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« Une famille kabyle dans la guerre d’Algérie » en vente

mars 12th, 2018 | Posted by mus in Ecrivains en herbe | La littérature contemporaine | La littérature Francophone - (Commentaires fermés sur « Une famille kabyle dans la guerre d’Algérie » en vente)

 

« Une famille kabyle dans la guerre d’Algérie » vient de paraître en version papier et PDF chez l’éditeur français Edilivre. Il est donc disponible à l’achat, il suffit de le commander en ligne ou le demander à votre libraire. Il sera également bientôt disponible en format Epub chez Fnac.comChapitre.com, Amazon…

Voici le lien: https://www.edilivre.com/une-famille-kabyle-dans-la-guerre…/

Bonne lecture et j’attends vos commentaires!

Mustapha Berkani

 

 

UNE FAMILLE KABYLE DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE

novembre 28th, 2016 | Posted by mus in Ecrivains en herbe - (Commentaires fermés sur UNE FAMILLE KABYLE DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE)

« UNE FAMILLE KABYLE DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE« , mon premier livre, est prêt. 

Description:

Récit autobiographique, « UNE FAMILLE KABYLE DANS LA GUERRE D’ALGÉRIE » retrace l’histoire d’une famille de Kabylie, forcée à l’exil en pleine guerre d’Algérie, et qui voit, un jour, son destin complètement basculer.

C’est aussi un témoignage bouleversant, parfois choquant, des atrocités de cette guerre tellement stupide.

C’est aussi le récit d’une enfance, marquée par le malheur et la souffrance liés à cette guerre.

C’est aussi l’histoire d’une amitié, brusquement interrompue, entre un petit indigène (fils de maquisard) et un petit Français.

Quatrième page de couverture:

Orphelin de toujours, l’enfant qu’il fut se souvient et la douleur se change en écriture : Mustapha Berkani a été poète avant de devenir enseignant et ce qu’il transmet, au nom des siens, est une vaste chanson de geste dans le style dépouillé comme la guerre qu’il a vécue et que la force des sentiments enrichit de passages poétiques.

L’ événement est présent, dur, voire horrible ; mais la voix qui s’élève sur les ruines et la mort est celle d’un chant de renaissance sans cesse renouvelé dans les travaux et les jours.

Qu’il s’agisse de la montagne, austère nourricière, ou de la mer, découverte avec une sensualité émerveillée, le destin de l’enfant porte le signe de la tragédie et de la simple survie sous le ciel de Kabylie.

L’hommage rendu par Mustapha Berkani aux siens, en particulier aux femmes de deux générations qui ont su résister dans les conditions les plus précaires, s’exprime avec une émotion positive : jamais, après cinquante ans de mémoire enfouie, cette autobiographie familiale ne prend le tour d’un règlement de compte avec la puissance coloniale.

La voix de Mustapha Berkani, obstinée et sereine, retentit comme un hymne à la vie et à la terre des ancêtres.

                                                                                                                                     Philippe Braunstein (historien)

 

Extraits:

« …La conquête de la Kabylie ne débuta qu’après 1840, dix ans après celle du reste de l’Algérie. Face à la farouche détermination au combat des 7 000 à 8 000 Kabyles de Sidi Ali Bounab, qui leur valut le surnom de « Gardiens des portes de la Kabylie », s’invita le maréchal Bugeaud. Le gouverneur général de l’Algérie, qui était à la tête de plus de cinquante mille hommes, menaça : « J’entrerai dans vos montagnes, je brûlerai vos villages et vos moissons, je couperai vos arbres fruitiers et alors ne vous en prenez qu’à vous-mêmes. » Il obtint sa première victoire en Kabylie, en 1844, dans cette plaine de Tadmaït, au pied de Sidi Ali Bounab. Il y établit vite un grand camp militaire, dans la perspective des futures expéditions vers le reste de la région. Le général Randon, qui prit la relève du Maréchal, buta à son tour sur une résistance farouche en haute Kabylie. Défait, en juillet 1854, il repartit avec de grands renforts, à l’été 1857, pour éviter la neige hivernale. Cette fois, l’héroïne kabyle fut vaincue, puis arrêtée. « Voilà donc la Jeanne d’Arc du Djurdjura ! » s’écria Randon, quand la prisonnière se retrouva face à lui dans sa tente. Elle fut alors placée en résidence surveillée à Béni Slimane, à plus de cent cinquante kilomètres de sa terre, qu’elle avait défendue si vaillamment. Elle mourut six ans après, à l’âge de 33 ans, trop éprouvée par son isolement et la mort de son frère. La prise de la Kabylie s’acheva ainsi, 27 ans après le débarquement des Français à Sidi Ferruch. Si elle valut à Randon le bâton de maréchal, elle fut, en revanche, une véritable dévastation pour les Autochtones. Des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, furent massacrés et des centaines de villages brûlés. Pour affamer et affaiblir les Kabyles, des milliers d’oliviers, d’arbres fruitiers et d’hectares de cultures furent réduites en cendres. Pour couronner le tout, Randon exila des centaines d’hommes, les plus rebelles, à Madagascar, à Cayenne et en Nouvelle-Calédonie… »

