Boileau ou l'art d'écrire

Biographie de Nicolas Boileau (1636-1711)

Né à Paris le 1er novembre 1636 d’une famille bourgeoise cultivée et traditionaliste dont il est le quinzième enfant, Nicolas Boileau est un poète satirique, moraliste et théoricien de la poésie. Sa mère décède alors qu’il n’est âgé que deux ans. Il est donc élevé par son père qui le destine au droit. Il entame sa scolarité au collège d’Harcourt, puis rejoint celui de Beauvais pour des études de droit. Bien qu’issue d’une longue lignée de juristes, il manifeste peu d »intérêt à ses études. Il se passionne pour les grands poètes de l’Antiquité et préfère lire les auteurs classiques, les poèmes modernes et les romans. Malgré tout il entreprend des études de théologie à la Sorbonne vouée également à l’échec. Admis au barreau en septembre 1656, il est reçu avocat mais abandonne.

La mort de son père en 1657 le met à l’abri du besoin grâce à sa part d’héritage. Il se consacre alors entièrement à la poésie, alors que son frère Gilles Boileau l’introduit dans des cercles mondains et distingués. Son succès lui vaut la protection de la marquise de Rambouillet. C’est dans l’hôtel de celle-ci qu’il rencontre Chapelain et Cotin, Madame de Lafayette, Madame de Sévigné et de François de La Rochefoucault. Peu à peu aussi il se lie avec Racine, Molière et La Fontaine. Après dix années d’intense production littéraire, arrive la reconnaissance. Il devient d’abord avec son ami Racine, historiographe du roi Louis XIV en 1677. Il est ensuite élu à l’académie française en 1684, place qu’il accepta sur insistance du roi.

Impitoyable pour les mauvais poète, mais bon et attentionné dans la sphère privée, il participe activement à la querelle des Anciens et des Modernes. Une polémique littéraire et artistique entre deux courants antagonistes, qui gagne même l’Académie française à la fin du VXII siècle. Il défend avec acharnement les écrivains de l’Antiquité, qu’il considère comme des modèles toujours d’actualité, contre Charles Perrault qui prétend le contraire et défend le siècle des écrivains sous Louis XIV. Il mène ce combat avec ses amis Racine et Mme Dacier, l’un des chefs du parti des anciens ; il fut aussi l’ami de Molière, de La Rochefoucauld, de Lamoignon, de Condé, et fréquenta le salon de Ninon de Lenclos.

On reprochera à Boileau d’avoir lui aussi, par ses flatteries, contribué au culte de la royauté, même si à l’époque louer le roi était tout à fait naturel. Cependant le poète n’est pas allé jusqu’à la bassesse, puisqu’il lui est arrivé parfois de dire au roi la vérité. Le même reproche est fait pour son ami Racine. La mort de celui-ci, qui met fin à quarante ans d’une tendre et dévouée amitié, l’affecte profondément. Il se retire alors à Auteuil, dans sa campagne et loin du monde, même s’il continue à recevoir juste par politesse des poètes en herbe. Devenu sourd et presque aveugle, il meurt d’une hydropisie de poitrine en 1711 et enterré dans la Sainte-Chapelle.

Oeuvre de Nicolas Boileau

Homme de lettres français, Boileau se réclame des latins, notamment Horace. Se positionnant à l’opposé du lyrisme, il est l’incarnation même de l’esthétique classique (en vogue durant une grande période) caractérisée par la clarté, la justesse, la pureté de la langue et l’économie des moyens… La doctrine classique préconise l’imitation des Anciens et la voie de la raison, pour réaliser un idéal de vérité conforme à la nature humaine sans occulter la création littéraire.

Boileau consacre ses premiers écrits à la satire, pour attaquer des gens en vue dans la société, notamment les mauvais auteurs. Il lit ses premières satires à l’hôtel de Rambouillet, qui obtiennent succès mais se fait des ennemis irréductibles. En théoricien et critique, Boileau propose ensuite un véritable art d’écrire. Il se penche dans sa poésie sur les lois et les ressources de la poésie classique, dont il définit le goût, fixe d’une manière claire et précise les règles. Tout en cherchant à atteindre la beauté des œuvres antiques, il s’impose des règles esthétiques et morales, force et justesse du vers avec une volonté de plaire mais aussi d’instruire. Il est en ce sens le grand législateur du classicisme dont il n’est pas l’inventeur.

Les œuvres de Nicolas Boileau

Les œuvres de Boileau sont constituées de satires, d’épîtres, d’épigrammes, de sonnets, d’odes et d’une traduction en prose d’un traité de Longin sur le « Sublime ».

Les Satires  (1666 à 1711)

Avec la publication des Satires, Boileau encore jeune et peu connu fait une entrée retentissante dans le milieu des Lettres. Ecrites en vers, au nombre de douze et inspirées de celles d’Horace et de Juvénal, les Satires de Nicolas Boileau sont tout simplement remarquables. Si on excepte Racine, selon Voltaire, elles sont meilleures que celles de tous les écrivains de son temps.  Le repas ridiculeLes Embarras de Paris et notamment  À mon Esprit emmergent du lot.

Les Satires de Boileau s’adressent  particulièrement à ses contemporains, nommant même ses cibles en pratiquant la satire nominale : « J’appelle un chat un chat et Rolet un fripon ». Il reproche aux écrivains prétentieux et ridicules ainsi qu’aux gens en vue leur mauvais goût. Il n’épargne pas les jésuites et les coquettes. L’absence de tact et de diplomatie dans ses propos lui vaut de se faire beaucoup d’ennemis et être la cible d’attaques, notamment celles de l’abbé Contin. Boileau déclenche ainsi ce qu’il est convenu d’appeler la Querelle des Satires. Il ne cache pas, par contre, son admiration pour Molière, Racine et La Fontaine.

Après la publication des sept premières satires, Boileau passe le reste de sa vie à justifier ses choix. Il insiste particulièrement sur cette liberté qu’il s’est donnée de nommer en critiquant, déclenchant ainsi des conflits  publics. Il faut reconnaître à Boileau qui, dans le sillage de Montaigne et Descartes, établit les concepts indispensables à une pensée sans référence à Dieu et débarrassée du poids des tarditions et de la religion. Il est certainement le premier à écrire si bien en vers et développer toutes les ressources de la langue poétique. Voltaire ne disait-il pas « Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur ? » Il faut reconnaître à Boileau la paternité de la satire et de l’épitre en France.

Satire I : Sur les inconvénients du séjour dans les grandes villes

Dans cette satire, Boileau imite Juvénal (poète satirique latin de l’Antiquité) qui fuit Rome devenu selon lui une ville devenue gigantesque et monstrueuse. Ne s’y plaisant plus en ville où il ne trouve que mécontentements, il annonce qu’il va la quitter.

Extraits :

Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile
Amusa si longtemps et la cour et la ville,
Mais qui, n’étant vêtu que de simple bureau,
Passe l’été sans linge et l’hiver sans manteau ;
Et de qui le corps sec et la mine affamée
N’en sont pas mieux refait pour tant de renommée ;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D’emprunter en tous lieux et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
Vient de s’enfuir, chargé de sa seule misère ;
Et, bien loin des sergents, des clercs et du palais,
Va chercher un repos qu’il ne trouva jamais ;
Sans attendre qu’ici la justice ennemie
L’enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d’un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
Mais le jour qu’il partit, plus défait et plus blême
Que n’est un pénitent sur la fin d’un carême,
La colère dans l’âme et le feu dans les yeux,
Il distilla sa rage en ces tristes adieux :
Puisqu’en ce lieu, jadis aux muses si commode,
Le mérite et l’esprit ne sont plus à la mode,
Qu’un poète, dit-il, s’y voit maudit de Dieu,
Et qu’ici la vertu n’a plus ni feu ni lieu,
Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
D’où jamais ni l’huissier ni le sergent n’approche…

Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu’y viendrais-je faire ?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
Et, quand je le pourrais, je n’y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D’un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l’univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers :
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j’ai l’âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom,
J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
De servir un amant, je n’en ai pas l’adresse ;
J’ignore ce grand art qui gagne une maîtresse,
Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus,
Ainsi qu’un corps sans âme, ou devenu perclus….

Il est vrai que du roi la bonté secourable
Jette enfin sur la muse un regard favorable,
Et, réparant du sort l’aveuglement fatal,
Va tirer désormais Phébus de l’hôpital.
On doit tout espérer d’un monarque si juste ;
Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ?
Et fait comme je suis, au siècle d’aujourd’hui,
Qui voudra s’abaisser à me servir d’appui ?
Et puis, comment percer cette foule effroyable
De rimeurs affamés dont le nombre l’accable ;
Qui, dès que sa main s’ouvre, y courent les premiers,
Et ravissent un bien qu’on devait aux derniers ;
Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
Aller piller le miel que l’abeille distille ?
Cessons donc d’aspirer à ce prix tant vanté
Que donne la faveur à l’importunité…

Ainsi parle un esprit qu’irrite la satire,
Qui contre ses défauts croit être en sûreté,
En raillant d’un censeur la triste austérité,
Qui fait l’homme intrépide, et, tremblant de faiblesse,
Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse ;
Et, toujours dans l’orage au ciel levant les mains,
Dès que l’air est calmé, rit des faibles humains.
Car de penser alors qu’un Dieu tourne le monde,
Et règle les ressorts de la machine ronde,
Ou qu’il est une vie au-delà du trépas,
C’est là, tout haut du moins, ce qu’il n’avouera pas.
Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne,
Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu.
Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu.

Satire II : Sur l’accord de la rime et de la raison

Cette satire est dédiée à Molière qui avait déjà publié « Le Cocu imaginaire», « L’Ecole des Maris » », « Les Fâcheux » ou encore « L’Ecole des femmes ». Il le place à l’opposé de tous les autres rimeurs. Ce vers résume à lui seul, l’admiration qu’il a pour lui.

À M. de Molière

Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers.
Dans les combats d’esprit sçavant Maistre d’escrime,
Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime.
On diroit, quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et sans qu’un long détour t’arreste, ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-mesme s’y place…

Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire,
La Bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
Triste, las, et confus, je cesse d’y réver :
Et maudissant vingt fois le Demon qui m’inspire,
Je fais mille sermens de ne jamais écrire :
Mais quand j’ai bien maudit et Muses et Phebus,
Je la voi qui paroist, quand je n’y pense plus.
Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume :
Je reprens sur le champ le papier et la plume,
Et de mes vains sermens perdant le souvenir,
J’attens de vers en vers qu’elle daigne venir….

Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir :
Et toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-mesme il s’admire.
Mais un Esprit sublime, en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toûjours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire.
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’Esprit,
Voudroit pour son repos n’avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
Ou, puisqu’enfin tes soins y seroient superflus,
Molière, enseigne moi l’Art de ne rimer plus.

Satire III : Le repas ridicule

Cette satire est la description d’un repas jugé ridicule, donné par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme. Un couple prétentieux s’est rendu célèbre par leur mauvais goût, leur avarice et surtout par leur assassinat par des voleurs. Le narrateur s’y est trouvé après une invitation qu’il repoussait depuis un an, et qu’il finit par accepter par imprudence. Lors du repas alors que le service est des plus ridicules, les discussions portent sur les auteurs en vogue et les affaires du temps. Le narrateur s’esquive, jurant qu’on ne l’y reprendra plus, quand des mots on en est arrivé aux coups.

Extraits

Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier
A l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier ?
Qu’est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Semblait d’ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attirait les regards,
Et le vin en rubis brillait de toutes parts ?
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire.
P. Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.
Je sors de chez un fat, qui, pour m’empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.
Je l’avais bien prévu. Depuis près d’une année
J’éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m’aborde, et, me serrant la main,
Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain.
N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingo n’en a point de pareilles
Et je gagerais bien que, chez le commandeur,
Villandri priserait sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle ;
Et Lambert, qui plus est, m’a donné sa parole…

Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,
Où j’ai trouvé d’abord, pour toute connaissance,
Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans,
Qui m’ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments.
J’enrageais. Cependant on apporte un potage,
Un coq y paraissait en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d’état et de nom,
Par tous les conviés s’est appelé chapon.
Deux assiettes suivaient, dont l’une était ornée
D’une langue en ragoût, de persil couronnée ;
L’autre, d’un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
On s’assied : mais d’abord notre troupe serrée
Tenait à peine autour d’une table carrée,
Où chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté….

J’approuvais tout pourtant de la mine et du geste,
Pensant qu’au moins le vin dût réparer le reste.
Pour m’en éclaircir donc, j’en demande ; et d’abord
Un laquais effronté m’apporte un rouge bord
D’un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage,
Se vendait chez Crenet pour vin de l’Hermitage,
Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux,
N’avait rien qu’un goût plat, et qu’un déboire affreux.
A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
Que de ces vins mêlés j’ai reconnu l’adresse.
Toutefois avec l’eau que j’y mets à foison,
J’espérais adoucir la force du poison…

Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
Je vous trouve aujourd’hui l’âme toute inquiète,
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.
Ah ! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût,
Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole.
J’aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
Et Mignot aujourd’hui s’est voulu surpasser,
Quand on parle de sauce, il faut qu’on y raffine ;
Pour moi, j’aime surtout que le poivre y domine :
J’en suis fourni, Dieu sait ! et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier…

Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
De propos en propos on a parlé de vers.
Là, tous mes sots, enflés d’une nouvelle audace,
Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l’art,
Elevait jusqu’au ciel Théophile et Ronsard ;
Quand un des campagnards relevant sa moustache,
Et son feutre à grands poils ombragé d’un pennache,
Impose à tous silence, et d’un ton de docteur :
Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur !
Ses vers sont d’un beau style, et sa prose est coulante.
La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant…

On dit qu’on l’a drapé dans certaine satire ;
Qu’un jeune homme… Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
A répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile, et la rime Quinault. »
– Justement. A mon gré, la pièce est assez plate.
Et puis, blâmer Quinault !… Avez-vous vu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé.
Surtout « l’Anneau royal » me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
A repris certain fat, qu’à sa mine discrète
Et son maintien jaloux j’ai reconnu poète,
Mais il en est pourtant qui le pourraient valoir.
Ma foi, ce n’est pas vous qui nous le ferez voir,
A dit mon campagnard avec une voix claire,
Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
Peut-être, a dit l’auteur pâlissant de courroux :
Mais vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ?
Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie,
A l’auteur sur-le-champ aigrement reparti.
Je suis donc un sot ? moi ? vous en avez menti,
Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
Lui jette pour défi son assiette au visage…

Satire IV : Sur la déraison humaine

(Ou les folies humaines)

Dans cette satire Boileau met en garde M l’abbé Le Vayer et ceux qui sont tentés par le libertinage philosophique. Tout en les invitant à revenir à une morale plus raisonnable, il cherche à démontrer que les hommes ont une attitude déraisonnable même s’ils prétendent être sages. Il qualifie cette attitude déraisonnable de folie, et seul son degré différencie les Hommes. Il use de portraits de galant, pédant, libertin, ou encore de bigot pour montre l’absence de mesure chez les hommes qui sont tout le contraire d’honnête hommes.

À M. l’abbé Le Vayer

D’où vient, cher Le Vayer, que l’homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
Et qu’il n’est point de fou, qui, par belles raisons,
Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
Un pédant enivré de sa vaine science,
Tout hérissé de grec, tout bouffi d’arrogance,
Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
Dans sa tête entassés, n’a souvent fait qu’un sot,
Croit qu’un livre fait tout, et que, sans Aristote,
La raison ne voit goutte, et le bon sens radote…

Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
Croit duper jusqu’à Dieu par son zèle affecté,
Couvrant tous ses défauts d’une sainte apparence,
Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
Un libertin d’ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
Se fait de son plaisir une suprême loi,
Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
Sont bons pour étonner des enfants et des femmes,
Que c’est s’embarrasser de soucis superflus,
Et qu’enfin tout dévot a le cerveau perclus…

Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
Et, se laissant régler à son esprit tortu,
De ses propres défauts se fait une vertu.
Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître,
Le plus sage est celui qui ne pense point l’être ;
Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
Se regarde soi-même en sévère censeur,
Rend à tous ses défauts une exacte justice,
Et fait sans se flatter le procès à son vice.
Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
Un avare, idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
A grossir un trésor qui ne lui sert de rien…

Chapelain veut rimer, et c’est là sa folie.
Mais bien que ses durs vers, d’épithètes enflés,
Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés,
Lui-même il s’applaudit, et, d’un esprit tranquille,
Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux
Allait pour son malheur lui dessiller les yeux,
Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces
Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses,
Ces termes sans raison l’un de l’autre écartés,
Et ces froids ornements à la ligne plantés ?
Qu’il maudirait le jour où son âme insensée
Perdit l’heureuse erreur qui charmait sa pensée !…

En vain certains rêveurs nous l’habillent en reine,
Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine,
Et, s’en formant en terre une divinité,
Pensent aller par elle à la félicité :
C’est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ;
Je les estime fort ; mais je trouve en effet
Que le plus fou souvent est le plus satisfait.

Satire V : Sur la noblesse

Cette satire est lue à Louis XIV qui l’apprécie. Avec le Discours au roi, Boileau gagne définitivement les faveurs du souverain.

Extraits :

À M. le marquis de Dangeau

La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère,
Quand, sous l’étroite loi d’une vertu sévère,
Un homme issu d’un sang fécond en demi-dieux,
Suit, comme toi, la trace où marchaient ses aïeux.
Mais je ne puis souffrir qu’un fat, dont la mollesse
N’a rien pour s’appuyer qu’une vaine noblesse,
Se pare insolemment du mérite d’autrui,
Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui…

Cependant, à le voir avec tant d’arrogance
Vanter le faux éclat de sa haute naissance,
On dirait que le ciel est soumis à sa loi,
Et que Dieu l’a pétri d’autre limon que moi.
Dites-nous, grand héros, esprit rare et sublime,
Entre tant d’animaux, qui sont ceux qu’on estime ?
On fait cas d’un coursier qui, fier et plein de cœur,
Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ;
Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
S’est couvert mille fois d’une noble poussière…

Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l’injustice ?
Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
Et dormir en plein champ le harnais sur le dos ?
Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
Alors soyez issu des plus fameux monarques,
Venez de mille aïeux, et si ce n’est assez,
Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre
Choisissez de César, d’Achille, ou d’Alexandre :
En vain un faux censeur voudrait vous démentir,
Et si vous n’en sortez, vous en devez sortir.
Mais, fussiez-vous issu d’Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux que vous diffamez tous,
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
Ne sert plus que de jour à votre ignominie…

Toi donc, qui, de mérite et d’honneurs revêtu,
Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t’appelle,
Le vois, toujours orné d’une gloire nouvelle,
Et plus brillant par soi que par l’éclat des lis,
Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ;
Fuir d’un honteux loisir la douceur importune ;
A ses sages conseils asservir la fortune ;
Et, de tout son bonheur ne devant rien qu’à soi,
Montrer à l’univers ce que c’est qu’être roi :
Si tu veux te couvrir d’un éclat légitime,
Va par mille beaux faits mériter son estime ;
Sers un si noble maître ; et fais voir qu’aujourd’hui
Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.

Satire VI: Les Embarras de Paris

Petit bourgeois parisien, Nicolas Boileau ne connaît que trop bien Paris. Dans cette satire il dresse un portrait peu reluisant de la capitale française, s’inspirant des « Anciens » comme Horace et Juvénal qui ont décrit Rome à leur épôque. Mêlant l’humain et l’animal et toutes les classes sociales, il nous décrit une ville plongée dans une agitation intense, envahie par un bruit infernal  et en proie au désordre. Pour lui pour y vivre bien faut être riche, afin de s’isoler dans Paris et créer les conditions de vie agréables de la campagne.

Extraits :

Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ? 
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ? 
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, 
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? 
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi, 
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi : 
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ; 
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie. 
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats 
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats, 
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure, 
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure. 

Tout conspire à la fois à troubler mon repos, 
Et je me plains ici du moindre de mes maux : 
Car à peine les coqs, commençant leur ramage, 
Auront des cris aigus frappé le voisinage 
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain, 
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain, 
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête, 
De cent coups de marteau me va fendre la tête. 
J’entends déjà partout les charrettes courir, 
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir : 
Tandis que dans les airs mille cloches émues 
D’un funèbre concert font retentir les nues ; 
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents, 
Pour honorer les morts font mourir les vivants.

Encor je bénirais la bonté souveraine, 
Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ; 
Mais si, seul en mon lit, je peste avec raison, 
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse 
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse. 
L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé. 
Là, d’un enterrement la funèbre ordonnance 
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçants, 
Font aboyer les chiens et jurer les passants. 
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ; 
Là, je trouve une croix de funeste présage, 
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison 
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison. 
Là, sur une charrette une poutre branlante 
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ; 
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant 
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant… 

Satire VII : Sur la poésie satirique

Ou Le génie de l’auteur pour la satire.

Avec cette satire Boileau donne l’impression d’avoir des regrets, mais « chasser le naturel, il revient au galop ». Il s’explique, se justifie sans renoncer à la raillerie et à nommer les personnes visée.

Extraits :

Muse, changeons de style, et quittons la satire :
C’est un méchant métier que celui de médire ;
A l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :
Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.
Maint poète, aveuglé d’une telle manie,
En courant à l’honneur trouve l’ignominie ;
Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur…

Un discours trop sincère aisément nous outrage :
Chacun dans ce miroir pense voir son visage :
Et tel, en vous lisant admire chaque trait,
Qui dans le fond de l’âme et vous craint et vous hait.
Muse, c’est donc en vain que la main vous démange.
S’il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
Et cherchons un héros parmi cet univers,
Digne de notre encens et digne de nos vers…

Alors, certes, alors je me connais poète :
Phébus, dès que je parle, est prêt à m’exaucer ;
Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
Ma main, sans que j’y rêve, écrira Raumaville.
Faut-il d’un sot parfait montrer l’original ?
Ma plume au bout du vers d’abord trouve Sofal :
Je sens que mon esprit travaille de génie.
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?
Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier :
Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,
Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville ;
Et, pour un que je veux, j’en trouve plus de mille…

Enfin c’est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
Je ne puis bien parler, et ne saurais me taire ;
Et, dès qu’un mot plaisant vient luire à mon esprit
Je n’ai point de repos qu’il ne soit en écrit :
Je ne résiste point au torrent qui m’entraîne.
Mais c’est assez parlé ; prenons un peu d’haleine.
Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer.

Satire VIII : Sur l’homme

Dans cette satire Boileau stigmatise le genre humain en général, mais ne se prive pas de faire allusions à des personnes bien précises. Il s’en plaint en s’adressant à Morel. On serait tenté de croire qu’il est misanthrope, ce qu’il n’est pas bien sur.

À M. M., docteur de Sorbonne

De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.
Quoi ! dira-t-on d’abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu’à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oui sans doute…

Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs.
Qu’est-ce que la sagesse ? une égalité d’âme
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
Qu’un doyen au palais ne monte les degrés.
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ?
La fourmi tous les ans traversant les guérets,
Grossit ses magasins des trésors de Cérès ;
Et dès que l’aquilon ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimas attrister la nature,
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l’hiver des biens conquis durant l’été…

Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir :
Il condamne au matin ses sentiments du soir :
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tous moments d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc.
Cependant à le voir plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères,
Lui seul de la nature est la base et l’appui,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux, il est, dit-il, le maître.
– Qui pourrait le nier, poursuis-tu. – Moi, peut-être…

Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ?
– Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angely, qui, de sang altéré,
Maître du monde entier s’y trouvait trop serré !
L’enragé qu’il était, né roi d’une province
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ;
Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre ;
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des Petites-Maisons,
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parents, enfermé de bonne heure !…

Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police,
Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains
Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
Jamais, pour s’agrandir, vit-on dans sa manie
Un tigre en factions partager l’Hyrcanie ?
L’ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
A-t-on vu quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
« Lions contre lions, parents contre parents
« Combattre follement pour le choix des tyrans ? »…

L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?
N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s’embarquer,
Il ne voit point d’écueil qu’il ne l’aille choquer ?
Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
N’écris plus, guéris-toi d’une vaine furie,
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu’accroître en lui la fureur de rimer ?
Tous les jours de ses vers, qu’à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ;
Car, lorsque son démon commence à l’agiter,
Tout, jusqu’à sa servante, est prêt à déserter.
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement de sa bizarre voix
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route….

Oh ! que si l’âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvait trouver la voix qu’il eut au temps d’Esope ;
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu’il dirait de bon cœur, sans en être jaloux,
Content de ses chardons, et secouant la tête :
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête !

Satire IX: À mon esprit 

La satire IX est une sorte de dialogue entre lui et son propre esprit, comme s’il écrivait contre lui-même. Elle s’adresse pourtant à une foule d’adversaires, qui ne cessent de le calomnier, pour leur répondre. Il se défend bien de toutes ces accusations, en utilisant la raillerie et une plaisanterie des plus subtiles. Il justifie la liberté qu’il s’est donnée à écrire contre tous ces gens.

Extraits

C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
Vous avez des défauts que je ne puis celer :
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l’insolence ;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
On croirait à vous voir dans vos libres caprices
Discourir en Caton des vertus et des vices,
Décider du mérite et du prix des auteurs,
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu’étant seul à couvert des traits de la satire
Vous avez tout pouvoir de parler et d’écrire…

Mais, dussiez-vous en l’air voir vos ailes fondues,
Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
Que d’aller sans raison, d’un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et du bruit dangereux d’un livre téméraire,
A vos propres périls enrichir le libraire ?
Vous vous flattez peut-être, en votre vanité,
D’aller comme un Horace à l’immortalité ;
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises futurs préparer des tortures….

Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
Laissez mourir un fat dans son obscurité.
Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ;
Le David imprimé n’a point vu la lumière ;
Le Moïse commence à moisir par les bords.
Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts.
Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
Et qu’ont fait tant d’auteurs, pour remuer leur cendre ?
Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut,
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
Ce qu’ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs, ou supprimé la rime…

En vain quelque rieur, prenant votre défense,
Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ;
Rien n’apaise un lecteur toujours tremblant d’effroi,
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.
Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
N’entendrai-je qu’auteurs se plaindre et murmurer ?
Jusqu’à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
Répondez, mon Esprit ; ce n’est plus raillerie :
Dites… Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ?…

Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché.
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
En les blâmant enfin j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
« Il a tort », dira l’un ; « pourquoi faut-il qu’il nomme ?
« Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
« Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
« Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
« Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ? »
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?…

Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ?
Et par ses cris enfin que saurait-il produire ?
Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
L’entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
Non, pour louer un roi que tout l’univers loue,
Ma langue n’attend point que l’argent la dénoue,
Et, sans espérer rien de mes faibles écrits,
L’honneur de le louer m’est un trop digne prix ;
On me verra toujours, sage dans mes caprices,
De ce même pinceau dont j’ai noirci les vices
Et peint du nom d’auteur tant de sots revêtus,
Lui marquer mon respect et tracer ses vertus.
Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace,
Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
Hé ! mon Dieu, craignez tout d’un auteur en courroux,
Qui peut… – Quoi ? – Je m’entends. – Mais encor – Taisez-vous !

Satire X : Sur les femmes 

Après avoir renoncé à la satire 25 ans durant, Boileau nous revient avec cette dixième  qui déclénche une réaction d’indignation. S’inscrivant dans la querelle qui oppose les Anciens et les Modernes, elle s’en prend aux femmes qui se sont plus ou moins rangés du côté des Modernes. Pour ses adversaires, cette satire est tout simplement un refus d’une société moderne. Se mettant dans la peau d’un véritable misogyne, Boileau y peint les portraits de libertines, de dépensières, de coquettes, de passionnées de jeu excellant dans l’hyperbole, l’énumération ou encore l’anaphore. L’auteur en profite pour railler encore les Modernes et cette fois des Casuistes également.

Extraits :

Enfin, bornant le cours de tes galanteries,
Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries.
Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
Ton beau père futur vide son coffre-fort :
Et déja le notaire a, d’un style énergique,
Griffonné de ton joug l’instrument authentique.
C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs.
Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs.
Quelle joie en effet, quelle douceur extrême !
De se voir caressé d’une épouse qu’on aime :
De s’entendre appeller petit cœur, ou mon bon ;
De voir autour de soi croître dans sa maison,
Sous les paisibles lois d’une agréable mère,
De petits citoyens dont on croit être père !…

On peut trouver encor quelques femmes fidèles. »
– Sans doute ; et dans Paris, si je sais bien compter,
Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer.
Ton épouse dans peu sera la quatrième.
Je le veux croire ainsi : mais la chasteté même,
Sous ce beau nom d’épouse, entrât-t-elle chez toi ;
De retour d’un voyage en arrivant, crois-moi,
Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce ;
Qui faute d’avoir pris ce soin judicieux,
Trouva. Tu sais… – « je sais que d’un conte odieux
Vous avez comme moi sali votre mémoire…

Tout, hormis toi, chez toi, rencontre un doux accueil.
L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’oeil.
Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine.
Aux autres elle est douce, agréable, badine :
C’est pour eux qu’elle étale et l’or, et le brocard ;
Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard,
Et qu’une main sçavante, avec tant d’artifice,
Bâtit de ses cheveux le galant édifice.
Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour.
Si tu veux posséder ta Lucrèce à son tour,
Attends, discret mari, que la belle en cornette
Le soir ait étalé son teint sur la toilette,
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lys.
Alors, tu peux entrer : mais sage en sa présence
Ne va pas murmurer de sa folle dépense…

Il faut y joindre encore la revêche bizarre,
Qui sans cesse d’un ton par la colère aigri,
Gronde, choque, dément, contredit un mari.
Il n’est point de repos ni de paix avec elle.
Son mariage n’est qu’une longue querelle.
Laisse-t-elle un moment respirer son époux ?
Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux,
Et sur le ton grondeur, lors qu’elle les harangue,
Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue.
Ma plume ici traçant ces mots par alphabet,
Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet…

T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale,
Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
Qui veut vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée,
Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?…

Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante,
Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante,
N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir.
Si par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir,
La belle tout à coup rendue insociable,
D’ange, ce sont vos mots, se transformait en diable :
Vous me verriez bientôt, sans me désespérer,
Lui dire : hé bien, madame, il faut nous séparer.
Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre.
Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre.
Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci. »
– Alcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ?
Pour sortir de chez toi, sur cette offre offensante,
As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ?
Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter
Le savoureux plaisir de t’y persécuter ?…

Satire XI: Sur l’honneur 

Extraits :

À M. de Valincour, Secrétaire Général de la Marine et des Commandements de Monseigneur le Comte de Toulouse
Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
Chacun, pour l’exalter en paroles abonde ;
A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
    Entendons discourir, sur les bancs des galères,
Ce forçat abhorré, même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne à ramer condamné :
En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
Courtisans, magistrats : chez eux, si je les crois,
L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi…

On a beau se farder aux yeux de l’univers :
A la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
Le public malin jette un œil inévitable ;
Et bientôt la censure, au regard formidable,
Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux
Et nous développer avec tous nos défauts.
Du mensonge toujours le vrai demeure maître,
Pour paraître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas….

 Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
Sans elle, la valeur, la force, la bonté,
Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
Ne sont que faux brillants et que morceaux de verre.
Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
N’est qu’un plus grand voleur que Dutertel et Saint-Ange.
Du premier des Césars on vante les exploits ;
Mais dans quel tribunal jugé suivant les lois,
Eût-il pu disculper son injuste manie ?
Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers…

Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni d’Aguesseau.
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
    Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste est affreux devant Dieu.
L’Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
Sois dévot. Elle dit : Sois doux, simple, équitable…

Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
Concluons qu’ici-bas, le seul honneur solide,
C’est de prendre toujours la vérité pour guide ;
De regarder en tout la raison et la loi ;
D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi ;
D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
Et d’être juste enfin : ce mot seul veut tout dire.
Je doute que le flot des vulgaires humains
A ce discours pourtant donne aisément les mains ;
Et, pour t’en dire ici la raison historique,
Souffre que je l’habille en fable allégorique…

L’innocente équité honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L’imposteur monte orné de superbes habits.
La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent.
Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux.
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort…

Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable….

Satire XII : Sur l’équivoque 

Par cette satire morale et de combat encore plus virulente, Boileau répond aux attaques des Jésuites après la publication de « Sur l’amour de Dieu » en 1695. Il met dix ans pour se décider à écrire cette œuvre, qui sera d’ailleurs sa dernière satire et considérée comme un testament. Considérée comme un violent pamphlet contre les jésuites et contre le pouvoir vieillissant de Louis XIV, elle est interdite de publication. Alors qu’il lui assura jusque là l’impunité, le roi se montre intrangisant cette fois avec le poète. « Sur l’équivoque » ne sera finalement publié qu’en 1716, soit quatre ans après la mort de Boileau et un an après celle de Louis XIV.

Dans le texte, l’équivoque ou l’incertitude a l’hérésie et l’idôlatrie comme filles et l’ignorance comme sœur. Alors que le bon droit a tord et que le vrai devient faux, pour  l’auteur elle est responsable des malheurs du monde puisqu’elle entraîne des guerres de religion.

Extraits :

Du langage français bizarre hermaphrodite,
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Tu ne me réponds rien. Sors d’ici, fourbe insigne,
Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ;
Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs ;
Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
Laisse-moi ; va charmer de tes vains agréments
Les yeux faux et gâtés de tes louches amants,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière….

C’est par lui qu’autrefois, mise en ton plus beau jour,
Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
Mais ce n’est plus le temps : le public détrompé
D’un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd’hui chez nos plus froids badins,
Sont des collets montés et des vertugadins…

Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,
Source de toute erreur, sema dans l’univers :
Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance,
Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
D’un mot forma le ciel, l’air, la terre et les flots,
N’est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
Qui, par l’éclat trompeur d’une funeste pomme,
Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
Qu’il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?…

Mais avant qu’il lâchât les écluses des cieux,
Par un fils de Noé fatalement sauvée,
Tu fus, comme serpent, dans l’arche conservée,
Et d’abord poursuivant tes projets suspendus,
Chez les mortels restants, encor tout éperdus,
De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
Et remplis leurs esprits de fables et de songes,
Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,
Qu’impiété sans borne en son extravagance,
Puis, de cent dogmes faux la superstition
Répandant l’idolâtre et folle illusion
Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre,
L’art se tailla des dieux d’or, d’argent et de cuivre,
Et l’artisan lui-même, humblement prosterné
Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
Lui demanda les biens, la santé, la sagesse…

Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
Concluons, l’homme enfin perdit toute lumière,
Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
Il resta quelque trace encor dans la Judée.
Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants
Vainement on chercha la vertu, le droit sens :
Car, qu’est-ce, loin de Dieu, que l’humaine sagesse ?
Et Socrate, l’honneur de la profane Grèce,
Qu’était-il, en effet, de près examiné,
Qu’un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
Très équivoque ami du jeune Alcibiade ?…

Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
Se releva soudain tout brillant de clarté ;
Et partout sa doctrine en peu de temps portée
Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
Des superbes autels à leur gloire dressés
Tes ridicules dieux tombèrent renversés.
On vit en mille endroits leurs honteuses statues
Pour le plus bas usage utilement fondues ;
Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus…

Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
Et soi-disant choisis pour réformer l’Eglise,
Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
Et, des vœux les plus saints blâmant l’austérité,
Aux moines las du joug rendre la liberté.
Alors n’admettant plus d’autorité visible,
Chacun fut de la foi censé juge infaillible ;
Et, sans être approuvé par le clergé romain,
Tout protestant fut pape, une bible à la main…

Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
Et chaque chrétien fut de différente loi.
La discorde, au milieu de ces sectes altières,
En tous lieux cependant déploya ses bannières ;
Et ta fille, au secours des vains raisonnements
Appelant le ravage et les embrasements,
Fit, en plus d’un pays, aux villes désolées,
Sous l’herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
L’Europe fut un champ de massacre et d’horreur,
Et l’orthodoxe même, aveugle en sa fureur,
De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
Tout ce que Dieu défend légitime et permis….

Soudain, au grand honneur de l’école païenne,
On entendit prêcher dans l’école chrétienne
Que sous le joug du vice un pécheur abattu
Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu,
Par la seule frayeur au sacrement unie,
Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ;
Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport,
Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d’abord.
Ainsi, pour éviter l’éternelle misère
Le vrai zèle au chrétien n’étant plus nécessaire,
Tu sus, dirigeant bien en eux l’intention,
De tout crime laver la coupable action…

Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
Aujourd’hui terminant ma course satirique,
J’ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés.
Dans ces pays par toi rendus si renommés,
Où l’Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose ;
Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal
Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
Tous les mois, appuyé de ta sœur l’ignorance,
Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.

Les Épîtres

Boileau se tourne désormais vers les Épîtres plutôt moralisantes, renonçant aux satires durant vingt-cinq ans. D’un style plus mature et serein, d’une versification plus souple et forte, elles sont meilleures que les satires. Bien qu’elles soient plus neutres, il ne se prive pas de moquerie et ne renonce pas à sa guerre contre les mauvais auteurs et les Jésuites. Néanmoins elle traite de sujets bien divers.

Écrites en alexandrins classiques, les épîtres contiennent des règles et des conseils restés célèbres dont:

  • Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
  • Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement.
  • Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage.
  • Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
  • Polissez-le sans cesse, et repolissez.
  • Ajoutez quelque fois, et souvent effacer.
  • Du plus affreux objet, fait un objet aimable.

Épître I : Au Roi, Sur les avantages de la paix  (1669)

En courtisan, Boileau adresse cette épître au roi Louis IV, par laquelle il obtient d’ailleurs ses faveurs. Boileau compose cette épître à la demande Jean-Baptiste Colbert, un des principaux ministres du Roi. Son but louable, est de sauvegarder la paix conclue par le traité d’Aix-la-Chapelle en 1668.

Extraits :

Grand roi, c’est vainement qu’abjurant la satire
Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire.
Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
Sais-tu dans quels périls aujourd’hui tu t’engages ?
Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages.
   Ce n’est pas qu’aisément, comme un autre, à ton char
Je ne pusse attacher Alexandre et César ;
Qu’aisément je ne pusse, en quelque ode insipide,
T’exalter aux dépens et de Mars et d’Alcide,
Te livrer le Bosphore, et, d’un vers incivil,
Proposer au sultan de te céder le Nil ;
Mais, pour te bien louer, une raison sévère
Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ;
Qu’après avoir joué tant d’auteurs différents,
Phébus même auroit peur s’il entrait sur les rangs,
Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ;
Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi,
Que je prête aux Cotins des armes contre moi…

Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles :
Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles ;
Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu,
S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu.
A quoi bon, d’une muse au carnage animée,
Échauffer ta valeur, déja trop allumée ?
Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,
Et ne nous lassons point des douceurs de la paix…

Ce n’est pas que mon cœur, du travail ennemi,
Approuve un fainéant sur le trône endormi ;
Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
On peut être héros sans ravager la terre.
Il est plus d’une gloire. En vain aux conquérants
L’erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs ;
Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
Chaque siècle est fécond en heureux téméraires ;
Chaque climat produit des favoris de Mars ;
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars :
On a vu mille fois des fanges Méotides
Sortir des conquérants goths, vandales, gépides.
Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ;
Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
Il faut pour le trouver courir toute l’histoire…

Oh ! que ta main par là va sauver de pupilles !
Que de savants plaideurs désormais inutiles !
Qui ne sent point l’effet de tes soins généreux ?
L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?
Est-il quelque vertu, dans les glaces de l’Ourse,
Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,
Dont la triste indigence ose encore approcher,
Et qu’en foule tes dons d’abord n’aillent chercher ?
C’est par toi qu’on va voir les muses enrichies
De leur longue disette à jamais affranchies…

Toutefois si quelqu’un de mes foibles écrits
Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.
Et comme tes exploits, étonnant les lecteurs,
Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;
Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
On dira quelque jour, pour les rendre croyables :
Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,
A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.

Épître IV: Le Passage du Rhin (1672)

Louis XIV prend le commandement de son armée après sa déclaration de guerre aux Hollandais en 1672. Boileau met en vers le passage du Rhin du souverain, qu’il considère comme l’un des exploits les plus remarquables. L’auteur reproche même aux noms Hollandais et Allemands, trop durs, d’altérer son inspiration.

Extraits :

Au Roi

En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête :
Ce pays, où cent murs n’ont pu te résister,
Grand roi, n’est pas en vers si facile à domter.
Des villes que tu prends les noms durs et barbares
N’offrent de toutes parts que syllabes bizarres ;
Et, l’oreille effrayée, il faut depuis l’Issel,
Pour trouver un beau mot courir jusqu’au Tessel.
Oui, par-tout de son nom chaque place munie
Tient bon contre le vers, en détruit l’harmonie…

Aujourd’hui toutefois mon zèle m’encourage :

Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
Un trop juste devoir veut que nous l’essayons.
Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
Car, puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
Que la vérité pure y ressemble à la fable,
De tous vos ornements vous pouvez l’égayer.
Venez donc, et sur-tout gardez bien d’ennuyer:
Vous savez des grands vers les disgraces tragiques ;
Et souvent on ennuie en termes magnifiques… 

Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
A de ses bords fameux flétri l’antique gloire;
Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déja prochain menacent tout son cours.
Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage;
Et, depuis ce Romain, dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords… 

Mais déja devant eux une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart;
Chacun d’eux au péril veut la première part :
Vendôme, que soutient l’orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l’onde impatient s’élance :
La Salle, Béringhen, Nogent, d’Ambre, Cavois,
Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
D’un tranchant aviron déja coupent les eaux :
Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.
Le Rhin les voit d’un œil qui porte la menace ;
Il s’avance en courroux. Le plomb vole à l’instant,… 

Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ;
D’y trouver d’Ilion la poétique cendre ;
De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
Firent plus en dix ans que Louis en dix jours !
Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine?
Est-il dans l’univers de plage si lointaine
Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
Et ne m’offre bientôt des exploits à chanter ?
Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
Puisqu’ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Helles pont.

Épître VI: À M. de Lamoignon, sur les plaisirs des champs (1667) 

Alors que Nicolas Boileau passe un été à la campagne, Nicolas Lamoignon de Bâville, magistrat et administrateur, lui demande par courrier de rentrer à Paris. Touché par tant de sollicitude, l’auteur lui répond par cette épître. Il décrit la campagne et la vie champêtre qu’il mène, ainsi que les occupations à laquelles il s’adonne comme la lecture, la composition, la chasse ou la pêche. Mais ses occupations l’obligent à retourner en ville, malgré son désir d’une vie solitaire.

Extraits :

À M. DE LAMOIGNON,
AVOCAT GÉNÉRAL

Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ?
C’est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,
D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D’une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.

Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
J’achète à peu de frais de solides plaisirs.
Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J’occupe ma raison d’utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,
Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ;
Quelquefois, aux appas d’un hameçon perfide,
J’amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l’air… 

Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage,
Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,
Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter :
II faut voir de ce pas les plus considérables ;
L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables.
Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :
Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,
Et d’attentat horrible on traita la satire. —
Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.
Contre vos derniers vers on est fort en courroux ;
Pradon a mis au jour un livre contre vous ;
Et chez le chapelier du coin de notre place,
Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface ;
L’autre jour sur un mot la cour vous condamna ;
Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ;
Un écrit scandaleux sous votre nom se donne ;
D’un pasquin qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne… 

Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler !
Dit d’abord un ami qui veut me cajoler ;
Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.
Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
Et, justement confus de mon peu d’abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
   Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré ;
Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir,
Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !… 

Cependant tout décroît : et moi-même à qui l’âge
D’aucune ride encor n’a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois :
Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues.
Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter,
Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter… 

Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
Attendre que septembre ait ramené l’automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T’ira joindre à Paris, pour s’enfuir à Bâville.
Là, dans le seul loisir que Thémis t’a laissé,
Tu me verras souvent à te suivre empressé ;
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace…

Épître VII: À Racine, sur l’utilité des ennemis (1677) 

Les ennemis de Racine s’acharnent pour faire de Phèdre, une œuvre tragique,  un échec. Dans cette épître Boileau apporte son soutien à Racine, et tente de le consoler après cette cabale contre Phèdre. Pour l’auteur les ennemis sont une bénédiction, en ce sens qu’ils poussent se surpasser pour leur répondre.

Extraits :

À RACINE

Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.
Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
Et son trop de lumière, importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.

Le mérite en repos s’endort dans la paresse ;
Mais par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté ;
Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance ;
Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.

Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C’est en me guérissant que je sais leur répondre :
Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale,
Un flot de vains auteurs follement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir,
Et soulever pour toi l’équitable avenir.

Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ;
Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ;
Qu’ils charment de Senlis le poète idiot,
Ou le sec traducteur du français d’Amyot ;
Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;
Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois ;
Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
Que la Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
À leurs traits délicats se laissent pénétrer?
Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits…

Épître XII : Contre les jésuites (1695)

Alors que Boileau reprend à son compte les attaques de Pascal contre les casuistes dans les Provinciales. Du moins ceux, parmi ces théologiens, qui ont la prétention d’exempter les hommes du devoir d’aimer Dieu. Il s’attire alors l’hostilité des jésuites qui ne le ménagent pas dans leur Journal du Trévaux. Il leur répond par cette satire.

Extraits :

À L’ABBÉ RENAUDOT

Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché,
En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché.
Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
Des tourments de l’enfer la salutaire peur
N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur
Qui, de remords sans fruit agitant le coupable,
Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.
Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer,
Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer,
Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ;
Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte…

Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable,
Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable,
Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits,
Par des formalités gagner le paradis!
Et parmi les élus, dans la gloire éternelle,
Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle,
Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés
Son ennemi mortel assis à ses côtés !
Peut-on se figurer de si folles chimères ?
On voit pourtant, on voit des docteurs même austères
Qui, les semant partout, s’en vont pieusement
De toute piété saper le fondement ;
Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles,
Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ;
Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux
Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux…

Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte,
Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte,
Je n’entends pas ici ce doux saisissement,
Ces transports pleins de joie et de ravissement
Qui font des bienheureux la juste récompense,
Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance.
Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs,
N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs.
Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même :
Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ;
Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur,
Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur…

Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne,
Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne,
Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,
De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ?
Oh ! le bel argument digne de leur école !
Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé,
Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ?
Un païen converti, qui croit un Dieu suprême,
Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême,
Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché,
Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ?
Du funeste esclavage où le démon nous traîne,
C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne :
Aussi l’amour d’abord y court avidement ;
Mais lui-même il en est l’âme et le fondement…

Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique
Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique,
En vers audacieux traiter ces points sacrés,
Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ;
Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières,
Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières.
Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien
Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien,
Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître,
Qui nous vint par sa mort donner un second être,
Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral,
Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ?…

Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors,
Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
Séparera des boucs la troupe pécheresse,
À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
« Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer,
Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
Et gardât le premier de mes commandements ! »… 

L’Art poétique (1674)

Dans ce poème divisé en quatre chants, Boileau imite et fait mieux qu’Horace qui avait écrit une épître sur le même thème. Il y expose les règles du bon goût et de l’art des vers en général. En fixant les ressources et les lois de la poésie classique, la langue française, l’enseignement et la littérature sont tributaires, Boileau mérite bien la reconnaissance de la postérité.

Chant I de l’Art poétique:

Dans ce chant, l’auteur exprime en vers les règles générales de l’art d’écrire. Il y prone le respect de langue, la fidélité aux règles de l’harmonie, l’exactitude ainsi que la clarté et l’unité.

Extraits :

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.
S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif ;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif…

La nature, fertile en Esprits excellents,
Sait entre les Auteurs partager les talents
L’un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
L’autre d’un trait plaisant aiguiser l’épigramme.
MALHERBE d’un héros peut vanter les exploits ;
RACAN, chanter Philis, les bergers et les bois
Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s’aime
Méconnaît son génie et s’ignore soi-même :
Ainsi tel autrefois qu’on vit avec FARET
Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret
S’en va, mal à propos, d’une voix insolente,
Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
Court avec Pharaon se noyer dans les mers….

Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s’offre un perron ; là règne un corridor ;
Là ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire…

N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée,
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée…

Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté ;
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher…

Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
Soyez-vous à vous-même un sévère critique.
L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères,
Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
Dépouillez devant eux l’arrogance d’auteur,
Mais sachez de l’ami discerner le flatteur :
Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue…

Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter
N’est rien qu’un piège adroit pour vous les réciter.
Aussitôt, il vous quitte ; et, content de sa Muse,
S’en va chercher ailleurs quelque fat qu’il abuse ;
Car souvent il en trouve : ainsi qu’en sots auteurs,
Notre siècle est fertile en sots admirateurs ;
Et, sans ceux que fournit la ville et la province,
Il en est chez le duc, il en est chez le prince.
L’ouvrage le plus plat a, chez les courtisans,
De tout temps rencontré de zélés partisans ;
Et, pour finir enfin par un trait de satire,
Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire…

Chant II de l’Art poétique:

Dans ce chant, Boileau s’interesse aux règles des petits genres poétiques.  Il est question de la satire, de l’ode, le sonnet, l’idylle, l’élégie, le rondeau, la ballade, l’épigramme, madrigal et la chanson satirique (vaudeville).

Extraits :

Telle qu’une bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante Idylle.
Son tour, simple et naïf, n’a rien de fastueux
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux.
Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille.

Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois
Jette là, de dépit, la flûte et le hautbois ;
Et, follement pompeux, dans sa verve indiscrète,
Au milieu d’une églogue entonne la trompette.
De peur de l’écouter, Pan fuit dans les roseaux ;
Et les Nymphes, d’effroi, se cachent sous les eaux.
Au contraire cet autre, abject en son langage,
Fait parler ses bergers comme on parle au village.
Ses vers plats et grossiers, dépouillés d’agrément,
Toujours baisent la terre et rampent tristement :
On dirait que RONSARD, sur ses pipeaux rustiques,
Vient encor fredonner ses idylles gothiques,
Et changer, sans respect de l’oreille et du son,
Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon.

Entre ces deux excès la route est difficile.
Suivez, pour la trouver, THÉOCRITE et VIRGILE
Que leurs tendres écrits, par les Grâces dictés,
Ne quittent point vos mains, jour et nuit feuilletés.
Seuls, dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre
Par quel art, sans bassesse un auteur peut descendre ;
Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers ;
Au combat de la flûte animer deux bergers ;
Des plaisirs de l’amour vanter la douce amorce ;
Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d’écorce ;
Et par quel art encor l’églogue, quelquefois,
Rend dignes d’un consul la campagne et les bois.
Telle est de ce poème et la force et la grâce.
D’un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace,
La plaintive Élégie en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
Elle peint des amants la joie et la tristesse,
Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse.
Mais, pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.
Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;
Qui s’affligent par art, et, fous de sens rassis,
S’érigent pour rimer en amoureux transis…

Je veux dans la satire un esprit de candeur,
Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.
D’un trait de ce poème en bons mots si fertile,
Le Français, né malin, forma le Vaudeville,
Agréable indiscret qui, conduit par le chant,
Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant.
La liberté française en ses vers se déploie :
Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie.
Toutefois n’allez pas, goguenard dangereux,
Faire Dieu le sujet d’un badinage affreux.
À la fin tous ces jeux, que l’athéisme élève,
Conduisent tristement le plaisant à la Grève.
Il faut, même en chansons, du bon sens et de l’art
Mais pourtant on a vu le vin et le hasard
Inspirer quelquefois une Muse grossière
Et fournir, sans génie, un couplet à Linière.
Mais, pour un vain bonheur qui vous a fait rimer,
Gardez qu’un sot orgueil ne vous vienne enfumer.
Souvent, l’auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poète
Il ne dormira plus qu’il n’ait fait un sonnet,
Il met tous les matins six impromptus au net.
Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies,
Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries,
Il ne se fait graver au-devant du recueil,
Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil.

Chant III de l’Art poétique :

Boileau s’intéresse ici aux grands genres, c’est-à-dire la tragédie, l’épopée et la comédie. Il s’exprime sur les régles générales de la tragédie, tout en indiquant les thèmes les plus appropriés pour être représentés sur la scène. Concernant les deux autres genres, il a une préférence pour le merveilleux mythologique ou paën et combat le merveilleux chrétien ;

Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ;
D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D’Oreste parricide exprima les alarmes,
Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.
Vous donc qui, d’un beau feu pour le théâtre épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue…

Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut, d’abord, ne sait pas m’informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles.
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années.
Là, souvent, le héros d’un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable…

ESCHYLE dans le choeur jeta les personnages,
D’un masque plus honnête habilla les visages,
Sur les ais d’un théâtre en public exhaussé,
Fit paraître l’acteur d’un brodequin chaussé.
SOPHOCLE enfin, donnant l’essor à son génie,
Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie,
Intéressa le choeur dans toute l’action,
Des vers trop raboteux polit l’expression,
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
Où jamais n’atteignit la faiblesse latine.
Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré…

Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux
Mais ne m’en formez Pas des bergers doucereux
Qu’Achille aime autrement que Tircis et Philène ;
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène ;
Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.
Des héros de roman fuyez les petitesses
Toutefois, aux grands coeurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt
J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.
Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé
Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère…

N’offrez point un sujet d’incidents trop chargé.
Le seul courroux d’Achille, avec art ménagé,
Remplit abondamment une Iliade entière :
Souvent trop d’abondance appauvrit la matière.
Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance ;
N’y présentez jamais de basse circonstance.
N’imitez pas ce fou qui, décrivant les mers,
Et peignant, au milieu de leurs flots entr’ouverts,
L’Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres ;
Peint-le petit enfant qui « va, saute, revient, »
Et joyeux, à sa mère offre un caillou qu’il tient ».
Sur de trop vains objets c’est arrêter la vue.
Donnez à votre ouvrage une juste étendue.
Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté…

Contemplez de quel air un père, dans Térence,
Vient d’un fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet amant écoute ses leçons
Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons.
Ce n’est pas un portrait, une image semblable,
C’est un amant, un fils, un père véritable.
J’aime sur le théâtre un agréable auteur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté,
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur deux tréteaux monté,
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.

Chant IV de l’Art poétique :

Boileau expose dans ce dernier chant une conception morale de la littérature. Il préconise pour cela les qualités et règles de vie qui doivent être celles de l’écrivain. Comme presque partout dans son œuvre, ici aussi il ne manque pas de faire des louanges à la gloire de Louis XIV et sa cour, dont ils doivent justement s’inspirer.

Extraits :

Dans Florence, jadis, vivait un médecin,
Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.
Lui seul y fit longtemps la publique misère :
Là, le fils orphelin lui redemande un père ;
Ici, le frère pleure un frère empoisonné.
L’un meurt vide de sang, l’autre plein de séné ;
Le rhume à son aspect se change en pleurésie,
Et, par lui, la migraine est bientôt frénésie.
Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.
De tous ses amis morts un seul ami resté
Le mène en sa maison de superbe structure
C’était un riche abbé, fou de l’architecture.
Le médecin, d’abord, semble né dans cet art,
Déjà de bâtiments parle comme Mansart :
D’un salon qu’on élève il condamne la face ;
Au vestibule obscur il marque une autre place,
Approuve l’escalier tourné d’autre façon…

Ne vous enivrez point des éloges flatteurs,
Qu’un amas quelquefois de vains admirateurs
Vous donne en ces réduits, prompts à crier merveille.
Tel écrit récité se soutint à l’oreille,
Qui, dans l’impression au grand jour se montrant,
Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.
On sait de cent auteurs l’aventure tragique :
Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
Écoutez tout le monde, assidu consultant.
Un fat, quelquefois, ouvre un avis important.
Quelques vers toutefois qu’Apollon vous inspire,
En tous lieux aussitôt ne courez pas les lire.
Gardez-vous d’imiter ce rimeur furieux
Qui, de ses vains écrits lecteur harmonieux,
Aborde en récitant quiconque le salue
Et poursuit de ses vers les passants dans la rue….

Tel excelle à rimer qui juge sottement ;
Tel s’est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile.
Auteurs, prêtez l’oreille à mes instructions.
Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ?
Qu’en savantes leçons votre Muse fertile
Partout joigne au plaisant le solide et l’utile.
Un lecteur sage fuit un vain amusement
Et veut mettre profit à son divertissement.
Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
N’offrent jamais de vous que de nobles images.
Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
Qui de l’honneur, en vers, infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable…

Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime ;
Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
Qui, dégoûtés de gloire et d’argent affamés,
Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire
Et font d’un art divin un métier mercenaire.
Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature,
Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
La force tenait lieu de droit et d’équité ;
Le meurtre s’exerçait avec impunité…

Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges,
Homère aux grands exploits anima les courages.
Hésiode à son tour, par d’utiles leçons,
Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Fut, à l’aide des vers, aux mortels annoncée ;
Et partout, des esprits ses préceptes vainqueurs,
Introduits par l’oreille, entrèrent dans les coeurs.
Pour tant d’heureux bienfaits, les Muses révérées
Furent d’un juste encens dans la Grèce honorées ;
Et leur art, attirant le culte des mortels,
À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels…

Que Corneille, pour lui rallumant son audace,
Soit encor le Corneille et du Cid et d’Horace ;
Que Racine, enfantant des miracles nouveaux,
De ses héros sur lui forme tous les tableaux ;
Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
Benserade, en tous lieux amuse les ruelles ;
Que Segrais, dans l’églogue, en charme les forêts ;
Que pour lui l’épigramme aiguise tous ses traits.
Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide ?…

Pour moi, qui, jusqu’ici nourri dans la satire,
N’ose encor manier la trompette et la lyre,
Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
Vous animer du moins de la voix et des yeux ;
Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse
Rapporta, jeune encor, du commerce d’Horace ;
Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
De tous vos pas fameux observateur fidèle,
Quelquefois du bon or je sépare le faux,
Et des auteurs grossiers j’attaque les défauts,
Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire,
Plus enclin à blâmer que savant à bien faire.

Le Lutrin (de 1672 à 1683) :

Dans ce poème héroï-comique en six chants en vers, Boileau parodie l’épopée et la tragédie. Pour se faire il nous fait part d’une querelle entre les chanoines de la Sainte-Chapelle. Apparaît la Discorde qui leur reproche de vivre dans l’oisiveté, aussi douce soit-elle, et l’indolence, aussi heureuse soit-elle. Face au chantre ambitieux et usurpateur, l’un des partisans de Gilotin (le vieux Sidrac) propose de retirer de la sacristie un vieux lutrin. Remis à son ancienne place, il cachera alors ce prétentieux chantre aux regards des gens. Trois héros, tirés au sort, sont chargés de cette mission. La Mollesse est alors réveillée par les applaudissements de la Discorde, fière de son idée. Elle lui fait alors part des menaces qui pèsent sur ses serviteurs, qu’elles venaient d’apprendre lors de son sommeil. Dans cette épopée parodique, figure également deux odes, seuls essais lyriques de l’auteur: l’ Ode sur un bruit qui courut en 1636 que Cromwell et les anglais allaient faire la guerre a la France et l’ Ode sur la prise de Namur.  

Extraits:

Chant I du Lutrin

Je chante les combats, et ce prélat terrible 
Qui par ses longs travaux et sa force invincible, 
Dans une illustre église exerçant son grand coeur, 
Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur. 
C’est en vain que le chantre, abusant d’un faux titre, 
Deux fois l’en fit ôter par les mains du chapitre : 
Ce prélat, sur le banc de son rival altier 
Deux fois le reportant, l’en couvrit tout entier…

Paris voyait fleurir son antique chapelle : 
Ses chanoines vermeils et brillants de santé 
S’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté ; 
Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines, 
Ces pieux fainéants faisaient chanter matines, 
Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu 
A des chantres gagés le soin de louer Dieu : 
Quand la Discorde, encore toute noire de crimes, 
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, 
Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix, 
S’arrêter près d’un arbre au pied de son palais, 
Là, d’un oeil attentif contemplant son empire, 
A l’aspect du tumulte elle-même s’admire…

Quoi ! dit-elle d’un ton qui fit trembler les vitres, 
J’aurai pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres, 
Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ; 
J’aurai fait soutenir un siège aux Augustins : 
Et cette église seule, à mes ordres rebelle, 
Nourrira dans son sein une paix éternelle ! 
Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels, 
Qui voudra désormais encenser mes autels ? 

