Montre, à l’aide du soufre, une cire allumée…
C’est là que du lutrin gît la machine énorme :
La troupe quelque temps en admire la forme.
Mais le barbier, qui tient les moments précieux :
Ce spectacle n’est pas pour amuser nos yeux,
Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple :
C’est là qu’il faut demain qu’un prélat le contemple.
Et d’un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler,
Lui-même, se courbant, s’apprête à le rouler.
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable !
Que du pupitre sort une voix effroyable.
Brontin en est ému, le sacristain pâlit ;
Le perruquier commence à regretter son lit…
La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce,
Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace,
Et, malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacés,
S’apprête à réunir ses soldats dispersés.
Aussitôt de Sidrac elle emprunte l’image :
Elle ride son front, allonge son visage,
Sur un bâton noueux laisse courber son corps,
Dont la chicane semble animer les ressorts ;
Prend un cierge en sa main, et d’une voix cassée,
Vient ainsi gourmander la troupe terrassée…
Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ?
Tu dors d’un profond somme, et ton coeur sans alarmes
Ne sait pas qu’on bâtit l’instrument de tes larmes !
Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil,
T’annonçait du lutrin le funeste appareil ;
Avant que de souffrir qu’on en posât la masse,
Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ;
Et, martyr glorieux d’un point d’honneur nouveau
Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau…
Chant IV du Lutrin
Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines,
Appelaient à grand bruit les chantres à matines ;
Quand leur chef, agité d’un sommeil effrayant,
Encor tout en sueur se réveille en criant.
Aux élans redoublés de sa voix douloureuse,
Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ;
Le vigilant Girot court à lui le premier :
C’est d’un maître si saint le plus digne officier ;
La porte dans le choeur à sa garde est commise :
Valet souple au logis, fier huissier à l’église…
Ami, lui dit le chantre encor pâle d’horreur,
N’insulte point, de grâce, à ma juste terreur :
Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes,
Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes.
Pour la seconde fois un sommeil grâcieux
Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ;
Quand, l’esprit enivré d’une douce fumée,
J’ai cru remplir au choeur ma place accoutumée.
Là, triomphant aux yeux des chantres impuissant,
Je bénissais le peuple, et j’avalais l’encens ;
Lorsque du fond caché de notre sacristie
Une épaisse nuée à longs flots est sortie,
Qui, s’ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat
M’a fait voir un serpent conduit par le prélat…
Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur,
Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur.
Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante,
Courber servilement une épaule tremblante.
Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux :
Je saurai réveiller les chanoines sans vous.
Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle :
Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle.
Suis-moi. Qu’à son lever le soleil aujourd’hui
trouve tout le chapitre éveillé devant lui…
Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse :
Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse.
Pour les en arracher Girot s’inquiétant
Va crier qu’au chapitre un repas les attend.
Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance.
Tout s’ébranle, tout sort, tout marche en diligence.
Ils courent au chapitre, et chacun se pressant
Flatte d’un doux espoir son appétit naissant.
Mais, ô d’un déjeuner vaine et frivole attente !
A peine ils sont assis, que, d’une voix dolente,
Le chantre désolé, lamentant son malheur,
Fait mourir l’appétit et naître la douleur…
Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle
Par ces mots attirants sent redoubler son zèle.
Ils marchent droit au coeur d’un pas audacieux.
Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux.
A ce terrible objet aucun d’eux ne consulte,
Sur l’ennemi commun ils fondent en tumulte,
Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ;
Chacun sur lui d’un coup veut honorer sa main.
Enfin sous tant d’efforts la machine succombe,
Et son corps entr’ouvert chancelle, éclate et tombe :
Tel sur les monts glacés des farouches Gélons
Tombe un chêne battu des voisins aquilons ;
Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisés.
La masse est emportée, et ses ais arrachés
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.
Chant V du Lutrin
L’Aurore cependant, d’un juste effroi troublée,
Des chanoines levés voit la troupe assemblée,
Et contemple longtemps, avec des yeux confus,
Ces visages fleuris qu’elle n’a jamais vus.
Chez Sidrac aussitôt Brontin d’un pied fidèle
Du pupitre abattu va porter la nouvelle.
Le vieillard de ses soins bénit l’heureux succès,
Et sur le bois détruit bâtit mille procès.
L’espoir d’un doux tumulte échauffant son courage,
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l’âge ;
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
Vient éclater au jour les crimes de la nuit…
Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place,
Dans le fatal instant que, d’un égale audace,
Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux,
Descendaient du palais l’escalier tortueux.
L’un et l’autre rival, s’arrêtant au passage,
Se mesure des yeux, s’observe, s’envisage ;
Une égale fureur anime les esprits :
Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris
Auprès d’une génisse au front large et superbe
Oubliant tous les jours le pâturage et l’herbe,
A l’aspect l’un de l’autre, embrasés, furieux,
Déjà le front baissé, se menacent des yeux.
Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude,
Ne sait point contenir son aigre inquiétude ;
Il entre chez Barbin, et, d’un bras irrité,
Saisissant du Cyrus un volume écarté,
Il lance au sacristain le tome épouvantable…
Au plus fort du combat le chapelain Garagne,
Vers le sommet du front atteint d’un Charlemagne,
(Des vers de ce poème effet prodigieux)!
Tout prêt à s’endormir, bâille, et ferme les yeux.
A plus d’un combattant la Clélie est fatale :
Girou dix fois par elle éclate et se signale.
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri.
Ce guerrier, dans l’église aux querelles nourri,
Est robuste de corps, terrible de visage,
Et de l’eau dans son vin n’a jamais su l’usage.
Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset,
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
Et Gerbais l’agréable, et Guerin l’insipide…
Au spectacle étonnant de leur chute imprévue,
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue.
Il maudit dans son coeur le démon des combats,
Et de l’horreur du coup il recule six pas.
Mais bientôt rappelant son antique prouesse
Il tire du manteau sa dextre vengeresse ;
Il part, et, de ses doigts saintement allongés,
Bénit tous les passants, en deux files rangés.
Il sait que l’ennemi, que ce coup va surprendre,
Désormais sur ses pieds ne l’oserait attendre,
Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux
Crier aux combattants : Profanes, à genoux !
Le chantre, qui de loin voit approcher l’orage,
Dans son coeur éperdu cherche en vain du courage :
Sa fierté l’abandonne, il tremble, il cède, il fuit…
Chant VI du Lutrin
Tandis que tout conspire à la guerre sacrée,
La Piété sincère, aux Alpes retirée,
Du fond de son désert entend les tristes cris,
De ses sujets cachés dans les murs de Paris.
Elle quitte à l’instant sa retraite divine
La Foi, d’un pas certain, devant elle chemine ;
L’Espérance au front gai l’appuie et la con