« … Jusqu’à, soudainement et brusquement, cette nuit du 27 octobre 1956. Alors que nous dormions insouciants, l’armée française encercla notre maison, avant de l’investir au petit matin. Pendant que les soldats cognaient à la porte, ma grand-mère, qui s’était réveillée pour sa prière, ne savait que faire. Alerté par les bruits, mon oncle paternel Saïd se leva pour s’enquérir de ce qui se passait. Après un moment d’hésitation, sentant que la porte allait fendre, il l’ouvrit. Un premier soldat s’engouffra en renversant ma grand-mère au passage, suivi de deux autres, qui s’immobilisèrent au milieu de la cour. L’un d’eux plaqua mon oncle contre le mur.

— Où est-il ?

— Qui ?

— Ton frère Mohamed !

— Il n’est pas là, il n’a même pas passé la nuit ici.

— C’est ça, il l’a passée avec les fellagas. Et Hocine, où est-il ?

— Il est parti approvisionner l’épicerie en céréales. Nous sommes justement inquiets qu’il ne soit pas rentré.

— C’est ça, bien sûr, vous êtes très inquiets ! En attendant leur retour, embarquez-moi celui-ci !

On l’emmena, alors que d’autres militaires, dont deux ou trois Sénégalais, s’engouffraient dans les chambres. Ils nous réveillèrent à coups de pied, et nous poussèrent dans un coin de la cour. J’étais encore plus terrorisé, tout comme les autres petits, à la vue pour la première fois d’hommes noirs. Jusque-là, je croyais que tous les êtres humains étaient blancs. De plus, ils avaient l’air plus méchant que les soldats français ; ou peut-être faisaient-ils mine de le paraître ? J’enfouis ma tête sous le bras de ma mère. Je ne comprenais pas encore pourquoi tous ces militaires étaient là.

— Restez là et ne bougez pas ! ordonna le chef. Vous, fouillez-moi cette maison de fond en comble

— Ils ne sont pas là, laissez-nous tranquilles, protesta ma grand-mère en se levant.  Vous ne voyez pas que vous faites peur aux enfants ?

Un Sénégalais se rua sur elle, la jeta sur nous en la sommant de ne plus bouger.

— Si vous restez tranquilles, nous ne vous ferons aucun mal, fit le lieutenant, d’un air plutôt apaisant. Nous allons juste attendre, tous ensemble, le retour de Hocine et Mohamed. Après ça, nous partirons… »

« … Le nuage de fumée s’étirait maintenant vers le sud, dans notre direction, poussé par une brise venant du Nord. Il arrivait au-dessus de nous, alors que nous étions encore au pied de la montagne. Il nous plongea, soudainement, dans une totale obscurité, répandant une odeur insupportable de tabac. Tout le monde toussait et nous avions du mal à respirer. Mon oncle Rabah s’empara de mon petit frère Boualem et de ma cousine Baya, les plus jeunes d’entre nous. Il s’engouffra dans la forêt pour les mettre à l’abri de la fumée, nous entraînant tous avec lui. Tout en bas au village, des voix s’élevaient encore dans la nuit ; des silhouettes allaient et venaient. Ce fut la dernière image que j’emportais avec moi, avant de m’enfoncer avec les autres dans le massif forestier. Une procession de vingt personnes, menées par la grand-mère, commença l’escalade, à tâtons. Vingt personnes, qui s’acheminaient vers un autre destin, un destin qu’elles n’avaient absolument pas choisi. Au-dessus de nous, la fumée finit par se dissiper entièrement ; le ciel ainsi dégagé scintillait, de nouveau, de milliers d’étoiles. Nous entrevoyions même, entre les branches des arbres, un croissant de lune au-dessus de la montagne. Ce fut avec un « ah », de soulagement, que la famille accueillit ses rayons de lumière, venus éclairer légèrement notre chemin. Nous pouvions même distinguer les silhouettes des uns et des autres ; ce qui nous rassurait.

Même si elle n’était pas loin de la soixantaine et assez menue, ma grand-mère tirait bien le reste des grimpeurs. Elle tenait par la main El Vey, mon grand frère de quatre ans. Le mouton, qui s’était attaché à elle depuis sa naissance, la suivait de près. On aurait juré qu’il la poussait avec ses cornes, pour l’aider à avancer. Agrippé à ses jupons, alors qu’elle portait sur son dos mon frère Boualem de quatorze mois, ma mère me tirait presque. De temps à autre, oncle Rabah venait à mon secours. J’étais alors bien ravi de faire un bout de chemin, bien perché sur ses épaules. Derrière nous suivait la femme de mon oncle Saïd. Enceinte, elle avançait péniblement. Son fils Amar, de six ans, et sa fille Malika, de quatre ans, lui emboîtaient le pas. Ahmed n’Saïd, son aîné, portait sa petite sœur Baya, âgée de deux ans. Suivait na Sadia, la femme de mon oncle Hocine, enceinte également. Elle tenait par la main Voussad, son dernier de quatre ans. Mon oncle Rabah, Ahmed et Ali l’Hocine, fermaient la marche. Nous avancions en silence, alors qu’une forte et singulière odeur de plantes et d’arômes sauvages, qui nous revigorait, se dégageait dans la fraîcheur de la nuit. Les feuilles des arbres, qui tapissaient le sol, crissaient sous nos pieds… »