A ces mots, d’un bonnet couvrant sa tête énorme, 
Elle prend d’un vieux chantre et la taille et la forme : 
Elle peint de bourgeons son visage guerrier, 
Et s’en va de ce pas trouver le trésorier…

 Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place 
Le chantre aux yeux du choeur étale son audace, 
Chante les orémus, fait des processions, 
Et répand à grands flots les bénédictions. 
Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre, 
Il te ravisse encore le rochet et la mitre ? 
Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché, 
Et renonce au repos, ou bien à l’évêché…

Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs, 
Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire, 
Ecoute seulement ce que le ciel m’inspire. 
Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux 
Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux, 
Sur ce rang d’ais serrés qui forment sa clôture 
Fut jadis un lutrin d’inégale structure, 
Dont les flancs élargis de leur vaste contour 
Ombrageaient pleinement tous les lieux d’alentour. 
Derrière ce lutrin, ainsi qu’au fond d’un antre, 
A peine sur son banc on discernait le chantre : 
Tandis qu’à l’autre banc le prélat radieux, 
Découvert au grand jour, attirait tous les yeux…

Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ; 
Et le prélat charmé l’approuve par des cris. 
Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse 
Les trois que Dieu destine à ce pieux office : 
Mais chacun prétend part à cet illustre emploi. 
Le sort, dit le prélat, vous servira de loi. 
Que l’on tire au billet ceux que l’on doit élire. 
Il dit, on obéit, on se presse d’écrire. 
Aussitôt trente noms, sur le papier tracés, 
Sont au fond d’un bonnet par billets entassés. 
Pour tirer ces billets avec moins d’artifice, 
Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice : 
Son front nouveau tondu, symbole de candeur, 
Rougit, en approchant, d’une honnête pudeur

Chant II du Lutrin 

Cependant cet oiseau qui prône les merveilles, 
Ce monstre composé de bouches et d’oreilles, 
Qui, sans cesse volant de climats en climats, 
Dit partout ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas ; 
La Renommée enfin, cette prompte courrière, 
Va d’un mortel effroi glacer la perruquière ; 
Lui dit que son époux, d’un faux zèle conduit, 
Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit

Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ? 
Dit-elle : et ni la foi que ta main m’a donnée, 
Ni nos embrassements qu’a suivis l’hyménée, 
Ni ton épouse enfin toute prête à périr, 
Ne sauraient donc t’ôter cette ardeur de courir ? 
Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle, 
Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle ! 
L’espoir d’un juste gain consolant ma langueur 
Pourrait de ton absence adoucir la longueur. 
Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise 
Arme aujourd’hui ton bras en faveur d’une église ? 
Où vas-tu cher époux, est-ce que tu me fuis ? 
As-tu oublié tant de si douces nuits ? 
Quoi ! d’un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes ?…

Ma femme, lui dit-il d’une voix douce et fière, 
Je ne veux point nier les solides bienfaits 
Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits, 
Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire 
Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire ; 
Mais ne présume pas qu’en te donnant ma foi 
L’hymen m’ait pour jamais asservi sous ta loi. 
Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée, 
Nous aurions fui tous deux le joug de l’hyménée ; 
Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus, 
Nous goûterions encor des plaisirs défendus…

Le perruquier honteux rougit en l’écoutant. 
Aussitôt de longs clous il prend une poignée : 
Sur son épaule il charge une lourde cognée ; 
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids, 
Il attache une scie en forme de carquois : 
Il sort au même instant, il se met à leur tête. 
A suivre ce grand chef l’un et l’autre s’apprête : 
Leur coeur semble allumé d’un zèle tout nouveau ; 
Brontin tient un maillet ; et Boirude un marteau. 
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière, 
Retire en leur faveur sa paisible lumière. 
La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux, 
De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux. 
L’air, qui gémit du cri de l’horrible déesse, 
Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse…

Chant III du Lutrin

Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses 
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses, 
Revole vers Paris, et, hâtant son retour, 
Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour. 
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, 
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue, 
Et présentant de loin leur objet ennuyeux, 
Du passant qui le fuit semblent le suivre des yeux. 
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres, 
De ces murs désertés habitent les ténèbres. 
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré 
Trouvait contre le jour un refuge assuré. 
Des désastres fameux ce messager fidèle…

Mais les trois champions, pleins de vin et d’audace, 
Du palais cependant passent la grande place ; 
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés, 
De l’auguste chapelle ils montent les degrés. 
Ils atteignaient déjà le superbe portique 
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique, 
Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt 
L’amas toujours entier des écrits de Haynaut : 
Quand Boirude, qui voit que le péril approche, 
Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche, 
Des veines d’un caillou, qu’il frappe au même instant, 
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ; 
Et bientôt, au brasier d’une mèche enflammée, 
Montre, à l’aide du soufre, une cire allumée…

 C’est là que du lutrin gît la machine énorme : 
La troupe quelque temps en admire la forme. 
Mais le barbier, qui tient les moments précieux : 
Ce spectacle n’est pas pour amuser nos yeux, 
Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple : 
C’est là qu’il faut demain qu’un prélat le contemple. 
Et d’un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler, 
Lui-même, se courbant, s’apprête à le rouler. 
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable ! 
Que du pupitre sort une voix effroyable. 
Brontin en est ému, le sacristain pâlit ; 
Le perruquier commence à regretter son lit…

La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce, 
Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace, 
Et, malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacés, 
S’apprête à réunir ses soldats dispersés. 
Aussitôt de Sidrac elle emprunte l’image : 
Elle ride son front, allonge son visage, 
Sur un bâton noueux laisse courber son corps, 
Dont la chicane semble animer les ressorts ; 
Prend un cierge en sa main, et d’une voix cassée, 
Vient ainsi gourmander la troupe terrassée…

Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ? 
Tu dors d’un profond somme, et ton coeur sans alarmes 
Ne sait pas qu’on bâtit l’instrument de tes larmes ! 
Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil, 
T’annonçait du lutrin le funeste appareil ; 
Avant que de souffrir qu’on en posât la masse, 
Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ; 
Et, martyr glorieux d’un point d’honneur nouveau 
Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau…

Chant IV du Lutrin

Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines, 
Appelaient à grand bruit les chantres à matines ; 
Quand leur chef, agité d’un sommeil effrayant, 
Encor tout en sueur se réveille en criant. 
Aux élans redoublés de sa voix douloureuse, 
Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ; 
Le vigilant Girot court à lui le premier : 
C’est d’un maître si saint le plus digne officier ; 
La porte dans le choeur à sa garde est commise : 
Valet souple au logis, fier huissier à l’église…

Ami, lui dit le chantre encor pâle d’horreur, 
N’insulte point, de grâce, à ma juste terreur : 
Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes, 
Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes. 
Pour la seconde fois un sommeil grâcieux 
Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ; 
Quand, l’esprit enivré d’une douce fumée, 
J’ai cru remplir au choeur ma place accoutumée. 
Là, triomphant aux yeux des chantres impuissant, 
Je bénissais le peuple, et j’avalais l’encens ; 
Lorsque du fond caché de notre sacristie 
Une épaisse nuée à longs flots est sortie, 
Qui, s’ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat 
M’a fait voir un serpent conduit par le prélat…

Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur, 
Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur. 
Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante, 
Courber servilement une épaule tremblante. 
Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux : 
Je saurai réveiller les chanoines sans vous. 
Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle : 
Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle. 
Suis-moi. Qu’à son lever le soleil aujourd’hui 
trouve tout le chapitre éveillé devant lui…

Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse : 
Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse. 
Pour les en arracher Girot s’inquiétant 
Va crier qu’au chapitre un repas les attend. 
Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance. 
Tout s’ébranle, tout sort, tout marche en diligence. 
Ils courent au chapitre, et chacun se pressant 
Flatte d’un doux espoir son appétit naissant. 
Mais, ô d’un déjeuner vaine et frivole attente ! 
A peine ils sont assis, que, d’une voix dolente, 
Le chantre désolé, lamentant son malheur, 
Fait mourir l’appétit et naître la douleur…

Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle 
Par ces mots attirants sent redoubler son zèle. 
Ils marchent droit au coeur d’un pas audacieux. 
Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux. 
A ce terrible objet aucun d’eux ne consulte, 
Sur l’ennemi commun ils fondent en tumulte, 
Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ; 
Chacun sur lui d’un coup veut honorer sa main. 
Enfin sous tant d’efforts la machine succombe, 
Et son corps entr’ouvert chancelle, éclate et tombe : 
Tel sur les monts glacés des farouches Gélons 
Tombe un chêne battu des voisins aquilons ; 
Ou tel, abandonné de ses poutres usées, 
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisés. 
La masse est emportée, et ses ais arrachés 
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

Chant V du Lutrin

L’Aurore cependant, d’un juste effroi troublée, 
Des chanoines levés voit la troupe assemblée, 
Et contemple longtemps, avec des yeux confus, 
Ces visages fleuris qu’elle n’a jamais vus. 
Chez Sidrac aussitôt Brontin d’un pied fidèle 
Du pupitre abattu va porter la nouvelle. 
Le vieillard de ses soins bénit l’heureux succès, 
Et sur le bois détruit bâtit mille procès. 
L’espoir d’un doux tumulte échauffant son courage, 
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l’âge ; 
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit, 
Vient éclater au jour les crimes de la nuit…

Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place, 
Dans le fatal instant que, d’un égale audace, 
Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux, 
Descendaient du palais l’escalier tortueux. 
L’un et l’autre rival, s’arrêtant au passage, 
Se mesure des yeux, s’observe, s’envisage ; 
Une égale fureur anime les esprits : 
Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris 
Auprès d’une génisse au front large et superbe 
Oubliant tous les jours le pâturage et l’herbe, 
A l’aspect l’un de l’autre, embrasés, furieux, 
Déjà le front baissé, se menacent des yeux. 
Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude, 
Ne sait point contenir son aigre inquiétude ; 
Il entre chez Barbin, et, d’un bras irrité, 
Saisissant du Cyrus un volume écarté, 
Il lance au sacristain le tome épouvantable…

Au plus fort du combat le chapelain Garagne, 
Vers le sommet du front atteint d’un Charlemagne, 
(Des vers de ce poème effet prodigieux)! 
Tout prêt à s’endormir, bâille, et ferme les yeux. 
A plus d’un combattant la Clélie est fatale : 
Girou dix fois par elle éclate et se signale. 
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri. 
Ce guerrier, dans l’église aux querelles nourri, 
Est robuste de corps, terrible de visage, 
Et de l’eau dans son vin n’a jamais su l’usage. 
Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset, 
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset, 
Et Gerbais l’agréable, et Guerin l’insipide…

Au spectacle étonnant de leur chute imprévue, 
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue. 
Il maudit dans son coeur le démon des combats, 
Et de l’horreur du coup il recule six pas. 
Mais bientôt rappelant son antique prouesse 
Il tire du manteau sa dextre vengeresse ; 
Il part, et, de ses doigts saintement allongés, 
Bénit tous les passants, en deux files rangés. 
Il sait que l’ennemi, que ce coup va surprendre, 
Désormais sur ses pieds ne l’oserait attendre, 
Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux 
Crier aux combattants : Profanes, à genoux ! 
Le chantre, qui de loin voit approcher l’orage, 
Dans son coeur éperdu cherche en vain du courage : 
Sa fierté l’abandonne, il tremble, il cède, il fuit…

Chant VI du Lutrin

Tandis que tout conspire à la guerre sacrée, 
La Piété sincère, aux Alpes retirée, 
Du fond de son désert entend les tristes cris, 
De ses sujets cachés dans les murs de Paris. 
Elle quitte à l’instant sa retraite divine 
La Foi, d’un pas certain, devant elle chemine ; 
L’Espérance au front gai l’appuie et la conduit ; 
Et, la bourse à la main, la Charité la suit. 
Vers Paris elle vole, et d’une audace sainte, 
Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte :…

Dans mes cloîtres sacrés la Discorde introduite 
Y bâtit de mon bien ses plus sûrs arsenaux ; 
Traîne tous mes sujets au pied des tribunaux. 
En vain à ses fureurs j’opposai mes prières ; 
L’insolente, à mes yeux, marcha sous mes bannières. 
Pour comble de misère, un tas de faux docteurs 
Vint flatter les péchés de discours imposteurs ; 
Infectant les esprits d’exécrables maximes, 
Voulut faire à Dieu même approuver tous les crimes. 
Une servile peur leur tint lieu de charité, 
Le besoin d’aimer Dieu passa pour nouveauté ; 
Et chacun à mes pieds, conservant sa malice, 
N’apporta de vertu que l’aveu de son vice…

Vers ce temple fameux, si chers à tes désirs 
Où le ciel fut pour toi si prodigue en miracles, 
Non loin de ce palais où je rends mes oracles, 
Est un vaste séjour des mortels révéré, 
Et de clients soumis à toute heure entouré, 
Là, sous le faix pompeux de ma pourpre honorable, 
Veille au soin de ma gloire un homme incomparable, 
Ariste, dont le Ciel et Louis ont fait choix 
Pour régler ma balance et dispenser mes lois. 
Par lui dans le barreau sur mon trône affermie 
Je vois hurler en vain la chicane ennemie ; 
Par lui la vérité ne craint plus l’imposteur, 
Et l’orphelin n’est plus dévoré du tuteur…

Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu’en tous lieux 
Tu signales pour moi ton zèle et ton courage, 
Si la Discorde impie à ma porte m’outrage ? 
Dans ces murs, autrefois si saints, si renommés, 
A mes sacrés autels font un profane insulte, 
Remplissent tout d’effroi, de trouble et de tumulte. 
De leur crime à leurs yeux va-t-en peindre l’horreur : 
Sauve-moi, sauve-les de leur propre fureur…

Ariste, c’est ainsi qu’en ce sénat illustre 
Où Thémis, par tes soins, reprend son premier lustre, 
Quand, la première fois, un athlète nouveau 
Vient combattre en champ clos aux joutes du barreau, 
Souvent sans y penser ton auguste présence 
Troublant par trop d’éclat sa timide éloquence, 
Le nouveau Cicéron, tremblant, décoloré, 
Cherche en vain son discours sur sa langue égaré : 
En vain, pour gagner temps, dans ses transes affreuses, 
Traîne d’un dernier mot les syllabes honteuses ; 
Il hésite, il bégaie ; et le triste orateur 
Demeure enfin muet aux yeux du spectateur. 

Toutes les œuvres de Nicolas Boileau:

1- Satires

  • Sur les les inconvénients du séjour dans les grandes villes
  • Sur l’accord de la rime et de la raison
  • Le repas ridicule
  • Sur la déraison humaine
  • Sur la noblesse
  • Sur les embarras de paris
  • Sur le génie de l’auteur pour la satire
  • Sur l’homme
  • A son esprit
  • Sur les femmes
  • Surl’honneur
  • Sur l’équivoque

2- Épîtres

  • Au roi
  •  l’abbé des Roches
  • Arnauld
  • Au roi
  • A Guilleragues
  • A l’Amoignon
  • A Racine
  • Au roi
  • A Seignelay
  • A ses vers
  • A son jardinier
  • A l’abbé Renaudot sur l’amour de Dieu

3- Œuvres poétiques diverses

  • de sur un bruit qui courut en 1636 que Cromwell et les anglais allaient faire la guerre a la France
  • Stanges a Molière
  • Discours au roi
  • L’art poétique
  • Le lutrin
  • Ode sur la prise de Namur
  • Poésies diverses (odes, fables, chansons, épigrammes)

4- Œuvres en prose

  • Préfaces des éditions de 1666 et 1667, 1674 et 1775, 1683 et 1685, 1694, 1671
  • Dissertation sur Joconde (attribution contestée)
  • Discours sur le dialogue des héros de roman
  • Les héros de roman
  • Discours sur la satire
  • Arrêt burlesque
  • Discours sur les moderne qui font des vers latins
  • Traduction du traité du sublime de Longin
  • Remerciement à l’Académie
  • Discours sur l’ode
  • Réflexions critiques sur Longin
  • Lettre a Perrault
  • Remerciement a M. d’Ericeyra
  • Discours pour servir d’apologie a la satire
  • Correspondance

 

5- Lettres a Racine,Brossette etc.

Citations célèbres de Nicolas Boileau:

  • Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
  • Ami de la vertu plutôt que vertueux.
  • Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
  • Ainsi qu’en sots auteurs,
    Notre siècle est fertile en sots admirateurs.
  • Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
    Fit sentir dans les vers une juste cadence.
  • Qui vit content de rien possède toutes choses.
  • De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
    Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
    De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
    Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme
  • L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
  • Faites-vous des amis prompts à vous censurer.
  • Tout ce qui ce conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément.
  • Rien n’est beau que le vrai: le vrai seul est aimable.
  • Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue.
  • Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible.
Malherbe ou la rigueur des mots

Biographie de François de Malherbe (1555 – 1625)

François de Malherbe naît à Caen entre 1555 et 1556 d’une famille protestante, noble mais pauvre. Son père, seigneur de Digny, écuyer, conseiller au bailliage et présidial de Caen fait partie d’un milieu social de fonctionnaires et de juristes très actif dans cette ville normande. Sa mère n’est autre que Louise de Vallois, fille d’Henri le Vallois seigneur d’Ifs.

Malherbe entame ses études dans sa ville natale jusqu’à l’université, avant d’être envoyé par son père à Paris, Heidelberg (Allemagne) puis Bâle (Suisse) pour suivre des cours de brillants professeurs. Il n’a que 19 ans quand il achève ses études en 1586. Il s’installe alors à Paris, dans l’espoir d’y faire fortune.

Il rencontre Henri le duc d’Angoulême, fils naturel du roi Henri II, et rentre à son service. Quand celui-ci est nommé gouverneur de la Province, il le suit à Aix. C’est là qu’il croise une jeune fille qu’il appelle Nérée (anagramme certainement de Renée). Il l’aime tellement, mais sans être payé en retour, qu’elle lui inspire ses premiers vers. La mort du duc en 1586 ruine ses espérances. Il disparaît pour réapparaître en 1599 en quête toujours de prospérité. Entre-temps il avait succombé au charme de Madeleine de Coriolis, fille de Louis de Cariolis (seigneur de Corbières) qu’il épousa en 1581. A Paris donc il est présenté au roi Henri IV, pour lequel il écrit une ode (La Prière pour le Roi Henri le Grand allant en Limousin), en perspective de la campagne contre les insurgés du Limousin. Il devient poète officiel de la cour à partir de 1605. Il gardera ce statut, après la mort d’Henri IV, sous le règne de Marie de Medicis et Louis XIII qui le protègent. Quand la reine est écartée des affaires, il devient indésirable. Après une retraite de quelques années, il s’attache au cardinal de Richelieu qui entre-temps avait pris de l’importance . Il le nomme trésorier de France,  en contre-partie de quoi il célèbre sa politique avec sa poésie.

Poète avéré certes, mais François de Malherbe a néanmoins une très forte opinion de lui-même. Un orgueil tellement excessif qu’il réplique à la princesse de Conti, qui voulait un jour lui montrer les plus beaux vers qu’il ait lu, par  « Pardonnez-moi, si ce sont les plus beaux, je les connais, puisque moi seul je puis en être l’auteur », avant même d’en prendre connaissance. Cette absence de modestie finit par lui coûter, puisqu’il se fait de farouches ennemis.

François de Malherbe ne survit pas longtemps à la mort de son fils (1627). Il décède en 1628, après avoir répondu au prêtre qui voulait le confesser: « Je ne me confesse qu’à Pâques » .

Oeuvre de François de Malherbe

L’oeuvre de François Malherbe peut se résumer dans ces vers de Boileau un siècle plus tard:

Enfin, Malherbe vint et le premier en France

Fit sentir en ses vers une juste cadence.

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir

Et réduisit la muse aux règles du devoir,

Par ce sage écrivain, la langue révérée

N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée…

Le poète est en effet considéré comme le père de la poésie française. C’est lui qui jeta les bases du classicisme qui s’oppose au baroque, qui dominera deux siècles durant. Boileau lui reconnut, avant tous les autres, la clarté et la rigueur qu’il apporta à la poésie et qui inspira le goût classique. Mieux encore, poète grammairien il donna au siècle d’après une nouvelle langue et une poésie, où règne la simplicité et la rigueur dans la construction des phrases et des strophes et dans laquelle domine le lyrisme. Ce qui lui valut d’être surnommé le « tyran des mots et des syllabes ». Malherbe n’avait qu’une obsession: épurer, discipliner et défendre la langue française. Il le fit jusqu’à la fin de sa vie jusqu’à corriger, une heure avant sa mort, un mot qui n’était pas bien français de sa garde-malade. A son disciple Racan qui le réprimanda il lanca « Laissez, je maintiendrai jusqu’au bout la pureté de la langue française. » Son autre obsession était celle d’une poésie nationale accessible à tous, même aux plus humbles. Si le roi Henri IV a rétabli la paix, le poète y a contribué avec les mots.

Œuvres de François de Malherbe

Jusqu’à un an avant sa mort, les différentes pièces poétiques de Malherbe figurent dans des éditions collectives, sous formes de feuilles volantes, des livrets de ballets, des livres d’airs de cour… Il réunit son oeuvre poétique en 1627, mais ne vivra pas jusqu’à sa publication puisqu’il décède en 1627. Son oeuvre complète en un seul volume, n’apparaît finalement qu’en 1630.

La poésie de Malherbe englobe plusieurs thèmes: la nature, Dieu, l’amour , la mort, les guerres et les paix, le temps. Poète de cour, on retrouve parmi ses poèmes hiérarchisés, des poésies et des odes flatteuses consacrées aux rois et leurs maîtresses, aux reines et aux Grands de son temps d’une manière générale. On y trouve aussi des poésies religieuses, des poésies galantes destinées à ses maîtresses plutôt poétiques, des épitaphes et consolations, des vers de ballets essentiellement. Les styles diffèrent d’un genre à l’autre. Les poésies galantes et le ballets sont plutôt légères, les consolations ont une cadence progressive. Quant aux odes elles sont solennelles, lyriques et louangeuses alors que l’épitaphe est brève et chargée d’humour contrastant avec l’ampleur et la gravité des paraphrases. Lorsqu’il rassemble ses œuvres, le poète fait preuve de purisme en prenant soin de supprimer celles qui sont italianisantes de ses débuts ainsi que celles qui sont d’inspiration mythologique et burlesque ou encore baroque.

Quatre pièces d’inspiration religieuse jalonnent dans le temps l’oeuvre de Malherbe. Il s’agit de Paraphrase du Psaume VIII avant 1605, Paraphrase du Psaume CXXVIII en 1614, Stances spirituelles en 1619 et Paraphrase du Psaume CXLV en 1626.

Quelques œuvres de Malherbe

Si des maux renaissants avec ma patience (1586)

Premiers stances, inspirées à l’auteur par son tout premier amour déçu Renée (Nérée). Une femme qu’il aima vraiment sans être payé de retour, d’où le dépit et une dédaigneuse fierté avec lesquels ces vers ont été écrits.
Si des maux renaissants avec ma patience

N’ont pouvoir d’arrêter un esprit si hautain,
Le temps est médecin d’heureuse expérience ;
Son remède est tardif, mais il est bien certain.

Le temps à mes douleurs promet une allégeance,
Et de voir vos beautés se passer quelque jour ;
Lors je serai vengé, si j’ai de la vengeance
Pour un si beau sujet pour qui j’ai tant d’amour.

Vous aurez un mari sans être guère aimée,
Ayant de ses désirs amorti le flambeau ;
Et de cette prison de cent chaînes formée
Vous n’en sortirez point que par l’huis du tombeau.

Tant de perfections qui vous rendent superbe,
Les restes du mari, sentiront le reclus ;
Et vos jeunes beautés flétriront comme l’herbe
Que l’on a trop foulée et qui ne fleurit plus.

Vous aurez des enfants, des douleurs incroyables,
Qui seront près de vous et crieront à l’entour ;
Lors fuiront de vos yeux les soleils agréables,
Y laissant pour jamais des étoiles autour.

Si je passe en ce temps dedans votre province,
Vous voyant sans beautés et moi rempli d’honneur,
Car peut-être qu’alors les bienfaits d’un grand Prince
Marieront ma fortune avec que le bonheur ;

Ayant un souvenir de ma peine fidèle,
Mais n’ayant point à l’heure autant que j’ai d’ennuis,
Je dirai : Autrefois cette femme fut belle,
Et je fus autrefois plus sot que je ne suis.

Les larmes de Saint Pierre (1587)

(Poème inspiré ou imité du Transille et dédié au roi Henri III)

Composés lors des guerres de religion, ces vers religieux évoquent Saint Paul qui, pour sauver sa vie, nie être le disciple de Jésus Christ. Malherbe y fait également de multiples allusions à son époque.

Ce n’est pas en mes vers qu’une amante abusée
Des appas enchanteurs d’un parjure Thésée,
Après l’honneur ravi de sa pudicité,
Laissée ingratement en un bord solitaire,
Fait de tous les assauts que la rage peut faire
Une fidèle preuve à l’infidélité.

Les ondes que j’épands d’une éternelle veine
Dans un courage saint ont leur sainte fontaine ;
Où l’amour de la terre et le soin de la chair
Aux fragiles pensers ayant ouvert la porte,
Une plus belle amour se rendit la plus forte,
Et le fit repentir aussitôt que pécher.

Henri, de qui les yeux et l’image sacrée
Font un visage d’or à cette âge ferrée,
Ne refuse à mes vœux un favorable appui ;
Et si pour ton autel ce n’est chose assez grande,
Pense qu’il est si grand, qu’il n’auroit point d’offrande
S’il n’en recevoit point que d’égales à lui.

La foi qui fut au cœur d’où sortirent ces larmes
Est le premier essai de tes premières armes,
Pour qui tant d’ennemis à tes pieds abattus,
Pâles ombres d’enfer, poussière de la terre,
Ont connu ta fortune, et que l’art de la guerre
A moins d’enseignemens que tu n’as de vertus.

De son nom de rocher, comme d’un bon augure,
Un éternel état l’Église se figure ;
Et croit, par le destin de tes justes combats,
Que ta main relevant son épaule courbée,
Un jour, qui n’est pas loin, elle verra tombée
La troupe qui l’assaut et la veut mettre bas.

Mais le coq a chanté pendant que je m’arrête
À l’ombre des lauriers qui t’embrassent la tête,
Et la source déja commençant à s’ouvrir,
A lâché les ruisseaux qui font bruire leur trace,
Entre tant de malheurs estimant une grace,
Qu’un Monarque si grand les regarde courir.

Ce miracle d’amour, ce courage invincible,
Qui n’espéroit jamais une chose possible
Que rien finît sa foi que le même trépas,
De vaillant fait couard, de fidèle fait traître,
Aux portes de la peur abandonne son maître,
Et jure impudemment qu’il ne le connoît pas.

À peine la parole avoit quitté sa bouche,
Qu’un regret aussi prompt en son ame le touche ;
Et mesurant sa faute à la peine d’autrui,
Voulant faire beaucoup, il ne peut davantage
Que soupirer tout bas, et se mettre au visage
Sur le feu de sa honte une cendre d’ennui.

Les arcs qui de plus près sa poitrine joignirent,
Les traits qui plus avant dans le sein l’atteignirent,
Ce fut quand du Sauveur il se vit regardé ;
Les yeux furent les arcs, les œillades les flèches
Qui percèrent son ame, et remplirent de brèches
Le rempart qu’il avoit si lâchement gardé.

Cet assaut, comparable à l’éclat d’une foudre,
Pousse et jette d’un coup ses défenses en poudre ;
Ne laissant rien chez lui que le même penser
D’un homme qui, tout nu de glaive et de courage,
Voit de ses ennemis la menace et la rage,
Qui le fer en la main le viennent offenser.

Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre
Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre,
Et qui n’ont rien de clos à leur juste courroux,
Entrent victorieux en son ame étonnée,
Comme dans une place au pillage donnée,
Et lui font recevoir plus de morts que de coups.

La mer a dans le sein moins de vagues courantes
Qu’il n’a dans le cerveau de formes différentes,
Et n’a rien toutefois qui le mette en repos ;
Car aux flots de la peur sa navire qui tremble
Ne trouve point de port, et toujours il lui semble
Que des yeux de son maître il entend ce propos :

Eh bien ! où maintenant est ce brave langage ?
Cette roche de foi ? cet acier de courage ?
Qu’est le feu de ton zèle au besoin devenu ?
Où sont tant de serments qui juroient une fable ?
Comme tu fus menteur, suis-je pas véritable ?
Et que t’ai-je promis qui ne soit avenu ?

Toutes les cruautés de ces mains qui m’attachent,
Le mépris effronté que ces bourreaux me crachent,
Les preuves que je fais de leur impiété,
Pleines également de fureur et d’ordure,
Ne me sont une pointe aux entrailles si dure,
Comme le souvenir de ta déloyauté.

Je sais bien qu’au danger les autres de ma suite
Ont eu peur de la mort et se sont mis en fuite ;
Mais toi, que plus que tous j’aimai parfaitement,
Pour rendre en me niant ton offense plus grande,
Tu suis mes ennemis, t’assembles à leur bande,
Et des maux qu’ils me font prends ton ébattement.

Le nombre est infini des paroles empreintes
Que regarde l’Apôtre en ces lumières saintes ;
Et celui seulement que sous une beauté
Les feux d’un œil humain ont rendu tributaire
Jugera sans mentir quel effet a pu faire
Des rayons immortels l’immortelle clarté.

Il est bien assuré que l’angoisse qu’il porte
Ne s’emprisonne pas sous les clefs d’une porte,
Et que de tous côtés elle suivra ses pas ;
Mais pour ce qu’il la voit dans les yeux de son maître,
Il se veut absenter, espérant que peut-être
Il la sentira moins en ne la voyant pas.

La place lui déplaît, où la troupe maudite
Son Seigneur attaché par outrages dépite ;
Et craint tant de tomber en un autre forfait,
Qu’il estime déja ses oreilles coupables
D’entendre ce qui sort de leurs bouches damnables,
Et ses yeux d’assister aux tourments qu’on lui fait.

Il part, et la douleur qui d’un morne silence
Entre les ennemis couvroit sa violence,
Comme il se voit dehors, a si peu de compas,
Qu’il demande tout haut que le sort favorable,
Lui fasse rencontrer un ami secourable,
Qui touché de pitié lui donne le trépas.

En ce piteux état il n’a rien de fidèle
Que sa main qui le guide où l’orage l’appelle ;
Ses pieds, comme ses yeux, ont perdu la vigueur ;
Il a de tout conseil son ame dépourvue,
Et dit, en soupirant, que la nuit de sa vue
Ne l’empêche pas tant que la nuit de son cœur.

Sa vie, auparavant si chèrement gardée,
Lui semble trop long-temps ici bas retardée ;
C’est elle qui le fâche et le fait consumer ;
Il la nomme parjure, il la nomme cruelle,
Et, toujours se plaignant que sa faute vient d’elle,
Il n’en veut faire compte et ne la peut aimer.

Va, laisse-moi, dit-il, va, déloyale vie ;
Si de te retenir autrefois j’eus l’envie,
Et si j’ai désiré que tu fusses chez moi,
Puisque tu m’as été si mauvaise compagne,
Ton infidèle foi maintenant je dédagne ;
Quitte-moi, je te quitte, et ne veux plus de toi.

Sont-ce tes beaux desseins, mensongère et méchante,
Qu’une seconde fois ta malice m’enchante,
Et que pour retarder une heure seulement
La nuit déja prochaine à ta courte journée,
Je demeure en danger que l’ame, qui est née
Pour ne mourir jamais, meure éternellement ?

Non, ne m’abuse plus d’une lâche pensée ;
Le coup encore frais de ma chute passée
Me doit avoir appris à me tenir debout,
Et savoir discerner de la trêve la guerre,
Des richesses du ciel les fanges de la terre,
Et d’un bien qui s’envole un qui n’a point de bout.

Si quelqu’un d’aventure en délices abonde,
Il se perd aussi tôt et déloge du monde ;
Qui te porte amitié, c’est à lui que tu nuis ;
Ceux qui te veulent mal sont ceux que tu conserves ;
Tu vas à qui te fuit, et toujours le réserves
À souffrir, en vivant, davantage d’ennuis.

On voit par ta rigueur tant de blondes jeunesses,
Tant de riches grandeurs, tant d’heureuses vieillesses,
En fuyant le trépas, au trépas arriver :
Et celui qui chétif aux misères succombe,
Sans vouloir autre bien que celui de la tombe,
N’ayant qu’un jour à vivre, il ne peut l’acheve !

Que d’hommes fortunés en leur âge première,
Trompés de l’inconstance à nos ans coutumière,
Du depuis se sont vus en étrange langueur ;
Qui fussent morts contents, si le ciel amiable,
Ne les abusant pas en ton sein variable,
Au temps de leur repos eût coupé ta longueur !

Quiconque de plaisir a son ame assouvie,
Plein d’honneur et de bien, non sujet à l’envie,
Sans jamais en son aise un malaise éprouver,
S’il demande à ses jours davantage de terme,
Que fait-il, ignorant, qu’attendre de pied ferme
De voir à son beau temps un orage arriver ?

Et moi, si de mes jours l’importune durée
Ne m’eût en vieillissant la cervelle empirée,
Ne devois-je être sage, et me ressouvenir
D’avoir vu la lumière aux aveugles rendue,
Rebailler aux muets la parole perdue,
Et faire dans les corps les ames revenir ?

De ces faits non communs la merveille profonde,
Qui par la main d’un seul étonnoit tout le monde,
Et tant d’autres encor, me devoient avertir
Que, si pour leur auteur j’endurois de l’outrage,
Le même qui les fit, en faisant davantage,
Quand on m’offenseroit me pouvoit garantir.

Mais, troublé par les ans, j’ai souffert que la crainte
Loin encore du mal, ait découvert ma feinte,
Et sortant promptement de mon sens et de moi,
Ne me suis aperçu qu’un destin favorable
M’offroit en ce danger un sujet honorable
D’acquérir par ma perte un triomphe à ma foi.

Que je porte d’envie à la troupe innocente
De ceux qui, massacrés d’une main violente,
Virent dès le matin leur beau jour accourci !
Le fer qui les tua leur donna cette grace,
Que si de faire bien ils n’eurent pas l’espace,
Ils n’eurent pas le temps de faire mal aussi.

De ces jeunes guerriers la flotte vagabonde
Alloit courre fortune aux orages du monde,
Et déjà pour voguer abandonnoit le bord,
Quand l’aguet d’un pirate arrêta leur voyage ;
Mais leur sort fut si bon que d’un même naufrage
Ils se virent sous l’onde et se virent au port.

Ce furent de beaux lis qui, mieux que la nature,
Mêlant à leur blancheur l’incarnate peinture
Que tira de leur sein le couteau criminel,
Devant que d’un hiver la tempête et l’orage
À leur teint délicat pussent faire dommage,
S’en allèrent fleurir au printemps éternel.

Ces enfants bienheureux (créatures parfaites,
Sans l’imperfection de leurs bouches muettes)
Ayant Dieu dans le cœur ne le purent louer,
Mais leur sang leur en fut un témoin véritable ;
Et moi, pouvant parler, j’ai parlé, misérable,
Pour lui faire vergogne et le désavouer.

Le peu qu’ils ont vécu leur fut grand avantage,
Et le trop que je vis ne me fait que dommage ;
Cruelle occasion du souci qui me nuit !
Quand j’avois de ma foi l’innocence première,
Si la nuit de la mort m’eût privé de lumière,
Je n’aurois pas la peur d’une éternelle nuit.

Ce fut en ce troupeau que, venant à la guerre
Pour combattre l’enfer et défendre la terre,
Le Sauveur inconnu sa grandeur abaissa ;
Par eux il commença la première mêlée ;
Et furent eux aussi que la rage aveuglée
Du contraire parti les premiers offensa.

Qui voudra se vanter avec eux se compare,
D’avoir reçu la mort par un glaive barbare,
Et d’être allé soi-même au martyre s’offrir ;
L’honneur leur appartient d’avoir ouvert la porte
À quiconque osera, d’une ame belle et forte,
Pour vivre dans le ciel en la terre mourir.

Ô désirable fin de leurs peines passées !
Leurs pieds, qui n’ont jamais les ordures pressées,
Un superbe plancher des étoiles se font ;
Leur salaire payé les services précède ;
Premier que d’avoir mal ils trouvent le remède,
Et devant le combat ont les palmes au front.

Que d’applaudissemens, de rumeur et de presse,
Que de feux, que de jeux, que de traits de caresse,
Quand là-haut en ce point on les vit arriver !
Et quel plaisir encore à leur courage tendre,
Voyant Dieu devant eux en ses bras les attendre,
Et pour leur faire honneur les Anges se lever9 !

Et vous femmes, trois fois, quatre fois bienheureuses,
De ces jeunes Amours les mères amoureuses,
Que faites-vous pour eux, si vous les regrettez ?
Vous fâchez leur repos, et vous rendez coupables,
Ou de n’estimer pas leurs trépas honorables,
Ou de porter envie à leurs félicités.

Le soir fut avancé de leurs belles journées ;
Mais qu’eussent-ils gagné par un siècle d’années ?
Ou que leur avint-il en ce vite départ,
Que laisser promptement une basse demeure,
Qui n’a rien que du mal, pour avoir de bonne heure
Aux plaisirs éternels une éternelle part ?

Si vos yeux pénétrant jusqu’aux choses futures
Vous pouvoient enseigner leurs belles aventures,
Vous auriez tant de bien en si peu de malheurs,
Que vous ne voudriez pas pour l’empire du monde
N’avoir eu dans le sein la racine féconde
D’où naquit entre nous ce miracle de fleurs.

Mais moi, puisque les lois me défendent l’outrage
Qu’entre tant de langueurs me commande la rage,
Et qu’il ne faut soi-même éteindre son flambeau ;
Que m’est-il demeuré pour conseil et pour armes,
Que d’écouler ma vie en un fleuve de larmes,
Et la chassant de moi l’envoyer au tombeau ?

Je sais bien que ma langue ayant commis l’offense,
Mon cœur incontinent en a fait pénitence.
Mais quoi ! Si peu de cas ne me rend satisfait.
Mon regret est si grand, et ma faute si grande,
Qu’une mer éternelle à mes yeux je demande
Pour pleurer à jamais le péché que j’ai fait.

Pendant que le chétif en ce point se lamente,
S’arrache les cheveux, se bat et se tourmente,
En tant d’extrémités cruellement réduit,
Il chemine toujours ; mais rêvant à sa peine,
Sans donner à ses pas une règle certaine,
Il erre vagabond où le pied le conduit.

À la fin égaré (car la nuit qui le trouble
Par les eaux de ses pleurs son ombrage redouble),
Soit un cas d’aventure, ou que Dieu l’ait permis,
Il arrive au jardin, où la bouche du traître,
Profanant d’un baiser la bouche de son maître,
Pour en priver les bons aux méchants l’a remis.

Comme un homme dolent, que le glaive contraire
A privé de son fils et du titre de père,
Plaignant deçà, delà, son malheur avenu,
S’il arrive en la place où s’est fait le dommage,
L’ennui renouvelé plus rudement l’outrage
En voyant le sujet à ses yeux revenu :

Le vieillard, qui n’attend une telle rencontre,
Sitôt qu’au dépourvu sa fortune lui montre
Le lieu qui fut témoin d’un si lâche méfait,
De nouvelles fureurs se déchire et s’entame,
Et de tous les pensers qui travaillent son ame
L’extrême cruauté plus cruelle se fait.

Toutefois il n’a rien qu’une tristesse peinte ;
Ses ennuis sont des jeux, son angoisse une feinte,
Son malheur un bonheur, et ses larmes un ris,
Au prix de ce qu’il sent, quand sa vue abaissée
Remarque les endroits où la terre pressée
A des pieds du Sauveur les vestiges écrits.

C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent,
Ses soupirs se font vents, qui les chênes combattent,
Et ses pleurs, qui tantôt descendoient mollement,
Ressemblent un torrent qui, des hautes montagnes,
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément.

Il y fiche ses yeux, il les baigne, il les baise,
Il se couche dessus, et seroit à son aise,
S’il pouvoit avec eux à jamais s’attacher.
Il demeure muet du respect qu’il leur porte :
Mais enfin la douleur, se rendant la plus forte,
Lui fait encore un coup une plainte arracher.

Pas adorés de moi quand par accoutumance
Je n’aurois, comme j’ai, de vous la connoissance,
Tant de perfections vous découvrent assez ;
Vous avez une odeur de parfums d’Assyrie ;
Les autres ne l’ont pas, et la terre flétrie
Est belle seulement où vous êtes passés.

Beaux pas de ces seuls pieds que les astres connoissent,
Comme ores à mes yeux vos marques apparoissent !
Telle autrefois de vous la merveille me prit,
Quand, déja demi-clos sous la vague profonde,
Vous ayant appelés, vous affermîtes l’onde,
Et m’assurant les pieds m’étonnâtes l’esprit.

Mais, ô de tant de biens indigne récompense !
Ô dessus les sablons inutile semence !
Une peur, ô Seigneur ! m’a séparé de toi ;
Et d’une ame semblable à la mienne parjure,
Tous ceux qui furent tiens, s’ils ne t’ont fait injure,
Ont laissé ta présence et t’ont manqué de foi.

De douze, deux fois cinq étonnés de courage,
Par une lâche fuite évitèrent l’orage,
Et tournèrent le dos quand tu fus assailli ;
L’autre qui fut gagné d’une sale avarice,
Fit un prix de ta vie à l’injuste supplice ;
Et l’autre, en te niant, plus que tous a failli.

C’est chose à mon esprit impossible à comprendre,
Et nul autre que toi ne me la peut apprendre,
Comme a pu ta bonté nos outrages souffrir.
Et qu’attend plus de nous ta longue patience,
Sinon qu’à l’homme ingrat la seule conscience
Doive être le couteau qui le fasse mourir ?

Toutefois tu sais tout, tu connois qui nous sommes,
Tu vois quelle inconstance accompagne les hommes,
Faciles à fléchir quand il faut endurer.
Si j’ai fait, comme un homme, en faisant une offense,
Tu feras, comme Dieu, d’en laisser la vengeance,
Et m’ôter un sujet de me désespérer.

Au moins, si les regrets de ma faute avenue
M’ont de ton amitié quelque part retenue,
Pendant que je me trouve au milieu de tes pas,
Désireux de l’honneur d’une si belle tombe,
Afin qu’en autre part ma dépouille ne tombe,
Puisque ma fin est près, ne la recule pas.

En ces propos mourants ses complaintes se meurent :
Mais vivantes sans fin ses angoisses demeurent,
Pour le faire en langueur à jamais consumer.
Tandis la nuit s’en va, ses lumières s’éteignent,
Et déjà devant lui les campagnes se peignent
Du safran que le jour apporte de la mer.

L’aurore d’une main, en sortant de ses portes,
Tient un vase de fleurs languissantes et mortes,
Elle verse de l’autre une cruche de pleurs ;
Et d’un voile tissu de vapeur et d’orage
Couvrant ses cheveux d’or, découvre en son visage
Tout ce qu’une ame sent de cruelles douleurs.

Le soleil, qui dédaigne une telle carrière,
Puisqu’il faut qu’il déloge, éloigne sa barrière ;
Mais comme un criminel qui chemine au trépas,
Montrant que dans le cœur ce voyage le fâche,
Il marche lentement, et désire qu’on sache
Que, si ce n’étoit force, il ne le feroit pas.

Ses yeux par un dépit en ce monde regardent,
Ses chevaux tantôt vont, et tantôt se retardent,
Eux-mêmes ignorants de la course qu’ils font ;
Sa lumière pâlit, sa couronne se cache ;
Aussi ne veut-il pas, cependant qu’on attache
À celui qui l’a fait des épines au front.

Au point accoutumé les oiseaux qui sommeillent,
Apprêtés à chanter dans les bois se réveillent ;
Mais voyant ce matin des autres différent,
Remplis d’étonnement ils ne daignent paroître,
Et font à qui les voit ouvertement connoître
De leur peine secrète un regret apparent.

Le jour est déjà grand, et la honte plus claire
De l’Apôtre ennuyé l’avertit de se taire,
Sa parole se lasse, et le quitte au besoin ;
Il voit de tous côtés qu’il n’est vu de personne ;
Toutefois le remords que son ame lui donne,
Témoigne assez le mal qui n’a point de témoin.

Aussi l’homme qui porte une ame belle et haute,
Quand seul en une part il a fait une faute,
S’il n’a de jugement son esprit dépourvu,
Il rougit de lui-même ; et, combien qu’il ne sente
Rien que le ciel présent et la terre présente,
Pense qu’en se voyant tout le monde l’a vu.

Beau ciel par qui mes jours sont troubles (entre 1591 et 1592)

Il s’agit de stances pour le duc le duc de Montpensier, qui demande Catherine, princesse de Navarre et sœur du roi Henri IV, en mariage .

Beau ciel, par qui mes jours sont troubles ou sont calmes,
Seule terre où je prends mes cyprès et mes palmes,
Catherine, dont l’œil ne luit que pour les dieux
Punissez vos beautés plutôt que mon courage,
Si, trop haut s’élevant, il adore un visage
Adorable par force à quiconque a des yeux.

Je ne suis pas ensemble aveugle et téméraire,

Je connais bien l’erreur que l’amour m’a fait faire,
Cela seul ici-bas surpassait mon effort ;
Mais mon âme qu’à vous ne peut être asservie,
Les Destins n’ayant point établi pour ma vie
Hors de cet océan de naufrage et de port.

Beauté par qui les dieux, las de notre dommage,
Ont voulu réparer les défauts de notre âge,
Je mourrai dans vos feux, éteignez-les ou non,
Comme le fils d’Alcmène, en me brûlant moi-même ;
Il suffit qu’en mourant dans cette flamme extrême
Une gloire éternelle accompagne mon nom.

On ne doit point, sans sceptre, aspirer où j’aspire ;
C’est pourquoi, sans quitter les lois de votre empire,
Je veux de mon esprit tout espoir rejeter.
Qui cesse d’espérer, il cesse aussi de craindre ;
Et, sans atteindre au but où l’on ne peut atteindre,
Ce m’est assez d’honneur que j’y voulais monter.

Je maudis le bonheur où le ciel m’a fait naître,
Qui m’a fait désirer ce qu’il m’a fait connaître :
Il faut ou vous aimer, ou ne vous faut point voir.
L’astre qui luit aux grands, en vain à ma naissance
Épandit dessus moi tant d’heur et de puissance,
Si pour ce que je veux j’ai trop peu de pouvoir.

Mais il le faut vouloir, et vaut mieux se résoudre,
En aspirant au ciel, être frappé de foudre,
Qu’aux desseins de la terre assuré se ranger.
J’ai moins de repentir, plus je pense à ma faute,
Et la beauté des fruits d’une palme si haute
Me fait par le plaisir oublier le danger.

Ode Au Roi Henri Le Grand (1596)

Cette ode est écrite à l’intention du duc Henri de Guise, gouverneur de Province et chef de la très fanatique Ligue catholique d’un puissant clan aristocratique. Devenu populaire pendant les guerres de religion, en étant à l’avant-garde des défenseur de la foi catholique, il ambitionne de gouverner la France et se positionne donc comme un rival d’Henri III qui le fait assassiner lors des Etats Généraux de Blois.

Enfin, après tant d’années,

Voici l’heureuse saison,
Où nos misères bornées
Vont avoir leur guérison.
Les dieux, longs à se résoudre,
Ont fait un coup de leur foudre,
Qui montre aux ambitieux
Que les fureurs de la terre
Ne sont que paille et que verre
À la colère des cieux.

Peuples, à qui la tempête
A fait faire tant de vœux,
Quelles fleurs à cette fête
Couronneront vos cheveux ?
Quelle victime assez grande
Donnerez-vous pour offrande ?
Et quel Indique séjour
Une perle fera naître
D’assez de lustre pour être
La marque d’un si beau jour ?

Cet effroyable colosse,
Cazaux, l’appui des mutins,
A mis le pied dans la fosse
Que lui cavaient les destins.
Il est bas, le parricide :
Un Alcide, fils d’Alcide,
À qui la France a prêté
Son invincible génie,
A coupé sa tyrannie
D’un glaive de liberté.

Les aventures du monde
Vont d’un ordre mutuel,
Comme on voit au bord de l’onde
Un reflux perpétuel.
L’aise et l’ennui de la vie
Ont leur course entresuivie
Aussi naturellement
Que le chaud et la froidure ;
Et rien, afin que tout dure,
Ne dure éternellement.

Cinq ans Marseille, volée
À son juste possesseur,
Avait langui désolée
Aux mains de cet oppresseur.
Enfin le temps l’a remise
En sa première franchise ;
Et les maux qu’elle endurait
Ont eu ce bien pour échange,
Qu’elle a vu parmi la fange
Fouler ce qu’elle adorait.

Déjà tout le peuple more
À ce miracle entendu ;
À l’un et l’autre Bosphore
Le bruit en est répandu ;
Toutes les plaines le savent,
Que l’Inde et l’Euphrate lavent ;
Et déjà, pâle d’effroi,
Memphis se pense captive,
Voyant si près de sa rive
Un neveu de Godefroi.

Consolation à M. Du Périer (1599)

Stances écrites pour consoler son ami Du Périer suite à la mort de sa fille Marguerite en 1598 à l’âge de 5 ans. En réalité ces vers sont une réécriture modifiée et adaptée de la Consolation à Cléophon, écrits par l’auteur en 1592 lors de son long séjour en Normandie à l’occasion de la mort de sa fille Rosette.

Ta douleur, Du Perrier, sera donc éternelle ?

Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle
L’augmenteront toujours ?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?

Je sais de quels appas son enfance était pleine,
Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Puis quand ainsi serait que, selon ta prière,
Elle aurait obtenu
D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,
Qu’en fût-il avenu ?

Penses-tu que plus vieille en la maison céleste
Elle eût eu plus d’accueil,
Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?

Non, non, mon Du Perrier ; aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.

Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale ;
Et Pluton aujourd’hui,
Sans égard du passé, les mérites égale
D’Archemore et de lui.

Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes :
Mais, sage à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et des cendres éteintes
Eteins le souvenir.

C’est bien, je le confesse, une juste coutume
Que le cœur affligé,
Par le canal des yeux vidant son amertume,
Cherche d’être allégé.

Même quand il advient que la tombe sépare
Ce que nature a joint,
Celui qui ne s’émeut a l’âme d’un barbare,
Ou n’en a du tout point.

Mais d’être inconsolable et dedans sa mémoire
Enfermer un ennui,
N’est-ce pas se haïr pour acquérir la gloire
De bien aimer autrui ?

Priam, qui vit ses fils abattus par Achille,
Dénué de support
Et hors de tout espoir du salut de sa ville,
Reçut du réconfort.

François, quand la Castille, inégale à ses armes,
Lui vola son Dauphin,
Sembla d’un si grand coup devoir jeter des larmes
Qui n’eussent point de fin.

Il les sécha pourtant, et, comme un autre Alcide,
Contre fortune instruit,
Fit qu’à ses ennemis d’un acte si perfide
La honte fut le fruit.

Leur camp, qui la Durance avait presque tarie
De bataillons épais,
Entendant sa constance, eut peur de sa furie,
Et demanda la paix.

De moi déjà deux fois d’une pareille foudre
Je me suis vu perclus ;
Et deux fois la raison m’a si bien fait résoudre,
Qu’il ne m’en souvient plus.

Non qu’il ne me soit grief que la terre possède
Ce qui me fut si cher ;
Mais en un accident qui n’a point de remède
Il n’en faut point chercher.

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles :
On a beau la prier ;
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.

De murmurer contre elle et perdre patience
Il est mal à propos ;
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos.

Ode À la Reine Marie de Médicis (1600)

Ces vers sont dédiés à Marie de Médicis. En route pour Paris pour se marier (mars 1600) et partager le trône du roi Henri IV (1600 à 1610), ils lui sont présentés par l’auteur à Aix.

Marie de Médicis est née à Florence de François 1er de Médicis, grand-duc de Toscane, est de Jeanne d’Autriche, archiduchesse d’Autriche. Elle est également la nièce de l’empereur romain germanique Ferdinand 1er.

Peuples, qu’on mette sur la tête
Tout ce que la terre a de fleurs ;
Peuples, que cette belle fête
À jamais tarisse nos pleurs :
Qu’aux deux bouts du monde se voit
Luire le feu de notre joie ;
Et soient dans les coupes noyés
Les soucis de tous ces orages
Que pour nos rebelles courages
Les Dieux nous avaient envoyés.

À ce coup iront en fumée
Les vœux que faisaient nos mutins
En leur âme encore affamée
De massacres et de butins.
Nos doutes seront éclaircis ;
Et mentiront les prophéties
De tous ces visages pâlis
Dont le vain étude s’applique
À chercher l’an climactérique
De l’éternelle fleur de lis.

Aujourd’hui nous est amenée
Cette princesse que la foi
D’amour ensemble et d’hyménée
Destine au lit de notre roi.
La voici, la belle Marie,
Belle merveille d’Hétrurie,
Qui fait confesser au Soleil,
Quoi que l’âge passé raconte,
Que du ciel, depuis qu’il y monte,
Ne vint jamais rien de pareil.

Telle n’est point la Cythérée,
Quand, d’un nouveau feu s’allumant,
Elle sort pompeuse et parée
Pour la conquête d’un amant :
Telle ne luit en sa carrière
Des mois l’inégale courrière :
Et telle dessus l’horizon
L’Aurore au matin ne s’étale,
Quand les yeux mêmes de Céphale
En feraient la comparaison.

L’antique sceptre de sa race,
Où l’heure aux mérites est joint,
Lui met le respect en la face ;
Mais il ne l’enorgueillit point.
Nulle vanité ne la touche ;
Les grâces parlent par sa bouche ;
Et son front, témoin assuré
Qu’au vice elle est inaccessible,
Ne peut que d’un cœur insensible
Etre vu sans être adoré.

Quantesfois, lorsque sur les ondes
Ce nouveau miracle flottait,
Neptune en ses caves profondes
Plaignit-il le feu qu’il sentait !
Et quantesfois en sa pensée
De vives atteintes blessée,
Sans l’honneur de la royauté
Qui lui fit celer son martyre,
Eût-il voulu de son empire
Faire échange à cette beauté !

Dix jours, ne pouvant se distraire
Du plaisir de la regarder,
Il a par un effort contraire
Essayé de la retarder.
Mais à la fin, soit que l’audace
Au meilleur avis ait fait place,
Soit qu’un autre démon plus fort
Aux vents ait imposé silence,
Elle est hors de sa violence,
Et la voici dans notre port.

La voici, peuples, qui nous montre
Tout ce que la gloire a de prix ;
Les fleurs naissent à sa rencontre
Dans les cœurs et dans les esprits :
Et la présence des merveilles
Qu’en oyaient dire nos oreilles
Accuse la témérité
De ceux qui nous l’avaient décrite
D’avoir figuré son mérite
Moindre que n’est la vérité.

Ô toute parfaite princesse,
L’étonnement de l’univers,
Astre par qui vont avoir cesse
Nos ténèbres et nos hivers,
Exemple sans autres exemples,
Future image de nos temples !
Quoi que notre faible pouvoir
En votre accueil ose entreprendre,
Peut-il espérer de vous rendre
Ce que nous vous allons devoir ?

Ce sera vous qui de nos villes
Ferez la beauté refleurir,
Vous, qui de nos haines civiles
Ferez la racine mourir ;
Et par vous la paix assurée
N’aura pas la courte durée
Qu’espèrent infidèlement,
Non lassés de notre souffrance,
Ces Français qui n’ont de la France
Que la langue et l’habillement.

Par vous un Dauphin nous va naître,
Que vous-même verrez un jour
De la terre entière le maître,
Ou par armes, ou par amour ;
Et ne tarderont ses conquêtes,
Dans les oracles déjà prêtes,
Qu’autant que le premier coton
Qui de jeunesse est le message
Tardera d’être en son visage
Et de faire ombre à son menton.

Oh ! combien lors aura de veuves
La gente qui porte le turban !
Que de sang rougira les fleuves
Qui lavent les pieds du Liban !
Que le Bosphore en ses deux rives
Aura de sultanes captives !
Et que de mères à Memphis,
En pleurant, diront la vaillance
De son courage et de sa lance,
Aux funérailles de leurs fils !

Cependant notre grand Alcide,
Amolli par vos doux appas,
Perdra la fureur qui, sans bride,
L’emporte à chercher le trépas :
Et cette valeur indomptée
De qui l’honneur est l’Eurysthée,
Puisque rien n’a su l’obliger
À ne nous donner plus d’alarmes,
Au moins pour épargner vos larmes,
Aura peur de nous affliger.

Si l’espoir qu’aux bouches des hommes
Nos beaux faits seront récités
Est l’aiguillon par qui nous sommes
Dans les hasards précipités ;
Lui, de qui la gloire semée
Par les voix de la Renommée
En tant de parts s’est fait ouïr
Que tout le siècle en est un livre,
N’est-il pas indigne de vivre,
S’il ne vit pour se réjouir ?

Qu’il lui suffise que l’Espagne,
Réduite par tant de combats
À ne l’oser voir en campagne,
A mis l’ire et les armes bas :
Qu’il ne provoque point l’envie
Du mauvais sort contre sa vie ;
Et puisque, selon son dessein,
Il a rendu nos troubles calmes,
S’il veut davantage de palmes,
Qu’il les acquière en votre sein.

C’est là qu’il faut qu’à son génie,
Seul arbitre de ses plaisirs,
Quoi qu’il demande, il ne dénie
Rien qu’imaginent ses désirs :
C’est là qu’il faut que les années
Lui coulent comme des journées,
Et qu’il ait de quoi se vanter
Que la douceur qui tout excède
N’est point ce que sert Ganymede
À la table de Jupiter.

Mais d’aller plus à ces batailles
Où tonnent les foudres d’enfer,
Et lutter contre des murailles
D’où pleuvent la flamme et le fer ;
Puisqu’il sait qu’en ses destinées
Les nôtres seront terminées,
Et qu’après lui notre discorde
N’aura plus qui dompte sa rage,
N’est-ce pas nous rendre au naufrage,
Après nous avoir mis à bord ?

Cet Achille de qui la pique
Faisait aux braves d’Ilion
La terreur que fait en Afrique
Aux troupeaux l’assaut d’un lion,
Bien que sa mère eût à ses armes
Ajouté la force des charmes,
Quand les destins l’eurent permis
N’eut-il pas sa trame coupée
De la moins redoutable épée
Qui fût parmi ses ennemis ?

Les Parques d’une même soie
Ne dévident pas tous nos jours ;
Ni toujours par semblable voie
Ne font les planètes leur cours.
Quoi que promette la Fortune,
À la fin, quand on l’importune,
Ce qu’elle avait fait prospérer
Tombe du faite au précipice ;
Et, pour l’avoir toujours propice,
Il la faut toujours révérer.

Je sais bien que sa Carmagnole
Devant lui se représentant,
Telle qu’une plaintive idole,
Va son courroux sollicitant,
Et l’invite à prendre pour elle
Une légitime querelle :
Mais doit-il vouloir que pour lui
Nous ayons toujours le teint blême,
Cependant qu’il tente lui-même
Ce qu’il peut faire par autrui ?

Si vos yeux sont toute sa braise,
Et vous la fin de tous ses vœux,
Peut-il pas languir à son aise
En la prison de vos cheveux,
Et commettre aux dures corvées
Toutes ces âmes relevées
Que, d’un conseil ambitieux,
La faim de gloire persuade
D’aller, sur les pas d’Encelade,
Porter des échelles aux cieux ?

Apollon n’a point de mystère,
Et sont profanes ses chansons,
Ou, devant que le Sagittaire
Deux fois ramène les glaçons,
Le succès de leurs entreprises,
De qui deux provinces conquises
Ont déjà fait preuve, à leur dam,
Favorisé de la victoire,
Changera la fable en histoire
De Phaéton en l’Eridan.

Nice, payant avecque honte
Un siège autrefois repoussé,
Cessera de nous mettre en compte
Barberousse qu’elle a chassé ;
Guise en ses murailles forcées
Remettra les bornes passées
Qu’avait notre empire marin ;
Et Soissons, fatal aux superbes,
Fera chercher parmi les herbes
En quelle place fut Turin.

Paraphrase du psaume VIII (1604)

Oeuvre d’inspiration religieuse (l’auteur en compte quatre dans l’ensemble de son oeuvre) , elle n’est probablement pas un acte de dévotion de l’auteur. Malherbe, en tant réformateur, inclut le lyrisme religieux pour donner également un modèle du genre.

Ô Sagesse éternelle, à qui cet univers
Doit le nombre infini des miracles divers
Qu’on voit également sur la terre et sur l’onde !
Mon Dieu, mon Créateur,
Que ta magnificence étonne tout le monde !
Et que le ciel est bas au prix de ta hauteur !

Quelques blasphémateurs, oppresseurs d’innocents,
À qui l’excès d’orgueil a fait perdre le sens,
De profanes discours ta puissance rabaissent :
Mais la naïveté
Dont mêmes au berceau les enfants te confessent
Clôt-elle pas la bouche à leur impiété ?

De moi, toutes les fois que j’arrête les yeux
À voir les ornements dont tu pares les cieux,
Tu me sembles si grand, et nous si peu de chose,
Que mon entendement
Ne peut s’imaginer quelle amour te dispose
À nous favoriser d’un regard seulement.

Il n’est faiblesse égale à nos infirmités ;
Nos plus sages discours ne sont que vanités,
Et nos sens corrompus n’ont goût qu’à des ordures ;
Toutefois, ô bon Dieu,
Nous te sommes si chers, qu’entre tes créatures,
Si l’ange a le premier, l’homme a le second lieu.

Quelles marques d’honneur se peuvent ajouter
À ce comble de gloire où tu l’as fait monter ?
Et, pour obtenir mieux, quel souhait peut-il faire,
Lui que, jusqu’au Ponent,
Depuis où le soleil vient dessus l’hémisphère,
Ton absolu pouvoir a fait son lieutenant ?

Sitôt que le besoin excite son désir,
Qu’est-ce qu’en ta largesse il ne trouve à choisir ?
Et, par ton règlement, l’air, la mer, et la terre,
N’entretiennent-ils pas
Une secrète loi de se faire la guerre
À qui de plus de mets fournira ses repas ?

Certes je ne puis faire, en ce ravissement,
Que rappeler mon âme, et dire bassement :
Ô Sagesse éternelle, en merveilles féconde !
Mon Dieu, mon Créateur,
Que ta magnificence étonne tout le inonde !
Et que le ciel est bas au prix de ta hauteur !

Prière pour le Roi Henri le Grand (1605)

(Pour le roi allant en Limousin).

Bien que les guerres de religion soit terminé le calme reste précaire. le roi Henri IV décide d’intervenir en Limousin pour continuer sa pacification. Alors que le souverain prépare son expédition en 1605, Malherbe qui redoute des affrontements meurtriers,  décide d’écrire cette ode. C’est une prière qu’il adresse à Dieu pour aider et protéger le roi, dans son oeuvre de pacification du royaume.

Ô Dieu, dont les bontés, de nos larmes touchées,
Ont aux vaines fureurs les armes arrachées,
Et rangé l’insolence aux pieds de la raison ;
Puisqu’à rien d’imparfait ta louange n’aspire,
Achève ton ouvrage au bien de cet empire,
Et nous rends l’embonpoint comme la guérison !

Nous sommes sous un roi si vaillant et si sage,
Et qui si dignement a fait l’apprentissage
De toutes les vertus propres à commander,
Qu’il semble que cet heur nous impose silence,
Et qu’assurés par lui de toute violence
Nous n’avons plus sujet de te rien demander.

Certes quiconque a vu pleuvoir dessus nos têtes
Les funestes éclats des plus grandes tempêtes
Qu’excitèrent jamais deux contraires partis,
Et n’en voit aujourd’hui nulle marque paraître,
En ce miracle seul il peut assez connaître
Quelle force a la main qui nous a garantis.

Mais quoi ! de quelque soin qu’incessamment il veille,
Quelque gloire qu’il ait à nulle autre pareille,
Et quelque excès d’amour qu’il porte à notre bien,
Comme échapperons-nous en des nuits si profondes,
Parmi tant de rochers qui lui cachent les ondes,
Si ton entendement ne gouverne le sien ?

Un malheur inconnu glisse parmi les hommes,
Qui les rend ennemis du repos où nous sommes :
La plupart de leurs vœux tendent au changement ;
Et, comme s’ils vivaient des misères publiques,
Pour les renouveler ils font tant de pratiques,
Que qui n’a point de peur n’a point de jugement.

En ce fâcheux état ce qui nous réconforte,
C’est que la bonne cause est toujours la plus forte,
Et qu’un bras si puissant t’ayant pour son appui,
Quand la rébellion, plus qu’une hydre féconde,
Aurait pour le combattre assemblé tout le monde,
Tout le monde assemblé s’enfuirait devant lui.

Conforme donc, Seigneur, ta grâce à nos pensées :
Ôte-nous ces objets qui des choses passées
Ramènent à nos yeux le triste souvenir ;
Et comme sa valeur, maîtresse de l’orage,
À nous donner la paix a montré son courage,
Fais luire sa prudence à nous l’entretenir.

Il n’a point son espoir au nombre des armées,
Étant bien assuré que ces vaines fumées
N’ajoutent que de l’ombre à nos obscurités.
L’aide qu’il veut avoir, c’est que tu le conseilles ;
Si tu le fais, Seigneur, il fera des merveilles,
Et vaincra nos souhaits par nos prospérités.

Les fuites des méchants, tant soient-elles secrètes,
Quand il les poursuivra n’auront point de cachettes ;
Aux lieux les plus profonds ils seront éclairés :
II verra sans effet leur honte se produire,
Et rendra les desseins qu’ils feront pour lui nuire
Aussitôt confondus comme délibérés.

La rigueur de ses lois, après tant de licence,
Redonnera le cœur à la faible innocence
Que dedans la misère on faisait envieillir.
À ceux qui l’oppressaient il ôtera l’audace ;
Et, sans distinction de richesse ou de race,
Tous de peur de la peine auront peur de faillir.

La terreur de son nom rendra nos villes fortes ;
On n’en gardera plus ni les murs ni les portes ;
Les veilles cesseront au sommet de nos tours ;
Le fer, mieux employé, cultivera la terre ;
Et le peuple, qui tremble aux frayeurs de la guerre,
Si ce n’est pour danser n’aura plus de tambours.

Loin des mœurs de son siècle il bannira les vices,
L’oisive nonchalance et les molles délices,
Qui nous avaient portés jusqu’aux derniers hasards ;
Les vertus reviendront de palmes couronnées,
Et ses justes faveurs aux mérites données
Feront ressusciter l’excellence des arts.

La foi de ses aïeux, ton amour et ta crainte,
Dont il porte dans l’âme une éternelle empreinte,
D’actes de piété ne pourront l’assouvir ;
II étendra ta gloire autant que sa puissance,
Et, n’ayant rien si cher que ton obéissance,
Où tu le fais régner il te fera servir.

Tu nous rendras alors nos douces destinées ;
Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années
Qui pour les plus heureux n’ont produit que des pleurs.
Toute sorte de biens comblera nos familles,
La moisson de nos champs lassera les faucilles,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.

La fin de tant d’ennuis dont nous fûmes la proie
Nous ravira les sens de merveille et de joie ;
Et, d’autant que le monde est ainsi composé
Qu’une bonne fortune en craint une mauvaise,
Ton pouvoir absolu, pour conserver notre aise,
Conservera celui qui nous l’aura causé.

Quand un roi fainéant, la vergogne des princes,
Laissant à ses flatteurs le soin de ses provinces,
Entre les voluptés indignement s’endort,
Quoique l’on dissimule on en fait peu d’estime ;
Et, si la vérité se peut dire sans crime,
C’est avecque plaisir qu’on survit à sa mort.

Mais ce roi, des bons rois l’éternel exemplaire
Qui de notre salut est l’ange tutélaire,
L’infaillible refuge et l’assuré secours,
Son extrême douceur ayant dompté l’envie,
De quels jours assez longs peut-il borner sa vie,
Que notre affection ne les juge trop courts ?

Nous voyons les esprits nés à la tyrannie,
Ennuyés de couver leur cruelle manie,
Tourner tous leurs conseils à notre affliction ;
Et lisons clairement dedans leur conscience
Que, s’ils tiennent la bride à leur impatience,
Nous n’en sommes tenus qu’à sa protection.

Qu’il vive donc, Seigneur, et qu’il nous fasse vivre !
Que de toutes ces peurs nos âmes il délivre,
Et, rendant l’univers de son heur étonné,
Ajoute chaque jour quelque nouvelle marque
Au nom qu’il s’est acquis du plus rare monarque
Que ta bonté propice ait jamais couronné !

Cependant son Dauphin d’une vitesse prompte
Des ans de sa jeunesse accomplira le compte ;
Et, suivant de l’honneur les aimables appas,
De faits si renommés ourdira son histoire,
Que ceux qui dedans l’ombre éternellement noire
Ignorent le soleil ne l’ignoreront pas.

Par sa fatale main qui vengera nos pertes
L’Espagne pleurera ses provinces désertes,
Ses châteaux abattus et ses camps déconfits ;
Et si de nos discordes l’infâme vitupère
A pu la dérober aux victoires du père,
Nous la verrons captive aux triomphes du fils.

Beauté de qui la grâce…(1608)

(À la vicomtesse d’Auchy.)

Ce poème fait partie d’une série écrite pour la vicomtesse d’Auchy, maîtresse de l’auteur. A  partir de mars ou avril 1607, Malherbe l’appelle Caliste (Calyxte).

Beauté de qui la grâce étonne la nature,
Il faut donc que je cède à l’injure du sort,
Que je vous abandonne, et loin de votre port
M’en aille au gré du vent suivre mon aventure.

Il n’est ennui si grand que celui que j’endure :
Et la seule raison qui m’empêche la mort,
C’est le doute que j’ai que ce dernier effort
Ne fût mal employé pour une âme si dure.

Caliste, où pensez-vous ? qu’avez-vous entrepris ?
Vous résoudrez-vous point à borner ce mépris,
Qui de ma patience indignement se joue ?

Mais, ô de mon erreur l’étrange nouveauté,
Je vous souhaite douce, et toutefois j’avoue

Que je dois mon salut à votre cruauté.

Ils s’en vont ces rois de ma vie (1608).

(Sur le départ de la vicomtesse d’Auchy).

La vicomtesse tenait un genre de salon littéraire, rival de celui de la marquise de Rambouillet, dominés par la présence féminine. Deux salons fréquentés par Malherbe, qui ont joué un certain rôle dans le renouvellement de la langue française. L’une des obligations était de composer ou de lire à haute voix.

Ils s’en vont ces rois de ma vie, 
Ces yeux, ces beaux yeux, 
Dont l’éclat fait pâlir d’envie 
Ceux mêmes des cieux. 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

Elle s’en va cette merveille 
Pour qui nuit et jour, 
Quoi que la raison me conseille, 
Je brûle d’amour. 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

En quel effroi de solitude 
Assez écarté 
Mettrai-je mon inquiétude 
En sa liberté ? 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

Les affligés ont en leur peine 
Recours à pleurer : 
Mais quand mes yeux seraient fontaines, 
Que puis-je espérer ? 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

C’est fait belle Caliste (1608).

(À la vicomtesse d’Auchy.)

C’est fait, belle Caliste, il n’y faut plus penser :
Il se faut affranchir des lois de votre empire ;
Leur rigueur me dégoûte, et fait que je soupire
Que ce qui s’est passé n’est à recommencer.

Plus en vous adorant je me pense avancer,
Plus votre cruauté, qui toujours devient pire,
Me défend d’arriver au bonheur où j’aspire,
Comme si vous servir était vous offenser :

Adieu donc, ô beauté, des beautés la merveille
Il faut qu’à l’avenir la raison me conseille,
Et dispose mon âme à se laisser guérir.

Vous m’étiez un trésor aussi cher que la vie :
Mais puisque votre amour ne se peut acquérir,
Comme j’en perds l’espoir, j’en veux perdre l’envie.

À monseigneur le Dauphin, depuis roi Louis XIII (1609).

Poème classique de Malherbe il est destiné à Louis XIII, premier fils d’Henri IV et de Marie de Médicis donc dauphin de France, avant même son accession au trône. Surnommé « Louis le juste » il régnera de 1610 à 1643.

Que l’honneur de mon prince est cheraux destinées !

Que le démon est grand qui lui sert de support !
Et que visiblement un favorable sort
Tient ses prospérités l’une à l’autre enchaînées !

Ses filles sont encore en leurs tendres années,
Et déjà leurs appas ont un charme si fort,
Que les rois les plus grands du ponant et du nord
Brûlent d’impatience après leurs hyménées.

Pensez à vous, Dauphin ; j’ai prédit en mes vers
Que le plus grand orgueil de tout cet univers
Quelque jour à vos pieds doit abaisser la tête.

Mais ne vous flattez point de ces vaines douceurs :
Si vous ne vous hâtez d’en faire la conquête,
Vous en serez frustré par les yeux de vos sœurs.

Stances (ou Vers funèbres) sur la mort de Henri le Grand (1610)

(De la part du duc de Bellegarde)

Ecrit par Malherbe à la demande donc du duc de Bellegarde, grand favori des rois Henri III et Henri IV. Roger de Bellegarde était grand écuyer de France sous le règne du premier et gouverneur de Bourgogne sous celui du second.

Enfin l’ire du ciel et sa fatale envie,
Dont j’avais repoussé tant d’injustes efforts,
Ont détruit ma fortune, et, sans m’ôter la vie,
M’ont mis entre les morts.

Henri, ce grand Henri, que les soins de nature
Avaient fait un miracle aux yeux de l’univers
Comme un homme vulgaire est dans la sépulture
A la merci des vers !

Belle âme, beau patron des célestes ouvrages,
Qui fus de mon espoir l’infaillible recours,
Quelle nuit fut pareille aux funestes ombrages
Où tu laisses mes jours !

C’est bien à tout le monde une commune plaie,
Et le malheur que j’ai, chacun l’estime sien ;
Mais en quel autre coeur est la douleur si vraie
Comme elle est dans le mien ?…

A la reine mère du roi pendant sa régence (fin 1610)

A la mort du roi, Louis XIII qui n’a que huit ans ne peut assumer les responsabilités d’un roi. Marie de Médicis la reine mère, assure alors la Régence au nom de son fils jusqu’en 1617.

Cette ode élogieuse qui fut très appréciée par Marie de Medicis; valut à l’auteur une pension de 1500 livres.

Objet divin des âmes et des yeux,
Reine, le chef-d’oeuvre des cieux :
Quels doctes vers me feront avouer
Digne de te louer ?

Les monts fameux des vierges, que je sers
Ont-ils des fleurs en leurs déserts,
Qui s’efforçant d’embellir ta couleur,
Ne ternissent la leur ?

Le Thermodon a su seoir autrefois,
Des reines au trône des rois :
Mais que vit-il par qui soit débattu
Le prix à ta vertu ?

Certes nos lis, quoique bien cultivés,
Ne s’étaient jamais élevés
Au point heureux où les destins amis
Sous ta main les ont mis.

A leur odeur l’Anglais se relâchant,
Notre amitié va recherchant :
Et l’Espagnol, prodige merveilleux,
Cesse d’être orgueilleux.

De tous côtés nous regorgeons de biens :
Et qui voit l’aise où tu nous tiens,
De ce vieux siècle aux fables récité
Voit la félicité.

Quelque discord murmurant bassement
Nous fit peur au commencement :
Mais sans effet presque il s’évanouit,
Plutôt qu’on ne l’ouït.

Tu menaças l’orage paraissant :
Et tout soudain obéissant,
Il disparut comme flots courroucés,
Que Neptune a tancés.

Que puisses-tu, grand Soleil de nos jours,
Faire sans fin le même cours :
Le soin du Ciel te gardant aussi bien,
Que nous garde le tien.

Puisses-tu voir sous le bras de ton fils
Trébucher les murs de Memphis :
Et de Marseille au rivage de Tyr
Son empire aboutir.

Les voeux sont grands : mais avecque raison
Que ne peut l’ardente oraison :
Et sans flatter ne sers-tu pas les dieux,
Assez pour avoir mieux ?

À la Reine Marie de Médicis (II) (1611)

(Sur la mort de Mgr. le duc d’Orléans, son second fils.)

Ces vers ont été écrits par Malherbe pour consoler la reine, qui venait de perdre son fils Nicolas-Henri (titré duc d’Orléans) en novembre 1611 à l’âge de quatre ans. Quatrième enfant et deuxième fils du roi Henri IV et de la reine Marie de Médicis, le duc d’Orléans  a été après l’assassinat de son père le 14 mai 1610 l’héritier présomptif des trônes de France et de Navarre avant qu’il ne meurt un peu plus d’un an plus tard le 17 novembre.

Consolez-vous, madame ; apaisez votre plainte :
La France, à qui vos yeux tiennent lieu de soleil,
Ne dormira jamais d’un paisible sommeil,
Tant que sur votre front la douleur sera peinte.

Rendez-vous à vous-même, assurez votre crainte,
Et de votre vertu recevez ce conseil,
Que souffrir sans murmure est le seul appareil
Qui peut guérir l’ennui dont vous êtes atteinte.

Le ciel, en qui votre âme a borné ses amours,
Etait bien obligé de vous donner des jours
Qui fussent sans orage et qui n’eussent point d’ombre ;

Mais ayant de vos fils les grands cœurs découverts,
N’a-t-il pas moins failli d’en ôter un du nombre,
Que d’en partager trois en un seul univers ?

Sur le mariage du roi et de la reine (après 1615)

Poème écrit par Malherbe à l’occasion du mariage du roi Louis XIII et d’Anne d’Autriche en octobre 1615.

Mopse, entre les devins l’Apollon de cet âge

Avait toujours fait espérer
Qu’un soleil qui naîtrait sur les rives du Tage,
En la terre du lis nous viendrait éclairer.

Cette prédiction semblait une aventure
Contre le sens et le discours,
N’étant pas convenable aux règles de nature
Qu’un soleil se levât où se couchent les jours.

Anne qui de Madrid fut l’unique miracle,
Maintenant l’aise de nos yeux,
Au sein de notre Mars satisfait à l’oracle,
Et dégage envers nous la promesse des cieux.

Bien est-elle un soleil : et ses yeux adorables,
Déjà vus de tout l’horizon
Font croire que nos maux seront maux incurables,
Si d’un si beau remède ils n’ont leur guérison.

Quoi que l’esprit y cherche il n’y voit que des chaînes
Qui le captivent à ses lois :
Certes c’est à l’Espagne à produire des reines,
Comme c’est à la France à produire des rois.

Heureux couple d’amants, notre grande Marie
A pour vous combattu le sort :
Elle a forcé les vents, et dompté leur furie ;
C’est à vous de goûter les délices du port.

Goûtez-le, beaux esprits, et donnez connaissance,
En l’excès de votre plaisir,
Qu’à des coeurs bien touchés tarder la jouissance,
C’est infailliblement leur croître le désir.

Les fleurs de votre amour dignes de leur racine,
Montrent un grand commencement,
Mais il faut passer outre, et des fruits de Lucine,
Faire avoir à nos voeux leur accomplissement.

Réservez le repos à ces vieilles années
Par qui le sang est refroidi :
Tout le plaisir des jours est en leurs matinées :
La nuit est déjà proche à qui passe midi.

Au Roi Louis XIII (1623)

Vers écrits juste après la guerre de 1621 et 1622 entre les Catholiques et les Huguenots qui a ressurgie avec le règne de Louis XIII.

Muses, je suis confus ; mon devoir me convie
À louer de mon roi les rares qualités ;
Mais le mauvais destin qu’ont les témérités
Fait peur à ma faiblesse et m’en ôte l’envie.

À quel front orgueilleux n’a l’audace ravie
Le nombre des lauriers qu’il a déjà plantés ?
Et ce que sa valeur a fait en deux étés
Alcide l’eût-il fait en deux siècles de vie ?

Il arrivait à peine à l’âge de vingt ans,
Quand sa juste colère assaillant nos Titans
Nous donna de nos maux l’heureuse délivrance.

Certes, ou ce miracle a mes sens éblouis,
Ou Mars s’est mis lui-même au trône de la France
Et s’est fait notre roi sous le nom de Louis.

À M. Le cardinal de Richelieu (1624)

Sonnet en l’honneur de Richelieu fidèle soutien du roi Louis XIII comme premier ministre jusqu’à sa mort. Le cardinal a été de bons conseil pour le roi qui a du faire face aux complots et trahisons perpétuels de sa mère, de son frère Gaston d’Orléans et de sa femme (la reine des 3 mousquetaires).

À ce coup nos frayeurs n’auront plus de raison,
Grande âme aux grands travaux sans repos adonnée
Puisque par vos conseils la France est gouvernée,
Tout ce qui la travaille aura sa guérison.

Tel que fut rajeuni le vieil âge d’Eson,
Telle cette princesse en vos mains résignée
Vaincra de ses destins la rigueur obstinée,
Et reprendra le teint de sa verte saison.

Le bon sens de mon roi m’a toujours fait prédire
Que les fruits de la paix combleraient son empire,
Et comme un demi-dieu le feraient adorer :

Mais voyant que le vôtre aujourd’hui le seconde,
Je ne lui promets pas ce qu’il doit espérer,
Si je ne lui promets la conquête du monde.

Paraphrase du psaume CXLV ( 1626)

Poème d’inspiration baroque repris d’un texte sacré, il dresse le portrait du pouvoir royal qui est en réalité négligeable. C’est aussi une réflexion sur le pouvoir sur terre, les comportements et les envies qui en découlent ainsi que la vie de courtisan et ses illusions dans la cour royale.

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer.
Quittons ses vanités, lassons-nous de les suivre ;

C’est Dieu qui nous fait vivre,
C’est Dieu qu’il faut aimer.

En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
À souffrir des mépris et ployer les genoux :
Ce qu’ils peuvent n’est rien ; ils sont comme nous sommes,

Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.

Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière
Dont l’éclat orgueilleux étonne l’univers ;
Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines

Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.

Là se perdent ces noms de maîtres de la terre,
D’arbitres de la paix, de foudres de la guerre ;
Comme ils n’ont plus de sceptre, ils n’ont plus de flatteurs,
Et tombent avec eux d’une chute commune

Tous ceux que leur fortune
Faisait leurs serviteurs.

Beauté, mon beau soucis…ode

Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine
A, comme l’Océan, son flux et son reflux,
Pensez de vous résoudre à soulager ma peine,
Ou je me vais résoudre à ne le souffrir plus.

Vos yeux ont des appas que j’aime et que je prise,
Et qui peuvent beaucoup dessus ma liberté ;
Mais pour me retenir, s’ils font cas de ma prise,
Il leur faut de l’amour autant que de beauté.

Quand je pense être au point que cela s’accomplisse
Quelque excuse toujours en empêche l’effet ;
C’est la toile sans fin de la femme d’Ulysse,
Dont l’ouvrage du soir au matin se défait.

Madame, avisez-y, vous perdez votre gloire
De me l’avoir promis, et vous rire de moi ;
S’il ne vous en souvient, vous manquez de mémoire,
Et s’il vous en souvient, vous n’avez point de foi.

J’avais toujours fait compte, aimant chose si haute,
De ne m’en séparer qu’avecque le trépas ;
S’il arrive autrement, ce sera votre faute
De faire des serments et ne les tenir pas.

Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?

Non, non, mon Du Perier, aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.

Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale,
Et Pluton aujourd’hui,
Sans égard du passé, les mérites égale
D’Archemore et de lui.

Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes,
Mais sage à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et des cendres éteintes
Éteins le souvenir.

Sur la mort de son fils (1627-1628)

Sonnet écrit par Malherbe après la mort de son fils Marc-Antoine lors d’un duel entre juin et octobre 1627.

Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle,
Ce fils qui fut si brave, et que j’aimai si fort,
Je ne l’impute point à l’injure du sort,
Puisque finir à l’homme est chose naturelle.

Mais que de deux marauds la surprise infidèle
Ait terminé ses jours d’une tragique mort,
En cela ma douleur n’a point de réconfort,
Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle.

Ô mon Dieu, mon Sauveur, puisque, par la raison,

Le trouble de mon âme étant sans guérison,
Le vœu de la vengeance est un vœu légitime,

Fais que de ton appui je sois fortifié ;
Ta justice t’en prie, et les auteurs du crime
Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié.

Poèmes essentiels de François de Malherbe

  • Si des maux renaissants avec ma patience, etc. . . . . .
  • Les Larmes de Saint Pierre . . . . .
  • Stances pour le duc de Montpensier . . . . .
  • Ode au roi Henri-le-Grand, sur la réduction de Marseille . . . . .
  • Fragments d’une ode à Henri-le-Grand, sur la réduction de Marseille . . . . .
  • Enfin cette beauté m’a la place rendue, etc. . . . . .
  • Consolation à Caritée . . . . .
  • Beauté, mon cher souci, de qui l’âme incertaine, etc. . . . . .
  • Consolation à M. du Périer . . . . .
  • Ode à Marie de Médicis, sur sa bienvenue en France . . . . .
  • Sonnet à Jean Rabel, peintre . . . . .
  • Paraphrase du psaume VIII . . . . .
  • Sonnet à la princesse de Condé douairière . . . . .
  • Stances pour le roi Henri-le-Grand, allant en Limousin . . . . .
  • Ode sur l’attentat commis sur le Pont-Neuf en la personne de Henri IV . . . . .
  • Ode au roi Henri IV, sur le voyage de Sedan . . . . .
  • Chanson faite avec la duchesse de Bellegarde et Racan . . . . .
  • Stances pour le duc de Bellegarde . . . . .
  • Sonnet au roi Henri-le-Grand . . . . .
  • Sonnet au même . . . . .
  • Chanson sur le départ de la vicomtesse d’Auchy . . . . .
  • Ode au duc de Bellegarde, grand-écuyer de France . . . . .
  • Sonnet à M. de Flurance, sur son livre de l’Art d’embellir . . . . .
  • Sonnet sur l’absence de la vicomtesse d’Auchy . . . . .
  • Stances pour la même . . . . .
  • Sonnet pour la même . . . . .
  • Stances sur l’éloignement de la même ou de la comtesse de la Roche . . . . .
  • Sonnet à la même . . . . .
  • Sonnet sur l’absence de la même . . . . .
  • Sonnet sur le même sujet . . . . .
  • Sonnet à la même . . . . .
  • Stances à la princesse de Conti . . . . .
  • La Renommée à Henri-le-Grand, dans le ballet de la reine . . . . .
  • Stances pour Henri IV, sous le nom d’Alcandre, sur l’absence d’Oranthe, ou de la princesse de Condé . . . . .
  • Stances pour le même, sur le même sujet . . . . .
  • Chanson pour Henri-le-Grand, sur la dernière absence de la princesse de Condé . . . . .
  • Sonnet au Dauphin, depuis roi Louis XIII . . . . .
  • Stances composées en Bourgogne . . . . .
  • Épigramme sur mademoiselle de Conti . . . . .
  • Épitaphe, en forme de sonnet, pour mademoiselle de Conti . . . . .
  • Sonnet au roi Henri-le-Grand, pour le premier ballet de M. le Dauphin . . . . .
  • Stances au roi Henri-le-Grand, pour de petites nymphes, dans un divertissement de la cour . . . . .
  • Stances sur la mort de Henri-le-Grand, au nom du duc de Bellegarde . . . . .
  • Ode à Marie de Médicis, sur le succès de sa régence . . . . .
  • Sonnet à Marie de Médicis, sur la mort de M. le duc d’Orléans, son second fils . . . . .
  • Stances à la reine Marie de Médicis, pendant sa régence . . . . .
  • Sonnet à M. du Maine, sur ses Œuvres Spirituelles . . . . .
  • Stances des sibylles sur la publication du mariage de Louis XIII avec l’infante d’Espagne, Anne d’Autriche, etc. . . . . .
  • Sonnet à Marie de Médicis, pour M. de la Ceppède . . . . .
  • Épigramme sur la Pucelle d’Orléans, brûlée par les Anglois . . . . .
  • Épigramme sur sa statue qui étoit sans inscription . . . . .
  • Ode imparfaite à Marie de Médicis, après la première guerre des princes . . . . .
  • Fragment d’une ode au sujet de la même guerre des princes . . . . .
  • Paraphrase du psaume CXXVIII, à l’occasion de la même guerre . . . . .
  • Épitaphe, en forme de sonnet, pour madame Puget . . . . .
  • Dédicace de la prédédente épitaphe . . . . .
  • Épigramme pour les Heures de la vicomtesse d’Auchy . . . . .
  • Sus, debout la merveille des belles, etc. . . . . .
  • Récit d’un berger au ballet du Triomphe de Pallas . . . . .
  • Stances sur le mariage de de Louis XIII avec Anne d’Autriche . . . . .
  • Chanson pour le duc de Bellegarde, amoureux d’une dame . . . . .
  • Chanson pour le même, amoureux de la même . . . . .
  • Stances pour le même, sur la guérison de la même . . . . .
  • Épigramme pour les poèmes du sieur de Lartigues, Provençal . . . . .
  • Prophétie du dieu de la Seine contre le maréchal d’Ancre . . . . .
  • Stances pour le comte de Charny et mademoiselle de Castille . . . . .
  • Épigramme sur une image de Sainte Catherine . . . . .
  • Imitation de l’épigramme XL du sixième livre de Martial . . . . .
  • Sonnet à la princesse de Conti . . . . .
  • Stances spirituelles . . . . .
  • Chanson à la marquise de Rambouillet, sous le nom de Rodanthe . . . . .
  • Sonnet à M. le duc d’Orléans, frère de Louis XIII . . . . .
  • Stances au premier président de Verdun, sur la mort de sa femme . . . . .
  • Inscription pour le portrait de Cassandre, maîtresse de Ronsard . . . . .
  • Sonnet au roi Louis XIII, après la guerre contre les Huguenots . . . . .
  • Fragment d’une ode au cardinal de Richelieu . . . . .
  • Sonnet au roi Louis XIII . . . . .
  • Fragment de vers alexandrins pour la marquise de Rambouillet . . . . .
  • Sonnet au cardinal de Richelieu, alors premier ministre . . . . .
  • Ode au roi Louis XIII allant châtier la rébellion de La Rochelle . . . . .
  • Fragment d’une ode sur la prise de La Rochelle, alors prochaine . . . . .
  • Sonnet sur la mort du fils de Malherbe . . . . .
  • Ode à M. de la Garde, au sujet de son Histoire Sainte . . . . .
  • Chanson pour la dame de ses pensées . . . . .
  • Est-ce à jamais, folle Espérance, etc. . . . . .
  • Quoi donc ! ma lâcheté sera si criminelle, etc. . . . . .
  • Sonnet sur la mort d’un gentilhomme qui fut assassiné . . . . .
  • Épitaphe d’un gentilhomme mort âgé de cent ans . . . . .
  • Fin d’une ode pour le roi . . . . .
  • Invective contre les mignons de Henri III . . . . .
  • Épitaphe de M. d’Is, parent de l’auteur . . . . .
  • Paraphrase d’une partie du psaume CXLV . . . . .
  • Ode I. Je meurs, Groulart, d’ouïr sortir des hommes, etc. . . . . .
  • Ode III. Couronne, je veux être encontre la Fortune, etc. . . . . .
  • Ode IV. Je hais le mignon médisant, etc. . . . . .
  • Ode V. Chamgoubert, ce n’est rien de cette pauvre vie, etc. . . . . .
  • Ode VI. Il n’est heure dans le jour, etc. . . . . .

Citations de François de Malherbe

  • Il est meilleur de ne rien dire, que ne pas dire ce qu’il faut.
  • Le vivre et le vieillir sont choses si conjointes, que l’imagination même a de la peine à les séparer.
  • Il n’y a que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et que deux bons morceaux : les femmes et les melons.
  • Deux beaux yeux sont l’empire pour qui je soupire.
  • L’aiguillon de l’amour, c’est la difficulté.
  • Un courage élevé toute peine surmonte.
  • Qui cesse d’espérer, il cesse aussi de craindre.
  • Le temps est médecin d’heureuse expérience.
  • Je ne l’impute point à l’injure du sort, puisque finir à l’homme est chose naturelle.
  • Le trouble de mon âme étant sans guérison, le vœu de la vengeance est un vœu légitime.
  • Ta fille était du monde où les plus belles choses ont le pire destin ;
  • Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.
  • Grandeurs, richesses et l’amour, sont fleurs périssables et vaines.
  • L’orgueil ne connaît point de lois.
  • Apprenez, âmes vulgaires, à mourir sans murmurer.
  • Que d’épines, Amour, accompagnent tes roses !
  • Je ne trouve la paix qu’à me faire la guerre.
  • Un déplaisir extrême est toujours à la fin d’un extrême plaisir !
  • La bonne cause est toujours la plus forte.
  • La femme est une mer aux naufrages fatales ; rien ne peut aplanir son humeur inégale.
  • Une chose qui plaît n’est jamais assurée.
  • Il n’est rien ici-bas d’éternelle durée.
  • C’est Dieu qui nous fait vivre, c’est Dieu qu’il faut aimer.
Agrippa, ou la poésie militante

Biographie de Théodore Agrippa d’Aubigné

Poète français, considéré également historien et homme de guerre, Théodore Agrippa d’Aubigné naît le 8 février de 1552 au château de Saint-Maury (près de Pons, Saintonge) de Jean d’Aubigné (juge) et Catherine de L’Estang (petite noblesse). Sa mère meurt durant l’accouchement, ce qui vaut au nouveau-né d’être prénommé Agrippa du latin aegre partus (accouchement difficile). Elevé dans la religion protestante, alors qu’il a été baptisé dans la religion catholique, il devient un calviniste inflexible qui lui vaudra des déboires.

Au contact des percepteurs calvinistes Agrippa parle dès l’âge de sept ans le latin, le grec, l’hébreu et le français bien sûr. A l’âge de dix ans il est envoyé par son père chez Mathieu Béroalde, à Paris, pour ses études. Il quitte la ville avec son professeur deux mois plus tard après l’arrêt ordonnant l’expulsion des protestants, suite au soulèvement protestant et la guerre. Déjà témoin des suppliciés d’Amboise (1560), il est encore présent lors du siège d’Orléans au cours duquel son père est tué (1563). Il est alors mis à l’abri à Genève, et continue ses études sous la protection de Théodore de Bèze vers 1565. Mais quand éclate la seconde guerre de religion en 1567, il rejoint l’armée protestante dans laquelle il s’illustre par ses exploits militaires. Tout en restant vertueux, il combat pour son idéal politique tantôt par la plume, tantôt par les armes. Ce qui lui vaut d’être condamné à morts à quatre reprises.

Après le massacre de protestants à la Saint-Barthélemy en août 1572, Théodore retourne à la cour de France et se lie avec le roi de Navarre (futur Henri IV) pour lequel il devient écuyer. Il aurait feint d’être catholique, tout comme le futur roi qui en gage de sa sincérité envoie son entourage dont Théodore combattre les protestants en Normandie notamment. En courtisan accompli, il côtoie les plus grands de la cour qui l’apprécient pour son intelligence et son esprit critique. Il reste un fidèle compagnon du roi de Navarre devenu Henri IV. Mais quand celui-ci se convertie au catholicisme, Agrippa d’Aubigné reste fidèle à la cause protestante et ennemi acharné de l’Eglise romaine. Il accuse le roi de trahison, se met à l’écart avant de se réfugier à Genève en 1620 où il décède en mai 1630.

Œuvre de Théodore Agrippa d’Aubigné

Tout à la fois historiographique, autobiographique, épico-lyrique, lyrique et satirique, l’oeuvre d’Agrippa d’Aubigné est essentiellement polémique. Elle est un parfait témoignage des luttes politiques et religieuses qui bouleversent la France et l’Europe au début de la Renaissance. Sa plume est guidée par son attachement à sa religion (protestantisme) et au combat des huguenots (protestants) pour leur foi. En ce sens elle est partisane.

Au coeur du conflit, associé aux grands événements que sont l’humanisme, la Réforme et les guerres de Religion et militant engagé dans les luttes de son époque, il s’attaque à la cour royale et ses vanités, ainsi qu’à la religion catholique. Il reste donc un témoin privilégié et précieux des atrocités des guerres de religions en France. Agrippa chante par ailleurs l’amour. Sa poésie amoureuse lui est inspirée par Diane Salviati (nièce de la Cassandre chantée par Ronsard) dont il est amoureux, mais qu’il ne peut épouser car de confession différente (catholique).

Théodore Agrippa d’Aubigné reste malgré tout méconnu de ses contemporains. C’est à l’époque romantique que Victor Hugo puis Sainte-Beuve (un critique) notamment révèlent l’homme et son oeuvre, destinée à justifier l’autonomie politique et militaire des protestants français.

Œuvres de Théodore Agrippa d’Aubigné :

Les Tragiques:  

(1616, revus jusqu’en 1630)

Œuvre en sept chants de 9000 verts, Les Tragiques regroupent tous les genres de l’épopée à la satire en passant par le lyrisme et la tragédie. Pensée certainement lors des haltes des combats donc en prise sur l’actualité historique, elle nous rapporte les atrocités commises lors des guerres de religion en France ainsi que les souffrances des persécutés. Il dénonce avec violence ces guerres causées par la folie meurtrière des hommes, et durant lesquelles selon lui s’affrontent le Bien (les Justes) et le Mal (les Intolérants).

Misères (premier livre)

Dans ce premier livre, d’Aubigné nous fait le portait de la France de son époque «Je veux peindre la France une mère affligée). Il met sous nos yeux l’état d’un royaume déchirée donc agonisante, dans un récit des violences, des persécutions, de l’intolérance et des souffrances… Il met en cause Catherine de Médicis qui détenait en ce moment le pouvoir, qu’il critique sans retenue, et au cardinal de Lorraine.

Extraits :

Puisqu’il faut s’attaquer aux légions de Rome,
Aux monstres d’Italie, il faudra faire comme
Hannibal, qui, par feux d’aigre humeur arrosez,
Se fendit un passage aux Alpes embrazez.
Mon courage de feu, mon humeur aigre et forte,
Au travers des sept monts fait breche au lieu de porte.
Je brise les rochers et le respect d’erreur
Qui fit douter Cæsar d’une vaine terreur.
Il vit Rome tremblante, affreuse, eschevelée,
Qui, en pleurs, en sanglots, mi-morte, désolée,
Tordant ses doigts, fermoit, deffendoit de ses mains

A Cæsar le chemin au lieu de ses germains.
Mais dessous les autels des idoles j’advise
Le visage meurtry de la captive Eglise,
Qui à sa delivrance (aux despens des hazards)
M’appelle, m’animant de ses trenchants regards.
Mes desirs sont des-ja volez outre la rive
Du Rubicon troublé ; que mon reste les suive
Par un chemin tout neuf, car je ne trouve pas
Qu’autre homme l’ait jamais escorché de ses pas.
Pour Mercures croisez, au lieu de Pyramides,
J’ay de jour le pilier, de nuict les feux pour guides.
Astres, secourez-moy ; ces chemins enlacez
Sont par l’antiquité des siecles effacez,
Si bien que l’herbe verde en ses sentiers accrüe
Est faicte une prairie espaisse, haute et drüe.
Là où estoient les feux des Prophetes plus vieux,
Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux,
Puis je cours au matin, de ma jambe arrossée
J’esparpille à costé la premiere rosée,
Ne laissant après moy trace à mes successeurs
Que les reins tous ployez des inutiles fleurs,
Fleurs qui tombent si tost qu’un vray soleil les touche,
Ou que Dieu fenera par le vent de sa bouche… 
« O France désolée ! ô terre sanguinaire !
Non pas terre, mais cendre : ô mère ! si c’est mere
Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main.
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
Sur ton pis blanchissant ta race se debat,
Et le fruict de ton flanc faict le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mere affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnoit à son besson l’usage :
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,
Faict degast du doux laict qui doibt nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frere la vie,
Il mesprise la sienne et n’en a plus d’envie ;
Lors son Jacob, pressé d’avoir jeusné meshuy,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennuy,
A la fin se defend, et sa juste colere
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mere… 
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celuy qui vous faict naistre ou qui deffend le pain,
Soubs qui le laboureur s’abbreuve de ses larmes,
Qui souffrez mandier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflé de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos vigueurs.
Voyez la tragedie, abbaissez vos courages.
Vous n’estes spectateurs, vous estes personages :
Car encor vous pourriez contempler de bien loing
Une nef sans pouvoir luy aider au besoing,
Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal oisivement.
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :
Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.
La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui, outragé des vents, des rochers et de l’eau.
Loge deux ennemis : l’un tient avec sa troupe
La proue, et l’autre a pris sa retraitte à la pouppe…
Protestassent mourants contre nous de leurs cris :
Mes cheveux estonnez hérissent en ma teste;
J’appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste
Les violeurs de paix, les perfides parfaicts
Qui d’une salle cause amenent tels effects.
Là je vis estonné les cœurs impitoyables,
Je vis tomber l’effroy dessus les effroyables.
Quel œil sec eust peu voir les membres mi-mangez
De ceux qui par la faim estaient morts enragez!
Et encore aujourd’huy, sous la loy de la guerre,
Les tygres vont bruslants les thresors de la terre,
Nostre commune mère; et le degast du pain
Au secours des lions ligue la pasle faim.
En ce point, lors que Dieu nous espanche une pluie,
Une manne de bleds, pour soustenir la vie,
L homme, crevant de rage et de noire fureur,
Devant les yeux esmeus de ce grand bien-faicteur,
Foule aux pieds ses bien-faicts en villenant sa grace,
Crache contre le Ciel, ce qui tourne en sa face…
 Les Princes (second livre):
Dans un style satirique, l’auteur dresse un tableau de mœurs et s’attaque violemment à la cour des Valois lieu de débauches et sans valeurs. La reine Catherine de Médicis est qualifiée de sorcière. Il se moque du roi Henri III qu’il qualifie de « un Roi femme ou bien un homme Reine ». Au passage il ne rate pas Charles IX, Henri II et les courtisans.
Extraits :
Un nouveau changement , un office nouveau,
D’un flatteur idiot faict un fin macquereau.
Nos anciens, amateurs de la franche justice ,
Avaient de fascheux noms nommé l’horrible vice :
Ils appelloient brigand ce qu’on dit entre nous
Homme qui s’accomode, et ce nom est plus doux;
Ils tenoient pour larron un qui faict son mesnage,
Pour poltron unfinet, qui prend son advantage;
Ils nommaient trahison ce qui est un ban tour ;
Ils appelloient putain une femme d’amour;
Ils nommaient macquereau un subtil personage
Qui sçait solliciter et porter un message.
Ce mot macquerelage est changé en poulets.
Nous faisons faire aux grands ce qu’eux à leurs valets ;
Nous honorons celuy qui entr’eux fut infâme;
Nul esprit n’est esprit, nulle ame n’est belle ame,
Au période infect de ce siècle tartu,
Qiii à ce poinct ne faict tourner toute vertu.
On cerche donc une ame et tranquille et modeste.
Pour sourdement cacher cette mourante peste ;
On cerche un esprit vif, subtil, malitieux.
Pour ouvrir les moiens et desnoller les nœuds,
La longue expérience assej n’y est experte;
Là souvent se prophane une langue diserte ;
L’éloquence, le luth et les vers les plus beaux,
Tout ce qui louoit Dieu, es mains des macquereaux
Change im pseaume en chanson, si bien qu’il n’y a chose
Sacrée à la vertu que le vice n’expose,
Ou le désir bruslant, ou la prompte fureur.
Ou le traistre plaisir faict errer nostre cœur,
Et quelque feu soudain promptement nous transporte
Dans le seuil des peche, trompej en toute sorte… 
Alix prophanes amours, et de mesmes couleurs
Dont ils servaient Sathan, infâmes basteleiirs.
Ils colorent encor leurs pompeuses prières
De fleurs de vieux païens et fables mensongères.
Ces escolliers d’erreur n’ont pas le style appris
Que l’Esprit de lumière apprend à nos esprits,
De queir oreille Dieu prend les phrases Jlattresses
Desquelles ces pipeurs flechissoient leurs maistresses.
Coiirbeaux enfariné, les colombes font choix
De vous, non à la plume, ains au son de la voix;
En vain vous desploie:harangue sur harangue,
Si vous ne prononce de Canaan la langue;
En vain vous commande, et reste esbahis
Qiie, désobéissants, vous n’estes obéis :
Car Dieu vousfaict sentir soubs vous, par plusieurs testes
En leur rébellion, que rebelles vous estes;
Vous secoile le joug du puissant roy des roys
Vous mesprise sa loy, on rnesprise vos loix !
Or, si mon sein, bouillant de crève-cœur extrême
Des taches de nos grands a tourné sur eux-mesme
L’œil de la vérité ; s’ils sont picque, repris.
Par le juste foiiet de mes aigres escrits,
Ne tire: pas de là, ô tyrans, vos loilanges.
Car vous leurs donne lustre, et pour vous ils sont anges ;
Entre vos noirs pèche:; ni a conformité ;
Hommes, ils n’ont bronché que par infirmité.
Et vous, comme jadis les bastards de la terre,
Blesse! le Sainct-Esprit et à Dieu faictes guerre.
Roys, que le vice noir asservit soubs ses loix.
Esclaves de pèche j, forçaires, non pas roys.
De vos affections, quelle fureur despite
Vous corrompt, vous esmeut, vous pousse et vous invite…
En autant de mal-heurs qu’un peuple misérable
Traine une triste vie en un temps lamentable ,
En autant de plaisirs les Roys voluptueux
Yvres dire et de sang, nagent luxurieux
Sur le sein des putains, et ce vice vulgaire
Commance désormais par l’usage à desplaire :
Et comme le péché qui le plus commun est
Sent par trop sa vertu, aux vicieux desplaist :
Le Prince est trop atteint de fascheuse sagesse
Qui n’est que le ruffien d’une sale Princesse :
Il n’est pas galand homme et n’en sçait pas asse
S’il n’a tous les bourdeaux de la Cour tracasse;
Il est compté pour sot s’il eschappe quelqu’une
Qii’il n’ait j à en desdain pour estre trop commune:
Mais pour avoir en Cour un renom grand et beau,
De son propre valet faut estre macquereau,
Esprouver toute chose et ha:çarder le reste,
Itnitant le premier, commettre double inceste.
Nul règne ne sera pour heureux estimé
Qiie son Prince ne soit moins craint et plus aymé,
Nul règne pour durer ne s’estime et se conte
S’il a prestres sans crainte et les femmes sans honte ,
S’il n’a loy sans faveur , un Roy sans compagnons.
Conseil sans estranger, cabinet sans mignons.
Ha! Sarmates raje: vous qui, estans sans Roys,
Ave: le droict pour roy, et vous-mesmes pour loix,
Qiii vous lie au bien, qui esloigne le vice
Pour amour de vertu sans crainte du supplice.
Quel abu vous poussa, pour venir de si loing
Priser ce mesprisé, lorsqu’il avoit besoing,
Pour couvrir son malheur, d’une telle advanture ?…
Pour sembler vertueux en peinture, ou bien comme
Un singe porte en soy quelque chose d’humain,
Aux gestes, au visage, aux pieds et à la main.
Ceux-là blasment toujours les affligés, les fuient.
Flattent les prospérants, s’en servent, s’en appuyent.
Ils ont veu des dangers asse:^ pour en conter,
Ils en content autant qu’il faut pour se vanter;
Lisants, ils ont pillé les poinctes pour escrire;
Ils sçavent, en jugeant, admirer ou soiisrire.
Louer tout froidement, si ce n’est pour du pain;
Renier son salut quand il y a du gain.
Barbets des favoris, premiers à les connoistre.
Singes des estime j, bon eschos de leur maistre:
Voilà à quel sçavoir il te faut limiter,
Qiie ton esprit ne puisse un Juppin irriter :
Il n’aime pas son juge, il le frappe en son ire;
Mais il est amoureux de cehiy qui l’admire.
Il reste que le corps, comme l’accoustrement,
Soit aux lois de la cour, marcher mignonnement.
Traîner les pieds, mener les bras, hocher la teste.
Pour branler à propos d’un pennache la crette,
Garnir et bas et haut de roses et de nœuds,
Les dents de muscadins, de poudre les cheveux ;
Fay-toy dedans la foule une importune voye,
Te montre ardent à voir affin que l’on te voye,
Lance regard^ tranchants pour estre regardé,
Le teint de blanc d’Espagne et de rouge fardé;
Que la main, que le sein y prennent leur partage ,
Couvre d’un parasol en esté ton visage.
Jette, comme effrayé, en femme quelque cris,
Mesprise ton effroy par un traistre sousris,
Fay le bègue, le las. d’une voi.v molle et claire…

La Chambre dorée (troisième livre) :

Satire dans la continuité des Princes. Les vices de la cour sont blâmés publiquement et sans vergogne. La chambre de justice du Parlement de Paris et sa « justice cannibale » et abjecte ne sont pas épargnées.  Ils qualifient les juges de magistrats corrompus «mangeurs d’hommes », qui  avalent leurs victimes innocentes

…Tu avais en sa main mis le glaive trenchant

Qui aujoird’ hiiy forcené en celle du meschant.

Remets ô Dieu! ta fille en ton propre héritage.

Le bon sente le bien, le meschant son ouvrage :
L’un reçoive le prix, l’autre le chastiment
Affin que devant toy chemine droictement
La terre cy-après : baisse en elle ta face,
Et par le poing me loge en ma première place. 
A ces viots intervient la blanche Pieté,
Qui de la terre ronde au haut du ciel voûté
En courroux s’envola ; de ses luisantes aisles
Elle accrut la lueur des voûtes éternelles :
Ses yeux estincelloient de feux et de courroux.
Elle s’avance à coup, elle tombe à genoux,
Et le juste despit qui sa belle ame affolle
Luy fit dire beaucoup en ce peu de parolle :
La terre est-elle pas ouvrage de ta main?
Elle se mesconnoist contre son souverain :
La félonne blasphème, et V aveugle insolente
S’endurcit et ne ploie à sa force puissante.
Tu la fis pour ta gloire, à ta gloire deffaicts
Celle qui m’a chassé. » Sur ce poinct vint la Paix,
La Paix, fille de Dieu : « J’ay la terre laissée
Qui me laisse, dit elle, et qui m’a deschassée :
Tout y est abbruty, tout est de moy quitté
En sommeil lestargic, d’une tranquillité
Que le monde chérit, et n’a pas connoissance
Qu’elle est fille d’enfer, guerre de conscience.
Fausse paix qui vouloit desrober mon manteau
Pour cacher dessoubs luy le fer et le couteau,
A porter dans le sein des agneaux de l’Eglise
Et la guerre et la mort qu’un nom de paix desguise. »…
A gauche avoit séance une vieille harpye
Qui entre ses genoux grommelait , accroupie,
Contoit et racontait, approchait de ses yeux
Noirs, petits, enfonce: les dans plus pretieux
Qu’elle recache aux plis de sa robbe rompue.
Ses os en mille endraicts repoussans sa chair niie.
D’ongles rogne crochus, son tappi tout cassé, 
A tout propos penchant, par elle estait dressé :
L’Avarice en mangeant est tousjaurs affamée.
La Justice à ses pieds, en pourtraict diffamée,
Luy sert de marchepied : là, soit à droict, à tort,
Le riche a la vengeance et le pauvre a la mort.
A son costé triomphe ime peste plus belle,
La jeune Ambition, folle et vaine cervelle,
A qui les yeux flambants, enfle, sortent du front
Impudent, enlevé, superbe, fer et rond,
Aux sourcils rehausse : la prudente et rusée
Se pare d’un manteau de toile d’or frisée,
Alors qu’elle trafcque, et praticque les yeux
Des dames, des galands et des luxurieux :
Incontinent plus simple elle vest, desguisée,
Un modeste maintien, sa manteline usée :…
Les satellites fiers tout autour arrenge:
Etouffoiènt de leurs cris les cris des afflige:
Puis les empoisonneurs des esprits et des âmes,
Ignorants, endurcis, conduisent jusqu’aux fiammes
Ceux qui portent de Christ en leurs membres la croix.
Ils la souffrent en chair on leur présente en bois.
De ces bouches d’ erreur les orgueilleux blasphèmes
Blessent V agneau lié plus fort que la mort mesmes.
Or, de peur qu’à ce poinct les esprits délivre,
Qui ne sont plus de crainte ou d’espoir enyvre,
Des-ja proches du ciel, lesquels par leur constance
Et le mespris du monde ont du ciel connoissance.
Comme cygnes mourants ne chantent doucement ,
Les subtils font mourir la voix premièrement.
Leur prière est muette, au Père seul s’envolle,
Gardans pour le loi’ier le cœur, non la parolle.
Mais ces hommes, cuidans avoir bien arresté
Le vray, par un bâillon preschent la vérité.
La vérité du ciel ne fut onc bâillonnée,
Et cette race a veu qui l’a plus estonnée
Que Dieu à ses tesmoings a donné maintefois
La langue estant couppée une céleste voix :
Merveilles qui n’ont pas esté au siècle vaines…
Posséda par la paix ce qu’en guerre il conquit ;
Soubs luy le Rédempteur , le seul juste naquit.
Les Brutes, Scipions, Pompées et Fabies,
Qiii de Rome prenaient les causes et les vies
Des orphelins d’yEgypte, et desvefves qu’un roi
Des Bactres veut priver de ce que veut la loy.
Justinian se void, législateur severe,
Qiii clost la troupe avec Antonin et Severe.
Les Adrians, Trajans, seraient bien de ce rang
S’ils ne s’estaient poilus des fidèles au sang.
J’en voy qui, n’aiants point les sainctes loix pour guides,
Furent justes mondains : ceux-là sont les Druydes.
Charlemaigne s’esgaie entre ces vieux François,
Les Saliens, autheurs de nos plus sainctes loix,
Loix que je voy briser en deux siècles infâmes,
Qiiand les masles seront plus lasches que les femmes,
Qiiand on verra les lis en pillules changer,
Le Tusque estre Gaulais, le François estranger
De ces premiers Gaulois entre les mains fidelles
Les princes estrangers déposaient leurs querelles,
Les proce plus doubteux, et mesmes ceux en quay
Il avaient pour partie et la France et le Ray.
Voicy venir après des modernes la bande,
Qui plus elle est moderne et moins se trouve grande.
Que rares sont ceux-là qui font, au grand besoing.
De l’outragé servir l’addresse du tesmoing!
Vous y voie encor un viel juge d’Alsace
Auquel l’amy privé ne peut trouver de grâce
Du perfide larcin que, par un lasche tour.
Ce Daniel second mit de la nuict au jour.
La Bourgogne a son duc qui, de ruse secrette.
Employé un chicaneur pour estouffer sa debte:…
Les Feux (quatrième livre):
Chant poétique tragique caractérisé par le parti pris anticatholique de l’auteur, il nous plonge dans l’actualité de l’époque. Les Feux dressent un sombre tableau des guerres civiles, ils nous font découvrir les persécutions et les bûchers,  les massacres commis sur les protestants.
Extraits:  
La pitié de leurs y eux ; ils viennent remonter
La géhenne, tourmente en voulant tourmenter ,
Ils dissipent les os, les tendons et les veines,
Mais ils ne touchent point à ïame par les géhennes :
La foy demeure ferme, et le secours de Dieu
Mit les tourments à part, le corps en autre lieu ;
Sa plainte seulement encor ne fut ou’ie
Hors l’ame, toute force en elle esvanouie.
Le corps fut emporté des prisons comme mort ;
Les membres deffaillants, l’esprit devint plus fort.
Du lict elle instruisit et consola ses frères
Du discours animé de ses douces misères ,
La vie la reprit, et la prison aussy ;
Elle acheva le tout, car aussy tost voicy,
Pour du faux justicier couronner l’injustice,
De gloire le ynartyr, on dresse le supplice.
Quatre martyrs trembloient au nom mesme du feu,
Elle leur départit des présents de son Dieu ;
Avec son ame encor elle mena ces âmes
Pour du feu de sa foy vaincre les autres fiâmes.
« Oii est ton aiguillon? oii est ce grand effort?
O Mort! oîi est ton bras ? [disoit-elle à la mort.)
Oii est ton front hideux duquel tu espouventes
Les hures des sangliers, les bestes ravissantes?
Mais c’est ta gloire, ô Dieu! Il n’y a rien de fort
Que toy, qui sçais tiler la peine avec la mort.
Voicy les yeux ouverts, voicy son beau visage;
Frères, ne tremble’:! pas; courage, amis, courage ! y
[Elle disoit ainsy) et le feu violent
Ne brusloit pas encor son cœur en la bruslant ;
Il court par ses coste ; enfin, léger, il voile
Porter dedans le Ciel et l’ame et la parolle….
Son visage liiisit de nouvelle beauté
Qiiatid l’arrest luy fut Icu, le bourreau présenté,
Deux qui Vaccompagnoient furent presse de tendre
Leurs langues au couteau; ils les vouloient deffendre
Aux termes de l’arrest : elle les mit d’accord.
Disant : « Le tout de nous est sacré à la mort :
N’est-ce pas bien raison que les heureuses langues
Qui parlent avec Dieu, qui portent les harangues
Au sein de l’Eternel, ces organes que Dieu
Tient pour les instruments de sa gloire en ce lieu,
Qii’elles, quand tout le corps à Dieu se sacrifie,
Sautent dessus l’autel pour la première hostie?
Nos regards parleront, nos langues sont bien peu
Pour V esprit qui s’explicque en des langues de feu. »
Les trois donnent leur langue et la voix on leur bousche :
Les parolles de feu sortirent de leur bouche ;
Chaque goutte de sang que le vent fit voiler
Porta le nom de Dieu et au cœur vint parler,
Leurs regards violents engraverent leurs celles
Aux cœurs des assistans, hors-mis des infidelles…
Le tyran des esprits veut nos langues changer
Nous forçant de prier en langage estranger :
L’esprit distributeur des langues nous appelle
A prier seulement en langue naturelle.
C’est cacher la chandelle en secret soubs un niuy :
Qui ne s’explicque pas est barbare à autruy.
Mais nous volons bien pis en l’ignorance extrême
Que qui ne s’entend pas est barbare à soy-mesme.
« O chrestiens! choisisse: vous voie d’un costé
Le mensonge puissant., d’autre la vérité :
D’une des parts honneur, la vie et recompense ;
De l’autre, la première et dernière sentence :
Soie:; libres ou serfs soubs les dernières loix
Oii du vray ou du faux, pour 7noy,fayfaict le choix.
Vien, Evangille vray, va-t’en, fausse doctrine.
Vive Christ, vive Christ! et meure Montalchine! »
Les peuples, tous esyneus, commariçoient à troubler :
Il jette gayement ses deux torches en l’air.
Demande les liens, et cette ame ordonnée
Pour l’estouffer de nuict, triomphe la journée.
Tels furent de ce siècle, en Syon., les agneaux
Arme de la prière, et non point des couteaux :
Voicy un autre temps, quand des pleurs et des larmes
Israël irrité courut aux justes armes.
On vint des feux aux fers; lors il s’en trouva peu
Qui, des lions agneaux, vinssent du fer au feu :
En voicy qui la peau dujier lion posèrent ,
Et celle des brebis encores espouserent.
Vous, Gastine et Croquet, sorte:; de vos tombeaux ;
Icy je plauteray vos chefs luisants et beaux :
Au milieu de vous deux je Icgeray l’enfance
De vostre commun fils, beau mirouer de constance…
Est-ce mal achever de piller tant de cœurs
Dedans les seins tremblants des pasles spectateurs?
Nous avons veu lesj’ruicts et ceux que cette escale
Fit, en Rome, quitter et Rome et son idole.
Our, mais c’est desespoir, avoir la liberté
En ses mains et choisir une captivité.
Les trois enfants vivaient libres et à leur ayse :
Mais Vaise leur fut moins douce que la fournaise.
On refusait la mort à ces premiers chrestiens
Qiii recherchaient la mort sans fers et sans liens :
Faut, mis en liberté d’un coup du ciel, refuse
La douce liberté. Qui est-ce qui V accuse?
Apprene:;, cœurs transis, esprits lents, juges froids,
A prendre loy d’enhaut, non y donner des laix :
Admire: le secret que l’an ne peut comprendre :
En loiiant Dieu, jelte des fleurs sur cette cendre.
Ce tesmoing endura du peuple esmen les coups,
Il fut laissé pour mort, non esmen de courroux.
Et puis voyant ccrcher des peines plus subtiles,
Et rengreger sa peine, il dit : « Cerche, Perilles :
Cerche: quelques tourments longs et ingénieux ,
Le coup de l’Eternel n’en paroistra que mieux :
Mon ame, contre qui la mort n’est gueres forte,
Aime à la mettre bas de quelque brave sorte. »
Sur un asne on le lie, et six torches en feu
Le vont de rite en rite asseichant peu à peu.
On brusle tout prernier et sa bouche et sa langue :
A un des bouttefeux il fit cette harangue :
« Tu n’auras pas l’esprit : Qui t’a, chetif appris
Que Dieu n’entendra point les voix de nos esprits? »
Les flambeau.x traversaient les deux jolies rosties
Qu’on entendit : Seigneur, pardonne à leurs foUies :…
Les Fers (cinquième livre):
Tout comme les Feux, les Fers dressent un sombre tableau des guerres de religions. On découvre les massacres commis par les catholiques, notamment ceux de la nuit de la Saint-Barthélémy (le 24 août 1572). Si les feux symbolisent les bûchers pour faire consumer les martyrs de la foi protestante, les Fers représentent les instruments du supplice. 
Extraits
…Je te permets, Satan {dit l’Eternel alors).
D’esteindre par le fer la plus-part de leur corps :
Faj’, selon ton dessein, les aines réservées,
Qiii sont en mon conseil, avant le temps sauvées.
Ton filet n’enclurra que les abandonne:
Qui furent ne:; pour toy premier que /eussent ne:
Mes champions vainqueurs, vaisseaux de ma victoire,
Feront servir ta ruse et ta peine à ma gloire. »
Le ciel pur se fendit ; se fendant, il eslance
Ceste peste du ciel aux pestes de la France :
Il trouble tout, passant : car, à son devaller,
Son précipice esmeut les malices de l’air.
Leur donne pour tambour et chamade un tonnerre :
L’air qui estoit en paix confus se trouve en guerre :
Les esprits des humains, agite-; de fureurs ,…
Remarquaient aisément les batailles, les bandes,
Les personnes à part et petites et grandes.
Ceux qui de tels combats passèrent dans les deux,
Des yeux de leurs esprits voient des autres j-eux :
Dieu 7net en cette main la plume pour escrire
Oii un jour il mettra le glaive de son ire.
Les conseils plus secrets, les heures et les jours ,
Les actes et le temps sont par soigneux discours
Adjouste au pinceau : jamais à la mémoire
Ne fut si doctement sacrée une autre histoire :
Car le temps s’y distingue, et tout l’ordre des faicts
Est si par/aictement par les Anges parfaicts
Escrit, déduit, compté, que par les mains sçavantes
Les plus vieilles saisons encor luy sont présentes.
La fureur, l’ignorance, un prince redoubté,
Ne font en ces discours tort à la vérité…
Le premier vous présente une aveugle Bellone
Qui s’irrite de soy, contre soy s’enfellonne,
Ne souffre rien d’entier, veut tout voir à morceaux.
On la void deschirer de ses ongles les peaux;
Ses cheveux gris, sans loy, sont sanglantes vipères
Qui lui crèvent le sein, dos et ventre d’ulcères.
Tant de coups qu’ils ne font qu’une playe en son corps.
La louve boit son sang, et faict son pain de morts…
Pour passage de mort, marqué de cramoisi;
La funeste vallée à tant d’agneaux meurtrière,
Pour jamais gardera le titre de Misère.
Et tes quatre bourreaux porteront sur leur front
Leur part de l’infamie et de l’horreur du pont,
Pont, qui eus pour ta part quatre cents précipices,
Seine veut engloutir, louve, tes édifices.
Une fatale nuict en demande huict cents,
Et veut aux criminels mesler les innocents.
Qui marche au premier rang des hosties rangées?
Qui prendra le devant des brebis esgarées ?
Ton nom demeure vif ton beau teinct est terny.
Piteuse, diligente et dévote Yverny,
Hostesse à l’estranger, des pauvres ausmoniere,
Garde de l’hospital, des prisons tresoriere.
Point ne t’a cet habit de nonain garenty,
D’un patin incarnat trahy et démenti :
Car Dieu n’approuva pas que sa brebis d’eslite
Devestit le mondain pour vestir l’hypocrite ;
Et quand il veut tirer du sepulchre les siens,
Il ne veut rien de salle à conférer ses biens.
Mais qu’est-ce que je voy?
Un chef qui s’entortille,
Par les volans cheveux, autour d’une cheville
Dupont tragicque, un mort qui semble encore beau,
Bien que pasle et transi demi caché en l’eau;
Ses cheveux, arrestans le premier précipice.
Lèvent le front en haut, qui demande justice.
Non, ce n’est pas ce poinct que le corps suspendu,
Par im sort bien conduit, a deux jours attendu;
C’est un sein bien aimé qui trahie encor en vie
Ce qu’attend l’autre sein pour chère compagnie.
Aussy voy-je mener le mary condamné,…
Estrangers irrite:, à qui sont les François
Abomination, pour Dieu, faictes le choix
De celuy qu’on trahit et de celuy qui tue ;
Ne caresse:; che vous d’une pareille veuë
Le chien fidel et doux et le chien enragé,
L’atheiste affligeant., le chrestien affligé.
Nous sommes pleins de sang, l’un en perd, l’autre en tire,
L’un est persécuteur, l’autre endure martyre :
Regarde qui reçoit ou qui donne le coup :
Ne crie sur l’agneau, quand vous crie:; au loup.
Vene, justes vengeurs, vienne toute la terre.
A ces Cdins français , d’une mortelle guerre ,
Redemander le sang de leurs frères occis…

Vengeances (sixième livre):

Comme le titre l’indique, Théodore Agrippa d’Aubigné appelle dans ce chant les huguenots à continuer de se battre et d’y croire pour qu’enfin la vengeance se réalise. Il les implore à refuser la paix de compromission. Pour les encourager il montre que depuis l’origine du monde, Dieu a toujours été du côté des persécutés de l’Eglise.

Extraits:

… Sans fiel et sarjs venin ; donc, qui sera-ce, ôDieu,

Qiii en des lieux si laids tiendra un si beau lieu?
Les enfants de ce siècle ont Satan pour nourrice,
On berce en leurs berceaux les enfants et le vice,
Nos mères ont du vice avec nous accouché,
Et en nous concevant ont conceu le péché.
Que si d’entre les morts, père, tu as envie
De rn’esveiller, il faut mettre à bas l autre vie,
Par la mort d’un exil,fay-moy revivre à toy;
Séparé des meschants, separe-moy de moy ;
D’un sainct enthousiasme appelle au ciel mon ame,
Mets au lieu de ma langue une langue de flamme.
Que je ne sois qu’organe à la céleste voix
Qui l’oreille et le cœur anime des François :
Qu’il n’y ait sourd rocher qui entre les deux pôles
N’entende clairement magnificques parolles
Du nom de Dieu : i’escris à ce nom triomphant
Les songes d’un vieillard, les fureurs d’un enfant.
L’esprit de vérité despouille de mensonges
Ces fermes visions, ces véritables songes :
Que le haut ciel s’accorde en douces unissons
A la saincte fureur de mes vives chansons…
Quand Dieu frappe l’oreille, et l’oreille n’est preste
D’aller toucher au cœur. Dieu nous frappe la teste :
Qui ne frémit aux sons des tonnerres grondans
Frémira quelque jour d’un grincement de dents.
Icy le vain lecteur des-jà en l’air s’esgare;
L’esprit mal préparé, fantastic, se prépare
A voir quelques discours de monstres invente.
Un spectre imaginé aux diverses clarté:
Qu’un nuage conçoit, quand un rayon le touche
Du soleil cramoisy, quibi ar’e se couche :
Mon cœur voulait veiller, je l’avois endormi :
Mon esprit de ce siècle estoit bien ennemr.
Mais, au lieu d\iller faire au combat son office,
Satan le destournoit au grand chemin du vice :
Je m’enfuiois de Dieu, mais il enfia la mer,
M’ abisma plusieurs fois sans du tout m’abismer :
J’ay veu des creux enfers la caverne profonde ,
J’ar esté balancé des orages du monde;
Aux tourbillons venteux des guerres et des cours.
I Insolent, fay usé ma jeunesse et mes jours :
Je me suis pieu au fer, David m’est un exemple
I Que qui verse le sang ne bastit pas le temple : m
I J’ay adoré les rois, servi la vanité,
I Estouffé dans mon sein le feu de vérité;
J’ay esté par les miens précipité dans l’onde
Le danger m’a sauvé en sa panse profonde,
Un monstre de labeurs à ce coup m’a craché
Aux rives de la mer, tout souillé de péché.
J’ayfaiet des cabinets soubs espérances vertes,
Qiii ont esté bien tost mortes et descouvertes,
Quand le ver de l’envie a percé de douleurs
Le quicajon seiche pour jnenvojer ailleurs.
Tousjours tels Simeisfont aux Davids la guerre
Et sortent des vils creux d’une trop grasse terre
Pour d’un air tout pourry, d’un gosier enragé
Infecter le plus pur, sauter sur l’affligé :
Le doigt de Dieu me lève, et lame encore vive
M’anime à guerroyer la puante Ninive;
Ninive qui n’aura sac ne gemissonent,
Pour changer le grand Dieu qui n’a de changement.
Voicr l’Eglise encor en son enfance tendre,
Satan ne fallit pas d’essayer à surprendre…
Armé contre le ciel, sentît en mesme sorte
La vermine d’Hcrode encore n’estre morte.
Périssant mi-mangé , de son dernier trespas
Les propos les derniers furent : « Ne dictes pas
La façon de mes maux à ceux qui Christ advoiient ;
Que Dieu, mon ennemy, mes ennemis ne loi’ient.n
Tyrans, vous dresserez sinon au Ciel les yeux ,
Au moins l’air sentira hérisser vo cheveux.
Si quelqu’un d’entre vous à quelque heure contemple
Du vieux Valerian le spécieux exemple ,
N’agueres empereur d’un empire si beau ,
Aussy t’ost marchepied , le fangeux escabeau
Du Perse Sapore. Quand cet abominable
Avait sa face en bas, au montoiier de l’estable,
Se souvenoit-il point qu’il avoit tant de fois
Des chrestiens prosterne^ mesprisé tant de voix;
Que son front eslevé , si voisin de la terre,
Contre lefil de Dieu avoit osé la guerre;
Que ces mains , ores pieds , n avoient faict leur devoir
Lors qu’elles emploioient contre Dieu leur pouvoir?
Princes , qui manie^ dedans rof mains impures
Au lieu de la justice une fange d’ordures.
Ou qui, s’il faut ouvrer les ploie dans vos seins,
Voyel de quel mestier devindrent ces deux mains :
Elles changeaient d’usage en traictant l’injustice ,
La justice de Dieu a changé leur office.
Plus luy debvoit peser sang sur sang, mal sur mal ,
Que ce roy sur son dos qui montait à cheval ,
Qui en fin l’escorcha, vif le despou’illant , comme
Vif il fut despoiiillé des sentiments de l’homme.
Le haut Ciel t’advertit , pervers Aurelian;
Le tonnerre parla , ô Dioclctian;…
Pour un péché pareil , mesme peine évidente
Brusla Pont-cher, l’ardent chef de la chambre ardente.
L’ardeur de cettuy-cy se vid venir à l’œil.
La mort entre le cœur et le bout de l’orteil
Fit sept divers logis , et comme par tranchées
Partage l’assiégé; ses deux jambes haschées ,
Et ses cuisses après servirent de sept forts;
En repoussant la mort , il endura sept morts,
L’evesque Castelan , qui, d’une froideur lente,
Cachoit- un cœur bruslant de haine violente ,
Qiii , sans colère , usoit de flammes et de fer,
Qui pour dix mille morts n’eust daigné s’eschauffer.
Ce fier doux en propos , cet humble de col roide ,
Jugeoit au feu si chaud d’ une façon si froide :
L’une moitié de luy se glaça de froideur,
L’autre moitié fuma d’une mortelle ardeur.
Voye quels justes poids . quelles justes balances
Balancent dans les mains des célestes vengeances ,
Vengeances qui du ciel descendent à propos ,
Qui entendent du ciel , qui ouirent les mots
De l’imposteur Picard, duquel à la semonce
La mort courut soudain pour luy faire response :
« Vien , mort , vien , prompte mort [ce disait l’effronté).
Si j’ay rien prononcé que saincte vérité ,
Venge ou approuve Dieu , le faux ou véritable. »
La mort se resveilla , frappa le détestable
Dans la chaire d’erreur : quatre mille auditeurs ,
De ce grand coup du ciel abbrutis spectateurs ,
N’eurent pas pour ouir de fidelles oreilles
Et n’eurent des vrays yeux pour en voir les merveilles.
Lambert, inquisiteur ainsy en blasphémant
Demeura bouche ouverte , emporté au couvent ,…
Troubler tout l’univers pour ceux qui l’ont troublé :
D’un diable emplir le corps d’un esprit endiablé :
A qui espère au mal arracher l’espérance;
Aux prudents contre Dieu la vie et la prudence:
Oster la voix à ceux qui blasphemoient si fort;
S’ils adjuroient la mort leur envoyer la mort;
Trancher ceux à morceaux qui detranchoient l’Eglise :
Aux exquis inventeurs donner la peine exquise ;
Frapper les froids meschants d’ une froide langueur ;
Embraser les ardents d’une bouillante ardeur :
Brider ceux qui bridoient la loiiange divine ;
La vermine du puits estouffer de vermine ;
Rendre dedans le sqng les sanglants submerge;
Livrer le loup au loup , le fol aux enragej;
Pour celuy qui enfloit le cours d’une harangue
Contre Dieu , Vestouffer d’une enflure de langue?
J’ay crainte, mon lecteur, que tes esprits, lasse
De mes tragicques sens , ayent dict : C’est asse I
Certes , ce seroit trop si no ameres plaintes
Vous contoient des romans les charmer esses feintes.
Je n’escris point à vous, enfants de vanité ,
Mais receve: de moi., ettfants de vérité ,
Ainsy qu’en un faisceau les terreurs demi-vives ,
Testaments d’Antioch, repentances tardives ,
Le sçavoir prophané , les souspirs de Spera
Qui sentit ses forfaicts et s’en désespéra…

Jugement (septième livre):

Dans le Jugement Agrippa en appelle également à la colère divine, invoquant Dieu pour juger et punir les coupables.  C’est l’ultime recours, qui s’achève par la résurrection de la chair après la destruction du monde. Les protestants triomphent enfin, dans ce jugement dernier des criminels de guerre.

D’Aubigné rend hommage aux huguenots qui sont restés fidèles à leur cause, et fustige avec véhémence ce qui se sont montrés prudents ou pire encore les lâches qui se sont rendus à la cour.

Extraits:

Vo pères sortiront des tombeaux effroyables ; 
Leurs images au moins paroistront vénérables 
A vos sens abbattus, et vous verre: le sang  » 
Qui mesle sur leurs chefs les touffes de poil blanc, 
Du poil blanc hérissé de vos poltronneries;

Ces morts reprocheront le présent de vos vies.
En lavant, pour disner avec ces inhumains,
Ces pères saisiront vos inutiles mains
En disant : « Voy-tu pas que tes mains fainéantes
Lavent soub: celles-là qui, de mon sang gouttantes.
Se purgent dessus toy et versent mon courroux
Sur ta vilaine peau, qui se lave dessous ?
Ceux qui ont retranché les honteuses parties.
Les oreilles, les ne, en triomphe des vies,
En ont f ai et les cordons des infâmes chappeaux ,
Les enfans de ceux-là caressent tels bourreaux!
esclave coquin! celuy que tu salues
De ce puant chappeau espouvante les ri’ies
Et te saliie en serf : un esclave de cœur,
N’achepteroit sa vie à tant de deshonneur… 
Vous, barbares cite, quitte le nom de France
Attendants les esprits de la haute vengeance :
Vous qui de faux parfums enfumastes Leté ,
Qui de si bas ave: pu le ciel irriter,
Il faut que ces vengeurs en vous justice rendent
Que pour les recevoir vos murailles se fendent
Et comme en Hiericho vos bastions soient mis
En poudre aux yeux, aux voix des braves ennemis.
Sanglantes cite {Sodomes aveuglées),
Qui, d’aveugles courroux contre Dieu desreiglées,
N’ave transjy d’horreur aux visages transis,
Puantes de la chair, du sang de mes occis. »
Entre toutes, Paris, Dieu en son cœur imprime
Tes enfans qui crioient sur la Hierosolyme,
A ce funeste jour que Von la destruisoit.
L Eternel se souvient que chacun d’eu.v disait :
« A sac, l’Eglise, à sac, qu’elle soit embrasée
« Et jusqu’au dernier pied des fondements ra^ée! »
Mais tu seras un jour labourée en sillons,
Babel, où l’on verra les os et les charbons,
Reste de ton palais et de ton marbre en cendre.
Bien heureux Vestranger qui te sçaura bien rendre
La rouge cruauté que tu as sçeu cercher;
Juste le reistre noir, volant pour arracher
Tes enfans acharne^ à ta mamelle impure,
Pour les froisser brise^ contre la pierre dure;
Maudit sera lefruict que tu tiens en tes bras,
Dieu maudira du ciel ce que tu béniras :
Puante jusqu’au ciel, l’œil de Dieu te déteste,
Il attache à ton dos la dévorante peste
Et le glaive et la faim dont il fera mourir
Ta jeunesse et ton nom pour tout jamais périr…
Voicy le grand herault d’une estrange nouvelle,
Le messager de mort, mais de mort éternelle.
Qui se cache? qui fuit devant les yeux de Dieu?
Vous, Gains fugitifs, oîi trouvere’^-vous lieu?
Quand vous aurie^ les vents colley soubs vos aisselles
Ou quand Vanbe du jour vous presteroit ses aisles,
Les monts vous ouvriraient le plus profond rocher,
Quand la nuict tascheroit en sa nuict vous cacher,
Vous enceindre la mer., vous enlever la nile,
Vous nefuirie^ de Dieu ni le doigt ni la veile.
Or voicy les lyons de torches accule:
Les ours à ne^ perce^f, les loups emmu^ele^ :
Tout s’eslève contre eux : les beauté^ de Nature,
Que leur rage troubla de venin et d’ordure,
Se confrontent en mire et se lèvent contr’eux.
Cl Pourquoy [dira le Feu) ave:^-vous de mes feux.
Qui n estaient ordonne^ qu’à l’usage de vie,
Faict des bourreaux, valets de vostre tyrannie? »
L’Air encor une fois contr’eux se troublera,
Justice au juge sainct, trouble, demandera,
Disant : « Pourquoy, tyrans et furieuses bestes,
M’ empoisonnastes-vous de charongnes, de pestes,
Des corps de vos meurtris? Pourquoy, diront les Eaux.
Changeastes-vous en sang l’argent de nos ruisseaux? »
Les Monts, qui ont ridé le front à vos supplices :
« Pourquoy nous ave^-vous rendu vos précipices?
– Pourquoy nous ave^-vous, diront les Arbres, faicts.
D’arbres délicieux, exécrables gibets? » …
Lame du premier homme estait ame vivante,
Celle des triomphais sera vivifiante -,
Adam pouvait pécher et du péché périr,
Les saincts ne sont subjets à pécher ni mourir.
Les saincts ont tout; Adam receut quelque défense,
Satan put le tenter ; il sera sans puissance.
Les esleus sçauront tout, puis que celuy qui n’eut
Un estre si parfaict toute chose connut.
Diray-je plus ? à l’heur de cette souvenance,
Rien n’ostera ï acier des ciseaux de l’absence.
Le triomphant estât sera franc anobly
Des larecins du temps, des ongles de Voubly :
Si que la connaissance et parfaicte et seconde
Passera de beaucoup celle qui fut au monde.
Là sont frais et présents les bienfaicts, les discours,
Et les plus chauds pensers , fusils de nos atnours.
Ains} », dedans la vie immortelle et seconde
Nous aurons bien les sens que nous eusnies au monde,
Mais, estans d’actes purs, ils seront d’action
Et ne pourront souffrir infirme passion :
Purs en siibject, très purs en Dieu, ils iront prendre
Le voir, l’odeur, le goust, le toucher et l’entendre ;
Au visage de Dieu seront nos saincts plaisirs.
Dans le sein d’ Abraham fleuriront nos désirs,
Désirs, parfaicts amours, hauts désirs sans absence.
Car lesfruicts et les fleurs n’y font qu’une naissance…

Histoire Universelle

(1516 puis révisée et complétée après 1520):

Avec son Histoire Universelle à laquelle il consacre près de trente ans de sa vie (1595 à 1522), d’Aubigné nous plonge encore dans les guerres de religions de 1550 à 1601 auxquelles il est souvent mêlé. Ecrit à la demande du roi Henri IV selon lui, le contenu est plus modéré et apaisé que les Tragiques. Il fait l’effort de ne pas juger les hommes et les choses du point de vue d’un protestant. Mais malgré son souci d’impartialité qui paraît de bonne foi, son livre est condamné en 1620 et brûlé pour apologie du protestantisme.

En historien d’Aubigné recueille surtout les éléments, favorables aux protestants, dans un monde où la Providence a commencé son œuvre dans un projet divin. Il le fait certes comme un soldat témoin du terrain des affrontements, mais son argumentation valorise plutôt le parti protestant à qui il accorde une légitimité guerrière. Dans l’Histoire Universelle l’auteur fait d’abord appel à ses propres souvenirs et aux témoignages oraux. Ils puisent également ses informations dans les écrits tels que Histoire de France de la Popelière, Historia sui temporis de De Thou et des mémoires manuscrits transmis notamment par des capitaines. Alors que la pacification est accompagnée de l’instauration d’une histoire officielle du royaume, l’auteur cherche à faire celle des protestants dont il est devenu l’âme incorruptible et irréductible.

L’ouvrage, dans lequel on relève des imperfections dans la topographie et la chronologie des événements, est composé de trois parties. La première concerne les guerres menées par Louis de Bourbon,  prince de Condé, et l’amiral Coligny de 1553 à 1570. On y retiendra notamment la femme de Coligny exhortant son mari à engager la lutte armée, ou encore les cruautés d’Eric XIV. La seconde va des préludes du massacre de la Saint-Barthélemy (1572) en 1571, jusqu’ aux premiers succès de la Ligue en 1576. La dernière retrace l’histoire de la Ligue et nous mène jusqu’à la complète pacification de la France et la promulgation de l’Édit de Nantes signé par Henri IV le 13 avril 1598. Cet Edit marque la victoire enfin de la tolérance, faisant de la  France le premier royaume d’Europe où la religion du roi n’est pas imposée officiellement au peuple.

L’auteur nous laisse des détails intéressants sur les derniers Valois, notamment Henri IV et son entourage, analysant profondément la politique royale. La richesse et la précision des faits de guerre rapportés en font une œuvre capitale pour la connaissance des maux infligés au royaume par ce conflit, l’armement utilisé, les sièges, les tactiques de guerre, la mentalité des combattants … Fait nouveau chez d’Aubigné, il ne justifie pas les succès et les revers des uns et des autres par des considérations théologiques. Mieux encore il n’épargne pas ses coreligionnaires, quand ils sont responsables de certaines guerres et des violence dont ils sont coupables. Il n’hésite pas signaler les qualités humaines et guerrières de certain catholiques. Mais par moment le naturel revient au galop, peut-être à son insu, et l’on redécouvre l’ardent défenseur de la cause des calvinistes.

Extraits:

Trois puissants fleaux de Dieu furent en mesmes temps desploiez sur la France Occidentale ; car la famine et la peste s’ameuterent à la guerre, dequoi parut à S. Jean d’Angeli un tableau digne de mémoire, lors que cette ville n’avoit pas pour habitant que la guette du clocher, tout le reste du peuple aiant fait des maisons de ses linteux sur la contr’escarpe et dans le Sosse. Or avant que les Refformez du païs seussent aucunes nouvelles de leur Princes et Grands, emportez par la tempeste que nous avons descrite en la grande et petitte Bretagne : ils en eurent certaines et proches de la premiere armee qu’on leur envoioit sur les bras.

Elle fut pour le Duc de Maienne, composee de douze copagnees d’Ordonnance, qui faisoient 800 lances, 400 Italiens ou Alboinois, 900 Reitres, de fix à 7000 fantacins Francois, 5500 Suisses, et puis la Noblesse volontaire qui se joignit à l’armee depuis le port de Pilespar amour de leur parti et du Duc. Son artillerie fut de seize canons de batterie, le tout equipé et paié, non à la faveur, mais à la crainte, qui leur vallois bien autant…

Encor que l’entreprise sur Salusses par le Duc de Savoie soit de ce departement, nous la garderons pour ne faire point à deux fois du succes : en arrestant ce chapitre aux affaires du dedans : premierement de Marseille, où au commencement d’Avril 1585. Daries second Consul, et le capitaine Boniface dit Cabanes, esmeurent le peuple; commencerent par le meurtre du general des finances Boniface frere du capitaine, qui lui presenta un paquet du grand Prieur, le premier coup de poignard donné comme le general baisoit ; de là en criant l’Eglise, ils mettét tous les Refformez qu’il peurent empoigner, prisonniers à la tour S.Jean ; le lendemain en tirent cinq, deux desquels s’apeloient Chiousse et l’Ambaleur ; ceux là aians refusé d’aller à la Messe furent trainez par les ruës, massacrez par la canaille, et leur corps jetez par-dessus les murailles à la veuë des autres prisoniers, à fin qu’ils pensassent à eux…

Un trompette du Prince de Condé raconta au bois de l’Espau au gentil homme de qui nous avons parlé, comment le Roi de Navarre sur un avis incertain que le Duc de Ioieuse s’en alloit à la Cour avoit passé le marais avec 250 chevaux et 400 harquebusiers à cheval, le compagnon à cette nouvelle prend le chemin de Fontenai ; d’où son maistre estoit desja parti et avance jusques à la Chastaignerais : là il le trouve montant à cheval pour s’en retourner, mais lui aiant fait part du profit de ses yeux et de ses oreilles, ce Prince reprend le chemin d’Eryaut, et n’est pas plustost à la plene que ses coureurs lui envoient des prisonniers de la cornette blanche : aiant apris par eux comment leur troupe et les gardes de leur Chef marchoient devant eux pour le logis d’Antoigni, voila Arambure depesché avec la troupe qu’il commandoit, et Cherboniere avec ce qu’il avoit d’harquebusiers à cheval, cela suivi d eloin alla fondre dans la bourgade sur le debrider, Aranbure dans le logis du Marquis de Reinel qu’il prit prisonnier…  

Voila une bataille avec ses petites oyes ; si quelqu’un les trouve trop recherchees (après lui avoir dit qu’il qu’il n’y a rien qui porte leçon) je le renvoie à ceux qui amplissent leur livres de registres de procés, qui partaget les habillements d’un executé, marquent ce qu’à emporté le valet du bourreau, et autres choses de mesmes valeur. En suivant doc ce qui est du mestier, au lieu que nous avons marqué ailleurs l’usage des victoires, nous devons à la vérité l’abus de cette-ci. Ce fut un grand mescontentement à tous les capitaines Ress. Quand le Roi de Navare, n’aiant donné que le lendemain à voir son gain, mesprisant les villes de Xainctong et de Poictou, qui ne lui pouvoient manquer, ou selon le desir de plusieurs, d’aller tendre la main à son armee estrangere, qui dés lors aprochoit le riviere de Loire, il donna toutes ces paroles au vent, et sa victoire à l’amour ; car avec une troupe de cavalerie il perça toute la gascongne pour aller porter drapeaux…    

La Confession catholique du Sieur de Sancy, 

et déclaration des causes tant d’état que de religion qui l’ont mu à se remettre au giron de l’Eglise romaine 

( vers 1597 mais publié pour la première fois en 1660)

Porteuse d’informations sur les oppositions religieuses dans la France du XVIe siècle situées en plus dans l’espace et le temps, cette satire est considérée comme un texte historique. Cette fois, elle cible trois personnages historiques importants: Nicolas de Harlay (seigneur de Sancy), huguenot converti au catholicisme, le cardinal-poète Davy du Perron (le « Grand Convertisseur » sans morale) et le roi converti (renégat) Henri IV. D’Aubigné devient Sancy et le protestant irréductible devient un  protestant converti au catholicisme. Il emploie la première personne pour donner sa propre conception de la religion catholique.

Dans ce texte d’une grande virulence, d’Aubigné se moque du crédule Sancy le converti et du malin Du Perron le convertisseur jusqu’à les ridiculiser. Le converti jure de sa bouche et signe une profession de foi catholique élaborée après le Concile de Trente. Feignant dès lors d’être convaincu, il utilise des anecdotes pour discréditer les pratiques populaires des catholiques. Il prend soin bien sûr d’épargner tout se qui figure dans la profession de foi.

D’Aubigné va plus loin quand il retourne la profession de foi en idolâtrie. Il se permet de discréditer les pratiques catholiques les plus populaires qui ne sont pas cités dans la confession. La pratique du chapelet, imposé même au roi Henri IV en gage de la sincérité de sa conversion, n’y échappe pas. On sait que le Pape, qui lui avait envoyé de Rome des chapelets bénis, lui avait imposé les prières du chapelet tous les jours pour prouver qu’il est désormais un bon catholique. Néanmoins les miracles qui se multiplient dans les milieux catholiques ne laissent pas insensible Sancy (Aubigné). Il s’intéresse notamment à ceux qui ciblent les protestants..

Aux catholiques l’auteur reproche une religiosité fondé sur le sacré. Les manifestations extérieures représentées par l’image, les reliques, les pèlerinages ; le culte des morts avec son Purgatoire tout comme le chapelet et l’intercession des saints …sont des valeurs profanes portées par l’individu et la collectivité. Au voir et regarder catholique il oppose une foi intérieure individuelle protestante, faite de prière et d’écoute de Dieu dans un rapport entre l’individu et Dieu. Tout en restant fidèle au Roi et à l’Etat, il place la gloire de Dieu au dessus de tout avant celle des princes.

Dans cette confession Agrippa (Sancy) n’épargne pas les convertis, qu’ils considèrent motivés par des considérations politiques et de cupidité. Plus encore, il les accuse de commettre des excès et de faire plus de mal aux huguenots que les catholiques eux-mêmes. Pour lui le converti ne peut pas inspirer confiance, il n’est plus homme d’honneur et il finit toujours pas être méprisé et renvoyé.

Extraits :

Les faits Historiques qui se trouvent semés çà et là dans certains Livres de Satyres, sont ordinairement couverts d’un voile mysterieux, qui les rend fort difficiles à entendre. La Confession de Sancy est, sans contredit, un de ces Ouvrages mysterieux. C’est une Satyre fine et delicate, remplie d’allusions à des faits particuliers que l’Auteur désigne en passant, et qu’il ne raconte qu’à moitié, soit pour en faire mieux sentir le ridicule, soit soutenir le personnage qu’il prend dans toute la Piece. Ces faits ainsi menagés, composent presque tout le sel de cette Satyre. Mais en même temps, cette manière de raconter les choses, les deguisent si fort, qu’on a bien de la peine à les reconnoître ; ceux même qui en ont été les témoins oculaires ne sçauroient quelquefois les bien démêler.

Il n’est pourtant pas impossible d’éclaircir la plûpart des endroits de cette ingénieuse Satyre, si l’on veut s’y appliquer avec quelque soin. Cette sorte d’étude est sans doute pénible et dégoutante : car, combien de recherches, combien de conjectures inutiles n’hazarde-t’on point ? Il faut consulter tous les Historiens de ce temps-là, qui, l’esprit toujours tendu pour ne as laisser un fait, qui, pour être mêlé parmi quantité d’autres ne paroît pas d’abord être celui que vous cherchez. Un nom un peu déguisé ; quelque diversité dans la manière dont un fait est raconté, le font méconnaître. En un mot, c’est marcher à tâtons que de s’appliquer à débrouiller de semblables Livres…

Nicolas de Harlay, communément appelé Monsieur de Sancy, étoit de la seconde Branche de la Maison de Harley : les qualités qu’il prit jusqu’en 1594 furent celles de seigneur de Sancy, Baron de Maule et de Monglat, Conseiller du Roy en son Conseil d’Etat et Privé, Capitaine de cinquantes hommes d’armes de ses Ordonnances, et Premier Maître d’Hôtel de Sa Majesté : Voyez l’Epitre qui lui est en tête de la Traduction Françoise, de l’Histoire des Guerers d’ItalieFpar Guinchardin, imprimée en 1593. En cette année-là, Sancy, qui s’étoit jusque-là rendu fort agréable au Roy Henri le Grand, par plusieurs importants services que l’Histoire témoigne qu’il avoit rendus, tant au Roy son Prédécesseur, qu’à lui-même, et principalement par son humeur enjouée et souple au penchant qui faisoit le foible de ce Prince, s’attendoit bien de devenir….

On n’a que trop debattu en ce temps, si l’Etat est en l’Eglise, ou si l’Eglise est en l’Etat. De ceux qui veulent que l’Etat soit en l’Eglise, les uns disent, qu’elle ne seroit pas Universelle, si elle étoit circonscrite dans l’Etat, qui n’est pas universel. Les autres prenans mêmes choses pour exemples : Ne voyez-vous pas, disent-ils, comme l’Etat se soumet à l’Eglise, que ce brave Roy, après tant d’Armées défaites, tant de Sujets soumis, tant de Grands Princes, ses ennemis, abattus à ses pieds ; il a falu que lui, se prosternant aux pieds du Pape, ait reçû les gaulades en la Personne de M.le Convertisseur, et du Cardinal d’Ossat ? Lesquels deux furent couchés de ventre à bechenez, comme une paire de maquereaux sur le grille, depuis Miserere jusqu’à vitulos….

On fait bien fâcher les Huguenots, quand on leur montre que l’autorité de l’Eglise et les traditions nous appartiennent à reconnoître les Ecritures, encore que les Ecritures Canoniques ne nous apprennent pas à reconnoître ni l’autirité de l’Eglise Romaine, ni les traditions. De fait, il se faut tenir aux Livres de l’Eglise, et non Canoniques, autrement les Hérétiques diffameroient  nos affaires avec leurs passages de Bible. Mais pour avoir plutôt fait, je serois d’avis, qu’on ne comptât point pour traditions ces anciens Docteurs des six premiers siécles, pendant lesquels l’Eglise ne s’étoit pas encore annoblie : ces beaux Temples n’étoient point bâtis : les Papes de Rome tenoient leur siege dans des cavernes, et pour dire en un mot, les Papes pouvoient passer comme Ministres des premiers troubles, et l’Eglise sentoi la Huguenotte, ou, pour mieux dire, le fagot….

A faute d’argumens, nos Docteurs prouvent la plûpart des points qui sont en controverse par gaillardes similitudes et comparaisons ; et voici comment nous prouvons l’intercession des Saints et des Saintes. Toutes Personnes ne vont pas indifféremment pretendre leur Requête au Roy, mais par Médiateurs, comme Princes, Princesses, Conseillers d’Etat et Maîtres des Requêtes. Ergo, il faut que les Saints et Saintes passent les affaires du Cile, comme nous faisons celles de la Cour. J’entreprendois bien de prouver par même comparaison, que Dieu ne se même guéres des affaires du monde, pouce que nous faisons passer au Roy toutes les affaires comme il nous plaît : de la plûpart, il n’en sent que le vent. Il est vrai que cet Hérétique de Rosny lui veut faire prendre un autre chemin, et veut faire du Finacier et de l’homme de bien sensemble, contre les préceptes que deux choses contraires ne peuvent subsister en un même sujet. J’espere que l’un d’eux succombera par l’aide de ma conversion et de l’intercession des Saint…

Puisque nous avons constitué le Purgatoire à la Cour, Galands hommes, si faut-il trouver quelque lieu, où nous confessons que soit le Purgatoire, sans l’aller le chercher jusques au Trou S. Patrice, selon que Henry Estienne en discourt l’Apologie d’Herodote. Je trouve ce qu’il en dit bien agréable ; mais il n’est pas approuvé de la Sorbonne. Si je voulais traiter cette matiere en Théologien, je me mettois en grande peine. J’ai consulté M. le Convertisseur, qui se prit à rire de ma curiosité. Je lui demandai où il étoit parlé du Purgatoire en la Sainte Ecriture ; il ne m’allégua que des Apocryphes, et des Passages fort douteux. Je m’enquis des Peres, il me dit que S. Augustin en parloit, Livre 12 de la Genese ; sur l’Evangile de S. Jean, Traité 47 : au Livre de la Cité de Dieu, Chapitre 8, et en plusieurs autres endroits ; où je résolus ne faire jamais plus le Théologien, en matiere de Purgatoire. J’en ai pourtant trouvé un en ma Théologie, et je baille à deviner à toute la Sorbonne où il est : je demande aussi où est le Tiers-Parti, duquel on a tant parlé en France, et la crainte duquel a frappé un garnd coup à la conversion du Roy, que celle du Purgatoire…    

Le Printemps

(de 1570 à sa mort)

Avant d’écrire Les Tragiques, récit des horreurs de la guerre civile religieuse, d’Aubigné est dans sa jeunesse un chantre de l’amour comme il apparaît dans Le Printemps. Œuvre lyrique qui nous fait découvrir un Agrippa amoureux, elle est certainement écrite dans le feu de la passion. Composée de trois parties : L’Hécatombe à Diane, Stances et Odes, c’est un mélange d’allégories, de métaphores, de similitudes et comparaisons qui annoncent l’âge romantique. Comme pour rappeler le climat de guerre qui prévaut, on retrouve comme dans Les Tragiques le meurtre et le sacrifice avec images du sang, du feu et du fer. L’auteur cherche à révéler une vérité cachée, réclame justice et en appelle à la colère divine pour punir les persécuteurs. Le Printemps, dont l’écriture s’étale jusqu’à la fin de sa vie ( plus d’un demi siècle), n’est pas publié de son vivant. Il faudra attendre 1874 pour voir ce texte enfin imprimé.

L’Hécatombe à Diane :

Recueil d’une centaine de sonnets amoureux, il est dédié à Diane Salviati dont il s’est épris. Diane n’est autre que la nièce de la Cassandre de Ronsard (Les Amours de Cassandre), dont il est un fervent admirateur. D’Aubigné rencontre cette brune italienne, plus riche et un peu plus âgée que lui, vraisemblablement durant l’été 1570. Il l’aime tellement qu’il se sent devenir un dieu par l’amour de Diane :

« …Ton feu divin brûla mon essence mortelle,

Ton céleste m’éprit et me ravit aux Cieux,
Ton âme était divine et la mienne fut telle :
Déesse, tu me mis au rang des autres dieux…».
Leur liaison ne dure pourtant pas longtemps. Les fiançailles et la promesse de mariage sont rompues par le père de confession catholique. Il ne s’en remettra jamais, comme en témoigne les vers pleins de vérité, qui traduisent son chagrin et son accablement. A la blessure de la guerre s’est ajoutée celle de la déception amoureuse. Néanmoins, même s’il la blâme, se plaint violemment de sa sévérité et de sa cruauté, elle restera son grand amour de toujours. La poésie d’Agrippa exprime donc une passion réelle, pour une femme qui meurt quelques temps après l’avoir connue et pour laquelle il plante deux arbres dans la parc de Talcy.L’Hécatombe à Diane appartient au Sonnet, genre utilisé dans Les Amours à Cassandre par Ronsard. On comprend dès lors que d’Aubigné lui rende hommage au début du récit:
Ronsard, si tu as sceu par tout le monde espandre
L’amitié, la douceur, les graces, la fierté,
Les faveurs, les ennuys, l’aise et la cruauté,
Et les chastes amours de toy et ta Cassandre, 
Je ne veux à l’envy, pour sa niepce entreprendre
D’en rechanter autant comme tu as chanté,
Mais je veux comparer à beauté la beauté,
Et mes feux à tes feux, et ma cendre à ta cendre.
Je sçay que je ne puis dire si doctement,
Je quitte de sçavoir, je brave d’argument 
Qui de l’escript augmente ou affoiblit la grace.
Je sers l’aube qui naist, toy le soir mutiné,
Lorsque de l’Océan l’adultère obstiné
Jamais ne veult tourner à l’Orient sa face.
Extraits traduits:

Accourez au secours de ma mort violente,
Amants, nochers experts en la peine où je suis,
Vous qui avez suivi la route que je suis
Et d’amour éprouvé les flots et la tourmente.

Le pilote qui voit une nef périssante,
En l’amoureuse mer remarquant les ennuis
Qu’autrefois il risqua, tremble et lui est avis
Que d’une telle fin il ne perd que l’attente.

Ne venez point ici en espoir de pillage :
Vous ne pouvez tirer profit de mon naufrage,
Je n’ai que des soupirs, de l’espoir et des pleurs.

Pour avoir mes soupirs, les vents lèvent les armes.
Pour l’air sont mes espoirs volagers et menteurs,
La mer me fait périr pour s’enfler de mes larmes…

Au tribunal d’amour, après mon dernier jour,
Mon coeur sera porté diffamé de brûlures,
Il sera exposé, on verra ses blessures,
Pour connaître qui fit un si étrange tour,

A la face et aux yeux de la Céleste Cour
Où se prennent les mains innocentes ou pures ;
Il saignera sur toi, et complaignant d’injures
Il demandera justice au juge aveugle Amour :

Tu diras : C’est Vénus qui l’a fait par ses ruses,
Ou bien Amour, son fils : en vain telles excuses !
N’accuse point Vénus de ses mortels brandons,

Car tu les as fournis de mèches et flammèches,
Et pour les coups de trait qu’on donne aux Cupidons
Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flèches…

Bien que la guerre soit âpre, fière et cruelle
Et qu’un douteux combat dérobe la douceur,
Que de deux camps mêlés l’une et l’autre fureur
Perde son espérance, et puis la renouvelle,

Enfin, lors que le champ par les plombs d’une grêle
Fume d’âmes en haut, ensanglanté d’horreur,
Le soldat déconfit s’humilie au vainqueur,
Forçant à jointes mains une rage mortelle.

Je suis porté par terre, et ta douce beauté
Ne me peut faire croire en toi la cruauté
Que je sens au frapper de ta force ennemie :

Quand je te crie merci, je me mets à raison,
Tu ne veux me tuer, ni m’ôter de prison
Ni prendre ma rançon, ni me donner la vie.

Dans le parc de Thalcy, j’ai dressé deux plançons
Sur qui le temps faucheur ni l’ennuyeuse estorse
Des filles de la nuit jamais n’aura de force,
Et non plus que mes vers n’éteindra leurs renoms.

J’ai engravé dessus deux chiffres nourrissons
D’une ferme union qui, avec leur écorce,
Prend croissance et vigueur, et avec eux s’efforce
D’accroître l’amitié comme croissent les noms.

Croissez, arbres heureux, arbres en qui j’ai mis
Ces noms, et mon serment, et mon amour promis.
Auprès de mon serment, je mets cette prière :

 » Vous, nymphes qui mouillez leurs pieds si doucement,
Accroissez ses rameaux comme croît ma misère,
Faites croître ses noms ainsi que mon tourment. « …

Diane, ta coutume est de tout déchirer,
Enflammer, débriser, ruiner, mettre en pièces,
Entreprises, desseins, espérances, finesses,
Changeant en désespoir ce qui fait espérer.

Tu vois fuir mon heur, mon ardeur empirer,
Tu m’as sevré du lait, du miel de tes caresses,
Tu resondes les coups dont le coeur tu me blesses,
Et n’as autre plaisir qu’à me faire endurer.

Tu fais brûler mes vers lors que je t’idolâtre,
Tu leur fais avoir part à mon plus grand désastre :
 » Va au feu, mon mignon, et non pas à la mort,

Tu es égal à moi, et seras tel par elle « .
Diane repens-toi, pense que tu as tort
Donner la mort à ceux qui te font immortelle….

Je brûle avec mon âme et mon sang rougissant
Cent amoureux sonnets donnés pour mon martyre,
Si peu de mes langueurs qu’il m’est permis d’écrire
Soupirant un Hécate, et mon mal gémissant.

Pour ces justes raisons, j’ai observé les cent :
A moins de cent taureaux on ne fait cesser l’ire
De Diane en courroux, et Diane retire
Cent ans hors de l’enfer les corps sans monument.

Mais quoi ? puis-je connaître au creux de mes hosties,
A leurs boyaux fumants, à leurs rouges parties
Ou l’ire, ou la pitié de ma divinité ?

Ma vie est à sa vie, et mon âme à la sienne,
Mon coeur souffre en son coeur. La Tauroscytienne
Eût son désir de sang de mon sang contenté…

Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux :
J’en serai laboureur, vous dame et gardienne.
Vous donnerez le champ, je fournirai de peine,
Afin que son honneur soit commun à nous deux.

Les fleurs dont ce parterre éjouira nos yeux
Seront vers florissants, leurs sujets sont la graine,
Mes yeux l’arroseront et seront sa fontaine
Il aura pour zéphyrs mes soupirs amoureux.

Vous y verrez mêlés mille beautés écloses,
Soucis, oeillets et lys, sans épines les roses,
Ancolie et pensée, et pourrez y choisir

Fruits sucrés de durée, après des fleurs d’attente,
Et puis nous partirons à votre choix la rente :
A moi toute la peine, et à vous le plaisir…

Oui, mais ainsi qu’on voit en la guerre civile
Les débats des plus grands, du faible et du vainqueur
De leur douteux combat laisser tout le malheur
Au corps mort du pays, aux cendres d’une ville,

Je suis le champ sanglant où la fureur hostile
Vomit le meurtre rouge, et la scythique horreur
Qui saccage le sang, richesse de mon coeur,
Et en se débattant font leur terre stérile.

Amour, fortune, hélas ! apaisez tant de traits,
Et touchez dans la main d’une amiable paix :
Je suis celui pour qui vous faites tant la guerre.

Assiste, amour, toujours à mon cruel tourment !
Fortune, apaise-toi d’un heureux changement,
Ou vous n’aurez bientôt ni dispute, ni terre…

Si vous voyiez mon coeur ainsi que mon visage,
Vous le verriez sanglant, transpercé mille fois,
Tout brûlé, crevassé, vous seriez sans ma voix
Forcée à me pleurer, et briser votre rage.

Si ces maux n’apaisaient encor votre courage
Vous feriez, ma Diane, ainsi comme nos rois,
Voyant votre portrait souffrir les mêmes lois
Que fait votre sujet qui porte votre image.

Vous ne jetez brandon, ni dard, ni coup, ni trait,
Qui n’ait avant mon coeur percé votre portrait.
C’est ainsi qu’on a vu en la guerre civile

Le prince foudroyant d’un outrageux canon
La place qui portait ses armes et son nom,
Détruire son honneur pour ruiner sa ville…

Sort inique et cruel ! le triste laboureur
Qui s’est arné le dos à suivre sa charrue,
Qui sans regret semant la semence menue
Prodigua de son temps l’inutile sueur,

Car un hiver trop long étouffa son labeur,
Lui dérobant le ciel par l’épais d’une nue,
Mille corbeaux pillards saccagent à sa vue
L’aspic demi pourri, demi sec, demi mort.

Un été pluvieux, un automne de glace
Font les fleurs, et les fruits joncher l’humide place.
A ! services perdus ! A ! vous, promesses vaines !

A ! espoir avorté, inutiles sueurs !
A ! mon temps consommé en glaces et en pleurs.
Salaire de mon sang, et loyer de mes peines !…

Soupirs épars, sanglots en l’air perdus,
Témoins piteux des douleurs de ma gêne,
Regrets tranchants avortés de ma peine,
Et vous, mes yeux, en mes larmes fondus,

Désirs tremblants, mes pensers éperdus,
Plaisirs trompés d’une espérance vaine,
Tous les tressauts qu’à ma mort inhumaine
Mes sens lassés à la fin ont rendus,

Cieux qui sonnez après moi mes complaintes,
Mille langueurs de mille morts éteintes,
Faites sentir à Diane le tort

Qu’elle me tient, de son heur ennemie,
Quand elle cherche en ma perte sa vie
Et que je trouve en sa beauté la mort !…

Autres extraits:

Diane, aucunes fois la raison me visite

Et veut venir loger en sa place, au cerveau.
Mais elle est efirangere, & un hófte nouveau
Qui ne la cognoift point, la chasse& met en fuitte,
II gaigne mes désirs,les agace & defpite.
Encontre ma raison, & bravant de plus beau
Aies penser ssuborne,U arme d’un monceau
De Jìeches& de feux qu’ils portent à fa fuitte.
Ha defiri efgare! ah esclaves d’amour!
Ha! mestraiftres pensers! vous maudire le jour
QueVamour vous arma pour combattre le droicl.
La Royne naturelle est tousjours la plus forte :
« Point, ce dirent ces fols, le plus fort nous emporte.
IJamour surmonte tout, qui luy résisterait?…
Nous ferons, ma Diane, un jardin j’ruóìueux :
J’en feray laboureur,vous dame& gardiennes
Vous donnere jle champ,je fourniray de peine,
Afin que son honneur soit commun à nous deux.
Les Jleurs dont ce parterre esjouira nos yeux
Seront verds Jlorijsants, leurs subjecis font la graine,
Mes yeux Varroseront& seront sa fontaine,
J II aura pour lephtrs mes foufpirs amoureux; .
Vou sy verres niellés mille beauté efcloses.
Soucis,oeillets& lys, fans efpines les roses,
Encolie& pensée,& pourre y choisir
Fruiclisuccrei de duree, aprés des Jleurs d:attente,
Et puis nous partirons à vostre choix la rente :
A moy toute la peine, & à vousle plaisir…
Je veux le louer, te chanter.
Dire ta beauté non pareille,
Bénigne & gratiewre oreille
Qui prens plaisir à m’escouter;
Mes cris ne font peu desgoutter:
Si je suis prefi, tu Pappareille,
Ta douceur à mon mal pareille
Lamente en m’oyant lamenter,
Honnefle, douce (? débonnaire
Tu efcoutesbien maprière :
C’estpourquoy ainsije t’appelle,
Mais fi tu fais contreraison
De la sourde à mon oraison.
Tuseras malfaite & moins belle…
Stances
Tout comme L’Hécatombe à Diane,les Stances sont des pièces dédiées d’abord à Diane, donc d’inspiration amoureuse. On découvre aussi chez d’Aubigné ce lien assez intime entre le lyrisme amoureux et le lyrisme religieux. Dans une œuvre où les cœurs et les corps se déchirent, la mort est omniprésente. Elle est confinée dans une chambre, puis recherchée partout. L’auteur nous balade dans un décor extérieur parmi les rocs, puis à l’intérieur jusqu’à sa chambre et enfin jusqu’à son propre corps.
Extraits:A l’éclair violent de ta face divine,
N’étant qu’homme mortel, ta céleste beauté
Me fit goûter la mort, la mort et la ruine
Pour de nouveau venir à l’immortalité.
Ton feu divin brûla mon essence mortelle,
Ton céleste m’éprit et me ravit aux Cieux,
Ton âme était divine et la mienne fut telle :
Déesse, tu me mis au rang des autres dieux.
Ma bouche osa toucher la bouche cramoisie
Pour cueillir, sans la mort, l’immortelle beauté,
J’ai vécu de nectar, j’ai sucé l’ambroisie,
Savourant le plus doux de la divinité.
Aux yeux des Dieux jaloux, remplis de frénésie,
J’ai des autels fumants comme les autres dieux,
Et pour moi, Dieu secret, rougit la jalousie
Quand mon astre inconnu a déguisé les Cieux.
Même un Dieu contrefait, refusé de la bouche,
Venge à coups de marteaux son impuissant courroux,
Tandis que j’ai cueilli le baiser et la couche
Et le cinquième fruit du nectar le plus doux. 
Ces humains aveuglés envieux me font guerre,
Dressant contre le ciel l’échelle, ils ont monté,
Mais de mon paradis je méprise leur terre
Et le ciel ne m’est rien au prix de ta beauté… 
J’ouvre mon estomac, une tombe sanglante
De maux ensevelis. Pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, et vois au fond mon coeur parti en deux,
Et mes poumons gravés d’une ardeur violente, 
Vois mon sang écumeux tout noirci par la flamme,
Mes os secs de langueurs en pitoyable point
Mais considère aussi ce que tu ne vois point,
Le reste des malheurs qui saccagent mon âme.
Tu me brûles et au four de ma flamme meurtrière
Tu chauffes ta froideur : tes délicates mains
Attisent mon brasier et tes yeux inhumains
Pleurent, non de pitié, mais flambants de colère. 
À ce feu dévorant de ton ire allumée
Ton oeil enflé gémit, tu pleures à ma mort,
Mais ce n’est pas mon mal qui te déplait si fort
Rien n’attendrit tes yeux que mon aigre fumée.
Au moins après ma fin que ton âme apaisée
Brûlant le coeur, le corps, hostie à ton courroux,
Prenne sur mon esprit un supplice plus doux,
Étant d’ire en ma vie en un coup épuisée…  
Pressé de désespoir, mes yeux flambants je dresse
À ma beauté cruelle, et baisant par trois fois
Mon poignard nu, je l’offre aux mains de ma déesse,
Et lâchant mes soupirs en ma tremblante voix,
Ces mots coupés je presse :
 » Belle, pour étancher les flambeaux de ton ire,
Prends ce fer en tes mains pour m’en ouvrir le sein,
Puis mon coeur haletant hors de son lieu retire,
Et le pressant tout chaud, étouffe en l’autre main
Sa vie et son martyre. 
Ah dieu ! si pour la fin de ton ire ennemie
Ta main l’ensevelit, un sépulcre si beau
Sera le paradis de son âme ravie,
Le fera vivre heureux au milieu du tombeau
D’une plus belle vie !
 » Mais elle fait sécher de fièvre continue
Ma vie en languissant, et ne veut toutefois,
De peur d’avoir pitié de celui qu’elle tue,
Rougir de mon sang chaud l’ivoire de ses doigts,
Et en troubler sa vue…

Quand mon esprit jadis sujet à ta colère
Aux Champ Élysiens achèvera mes pleurs,
Je verrai les amants qui de telle misère
Goûtèrent tels repos après de tels malheurs,
Tes semblables aussi que leur sentence même
Punit incessamment en Enfer creux et blême, 
A quiconque aura telle dame servie
Avec tant de rigueur et de fidélité,
J’égalerai ma mort comme je fis ma vie,
Maudissant à l’envi toute légèreté,
Fuyant l’eau de l’oubli pour faire expérience
Combien des maux passés douce est la souvenance.
Ô amants échappés des misères du monde,
Je fus le serf d’un oeil plus beau que nul autre oeil,
Serf d’une tyrannie à nulle autre seconde,
Et mon amour constant jamais n’eut son pareil.
Il n’est amant constant qui en foi me devance,
Diane n’eut jamais pareille en inconstance,
Je verrai aux Enfers les peines préparées
A celles-là qui ont aimé légèrement,
Qui ont foulé au pied les promesses jurées,
Et pour chaque forfait, chaque propre tourment.
Dieux, frappez l’homicide, ou bien la justice erre
Hors des hauts Cieux bannie ainsi que de la terre !
Autre punition ne faut à l’inconstante
Que de vivre cent ans à goûter les remords
De sa légèreté inhumaine, sanglante,
Ses mêmes actions lui seront mille morts,
Ses traits la frapperont et la plaie mortelle
Qu’elle fit en mon sein ressaignera sur elle.
Je briserai la nuit les rideaux de sa couche,
Assiégeant des trois Sœurs infernales le lit,
Portant le feu, la plainte et le sang en ma bouche.
Le réveil ordinaire est l’effroi de la nuit,
Mon cri contre le Ciel frappera la vengeance
Du meurtre ensanglanté fait par son inconstance.
Quiconque sur les os des tombeaux effroyables
Verra le triste amant, les restes misérables
D’un cœur séché d’amour, et l’immobile corps
Qui par son âme morte est mis entre les morts,
Qu’il déplore le sort d’une âme à soi contraire,
Qui pour un autre corps à son corps adversaire
Me laisse examiné sans vie et sans mourir,
Me fait aux noirs tombeaux après elle courir.
Démons qui fréquentez des sépulcres la lame,
Aidez-moi, dites-moi nouvelles de mon âme,
Ou montrez-moi les os qu’elle suit adorant
De la morte amitié qui n’est morte en mourant.
Diane, où sont les traits de cette belle face ?
Pourquoi mon oeil ne voit comme il voyait ta grâce,
Ou pourquoi l’oeil de l’âme, et plus vif et plus fort,
Te voit et n’a voulu se mourir en ta mort ?
Elle n’est plus ici, ô mon âme aveuglée,
Le corps vola au ciel quand l’âme y est allée;
Mon coeur, mon sang, mes yeux, verraient entre les morts
Son coeur, son sang, ses yeux, si c’était là son corps.
Si tu brûle à jamais d’une éternelle flamme,
A jamais je serai un corps sans toi, mon âme,
Les tombeaux me verront effrayé de mes cris,
Compagnons amoureux des amoureux esprits…
Tout cela qui sent l’homme à mourir me convie,
En ce qui est hideux je cherche mon confort : 
Fuyez de moi, plaisirs, heurs, espérance et vie, 
Venez, maux et malheurs et désespoir et mort !
Je cherche les déserts, les roches égarées, 
Les forêts sans chemin, les chênes périssant, 
Mais je hais les forêts de leurs feuilles parées, 
Les séjours fréquentés, les chemins blanchissants.
Quel plaisir c’est de voir les vieilles haridelles 
De qui les os mourants percent les vieilles peaux :
Je meurs des oiseaux gais volants à tire d’ailes, 
Des courses de poulains et des sauts de chevreaux !
Heureux quand je rencontre une tête séchée, 
Un massacre de cerf, quand j’oy les cris des faons ; 
Mais mon âme se meurt de dépit asséchée, 
Voyant la biche folle aux sauts de ses enfants.
J’aime à voir de beautés la branche déchargée, 
À fouler le feuillage étendu par l’effort 
D’automne, sans espoir leur couleur orangée
Me donne pour plaisir l’image de la mort.
Un éternel horreur, une nuit éternelle 
M’empêche de fuir et de sortir dehors 
Que de l’air courroucé une guerre cruelle
Ainsi comme l’esprit, m’emprisonne le corps ! Jamais le clair soleil ne rayonne ma tête, 
Que le ciel impétueux me refuse son œil, 
S’il pleut qu’avec la pluie il crève de tempête,
Avare du beau temps et jaloux du soleil. Mon être soit hiver et les saisons troublées, 
De mes afflictions se sente l’univers, 
Et l’oubli ôte encore à mes peines doublées
L’usage de mon luth et celui de mes vers…Liberté douce et gracieuse, 
Des petits animaux le trésor, 
Ah liberté, combien es-tu plus précieuse 
Ni que les perles ni que l’or ! Suivant par les lois à la chasse 
Les escureux sautans, moi qui estoit captif, 
Envieux de leur bien, leur malheur je prochasse, 
Et un pris un entier et vif. J’en fis présent à ma mignonne 
Qui lui tressa de soie un cordon pour prison ; 
Mais les frians apas du sucre qu’on luy donne 
Luy sont plus mortelz que poison. Les mains de neige qui le lient, 
Les attraians regars qui le vont decepvant 
Plustost obstinement à la mort le convient 
Qu’estre prisonnier et vivant.

Las ! commant ne suis-je semblable 
Au petit escurieu qui estant arresté 
Meurt de regretz sans fin et n’a si agréable 
Sa vie que sa liberté ?

Ô douce fin de triste vie 
De ce cueur qui choisist la mort pour les malheureux, 
Qui pour les surmonter sacrifie sa vie 
Au regret des champs et des fleurs…

Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies, 

Horriblant de nos cris les ombres de ces bois : 
Ces roches égarées, ces fontaines suivies 
Par l’écho des forêts répondront à nos voix.
Les vents continuels, l’épais de ces nuages, 
Ces étangs noirs remplis d’aspics, non de poissons, 
Les cerfs craintifs, les ours et lézardes sauvages 
Trancheront leur repos pour ouïr mes chansons.
Comme le feu cruel qui a mis en ruine 
Un palais, forcenant léger de lieu en lieu, 
Le malheur me dévore, et ainsi m’extermine 
Le brandon de l’amour, l’impitoyable dieu.
Hélas ! Pans forestiers et vous faunes sauvages, 
Ne guérissez-vous point la plaie qui me nuit, 
Ne savez-vous remède aux amoureuses rages, 
De tant de belles fleurs que la terre produit ?
Au secours de ma vie ou à ma mort prochaine 
Accourez, déités qui habitez ces lieux, 
Ou soyez médecins de ma sanglante peine, 
Ou faites les témoins de ma perte vos yeux.
Relégué parmi vous, je veux qu’en ma demeure 
Ne soit marqué le pied d’un délicat plaisir, 
Sinon lorsqu’il faudra que consommé je meure, 
Satisfait du plus beau de mon triste désir. Le lieu de mon repos est une chambre peinte 
De mil os blanchissants et de têtes de morts, 
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte : 
Un oubli gracieux ne la pousse dehors. Sortent de là tous ceux qui ont encore envie 
De semer et chercher quelque contentement, 
Viennent ceux qui voudront me ressembler de vie 
Pourvu que l’amour soit cause de leur tourment. Je mire en adorant dans une anatomie 
Le portrait de Diane entre les os, afin 
Que voyant sa beauté ma fortune ennemie 
L’environne partout de ma cruelle fin.
Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie, 
Et ma beauté paraît horrible entre les os. 
Voilà comment ma joie est de regret suivie, 
Comment de mon travail ma mort seule a repos… 

Odes

Extraits:

Constitué de poèmes d’inspiration diverse, certains sont improvisés au milieu de la nuit alors que l’auteur est en proie à une crise d’insomnie. Une insomnie causée par le désir d’écrire. On retrouve dans les Odes un Aubigné moins tragique, qui s’ouvre sur le monde et autrui. L’amour pour Diane n’est plus le seul à être évoqué. Tout comme le nombre et la qualité des destinataires qu’il interpelle, les sentiments sont diverses. On y trouve l’amitié qui peut lier deux hommes, l’amour des bergers, un hymne à l’amour naissant, l’amour mythologique, l’appel à la paix…La souffrance d’Aubigné est devenue douce et acceptée comme telle, comme s’il avait retrouvé la joie créatrice. Mais la vision apocalyptique resurgit, alors que la terre et le ciel se rejoignent pour laisser entrevoir un futur d’horreur.

Extraits :
L’horreur froide qui m’espouvente.
L’effroy qui mon sang a chassé
Du lieu où il fut amassé,
En ma rage plus viollente
Prive de leur force mes yeux.
Et en tarissant ma parole
Espend la glace qui m’affole
Aux pointes de tous mes cheveux.
Ma raison à mon heur contraire
Courbe le col soubile fardeau
Et ne me cherche qu’un tumbeau
Et un couteau pour me deffaire. 
II est temps de céder au fort :
Puisque le sort veult que je meure,
Je veux eflancher à ceste heure
Uaspre soif qu’il a de ma mort.
J’ay trop essuie mon désastre,
J’ay trop le malheur efprouvé
Puisque je n’ay jamais trouvé…
La vie longue & languissante
Que le malheur sait Ji doleite
Par faute de savoir mourir.
Celuy qui dit que cefie rage
Qui arme les sanglantes mains
Encontre ses membres germains
Efi une faute de courage,
Voulant mespriser[en] autruy
Ce qu’il ne sait; n’auseroil faire.
II descouvre par le contraire
Ce quirfa garde d’eflreen luy.
Or eft-il {pas]temps que je face
Ma vie & mon mal consommer.
Qu’ensemble je face fumer
Ma peine& mon sang par la place?
Un-coup fera ternir mes yeux
Tarira ma sueur & parole.
Car c’est ains, ains que vole
L’esprit de Diane aux bas-lieux…
Qui proche de la mort s’apaise
Et vivant recrois peu à peu,
Car je n’ay vie que de feu.
L’Amour ne doit donques pas craindre
Que son ardeur se puisse esteindre.
Seullement il n’a pas permis
Que le voulloir en moy fufl mis.
Ma rage & ma force m’entraine,
Je n’ay souvenir que ma peine,
Mon mal agréable & cuisant.
Et rien autre ne m’est plaisant.
Commant penses vous donc, Maîtresse,
Que le misérable qui laisse
Son cueur,ses esprits enchante
Tousjours aux pieds de vos beaute,
Puisque la mémoire est partie
De l’ame & l’ame de la vie,
Sans de l’ame se desunir,
Perdifl de vous le souvenir?
Mon martire & vostre puissance
Ne sortent de ma souvenance:
Je ne suis sans sentir & voir
A mes despens.vostre pouvoir.
Pour Dieu, aie pitié de l’ame
Qui pour vous est changée en Jìame,
PleigncJ & secoure le cueur
Qui pour vous n’est plus que rigueur!
Voilà comment en vostre absence,
De l’immortelle souvenance
De mes maux & de vos beauté
Mes sens font brufle,enchante,
Et contraints prives de la veuë,
D’efcrire cela qui me tué
Et donner vie à mes espris…
Et que le destrde vostre ame
A senty sans toucher la flamme,
Sans tache, amour pur & blanc.
La Lune en fa blancheur est belle,
La face du Ciel qui est telle
L’efl aujjï, mais huiffe vostre oeil
A choistr le plus délectable,
Car Aurore est plus agréable,
Et plus que l’aube, le Soleil.
L’Aurore a voullu eflre amie,
Le Soleil cent fois en fa vie
A fenty’les tret[ amoureux,
Sa clarté n’est cause première,
D’Amour il reçoit sa lumière,
Commeil la donne aux autres deux.
Le Soleil à la lune ronde.
L’Amour au Soleil& au monde
Donnent la vie & la clarté :
II est beau qu’aie, ceme semble,
Et le soleil & vous ensemble
Mesme cause à voftre beauté.
VOUSanne mieux, comme je pense,
La pure que Y’impureessence
Et Pacomply que l’imparsait:
La couleur blanche n’est pareille
A la dorée, à la vermeille,
Ny en lustre, ny en effet.
Je ne dis pas que la Nature
Vous créantst belle &st pure.
N’efloffa d’or vostre beauté,
Mais el efí en lingot encore,
Et st le feu ne la redore.
Son vray lustre luy est ofté.
II n’y a point d’antre fournaise…
Au gré des essoupirs mouvants.
II n’avoit dresté son attente
Que sur amour aspre & constante
Dont son sens estait anymé,
Jugeant ques on ardeur divine
Sacageroit vostre poitrine
Quant son cueur seroit consomé,
Et qu’alors vos âmes pareilles
Vous feront sentir les merveilles
De deux cueurs unis en defir,
Mais vous seulement pourei rendre,
Quand vous voudre,vos feu ren cendre
Et vos attentes en plaisir…
La preuve d’un’ amour non feinte
Est lors qu’on cherift son ennuy,
Et quant pour trop aimer autruy
L’amour de soy mesme estefleinte.
Comment veux-tu,fiere Maistreste,
Pour le comble de mes travaux
Faisant deux contraires esgaux,
Qu’en Famour j’use de sagesse?
Comment puis-je estre-amant(rsage,
Me plaisant à me faire tort,
Baisant le glaive de ma mort,
Fuiant le bien pour le dommage,
Trouvant le miel amer & rude.
Changeant en rage ma raison,
Ma liberté en la prison
D’une cruelle ingratitude?
Ainsi tu semble la marastre…

Et que vous puijfiei au contraire,

Sans resjouir vostre adversaire,
Le choisir pour le ruiner?
Départe cest effeól contraire
De voi yeux, de bien & malfaire,
En deux presens de couleurs:
Donnei à un amant volage
Celles qui porteront dommage,
Et à moy les autres faveurs.
Ce présent portera vostreire :
Vous ferer comme Desjamre,
Au lieu de chemise en couleurs
El ces faveurs feront encore
Tels que la boiste de Pandore
Qui regorgea tant de malheurs.
Alors vous aurei la puissance
Du sallaire de la vengeance.
Celle qui de mesme tourment
Paie le fideïle & le traistre
Fait que l’on ayine autant à eftre
Destoial que fideïle amant :
Car ces mignons font que j’enrage
Quant, indignes d’avoir un gage,
Sinon celuy là que j’ay dit,
Ils parent leur lance legiere,
Comme leurs cueurs fur la carrière,
D’un présent qui n’eft pas maudit.
Trempela, ma Deeffe humaine,
Dedans la rive Stigienne
Et dedans lesang d’un corbeau,
Afin qu’il ruine & qu’il tue
Celui qui portera en veuë
Pour une faveur un cordeau.

Madame, que voftre;_oeil délivre …

Mes rages & mon dernier jour.
Tous deux pour voileront des aelles.
Aveugles des yeux, des destrs,
De tous deux les jeux, les plaisirs
Sont paines & rages cruelles:
El ne s’abreuvent que de pleurs,
N’aiment que les fers & les flammes,
N’affligent que les belles âmes,
Ne blessent que les braves cueurs.
La Fortune est femme ploiable,
L’Amour un despiteux enfant,
L’une s’abaiffe en triumphant,
L’autre est vaincueur ìnsupcrtable,
L’une de sa légèreté
Change au plaisir le grand désastre,
Et l’autre n’a opiniastre
Plus grand mal que la fermeté.
IL Soubsla tremblante courtine
De ces beffons arbrisseaux,
Au murmure qui chemine
Dans ces gazouillons ruiffeaux,
Sur un chevet touffu esmaillé des couleurs
D’un million de fleurs,
A ces babillars ramages
D’oÇtïlons d’amour efpris.
Au flair des roses sauvages
Et des aubepins floris,
Portel,Zephirs pillais fur mille fleurs trottans,
L’haleine du Printemps.
O doux repos de mes paine…
A un plus exacl destr,
Amusant pour entreprendre
Quelque sot à me reprendre,
Je me donne du plaisir.
J’ayme les badineries
Et les folles railleries,
Mais je ne veux pas avoir
Pour veiller à la chandelle,
La renommée immortelle
D’un pedantes que savoir.
Nicollas, tes fcrpelettcs,
Tes vendangeurs, tes sornettes,
Résonnent à mon gré mieux
Que ces rimes deux fois nées
El ces fraies subornées
D’un Pétrarque ingénieux.
Car de quelle ame peut eftre
Ce que l’on fait deux fois naiftre
Par le faux père aprouvè:
Comme la poule pour meme,
Non le poulet qu’elle ameine,
Mais celluy qu’elle a couvé.
C’est beaucoup de bien traduire,
Mais c’est larcin de n’escrire
Au dessus: traduéìion,
Et puis on ne fait pas croire
Qu’aux femmes& au vulgaire
Que ce soit invention.
Ce n’est pour toucher personne,
Mais ma Muse ne bordonne
Ce que nous distons hier;
Si lisant tu tesmerveille
Que c’est tout cecy,je veille
Et j’ay peur de m’ennuyer… 

 

Les aventures du baron de Foeneste (1617 à 1630)

D’Aubigné écrit les trois premiers livres de cette satire, tout à la fois sociale et religieuse, à Paris alors que le roi Henri IV était mort depuis six ans. Il l’achève par un quatrième jugé scandaleux à Genève où il s’est exilé. Il écrit plus librement sous la protection d’une république calviniste. Le comique et le burlesque dominent dans cette œuvre où alternent les dialogues et les récits de quatre personnages.

Enay un huguenot gentilhomme provincial (qui représente l’auteur) et Beaujeu sont d’un même côté. De l’autre se trouvent Faeneste, un homme de cour catholique aventurier et galant mais non moins ignorant et fanfaron, associé à son valet de chambre. Ils ne sont pas du tout du même bord. L’auteur oppose l’être, représenté par les premiers, et le paraître que symbolisent les seconds. Il s’attaque aux mœurs et intrigues de la cour, aux dogmes et pratiques catholiques ainsi qu’aux courtisans qui ne se soucient que de paraître.

D’Aubigné met le doigt sur un mal profond de la société française d’alors, où la reine Marie de Médicis gouvernait au nom de son fils Louis XIII (trop jeune). L’être s’efface au profit de l’envie de paraître, prélude à une société des vanités. Par l’observation méticuleuse et exacte des faits de société dont il dresse un tableau, il est un précurseur du roman réaliste. Par ses anecdotes champêtres il l’est également pour le genre burlesque en vogue au XVIIIe siècle.

Extraits :

Faeneste : Bon yor, lou mien.

Enay : Et à vous Monsieur

Faeneste : Don benez-bous ensi ?

Enay : Je ne vien pas de loin ; je me pourmène auteur de ce clos.

Feaneste : Comment Diavle,clos ! Il y a un quart d’hure que je suis emvarracé le long de ces murailles, et bous le nommez pas un parc !

Enay : Comment voulez-vous que j’appellasse celui de Monceaux, ou de Madric ?

Faeneste : Encores ne coustera-il rien  de nommer les choses pour noms honoravles.

Enay : Il serviroit encore moins qu’il ne cousyeroit.

Faeneste : Est de qui est ceci ?

Enay : C’est à moi, pour vostre service.

Faeneste : A bous ! (à part) J’ay failli à faire unr grande cagade, car, le boyant sans fraise et sans pennache, je lui allois demander le chemin…

Enay : Voilà bien des affaires ; mais puis que vous me les contez ainsi privément, vous ne trouverez pas mauvais que je vous demande pourquoi vous vous donnez tant de peines ?

Faeneste : Pour parestre.

Enay : Est-il que ce gros lodier qui vous monte autour des reins ne vous fasse pas point sentir de gravelle ?

Faeneste : Qu’appelez-bous loudier ? Bous autres abez d’estranges mouts pour francimantiser, aux bilayes ! Or, grabelle ounon grabelle, si faut-il pourter en etay cette emvourure ; puch après, il bous faut des souliers à cricq ou à pont levedis, si bous boulez, escoulez jusques à la semelle.

Enay : Et en hyver ?

Faeneste : Sachez que dux ans abant la mort du fu Roy, il lui eschappa de louër   S.Michel de ses diligences, et d’estre tousjours votté : deslors les courtisans prindeent la leçon de unes vottes, la chair en dehors, le talon fort haussé, abec certaines pantoufles fort haussées encores ; le surpied de l’esperon fort large, et les soulettes qui enbeloppent le dessous de la pantoufle…

Enay : Et quels fruits de tant de fleurs ?

Faeneste : C’est pour parestre. Il y a après la diversité des rotandes, à douvle rang de dentele, ou vien fraises à confusion…

Faeneste : Pour moi, ye deffendrai tout jusqu’au vatesme des cloches, et bous convertirai, si bous en abez la boulantai. Contentez bous que ma prière parest pour prière, comme l’Abe Maria.

Enay : Je voi bien à ce que vous dites que ceux que vous convertissez le veulent déjà être.

Faeneste : Oy da. Y’ai aidai plus que nul autre à combertir lou queitaine Mazilière, du regiment de Nabarre. On lui fit du vien, il alla à la messe, et puch il alloit chez les grands pour faire parestre sa conbersion….

Enay : Voilà un des bons mots de ce temps : vous me voulez convertir joyeusement.

Faeneste: Il est de retour des bostes, et m’a reboié ce chapelet que je lui abois presté pour parestre cathoulique ; car bos debotions de bous autres sont inbisibles, et vostre Eglise inbisible.

Enay : Que n’achevez-vous de nous reprocher, comme les sauvages, que nostre Dieu est invisible.

Faeneste : Nous autres boulons tout bisivle.

Enay : C’est pourquoi entre les reliques de saint Front, on trouva dans une petite phiole un esternument du Saint-Esprit.

Faeneste : Ce sont des inbentions de bous autres, qui abez fait imprimer un imbentaire des reliques, où sainct Paul a dix-huict testes, sainct Pierre seize corps, sainct Antoine quarante vras….    

Enay : Nous avons au commencement protesté de bourdes vrayes : nous n’avons rien dit en tout notre discours qui ne soit arrivé ; seulement avons-nous attribué à un même ce qui appartient à plusieurs. Le profit de nostre discours est qu’il y a six choses desquelles il est dangereux de prendre le paroistre pour l’estre : le gain, la volupté, l’amitié, l’honneur, le service du roi ou de la patrie, et la religion. Vous perdites vostre argent quand vous pensiez gagner ; vos voluptez de Paris vous ont donné des maladies ; vostre ami vous a fait fouetter ; l’honneur battre et mepriser. Les deux derniers points sont de plus haute consequence, aussi en est la tromperie plus dangereuse ; car ceux qui font paroistre deserier le bien public le desirent, mais pour soi. Et à ce propos il fut fait à Loundun quelques couplets sur les zelateurs du bien public ; quelqu’un y donna cette conclusion :

Enfin chacun deteste

Les guerres, et proteste

Ne vouloir que le bien :

Chacun au bien aspire,

Chacun ce bien desire,

Et le desire sien….

Faeneste : Bous me faittes grand desprit…Que ne dites-bous ces flambeaux ? Ils sont de von aryent, et trop vien faicts pour bilage.

Enay : Allons, Monsieur je ne vous ai pas demandé si vous voulez un mattras : vous estes trop de la cour pour vouloir autre chose…

Enay : Que cherches-tu, mon fils ?

Cherbonnière : Quelques espousssettes, un miroir, une chaufferette, une manche de cuillère, du bran de froment.

Enay : Mon ami, tu trouyeras tout ceans ; mais à quoi bon cela ?

Cherbonnière : C’est à trousser la moustache, à nettoier le cuir : nostre homme est propre comme chandelier de bois aux choses qui paroissent ; pour le reste… ! Je lui est vu mettre tout son argent en une fraise à grand’ dentelle blanchie de Frandre,.. 

Vie à ses enfants (posthume 1728-1729) :

Mémoires autobiographique d’Aubigné, ce récit est écrit un an avant sa mort à l’adresse de ses enfants. En mettant un petit grain de vanité, il dresse le bilan de sa vie et les invite à profiter de son expérience.

Extraits :

MES ENFANS,

Vous avez dans l’Antiquité où puiser des enseignements et des exemples dans la vies des Empereurs et des grands Hommes, pour apprendre comme on se peut démêler des attaques des Sujets desobéissans et de ses Ennemis particuliers. Vous y voyez comme ils ont remédié aux soulèvements des uns et repoussé les efforts des autres :

Mais vous ne vous y instruisez point de la conduite qu’il faut tenir dans une vie privée et commune, et cette troisième sorte de connoissance requerant plus de dextérité que les deux premiéres, vous avez plus besoin d’y être instruits, puisque vous devez plutôt vous conduire selon ceux d’une mediocre condition qu’en imitant les plus grands, n’ayant à luter qu’avec vous Pareils où il faut plus d’adresse que de force, ce manque de souplesse, ou un trop haut vol, vous nuit souvent auprès des Princes. Henry IV n’aimoit pas que les siens s’apliquassent  avidement à la lecture des vies des Empereurs, et je me souviens qu’ayany trouvé un jour Neufvy fort attaché à lire Tacite, il lui conseilla de quitter cette lecture, et de ne lire que les histoires de ses Pareils, craignant que ce courage déjà élevé n’en devînt encore plus audacieux. J’en fais de même à votre endroit , pour répondre à votre juste requête. Voici donc le discours de ma vie en sa primauté paternelle, lequel ne m’a point contraint de cacher ce qui dans l’Histoire de France eût été honteux et malséant ; de maniére que ne pouvant ni tirer vanité de mes belles actions, ni rougir de mes fautes, envers vous, je vais vous raconter ce que j’ai fait de bon et de mauvais, comme si je je vous entretenois encore sur mes genoux, desirant que mes belles et honnorables actions vous donnent envie d’en faire pareilles, et que vous conceviez en même tems de l’horreur pour mes fautes que je vous démontre à découvert, afin que vous évitiez d’en commettre de semblables…

Mon Fermier, qui me vint voir, me reconnut bien pour Théodore-Agrippa d’Aubigné, à la cictrice qui m’étoit restée d’un charbon au coin du front, lorsque je fus atteint de la peste à la grande contagion d’Orléans : mais le pendart, me voyant si mal et sans espérance de vie, n’en fit pas semblant, et me traita aussi bien que les autres d’infame imposteur, pour s’exempter de me payer trois années d’arrérages de son bail qu’il me devoit…. Dans ce pitoyable état j’eus le courage de me présenter devant les Juges, qui me permirent de plaider moi-même ma cause ; ce que je fis en termes si pathétiques , et j’exposai ma misére d’une maniére si touchante, que mes Juges justement irritez contre mes Parties, s’étant levez de leurs places, s’écrièrent tous d’une voix qu’il n’y avoit que le Fils du feu Sieur d’Aubigné qui pût parler ainsi, et condamnérent mes Adversaires à me demander pardon, et à me faire raison de mon bien.

M’étant donc remis, u moyen de ce jugement, en possession de mon médiocre héritage, je devins incontinent amoureux de Diane Salvati, fille aînée du Sieur de Talcy. Cet amour me mit en tête la Poësie Françoise, et ce fut alors que pour plaire à ma Maitresse, je composai ce que l’on a depuis appellé le Printemps d’Aubigné

Citations de Theodore d’Agrippa d’Aubigné :

  • Chacun au bien aspire, chacun ce bien désire, et le désire sien.
  • Nos désirs sont d’amour la dévorante braise,
  • Sa boutique nos corps, ses flammes nos douleurs.
  • Bienheureux ceux-là qui dépouilleront les bestialités!
  • Il ne sort des tyrans et de leurs mains impures – Qu’ordures ni que sang.
  • Qui a péché sans fin souffre sans fin aussi.
  • Le riche a la vengeance, et le pauvre a la mort.
  • Estre craint par amour et non aimé par crainte…
  • Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise.
  • Satan fut son conseil, l’enfer son espérance.
  • Retire-toi dans toi, parais moins, et sois plus.
  • Quand la vérité met le poignard à la gorge, il faut baiser sa main blanche, quoique tachée de notre sang
  • Mais le vice n’a point pour mère la science, – Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.
  • L’homme est en proie à l’homme, un loup à son pareil.
  • Combien des maux passés douce est la souvenance.
  • Cet épineux fardeau qu’on nomme vérité.
  • Car l’espoir des vaincus est de n’espérer point.

 

Maurice de Scève et Pernette du Guillet sur le mur des célébrités à Lyon

Biographie de Maurice Scève (1501-1564):

Poète français majeur du XVIe siècle à Lyon, Maurice Scève voit le jour vers 1501 à Lyon. Issu d’une famille de la bourgeoisie aisé qui joue un rôle appréciable dans la vie de la ville alors centre économique et culturel important, il fréquente très tôt les artistes, les gens de lettres notamment les milieux néo-latins et les milieux cultivés en général. Son père est juge-mage avant d’être nommé ambassadeur à la cour après l’arrivée de François 1er au trône. Certes on ne retrouve pas de traces de l’enfance et de l’adolescence du poète, mais on pense qu’il a du faire d’importantes études.

C’est en 1933 que Maurice Scève fait parler de lui pour la première fois. Passionné par l’Antiquité et l’Italie qui influenceront son oeuvre, on le retrouve à Avignon où il prétend avoir découvert le tombeau de Laure de Sade, le grand amour de Pétrarque et l’inspiratrice du Canzoniere. Il commence à acquérir sa renommée poétique en 1535. Il remporte en effet le concours des Blasons, initié par Clément Marot, avec « Blason du sourcil » après s’être essayé à la traduction de Flamete de Juan de Flores.

Scève devient le précurseur de ce mouvement poétique lyonnais qui fait la transition de l’école de Marot à l’école de Ronsard. Y contribue principalement ses sœurs Sibylle et Claudine Scève, ses cousines Pernette de Guillet, Louise Labé et Clémence Bourges et enfin le seigneur de Bissy Pontus Tyard. Parce que peut-être musicien aussi, il est l’un des premiers en France à mettre de l’harmonie entre le vers et la sonorité du mot. Ce que lui reconnaîtra la génération de poètes qui lui a succédé dont Bellay, Pontus et Ronsard.

Érudit et doté d’un goût et d’un sens uniques pour tous les arts et pour toutes les sciences, Maurice de Scève devient naturellement assez vite une importante figure culturelle dans la capitale des Gaules des années 1540. Il partage alors les charges officielles de la ville, et lui vaut d’être chargé de l’organisation des fêtes données en 1539 et 1540 lors du passage de François Ier à Lyon. En septembre 1548 on le retrouve à organiser l’entrée solennelle à Lyon du roi Henri II et de son épouse Catherine de Médicis. 

Homme indépendant qui n’écrit pas pour gagner les faveurs d’un prince, Maurice Scève passe toute sa vie à Lyon un carrefour de routes, d’idées et important foyer de production littéraire aux côtés de Louise Labé et Pernette du Guillet en raison du développement de son imprimerie. Il occupe notamment le N° 11 de la rue Saint-Jean dans le Vieux Lyon, qu’il n’ a jamais quitté. Après de multiples retraites solitaires qu’il affectionnait, il disparaît sans laisser de traces après 1560. Il meurt vers 1564.

Oeuvre de Maurice de Scève:

L’ oeuvre de Scève est publiée quasi anonymement, elle est signée par son portrait et les initiales de son nom. Son inspiration il la tire notamment de Pétrarque, Platon, de Dante mais aussi des thèmes bibliques. Pas seulement. En 1536 il tombe éperdument amoureux. Cet état d’innamoramento violent influence sa poésie, qui devient alors profondément amoureuse. A vocation formative et d’enseignement donc moraliste, elle est porteuse d’espoir, de foi et d’amour.

Caractérisée par l’ambiguïté, l’érudition et les formules elliptiques, son écriture est saluée par certains (une minorité) et critiquée par d’autres. Charles Fontaine, Jacques Peletier du Mans et à degré moindre les chefs de file de la Pléiade du XVIème siècle lui reprochent son hermétisme. François Habert ou encore Thomas Sébillet trouve par contre sa poésie d’une grande pureté, marquée par la clarté qui est une des caractéristiques du Classicisme et le Romantisme exprimé par le caractère lyrique de son oeuvre.

Il est exhumé en même temps que Louise Labé et Pernette du Guillet pour être solennellement conduits au Panthéon poétique, grâce à deux œuvres majeures la Délie (1544) et le Microcosme (1562).

Oeuvres de Maurice de Scève:

La Déplorable Fin de Flanette (1535):

C’est son premier essai, un recueil de poèmes d’amour traduit anonymement d’un ouvrage de Juan de Flores « Grimalte y Gradissa » et inspiré du Fiammetta de Boccace. Cette même année il participe à une joute poétique célébrant l’anatomie féminine(Blasons du corps féminin), initiée par Clément Marot dans la cour de Ferrare. La duchesse Renée de Ferrare désigne le blason du sourcil de Scève comme la meilleure contribution, obtenant ainsi son premier succès de cour.

Cinq blasons : Le Sourcil, La Larme, Le Front, La Gorge et Le Soupir (1536) :

Très prisée au XVIe siècle et généralement à rimes plates, le blason est une forme de poème qui fait notamment l’éloge du corps féminin. Maurice de Scève composent ces vers lors du concours des Blasons, organisé par Clément Marot.

La Larme

Larme argentine, humide et distillante
Des beaux yeux clairs, descendant coye et lente
Dessus la face, et de là dans les seins,
Lieux prohibés comme sacrés et saints.
Larme qui est une petite perle
Ronde d’en bas, d’en haut menue et grêle
En aiguisant sa queue un peu tortue
Pour démontrer qu’elle lors s’évertue
Quand par ardeur de deuil, ou de pitié
Elle nous montre en soi quelque amitié,
Car quand le cœur ne se peut décharger
Du deuil qu’il a pour le tôt soulager
Elle est contente issir hors de son centre,
Où en son lieu joie après douleur entre.
Larme qui peut ire, courroux, dédain,
Pacifier et mitiguer soudain,
Et amollir le cœur des inhumains,
Ce que ne peut faire force de mains.
Humeur piteuse, humble, douce et bénigne,
De qui le nom tant excellent et digne
Ne se devrait qu’en honneur proférer,
Vu que la mort elle peut différer,
Et prolonger le terme de la vie,
Comme l’on dit au livre d’Isaïe.
Ô liqueur sainte, ô petite larmette,
Digne qu’aux cieux – au plus haut – on te mette,
Qui l’homme à Dieu peut réconcilier,
Quand il se veut par toi humilier.
Larme qui apaise et adoucit les dieux,
Voire éblouit et baigne leurs beaux yeux
Ayant povoir encor sus plus grand-chose,
Et si ne peut la flamme en mon cœur close
Diminuer, et tant soit peu éteindre :
Et toutefois elle pourrait bien teindre
La joue blanche et vermeille de celle
Qui son vouloir jusques ici me cèle.
Ô larme épaisse ou compagne secrète
Qui sais assez comment amour me traite
Sors de mes yeux, non pas à grands pleins seaux,
Mais bien descends à gros bruyants ruisseaux,
Et tellement excite ton povoir
Que par pitié tu puisses émouvoir
Celle qui n’a commisération
De ma tant grande et longue passion.

Le Front

Front large et haut, front patent et ouvert,
Plat et uni, des beaux cheveux couvert :
Front qui est clair et serein firmament
Du petit monde, et par son mouvement
Est gouverné le demeurant du corps :
Et à son désir sont les membres concors :
Lequel je vois être troublé par nues,
Multipliant ses rides très-menues,
Et du côté qui se présente à l’oeil
Semble que là se lève le soleil.
Front élevé sur cette sphère ronde,
Où tout engin et tout savoir abonde.
Front révéré, Front qui le corps surmonte
Comme celui qui ne craint rien, fors honte.
Front apparent, afin qu’on pût mieux lire
Les lois qu’amour voulut en lui écrire,
Ô front, tu es une table d’attente
Où ma vie est, et ma mort très-patente!

La Gorge

Le haut plasmateur de ce corps admirable,
L’ayant formé en membres variable,
Mit la beauté en lieu plus éminent,
Mais, pour non clore icelle incontinent
Ou finir toute en si petite espace,
Continua la beauté de la face
Par une gorge ivoirine et très blanche,
Ronde et unie en forme d’une branche,
Ou d’un pilier qui soutient ce spectacle,
Qui est d’amour le très-certain oracle,
Là où j’ai fait par grand’dévotion
Maint sacrifice, et mainte oblation
De ce mien cœur, qui ard sur son autel
En feu qui est à jamais immortel :
Lequel j’arouse et asperge de pleurs
Pour eau benoîte, et pour roses et fleurs
Je vais semant gémissements et plaints,
De chants mortels environnés et pleins :
En lieu d’encens, de soupirs perfumés,
Chauds et ardents pour en être allumés :
Doncques, ô Gorge en qui gît ma pensée,
Dès le menton justement commencée,
Tu t’élargis en un blanc estomac,
Qu’est l’échiquier qui fait échec et mat
Non seulement les hommes, mais les Dieux,
Qui dessus toi jouent de leurs beaux yeux.
Gorge qui sers à ma dame d’écu,
Par qui amour plusieurs fois fut vaincu :
Car onc ne sut tirer tant fort et roide
Qu’il ait mué de sa volonté froide :
Pour non pouvoir pénétrer jusque au cœur
Qui lui résiste et demeure vainqueur.
Gorge de qui amour fit un pupitre,
Où plusieurs fois Vénus chante l’épître,
Qui les amants échauffe à grand désir
De parvenir au souhaité plaisir :
Gorge qui est un armaire sacré
À chasteté déesse consacré,
Dedans lequel la pensée publique
De ma maîtresse est close pour relique.
Gorge qui peut divertir la sentence
Des juges pleins d’assurée constance,
Jusqu’à ployer leur sévère doctrine,
Lorsque Phirnès découvrit sa poitrine.
Reliquiaire, et lieu très-précieux,
En qui Amour, ce Dieu saint, glorieux,
Révéremment et dignement repose :
Lequel souvent baisasse, mais je n’ose,
Me connaissant indigne d’approcher
Chose tant sainte, et moins de la toucher :
Mais me suffit que de loin je contemple
Si grand’beauté, qu’est félicité ample.
Ô belle Gorge, Ô précieuse image
Devant laquelle ai mis pour témoignage
De mes travaux cette dépouille mienne,
Qui me resta depuis ma plaie ancienne :
Et devant toi pendue demourra
Jusques à tant que ma dame mourra.

Le Soupir

Quand je contemple à part moi la beauté
Qui cèle en soi si grande cruauté,
Je ne puis lors bonnement non me plaindre,
Et par soupirs accumulés éteindre
Ce peu de vie, et presque tirer hors
L’âme gisant en ce malheureux corps,
Comme par ceux qui du centre procèdent,
Où mes torments tous autres maux excèdent,
Donc, ô Soupirs, vous savez mes secrets,
Et découvrez mes douloureux regrets,
Quand vous sortez sanglantissants du cœur
Jusque à la bouche éteinte par langueur :
Où allez-vous, Soupirs, quand vous sortez
Si vainement quand rien ne rapportez
Fors un désir de toujours soupirer,
Dont le poumon ne peut plus respirer?
Soupirs épars, qui tant épais se hâtent
Que pour sortir en la bouche ils se battent,
Ne plus ne moins, qu’en étroite fornaise
L’on voit la flamme issir mal à son aise.
Soupirs soudains et vistes et légers,
Soupirs qui sont déloyaux messagers.
Ha! qu’ai-je dit? déloyaux, mais fidèles,
S’entretenant par distinctes cordelles,
À celle fin que point ne m’abandonnent :
Et que toujours soulagement me donnent.
Soupirs menus qui êtes ma maignie,
Et me tenez loyale compaignie
Les longues nuits, au lit de mes douleurs
Qui est coupable, et recéleur de pleurs,
Lesquels je mêle avec très-piteux plaints,
Lors qu’à vous seuls tristement je me plains.
Soupirs secrets servant de procureur
Quand, pour juger ignorance ou erreur,
Ils vont pour moi vers celle comparaître
Où je ne puis – au moins à présence – être.
Que dira l’on de vous, soupirs épais,
Qui ne povez dehors sortir en paix,
Levant aux cieux votre longue traînée?
Alors qu’on voit fumer la cheminée,
L’on peut juger par signes évidents
Qu’il y a feu qui couvre là-dedans;
Et quand souvent je sangloutte, et soupire,
Que dans mon corps le feu croît et empire.
Soupirs qui sont le souef et doux vent,
Qui vont la flamme en mon cœur émouvant.
Ô toi, Soupir, seul soulas de ma vie,
Qui sors du sein de ma doucette amie,
Dis-moi que fait ce mien cœur trop osé :
Je crois qu’il s’est en tel lieu composé
Qu’amour piteux si haut bien lui procure
Qu’il n’aura plus de moi souci ne cure.

Le Sourcil

Sourcil tractif en voûte fléchissant
Trop plus qu’ébène, ou jayet noircissant.
Haut forjeté pour ombrager les yeux,
Quand ils font signe, ou de mort, ou de mieux.
Sourcil qui rend peureux les plus hardis,
Et courageux les plus accouardis.
Sourcil qui fait l’air clair obscur soudain,
Quand il froncit par ire, ou par dédain,
Et puis le rend serein, clair et joyeux
Quand il est doux, plaisant et gracieux.
Sourcil qui chasse et provoque les nues
Selon que sont ses archées tenues.
Sourcil assis au lieu haut pour enseigne,
Par qui le cœur son vouloir nous enseigne,
Nous découvrant sa profonde pensée,
Ou soit de paix ou de guerre offensée.
Sourcil, non pas sourcil, mais un sous-ciel
Qui est le dixième et superficiel,
Où l’on peut voir deux étoiles ardentes,
Lesquelles sont de son arc dépendantes,
Étincelant plus souvent et plus clair
Qu’en été chaud un bien soudain éclair.
Sourcil qui fait mon espoir prospérer,
Et tout à coup me fait désespérer.
Sourcil sur qui amour prit le pourtrait
Et le patron de son arc, qui attrait
Hommes et Dieux à son obéissance,
Par triste mort et douce jouissance.
O sourcil brun, sous tes noires ténèbres,
J’ensevelis en désirs trop funèbres
Ma liberté et ma dolente vie,
Qui doucement par toi me fut ravie.

Arion ou l’ églogue sur le trépas de feu Monsieur le Dauphin (1536)

L’églogue est un poème du genre classique caractérisé par la simplicité et l’humilité. Les sujets sont pastoraux et concernent généralement la vie en campagne, avec la simplicité et le mode d’expressions des personnages propres au monde rural. Les thèmes sont variés, allant de plaintes amoureuses à célébration des puissants en passant par les allégories politiques. Tout se déroule le jour dans un paysage idéalisé avec la verdure, le chant des oiseaux, le bruissement des rivières… qui procurent aux ruraux de simples et répétitifs plaisirs.

A la mort du dauphin de France François de Valois (10 août 1936), le fils aîné préféré du roi François 1er, Maurice Scève participe au tombeau bilingue avec cet églogue funéraire. Il s’agit de complaintes, d’une déploration allégorique sous le titre mythologique d’Arion, identification du roi François 1er.

C’est un monologue dans lequel Arion (François 1er) pleure la mort de son fils. Maurice de Scève s’inspire de la légende du poète Lesbos, qui, jeté à la mer par des marins a été sauvé par des dauphins que sa musique avaient séduits.

Délie-Objet de plus Haute Vertu 

C’est son seul recueil de poèmes, il a pour thème l’amour et Vénus, Cupidon et Amour sont présents. Cette déclaration, symphonie poétique d’amour consacre définitivement la célébrité de Scève. Elle lui est inspirée par son élève Pernette du Guillet, dissimulée sous le pseudonome de Délie (qui serait l’anagramme de l’idée),  dont il s’éprend éperdument. Un amour impossible, car il est contrarié par les parents de la jeune fille. On y trouve pas moins de quatre cents quarante neuf poèmes dédiés à la jeune femme. Écrits comme le faisait Pétrarque, ils expriment tantôt les joies, tantôt les espérances puis les regrets et l’amertume mais surtout les douleurs du poète amoureux. Néanmoins l’écriture lui procure un certain apaisement en lui permettant de maîtriser ce déchaînement, et il s’affirme plus en poète qu’en homme souffrant. Il transforme le désir physique et sexuelle pour Delie en une attirance d’ordre morale et intellectuelle. Avec ces vers dédiés à cet dame, Maurice de Scève lui assure l’immortalité. Plus encore. Avec les figurent mythiques et les astres qu’il fait graviter autour d’elle (Diane, Hécaté, la Lune, Artémis, Apollon..) elle en fait un Idéal et la fait rentrer dans l’éternité. Avec Délie commence le premier cycle amoureux de la Renaissance française.

On retiendra également qu’avec Delie on connaît un peu mieux l’auteur. Elle nous dévoile en effet ses émotions, ses amours, ses haines, ses idées politiques et philosophiques…

Extraits:

Tant je l’aimai, qu’en elle encor je vis :
Et tant la vis, que, malgré moi, je l’aime.
Le sens, et l’âme y furent tant ravis,
Que par l’Œil faut que le cœur la désaime.
Est-il possible en ce degré suprême
Que fermeté son outrepas révoque ?
Tant fut la flamme en nous deux réciproque,
Que mon feu luit, quand le sien clair m’appert.
Mourant le sien, le mien tôt se suffoque.
Et ainsi elle, en se perdant, me perd.

Le jour passé de ta douce présence
Fut un serein en hiver ténébreux,
Qui fait prouver la nuit de ton absence
À l’œil de l’âme être un temps plus ombreux,
Que n’est au Corps ce mien vivre encombreux,
Qui maintenant me fait de soi refus.
Car dès le point, que partie tu fus,
Comme le Lièvre accroupi en son gîte,
Je tends l’oreille, oyant un bruit confus,
Tout éperdu aux ténèbres d’Égypte.
 
Tout le repos, ô nuit, que tu me dois,
Avec le temps mon penser le dévore :
Et l’horloge est compter sur mes doigts
Depuis le soir jusqu’à la blanche Aurore.
Et sans du jour m’apercevoir encore,
Je me perds tout en si douce pensée,
Que du veiller l’âme non offensée
Ne souffre au corps sentir cette douleur
De vain espoir toujours récompensée
Tant que ce monde aura forme et couleur.
 
Tu te verras ton ivoire crêper
Par l’outrageuse et tardive vieillesse.
Lors sans pouvoir en rien participer
D’aucune joie et humaine liesse,
Je n’aurai eu de ta verte jeunesse,
Que la pitié n’a su à soi ployer
Ni du travail qu’on m’a vu employer
A soutenir mes peines éphémères
Comme Apollon, pour mériter loyer,
Sinon rameaux et feuilles très amères.
 
L’ardent désir du haut bien désiré,
Qui aspirait à celle fin heureuse,
A de l’ardeur si grand feu attiré,
Que le corps vif est jà poussière Ombreuse :
Et de ma vie, en ce point malheureuse
Pour vouloir toute à son bien condescendre,
Et de mon être, ainsi réduit en cendre
Ne m’est resté, que ces deux signes-ci :
L’œil larmoyant pour piteuse te rendre,
La bouche ouverte à demander merci.

En moi saisons et âges finissants
De jour en jour découvrent leur fallace.
Tournant les Jours et Mois et Ans glissants,
Rides arants déformeront ta face.
Mais ta vertu, qui par temps ne s’efface,
Comme la bise en allant acquiert force,
Incessamment de plus en plus s’efforce
A illustrer tes yeux par mort ternis.
Parquoi, vivant sous verdoyante écorce,
S’égalera aux Siècles infinis.

Continuant toi, le bien de mon mal,
A t’exercer comme mal de mon bien,
J’ai observé, pour voir ou bien ou mal,
Si mon service en toi militait bien.
Mais bien connus appertement combien

Mal j’adorais tes premières faveurs.
Car savourant le jus de tes saveurs,
Plus doux assez que Sucre de Madère,
Je crus et crois encor tes deffameurs,
Tant me tient sien l’espoir qui trop m’adhère.

Ce lien d’or, rais de toi, mon Soleil,
Qui par le bras t’asservit Ame et vie,
Détient si fort avec la vue l’oeil
Que ma pensée il t’a toute ravie,
Me démontrant, certes, qu’il me convie
A me stiller tout sous ton habitude.
Heureux service en libre servitude,
Tu m’apprends donc être trop plus de gloire
Souffrir pour une en sa mansuétude,
Que d’avoir eu de toute autre victoire.

L’oeil trop ardent en mes jeunes erreurs
Girouettait, mal caut, à l’impourvue :
Voici – ô peur d’agréables terreurs –
Mon basilisque, avec sa poignant’ vue
Perçant Corps, Coeur et Raison dépourvue,
Vint pénétrer en l’âme de mon âme.
Grand fut le coup, qui sans tranchante lame
Fait que, vivant le Corps, l’Esprit dévie,
Piteuse hostie au conspect de toi, Dame,
Constituée Idole de ma vie….

Moins je la vois, certes plus je la hais;

Plus je la hais, et moins elle me fasche.
Plus je l’estime, et moins compte j’en fais;
Plus je la fuis, plus veux qu’elle me sache.
En un moment deux divers traits me lâche
Amour et haine, ennui avec plaisir.
Forte est l’amour qui lors vient me saisir,
Quand haine vient et vengeance me crie :
Ainsi me fait haïr mon vain désir
Celle pour qui mon coeur toujours me prie…

Si le désir, image de la chose
Que plus on ayme, est du coeur le miroir,
Qui toujours fait par memoire apparoir
Celle où l’esprit de ma vie repose.
A quelle fin mon vain vouloir propose
De m’esmoigner de ce qui plus me suyt ?
Plus fuit le Cerf, et plus on le poursuyt,
Pour mieux le rendre aux rhetz de servitude :
Plus je m’absente et plus le mal s’ensuyt
De ce doux bien, Dieu de l’amaritude….

Le Naturant par ses haultes Idées

Rendit de soy la Nature admirable.

Par les vertus de sa vertu guidées

S’esvertua en œuvre esmerveillable.

Car de tout bien, voyre es Dieux désirable,

Parfeit un corps en sa parfection,

Mouvant aux Cieulx telle admiration,

Qu’au premier œil mon ame l’adora,

Comme de tous la délectation

Et de moy seul fatale Pandora….

Ma Dame ayant l’arc d’Amour en son poing

Tiroit a moy, pour a soy m’attirer :

Mais je gaignay aux piedz, & de si loing,

Qu’elle ne sceut oncques droit me tirer.

Dont me voyant sain, & sauf retirer,

Sans avoir faict a mon corps quelque breschc r

Tourne, dit elle, a moy, & te despesche.

Fuys tu mon arc, ou puissance, qu’il aye ?

Je ne fuys point, dy je, l’arc, ne la flesche :

Mais l’œil, qui feit a mon cœur si grand’ playc…

Je me taisois si pitoyablement,

Que ma Déesse ouyt plaindre mon taire

Amour piteux vint amyablement

Remédier au commun nostre affaire.

Veulx tu, dit il, Dame, luy satisfaire?

Gaigne le toy d’un las de tes cheveulx

Puis qu’il te plaict, dit elle, je le veulx.

Mais qui pourroit ta requeste escondire ?

Plus font amantz pour toy, que toy pour euh,

Moins réciproque a leurs craintif desdire…

Peuvent les Dieux ouyr Amantz jurer,

Et rire après leur promesse mentie ?

Autant seroit droict, & faulx parjurer,

Qu’ériger loy pour estre anéantie.

Mais la Nature en son vray convertie

Tous paches sainctz oblige a révérence.

Voy ce Bourbon, qui délaissant Florence,

A Romme alla, a Romme désolée,

Pour y purger honteusement l’oftence

De sa Patrie, & sa foy violée…

Je le vouluz, & ne l’osay vouloir,

Pour non la fin a mon doulx mal prescrire.

Et qui me feit, & tait encor douloir,

J’ouvris la bouche, & sur le poinct du dire

Mer, un serain de son nayf soubrire

M’entreclouit le poursuyvre du cy ‘.

Dont du désir le curieux soucy

De mon hault bien l’Ame jalouse enflamme.

Qui tost me fait mourir, & vivre aussi.

Comme s’estainct, & s’avive ma flamme…

L’ardent désir du hault bien désiré ‘,

Qui aspiroit a celle fin heureuse,

A de l’ardeur si grand feu attiré,

Que le corps vif est jà poulsiere Umbreuse :

Et de ma vie en ce poinct malheureuse

Pour vouloir toute a son bien condescendre,

Et de mon estre, ainsi réduit en cendre

Ne m’est resté, que ces deux signes cy :

L’œil larmoyant pour piteuse te rendre,

La bouche ouverte a demander mercy…

Sur le matin, commencement du jour,

Qui flourit tout en pénitence austère,

Je vy Amour en son triste séjour

Couvrir le feu, qui jusque au cœur m’altère,

Descouvre, dy je, ô malin, ce Cotere,

Qui moins offcnce, ou plus il est preveu.

Ainsi, dit il, je tire au despourveu.

Et celément plus droit mes traictz j’asseure.

Ainsi qui cuyde estre le mieulx pourveu

Se fait tout butte a ma visée seure…

 De ces haultz Montz jettant sur toy ma veue.

Je voy les Cieulx avec moy larmoier :

Des Bois umbreux je sens a l’impours’eue,

Comme les Bledz, ma pensée undoier 

En tel espoir me fait ores ploier,

Duquel bien tost elle seule me prive.

Car a tout bruyt croyant que Ion arrive,

J’apperçoy cler, que promesses me fuyent.

O fol désir, qui veult par raison vive,

Que foy habite, ou les Ventz légers bruyant…

Si de sa main ma fatale ennemye,

Et neantmoins délices de mon Ame,

Me touche un rien, ma pensée endormye

Plus, que le mort soubz sa pesante lame,

Tressaulte en moy, comme si d’ardent flamme,

Lon me touchoit dormant profondement.

Adonc l’esprit poulsant hors roidement

La veult fuyr, & moy son plus affin.

Et en ce poinct (a parler rondement)

Fuyant ma mort, j’accelerc ma fin…

D’un tel conflict en fin ne m’est resté,

Que le feu vif de ma lanterne morte,

Pour esclairer a mon bien arresté

L’obscure nuict de ma peine si forte,

Ou plus je souffre, & plus elle m’enhorte

A constamment pour si hault bien périr.

Périr j’entens, que pour gloire acquérir

En son danger je m’asseure tresbien :

Veu qu’elle estant mon mal, pour en guérir

Certes il fault, qu’elle me soit mon bien…

Incessamment mon grief martyre tire

Mortelz espritz de mes deux flans malades

Et mes souspirs de l’Ame triste attire,

Me resveillantz tousjours par les aulbades

De leurs sanglotz trop desgoutcment fades

Comme de tout ayantz nécessité,

Tant que reduict en la perplexité,

A y finir l’espoir encor se vante.

Parquoy troublé de telle anxiété.

Voyant mon cas, de moy je m’espouvante….

Epitaphe de Pernette de Guillet (1545):

L’auteur rend un ultime hommage à Pernette du Guillet, poétesse et objet de son amour impossible emportée par une épidémie de peste à l’âge de 25 ans.

L’heureuse cendre autrefois composée
En un corps chaste, où vertu reposa,
Est en ce lieu, par les Grâces posée,
Parmi ses os, que beauté composa.

Ô terre indigne ! en toi son repos a
Le riche étui de cette âme gentille,
En tout savoir sur toute autre subtile,
Tant que les cieux, par leur trop grande envie,
Avant ses jours l’ont d’entre nous ravie,
Pour s’enrichir d’un tel bien méconnu,
Au monde ingrat laissant bien courte vie,
Et longue mort à ceux qui l’ont connu

Saulsaye, Églogue de la vie solitaire (1547):

Dans ce long poème publié encore anonymement sous la signature « Souffrir et non souffrir »on retrouve de nouveau l’influence de Pétrarque, mais aussi celle de Sannazar. Suite au décès de son amie Pernette du Guillet (en1545) et de son cousin Guillaume Scève (1546), l’auteur s’isole (comme il lui arrive souvent de le faire) pour une retraite champêtre sur l’Ile Barbe près du confuent du Rhone et de la Saône. C’est là qu’il écrit cet églogue. Maurice de Scève fait l’éloge de la solitude et du retrait à travers les deux personnages que sont Antire et Philerme. Solitude qui rime avec la vie à la campagne simple, contemplative et aux plaisirs frugaux.

Extraits:

Antire

Non sans raison je me suis resveillé

Au premier somme, et fort esmerveillé

Oyant, Philerme, une voix long temps plaindre

Piteusement, et qui sans point se feindre

Se lamentant monstroit par sa complainte

Une ame triste, et de douleur attainte.

Je ne povois en sommeillant comprendre,

Que ce fust toy, qui le m’as fait entendre

Par tant de fois : si bien j’eusse ouvert l’œil,

Qui m’es congnu plus qu’à toy ce Soleil.

Et mesmement dès que tu soulois paistre

Sur la montaigne, et non en ce champestre,

Lieu solitaire, où la Saulsaye espaisse

Soubs doulce horreur est de mort une espece,

Où nul (fors toy, et tout desespoir) vient…

Philerme

O fortuné, et bienheureux Antire,

Depuis Doris, ma premiere liesse,

Où je passay sans ennuy ma jeunesse,

Je me perdis en ceste autre Belline,

A qui mon ame, et ma vie s’incline,

M’asservissant soubs celle grand’ beauté,

Qui cele en soy la douce cruauté,

Où me nourrit ce jeune Enfant aveugle:

Qui tellement nous, ses amans, aveugle,

Que par rigueur, qu’on nous tient, nous attire

Trop voulenteux à tout aspre martyre.

Quoy congnoissant ceste douce rebelle,

Se monstre à moy si cruellement belle,

Que rien ne vault prier, plaindre, plorer,

Crier mercy, à genoux l’adorer :

Ne par presens, ne par pleurs, qu’ay sceu rendre,

Onc n’ha voulu (ô Dieux piteux) entendre

A me donner tant soit peu d’esperance

D’avoir un jour de mes maux allegeance :

Parquoy ma vie est de moy tant haye….

Parquoy je pris pour souverain remede

De m’eslongner de ce lieu, où habite

Celle cruelle, ingrate, et si despite,

Qu’onc ne daigna recevoir la garlande

D’un vert tissu parfumé de lavande,

Qui fut jadis à Doris la benigne,

Et son miroir, qu’elle reputoit digne

Pour une Nymphe, et un panier d’osier,

Et ses costeaux poingnants comme un rosier,

Dons pour donner à la mere des Dieux,

Lesquelz j’avois plus chers, que mes deux yeux.

Et toutesfois elle les refusa,

Si grand desdaing envers moy elle usa,

Dont bien pensay crever de dueil et d’ire…

Là je me lave et les mains et la face :

Puis me contemple en l’eau par quelque espace

Couché sus l’herbe. Et quand ma soif m’altere,

J’espuise à coup de leur eau fresche et clere

Dens ma main creuse, et en beuvant leur prie,

Que tout ainsi, qu’à eux, Amour me rye :

Ou que leur eau de leur amour coulpable

Puisse assoupir mon feu intolerable….

A peine ay clos deux ou trois fois les yeux,

Qu’augmenter j’oy par hayes, et buissons

Les resonnants, et harmonieux sons

Des oysillons, qui s’entrejouants volent,

Et doucement de leurs gousiers flageolent :

Entre lesquelz l’Aronde se desgoise

Avec sa sœur menant si haulte noise,

Qu’en m’estendant du tout je me resveille

Pour à leur bruit prester toute l’oreille…

Antire

Certes je prens de toy compassion,

Oyant par toy la tribulation,

Que ta Belline incessamment te donne.

Et m’esbahys qu’elle ne te guerdonne,

Ou recongnoit l’amour, que tu luy portes,

Dont à present ainsi te desconfortes.

Et d’autre part, ta solitaire vie

En t’escoutant m’engendre presque envie

De te suyvir, et tost m’y rengeroit130,

Si ce n’estoit que chacun jugeroit,

Que ne la sçay estre peu convenante

Aux hommes forts, comme elle est consonante

Au naturel de toute fiere beste…

Et pour autant je ne m’esbahy point,

Si orendroit tu n’es plus en tel poinct,

Comme autresfois je t’ay sainement veu,

Plein de plaisir, et de tout bien pourveu.

Mais et comment pourrois tu vivre allaigre

En ce lieu cy, qui est de plaisir maigre ?

Car, nonobstant que Saulx espais verdoyent,

Pource qu’ilz sont près de lieux, qui undoyent,

Si sont ilz bien pour plus grande raison

Joints aux ruisseaux, voire toute saison…

Philerme

Il t’est facile à faire, et bien aysé,

Qui as l’esprit à ton vueil appaisé,

Comme celuy, qui de soy delibere,

Quand il se sent et cœur et corps libere.

Làs, que me vault, si de mes ennemis

Je suis navré, et puis en seurté mis

Je meurs, combien qu’à vivre je m’essaye ?

L’arc desbendé ne guerit pas la playe…

Ne penses point que pour la mespriser,

Elle se vueille envers moy raviser,

Mais deviendra encores plus haultaine,

Tant je la sens de mes desirs loingtaine :

Qui me feroit, non certes meilleurer,

Ains pour un rien à coup desesperer…

Antire

Pource que n’as ton cœur en autre part.

Mais celuy là, qui en maint lieu despart,

Et sa pensee, et son affection,

Certes il est hors la subjection

Du mol Archier, qui ainsi te tormente.

Et pour vray dire (et sans que je t’en mente)

Quiconques vit sans autre pensement,

Couve l’amour en son entendement,

Qui le maistrise, et en fait son vouloir,

S’abandonnant luy mesme à nonchaloir…

Philerme

Que serviront grands thresors amassez,

Quand, ayant tout, on n’ha jamais assez ?

Et si tu dis que pour vertu conquerre,

Et renommee, il fault des biens acquerre :

Comment veux tu que biens vertu on nomme,

Puis que par eux il n’est si prudent homme,

Soit par science, ou par sens vertueux,

Qui ne devienne en fin voluptueux,

Et qu’aux plaisirs du tout ne s’asservice ?

Antire

Mais acquerant on evite le vice

D’oysiveté, dont maints grands maux procedent.

Et puis l’acquis à ceux, qui le possedent

Par leur vertu, un si hault bien leur fait,

Que pour l’honneur se gardent de meffait…

Philerme

Il est bien vray qu’en ville

Les passetemps y sont plus grans qu’icy :

Et les soucys y sont plus grans aussi.

Vous inventez maints et divers esbats :

Vous suscitez aussi plusieurs debats.

Ainsi vaquant à ce, que plus vous duyt,

Ore au proufit, et ores au desduyt,

Le moys entier ne dure point un jour.

Et en ce mien delectable sejour

Le moindre jour pres qu’autant qu’un moys monte.

Car en tout temps la matinee est prompte,

Et le soir est plus tardif à venir…

Escriz de divers poètes a la louenge de Louize Labé, Lionnoize (1555):

Il s’agit d’un hommage rendu à Louise Labé, poétesse lyonnaise surnommée « La Belle Cordelière ». Olivier de Magny et Jean-Antoine de Baïf contribuent à ce recueil d’hommage.

Extraits:

…Car, s’elle tourne et s’enfuit,

En vain apres on se travaille:

Sans espoir de fruit on la suit.

Le temps ce dous loisir nous baille,

De pouvoir gayement ici

Dire et ouir maintes sornettes,

Et adoucir notre souci,

En contant de nos amourettes…

Elle des dons des Muses cultivez,

S’est pour soymesme et pour autrui saisie:

Tant qu’en louant sa dine poësie,

Mieus que par vous par elle vous vivez.

 

Laure ut besoin de faveur empruntee

Pour de renom ses graces animer;

Louïze, autant en beauté se faisant croire,

A ses loueurs est cause de leur gloire…

 

Si de ceus qui ne t’ont connue, qu’en lisant

Tes Odes et Sonnets, Louïze, et honorée…

Telle grâce à chanter, baller, sonner te suit,

Qu’à rompre ton lien ou fuir je n’essaye.

Tant tes vers amouteus t’ont donné los et bruit,

Qu’heureus me sens t’avoir le premier aymee,

Mais prisé ton savoir avant la renommee… 

 

Marguerytes (1547):

Ecrit en l’honneur de sa protectrice Marguerite de Navarre et de Valois, suivi de « Suytes des Marguerites » la même année.

La Magnificence de la superbe et triomphante entrée de la noble et antique cité de Lyon (1549):

Maurice narre dans ce récit l’entrée de Henri II et de Catherine de Médicis à Lyon, dont il fut le principal responsable de l’organisation. Il donne un « compte-rendu » assez détaillé des festivités organisées en l’honneur des deux souverains.

Extraits:

Le Treschrestien Roy de France Henri deuxiesme voulant à son heureux aduenement visiter les Frontieres de son Royaulme, comme Prince prudent , delibera de passer en Piedmont, pour u y veoir ses forteresses, et pour plusieurs autres grandz respectz: et de là s’en retourner par Lyon…

Le Dymanche XXIII. Fit son entree. Parquoy sur les dix heures du matinpartit d’Esnay monté dens une des Gondoles expressement faictes pour le service et commodité de sa Magesté : Et sur icelle s’en vint par eau disner aux fauxbourg de Vaise au logis du Mouton, ou l’on luy avoit dressé un Loge, ainsi que d’ancienne coustume, pour recevoir et ouir les Chefs des Natios et Capitaines des Enfantz de la Ville, qui luy venoyent faire reverence, et hommage…

Sur l’heure de Mydy tout le Clergé s’en vint avec les Bannieres des Confreries iusques au long de l’Observance, et là les rangeret, come de toute anciène coustume. Et de là Messieurs les Doien, et Contes de Sainst Jean avec leurs grand robes de satin, damas, et taffetas passerent oultre sur leurs Mulles, et vindrent faire la reverence à sa Majesté :puys s’en retournerent l’attendre devant la grande Esglise…

En ce triumphant et admirable equipage le Roy marcha le long du fauxbourg de Vaise jusques à Pierrencise, ou au dessouz du Chastyeau veit à main gauche une haulte Obelisque en forme de Piramide quarree de soixante troys piedz et plus de haulteur, le pedestal de douze, taillé à la rustique, aux deux frontz duquel estoit escript NOMEN QUI TERMINAT ASTRIS. Rencontrant convenablement bien à un croissant d’argent de trois piedz et plus du centre, lequel estoitau fin sommet de la pointe de la montee de ladicte Obelisque…   

Passant outre la rue de Fladres sa Magesté entra au Chage, ou estoit une perspective d’une place de Ville refigurant Troye : joignant laquelle s’eslevoient deux formes, sur l’une un Dieu antique, sa corone à pointes, et un tridet en main, un roc devant soy. De l’autre une bien belle jeune fille, l’armet en teste riche et reluisant de pierrerie : sa robe troussee, descouvrant ses bottines et le tout couvert d’une merveilleuse richesse : en la main une lance, s’appuyant l’autre sur un pavoys, auquel estoit la teste de Meduse, designat tous… 

Microcosme (1559):

L’écriture de ce grand poème scientifique et théologique, composé de trois livres de milles vers chacun, occupe le reste de la vie de Maurice Scève. Il surmonte sa douleur pour trouver la force d’écrire ce véritable hymne à la liberté humaine et au progrès, sa dernière œuvre. Cela se passe comme si l’auteur voulait, avant de s’en aller, laisser un message à l’humanité alors que Lyon est dévasté par les conflits religieux et décimé par la peste. La liberté octroyée, selon lui, est la seule capable de libérer l’énergie de l’homme pour faire avancer l’humanité.

Emprunt de l’optimisme né de la Renaissance, le récit retrace dans l’ordre chronologique biblique l’épopée de l’homme ou son aventure intellectuelle et technique depuis sa création. Il est tout à fait dans l’esprit de la Renaissance, où règne la confiance totale dans la capacité de l’homme à maîtriser son destin.  L’aboutissement des efforts de l’homme, qui a déployé toute son énergie durant des siècles, grâce à sa grandeur (dignitias hominis) et avec l’aide de Dieu, est la réparation de la faute du premier être humain et la reconstruction du Paradis tel qu’il devait être au profit des générations suivantes.

Le premier livre va jusqu’à la mort d’Adel tué par son frère Caïn (les deux fils d’Adam et Eve). Interpellé par Dieu, Caïn nie son crime. Dieu le maudit et le condamne errer sur la terre.

Dans le second Adam fait un rêve dans lequel il entrevoit l’apparition des arts et des techniques. Le songe prend fin avec l’irruption d’Orphée qui fait lui fait peur.

Le troisième livre est un étalage que fait Adam à Eve de ce que l’homme est capable de réaliser grâce à la dignitias hominis.

Extraits:

Dieu bon t’abondonnat tant de fruicts à manger,

N’estoit ce à charité, ô ingrat, te ranger ?

Et du bien, et du mal refrenant ta licence.

N’estoit ce à esperer en si juste defense ?

Autrement t’anonçant la Mort estre prochaine,

N’estoit ce à prester foy à son dire certaine ?…

Car sur ces trois vertus sur toutes les plus hautes

Negligees ainsi par tes trois lourdes fautes

Dieu des lors establit son eternelle Eglise

Pour le restaurement de ton erreur commise…

Oyant Amphion sonner sa lyre enchanteresse

Les rochers animant pour mur, et forteresse

De ses Thebains taillés. Ce que voyant ne voit

De merveille esperdu, et qui moins concevoit

La force, et la vertu de si sainte chanson,

Qui les pierres rangeoit d’elles mesmes au son.

Mais comme il s’etonnoit de chose si estrange,

Se tourne ailleurs, et voit qui de son sens l’estrange…

C’est qu’un autre il entend, un Lyrique ancien,

Un trop plus digne assés du charme Thracien,

Qui par son bois sonnant son bruit si merveilleux

Les fleuves arrestoit roidement perilleux :

Et les hautes forests de leur cyme sauvage

Le suivoyent descendant au ord coy du rivage.

La lune revoquoit, contraingnoit les Demons

A luy esplader le haut sommet des mons. 

Et d’un long son trainant sensiblement plus dous

Transformait les brutaux, et les rudes sur tous

En forts hommes adroits. Dont l’Homme s’espouvante,

Et plus au double Adam, qui sa femme dormante

Trassaillant effroyé reveille à son dos jointe.

Lesquels reconnoissans du jour la clere pointe

Se levent, et s’en vont non leur fils lamenter

Mais comme au cher defunt piement parenter.

Tous deux les yeux en bas sur la fosse fichés

De larmoyante humeur et vuides, et sechés, 

En extase ravis du regret, qui les morts

Contemployent leur misere en contemplant le mort…

Autres poèmes de Maurice Scève 

  • Au moins toi, claire et heureuse fontaine
  • Dizains
  • En devisant un soir me dit ma Dame
  • En tel suspens ou de non ou d’oui
  • En toi je vis, où que tu sois absente
  • Epitaphe de Pernette de Guillet
  • L’oisiveté des délicates plumes
  • Le jour passé de ta douce présence
  • Plutôt seront Rhône et Saône disjoints
  • Quand l’ennemi poursuit son adversaire
  • Si tu t’enquiers pourquoi sur mon tombeau
  • Sur la fontaine de Vaucluse
  • Tant je l’aimais qu’en elle encor je vis
  • Tout le repos, ô nuit, que tu me dois
  • Tu cours superbe, ô Rhône, florissant
  • Tu te verras ton ivoire crêper

Citations de Maurice Scève :

  • En toi je vis, où que tu sois absente; en moi je meurs, où que je sois présent.
  • Toute douceur d’amour est destrempée de fiel amer et de mortel venin.
  • En sa beauté gît ma mort et ma vie.
  • Plutôt seront Rhône et Saône disjoints, que d’avec toi mon coeur se désassemble.
  • Contre l’adversité se prouve l’homme fort. 
Marguerite d'Angoulême, noble et humaniste

Marguerite de Navarre (1492-1549)

Biographie de Marguerite de Navarre

Appelée également Marguerite d’Angoulême et parfois Marguerite d’Alençon, Marguerite de Navarre naît le 11 avril 1492 à Angoulême de Charles d’Orléans alors comte d’Angoulême et de Louise de Savoie. Elle fait partie de la première branche d’Orléans de la dynastie capétienne. Surnommée la dixième des Muses, elle est la sœur aînée de François 1er, futur roi de France (1515 à 1547), et nièce de Charles d’Orléans le poète (1394-1465).

Marguerite reçoit une éducation et un enseignement de grande qualité, influencés par l’humanisme italien articulé autour du latin, du grec et de la philosophie. Cette formation fait d’elle une grande amoureuse de la liberté, et face aux conflits religieux elle manifeste et prône la tolérance: accepter les autres tout en restant soi-même.

Pour mettre fin au conflit qui oppose les Maisons d’Angoulême et celles d’Alençon (1509), elle épouse Charles IV le duc d’Alençon à l’âge de 17 ans. Elle mène alors une vie certainement pas joyeuse, entre un mari illettré et une belle-mère excessivement pieuse, dans un triste château médiéval. La mort du duc en 1525 la libère. Elle se remarie deux ans plus tard à Henri II d’Albret le roi de Navarre, et devient reine.

Après l’accession de son frère (François 1er) au trône, Marguerite de Navarre assume les fonctions de la reine-mère Claude de France et joue un rôle capital dans le domaine diplomatique (Elle négocie en  Espagne la libération de son frère prisonnier de Charles Quint, participe au traité de Cambrai négocié entre sa mère et Marguerite d’Autriche …) Elle manifeste un vif intérêt pour les nouvelles idées. Elle encourage pour cela les lettres, les sciences et les arts jusqu’à se faire la protectrice des victimes de l’intolérance à la Sorbonne, au Parlement et au sein même de la Cour de France. La reine de Navarre voit arriver auprès d’elle les plus grands esprits de son temps. Ce qui lui vaut d’être l’objet de dédicaces de plusieurs œuvres,  dont Le Tiers-Livre de Rabelais. Elle est également connue pour être, après Christine de Pisan et Marie de France, l’une des premières femmes de lettres françaises.

Fin 1542 alors que les souverains de Navarre sont écartés du pouvoir, elle s’installe sur ses terres à Mont-de-Marsan où elle passe son temps à lire et écrire tout en assumant les responsabilités du pouvoir en l’absence de son mari. Elle fait également un séjour de quatre mois, loin du monde, au couvent de Tusson. Atteinte d’une inflammation des poumons due au froid, elle meurt seule le 21 décembre 1549 son mari arrivant trop tard. Elle est inhumée dans la sépulture des rois de Navarre, la cathédrale de Morlas. Les anecdotes grossières publiées sur cette femme, qui  n’a pourtant été ni ange ni bête, ne tomberont dans l’oubli que des siècles après. Le message de cette grande humaniste est encore d’actualité quinze siècles après sa disparition. « Elle était, très bonne, douce, gracieuse, charitable, grand aumônière et ne dédaignant personne » (dixit Brandome).

Œuvre de Marguerite de Navarre

D’une culture remarquable, Marguerite aborde tous les genres littéraires. Elle est assez influencé par les textes de Luther et de théologiens réformistes qu’on traduit pour elle, ou encore par les idées d’Érasme. C’est après la trentaine que Marguerite se distingue par sa production littéraire. Elle relate surtout des aventures réels jusqu’à citer les dates, les lieux, les héros…Elle adopte une liberté de pensée et de style pour aboutir à des affabulations morales et pieuses, de quoi considérer ses contes comme contes moraux. Sincère dans son désir de réforme pacifique du royaume, elle favorise alors les doctrines qui vont dans ce sens. Pratiquante catholique certainement, elle reste en dehors des querelles religieuses sanglantes et ne suit ni Luther ni Calvin. Pour ce faire elle fait de son œuvre un miroir pas du tout flatteur de la société. En ce sens son œuvre, dont l’importance ne sera reconnue que bien plus tard, reste pédagogique et aussi prosélytique. La princesse a pour souci premier d’instruire et non de plaire, le vrai et le bien passe avant le beau et le narratif. Marguerite reste avant tout une moraliste et une conteuse, sa poésie aura un impact décisif pour le développement des idées Réformatrices en France.

Œuvres de Marguerite de Navarre

Le Dialogue en forme de vision nocturne (1524)

Marguerite de Navarre compose ce dialogue imaginaire (en vogue à l’époque) dans sa jeunesse, à la mort de sa nièce Charlotte pour en appeler à Dieu. Sous le thème de deuils (celui de sa tante Philiberte de Savoie, de Claude la reine de France et enfin de Charlotte), elle traite de problèmes théologiques. L’âme de la défunte s’entretient avec sa tante affligée et éplorée, l’exhortant à se détacher de se souvenirs et du monde. La princesse finit par s’abandonner à Dieu, dans l’espoir de lui donner la foi. La foi donc, la mort, le salut de l’âme sont évoqués dans une œuvre où la forme et l’exécution ne mettent pas vraiment en valeur l’idée et l’inspiration.

Extrait

Je vous prie que ces fâcheux débats
D’arbitre franc et libertés laissés
Aux grands docteurs qui l’ayant ne l’ont pas.
D’inventions ont leurs cœurs si pressés
Que vérité n’y peut trouver sa place
Tant que soient leurs plaidoiries cessées.
Mais quant à vous, quoi qu’on vous dise ou fasse
Soyez sûre qu’en liberté vous êtes
Si vous avez de Dieu l’amour et grâce…

Le Miroir de l’âme pécheresse (1527 à 1529)

S’inspirant d’auteurs de l’Antiquité et même du Moyen-âge (Ovide, Vincent de Beauvais, Caxton…), l’auteur fait dans ce long poème son propre examen de conscience. C’est une véritable méditation dans laquelle elle fait l’analyse de son humilité, jusqu’à affirmer sa faiblesse, face à un miroir et devant Dieu pour lequel elle chante son amour. L’oeuvre n’a pas échappé aux attaques des théologiens de la Sorbonne, qui la considère comme hérétique. 

Extrait

Bien sens en moi que j’en ai la racine
Et au-dehors ne vois effet ni signe
Qui ne soit tout branche, fleur feuille et fruit
Que tout autour de moi elle produit.
Si je cuyde regarder pour le mieux
Me vient fermer une branche les yeux.
Tombe en ma bouche, alors que veux parler
Le fruit par trop amer à avaler… 
  • Les Marguerites de la Marguerite des princesses (1547)

Marguerite de Navarre publie en 1547 un recueil comprenant un ensemble d’œuvres, caractérisées par la spontanéité et la sincérité, sous le titre « Marguerites de la Marguerite des princesses ». En plus d’épîtres destinés au roi ou encore à Louise de Savoie, on y trouve des poésies de circonstances et même des essais de psychologie amoureuse. Dans ce recueil on découvre également des comédies bibliques et profanes sur la trame des drames liturgiques. Elles sont consacrées à la naissance et la vie de jésus Christ, tout en étant moralisantes.

  • Les Chansons spirituelles

Dans les Chansons spirituelles on découvre la Marguerite-poète. Ces vers, où les aveux dominent, sont d’une merveilleuse harmonie. Ronsard, semble t-il, s’inspirera plus tard de cette toute première manifestation du lyrisme moderne français pour écrire ses Odes.

Extraits :

Si quelque injure l’on vous dit,
Endurez-le joyeusement,
Et si chacun de vous mesdit,
N’y mettez vostre pensement
Ce n’est chose nouvelle
D’ouyr ainsi parler souvent
Autant en emporte le vent. 
 
Si quelcun parle de la Foy
En la mettant quasi à rien
Au prix des œuvres de la Loy,
Les estimant les plus grands biens,
Sa doctrine est nouvelle,
Laissez-le là, passer avant;
Autant en emporte le vent. 
Et si pour vostre Foy gaster
Vous vient louer de vos beaux faits,
En vous disant (pour vous flatter),
Qu’il vous tient du rang des parfaits;
Fuyez parole telle,
Qui ameine oegueil decevant,
Autant en emporte le vent. 
Si le monde vous vient tenter
De richesse, honneur et plaisir,
Et les vous vient tous présenter,
Ny mettez ny cœur ny désir:
Car ceste chose temporelle,
Retourne ou estait paravant
Autant en emporte le vent.
  • La Comédie des innocents (vers 1530)

Marie est sur le point de mettre au monde un enfant, mais ne sait pas encore qu’il sera Jésus Christ. Ne sachant pas qui de toutes les femmes enceintes le portait, Hérode décide de faire tuer tous les nouveau-nés de sexe masculin. Dieu, qui le sait, ordonne à ses anges d’avertir la désormais sainte famille. Pendant que le massacre est perpétré par les tyrans d’Hérode, Joseph et Marie quittent les lieux pour mettre au monde l’enfant le plus loin possible. Alors que Jésus vient au monde, les âmes des enfants tués chantent leur bonheur d’être au Paradis après avoir quitté cette terre ingrate.

Extraits :

Dieu commence

Mon œil divin, qui voit l’intérieur,
Devant lequel nul corps extérieur
Ne peut donner aucun empêchement,
Regarde en bas jusqu’à l’inférieur,
Bien qu’il soit haut comme supérieur,
Mais ma bonté l’abaisse doucement.
Or il a vu ce que secrètement
Herodes veut faire de mon Enfant,
Mais ma puissance en dispose autrement,
Qui le Petit contre le Grand défend…  
Rois de là-bas, écoutez promptement,
Et vous aussi qui sous moi puissamment
Jugez la terre en votre obéissance :
Or apprenez mon enseignement…

Le premier ange :

O Joseph, père putatif,
Lève-toi, sans être craintif,
Et prend l’enfant,
Et sa mère aussi…

Joseph :

O bonté qui accourt
Au secours
Des siens, je te loue et remercie…
Ma mie, il faut partir
Sans mentir :
Car l’Ange pendant que je dormais
Herodes veut avoir
Par pouvoir
Votre enfant pour le mettre à mort…

Marie :

Ami, sans attendre demain,
Tout deux il nous faut mettre la main
Pour emporter notre bagage,
Et l’enfant tant doux et humain,
Le sauvant du Roi inhumain…

Joseph :

Allons sans faire nul séjour,
Afin qu’avant le point du jour,
Soyons hors de ce territoire.

Herodes :

Voyez ces trois méchants menteurs,
Inventeurs
D’un Christ forgé dans leurs têtes !
O vous mes loyaux serviteurs,
Amateurs
Des vertus grandes et honnêtes…
Si l’enfant je ne fais périr
Nul ne saurait mon grand martyr…

Le premier Docteur :

En Bethlehem ni alentour,
Ne faut laisser enfant vivant,
N’épargner ni ville ni tour,
Mettez à tous la vie au vent…
  • La Comédie de la nativité de notre seigneur Jésus-Christ (vers 1530)

Ne sachant de qui sera né le Christ, Herode décide de faire tuer tous les enfants de sexe masculin qui viennent au monde. Dans ce texte austère l’auteur nous fait accompagner Joseph et Marie dans leur fuite pour éviter le pire à leur enfant qui va naître. A Bethléem ils demandent asile en vain, l’enfant naît dans une bergerie. Satan s’en mêle pour pousser les pasteurs à commettre le pire, avant que Dieu n’intervienne…

Extraits :

…Mais quand Dieu a révélé au prophète
Que CHRIST fera sa première venue,
 en ce lieu, comme cité élue,
De sa grandeur Esaie fait fête…
O Bethleem, maison de pain nommée,
Qu’elle sera de toi la renommée,
Quand tu seras le coffre du pain vif ?…

Joseph :

Or sommes-nous arrivés en ce lieu,
Dont vous et moi, ma mie, louons Dieu,
Car il est tard et la nuit est venue.
Allons tout droit là où je vois du feu…

Le premier hôte :

Aux riches gens voudrais faire service,
Car mon métier et mon commun office
N’est seulement que toujours amasser
Or et argent, là veux mon temps passer…

Joseph :

O charité, qui rend l’âme parfaite,
Difficile que l’on te trouve au cœur
De l’homme riche, si Dieu n’y est vainqueur !
En voilà un, à dire vérité,
Qui semble bon : Monsieur, par charité,
Vous plairait-il loger moi et ma femme ?
Car entendez que cette pauvre dame
Est sur le point de son accouchement.

Deuxième hôte :

Mon logis n’est pour tels gens que vous,
Vous ne pouvez apporter que des poux.
Princes et rois sont les bienvenus,
Sans rien payer ils sont entretenus…

Joseph :

Adieu, seigneur. Quand l’orgueil l’homme dompte
D’humilité perd si fort l’appétit
Qu’il ne peut plus recevoir le Petit…

Troisième hôte :

…Cure n’avons de gens plein de tristesse :
Prenez ailleurs, mes amis, votre adresse…

Joseph :

Or adieu donc. O que volupté folle
Ce pauvre monde aveugle et affole…

Marie :

Las, mon ami, je vois approcher l’heure
Que naître doit le fruit tant désiré ;
Regardons où.

Joseph :

…Voici un lieu qui sert de pauvre étable ;
Bien qu’il ne soit pour l’enfant honorable…

Premier ange :

Je te salue, ô dame bienheureuse !
Mère du Fils dont tu es amoureuse,
Sans offenser pure virginité,
Tu as reçu nom de maternité,
Et du Puissant tu es la mère et la fille…
  • La Comédie de l’adoration des trois rois à Jésus Christ (vers 1530)

Dans cette comédie Marguerite met en scène des dialogues entre Dieu et des personnages représentants des rois avec des figures allégoriques. Dieu s’adresse à Philosophie, Tribulation, Inspiration et Intelligence divine qui doivent être le propre de l’homme. Les anges interviennent pour chanter, avant que Gaspard, Melchior et Balthazar n’engagent un dialogue constructif…

Extraits :

Dieu commence :

Je suis qui suis, et contient en mon être
Tout ce qui est, qui peut, et qui sera.
Ce qui n’est point j’appelle, et le fait naître…

Intelligence divine :

Par toi, Seigneur, je vois les yeux ouvrir
Des aveugles sous la loi ancienne,
Et les secrets aux gentils découvrir
Idolâtrant sous cette loi païenne…

Dieu :

Allez chercher en Orient les provinces,
Et secourez mes élus et mes amis…

Philosophie :

…O sage Roi, si tu m’es agréable,
Je te rendrai le savoir désirable,
Jusqu’à ce que de vraie science
Ait goûté par patience…

Balthazar :

J’ai grand cas des biens de cette terre,
J’ai désiré honneur et gloire acquérir,
Et de me voir seigneur grand et puissant ;
Pour acquérir des biens j’ai fais la guerre :
Las, je vois bien que trop follement j’erre,
Car tous ces biens n’est rien que vent passant…

Tribulation :

O Roi vivant en plaisir et santé…
Et te tiens juste selon la Loi,
Par moi sera bientôt ton cœur tenté…

Melchior :

Allons tous, sans nulle réplique,
Ailleurs je n’ai plus d’espérance ;
Par son savoir si authentique
J’espère d’avoir délivrance.

Inspiration :

Dieu, pour montrer sa grâce purement
 M’envoie à toi pour déclarer comment
Il est ton Dieu, ton Créateur, ton Père
Et qui, plus est, il veut que vivement
Fasse en ton cœur un divin mouvement…
  • La Comédie du désert (vers 1530)

Sur une terre aride où rien ne pousse, Joseph prie Dieu de venir au secours des siens. Marie demande qu’ils soient pourvus pour être sauvés. Dieu ordonne alors aux anges d’agir pour que les arbres secs portent de nouveau leurs fruits, que les abeilles fassent couler leur miel …

Extraits :

Dieu :

Anges allez en ce Désert détruit ;
Réjouissez par harmonieux bruit
Mère et Enfant, commandez par moi,
Aux arbres secs de leur donner des fruits,
Et que chaque ruisseau soit bien instruit
D’offrir leur eau à leur Seigneur et Roi,
Tant qu’en ce le lieu plein de tout désarroi,
Où rien il n’y a, soit tout en abondance ;
Car où je veux toucher du bout du doigt,
Mon pouvoir se voit en évidence.

Les Anges :

Puisqu’il te plaît, Seigneur Dieu,
Faire révérence en ce pauvre désert lieu,
Où de bien n’a apparence…
Des arbres leur porteront
Des fruits pleins de saveurs exquises
Des fleurs leur consoleront ;
Et de l’eau douce et requise.
Mais de tout soit gloire à toi
En ciel et terre donnée,
Qui grâce par ton fils Roi
As à tous abandonnée.

Marie :

Dieu éternel, mon Père et mon Epoux,
A mon réveil je t’adore à genoux,
Comme la Vie et l’Etre de nous tous,
Tel je te tiens.
En te rendant grâce de tous tes biens…
O Dieu, qui est immuable, immortel,
En toi je vis…
Fais que ton fils à ton vouloir je serve,
Et que la loi parfaitement j‘observe
En la servant…
Que chaud et froid soient raisonnables,
Que faim et soif ne soient insupportables,
Et que puissions
Vivre en repos par rochers et buissons
Où séparés nous ne soyons des doux sons 
Spirituels,
Et de tes dons en nous continuels…

Joseph :

Combien que je me suis lassé
De chercher ce dont j’ai besoin,
Si n’ai-je pas trop amassé
Et si je suis allé assez loin.
Ce que j’ai rapporté est témoin,
Que ce lieu est mal cultivé…
O que de fruits je vois ensemble
Près de Marie sur la terre ?
Il y en a plus, ce me semble,
Qu’en un mois nous saurions cueillir…
Loué soit Dieu qui m’a réconforté,
De mon labeur, voyant qu’il l’a pourvu
De tant de bien qu’aucun n’a apporté
Pour secourir cette Vierge…
 

Le Malade (vers 1535-1536)

Farce, satire religieuse, Marguerite met en scène un malade qui est tiraillé entre sa femme superstitieuse, un médecin dogmatique ainsi que la chambrière. Dans cette symbolique religieuse, l’auteur renvoie dos à dos la religion et la médecine de l’époque. En effet pendant que la femme propose pour guérir son mari des remèdes tels que « la dent de sanglier » ou encore « cinq germes d’œufs », le médecin veut faire une saignée. La servante qui tente de  faire prendre conscience au malade que la foi peut être salvatrice, est prise à partie par le docteur et la femme. Et pourtant c’est la foi qui sauve ce malade.

Extraits

La femme

La dent de sanglier blanche et belle,
Vous donnerai, c’est ma coutume ;
Et d’une herbe, je sais quelle,
Je vous ferai un cataplume.

Le Malade

Ma mie, ce n’est pas le point
Par où il me convient guérir.
Allez bientôt, ne tardez point,
Un médecin me quérir.

Le Femme

Toujours à eux voulez courir,
Mais leur patte est trop dangereuse ;  
Car l’autre jour firent mourir
La fille de la procureuse…

Le Malade

Aïe ! Je perds patience !
Allez tôt, faites bon devoir.

La Femme

Et bien doncques, je le vais querre,
Puisqu’en lui seul vous voulez croire…

La Chambrière

Si j’osais la vérité dire,
Et qu’il vous plût en gré la prendre,
Bientôt serez hors de martyre,
Sans au médecin vous attendre…

Le Malade

Je ne sais à quel saint me rendre
Mais à tous ensemble me vous.

La Chambrière

Un seul vous en peut bien défendre,
Qui est digne que l’on le loue.

Le Malade

Qui est celui qui peut ôter,
Comme vous dites, tous mes maux…

La Chambrière

C’est le saint des saints, le grand maître
Qui sacrifie pape et roi.
C’est dieu qui fermera crois
Que tous vos maux vous ôtera
Quand, par une assurée foi,
Votre cœur là s’arrêtera.
Y a t-il médecin plus sage
Que Dieu, ou meilleur, ou plus doux… ?

Le Malade

En bonne foi je connais bien
Que de Dieu vient toute santé…

Le Médecin

Ma commère voudrait savoir
Quel mal il a.

La Femme

Sous le tétin…
Ce fut hier soir
Mais il s’est plaint qu’au matin…

Le Malade

Las ! Je crains tant cette saignée
Et voir ainsi mon sang répandre…

La Femme

Monsieur, sans saignée, j’en ai vu
Qui sont guéris parfaitent
Pour avoir un breuvage bu
De jus de pavot seulement.

Le Médecin

Vous me troublez l’entendement
Taisez- vous donc folle que vous êtes…
 

L’Inquisiteur (vers 1536)

C’est une farce dans laquelle le personnage, un inquisiteur de la foi et docteur à la Sorbonne,  s’inquiète de la place que prennent de plus en plus les nouvelles doctrines religieuses. Il part en campagne contre tous leurs partisans. Fanatique et bête tout compte fait, il croise au cours d’une promenade avec son valet quatre garçons qui lui tiennent tête. L’auteur le met dans une situation ridicule, avant de le laisser se faire attendrir par ces mômes qui lui chantent notamment le psaume III de David. L’inquisiteur finit par revenir à la tolérance, véritable principe de la religion.

Extraits:

L’Inquisiteur

Le temps s’en va toujours en empirant ;
L’on ne fait plus de religion compte.
Notre crédit, dont je vais soupirant,
Se pourrait bien enfin tourner à honte…
Grand temps y a que je suis passé docteur
Dedans Paris, par ceux de la Sorbonne.
Quatre ans y a que je suis inquisiteur
De notre foi, sans épargner personne.
Je ne dis pas, que si quelqu’un me donne
Un bon présent pour racheter sa vie
Qu’à le sauver promptement n’aie envie…

Le Valet

Mais, à votre avis, ont-ils froid,
Mon maître, ces petits garçons ?
Il me semble qu’en cet endroit,
De feu, leur servent les glaçons.

L’Inquisiteur

…Enfants, enfants, vous perdez temps !
Vous feriez mieux d’étudier.

Janot

Monsieur, si nous sommes contents,
Ne vous en veuillez ennuyer.

L’Inquisiteur

Voilà un beau contentement,
Que de jouer au château de noix !

Pérot

C’est un très bel ébattement,
Ou rien de mal je n’y connais.

L’Inquisiteur

Enfants, il vous serez bien mieux,
D’avoir, de Bien et Mal, science.

Thierrot

De mal, pour être vicieux ?
C’est bien pour perdre patience.

L’Inquisiteur

Vicieux, je ne l’entends pas,
Mais c’est pour acquérir vertu.

Clérot

On l’acquiert ainsi par compas
Et par la règle d’un fétu ?…

Le Valet

Mon maître, trop prenez à cœur
Les propos de cette innocence.
Vous, qui des grands vous êtes vainqueur,
Devez supporter leur enfance.

L’Inquisiteur

Enfance ou innocence, las,
Je ne trouve que malice!
De les battre ne serai las
Si de parler feront plus l’office.
Les Enfants chantant tous ensemble
Ô seigneur, que de gens,
A nuire diligents,
Qui nous troublent et nous grèvent !
Mon Dieu que d’ennemis
Qui aux champs se sont mis
Et contre nous s’élèvent !…

L’Inquisiteur

Je les ois chanter. Qu’est ceci ?
De moi se moque, ce me semble…

Jacot

En lieu de défendre
Parler, veut apprendre
Notre doux language.
Ô que Dieu sait rendre
Bien pour mal, et prendre
Homme en tout âge !…

L’Inquisiteur

Mes petits enfants, je vous prie,
A l’honneur du Dieu des humains,
Que chacun de vous chante et crie,
Et nous tenons tous par les mains !…
 

La Coche (1541).

En présence de la narratrice, trois femmes amies éplorées débattent avec sincérité autour de l’amour courtois (la fin’amor). Alors que la première a été abandonnée par son amant, la seconde qui est tout près de rompre avec le sien est courtisée par ce même amant. La troisième par contre, pour préserver l’amitié qui la lit aux deux autres, choisit de rompre avec l’homme qui l’aime pourtant véritablement.

Extraits :

Ainsi parlant, pensant toute seule estre,
Je vey de loing trois dames apparoistre,
Saillans d’un bois hault, feuillu, et espés,
Dont un ruiseau tescler, pour metter paix
Entre le bois et le pré se mettoit :
Portant le noir et l’une et l’autre estoit
D’une grandeur ; collets, tourets, cornettes
Couvroient leurs cols, leurs visages, et testes…
Je vous requier par l’Amour, qui commande
Sur tous vos bons cœurs, ottroyez ma demande :
Et dites moy la douleur, et la peine,
Que vous souffrez, dont chacune est si pleine,
Que sans mourir ne la povez porter.
Si je ne puis au moins vous conforter,
Je souffriray par grand compassion,
Avecques vous la tribulation…  
 
Làs, ce n’est pas par doute de secret,
Que nous craingnons compter nostre regret :
Lequel voudrions estre par vous escrit…
 
Dames n’attribuez à vice,
Si j’ai laissé, long temps ha, cest office,
Pensant pour vray, qu’Amour n’avoit obmis
Un seul des tours, qu’il fait en es amys,
Qu’en mes escrits passez ne soit trouvé…  
 
Nous sommes trois dans le reconforter
Impossible est : car sans nostre amitié,
Sans mort, tel mal ne sçaurions supporter.
L’une de l’autre ha egale pitié,
Egale Amour, egale fantasie ;
Tant que l’une est de l’autre la moitié :
Entre nous trois n’y eut onc jalousie,
Onques courroux, onques diversité :
Si l’une ha mal l’autre en est tost saisie,
Pareillement en la diversité…

 

La comédie des Quatre Femmes (début 1542)

Alors que la « Querelles des Amies » bat son plein, Marguerite prend à travers cette œuvre le parti d’un de ses protégés Antoine Héroët. Dans « La Parfaite Amye de Cour », celui-ci s’oppose à « L’Amie de Cour » de Bertrand de La Borderie.

Deux jeunes filles et deux femmes débattent ensemble de l’amour. La première considère qu’aimer c’est perdre sa liberté, la seconde au contraire croit qu’il donne accès à la libère. Quant aux deux femmes, l’une est jalouse alors qu’elle est fidèle à son mari, l’autre l’est parce que son mari aime une autre. La voie de la sagesse vient d’une vieille femme qui a été libre durant vingt ans, puis aimé durant vingt autres années. Le débat va pouvoir se clore grâce à l’arrivée de quatre jeunes hommes et d’un vieillard.

Extraits :

La  vieille

Le temps, qui fait et qui défait son œuvre,
M’a, cent ans a, à son école prise.
Son grand trésor, qu’à peu de gens découvre,
M’a découvert, dont je suis bien apprise.
Vingt ans, aimai liberté, que l’on prise
Sans point vouloir de serviteur avoir.
Vingt ans après, d’aimer fis mon devoir.
Mais un tout seul, pour qui seul j’étais une,
Me fut ôté, malgré tout mon vouloir,
Dont soixante ans j’ai pleuré ma fortune.

La première femme

Voilà une dame authentique.
Quel habit ! Quel port ! Quel visage !

La seconde femme

Hélas, ma sœur, qu’elle est antique !

La première femme

Voilà une dame authentique.

La seconde femme

Cent ans apprend bien grand’ pratique.
Ô qu’elle devrait être sage !

La première femme

Voilà une dame authentique.
Quel habit ! Quel port ! Quel visage !

La seconde femme

Or faisons vers elle un voyage ;
Nous n’en pouvons que mieux valoir.

La première femme

En bonne foi, j’ai grand vouloir
D’écouter sa sage doctrine.

La seconde femme

Mais comme elle tient bonne mine !
Allons lui donner le bonjour.

La première femme

Celui qui au Ciel fait séjour
Et en terre a l’autorité,
Vous donn’ toute prospérité !

La vieille

Mes filles, Lui, qui a puissance,
Donne à vos cœurs la connaissance
De Lui, et de vous-même[s] aussi !
Qui vous amène en ce lieu-ci ?
Je vous requiers ne le celer.

La seconde femme

Désir de vous ouïr parler,
Et de vous, quelque bien apprendre ;
Et aussi pour vous faire entendre
Quelque débat, en quoi nous sommes.

La vieille

Hélas ! J’ai des ans si grand’s sommes
Que je crois que mon vieil langage
N’est plus maintenant en usage,
Et qu’à peine l’entendrez-vous.

La première fille

Ne prenez, madame, de nous,

Ennui à nos débats ouïr.

La seconde fille

Nous espérons nous réjouir
Par votre très sainte parole.

La vieille

Afin donc que je vous console,
Chacune fasse son devoir
De me dire et faire savoir
Son cas, pour y donner conseil.
Hâtez-vous comme le soleil,
Car le serein est dangereux
À mon vieil cerveau catarrheux.
Et, par ma grande expérience,
Je vous dirai en conscience
Ce que faire il vous conviendra,
Et [ce] qu’à chacune il adviendra.

Toutes ensemble.

Qui commencera de nous quatre ?

La vieille

La plus sage, sans plus débattre.

La première femme

Ce sera moi.

La seconde femme

Et moi aussi…

Trop, Prou, Peu et Moins (1547)

Marguerite de Navarre réagit semble t-il, avec cette troisième farce, à l’exil puis l’emprisonnement d’Etienne Dolet pour hérésie et athéisme. C’est peut-être aussi une réponse à Calvin qui dans « L’Excuses aux Nicodémites » reproche aux réformés de cacher leur foi et leur conseillant de s’exiler pour vivre cette foi.

Dans cette oeuvre tout aussi symbolique qui a pour thème principal la dissimulation et les apparences trompeuses, Margueritte de Navarre met en scène quatre personnages allégoriques. Les sous-entendus, les énigmes, les équivoques sont omniprésentes. Trop et Prou symbolisent le pouvoir et l’argent (richesse matérielle), alors que Peu et Moins représentent la misère matériel et la richesse spirituelle. Pourtant les seconds, qui font confiance aux bienfaits de leurs cornes qu’ils exhibent fièrement, sont bien plus heureux. Les premiers par contre sont tellement honteux de leurs grandes oreilles, qu’ils font tout pour les dissimuler. Ceux-ci cherchent alors à découvrir ce qui rend les deux autres si heureux, en vain, car ils restent sourds à la parole de Dieu.

Extraits :

Peu

L’on me nomme Peu, qui se cache
Partout, je veux bien qu’on le sache,
Le peu aimé, le moins [re]douté.
Je garde la brebis, la vache :
Le pourceau par le pied j’attache.
Mon corps sans cesser est bouté*
À tout travail ; moult m’a coûté,
Tant que je ne possède rien.
Mais j’ai une bourse au côté,
Qui est remplie de tous biens.

Moins

Je me nomme le pauvre Moins,
Le moindre de tous les humains,
Qui n’ai rien, et rien avoir veux.
Toujours laboure soirs et ma[t]ins,
De corps, de pieds, de bras, de mains.
En cela j’accomplis mes vœux.
Souci n’ai d’enfants, ni neveux ;
De les enrichir n’ai envie,
Ma richesse est sous mes cheveux,
Par quoi ne crains perdre la vie.

Peu

Tu es des miens.

Moins

Des vôtres suis.

Peu

Tous d’un cerveau sommes conduits.

Moins

Tous marchons d’un consentement.

Peu

Tous deux n’avons qu’un sentiment.

Moins

Je vous [re]connais bien à la voix.

Peu

Et de longtemps je vous savais
Tel avoir été que vous êtes.

Moins

Pareil accoutrement de têtes
Nous portons, et sans différence.

Peu

Nous avons pareille espérance,
Pareil but, et pareille fin.

Moins

Vous n’êtes, pas plus que moi, fin,
Mais les plus fins nous affinons!

Peu

C’est pource que nous ne finons
D’être Peu et Moins si petits,
Que gens pleins de grands appétits
Ne savent pas bien où nous prendre.

Moins

Nous ne craignons nul attendre ;
Car quand nous approchons des hommes,
Si petits auprès d’eux nous sommes
Qu’ils ne nous peuvent regarder.

Peu

Craintif ne se doit hasarder,
Quand il a par où être pris.

Moins

Nos habits sont de si vil prix
Que, si quelqu’un par là nous tire,
Si facilement les déchire,
Que l’on ne nous peut retenir.

Peu

L’on ne peut l’innocent punir,
Ni celui qui est rien, toucher.

Moins

Qui voudra au mort reprocher
Ses péchés et ses grands méfaits,
Il portera si bien ce faix
Qu’il n’en daignera rien répondre.

Peu

L’on ne peut brebis rase tondre ;
Qui n’a rien, rien aussi ne perd.

Moins

Qui ne porte rien, rien n’appert !
Par quoi cette lettre est bien close
À cil qui cherche quelque chose

Peu

Ils n’en peuvent trouver le bout.
Hélas, ils pensent avoir tout !
Mais ce tout-là, qu’ils disent leur,
Ce n’est en fin que tout malheur.
Notre Tout3 n’est pas de la sorte.

Moins

Certes il faut que ce Tout sorte
De rien pour être cher tenu…

La Navire (1547)

Sous le sous-titre de « Consolation du roi François Ier à sa sœur Marguerite », le texte a été écrit lors de sa retraite à Tusson après le décès de son frère le roi François 1er. Dans cette œuvre apparaît toute la douleur d’une reine désespérée, que le frère vient lui-même consoler.

Ce recueil est suivi de «Le trépas du Roi » dans lequel elle établit un dialogue avec son frère, au ciel, alors qu’elle-même est captive depuis quelque temps. François 1er apparaît sous les traits de Pan, le maître de la bergère Amarissime ou La Très Amère (Marguerite). Agapy le berger partage la douleur de la bergère, arrive Paraclesis le souverain consolateur.

Extraits: 

En réveillant sans cesse ma mémoire
Du tempz passe, tant loing d’adversité…
 
Du temps passé de ce roy sans nul vice,
Au cueur duquel vertu fut tout enclose.
Ne seroit ce pas trop grande injustice
Qu’amour mourust qui vivoit en santé,
Quant mort a faict sur luy son dur office…
 
Depuis le temps de nostre jeune enfance
Jusqu’à la fin de luy et son histoire ;
Cinquante deux ans, j’ay de sa présence
Tousjours jouy, sans estre séparée :
O importable et doloreuse absence !…
Quelz sont uns pleurs, mes souspirs et mes cris?
Rien au regard de ce que tu nu’- ri les :
Mon pleur an pris de vray pleur n’est que ris…
 
Mais fort amour le corps me vient contraindre
A regretter, à pleurer, à crier;
Et le dehors ne peult le dedans faindre.
Prier ne veulx, aussi ne doibz prier
D’oster mon dueil mais de bien l’augmenter…

Comédie sur le trespas du Roy (1547)

Marguerite compose cette comédie quelques mois après la mort de son frère le roi François 1er en Béarn, après son séjour à l’abbaye de Tusson. Elle revient ainsi sous le coup d’une grande douleur au pur lyrisme religieux abandonnant la satire. Personnage principal, elle apparaît sous le voile d’Amarissime, d’une bergère inconsolable. L’esprit troublé, celle-ci se promène seule dans la campagne pleurant la perte de Pan (le roi). Elle implore la nature de partager sa douleur qu’elle extériorise :

« Las ! tant malheureuse je suis,

Que mon malheur dire ne puis

Sinon qu’il est sans espérance :

Désespoir est desja à l’huys

Pour me jetter au fondz du puits

Où n’a d’en saillir apparence… » 

Apparaissent alors tour à tour trois autres personnages qui l’entendent gémir pour la consoler. Il y a d’abord Securus (son mari) qui tente de la consoler tout en se refusant s’abandonner aux larmes et lui montre la voie de la raison. Agapy (le berger) qui partage la douleur d’Amarissime la bergère et qui représente en fait le futur roi Henri II. Arrive enfin Paraclesis, une joyeuse messagère de Dieu, qui vient lui annoncer que son frère est au Paradis, qu’il est heureux et qu’il ne veut pas qu’on se lamente sur son sort.

Extraits:

Amarissime:

Seulle criez mes douleurs haultement :

Deuil et amour soi[en]t vostre retoricque.

Chantez des vers de douleur seullcmeiit.

Qui composez sont sans entendement

Par ung esprit troublé jusque à la mort.

Faictes sentir a tout le firmament

Qu’à luy et vous la mort a faict grand tort…

Amarissime chante :

Tant de larmes jettent mes yeulx

Qu’ilz ne voyent terre ne cieulx,

Telle est de leur pleur l’abondance.

Ma bouche se plainct en tous lieux,

De mon cueur ne peult saillir mieux

Que souspirs 2 sans nulle allégeance.

Securus:

Mais n’ay-je pas ouy la foible voix

De la dolente et triste Amarissime,

Devers laquelle à grand haste m’en vois?

Car à l’oyr presque morte l’estime,

Plaine de deuil du pié jusqu’à la cime.

De desespoir j’ay son chant entendu :

Elle a raison, soit en prose ou en rime,

De lamenter, car elle a tout perdu.

Amarissime chante :

Tristesse par ses grans efiorts

A rendu si foible mon corps,

Qu’il n’ha ny vertu ny puissance.

Il est semblable à l’un des morts,

Tant que le voyant par dehors

L’on perd de luy la congnoissance.

Securus:

Cesse ce chant et ces pleurs lamentables,

Qui n’est 1 à corps ny esprit profitable,

Ma très parfaicte et tant aymée amye.

Amahissime:

Securus, tant vray et charitable,

Tant extrême est mon deuil et importable

Que consoller je ne [le] s[ç]aurois mye.

Securus:

Helas ! je sçay que tu as bien raison.

Si ay-je aussy en tout lieu et saison

De regretter une perte sy grande,

Tous deux avons beu la triste poizon ;

Par quoy viens t’en à ma pauvre maison

Ou de noz plainctz ferons aux dieux ofrande.

Amarissime:

Amy, délaisse icy la délaissée,

Que la mort a jusqu’à mort abaissée,

Luy ostant Pan où estoit tout son bien.

Car d’ennuy suis si très fort opressee,

Que ta maison sera très mal dressée

Par moi, n’ayant plus nul soucy de rien.

Securus:

Peulx tu laisser, ma très chère compaigne,

Nostre trouppeau errant par la montaigne,

Au grand danger du loup aussy de l’ours?

Amarissime:

Mais que de pleurs mon visage je baigne :

Il m’est [encore] advis qu’asez je gaigne,

Car mort m’a faict de trop estranges tours.

Securus:

Je ne le faicz pour arrester tes larmes,

Car comme toy je sens pareil[s] tourmens,

Mais c’est afin que nous pleurions ensemble.

Amarissime:

Amy, pour toy j’ay mon grand amour ferme,

Je partiray d’icy, car je t’afferme

Que riens que mort noz c[u]eurs ne desasemble.

Securus:

Consolle-toy, Amarissime chère,

Esleve ung peu ta morte et triste chaire,

Car, toy mourant, mettrois fin à ma vie.

Agapy:

Quel son, quel chant est-ce que j’oy de loing,

Tant que je pers le sens et la parole?

C’est voix de femme et qui a grand besoing,

À mon advis, que quelcun la consolle.

Amarissime:

Mais, helas! mon corps est banny

Du sien, auquel il fut uny

Depuis le temps de nostre enfance !

Mon esprit aussi est puny,

Quand il se trouve desgarny

Du sien plein de toute science.

Esprit et corps de dueil sont pleins,

Tant qu’ilz sont convertiz en plains ;

Seul pleurer est ma contenance.

Je crie par bois et par plains,

Au ciel et terre me complains ;

A rien fort à mon dueil ne pense.

Agapy:

Ceste voix là me tire à soy,

Car elle est semblable à la mienne ;

Et sens une douleur en moy

Toute telle comme la sienne.

Sa chanson me semble ancienne,

Si sont les motz de neuf ouvraige ;

D’où que ce soit que la voix vienne,

Ignorer n’en puis le langaige.

Amarissime:

Mort qui m’as fait sy mauvais tour

D’abattre ma force et ma tour,

Tout mon refuge et ma défense,

N’as sceu ruyner mon amour

Que je sens croistre nuict et jour,

Qui ma douleur croist et avance.

Mon mal ne se peut révéler,

Et m’est si dur à l’avaller,

Que j’en perds toute patience.

Il ne m’en fault donc plus parler,

Mais penser de bien tost aller

Où Dieu l’a mis par sa clémence.

Agapy:

O Amarissime est-ce toy?

C’est toy qui monstre[s] par ton chant

Que vraye amour et seure foy

Par le temps ne vont poinct laschant.

Las! tu pleures le tour meschant

De la mort, dont plainctes tu faitz.

Par quoy vers toy m’en voys marchant,

Pour avec toy porter le faix.

Amarissime:

C’est Agapy : je congnois sa voix doulce.

Hélas! c’est luy, j’en ay bonne apparence.

Son chant piteux à lamenter me poulse,

Car, comme moy, il n’a que desplaisance.

Crie bien hault, Securus, car je pense

Qu’il est si près qu’il t’oïra clamant.

Securus:

Agapy, je te requiers, avance

Ton marcher lent, viens à moy promptement.

Agapy:

Amy berger qui crie[s] de là hault

En m’apellant, dis-moy [ce] qu’il te fault.

Tu me congnois, mais dis moy qui es tu?

Paraclesis:

Du grand Pasteur porte commandemens

Dont envers vous messaigiere je suis.

Bien que tristesse contre moy ferme l’huys

De tous vos cueurs, quoyqu’elle die ou face,

J’y entreray, car chasser je la puis

Par la bonté qui vous veult faire grâce.

Agapy:

Grâce estimons qui nous pourroit donner

Que nostre chef devint une fontaine.

Paralesis:

Si vous fault-il ce dueil habandonner,

Pour obeyr à la puissance haultaine ;

Car asseurer vous [peulx] qu’au beau domaine

Des plaisans Champs Elysées demeure

Vostre doux Pan, hors de douleur et peine,

Qui ne veult point que sa gloire l’on pleure.

Amarissime:

Doubte ne faictz qu’après la vie saincte

De nostre Pan, il ne soit mis sans faincte

En seur repoz, fermement je le crois.

Paraclesis:

Pourquoy es-tu donc à plorer contraincte ?

Ne te plaist-il [pas] de veoir sa vie saincte

Pour vray l’orner de couronne de Roy?

Amarassime:

Non, mais me plains qu’ainsi je l’ay perdu

Ou que la mort n’a[it] mon corps estendu

Avec le sien, rendant son coup parfaict.

Paraclesis:

Si mon parler de toy fut entendu,

Bien tost seroit devant tes veulx rendu

Le Pan lequel tu estimois deffaict…

Amarassime:

En attendant, brebis, vaches et veaulx,

Souffriront 1 tout, laissant les bons morceaulx

Et leur pain blanc pour manger le pain bis.

Paraclesis:

Pan n’est poinct mort mais plus que jamais vit

Avec Moïse et Jacob et David,

Et sont aux cieulx parlans de bergerie.

Securus:

Pan est vivant ! Que tel cas on ne vit

Que ceste mort qui de nous le ravit

L’ait mis en vie. Oh! c’est une fairie.

Paraclesis:

Pan est vivant, encores le vous dictz,

En ces beaux champs et plaisans paradis,

Où sans cesser avec sa lire chante…

Les Prisons :

Si l’on prend en considération l’ampleur du sujet traité, on peut affirmer que Les Prisons  est certainement l’œuvre capitale de marguerite, la plus digne d’intérêt. Usant d’allégorie, la reine fait une synthèse de sa vie passée en retraçant les étapes les plus importantes d’une  existence plutôt tourmentée. Le  personnage, un gentilhomme, entreprend de se libérer des prisons « morales » successives dans lesquels il s’était enfermé. La première épreuve est l’amour et les liens qui l’entourent, avant que le « prisonnier » qui a changé de statut ne se heurte l’Ambition, l’Avarice et la Concupiscence. Libéré il s’enferme alors dans la Science jusqu’à ce qu’il découvre la joie et la paix suprêmes dans l’amour de Dieu. La reine revient également sur sa douleur, après la perte de son frère François Ier.

Extraits:

« Veult mettre à rien et tout anéantir. »

Jamais mon cueur n’eust voulu consentir

À donner foy à chose si estrange ;

Et n’y avoit homme, ny saint, ny ange y …

S’il fust venu d’un tel cas m’advertir,

Que j’eusse crainct soudain le desmentir.

Si fut ce vous, ce ne fut autre main,

Qui, soubz mainctien gracieux et humain,

Soubz ung parler digne de m’asseurer,

Soubz ung regard pour me faire endurer-

Dix mille mortz, m’avez en trahyson

Par les petis demoly ma maison.

Mais, en pensant de moy tout le contraire,

Je ne cessoys moy mesmes la reffaire,

Dont prisonnier de moy mesmes j’estoys,

Non plus de vous, et si ne m’en doubtoys

Jusques au temps que le soleil, plus chault

Qu’il ne souloit, enflamba ung lieu hault,

Où de bruller chacun ne se feignoit,

Fust il de glace, au moins on s’en pleiguoit

En ce temps là, je veillay une nuict,

Disant tout seul : Qui est ce qui me nuict ?

A qui desplaist le repoz où je suys?

Qui veult avoir le bien que je poursuys ?

Qui sent le lieu où je suys ne la place ?

Qui entreprend m’en chasser par audace?…

 

…Que pour mon bien vous estes tous laschez,

Plustost de moy que moy de vous fascliez.

O foible boys pour faire telle force,

Tout vermoulu et le cueur et l’escorce,

Est ce par vous que j’ay esté tenu

Pis que captif? Or le temps est venu

Que maulgré moy et vous j’ay alegeance;

J’en laisse au feu à faire la vengeance.

Mais est ce là ma couverture antique

Qui nous fut chère autant qu’une relique,

Où je n’osoys toucher non plus qu’au feu,

Craignant l’osterou destourner ung peu?

Helas! qu’Amour en moy à l’heure ouvrait

Quand je voyoys qu’elle se descouvroit,

Que je n’osoys par là saillir aux champs,

Car j’estimoys les tours saiges, meschans,

Et me sembloit que de la conserver

C’estoit la loy d’amytié observer…

 

…Jamais tourné sur autre bastiment.

Mais, délivré de nia prison antique,

Ambition, dont le feu brulle et pique,

Me vint saisir par désir de bastir

Mille maisons et de les assortir,

Et d’aquerir possessions et terres.

Dont souvent sort procès, debatz et guerres.

Puys, j’advisay marchans et marchandise!

Qui ont du gaing senty les friandises,

Gens de justiee, officiers, commissaires,

Qui souvent sont plus griefz que nécessaires.

Là viz le gain multiplier soudain

Par les estatz dont j’avoys eu desdaing,

Estimant plus Testât de serviteur

Que j’euz de vous, que d’estre conducteur

D’un grant empire, ou d’estre connestable,

Ou chancellier, ou le plus prouffitable

Estât qui soit; mais perdant ma maistresse

Pers mon estât, parquoy toute richesse

Qui me faschoit, mainctenant me plaist fort…

 

… Et 1 des dames vives la compagnye.

De grans beaultez et de vertus garnye.

Dancer les viz et chanter en doulx son,

Dont il me print au cueur une frisson,

Car des lyens il me vint souvenir.

Qui en prison longtemps m’ont fait tenir.

Et tout ainsy qu’un grant coup adressé

Dessus ung bras, ung peu devant blessé,

Fait double mal et donne peur et craincte,

Aussy mon cueur, où vous fustes empraincte,

Se print par peur si fort à tressaillir

Que je pensoys qu’il deust de moy saillir,

Craignant tumber par grâce et par beaulté

En la prison plaine de cruaulté ;

Qui me fist’ tost destourner mon regard,

De ces beaultez, le jectant autre part,

Car jamais plus ne vouloys asservir

Mon cueur d’aymer une anltre ou la servir,

Pensant que myeulx vault des femmes user

Qu’idolastrer d’elles ou abuser,

User ainsy comme fait une beste,

Sans passion…

 

… Las ! ceste amour tant pure cstoit durable

Si vostre cueur n’eust esté variable!

Variable est, parquoy je varieray,

Mais toutesfoys je ne me marierai

Ny ne seray jamais lyé de femme,

Soit pour espouse, ou pour maistresse ou dame,

Mais j’useray de toutes à loysir,

Sans nul travail pour y prendre plaisir.

Je m’essayiav de farder mon visaige

Et d’acoustrer et pollir mon langaige,

De deviser nouveaulx hahillcmens,

De bien danser, de jouer d’instrumens,

De manier chevaulx et porter armes,

De feindre avoir souvent aux yeulx les larmes,

De les tourner doulcement contremont,

Monstrant le blanc comme amants transis font,

Et de couvrir ma pensée vilaine,

Faignant souffrir jusqu’à perdre l’alayne.

Bientost partis de ce lieu, dangereux

A qui n’a sceu que c’est d’estre amoureux…

 

… Par desespoir fait noyer l’home ou pendre;

Les biens aquis en peynes et labeurs,

Quant on les perd, causent tant de douleurs,

Que le riche homme estant en povreté

Vouldroit n’avoir jamais si riche esté :

A peyne peult soustenir l’indigence

Qui a vescu toujours en habundance.

Quand à la chair, l’homme ebctté et fo,

Qui en a prins tant et plus que son soûl,

Enfin dira, s’il ne veult bien mentir,

De court plaisir venir long repentir.

Le trop qu’il a prins en manger et boire

Perdre luy fait la force et la memoyre ;

Venus au corps luy donne tremblement

Pour le meilleur et plus doulx traitement,

Amoindrissant l’esprit, les dentz, la veue ;

Mais qui l’aura longtemps entretenue,

En grant sueur se pourra tant chauffer

Qu’il sentira quelque peyne d’enfer;

Et s’il ne veut suer en telle chambre,

Il périra perdant membre après membre.

Voilà la fin là où conduict le vice…

 

… Alors du pain void la vie et sustanee

Estre Dieu seul, où gist la susistunce

De tous vivantz, d’arbres et d’animaulx.

Et qui garder veult et homes et chevaulx.

Celluy qui dit : « Je voys », et ne se boutte

Qu’a regarder le dehors, ne void goutte ;

Mais qui ce mot : « Je suys » trouve partout,

Le vray sçavoir a congneu jusqu’au bout ;

Des médecins et de médecine use,

Mais au dehors toutesfoys ne s’abuse ;

L’homme il reçoyt ainsy qu’à Dieu servant,

Sa médecine il congnoist si avant

Qu’il n’y voit rien que la vertu divine.

Ainsy voyant dedans la médecine

Très clairement le Créateur ouvrer,

Par cest esprit qui me fist recouvrer

L’intelligence et le sens trop caché,

Je ne fuz plus des livres empesché.

D’autre part, viz tumber mes livres beaulx,

Où sont comprins les sept artz liberaulx;

Ce feu les a de tresbuscher hastez,

Mais toutesfoys ne les a pas gastez,

Car j’apperceuz que leur beaulté première

Croissoit tant plus recevoit de lumière,

Dont je congneuz que Dieu, à ceste foys,

Qui par raison, par mesure, par poix,

Son œuvre faict, a par sa sapience

Luy seul en l’homme enventé la science…

 

…Et s’asseurer en ceste congnoissance

Du seul vray Dieu, créateur et bon père,

Et de Jésus, que pour nous estre frère

Et rédempteur a çà bas envoyé,

Nous rachaptant du monde desvoyé,

N’ayant desdaing de nostre chair mortelle :

En ces deux poinctz gist la vie éternelle.

Ce docteur là, qui telle vérité

Par escript mect, a très bien meritté

D’estre estimé sçavant et véritable…

 

… Qui Dieu avoit pour filz et Dieu pour père,

Le temple pur de la divinité

Où habitoit toute la Trinité,

Plaine de grâce et de perfection,

Fut du cousteau tranchant d’affection

D’aspre douleur en l’ame transpercée,

Mais foy la tint dessus ses piedz dressée,

Tant qu’en ung corps saige, constant et stable,

Portoit unff cueur mort à son filz semblable.

Ainsy sa mort dedans son filz passa,

Mais quand du monde à son Dieu trépassa,

En lieu de mort la vie elle goustoit,

Car en son Tout morte et vivante estoit.

Sainct Jehan aussy, Marie Magdelaine,

Qui du rocher en la céleste plaine

Sailloit sans mal, c’estoit que dans la croix

Souffrirent mort, parquoy en ces destroictz

Mort ne povoit les mortz en Christ tenir,

N’ayant en eulx que le seul souvenir

De leur Jésus, leur Tout, que tant aymoient

Que pour le veoir la mort vie estimoient;

Car qui de Christ gouste la mort cruelle

N’a peur ny mal en la mort corporelle…

L’Heptaméron (1558-1559):

Ou L’Heptaméron des Nouvelles de très haute et très illustre princesse Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre.

Après la mort de son frère le roi François 1er, fatiguée et malade, Marguerite se retire dans le Sud. Elle lit Décaméron de Boccace et s’en inspire pour écrire Heptaméron, resté inachevé à sa mort en 1549.  L’œuvre, qui est alors publiée après sa mort, connaît très vite un succès prodigieux suscitant réprobation par certains pour sa bassesse et glorification pour d’autres pour sa grandeur morale. Plus que dans le reste de son œuvre, ce texte permet en outre de découvrir la pensée politique, sociale et religieuse de la reine.

Mélange de sacré et de profane, première et unique œuvre en prose, c’est un recueil de 72 nouvelles écrites en huit jours (d’où le titre « Heptaméron » attribué posthume à raison d’une dizaine par jours. Alternant le court et le long, le gai et le tragique…avec un ton parfois drôle ou pathétique et d’autres grave ou grotesques, elles sont chacune suivie de commentaires de conversants et oriente vers la suivante.

5 hommes et 5 femmes (Hircan, Géburon, Simontaut, Dagoucin, Saffredent, Parlamente, Oisille, Longarine, Ennasuite et Nomerfide) qui évoquent visiblement des personnes ayant vécu dans l’entourage de l’auteur et représentant une sorte de mini-société, sont contraints de séjourner dans une ville des Pyrénées bloquées par des inondations. Ils se retrouvent dans une abbaye où ils font connaissance. En attendant la décrue, comme dans le Décaméron de Boccace, ils se racontent des histoires à raison de dix par journée. « Et s’il vous plaît que tous les jours, depuis midi jusqu’à quatre heures, nous allions dedans ce beau pré le long de la rivière du Gave, où les arbres sont si feuillés que le soleil ne sauroit percer l’ombre ni échauffer la fraîcheur, là, assis à nos aises, dira chacun quelque histoire qu’il aura vu ou bien ouï dire à quelque personne de foi. Au bout de dix jours, aurons parachevé la centaine, et si Dieu fait que notre labeur soit trouvé digne des yeux des seigneurs et dames dessus nommés, nous leur en ferons présent au retour de ce voyage … »

Les 72 nouvelles sont racontées dans une ambiance emprunte de délicatesse et de raffinement par ces personnages. On y trouve pièges, mensonges, duperies, vengeance, meurtres, infidélités et fidélités …bref une image de l’homme apparaissant dans une véritable comédie humaine. A titre d’exemples l’histoire de ce religieux épris qu’on punit en brûlant son monastère, celle d’une femme qui réussit à cacher à son mari vieux et borgne son amant, ou encore celle de ce curé qui met enceinte sa petite sœur…Le message de Marguerite est clair : défendre une religion fondée sur les textes, mais aussi  la raison, le cœur et la conscience et non une religion figée dans des traditions formelles et hypocrites. Pas seulement elle revendique  le droit des femmes à l’amour et à l’égalité dans le mariage.

Quelques nouvelles de l’Heptameron:

Cinquième nouvelle (narré par Geburon)

Au port à Coulon près de Niort, il y avait une batelière, qui jour et nuit ne faisait que passerchacun. Advint que deux cordeliers dudit Niort, passèrent la rivière tous seuls avec elle. Et pourceque ce passage est un des plus longs qui soit en France, pour la garder d’ennuyer vinrent à la prierd’amours : à quoi elle fit telle réponse qu’elle devait. Mais eux qui pour le travail du cheminn’étaient lassés, ni pour froideur de l’eau refroidis, ni aussi pour le refus de la femme honteux, se délibérèrent de la prendre tous deux par la force : ou si elle se plaignait la jeter dans la rivière. Elleaussi sage et fine, qu’ils étaient fous et malicieux, leur dit : « Je ne suis pas si mal gracieuse que j’enfais le semblant, mais je veux vous prier de m’octroyer deux choses, et puis vous connaîtrez quej’ai meilleure envie de vous obéir, que vous n’avez de me prier. » Les cordeliers lui jurèrent par leurbon saint François, qu’elle ne leur saurait demander chose qu’ils ne lui octroyassent, pour avoir ce qu’ils désiraient d’elle. « Je vous requiers premièrement, dit-elle, que vous me juriez et promettiez,que jamais à homme vivant nul de vous ne déclarera notre affaire » : ce qu’ils lui promirent trèsvolontiers. Ainsi leur dit : « Que l’un après l’autre veuille prendre son plaisir de moi, car j’auraistrop de honte, que tous deux me vissiez ensemble : regardez lequel me veut avoir la première. » Ilstrouvèrent très juste sa requête, et accorda le plus jeune que le vieux commencerait : et en approchant d’une petite île, elle dit au beau-père le jeune : « Dites là vos oraisons, jusques à cequ’aie mené votre compagnon ici devant en une autre île : et si à son retour il se loue de moi,nous le laisserons ici, et nous en irons ensemble. » Le jeune sauta dedans l’île, attendant le retourde son compagnon, lequel la batelière mena en autre : et quand ils furent au bord, faisantsemblant d’attacher son bateau, lui dit : « Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. » Le beau-père entra en l’île pour chercher l’endroit qui lui serait plus à propos : mais sitôt qu’elle le vità terre, donna un coup de pied contre un arbre, et se retira avec son bateau dedans la rivière,laissant ces deux beaux-pères aux déserts, auxquels elle cria tant qu’elle put : « Attendez messieurs,que l’Ange de Dieu vous vienne consoler, car de moi n’aurez aujourd’hui autre chose qui vouspuisse plaire. »
Ces deux pauvres cordeliers connaissant la tromperie, se mirent à genoux sur le bord de l’eau lapriant ne leur faire cette honte, et que si elle les voulait doucement mener au port, ils luipromettaient de ne lui demander rien. Et s’en allant toujours leur disait : « Je serais folle si aprèsavoir échappé de vos mains, je m’y remettais. » Et en retournant au village appelé son mari, etceux de la justice, pour venir prendre ces deux loups enragés, dont par la grâce de Dieu elle avait échappé de leurs dents. Eux et la justice s’y en allèrent si bien accompagnés, qu’il n’y demeura ni grand ni petit, qui ne voulut avoir part au plaisir de cette chasse. Ces pauvres fratres voyant venirsi grande compagnie se cachèrent chacun dans son île, comme Adam quand il se vit devant la facede Dieu. La honte mit leur péché devant leurs yeux, et la crainte d’être punis les faisait trembler sifort qu’ils étaient demi morts. Mais cela ne les garda d’être pris et menés prisonniers, qui ne fut pas sans être moqués et hués d’hommes et de femmes. Les uns disaient : « Ces beaux-pères nousprêchent chasteté, et puis la veulent ôter à nos femmes. » Le mari disait : « Ils n’osent toucherl’argent la main nue, et veulent bien manier les cuisses des femmes, qui sont plus dangereuses. » Lesautres disaient : « Sont sépulcres par dehors blanchis, et dedans pleins de morts et de pourriture. »Et une autre criait : « A leurs fruits connaissez-vous quels arbres sont. » Croyez que tous les passages, que l’Ecriture dit contre les hypocrites, furent là allégués contre les pauvres prisonniers :lesquels par le moyen du gardien furent recoux et délivrés, qui en grande diligence les vintdemander, assurant ceux de la justice qu’il en ferait plus grande punition que les séculiers n’ensauraient faire. Et pour satisfaire à partie, protesta qu’ils diraient tant de suffrages et prières qu’onles voudrait charger. Parquoi le juge accorda sa requête et lui donna les prisonniers, qui furent si bien chapitrés du gardien (qui était homme de bien) que oncques puis ne passèrent rivière sansfaire le signe de la croix, et se recommander à Dieu.

Huitième nouvelle (narré par Longarine) :

En la conté d’Alès, il y avait un homme, nomme Bornet, qui avait épousé une honnête femme de bien, de laquelle il aimait l’honneur et la réputation, comme je crois que tous les maris qui sont ici font de leurs femmes. Et combien qu’il voulût que la sienne lui gardât loyauté, [si] ne voulait il pas que la loi fût égale à tous deux; car il alla être amoureux de sa chambrière, auquel change il ne gagnait que le plaisir qu’apporte quelquefois la diversité des viandes. I1 avait un voisin, de pareille condition que lui, nommé Sandras, tabourin et couturier; et y avait entre eux telle amitié que, hormis la femme, n’avaient rien parti ensemble. Parquoi il déclara à son ami l’entreprise qu’il avait sur sa chambrière, lequel non seulement le trouva bon, mais aida de tout son pouvoir à la parachever, espérant avoir part au butin. La chambrière, qui ne s’y voulut consentir, se voyant pressée de tous côtés, alla le dire à sa maîtresse, la priant de lui donner congé de s’en aller chez ses parents; car elle ne pouvait plus vivre en ce tourment. La maîtresse, qui aimait bien fort son mari, duquel souvent elle avait eu soupçon, fut bien aise d’avoir gagné ce point sur lui, et de lui pouvoir montrer justement qu’elle en avait eu double. Dit à sa chambrière: « Tenez bon, m’amie; tenez peu à peu bons propos à mon mari, et puis après lui donnez assignation de coucher avec vous en ma garderobbe; et ne faillez à me dire la nuit qu’il devra venir, et gardez que nul n’en sache rien. » La chambrière fait tout ainsi que sa maîtresse lui avait commandé, dont le maître fut si aise, qu’il en alla faire la fête à son compagnon, lequel le pria, vue qu’il avait été du marché, d’en avoir le demeurant. La promesse faite et l’heure venue, s’en alla coucher le maître, comme il cuidait, avec sa chambrière. Mais sa femme, qui avait renoncé à l’autorité de commander, pour le plaisir de servir, s’était mise en la place de sa chambrière; et reçut son mari non comme femme, mais feignant la contenance d’une fille étonnée, si bien que son mari ne s’en aperçut point.

Je ne vous saurais dire lequel était plus aise des deux, ou lui de penser tromper sa femme, ou elle de tromper son mari. Et quant il eut demeuré avec elle, non selon son vouloir, mais selon sa puissance, qui sentait le vieux marié, s’en alla hors de la maison, où il trouva son compagnon, beaucoup plus jeune et plus fort que lui; et lui fait la fête d’avoir trouvé la meilleure robe qu’il avait point vue. Son compagnon lui dit: « Vous savez ce que vous m’avez promis? —Allez donc vite, dit le maître de peur qu’elle ne se lève ou que ma femme ait affaire d’elle. Le compagnon s’y en alla, et trouva encore la même chambrière que le mari avait méconnue, laquelle, cuidant que ce fut son mari, ne le refuse de chose que lui demandât (j’entends demander pour prendre, car il n’osait parler). II y demeura bien plus longuement que non pas le mari; dont la femme s’émerveilla fort, car elle n’avait point accoutumé d’avoir telles nuitées: toutefois, elle eut patience, se réconfortant aux propos qu’elle avait délibéré de lui tenir le lendemain, et à la moquerie qu’elle lui ferait recevoir. Sur le point de l’aube du jour, cet homme se leva d’auprès d’elle, et, en se jouant à elle, au partir du lit, lui arracha un anneau qu’elle avait au doigt, duquel son mari l’avait épousée; chose que les femmes de ce pays gardent en grande superstition, et honorent fort une femme qui garde tel anneau jusqu’à la mort. Et, au contraire, si par fortune le perd, elle est desestimée, comme ayant donne sa foi à autre que son mari. Elle fut très contente qu’il lui ôtât, pensant qu’il serait sûr témoignage de la tromperie qu’elle lui avait faite.

Quant le compagnon fut retourné devers le maître, il lui demanda: « Et puis? » Il lui répondit qu’il était de son opinion, et que, s’il n’eût craint le jour, encore y fut il demeuré. Ils se vont tous deux reposer le plus longuement qu’ils peuvent. Et, au matin, en s’habillant, aperçut le mari l’anneau que son compagnon avait au doigt, tout pareil de celui qu’il avait donné à sa femme en mariage, et demanda à son compagnon, qui le lui avait donne. Mais, quant il entendit qu’il l’avait arraché du doigt de la chambrière, fut fort étonné; et commença à donner de la tête contre la muraille, disant: « Ha! vertu Dieu! me serais je bien fait cocu moi même, sans que ma femme en sut rien? » Son compagnon, pour le conforter, lui dit: « Peut être que votre femme baille son anneau en garde au soir à sa chambrière? » Mais, sans rien répondre, le mari s’en va à la maison, là où il trouva sa femme plus belle, plus gorgiasse et plus joyeuse qu’elle n’avait accoutumé, comme celle qui se réjouissait d’avoir sauvé la conscience de sa chambrière, et d’avoir expérimenté jusqu’au bout son mari, sans rien y perdre que le dormir d’une nuit. Le mari, la voyant avec ce bon visage, dit en soi même: si elle savait ma bonne fortune, elle ne me ferait pas si bonne chère. Et, en parlant à elle plusieurs propos, la prit par la main, et avisa qu’elle n’avait point l’anneau, qui jamais ne lui partait du doigt; dont il devint tout transi; et lui demanda en voix tremblante: « Qu’avez vous fait de votre anneau? » Mais elle, qui fut bien aise qu’il la mettait au propos qu’elle avait envie de lui tenir, lui dit: « O le plus méchant de tous les hommes! A qui est ce que vous le cuidez avoir ôté? Vous pensiez bien que ce fut à ma chambrière, pour l’amour de laquelle avez dépensé plus de deux parts de vos biens, que jamais vous ne fîtes pour moi; car, à la première fois que vous y êtes venu coucher, je vous ai juge tant amoureux d’elle qu’il n’était possible de plus. Mais, après que vous fûtes sailli dehors et puis encore retourné, semblait que vous fussiez un diable sans ordre ne mesure. O malheureux! pensez quel aveuglement vous a pris de louer tant mon corps et mon embonpoint, dont par si longtemps avez été jouissant, sans en faire grande estime? Ce n’est donc pas la beauté ne l’embonpoint de votre chambrière qui vous a fait trouver ce plaisir si agréable, mais c’est le péché infâme de la vilaine concupiscence qui brûle votre cœur, et vous rend tous les sens si hébétés, que par la fureur en quoi vous mettait l’amour de cette chambrière, je crois que vous eussiez pris une chèvre coiffée pour une belle fille. Or il est temps mon mari, de vous corriger, et de vous contenter autant de moi, en me connaissant votre femme de bien, que vous avez fait, pensant que je fusse une pauvre méchante. Ce que j’ai fait a été pour vous retirer de votre malheur, afin que, sur votre vieillesse, nous vivions en bonne amitié et repos de conscience. Car, si vous voulez continuer la vie passée j’aime mieux me séparer de vous, que de voir de jour en jour la ruine de votre âme, de votre corps et de vos biens, devant mes yeux. Mais, s’il vous plaît connaître votre fausse opinion, et vous délibérer de vivre selon Dieu, gardant ses commandements, j’oublierai toutes les fautes passées, comme je veux que Dieu oublie l’ingratitude à ne l’aimer comme je dois. » Qui fut bien désespéré, ce fut ce pauvre mari, voyant sa femme tant sage, belle et chaste, avoir été délaissée de lui pour une qui ne l’aimait pas et, qui pis est. avait été si malheureux, que de la faire méchante sans son su, et que faire participant un autre au plaisir qui était que pour lui seul, se forgea en lui même les cornes de perpétuelle moquerie. Mais, [voyant] sa femme assez courroucée de l’amour qu’il avait portée à sa chambrière, se garde bien de lui dire le méchant tour qu’il lui avait fait; et, en lui demandant pardon, avec promesse de changer entièrement sa mauvaise vie, lui rendit l’anneau qu’il avait repris de son compagnon, auquel il pria de ne révéler sa honte. Mais, comme toutes choses dictes à l’oreille et prêchées sur le toit, quelque temps après, la vérité fut connue et l’appelait on cocu, sans honte de sa femme.

Il me semble, mes dames, que, si tous ceux qui ont fait de pareilles offenses à leurs femmes étaient punis de pareille punition, Hircan et Saffredent devraient avoir belle peur. Saffredent lui dit: Et dea, Longarine, n’y en a il point d’autres en la compagnie mariez, que Hircan et moi?—Si a bien, dit elle, mais non pas qui voulsissent jouer un tel tour.—Où avez vous vu, répondit Saffredent, que nous ayons pourchassé les chambrières de nos femmes?—Si celles à qui il touche, dit Longarine, voulaient dire la vérité, l’on trouverait bien chambrière à qui l’on a donne congé avant son quartier.—Vraiment, ce dit Geburon, vous êtes une bonne dame, qui, en lieu de faire rire la compagnie, comme vous aviez promis, mettez ces deux pauvres gens en colère.—C’est tout un, dit Longarine; mais qu’ils ne viennent point à tirer leurs épées, leur colère ne fera que redoubler notre rire.—Mais il est bon, dit Hircan, que, si nos femmes voulaient croire cette dame, elle brouillerait le meilleur ménage qui soit en la compagnie.—Je sais bien devant qui je parle, dit Longarine; car vos femmes sont si sages et vous aiment tant, que, quant vous leur feriez des cornes aussi puissantes que celles d’un daim, encore voudraient elles persuader elles et tout le monde, que ce sont chapeaux de roses. » La compagnie et même ceux à qui il touchait se prirent tant à rire, qu’ils mirent fin en leurs propos. Mais Dagoucin, qui encore avait sonné mot, ne se peut tenir de dire: . »L’homme est bien déraisonnable quant il a de quoi se contenter, et veut chercher autre chose. Car j’ai vu souvent, pour cuider mieux avoir et ne se contenter de la suffisance, que l’on tombe au pis; et si n’est l’on point plaint, car l’inconstance est toujours blâmée. » Simontault lui dit: »Mais que ferez vous à ceux qui n’ont pas trouve leur moitié? Appelez vous inconstance, de la chercher en tous les lieux où l’on la peut trouver? —Pour ce que l’homme ne peut savoir, dit Dagoucin, où est cette moitié dont l’union est si égale que l’un ne diffère de l’autre, il faut qu’il s’arrête où l’amour le contraint; et que, pour quelque occasion qu’il puisse advenir, ne change le cœur ne la volonté; car, si celle que vous aimez est tellement semblable à vous et d’une même volonté, ce sera vous que vous aimerez, et non pas elle. —Dagoucin, dit Hircan, vous voulez tomber en une fausse opinion; comme si nous devions aimer les femmes sans en être aimes!—Hircan, dit Dagoucin, je veux dire que, si notre amour est fondée sur la beauté, bonne grâce, amour et faveur d’une femme, et notre fin soit plaisir, honneur ou profit, l’amour ne peut longuement durer; car, si la chose sur quoi nous la fondons défaut, notre amour s’envole hors de nous. Mais je suis ferme à mon opinion, que celui qui aime, n’ayant autre fin ne désir que de bien aimer, laissera plus tôt son âme par la mort, que cette forte amour saille de son cœur.—Par ma foi, dit Simontault, je ne crois pas que jamais vous ayez été amoureux; car, si vous aviez senti le feu comme les autres, vous ne nous peindriez ici la chose publique de Platon, qui s’écrit et ne s’expérimente point.—Si j’ai aimé, dit Dagoucin, j’aime encore, et aimerai tant que vivrai. Mais j’ai si grand peur que la démonstration fasse tort à la perfection de mon amour, que je craints que celle de qui je devrais désirer l’amitié semblable, l’entende; et même je n’ose penser ma pensée, de peur que mes yeux en révèlent quelque chose; car, tant plus je tiens ce feu celé et couvert, et plus en moi croit le plaisir de savoir que j’aime parfaitement.—Ha, par ma foi, dit Geburon, si ne crois je pas que vous ne fussiez bien aise être aimé.—Je ne dis pas le contraire, dit Dagoucin; mais, quant je serais tant aime que j’aime, si n’en saurait croître mon amour, comme elle ne saurait diminuer pour n’être si très aime que j’aime fort. » A l’heure, Parlamente, qui soupçonnait cette fantaisie, lui dit: « Donnez vous garde, Dagoucin; car j’en ai vu d’autres que vous, qui ont mieux aime mourir que parler.—Ceux là, ma dame, dit Dagoucin, estimai je très heureux.—Voire, dit Saffredent, et dignes être mis au rang des Innocents, desquels l’Église chante: Non loquendo, sed moriendo confessi sunt. J’en ai ouï tant parler de ces transis d’amours, mais encore jamais je n’en vois mourir un. Et puis que je suis échappé, vu les ennuis que j’en ai porte, je ne pensai jamais que autre en puisse mourir.—Ha, Saffredent! dit Dagoucin, ou voulez vous donc être aimé? Et ceux de votre opinion ne meurent jamais. Mais j’en sais assez bon nombre qui ne sont morts d’autre maladie que d’aimer parfaitement. » . . .

Neuvième nouvelle (narré par Dagoucin)

Entre Dauphiné et Provence, y avait un gentilhomme beaucoup plus riche de vertu, beauté et honnêteté que d’autres biens, lequel tant aima une demoiselle, dont je ne dirai le nom, pour l’amour de ses parents qui sont venus de bonnes et grandes maisons; mais assurez vous que la chose est véritable. Et, à cause qu’il n’était de maison de mêmes elle, il n’osait découvrir son affection; car l’amour qu’il lui portait était si grande et parfaite, qu’il eût mieux aimé mourir que désirer une chose qui eût été à son déshonneur. Et, se voyant de si bas lieu au pris d’elle, n’avait nul espoir de l’épouser. Parquoi son amour n’était fondée sur nulle fin, sinon de l’aimer de tout son pouvoir le plus parfaitement qu’il lui était possible; ce qu’il fait si longuement que à la fin elle en eut quelque connaissance. Et, voyant l’honnête amitié qu’il lui portait tant pleine de vertu et bon propos, se sentait être honorée être aimée d’un si vertueux personnage; et lui faisait tant de bonne chère, qu’il n’y avait nulle prétention à mieux se contenter. Mais la malice, ennemie de tout repos, ne peut souffrir cette vie honnête et heureuse; car quelques uns allèrent dire à la mère de la fille qu’ils s’ébahissaient que ce gentilhomme pouvait tant faire en sa maison, et que l’on soupçonnait que la fille l’y tenait plus que autre chose, avec laquelle on le voyait souvent parler. La mère, qui ne doutait en nulle façon de l’honnêteté du gentilhomme, dont elle se tenait aussi assurée que de nul de ses enfants, fut fort marrie d’entendre que on le prenait en mauvaise part; tant que à la fin, craignant le scandale par la malice des hommes, le pria pour quelque temps de ne hanter pas sa maison, comme il avait accoutumé, chose qu’il trouva de dure digestion, sachant que les honnêtes propos qu’il tenait à sa fille ne méritaient point tel éloignement. toutefois, pour faire taire les mauvaises langues, se retire tant de temps, que le bruit cessa; et y retourna comme il avait accoutumé; l’absence duquel n’avait amoindri sa bonne volume. Mais, étant en sa maison, entendit que l’on parlait de marier cette fille avec un gentilhomme qui lui sembla être point si riche, qu’il lui dût tenir le tort d’avoir s’amie plus tôt que lui. Et commença à prendre cœur et employer ses amis pour parler de sa part, pensant que, si le choix était baillé à la demoiselle, qu’elle le préférerait à l’autre. Toutefois, la mère de la fille et les parents, pour ce que l’autre était beaucoup plus riche, l’élirent; dont le pauvre gentilhomme prit tel déplaisir, sachant que s’amie perdait autant de contentement que lui, que peu à peu, sans autre maladie, commença à diminuer, et en peu de temps changea de telle sorte qu’il semblait qu’il couvrit la beauté de son visage du masque de la mort, ou d’heure en heure il allait joyeusement.

Si est ce qu’il ne se peut garder le plus souvent d’aller parler à celle qu’il aimait tant. Mais, à la fin, que la force lui défaillait, il fut contraint de garder le lit, dont il ne voulut avcrtir celle qu’il aimait, pour ne lui donner part de son ennui. Et, se laissant ainsi aller au désespoir et à la tristesse, perdit le boire et le manger, le dormir et le repos, en sorte qu’il n’était possible de le reconnaître, pour la maigreur et étrange visage qu’il avait. Quelqu’un en avertit la mère de s’amie, qui était dame fort charitable, et d’autre part aimait tant le gentilhomme, que, si tous leurs parents eussent été de l’opinion d’elle et de sa fille, ils eussent préféré l’honnêteté de lui à tous les biens de l’autre; mais les parents du côté du père n’y voulaient entendre. Toutefois, avec sa fille, elle alla visiter le pauvre malheureux, qu’elle trouva plus mort que vif. Et connaissant la fin de sa vie approcher, s’était le matin confessé et reçut le saint sacrement, pensant mourir sans plus voir personne. Mais, lui, à deux doigts de la mort, voyant entrer celle qui était sa vie et sa résurrection, se sentit si fortifié, qu’il se jeta en sursaut sur son lit, disant à la dame: « Quelle occasion vous a émue, ma dame, de venir visiter celui qui a déjà le pied en la fosse, et de la mort duquel vous êtes la cause? —Comment, ce dit la dame, serait il bien possible que celui que nous aimons tant pût recevoir la mort par notre faute? Je vous prie, dictes moi pour quelle raison vous tenez ces propos?—Ma dame, ce dit il, combien que tant qu’il m’a été possible j’ai dissimulé l’amour que j’ai porté à mademoiselle votre fille, si est ce que mes parents, parlants du mariage d’elle et de moi, en ont plus déclaré que je ne voulais, vu le malheur qui m’est advenu d’en perdre l’espérance, non pour mon plaisir particulier, mais pour ce que je sais qu’avec nul autre ne sera jamais si bien traitée ne tant aimée qu’elle eût été avec moi. Le bien que je vois qu’elle perd du meilleur et plus affectionné ami qu’elle ait en ce monde, me fait plus de mal que la perte de ma vie, que pour elle seule je voulais conserver; toutefois, puis qu’elle ne lui peut de rien servir, ce n’est grand gain de la perdre. » La mère et la fille, oyant ces propos, mirent peine de le réconforter; et lui dit la mère: « Prenez bon courage, mon ami, et je vous promets ma foi que, si Dieu vous redonne santé, jamais ma fille n’aura autre mari que vous. Et voilà ci présente, à laquelle je commande nous en faire la promesse. » La fille, en pleurant, mit peine de lui donner surte de ce que sa mère promettait. Mais [lui], bien connaissant que quand il aurait la santé, il n’aurait pas s’amie, et que les bons propos qu’elle tenait n’étaient seulement que pour essayer à le faire un peu revenir, leur dit que, si ce langage lui eût été tenu il y avait trois mois, il eût été le plus sain et le plus heureux gentilhomme de France; mais que le secours venait si tard qu’il ne pouvait plus être cru ne espéré. Et, quant il voit qu’elles s’efforçaient de le faire croire, il leur dit: « Or, puis que je vois que vous me promettez le bien que jamais ne peut advenir, encore que vous le voulsissiez, pour la faiblesse où je suis, je vous en demande un beaucoup moindre que jamais je n’eus la hardiesse de requérir. » A l’heure, toutes deux le lui jurèrent, et qu’il demandât hardiment. « Je vous supplie, dit il, que vous me donnez entre mes bras celle que vous me promettez pour femme; et lui commandez qu’elle m’embrasse et baise. » La fille, qui n’avait accoutumé telles privautés, en cuida faire difficulté; mais la mère le lui commanda expressément, voyant qu’il n’y avait plus en lui sentiment ne force d’homme vif. La fille donc, par ce commandement, s’avança sur le lit du pauvre malade, lui disant: « Mon ami, je vous prie, réjouissez vous! » Le pauvre languissant, le plus fortement qu’il peut, étendit ses bras tous dénués de chair et de sang, et avec toute la force de ses os embrassa la cause de sa mort; et, en la baisant de sa froide et pale bouche, la tint le plus longuement qu’il lui fut possible; et puis lui dit: « L’amour que je vous ai portée a été si grande et honnête, que jamais, hors mariage, ne souhaitai de vous que le bien que j’en ai maintenant; par faute duquel et avec lequel je rendrai joyeusement mon esprit à Dieu, qui est parfaite amour et charité, qui connaît la grandeur de mon amour et l’honnêteté de mon désir; le suppliant, avant mon désir entre mes bras, recevoir entre les siens mon esprit. » Et, en ce disant, la reprint entre ses bras par une telle véhémence, que, le cœur affaibli ne pouvant porter cet effort, fut abandonné de toutes ses vertus et esprits; car la joie les fait tellement dilater que le siège de l’âme lui faillit, et s’envola à son Créateur. Et; combien que le pauvre corps demeurât sans vie longuement et, par ceste occasion, ne pouvant plus tenir sa prise, l’amour que la demoiselle avait toujours celée se déclara à l’heure si fort que la mère et les serviteurs du mort eurent affaire à séparer cet union; mais à force ôtèrent la vive, pire que la morte, d’entre les bras du mort, lequel ils firent honorablement enterrer. Et le triomphe des obsèques furent les larmes, les pleurs et les cris de cette pauvre demoiselle, qui d’autant plus se déclara après la mort, qu’elle s’était dissimulée durant la vie, quasi comme satisfaisant du tort qu’elle lui avait tenu. Et depuis (comme j’ai ouï dire) quelque mari qu’on lui donnât pour l’apaiser, n’a jamais joie en son cœur.

« Vous semble-t-il, Messieurs, qui n’avez voulu croire à ma parole, que cet exemple ne soit pas suffisant pour nous faire confesser que parfaite amour mène les gens à la mort, par trop être celée et méconnue? Il n’y a nul de vous qui ne connaisse parents d’un coté d’autre, parquoi n’en pouvez plus douter , et nul qui l’a expérimenté ne le peut croire. » Les dames, oyant cela, eurent toutes la larme à l’œil; mais Hircan leur dit: « Voilà le plus grand fou dont j’ouïs jamais parler! Est il raisonnable par votre foi, que nous mourions pour les femmes, qui ne sont faites que pour nous, et que nous craignons leur demander ce que Dieu commande de nous donner? Je ne parle pour moi ne pour tous les mariés; car j’ai autant ou plus de femmes qu’il m’en faut: mais je dis ceci pour ceux qui en ont nécessité, lesquels il me semble être sots de craindre celles à qui ils doivent faire peur. Et ne voyez vous pas bien le regret que cette pauvre demoiselle avait de sa sottise? Car, puis qu’elle n’eut point refusé le corps , s’il eût usé d’aussi grande audace qu’il fait pitié en mourant.—Toutefois, dit Oisille, si montra bien le gentilhomme l’honnête amitié qu’il lui portait, dont il sera à jamais louable devant tout le monde; car trouver chasteté en un cœur amoureux, c’est chose plus divine que humaine.—Ma dame, dit Saffredent, pour confirmer le dire de Hircan, auquel je me tiens, je vous supplie croire que Fortune aide aux audacieux, et qu’il n’y a homme, s’il est aimé d’une dame (mais qu’il le sache poursuivre sagement et affectionnement), que à la fin n’en ait du tout ce qu’il demande en partie; mais l’ignorance et la folle crainte font perdre aux hommes beaucoup de bonnes aventures, et fondent leur perte sur la vertu de leur amie, laquelle n’ont jamais expérimentée du bout du doigt seulement; car onques place bien assaillie ne fut, qu’elle ne fût prise.—Mais, dit Parlamente, je m’ébahis de vous deux comme vous osez tenir tels propos! Celles que vous avez aimées ne vous sont guère tenues, ou votre adresse à été [en si] méchant [lieu] que vous estimez les femmes toutes pareilles?—Ma demoiselle, dit Saffredent, quant est de moi, je suis si malheureux que je n’ai de quoi me vanter; mais si ne puis je tant attribuer mon malheur à la vertu des dames que à la faute de n’avoir assez sagement entrepris ou bien prudemment conduit mon affaire; et n’allègue pour tous docteurs, que la vieille du Roman de la Rose, laquelle dit:

Nous sommes faits, beaux fils, sans doutes,
Toutes pour tous, et tous pour toutes.

Parquoi je ne croirai jamais que, si l’amour est une fois au cœur d’une femme, l’homme n’en ait bonne issue, s’il ne tient à sa bêterie. Parlamente dit: « Et si je vous en nommais une, bien aimante, bien requise, pressée et importunée et toutefois femme de bien , victorieuse de son cœur, de son corps, d’amour et de son ami, avoueriez vous que la chose véritable serait possible? —Vraiment, dit il, oui.—Lors, dit Parlamente vous seriez tous de dure foi, si vous ne croyez cet exemple. » …

Douzième nouvelle (narré par Dagoucin) :

Depuis dix ans en ça, en la ville de Florence, y avait un duc de la maison de Medicis, lequel avait épousé madame Marguerite, fille bâtarde de l’Empereur. Et, pour ce qu’elle était encoures si jeune, qu’il ne lui était licite de coucher avec elle, attendant son âge [plus mûr], la trait fort doucement; car, pour l’épargner, fut amoureux de quelques autres dames de la ville que la nuit il allait voir, tandis que sa femme dormait. Entre autres, le fut d’une fort belle, sage et honnête dame, laquelle était sœur d’un gentilhomme que le duc aimait comme lui même, et auquel il donnait tant d’autorité en sa maison, que sa parole était obéie et crainte comme celle du duc. Et n’y avait secret en son cœur qu’il ne lui déclarât, en sorte que l’on le pouvait nommer le second lui même.

Et voyant le duc sa sœur être tant femme de bien qu’il n’avait moyen de lui déclarer l’amour qu’il lui portait, après avoir cherche toutes occasions à lui possibles, vint à ce gentilhomme qu’il aimait tant, en lui disant: « S’il y avait chose en ce monde, mon ami, que je ne voulsisse faire pour vous, je craindrais à vous déclarer ma fantaisie, et encore plus à vous prier me y être aidant. Mais je vous porte tant d’amour, que, si j’avais femme, mère ou fille qui peut servir à sauver votre vie, je les y emploierais, plutôt que de vous laisser mourir en torment; et j’estime que l’amour que vous me portez est réciproque à la mienne; et que si moi, qui suis votre maître, vous portais telle affection, que pour le moins ne la sauriez porter moindre. Parquoi, je vous déclarerai un secret, dont le taire me met en l’état que vous voyez, duquel je n’espère amendement que par la mort ou par le service que vous me pouvez faire. »

Le gentilhomme, oyant les raisons de son maître, et voyant son visage non feint, tout baigné de larmes, en eut si grande compassion, qu’il lui dit: « Monsieur , je suis votre créature; tout le bien et l’honneur que j’ai en ce monde vient de vous: vous pouvez parler à moi comme à votre âme, étant sur que ce qui sera en ma puissance est en vos mains. » A l’heure, le duc commença à lui déclarer l’amour qu’il portait à sa sœur, qui était si grande et si forte, que, si par son moyen n’en avait la jouissance, il ne voyait pas qu’il peut vivre longuement. Car il savait bien que envers elle prières ne présents ne servaient de riens. Parquoi, il le pria que, s’il aimait sa vie autant que lui la sienne, lui trouvât moyen de lui faire recouvrer le bien que sans lui il n’espérait jamais d’avoir. Le frère, qui aimait sa sœur et l’honneur de sa maison plus que le plaisir du due, lui voulut faire quelque remontrance, lui suppliant en tous autres endroits l’employer, hormis en une chose si cruelle à lui, que de pourchasser le déshonneur de son sang; et que son sang, son cœur ne son honneur ne se pouvaient accorder à lui faire ce service. Le due, tout enflammé d’un courroux importable, mit le doigt à ses dents, se mordant l’ongle, et lui répondit par une grande fureur: « Or bien, puisque je ne trouve en vous nulle amitié, je sais que j’ai à faire. » Le gentilhomme, connaissant la cruauté de son maître, eut crainte et lui dit: « Mon seigneur, puis qu’il vous plaît, je parlerai à elle et vous dirai sa réponse. » Le duc lui répondit, en se départant: « Si vous aimez ma vie, aussi ferai je la vôtre. »

Le gentilhomme entendit bien que cette parole voulait dire. Et fut un jour ou deux sans voir le due, pensant ce qu’il avait à faire. D’un côté, lui venait au devant l’obligation qu’il devait à son maître, les biens et les honneurs qu’il avait reçus de lui; de l’autre côté, l’honneur de sa maison, l’honnêteté et chasteté de sa sœur, qu ‘il savait bien jamais ne se consentir à telle méchanceté, si par sa tromperie elle n’était prise par force; [chose] si étrange que à jamais lui et les siens en seraient diffamez. [Si] prit conclusion de ce différend, qu’il aimait mieux mourir que de faire un si méchant tour à sa sœur, l’une des plus femmes de bien qui fût en toute l’Italie; mais que plutôt devait délivrer sa patrie d’un tel tyran, qui par force voulait mettre une telle tache en sa maison; car il tenait tout assuré que, sans faire mourir le due, la vie de lui et des siens n’était pas assurée. Parquoi, sans en parler à sa sœur, ni à créature du monde, délibéra de sauver sa vie et venger sa honte par un même moyen. Et, au bout de deux jours, s’en vint au duc et lui dit comme il avait tant bien pratiqué sa sœur, non sans grande peine, que à la fin elle s’était consentie à faire sa volume, pourvu qu’il lui plût tenir la chose si secrète, que nul que son frère n’en eût connaissance.

Le duc, qui désirait cette nouvelle, la crut facilement. Et, en embrassant le messager, lui promettait tout ce qu’il lui saurait demander; le pria de bien tôt exécuter son entreprise, et prirent le jour ensemble. Si le duc fut aise, il ne le faut point demander. Et, quant il voit approcher la nuit tant désirée ou il espérait avoir la victoire de celle qu’il avait estimée invincible, se retire de bonne heure avec ce gentilhomme tout seul; et n’oublia pas de s’accoutrer de coiffes et chemises parfumées le mieux qu’il lui fut possible. Et, quant chacun fut retire, s’en alla avec ce gentilhomme au logis de sa dame, ou il arrive en une chambre bien fort en ordre. Le gentilhomme le dépouilla de sa robe de nuit et le mit dedans le lit, en lui disant: « Mon seigneur, je vous vois quérir celle qui n’entrera pas en cette chambre sans rougir; mais j’espère que, avant le matin, elle sera assurée de vous. » II laissa le duc et s’en alla en sa chambre, ou il ne trouva que un seul homme de ses gens, auquel il dit: « Aurais tu bien le cœur de me suivre en un lieu ou je me veux venger du plus grand ennemi que j’aie en ce monde? » L’autre, ignorant ce qu’il voulait faire, lui répondit: « 0ui, Monsieur, fut ce contre le duc même. » A l’heure le gentilhomme le mena si soudain, qu’il n’eut loisir de prendre autres armes que un poignard qu’il avait. Et, quant le duc l’ouït revenir, pensant qu’il lui amena celle qu’il aimait tant, ouvrit son rideau et ses œils, pour regarder et recevoir le bien qu’il avait tant attendu; mais, en lieu de voir celle dont il espérait la conservation de sa vie, va voir la précipitation de sa mort, qui était une épée toute nue que le gentilhomme avait tirée, de laquelle il frappa le duc qui était tout en chemise; lequel, dénué d’armes et non de cœur, se mit en son séant, dedans le lit, et prit le gentilhomme à travers le corps, en lui disant: « Est-ce ci la promesse que vous me tenez? » Et, voyant qu’il n’avait autres armes que les dents et les ongles, mordit le gentilhomme au pouce, et à force de bras se défendit, tant que tous deux tombèrent en la ruelle du lit. Le gentilhomme, qui n’était trop assuré, appela son serviteur; lequel, trouvant le duc et son maître si liez ensemble qu’il ne savait lequel choisir, les tire tous deux par les pieds, au milieu de la place, et avec son poignard s’essaya à couper la gorge du due, lequel se défendit jusqu’à ce que la perte de son sang le rendit si faible qu’il n’en pouvait plus. Alors le gentilhomme et son serviteur le mirent dans son lit, ou à coups de poignards le parachevèrent de suer. Puis, tirant le rideau, s’en allèrent et enfermèrent le corps mort en la chambre.

Et, quant il se voit victorieux de son grand ennemi, par la mort duquel il pensait mettre en liberté la chose publique, se pensa que son œuvre serait imparfait, s’il n’en faisait autant à cinq ou six de ceux qui étaient les prochains du duc. Et, pour en venir à fin, dit à son serviteur, qu’il les allât quérir l’un après l’autre, pour en faire comme il avait fait du duc. Mais le serviteur, qui n’était ne hardi ne fol, lui dit: « I1 me semble, monsieur, que vous en avez assez fait pour cette heure, et que vous ferez mieux de penser à sauver votre vie, que de la vouloir ôter à autres. Car, si nous demeurions autant à défaire chacun d’eux, que nous avons fait à défaire le duc, le jour découvrirait plutôt notre entreprise, que ne 1’aurions mise à fin, encore que nous trouvassions nos ennemis sans défense. » Le gentilhomme, la mauvaise conscience duquel le rendait craintif, croit son serviteur, et, le menant seul avec lui, s’en alla à un évêque qui avait la charge de faire ouvrir les portes de la ville et commander aux fosses. Ce gentilhomme lui dit: « J ‘ai eu ce soir des nouvelles que un mien frère est à l’article de la mort; je viens de demander mon congé au due, lequel le m’a donne: parquoi, je vous prie mander aux postes me bailler deux bons chevaux, et au portier de la ville m’ouvrir. » L’évêque, qui n’estimait moins sa prière que le commandement du duc son maître, lui bailla incontinent un bulletin, par la vertu duquel la porte lui fut ouverte et les chevaux baillez, ainsi qu’il demandait. Et, en lieu d’aller voir son frère, s’en alla droit à Venise, ou il se fait guérir des morsures que le duc lui avait faites, puis s’en alla en Turquie.

Le matin, tous les serviteurs du duc, qui le voyaient si tard demeurer à revenir, soupçonnèrent bien qu’il était allé voir quelque dame; mais, voyant qu’il demeurait tant, commencèrent à le chercher par tous côtés. La pauvre duchesse, qui commençait fort à l’aimer, sachant qu’on ne le trouvait point, fut en grande peine. Mais, quant le gentilhomme qu’il aimait tant ne fut vu non plus que lui, on alla en sa maison le chercher. Et, trouvant du sang à la porte de sa chambre, l’on entra dedans; mais il n’y eut homme ne serviteur qui en sût dire nouvelles. Et, suivant les traces du sang, vinrent les pauvres serviteurs du duc à la porte de la chambre ou il était qu’ils trouvèrent fermée; mais bien tôt eurent rompu l’huis. Et, voyant la place toute plaine de sang, tirèrent le rideau du lit et trouvèrent le pauvre corps, endormi, en son lit, du dormir sans fin. Vous pouvez penser quel deuil menèrent ses pauvres serviteurs, qui apportèrent le corps en son palais, ou arriva l’évêque, qui leur compta comme le gentilhomme était parti la nuit en diligence, sous couleur d’aller voir son frère. Parquoi fut connue comment que c’était lui qui avait fait ce meurtre. Et fut aussi prouve que sa pauvre sœur jamais n’en avait oïl parler; laquelle, combien qu’elle fut étonnée du cas advenu, si est ce qu’elle en aima davantage son frère, qui n’avait pas épargné le hasard de sa vie, pour la délivrer d’un si cruel prince ennemi. Et continua de plus en plus sa vie honnête en ses vertus, tellement que, combien qu’elle fut pauvre, pour ce que leur maison fut confisquée, si trouvèrent sa sœur et elle des maris autant honnêtes hommes et riches qu’il y en eut point en Italie; et ont toujours depuis vécu en grande et bonne réputation.

« Voilà, mes dames, qui vous doit bien faire craindre ce petit dieu, qui prend son plaisir à tourmenter autant les princes que les pauvres, et les forts que les faibles, et qui les aveuglit jusqu’à oublier Dieu et leur conscience, et à la fin leur propre vie. Et doivent bien craindre les princes et ceux qui sont en autorité, de faire déplaisir à moindres que eux; car il n’y a nul qui ne puisse nuire, quand Dieu se veut venger du pécheur, ne si grand qui sût mal faire à celui qui est en sa garde. »

Cette histoire fut bien estimée de toute la compagnie, mais elle lui engendra diverses opinions; car les uns soutenaient que le gentilhomme avait fait son devoir de sauver sa vie et l’honneur de sa sœur, ensemble d’avoir délivré sa patrie d’un tel tirant; les autres disaient que non, mais que c’était trop grande ingratitude de mettre à mort celui qui lui avait fait tant de bien et d’honneur. Les dames disaient qu’il était bon frère et vertueux citoyen; les hommes, au contraire, qu’il était traître et méchant serviteur; et faisait fort bon oïr les raisons alléguées des deux côtés. Mais les dames, selon leur coutume, parlaient autant par passion que par raison, disant que le duc était si digne de mort, que bien heureux était celui qui avait fait le coup. Parquoi, voyant Dagoucin le grand débat qu’il avait ému, leur dit: « Pour Dieu, mes dames, ne prenez point querelle d’une chose déjà passée; mais gardez que vos beautés ne fassent point faire de plus cruel meurtre que celui que j’ai compte. » Parlamente lui dit: « La Belle dame sans mercy nous a appris à dire que si gracieuse maladie [ne] met guère de gens à mort.—Plût a Dieu, ma dame, ce lui dit Dagoucin, que toutes celles qui sont en cette compagnie sussent combien cette opinion est fausse! Et je crois qu’elles ne voudraient point avoir le nom d’être sans merci, ne ressembler à cette incrédule, qui laissa mourir un bon serviteur par faute d’une gracieuse réponse.—Vous voudriez donc, dit Parlamante, pour sauver la vie d’un qui dit nous aimer, que nous mettions notre honneur et notre conscience en danger? —Ce n’est pas ce que je vous dis, répondit Dagoucin, car celui qui aime parfaitement craindrait plus de blesser l’honneur de sa dame, que elle même. Parquoi il me semble bien que une réponse honnête et gracieuse, telle que parfaite et honnête amitié requiert, ne pourrait qu’accroître l’honneur et amender la conscience; car il n’est pas vrai serviteur, qui cherche le contraire.—Toutefois, dit Ennasuite, si est ce toujours la fin de vos oraisons, qui commencent par l’honneur et finissent par le contraire. Et si tous ceux qui sont ici en veulent dire la vérité, je les en crois en leur serment. » Hircan jura, quant à lui, qu’il n’avait jamais aimé femme, hormis la sienne, à qui il ne désirât faire offenser Dieu bien lourdement. Autant en dit Simontault, et ajouta qu’il avait souvent souhaité toutes les femmes méchantes, hormis la sienne. Geburon lui dit: « Vraiment, vous méritez que la vôtre soit telle que vous désirez les autres; mais, quant à moi, je puis bien vous jurer que j’ai tant aimé [une femme], que j’eusse mieux aimé mourir, que pour moi elle eût fait chose dont je l’eusse moins estimée. Car mon amour était fondée en ses vertus, tant que, pour quelque bien que je en eusse su avoir, je n’y eusse voulu voir une tache. » Saffredent se prit à rire, en lui disant: « Geburon, je pensais que l’amour de votre femme et le bon sens que vous avez, vous eussent mis hors du danger d’être amoureux, mais je vois bien que non; car vous usez encore des termes, dont nous avons accoutumé tromper les plus fines et d’être écoutés des plus sages. Car qui est celle qui nous fermera ses oreilles quant nous commencerons à l’honneur et à la vertu? Mais, si nous leur montrons notre cœur tel qu’il est, il y en a beaucoup de bien venus entre les dames, de qui elles ne tiendront compte. Mais nous couvrons notre diable du plus bel ange que nous pouvons trouver. Et, sous cette couverture, avant qu’être connus, recevons beaucoup de bonnes chères. Et peut être tirons les cœurs des dames si avant que, pensant aller droit à la vertu, quand elles connaissent le vice, elles n’ont le moyen ne le loisir de retirer leur[s] pied[s]. —Vraiment, dit Geburon, je vous pensais autre que vous ne dictes, et que la vertu vous fut plus plaisante que le plaisir. —Comment! dit Saffredent, est il plus grande vertu que d’aimer comme Dieu le commande? I1 me semble que c’est beaucoup mieux fait d’aimer une femme comme femme], que d’en idolâtrer [plusieurs] comme [on fait] d’un image. Et quant à moi, je tiens cette opinion ferme, qu’il vaut mieux en user que d’en abuser. » Les dames furent toutes du côté de Geburon, et contraignirent Saffredent de se taire; lequel dit: « Il m’est bien aise de n’en parler plus, car j’en ai este si mal traité, que je n’y veux plus retourner.—Votre malice, ce lui dit Longarine, est cause de votre mauvais traitement; car qui est l’honnête femme qui vous voudrait pour serviteur, après les propos que nous avez tenus? —Celles qui ne m’ont point trouve fâcheux, dit Saffredent, ne changeraient pas leur honnêteté à la votre; mais n’en parlons plus, afin que ma colère ne fasse déplaisir, ni à moi, ni à autre. . . .

Vingtième nouvelle (récit d’Hircan)

Un gentilhomme est inopinément guéri du mal d’amour, trouvant sa damoiselle rigoureuse entre les bras de son palefrenier.

Au pays du Dauphiné, y avait un gentilhomme, nommé le seigneur du Ryant, qui était de la maison du Roi François, premier de ce nom, autant beau et honnête qu’il était possible de voir. Il fut longuement serviteur d’une dame veuve, laquelle il aimait et révérait tant, que de peur qu’il avait de perdre sa bonne grâce, ne l’osait importuner de ce qu’il désirait le plus. Et lui, qui se sentait beau et digne d’être aimé, croyait fermement ce qu’elle lui jurait souvent : c’est qu’elle l’aimait plus que tous les gentilshommes du monde, et que, si elle était contrainte de faire quelque chose pour un gentilhomme, ce serait pour lui seulement, comme le plus parfait qu’elle avait jamais connu ; et lui priait de se contenter seulement, sans outrepasser, de cette honnête amitié, l’assurant que, si elle connaissait qu’il prétendît davantage, sans se contenter de la raison, que du tout il la perdrait. Le pauvre gentilhomme non seulement se contentait de cela, mais se tenait très heureux d’avoir gagné le coeur de celle qu’il pensait tant honnête. Il serait long de vous raconter le discours de son amitié et longue fréquentation qu’il eut avec elle, et les voyages qu’il faisait pour la venir voir ; mais, pour conclusion, ce pauvre martyr d’un feu si plaisant que plus on en brûle, plus on en veut brûler, cherchait toujours le moyen d’augmenter son martyre. Et un jour, lui prit fantaisie d’aller voir en poste, celle qu’il aimait plus que lui-même, et qu’il estimait par dessus toutes les femmes du monde. Lui arrivé, alla en la maison et demanda où elle était. On lui dit qu’elle ne faisait que venir de vêpres et était entrée en sa garenne pour achever son service. Il descendit de cheval et s’en va tout droit à la garenne où elle était, et trouva ses femmes qui lui dirent qu’elle s’en allait toute seule promener en une grande allée étant en ladite garenne. Il commença plus que jamais à espérer quelque bonne fortune pour lui, et, le plus doucement qu’il put, sans faire bruit, la chercha le mieux qu’il lui fut possible, désirant sur toutes choses de la pouvoir trouver seule. Mais, quand il fut auprès d’un pavillon d’arbres ployés, qui était un lieu tant beau et plaisant qu’il n’était possible de plus, entra soudainement dedans, comme celui à qui tardait de voir ce qu’il aimait. Mais il trouva, à son entrée, la damoiselle couchée sur l’herbe, entre les bras d’un palefrenier de sa maison, aussi laid et infâme que le gentilhomme était beau, honnête et aimable. Je n’entreprends pas de vous dépeindre le dépit qu’il eut ; mais il fut si grand qu’il eut puissance d’éteindre en un moment le feu si embrasé de long temps. Et, autant rempli de dépit qu’il avait été d’amour, lui dit : « Ma dame, prou vous fasse : aujourd’hui, par votre méchanceté connue, suis guéri et délivré de ma continuelle douleur, dont l’honnêteté, que j’estimais en vous, était occasion. » Et, sans autre à Dieu, s’en retourna plus vite qu’il n’était venu. La pauvre femme ne lui fit autre réponse, sinon de mettre la main devant son visage : car, puisqu’elle ne pouvait couvrir sa honte, elle couvrait ses yeux pour ne voir celui qui la voyait trop clairement, nonobstant sa longue dissimulation.

« Par quoi, mes dames, je vous supplie, si n’avez vouloir d’aimer parfaitement, ne pensez pas dissimuler à un homme de bien et lui faire déplaisir pour votre gloire : car les hypocrites sont ayés de leur loyer, et Dieu favorise ceux qui aiment parfaitement. »

Vingt neuvième nouvelle: 

En la conté du Maine, en ung villaige nommé Carrelles, y avoit ung riche laboureur, qui en sa viellesse espousa une belle jeune femme, et n’eut de luy nulz enfans ; mais de ceste perte se reconforta à avoir plusieurs amys. Et, quant les gentilz hommes et gens d’apparance 1uy faillirent, elle retourna à son dernier recours, qui estoit l’eglise, et print pour compaignon de son peche celluy qui l’en povoit absouldre : ce fut son curé, qui souvent venoit visiter sa brebis.
Le mary, vieulx et pesant, n’en avoit nulle doubte; mais à cause qu’il estoit rude et robuste,
sa femme jouoit son mistere le plus secretement qu’il luy estoit possible, craingnant que si son mary l’apparcevoit, qu’il ne la tuast. Ung jour, ainsy qu’il estoit dehors, sa femme, pensant qu’il ne revinst si tost, envoya querir monsieur le curé, qui la vint confesser. Et, ainsy qu’ilz faisoient bonne chere ensemble, son mary arriva si soubdainement, qu’il n’eut loisir de se retirer de la maison ; mais, regardant le moien de se cacher, monta par le conseil de sa femme dedans ung grenier et couvrit la trappe, par où il monta, d’un van à vanner., Le mary entra en la maison, et elle, de paour qu’il eust quelque soupson le festoya si bien à son disner, qu’elle n’espargna poinct le boyre, dont il print si bonne quantité, avecq la lassetté qu’il avoit du labour des champs, qu’il luy print envye de dormir, estant assis en une chaise devant son feu. Le curé, qui s’ennuyoit d’estresi longuement en ce grenier, n’oyant poinct de bruict en la chambre, s’advancea sur la trappe, et, en eslongeant le col le plus qu’il luy fut possible, advisa quele bon homme dormoit ; et, en le regardant, s’appuya, par mesgarde, sur le van si lourdement, que van et homme tresbucherent à bas auprés du bon homme qui dormoit, lequel se reveilla à ce bruict et le curé, qui. fust plus tost levé que l’autre_ne l’eust apperceu, luy dist :

 » Mon compere, voylà vostre van, et grand.mercis.  » Et, ce disant, s’enfouyt.

Et le pauvre laboureur, tout estonné, demanda à sa fernme:  » Qu’est cela ? »

Elle luy respondit :  » Mon amy, c’est vostre van que le curé avoit empruncté, lequel vous est venu randre  »

Et uy, tout en grondant, luy dist :  » Cest bien rudement randre ce qu’on a, empruncté, car je pensois que la maison tumbast par terre  »
Par ce moien, se saulva le curé aux despens du bon homme, qui n’en trouva rien mauvays que la rudesse dont il avoit usé en rendant son van.

 » Mes dames, le Maistre qu’il servoit, le saulva pour ceste heure Ià, afin de plus longuement le posseder et tormenter.
 » N’.estimez. pas, dist Geburon, que les gens simples et de bas estat soient exempts de malice non plus que nous; mais en ont bien davantaige, car regardez-moy larrons, meurdriers, sorciers,
faux monoyers et toutes ces manieres de gens, desquelz l’esperit n’a jamais repos ce sont tous pauvres gens et mecanicques.
 » Je ne trouve poinct estrange, dist Parlamente, que la.malice y soit plus que.aux autres, mais ouy bien que l’amour les tormente parmi le travail qu’ilz ont d’autres choses, ny que en ung cueur villain une passion si gentille se puisse mectre.

Trente-deuxième nouvelle:

Bernage, ayant connu en quelle patience et humilité une damoyselle d’Allemagne recevoit l’estrange penitence que sonmary luy faisoit faire pour son incontinence, gaingna ce poinct sur luy, qu’oublyant le passé, eut pitié de sa femme, la reprint avec soy et en eut depuis de fort beaulx enfans.

Le roy Charles, huictiesme de ce nom, envoya en Allemaigne, ung gentil homme, nommé Bernage, sieur de Sivrai, près Amboise, lequel pour faire bonne dilligence, n’epargnoit jour ne nuict pour advancer son chemin, en sorte que, ung soir, bien tard, arriva en un chasteau d’un gentil homme, où il demanda logis: ce que à grand peyne peut avoir. Toutesfois, quant le gentil homme entendyt qu’il estoit sertiveur d’un tel Roy, s’en alla au devant de luy, etle pria de ne se mal contanter de la rudesse de ses gens, car à cause de quelques parens de sa femme qui luy vouloient mal, il estoit contrainct tenir ainsy la maison fermee. Aussi le dict Bernage luy dist l’occasion de salegation: en quoy le gentil homme s’offryt de faire tout service à luy possibleau Roy son maistre, et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoyahonorablement.

Il estoit heure de soupper: le gentil homme le mena en une belle salle tendue de belle tapisserye. Et, ainsy que la viande fut apportee sur la table, veid sortirde derriere la tapisserye une femme, la plus belle qu’il estoit possible de regarder, mais elle avoit sa teste toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l’alemande. Après que le dict seigneur eut lavé avecq le seigneur de Bernage, l’on porta l’eaue à ceste dame, qui lava et s’alla seoir au bout de la table, sans parler a nulluy, ny nul à elle. Le seigneur de Bernage la regardabien fort, et luy sembla une des plus belles dames qu’il avoit jamais veues,sinon qu’elle avoit le visaige bien pasle et la contenance bien triste. Après qu’elle eut mengé ung peu, elle demanda à boyre, ce que luy apporta ung serviteur de leans dedans un esmerveillable vaisseau, car c’estoit la teste d’ung mort, dont les oeilz estoitent bouchés d’argent: et ainsy beut deux ou trois fois. La demoiselle, après qu’elle eut souppé et faict laver les mains, feit une reverance au seigneur de la maison et s’en retourna derriere la tapisserye, sans parler à personne. Bernage fut tant esbahy de veoir chose si estrange, qu’il en devint tout triste et pensif. Le gentil homme, qui s’en apperçeut, luy dist : Je voy bien que vous vous estonnez de ce que vous avez veu en ceste table; mais, veu l’honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celer que c’est afin que vous ne pensiez qu’il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste dame que vous avez vue est ma femme,laquelle j’ay plus aymee que jamais homme ne pourroit aymer femme, tant que, pour l’espouser, je oubliay toute craincte, en sorte que je l’amenay icy dedans, maulgré ses parents. Elle aussy, me monstroit tant de signes d’amour, que j’eusse hazardé dix mille vyes pour la mectre ceans à son ayse et à la myenne; où nous avons vescu ung temps a tel repos et contentement,que je me tenois le plus heureux gentil homme de la chrestienté. Mais, en ungvoiage que je feis, où mon honneur me contraignit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l’amour qu’elle avoit en moy, qu’elle fut amoureuse d’un jeune gentil homme que j’avois nourri ceans; dont, à mon retour, je me cuydai apercevoir. Si est-ce que l’amour que je lui portois estoit si grande,que je ne me povois desfier d’elle jusques à la fin que l’experience me creva les oeilz, et veiz ce que je craignois plus que la mort. Parquoy, l’amour que je lui portois fut convertie en fureur et desespoir, en telle sorte que je la guettayde si près que, ung jour, faignant aller dehors, me cachay en la chambre où maintenant elle demeure, où, bien tost après mon partement, elle se retira et yfeit venir ce jeune gentil homme, lequel je veiz entrer avec la privauté qui n’appartenoyt que à moi avoir à elle. Mais quant je veiz qu’il vouloit monter surle lict auprès d’elle, je saillys dehors et le prins entre mes bras, où je le tuay. Et, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand que une telle mort n’estoit suffisante pour la punir, je luy ordonnay une peyne que je pense qu’elle a plus desagreable que la mort : c’est de l’enfermer en la dicte chambre où elle se retiroit pour prendre ses plus grandes delices et en la compaignye de celluy qu’elle aymoit trop mieulx que moy; auquel lieu je luy ai mis dans une armoyre tous les os de son amy, tenduz comme chose pretieuse en ung cabinet. Et, affin qu’elle n’en oblye la memoire, en beuvant et en mangeant, luy faictz servir à table, au lieu de couppe, la teste de ce meschant; et là, tout devant moy, afin qu’elle voie vivant celluy qu’elle a faict son mortel ennemy par sa faulte, et mort pour l’amour d’elle celluy duquel elle avoit preferé l’amytié à la myenne. Et ainsy elle veoit à disner et à soupper les deux choses qui plus luy doibvent desplaire : l’ennemy vivant et l’amy mort, et tout, par son peché.Au demorant, je la traicte comme moy mesmes synon qu’elle vat tondue, car l’arraiement des cheveulx n’appartient à l’adultaire, ny le voile à l’impudique.Parquoy s’en vat rasee, monstrant qu’elle à perdu l’honneur de la virginité et de la pudicité. S’il vous plaist de prendre la peyne de la veoir, je vous y meneray.

Ce que feist voluntiers Bernage: lesquelz descendirent à bas et trouverent qu’elle estoit en une tres belle chambre, assise toute seulle devant ung feu. Le gentil homme tira un rideau qui estoit devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les os d’un homme mort. Bernage avoit grande envie de parler à la dame, mais de paour du mary, il n’osa. Le gentil homme, qui s’en apparceut, luy dist : S’il vous plaist luy dire quelque chose, vous verrez quelle grace et parole elle a. Bernage luy dist à l’heure: Madame, vostre patience estegale au torment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde. La dame, ayant la larme à l’oeil, avecq une grace tant humble qu’il n’estoit possible de plus, luy dist: Monsieur, je confesse ma faulte estre si grande, quetous les maulx, que le seigneur de ceans (lequel je ne suis digne de nommer mon mary) me sçauroit faire, ne me sont reins au prix du regret que j’ay de l’avoir offensé. En disant cela, se print fort à pleurer. Le gentil homme tiraBernage par le bras et l’emmena. Le lendemain au matin, s’en partit pour aller faire la charge que le Roy luy avoit donnee. Toutesfois, disant adieu au gentil homme, ne se peut tenir de luy dire : Monsieur, l’amour que je vous porte et l’honneur et privaulté que vous m’avez faite en vostre maison, me contraignentà dire qu’il me semble, vue la grande repentance de vostre pauvre femme,que vous luy debvez user de misericorde; et aussy, vous estes jeune, et n’avez nulz enfans; et seroit grand dommage de perdre une si belle maisonque la vostre, et que ceulx qui ne vous ayment peut-estre poinct, en fussent heritiers. Le gentil homme, qui avoit deliberé de ne parler jamais à sa femme,pensa longuement aux propos que luy tint le seigneur de Bernage; et enfincongneut qu’il disoit verité, et luy promist, que, si elle perseveroit en ceste humilité, il en auroit quelquefois pitié. Ainsi s’en alla Bernage faire sa charge. Et quant il fut retourné devant le Roy son maistre, luy feit tout au long le compte que le prince trouva tel comme il le disoit; et, en autres choses, ayant parlé de la beauté de la dame, envoya son painctre, nommé Jean de Paris,pour luy rapporter ceste dame au vif. Ce qu’il feit après le consentement de son mary, lequel, après longue pénitence, pour le desir qu’il avoit d’avoir enfans, et pour la pitié qu’il eut de sa femme, qui en si grande humiliterecepvoit ceste penitence, il la reprint avecq soy, et en eut depuis beaucoup de beaulx enfans.

Quarante-huitième nouvelle: 

Au pais de Perigort, dedans ung villaige, en une hostellerie, fut faicte. une nopce d’une fille de leans , où tous les parens et amys s’efforcerent faire la meilleurechere qu’il estoit possible.
Durant le jour des nopces, arriverent leans deux Cordeliers, ausquelz on donna à soupper en.leur chambre, veu que n’estoit poinct leur estat d’assister aux nopces. Mais le principal des deux, qui avoit plus d’auctorité, et de malice, pensa, puisque on le separoit de la table, qu’il auroit part au lict, et, qu’il leur joueroit un, tour de son mestier. Et, quant le soir fut venu et que les dances commencerent, le Cordelier, par une fenestre, regarda longtemps la maryee, qu’iI trouvoit fort belle et à son gre. Et, s’enquerant soigneusement aux chamberieres de la chambre où elle debvoit coucher, trouva. que c’estoit auprès de Ia, syenne : dont il fut fort aise, faisant si bien le guet pour parvenir à son intention, qu’il veit desrober la mariée que les vielles amenerent comme ilz ont de coustume. Et, pource qu’il estoit de fort bonne heure le marié ne voulut laisser la dance,
mais y estoit tant affectionné, qu’il sembloit qu’il eust oblyé sa femme ; ce que n’avoit pas faict le Cordelier, car, incontinant qu’il entendit que la maryée fut couchée, se despouilla de son habit gris, et s’en alla tenir la place de son mary ; mais, de paour d’y estre trouvé, n’y arresta que bien peu; et s’en alla jusques au bout d’une allée où estoit son compaignon qui faisoit le guet pour luy lequel luy feit signe que le marié dansoit encores. Le Cordelier, qui n’avoit pas achevé sa meschante concupiscence, s’en retourna encores coucher avecq la maryee jusques ad ce que son compaignon luy feit signe qu’il estoit temps de s’en aller. Le marié se vint coucher ; et sa femme, qui avoit esté tant tormenté du Cordelier, qu’elle ne demandoit que le repos, ne se peut tenir de luy dire :
 » Avez-vous deliberé de ne dormir jamays et ne faire que me tormenter ?  »
Le pauvre mary qui. ne faisoit que de venir, fut bien estonné, et luy demanda quel torment il luy avoit faict, veu qu’ll n’avoit party de la danse
 » Cest bien dansé !  » dist la pauvre fille ; voicy la troisiesme fois que vous estes
venu coucher; il me semble que vous feriez mieulx de dormir  »
Le mary’ oyant ce propos, fut bien fort estonné, et oublia toutes choses pour entendre la verité de ce faict Mais, quant elle uy eut compté, soupsonna que c’estoient les, Cordeliers qui estoient logei leans. – Et . se leva incontinant et alla en leur chambre, qui estoit tout ‘auprès de la sienne. Et, quand il ne les trouva poinct, se print à cryer à l’ayde si fort, qu’il assembla tous ses. amys, lesquels après avoir entendu le faict, luy ayderent, avecq chandelles, lanternes, et tous les chiens du villaige, à chercher ces Cordeliers. Et, quant ilz ne les trouverent poinct en leur maison, feirent si bonne dilligence qu’ils les attraperent dedans les vignes. Et furent traictez comme il leur apparte noit. ; car, après les avoir bien battuz, leur couperent les bras et les jambes, et les laisserent dedans les vignes à la garde du dieu Bacchus et Venus , dont ilz estoient meilleurs disciples que de sainct François.

Commentaire
 » Ne vous esbahissez poinct, mes dames, si telles gens separez de nostre commune façon de vivre font des choses que les advanturiers auroient honte de faire. Mais esmerveillez-vous qu’ilz ne font pis quant Dieu retire sa main d’eulx, car I’abit est si loing de faire le moyne, que bien souvent par orgueil il le deffaict. Et, quant à moy, je me arreste à la religion que dict sainct Jacques, avoir le cueur envers Dieu pur et nect, et se exercer de tout son povoir à faire charité à son prochain « 

Soixante-neuvième nouvelle:

Au château d’Ordoz en Bigorre, demoroit ung escuier d’escuyrie du Roy, nommé Charles, Italien, lequel avoit espousé une damoiselle fort femme de bien, et honneste ; mais elle estoit devenue vieille, après luy avoir porté plusieurs enfans. Luy aussy n’estoit pas jeune ; et vivoit avecq elle en bonne paix et amityé. Quelques foys, il parloit à ses chamberieres, dont. sa bonne femme ne faisoit nul semblant; mais doulcement leur donnoit congé quant elle les congnoissoit trop privées en la maison. Elle en print ung jour une qui estoit saige et bonne fille, à laquelle elle dist les complexions de son mary et les siennes, qui les chassoit aussitost qu’elle les congnoissoit folles. Ceste chamberiere, pour demourer au service de sa maistresse en bonne estime, se delibera d’estre femme de bien. Et, combien que souvent son maistre luy tint quelques propos au contraire, n’en voulut tenir compte, et le racompta tout à sa maistresse ; et toutes deux passoient le temps de la follye de luy. Un jour que la. chamberiere beluttoit en la chambre de derriere, ayant son sarot sur la teste, à la mode du pays (qui est faict. comme ung cresmeau mais il couvre tout le corps et les espaulles par derriere), son maistre, la trouvant en cest habillement, la vint bien fort presser. Elle, qui, pour mourir n’eust faict ung tel tour, feit semblant de s’accorder à luy; toutesfoys, luy demanda congé d’aller veoir, premier, si sa maistresse s’estoit poinct amusée à quelque chose, afin de n’estre tous deux surprins; ce qu’il accorda. Alors, elle le pria de mectre son sarot en sa teste et de beluter en son absence, afin que sa maistresse ouyt tousjours le son de son beluteau. Ce qu’il feit fort joieusement, aiant esperance d’avoir ce qu’il demandoit.

La chamberiere, qui n’estoit poinct melencolicque , s’en courut à sa maistresse, lui disant :
 » Venez veoir vostre bon mary, que j’ay aprins à beluter pour me deffaire de luy.  »
La femme feit bonne dilligence pour trouver ceste nouvelle chamberiere.
En voiant son mary le sarot en la teste et le belluteau entre ses mains, se print si fort à rire,
en frappant des mains, que à peine luy peut-elle dire :
 » Goujate, combien veulx-tu par moys de ton labeur ?  »
Le mary, oiant ceste voix et congnoissant qu’il estoit trornpé, gecta par terre ce qu’il portoit et tenoit, pour courir sus a la chamberiere, l’appelant mille fois meschante, et si sa fernme ne se fust mise au devant, il l’eust payée de son quartier. Toutesfois, le tout s’appaisa au contentement des partyes, et puis vesquirent ensemble sans querelles.

Autres Oeuvres de Marguerite de Navarre:

  • Le Pater Noster (entre 1524 et 1527).
  • Le Petit œuvre devot et contemplatif(entre 1527 et 1531).
  • Le Discord estant en l’homme par la contrarieté de l’Esprit et de la Chair, et paix par vie spirituelle (avant 1531).
  • L’Oraison de l’ame fidele (avant 1531).
  • La Complainte pour un detenu prisonnier (vers 1535-1536).
  • Le Triomphe de l’Agneau37 (avant 1540).
  • L’Histoire des satyres et nymphes de Dyane ou Fable du faux Cuyder38 (entre 1540 et 1543).
  • La Mort et resurrection d’Amour (avant 1547).
  • L’Umbre (avant 1547).
  • La Comédie jouée au Mont de Marsan56 (1547 ou 1548)
  • La Contemplation sur Agnus Dei (avant 1549).
  • Le « Huitain composé par ladite dame un peu auparavant sa mort » (1549).
  • Le Miroir de Jhesus Christ crucifié (1549).
  • La Comédie des Parfaits amants (1549).

Quelques citations de Marguerite de Navarre:

  • « Les plus courtes folies sont toujours les meilleures. »
  • « Les femmes ont plus de honte de confesser une chose d’amour que de la faire. » 
  • « Elle pensait que l’occasion faisait le péché, et ne savait pas que le péché forge l’occasion. » 
  • « Ne pensez pas que ceux qui poursuivent les dames prennent tant de peine pour l’amour d’elles ; car c’est seulement pour l’amour d’eux et de leur plaisir. » 
  • « Les choses où l’on a volonté, plus elles sont défendues et plus elles sont désirées. » 
  • « Le scandale est souvent pire que le péché. » 
  • « Je ne regarde point la valeur du présent, mais le coeur qui le présente. »
  • « A force de jurer, on engendre quelque doute à la vérité. » 
  • « Jamais homme n’aimera parfaitement Dieu qu’il n’ait parfaitement aimé quelque créature en ce monde. » 
  • « Les hommes recouvrent leur diable du plus bel ange qu’ils peuvent trouver. » 
  • « Dans notre monde, seuls les sots sont punis, non les vicieux. »
  • « L’habit est si loin de faire le moine que, bien souvent, par orgueil il le défait. » 

Critiques à l’égard de Marguerite de Navarre

  • Sainte-Beuve : « Il est bon qu’il y ait de telles âmes éprises avant tout de l’humanité et qui insinuent à la longue la douceur dans les mœurs publiques et dans les lois restées jusque-là cruelles… »
  • Albert-Marie Schmidt : « Par Marguerite d’Angoulême et par ses amis humanistes, la femme est désignée pour jouer le rôle de précepteur de la France et de censeur de ses erreurs affectives… »
  • Abel Lefranc : « La poésie religieuse et philosophique, celle qui ne craint pas de laisser au second plan les joies et les plaintes de l’amour pour s’attacher de préférence aux grands problèmes et aux anxiétés qu’ils provoquent dans l’âme humaine, est, pour une grande part, redevable à Marguerite de son existence… »
  • Marot: « Corps féminin, cœur d’homme et tête d’ange », «Je suis cerf d’un monstre fort estrange: Monstre je dy, car pour tout vray, elle a corps féminin, cueur d’homme et teste d’ange »
  • Charles de Sainte-Marthe (oraison funèbre de la reine): « Où est celuy, si ce n’est un homme de tout aliéné d’humanité, qui ne prise, qui n’aime, qui ne révère la candeur, la charité, la piété de cette tant libérale, tant magnifique et tant vertueuse Royne? »
  • Brantôme: « Ce fut donq’ une princesse d’un très-grand esprit et fort habile, tant de son naturel que de son acquisitif, car elle s’adonna fort aux lettres en son jeune âge et les continua tant qu’elle vescut, aimant et conversant du temps de sa grandeur aveq’ les gens les plus savants du royaume de son frère. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
La maison de La Boétie à Sarlat

Biographie d’Etienne De la Boétie (1530-1563)

Ecrivain, poète et humaniste français, Etienne de la Boétie naît le 1er novembre 1530 à Sarlat (Dordogne-Aquitaine) d’une famille qui tenait un rang fort honorable de la bourgeoisie cultivée. Son père Antoine est lieutenant du sénéchal du Périgord. Sa mère est la sœur de Jean de Calvimont, président du parlement bordelais Jean de Calvimont et ambassadeur de François 1er en Espagne.

Il est encore très jeune quand il perd ses parents. Son oncle et parrain Estienne de La Boétie, prêtre et sieur de Bouilhonnas, s’occupe alors de son éducation dans un milieu composé principalement de bourgeois cultivés. Mission qu’il accomplit fort bien, et qui fera dit à l’orphelin qu’« Il lui doit son institution et tout ce qu’il est et pouvait être ».

De La Boétie suit ensuite les pas de son père en entamant des études de droit à l’université d’Orléans. C’est là qu’il rédige, alors qu’il n’est âgé que de dix-huit ans, son premier ouvrage. « Discours de la Servitude Volontaire ou Contr’un » deviendra la plus célèbre de ses œuvres. Il obtient sa licence de droit en septembre 1553, alors qu’il avait déjà acquit une grande réputation. Ce qui pousse le roi Henri II de l’élever à l’office de conseiller de la cour un mois plus tard. Moins d‘une année plus tard, il est admis au Parlement de Bordeaux comme conseiller alors qu’il n’avait pas encore l’âge légal. C’est là qu’il devient l’ami intime de Michel de Montaigne, une amitié qui restera dans l’histoire.

Etienne de la Boétie se marie au début des années 1560 avec  Marguerite de Carle, mère de deux enfants et veuve de Thomas de Montaigne (frère de Michel). Durant cette même période il est chargé par Michel de L’Hospital (conseiller au parlement de Paris, conseiller de France, poète latin…) de mener des négociations entre Catholiques et Protestants pour mettre fin aux guerres de religions et parvenir à une pacification civile. Même s’il reste fidèle à ses fonctions de serviteur de l’ordre public, La Boétie n’est pas moins considéré comme un précurseur intellectuel de la désobéissance civile et de l’anarchisme comme il apparaît dans son œuvre. Il est également considéré come l’un des tout premiers théoriciens de l’aliénation. Pierre Clastres l’appelait « le Rimbaud de la pensée »,

Le mal qui rongeait De la Boétie depuis quelques temps le terrasse le 8 août 1563. Il décide vite de se rendre dans le Médoc dans les terres de son épouse pour se reposer. Hélas il n’y parviendra jamais car son état s’aggrave en cours de route. Il s’arrête alors au Taillan-Médoc près de Bordeaux, chez Richard de Lestonnac, son collègue au Parlement et beau-frère de Montaigne. Constatant que son état s’aggrave irrémmédiablement, il fait rédiger son testament le 14 août et attend la mort courageusement et sereinement. Montagne est à son chevet quand elle le prend le 18 août 1563 alors qu’il n’est âgé que de 32 ans. La mort de son ami à la fleur de l’âge, qu’il déplorera trente ans durant, le touche profondément au point où elle altèrera même son œuvre. Leur amitié même si elle n’aura durée que six ans deviendra mythique. C’est lui qui fera connaître l’œuvre de son ami à la postérité. Il lui rend hommage dans « De l’amitié » une de ses œuvres les plus importantes.

Œuvre de De La Boetie

Tout comme son siècle, la Boétie développe assez tôt une passion pour la philosophie antique qui l’amène à traduire des ouvrages de Virgile, L’Arioste ou encore Plutarque et Xénophon. Poète il est l’auteur de nombreux sonnets amoureux, de vers latins, français et grecs. Mais l’œuvre qui le rend célèbre restera « Contr’un ou Discours sur la servitude volontaire », une référence sur la question de la légitimité du pouvoir politique.

L’œuvre d’Etienne de la Boétie est entièrement posthume. Elle voit le jour grâce à son ami Michel de Montaigne qui l’insère dans ses Essais avant d’être publiée à part.

Oeuvres de De La Boétie

Discours de la servitude volontaire ou Contr’un (écrit en 1548 publié en 1576)

Le Discours de la Servitude volontaire est une œuvre de la Renaissance au summum de sa splendeur, dont l’influence bienfaisante arrive jusqu’à Scarlat. La Boétie ose dans cette œuvre, qu’il rédige à l’âge de dix-huit ans, un réquisitoire passionné et très sévère contre la tyrannie sans pour autant prendre partie pour un système politique particulier. Le contenu témoigne d’un savoir approfondi, ce qui surprend venant d’un homme de son âge.

La répression très brutale de la révolte anti-fiscale en Guyenne en 1548 serait à l’origine de ce texte. Ce qui paraît invraisemblable pour un ennemi de l’émeute. Les idées nouvelles apportées par la Renaissance auraient plutôt influencé l’auteur. Tout en condamnant l’absolutisme, La Boétie analyse par la même la situation politique de son époque, notamment la légitimité de l’autorité et la soumission de la population dans un rapport dominateurs-dominés. Tout en remettant en cause la légitimité de ceux qui gouvernants qu’il appelle « maîtres » ou « tyrans », il fustige la passivité et la servitude du peuple qu’il appelle presque à se soulever « Comment se fait-il que le peuple continue à obéir aveuglément au tyran ?… Il est possible que les hommes aient perdu leur liberté par contrainte, mais il est quand même étonnant qu’ils ne luttent pas pour regagner leur liberté…»

L’humaniste français distingue trois genres de tyrans : ceux qui ont le pouvoir par l’élection du peuple, ceux qui l’ont par la force des armes et ceux qui l’acquièrent par succession. Les deux premiers se comportent comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois et auxquels il s’intéresse ne sont généralement pas meilleurs, ils ont grandi au sein de la tyrannie. Néanmoins il excepte formellement le roi de France de ses raisonnements, en des termes  empreints de considération d’égards et de respect.

En s’attaquant au pouvoir et ses dérives avec beaucoup d’humanisme, De la Boétie est de ce fait considéré par beaucoup comme un précurseur intellectuel de l’anarchie. Par ses recherches sur les causes de la servitude volontaire il apporte beaucoup à la philosophie politique, alors que l’idée répandue est que la servitude est forcée. Traduit en quinze langues, ce texte connaîtra une résonnance durable dans le temps. Il reste à nos jours une référence chaque fois que la tyrannie ressurgit en période de troubles politiques.

Extraits du discours

Pour ce coup, ie ne voudrois finon entendre comm’
il fe peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs,
tant de villes, tant de nations endurent quelque fois
vn tyran feul, qui n’a puifTance que celle qu’ils lui
donnent; qui n’a pouuoir de leur nuire, iînon tant
qu’ils ont vouloir de l’endurer; qui ne fçauroit leur
faire mal aucun, finon lors qu’ils aiment mieulx le
fouffrir que lui contredire. Grand’ chofe certes, &
toutesfois fi commune qu’il f’en faut de tant plus
douloir & moins fesbahir voir vn million d’hommes
feruir miferablement, aiant le col fous le ioug,
non pas contrains par vne plus grande force, mais
aucunement (ce femble) enchantes & charmes par le
nom feul d’vn, duquel ils ne doiuent ni craindre la
 puifl’ance, puis qu’il eft feul, ny aimer les qualités,
puis qu’il eft en leur endroit inhumain & fauuage.
La foiblefl’e d’entre nous hommes eft telle, qu’il faut…

Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut
que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent
quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent,
qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer,
et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir
de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante — et pourtant
si commune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir
-, de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête
sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais
parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés
par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est
seul — ni aimer — puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel. Telle
est pourtant la faiblesse des hommes : contraints à l’obéissance,
obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les
plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes, est
soumise au pouvoir d’un seul — comme la cité d’Athènes le
fut à la domination des trente tyrans —, il ne faut pas s’étonner
qu’elle serve, mais bien le déplorer. Ou~ plutôt, ne
s’en étonner ni ne s’en plaindre, mais supporter le malheur avec
patience, et se réserver pour un avenir meilleur…

Mais, ô bon Dieu! que peut eflre cela? comment
dirons nous que cela f’appelle? quel malheur eft celui
 là? quel vice, ou pluftoft quel malheureux vice? voir
vn nombre infini de perfonnes non pas obéir, mais
feruir; non pas eftre gouuernes, mais tirannifes;
n’aians ni biens, ni parens, femmes ny enfans, ni leur
vie mefme qui foit à eux! fouffrir les pilleries, les
 paillardifes, les cruautés, non pas d’vne armée, non
pas d’vn camp barbare contre lequel il faudroit
defpendre fon fang & fa vie deuant, mais d’vn feul ;
non pas d’vn Hercule ny d’vn Samfon, mais d’vn feul
hommeau, & le plus fouuent le plus lafche & femelin
de la nation; non pas accouftumé à la poudre des
batailles, mais ancore à grand peine au fable des
tournois ; non pas qui puiffe par force commander aux
hommes, mais tout empefché de feruir vilement à la
moindre femmelette! Appellerons nous cela lafcheté?
dirons nous que ceux qui feruent foient couards &
recreus? Si deux, fi trois, fi quatre ne fe défendent…

Mais, ô grand Dieu, qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous
ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible, de voir un nombre infini
d’hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés,
mais être tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants,
ni leur vie même qui soient à eux ? De les voir souffrir les
rapines, les paillardises, les cruautés, non d’une armée,
non d’un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son
sang et sa vie, mais d’un seul ! Non d’un Hercule ou d’un Samson, mais
d’un hommelet souvent le plus lâche, le plus efféminé
de la nation, qui n’a jamais flairé la poudre des batailles ni guère
foulé le sable des tournois, qui n’est pas seulement inapte à
commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette !
Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards
ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à
un seul, c’est étrange, mais toutefois possible ; on pourrait peut-être
dire avec raison : c’est faute de coeur. Mais si cent, si mille souffrent
l’oppression d’un seul, dira-t-on encore qu’ils n’osent pas s’en prendre
à lui, ou qu’ils ne le veulent pas, et que ce n’est pas couardise,
mais plutôt mépris ou dédain ?

Les hardis, pour acquérir le bien qu’ils demandent,
ne craignent point le dangier; les aduifes ne refufent
point la peine : les lafches & engourdis ne fçauent
 ni endurer le mal, ni recouurer le bien; ils f’arreftent
en cela de les fouhaitter, & la vertu d’y prétendre
leur eft oftee par leur lafcheté; le defir de Tauoir leur
demeure par la nature. Ce defir, celle volonté eft
commune aus fages & aus indifcrets, aus courageus
& aus couars, pour fouhaitter toutes chofes qui, eftant
acquifes, les rendroient heureus & contens : vne feule
chofe en eft à dire, en laquelle ie ne fçay comment
nature défaut aus hommes pour la defirer, c’eft la
liberté, qui eft toutesfois vn bien fi grand & û plai-
fant, qu’elle perdue, tous les maus viennent à la file,
& les biens mefme qui demeurent après elle perdent
entièrement leur gouft & fçaueur, corrompus par la…

Pour acquérir le bien qu’il souhaite, l’homme hardi ne redoute
aucun danger, l’homme avisé n’est rebuté par aucune peine.
Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni
recouvrer le bien qu’ils se bornent à convoiter. L’énergie
d’y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté ;
il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce
désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents,
aux courageux et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont
la possession les rendrait heureux et contents. il en est une seule que
les hommes, je ne sais pourquoi, n’ont pas la force de désirer :
c’est la liberté, bien si grand et si doux ! Dès qu’elle
est perdue, tous les maux s’ensuivent, et sans elle tous les autres biens,
corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût
et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement,
semble-t-il, parce que s’ils la désiraient, ils l’auraient ; comme
s’ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu’elle
est trop aisée.

Mais, à la vérité, c’eft bien pour néant de débattre
fi la liberté eft naturelle, puis qu’on ne peut tenir
aucun en feruitude fans lui faire tort, & qu’il n’i a
rien fi contraire au monde à la nature, eftant toute
raifonnable, que l’iniure. Refte doncques la liberté
eftre naturelle, & par mefme moien, à mon aduis,
que nous ne fommes pas nez feulement en poffeflion
de noftre franchife, mais aufïî auec affedion de la
defifendre. Or, lî d’auenture nous faifons quelque doute
en cela, & fommes tant abaftardis que ne puiflions
reconnoiltre nos biens ni femblablement nos naïfues
affedions, il faudra que ie vous face l’honneur qui
vous appartient, & que ie monte, par manière de
dire, les beftes brutes en chaire, pour vous enfeigner
voltre nature & condition. Les beftes, ce maid’ Dieu!
fi les hommes ne font trop les fourds, leur crient :
Vive liberté ! Plulîeurs en y a d’entre elles qui meu-
rent auffy toft qu’elles font prifes : comme le poiffon
quitte la vie auffy tofl que l’eaue, pareillement celles
là quittent la lumière & ne veulent point furuiure à
leur naturelle franchife. Si les animaus auoient entre
eulx quelques prééminences, ils feroient de celles là
leur nobleffe. Les autres, des plus grandes iufques
aus plus petites, lors qu’on les prend, font fi grand’…

À vrai dire, il est bien inutile de se demander si la liberté
est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun être en servitude sans
lui faire tort : il n’y a rien au monde de plus contraire à la nature,
toute raisonnable, que l’injustice. La liberté est donc naturelle ;
c’est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés
avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre.

Et s’il s’en trouve par hasard qui en doutent encore — abâtardis
au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives
-, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je
hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire, pour leur enseigner
leur nature et leur condition. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si
les hommes veulent bien les entendre, leur crient : << Vive la liberté
! >> Plusieurs d’entre elles meurent aussitôt prises. Tel le
poisson qui perd la vie sitôt tiré de l’eau, elles se laissent
mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si
les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient
de cette liberté leur noblesse. D’autres bêtes, des plus grandes
aux plus petites, lorsqu’on les prend, résistent si fort des ongles,
des cornes, du bec et du pied qu’elles démontrent assez quel prix
elles accordent à ce qu’elles perdent. Une fois prises, elles nous
donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur qu’il
est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir
sur leur bonheur perdu plutôt que de se plaire en servitude. Que
veut dire d’autre l’éléphant lorsque, s’étant défendu
jusqu’au bout, sans plus d’espoir, sur le point d’être pris, il enfonce
ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que son
grand désir de demeurer libre lui donne de l’esprit et l’avise de
marchander avec les chasseurs : à voir s’il pourra s’acquitter par
le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon,
rachètera sa liberté ?

qu’ils penfent ce qu’il veut, & fouuent, pour lui
fatisfaire, qu’ils preuiennent ancore fes penfees. Ce
n’eft pas tout à eus de lui obeïr, il faut ancore lui
complaire; il faut qu’ils fe rompent, qu’ils fe tour-
mentent, qu’ils fe tuent à trauailler en fes affaires,
& puis qu’ils fe plaifent de fon plaifir, qu’ils laiffent
leur gouft pour le fien, qu’ils forcent leur complexion,
qu’ils defpouillent leur naturel; il faut qu’ils fe pren-
nent garde à fes parolles, à fa vois, à fes fignes & à
fes yeulx; qu’ils n’aient ny œil, ny pied, ny main,
que tout ne foit au guet pour efpier fes volontés
& pour defcouurir fes penfees. Cela eft ce viure
heureufement ? cela f appelle il viure? eft il au monde
rien moins fuppcrrtable que cela, ie ne dis pas à vn
homme de cœur, ie ne dis pas à vn bien né, mais
feulement à vn qui ait le fens commun, ou, fans plus,
la face d’homme ? Quelle condition eft plus miferable
que de viure ainfi, qu’on n’aie rien à foy, tenant…

Car à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que
s’éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et
serrer à deux mains sa servitude ? Qu’ils mettent un moment à
part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur avidité,
et puis qu’ils se regardent ; qu’ils se considèrent eux-mêmes :
ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux
pieds et qu’ils traitent comme des forcats ou des esclaves, ils verront,
dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu’eux
et en quelque sorte plus libres. Le laboureur et l’artisan, pour asservis
qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit
ceux qui l’entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement
qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut
et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent ses
propres désirs. Ce n’est pas le tout de lui obéir, il faut
encore lu complaire ; il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent
à traiter ses affaires, et puisqu’ils ne se plaisent qu’à
son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, qu’ils forcent
leur tempérament et dépouillent leur naturel. Il faut qu’ils
soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards,
à ses gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement
occupés à épier ses volontés et à deviner
ses pensées.

Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Est-il rien
au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour
tout homme de coeur, mais encore pour celui qui n’a que le simple bon sens,
ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable
que celle de vivre ainsi, n’ayant rien à soi et tenant d’un autre
son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?

La Mesnagerie de Xénophon (général, philosophe et historien grec 426-354 av. J-C):

Traduit du grec au françois (français actuel) ; il s’agit du dialogue de Xénophon sur l’Economie. Cette traduction de la Mesnagerie de Xénophon est la plus longue mais surtout la plus intéressante par son contenu et ses qualités.

Extraits de la traduction :

NE fois, i’ouy Socrates debatre ainfi à Chapitre i,
peu près, de la mefnagerie. La mefna-
gerie, dit-il, ô Critobule, efl-ce quelque
fçauoir qui a nom ainfi, comme la
médecine, Porfeuerie, la charpenterie,
qu’en dis-tu? Il me femble bien qu’ouy, dit Critobule.
Et fçaurions nous point dire quel eft le faid de la
mefnagerie, dit Socrates, comme nous dirions bien fî
nous voulions quel eft celuy de chacun de ces autres
arts? le penfe pour vra}^ dit Critobule, que le faid Le deuoir
lo d’vn bon mefnager, c’eft de bien gouuerner fa maifon. me/nager.
Et quoy la maifon d’autruy, dit Socrates, fi quelqu’vn…
dit Socrates, que ce qui eft proffitable à chacun, tu Aîwh-, que
appelles cela fon auoir. Gela mefme, dit il. Et certes
ce qui eft nuifible, ie ne penfe pas que ce foit le bien
de perfonne, mais plus toft le dommage. Et quoy, dit
Socrates, 11 quelqu’vn a acheté vn cheual, & n’en
fçait vfer, ains fe fait mal tombant de defïus, à celuy
là fon cheual ne fera pas compté en fon bien? Non
pas, dit il, li le bien eft bon à qui l’a. Ny la terre,
doncques, dit Socrates, ne fera pas du bien de tel
qu’il y a qui la laboure de telle forte, qu’à la labourer
il a plus de perte que de gain. Non certes, did
Critobule, la terre n’eft pas bien, fi en lieu de nourrir
fon maiftre, elle le met à la faim. Et n’eft ce pas, dit
Socrates, du beftail tout de mefmes? fi pour en auoir
l’on fouflfre dommage, à faute d’en fçauoir vfer, le
beftail n’eft pas le bien de telles gens? Non certes Bien, que…
que les biens ce font les chofes profitables. Car les
fl.uftes, ne les vendant point, ne font pas de noz
biens, puis qu’il n’en vient aucun bien à leur maiftre:
mais auflî les vendant, elles font du bien de celuy
qui les polïede. Adoncques Socrates dit: Ouy f»il les
fçait vendre : mais fil les vend de rechef à vn qui
n’en fçache rien, non plus que luy, à les vendre
mefme elles ne font pas bien, au moins félon ton
propos. Il femble, dit il, ô Socrates, que tu vueilles
dire que l’argent mefme n’eft pas des biens, fi on n’en
fçait vfer. Mais c’eft toy mefme, ce me femble, qui
l’accordas ainli, quand tu dis que les biens font chofes
dont on tire profit. Doncques 11 quelqu’vn vfoit de
l’argent en telle forte, qu’il en fiH fon emploite en
vne chofe, «Se par ce moyen f’en trouuaft mal de fa
perfonne, mal de fon efprit, & mal des affaires de fa
maifon, comment d’ores en là feroit à celuy l’argent
profitable? Certes nullement. Autrement aulTi bien
dirons nous la Ciguë eltre de noftre bien, qui faid
deuenir infenfez ceulx qui en ont mangé. Doncques,
ô Critobule, l’argent, tant qu’il eft entre mains
d’homme qui n’en fçait vfer, renuoyons le li loing &
en faifons fi peu de compte, qu’il ne foit pas feulement
compté entre les biens de celuy qui les a…
Ouy vrayement, ce me femble. A ce que ie voy, dit
Socrates, c’eft le faid d’vn bon mefnager, de fçauoir
vfer de fes ennemis, de façon qu’il f’en férue. Mais
bien fort, dit il. Et de vray tu vois, ô Critobule,
combien de maifons de fimples citoyens font aug-
mentées par la guerre, combien par les tyrannies.
Or, ô Socrates, ce dit Critobule, tout ce que nous Chap. y.
auons dit iufques icy, me femble eftre bien : mais que 
 penferons nous que c’eft, quand nous voyons par fois
des gents ayans bien le fçauoir & les commoditez Le fçauoir,
pour pouuoir agrandir bien fort leur maifon, fuis y
prenoient peine, mais on f’aperçoit bien qu’ils n’en
veulent rien faire. Et pourtant voyons nous que, à
ceux là, le fçauoir leur eft inutile. Dirons nous
autrement d’eux, linon que, à ceux cy, le fçauoir n’eft
point de leur bien, ny de leur auoir? Tu veux parler
des ferfs, ô Critobule, refpondit Socrates. En bonne
foy, non pas des ferfs, did il, mais d’aucuns qu’on
penfe bien eftre de fort bon lieu, lefquels ie voy, les
vns bien entendus aux arts de la guerre, les autres à
ceus de la paix, & toutefois ils ne les veulent pas
employer; & cela mefme à mon aduis en eft la caufe,
pour ce qu’ils n’ont point de maiftre qui leur face
faire. Et comment feroit il poffible, dit Socrates, qu’ils
fufl’ent fans maiftre? Ils défirent de viure bien à leur
aife, ils veulent faire toutes chofes pour auoir des
biens; mais après, quelque maiftre vient au deuant
qui les en garde. Et qui font ils doncques ces inuifi- 
blés maiftres qui leur commandent, dit Critobule? Mauuais 
maijîres…

 Les Règles de mariage de Plutarque (penseur grec 50 ap. J.C. – 125 ap. J.C) :

Traduit du grec au françois, La Boétie reproduit le tableau de la fidélité conjugale ainsi que des conseils aux jeunes époux du philosophe de Chéronée.

Extraits des Règles de mariage de Plutarque:

fouifrir les premières rudeffes des filles, c’elt autant,
ce me femble, comme fi quelqu’vn quittoit à vn autre
le raifin meur, pour auoir trouué amer le verius de
grain; & auflî plufieurs nouuelles mariées, ayans
prins en haine leurs marys, ont fait tout de mefmes, 
comme qui endureroit bien la piqueure des abeilles,
mais après laifleroit les rais de miel. Sur tout il faut
que les nouueaux mariez fe donnent bien garde qu’ils
ne f’entrepiquent & offenfent l’vn l’autre, ains qu’ils
ayent cela deuant les yeux, qu’au commencement… 
Nous voyons la Lune, quand elle eft eilongnée viii.
du Soleil, claire & luyfante, & puis eftant près de
luy, elle fe pert & fe cache; mais la femme fage au 
contraire, il faut qu’elle paroiffe fort, eftant auec fon
mary, & qu’elle garde la maifon, & ne fe monftre
point, quand il eft abfent. 
Hérodote a eu tort de dire que la femme auec la ix
chemife defpouille la honte; ains tout au rebours, au honnejiTne… 
Les femmes efpoufes des Roys de Perfe fe fient à xvi.
table au diner, & prennent auec eux leurs repas; mais 
lors qu’ils veulent folâtrer & boire d’autant, ils les en
enuoyent, & font venir les chantereffes & femmes dilïo
lues. Et certes c’eft bien fait à eux, de quoy ils ne font
part à leurs femmes de la diffolution de l’yurongnerie.
Doncques fi quelque autre, encores qu’il ne foit ny 
roy ny officier, pour eftre diffolu & abandonné aux
voluptez, fait d’auenture quelque faute auecques la
garçe ou la chambrière, il ne faut pas que la femme fen
tourmente ny f’en paffionne, ains qu’elle aye cefhe
confideration, que, pour la honte qu’il a d’elle, il va 
yurongner auec vne autre, & faire en la compaignie
de celle là fes folies & infolences…
 Platon auertiffoit les vieux d’auoir honte des ieunes,
à fin que les ieunes fe maintinfent en leur endroit
auec honte & reuerence : car là où les vieillards font
effrontez, il ne penfoit pas qu’il fe peuft trouuer aux 
ieunes aucune modeftie ni difcretion. Il eft befoing
que le mary, fe fouuenant de cela, n’aye honte de
perfonne tant que de fa femme, comme eftant le lid
du mary la vraye efchole de chafteté à la femme, & de
la voye bien ordonnée. Mais celuy qui iouit de tous 
fes plaifirs, & les deffend à fa femme, c’eft ny plus ne
moins que celuy qui commande à fa femme de tenir
bon contre les ennemis, aufquels il Oeft rendu luy
mefme.
HOMME que tu m’enuoyas pour me
porter les nouuelles du trefpas de
l’enfant fe fouruoya, à mon auis, fur
chemin, en venant à Athènes; mais
ie l’entendy à Tanagre, quand i’y fus
arriué. Quant à l’enterrement, ie croy que tout eft
defià fait. De ma part, ie defire que ce qui en a efté
fait foit en la forte qu’il pourra eftre mieux pour te
donner, à cefte heure & à l’auenir, moins d’occafion

Lettre de consolation de Plutarque à sa femme 

Traduit du grec en françois, cette lettre a été écrite par Plutarque à sa femme pour la consoler suite à la mort au berceau de leur fille. De La Boétie a bien su transmettre la douleur du père, qui se résigne et accepte avec dignité le malheur qui les frappe.

Extraits de la lettre de consolation

‘homme que tu m’enuoyas pour me
porter les nouuelles du trefpas de
l’enfant fe fouruoya, à mon auis, fur
chemin, en venant à Athènes; mais
ie l’entendy à Tanagre, quand i’y fus
arriué. Quant à l’enterrement, ie croy que tout eft
defià fait. De ma part, ie defire que ce qui en a efté
fait foit en la forte qu’il pourra eftre mieux pour te
donner, à cefte heure & à l’auenir, moins d’occafion
lo de fafcherie. Mais fi en cela tu as laiffé de faire
quelque chofe dont tu euffes enuie, & attens fur ce
mon auis, fais la hardiment, li tu penfes, cela eftant Superfiuiié 
fait, en eftre plus à ton aife ; mais ce fera mettant à part j’uperjuuon 
toute fuperfluité & vaine fuperftition : aufli fçay-ie
bien que de ces paffîons là, tu n’en tiens rien. 
D’vne chofe fans plus te veux-ie auertir, qu’en cefte
douleur tu te maintiennes, & à toy & à moy, dans
les termes du deuoir. Car de mon cofté, ie cognois…
qu’elle nous faifoit fentir tous les plaifirs du monde
à nous feftoyer, à fe faire voir, à fe faire ouïr, que pa-
reillement à cefte heure la fouuenance d’elle demeure
toufiours &L viue dedans nous, apportant auecques foy
vn plaifir plus grand, mais de beaucoup, que non pas 
l’ennuy, au moins fi nous penfons qu’il eft raifonnable
que nous mefmes tirions quelque proffit, au befoing,
des aduertiffemens que nous auons fait fouuent à
plufieurs autres. Il faut donc entretenir cefte plaifante Que le
mémoire, & non pas mener dueil, & fe defconforter efire 
tant & lamenter, qu’il femble à voir que, pour l’ayfe
qu’on areceu quelquefois, on vueille maintenant ren-
dre en payement au double de fafcheries & d’ennuys.
Ceux qui viennent de là où tu es, vers moy, m’ont
bien rapporté vne chofe, pour raifon de laquelle ils 
t’admirent grandement : c’eft que tu n’as point pris
nouuel habillement, n’en rien difforme ne gafté ta
façon accouftumee, en toy, ny en tes chambrières…
qui a deuil le meine luy mefms chez foy. Mais après,
quand il y a vne fois gaigné place ajaec le temps,
viuant & logeant auec celuy qui Ta receu, il ne f’en
35 va pas encores lors qu’on luy donne congé. Donc il le
faut combatre des l’entrée, à la porte, & non pas luy
quitter le fort, en laiffant fon habillement & fon poil, &
par tous autres pareils moyens & toutes autres façons,
qui, fe prefentans à toute heure douant les yeux
& attriftans la perfonne, tiennent en ferre & dimi-
nuent la vigueur de l’efprit, & le mettent en defefpoir
de trouuer iffuc du mal, & le rendent incapable
de confolation, tout obfcur & ténébreux; de tant
que l’entendement, depuis qu’il f’clt par la douleur
 entourné & enueloppé de ces trilles habits, il ne fe
fait aucune part ny du rire en compaignie, ny de la
lumière, ny de la bonne chère, & de la plaifante
& io3’eufe table de fes amis. A ce mal de la triiteffe ‘([Les]
fe ioint volontiers la nonchallance de fa perfonne, & iedueii
 vn defpit contre la coutumiere façon, iufques à ne fe
vouloir ny eftuuer : là où il falloit que l’efprit lift tout…
Et la vérité de ceci fe cognoitencores plus clair
par Enterrement d’enfants les coultumes
 & loix anciennes de noltre cite : car, en fansjhiennité,
noftre ville, on ne fait point de facrifice à l’enterre-  
ment des enfans quand ils meurent, ny autre folennité, 
comme il eft raifonnable d’en faire pour les autres
morts. Car les enfants ne tiennent rien de terrien
ny des chofes terreftres; & ne fe dit point que leurs
efprits, pour faymer près de leurs corps, famufent &
farreftent aux tombeaux & fepulchres, & aux repas…

Mémoire sur la pacification des troubles (1561)

ou  Mémoire sur l’Édit de janvier 1562

L’attribution à La Boétie de ce mémoire, pour préparer semblerait-il l’assemblée des parlementaires du 3 janvier 1562, est contestée par certains. Il est rédigé à la fin d’une année (1561) particulièrement trouble et pleine d’événements après la mort de François II (5 décembre 1560). Catherine de Médicis qui prend en main le pouvoir, comme régente de son fils mineur Charles IX, est encore faible entre les partis en présence.

Transcrit en 1913 par Pierre Bonnefon, le mémoire et publié en 1917. Il concerne l’Edit de Janvier 1562, dans la continuité des efforts qu’il fait sur le terrain comme médiateur pour régler les conflits interreligieux notamment. Tout comme le discours de la servitude volontaire, il est également inspiré par l’amour de la liberté et de la justice et l’horreur qu’il a à l’endroit de la tyrannie. Le but principalement recherché est la pacification « entretenir nos sujets en paix et en concorde, en attendant que Dieu nous fasse la grâce de pouvoir les réunir en une même bergerie, qui est notre devoir et principale intention… » Il prône le débat et le dialogue « C’est un grand point de gagné pour la réconciliation d’amitié, si on peut s’accoutumer à se voir et qu’on ne fuie pas la mutuelle conversation… » Prêchant le respect de la tolérance, il défend en outre dans ce texte la liberté de conscience. Il n’y reconnaît qu’une seule religion officielle, le catholicisme, rénovée et libérée donc du Saint Siège. Préconisant une mesure générale, il fait des propositions dont l’interdiction de toute violence pour pacifier le Royaume et établir la concorde.

Poèmes de Etienne De La boétie

De la Boétie qui n’est pas poète au sens ordinaire du mot rédige ces vingt-neuf sonnets amoureux avant même de rejoindre l’université. Il le fait plus pour se détendre, se délasser que par inspiration. Ils sont plus tard adressés à Madame de Grammont Comtesse de Guissen par Montaigne quand il les publie la première fois dans ses Essais (premier livre).

A Madame de Grammont Contesse de Guissen

MADAME, je ne vous offre rien du mien, ou par Amour, lors que premier ma franchise fut morte, ce qu’il est desja vostre, ou pour ce que je n’y trouve rien digne de vous. Mais j’ay voulu que ces vers en quelque lieu qu’ils se vissent, portassent vostre nom en teste, pour l’honneur que ce leur sera d’avoir pour guide cette grande Corisande d’Andoins. Ce present m’a semblé vous estre propre, d’autant qu’il est peu de dames en France, qui jugent mieux, et se servent plus à propos que vous, de la poësie…

Amour, lors que premier ma franchise fut morte

Extrait :

Combien j’avois perdu encor je ne sçavoy,

Et ne m’advisoy pas, mal sage, que j’avoy
Espousé pour jamais une prison si forte.

Je pensoy me sauver de toy en quelque sorte,
Au fort m’esloignant d’elle ; et maintenant je voy
Que je ne gaigne rien à fuir devant toy,
Car ton traict en fuyant avecques moy j’emporte…

Au milieu des chaleurs de Juillet l’alteré

C’est Amour, c’est Amour, c’est luy seul, je le sens

Extrait :

C’est Amour, c’est Amour, c’est luy seul, je le sens :
Mais le plus vif amour, la poison la plus forte
A qui onq pauvre coeur ait ouverte la porte.
Ce cruel n’a pas mis un de ses traictz perçans,

Mais arcq, traits et carquois, et luy tout, dans mes sens.
Encor un mois n’a pas que ma franchise est morte,
Que ce venin mortel dans mes veines je porte,
Et desjà j’ay perdu et le coeur et le sens…

C’est faict, mon coeur, quitons la liberté

Extrait:

C’est faict, mon coeur, quitons la liberté.
Dequoy meshuy serviroit la deffence,
Que d’agrandir et la peine et l’offence ?
Plus ne suis fort, ainsi que j’ay esté.

La raison fust un temps de mon costé,
Or, revoltée, elle veut que je pense
Qu’il faut servir, et prendre en recompence
Qu’oncq d’un tel neud nul ne feust arresté.

S’il se faut rendre, alors il est saison,
Quand on n’a plus devers soy la raison.
Je voy qu’Amour, sans que je le deserve,

Sans aucun droict, se vient saisir de moy ;
Et voy qu’encor il faut à ce grand Roy,
Quand il a tort, que la raison luy serve…

C’estoit alors, quand, les chaleurs passees

Ce dict maint un de moy : De quoy se plaint il tant

Ce jourd’huy du Soleil la chaleur alteree

Ce n’est pas moy que l’on abuse ainsi

Extrait:

Ce n’est pas moy que l’on abuse ainsi :
Qu’à quelque enfant, ces ruzes on emploie,
Qui n’a nul goust, qui n’entend rien qu’il oye :
Je sçay aymer, je sçay hayr aussi.

Contente toy de m’avoir jusqu’ici
Fermé les yeux ; il est temps que j’y voie,
Et que meshui las et honteux je soye
D’avoir mal mis mon temps et mon souci.

Oserois tu, m’ayant ainsi traicté,
Parler à moy jamais de fermeté ?
Tu prendz plaisir à ma douleur extreme ;

Tu me deffends de sentir mon tourment,
Et si veux bien que je meure en t’aimant :
Si je ne sens, comment veus tu que j’aime ?…

Ce sont tes yeux tranchans qui me font le courage

Elle est malaade, helas ! que faut-il que je face

Enfant aveugle, nain, qui n’as autre prouësse

Helas ! combien de jours, helas ! combien de nuicts

J’allois seul remaschant mes angoisses passes

Extrait :

J’allois seul remaschant mes angoisses passes :
Voici (Dieux destournez ce triste mal-encontre !)
Sur chemin d’un grand loup l’effroyable rencontre,
Qui, vainqueur des brebis de leur chien delaissees,

Tirassoit d’un mouton les cuisses despecees,
Le grand deuil du berger. Il rechigne et me monstre
Les dents rouges de sang, et puis me passe contre,
Menassant mon amour, je croy, et mes pensees…

J’ay veu ses yeulx perçans, j’ay veu sa face claire

J’ay veu ses yeulx perçans, j’ay veu sa face claire ;
Nul jamais, sans son dam, ne regarde les Dieux :
Froit, sans coeur me laissa son oeil victorieux,
Tout estourdy du coup de sa forte lumiere :

Comme un surpris de nuict aux champs, quand il esclaire,
Estonné, se pallist si la fleche des cieulx,
Sifflant, luy passe contre et luy serre les yeulx ;
Il tremble, et veoit, transi, Jupiter en cholere.

Dy moy, Madame, au vray, dy moy, si tes yeulx verts
Ne sont pas ceulx qu’on dict que l’Amour tient couverts ?
Tu les avois, je croy, la fois que je t’ay veüe ;

Au moins il me souvient qu’il me feust lors advis
Qu’Amour, tout à un coup, quand premier je te vis,
Desbanda dessus moy et son arc et sa veüe.

J’estois prest d’encourir pour jamais quelque blasme

Jà reluisoit la benoiste journee

Je ne croiray jamais que de Venus sortisse

Je publiëray ce bel esprit qu’elle a

Je publiëray ce bel esprit qu’elle a,
Le plus posé, le plus sain, le plus seur,
Le plus divin, le plus vif, le plus meur,
Qui oncq du ciel en la terre vola.

J’en sçay le vray, et si cest esprit là
Se laissoit voir avecques sa grandeur,
Alors vrayment verroit l’on par grand heur
Les traicts, les arcs, les amours qui sont là.

A le vanter je veux passer mon aage :
Mais le vanter, comme il faut, c’est l’ouvrage
De quelque esprit, helas, non pas du mien ;

Non pas encor de celuy d’un Virgile,
Ny du vanteur du grand meurtrier Achile ;
Mais d’un esprit qui fust pareil au sien.

Je sçay ton ferme cueur, je cognois ta constance

Je tremblois devant elle, et attendois, transi

Je veux qu’on sçache au vray comme elle estoit armee

Je voy bien, ma Dourdouigne, encor humble tu vas

L’un chante les amours de la trop belle Hélène

L’un chante les amours de la trop belle Hélène,
L’un veut le nom d’Hector par le monde semer,
Et l’autre par les flots de la nouvelle mer
Conduit Jason gaigner les trésors de la laine.

Moy je chante le mal qui à mon gré me meine :
Car je veus, si je puis, par mes carmes charmer
Un tourment, un soucy, une rage d’aimer,
Et un espoir musard, le flatteur de ma peine.

De chanter rien d’autruy meshuy qu’ay je que faire ?
Car de chanter pour moy je n’ay que trop à faire.
Or si je gaigne rien à ces vers que je sonne,

Madame, tu le sçais, ou si mon temps je pers :
Tels qu’ils sont, ils sont tiens : tu m’as dicté mes vers,
Tu les a faicts en moy, et puis je te les donne.

Lors que lasse est de me lasser ma peine

Maint homme qui m’entend, lors qu’ainsi je la vante

N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ceste envie

Extrait

N’ayez plus, mes amis, n’ayez plus ceste envie
Que je cesse d’aimer ; laissés moi, obstiné,
Vivre et mourir ainsi, puisqu’il est ordonné :
Mon amour, c’est le fil auquel se tient ma vie.

Ainsi me dict la fee ; ainsi en Aeagrie,
Elle feit Meleagre à l’amour destiné,
Et alluma la souche à l’heure qu’il fust né,
Et dict :  » Toy et ce feu, tenez vous compagnie. « …

Ô coeur léger, ô courage mal seur

Ô l’ai je dict ? helas ! l’ai je songé ?

Ô qui a jamais veu une barquette telle

Ô vous, maudits sonnets, vous qui printes l’audace

Ô, entre tes beautez, que ta constance est belle

Or, dis je bien, mon esperance est morte

Ores je te veux faire un solennel serment

Ores je te veux faire un solennel serment,
Non serment qui m’oblige à t’aimer d’avantage,
Car meshuy je ne puis ; mais un vray tesmoignage
A ceulx qui me liront, que j’aime loyaument.

C’est pour vray, je vivray, je mourray en t’aimant.
Je jure le hault ciel, du grand Dieu l’heritage,
Je jure encor l’enfer, de Pluton le partage,
Où les parjurs auront quelque jour leur tourment ;

Je jure Cupidon, le Dieu pour qui j’endure ;
Son arc, ses traicts, ses yeux et sa trousse je jure :
Je n’aurois jamais fait : je veux bien jurer mieux,

J’en jure par la force et pouvoir de tes yeux,
Je jure ta grandeur, ta douceur et ta grace,
Et ton esprit, l’honneur de ceste terre basse.

Où qu’aille le Soleil, il ne voit terre aucune

Ou soit lors que le jour le beau Soleil nous donne

Ou soit lors que le jour le beau Soleil nous donne,
Ou soit quand la nuict oste aux choses la couleur,
Je n’ay rien en l’esprit que ta grande valeur,
Et ce souvenir seul jamais ne m’abandonne.

A ce beau souvenir tout entier je me donne,
Et s’il tire avec soy tousjours quelque douleur,
Je ne prens point cela toutefois pour malheur,
Car d’un tel souvenir la douleur mesme est bonne.

Ce souvenir me plaist encor qu’il me tourmente,
Car rien que tes valeurs à moy il ne presente.
Il me desplait d’un point, qu’il fait que je repense.

Une grace cent fois. Or meshuy vois-je bien,
Pour pouvoir penser tout ce que tu as de bien,
Qu’il ne faut pas deux fois qu’une grace je pense.

Pardon, Amour, Pardon : ô seigneur, je te voüe

Pardon, Amour, Pardon : ô seigneur, je te voüe
Le reste de mes ans, ma voix et mes escris,
Mes sanglots, mes souspirs, mes larmes et mes cris :
Rien, rien tenir d’aucun que de toy, je n’advoüe.

Helas ! comment de moy ma fortune se joue !
De toy, n’a pas long temps, Amour, je me suis ris :
J’ay failly, je le voy, je me rends, je suis pris ;
J’ay trop gardé mon coeur ; or je le desadvoüe.

Si j’ay, pour le garder, retardé ta victoire,
Ne l’en traite plus mal : plus grande en est ta gloire ;
Et si du premier coup tu ne m’as abbattu,

Pense qu’un bon vainqueur, et n’ay pour estre grand,
Son nouveau prisonnier, quand un coup il se rend,
Il prise et l’ayme mieux, s’il a bien combatu.

Puis qu’ainsi sont mes dures destinees

Quand celle j’oy parler qui pare nostre France

Quand celle j’oy parler qui pare nostre France,
Lors son riche propos j’admire en escoutant ;
Et puis s’elle se taist, j’admire bien autant
La belle majesté de son grave silence.

S’elle escrit, s’elle lit, s’elle va, s’elle dance,
Or je poise son port, or son maintien constant,
Et sa guaye façon ; et voir en un instant
De çà de là sortir mille graces je pense.

J’en dis le grammercis à ma vive amitié,
De quoy j’y vois si cler ; et du peuple ay pitié :
De mil vertus qu’il voit en un corps ordonnees,

La dixme il n’en voit pas, et les laisse pour moy :
Certes j’en ay pitié ; mais puis apres je voy
Qu’onc ne furent à tous toutes graces donnees.

Quand j’ose voir Madame, Amour guerre me livre

Quand j’ose voir Madame, Amour guerre me livre,
Et se pique à bon droit que je vay follement
Le cercher en son regne ; et alors justement
Je souffre d’un mutin temeraire la peine.

Or me tiens-je loing d’elle, et ta main inhumaine,
Amour, ne chomme pas : mais si aucunement,
Pitié logeoit en toy, tu devois vrayement
T’ayant laissé le camp, me laisser prendre haleine.

N’aye-je pas donc raison, ô Seigneur, de me plaindre,
Si estant loing de feu, ma chaleur n’est pas moindre ?
Quand d’elle pres je suis, lors tu dois faire preuve

De ta force sur moy ; mais or tu dois aussi
Relascher la rigueur de mon aspre soucy :
Trop mortelle est la guerre où l’on n’a jamais tresve.

Quand tes yeux conquerans estonné je regarde

Quand viendra ce jour là, que ton nom au vray passe

Quant à chanter ton los par fois je m’adventure

Quoy ? qu’est ce ? ô vans, ô nuës, ô l’orage !

Reproche moy maintenant, je le veux

Si contre Amour je n’ay autre deffence

Si contre Amour je n’ay autre deffence,
Je m’en plaindray, mes vers le maudiront,
Et apres moy les roches rediront
Le tort qu’il faict à ma dure constance.

Puis que de luy j’endure cette offence,
Au moings tout haut, mes rithmes le diront,
Et nos neveus, a lors qu’ilz me liront,
En l’outrageant, m’en feront la vengeance.

Ayant perdu tout l’aise que j’avois,
Ce sera peu que de perdre ma voix.
S’on sçait l’aigreur de mon triste soucy,

Et fut celuy qui m’a faict ceste playe,
Il en aura, pour si dur coeur qu’il aye,
Quelque pitié, mais non pas de mercy.

Si ma raison en moy s’est peu remettre

Si onc j’eus droit, or j’en ay de me plaindre

Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux

Toy qui oys mes souspirs, ne me sois rigoureux,
Si mes larmes à part, toutes mienes, je verse,
Si mon amour ne suit en sa douleur diverse
Du Florentin transi les regretz langoureux,

Ny de Catulle aussi, le foulastre amoureux,
Qui le coeur de sa dame en chastouillant luy perce,
Ny le sçavant amour du mi-gregois Properce :
Ils n’ayment pas pour moy, je n’ayme pas pour eulx.

Qui pourra sur aultruy ses douleurs limiter,
Celuy pourra d’aultruy les plainctes imiter :
Chascun sent son tourment, et sçait ce qu’il endure.

Chascun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit.
Je dis ce que mon coeur, ce que mon mal me dict.
Que celuy ayme peu, qui ayme à la mesure !

Tu m’as rendu la veuë, Amour, je le confesse

Un Lundy fut le jour de la grande journee

Vous qui aimez encore ne sçavez

Vous qui aimez encore ne sçavez,
Ores, m’oyant parler de mon Leandre,
Ou jamais non, vous y debvez aprendre,
Si rien de bon dans le coeur vous avez.

Il oza bien, branlant ses bras lavez,
Armé d’amour, contre l’eau se deffendre
Qui pour tribut la fille voulut prendre,
Ayant le frere et le mouton sauvez.

Un soir, vaincu par les flos rigoureux,
Voyant desjà, ce vaillant amoureux,
Que l’eau maistresse à son plaisir le tourne,

Parlant aux flos, leur jecta cette voix :
 » Pardonnez moy, maintenant que j’y veois,
Et gardez moy la mort, quand je retourne.  » 

Vers françois de De La Boétie

Extraits des Vers  françois 

Donc qu’à trouuer de foymefme on fe range,
Si l’on a faim de la belle louange.
Qu’on f’auanture & qu’on fe mette en lice,
Qu’en mille nuids quelque œuure l’on poliffe.
Quelque œuure grand qui défende fa vie,
Maugré la dent du temps «& de l’enuie.
Nous efpargnons pareffeux nos efprits;
Et voulons part à la gloire du pris.
L’vn dit qu’il faut qu’on quitte l’auantage
D’inuenter bien à ceux du premier aage;
Que les premiers bienheureux f’auancerent,
Et que du ieu le pris ils emportèrent :
Si que par eulx la palme ià gaignee
A nul meshuy ne peult eltre donnée,
Et déformais que fa peine on doit plaindre,
A fuiure ceux que l’on ne peut attaindre….
Ainll voit l’on en vn ruilTeau coulant
I lo Sans fin l’vne eau après l’autre coulant;
Et tout de rang d’vn éternel conduit,
L’vne fuit l’autre, & l’vne l’autre fuit :
Par cefte cy celle là eft pouffee.
Et celte cy par vne autre auancee :
Toufiours l’eau va dans l’eau, «Sl toufiours eil-ce
Mefme ruiffeau, & toufiours eau diuerfe.
Certes celuy que la Mufe amiable
Voit en naiffant d’vn regard fauorable,
Si mille & mille auant luy ont chanté
Ce qui luy eft à chanter prefenté,
La mefme chofe encore il chantera,
Et fa chanfon toute neufue fera :
Si en vn lieu après plulieurs il paffe…
S’elle voit rien qui façon d’armes aye,
Lors fon Roger elle croit qu’elle aduife,
Et tout à coup fon œil moite f’efgaye.
Si d’vn cheual ou d’vn laquay f aduife,
C’eft vn meffage. Ainli elle fe paye;
Et bien qu’encor ceft efpoir la déçoit,
Vn autre après & vn autre en reçoit.
Du mont fouuent, armée, fi deualla,
Croyant pour vray qu’en la campagne il foit;
Puis ne trouuant perfonne, f en alla.
Et croit qu’il eft monté par autre voye.
Le vain defir qu’en y allant elle a,
Celuy là mefme au chafteau la renuoye :
Il n’eft icy ne là; mais ce pendant
Le temps promis fe paffe en attendant…
Las, mais pourquoy moymefme ie me blafme ?
Fors de t’aimer, quelle faute ay-ie fait?
Eft-ce grand cas qu’vn foible fans diffame
Par les affaults de l’amour foit deffait?
Donc par rampars dois-ie garder mon ame
D’auoir plailir d’vn langage parfait,
D’vne beauté, d’vne façon guerrière?
Malheureux l’œil qui fuit à la lumière.
C’eftoit mon fort, & puis i’}^ fus menée
Par les propos de gents dignes de foy,
Oui me peignoient vne ioye ordonnée,
Qu’en bien aimant receuoir ie deuoy.
Si fainte eftoit la promeffe donnée.
Si par Merlin trompée ie me voy,
De ce Merlin ie me peus doncques plaindre;
D’aimer Roger ie ne me peus reftraindre.
Donc ie me plains de Merlin & Meliffe,
Et me plaindray d’eulx éternellement;
Par leurs efprits ils feirent que ie veiffe…
Vn fruid du grain que i’allois lors femant :
C’eftoit à fin qu’en prifon ie me meiffe
Soubs ceft efpoir; ie ne fçay pas comment,
Ne qu’ils penfoient, fors qu’ils portoient enuie
Au doux repos & feurté de ma vie.
Quand ie la voy que ta faulte eft trop claire.
Tu fais grand cas de ta race, ô légère,
Tu ments : ce fut la mer qui te conceut.
Et quelque vent de l’hyuer fut ton père.
L’eau & le vent, voylà ton parentage :
Puis en naiffant celle qui te receut,
A mon aduis, c’eft la Lune volage…
Songer ne puis qui t’auroit allaidee;
Mais enfeignee & faitte de la main
Tu fus, pour vray, du muable Protee.
Encor la mer maintefois efh bonnaffe;
Le vent par fois eft paifible & ferain :
Mais de changer tu ne fus oncques laffe.
Encor Protee, après mainte desfaicte.
Vire les ans légers d’vn éternel retour,…
Le Dieu qui les Cieux branfle à leur iufte cadence,
Oui fait marcher de rens: aux lois de la raifon
Ses aftres, les flambeaux de fa haute maifon,
Qui tient les gonds du ciel & l’un & l’autre pôle. »
Ainfi me dit ma Dame, ainfi pour m’affeurer
De fon cueur débonnaire, il luy pleut de iurer;
Mais ie l’euffe bien creuë à fa fimple parole…
 

Citations d’Etienne De la Boétie

« Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de race…Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter, les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d’esclaves qui leur appartient par nature. »

« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. »

 » Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils ne combattent plus pour une cause mais par obligation. Cette envie de gagner leur est enlevée »

« La première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude. »

« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. »

« Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni même de s’en défendre ; il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. »

« Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient : « Vive la liberté ! »