 

« … Je m’émerveillais plus encore, une fois au bord de la mer. L’eau faisait de grands creux, avant de venir se jeter lourdement et bruyamment sur le rivage. Je restais pensif, sans chercher de réponses auprès de personne. Mon cousin Ahmed l’Hocine s’approcha de moi, comme s’il avait deviné mes questionnements.

— Tu sais, Mustapha, la mer n’est pas toujours comme ça. Quand il fait beau et qu’il n’y a pas de vent, les vagues sont bien plus petites, alors que l’eau est plus claire et d’un magnifique bleu turquoise.

— C’est quand les gens se baignent ?

— Oui. Tu vois là-bas, de l’autre côté de la mer, il y a la France, le pays des Français.

— Oncle Saïd et oncle Rabah sont donc là-bas, derrière cette mer !

— Rezki aussi. Mais c’est loin, il faut presque deux jours en bateau pour arriver.

— Dis-moi, puisqu’ils ont un pays, pourquoi sont-ils ici ?

— Tu parles de qui ?

— Des Français, voyons.

— Tu ne peux pas encore comprendre.

— Mais ce n’est pas leur pays, puisqu’il y a la guerre !

— Pour ça, tu as raison ! … »

« … Dès le lendemain, le vieux nous emmena, mon frère et moi, à la découverte de son univers. Nous marchions à ses côtés, pendant que son chien nous précédait, en se trémoussant et en agitant sa queue. Il me rappelait Pinou, notre chien de Camp du Maréchal, mort de chagrin. Il s’immobilisa devant une énorme porte en aboyant. Une véritable symphonie de « Bêeee ! » et de « Mêeee ! » répondit à ses aboiements. Le vieux tira de sa poche une grosse clé, qu’il glissa dans la serrure. Il avait du mal à pousser la lourde porte en bois ; toutes les bêtes se tenaient derrière, se bousculant pour passer en premier. Fox les rappela à l’ordre, en aboyant d’un air autoritaire. La porte s’ouvrit et le chien s’écarta pour laisser passer les bêtes. Moutons et chèvres avançaient maintenant devant nous, sûrs d’eux, et le chien cessa de manifester son autorité. Soudain, je me sentis raidir, lorsque je vis des militaires, en fraction devant la porte d’une caserne. Je m’accrochai à la djellaba du vieux.

— Je veux retourner à la maison !

— Ne crains rien, mon petit.

— J’ai peur des soldats, ils nous ont chassés de notre maison et de notre village.

— Tu ne voudrais pas que mes bêtes meurent de faim, n’est-ce pas ?

— Non, je ne veux pas. Mais moi, je n’ai plus envie de t’accompagner.

Je mis le vieux dans une situation embarrassante et j’en étais désolé. Il ne pouvait pas abandonner son troupeau, pour accéder à ma requête.

— J’ai une idée. Cache-toi dans ma djellaba, ils ne te verront pas. Tu veux bien que nous essayions ?

— Je n’aime pas les soldats, ils ont tué mon père !

Il s’accroupit, m’entoura de ses gros bras et me serra très fort.

— Ne dis pas ça. Tu as plein de papas, voyons ! Il y a tes oncles Hocine, Saïd, Rabah et peut-être bien d’autres.

Les bêtes disparurent de notre vue. Le vieux se saisit de nos mains et nous nous hâtâmes pour les rattraper. Le pâturage était une prairie, où des dizaines de moutons et de chèvres paissaient. Il y avait aussi plein de gosses. Certains accompagnaient leurs bêtes, d’autres, plus nombreux, étaient là pour jouer et profiter du grand air et de cette espace, où régnait comme un air de liberté. Après avoir couru dans tous les sens avec d’autres enfants, nous revînmes nous asseoir près du vieux. Il était visiblement très heureux de notre présence. Il tira de l’énorme poche de sa djellaba des bonbons. Après un clin d’œil, il les glissa discrètement dans nos mains, de crainte que les autres gosses ne les vissent et qu’ils ne vinssent en réclamer… »

« … Dès que j’ouvris les yeux, mes pensées allèrent encore vers mon ami français. Il ne faisait pas encore jour et j’avais du mal à me rendormir. Allongé dans l’obscurité, j’imaginais la suite des événements. Des coqs se mirent à chanter et des moutons à bêler. Pendant ce temps, ma grand-mère marmonnait, tout au fond de la pièce, quelques prières à propos de l’avenir de l’Algérie. Je me rendormis au moment où mon oncle Hocine s’apprêtait à sortir ; il discutait bruyamment avec sa femme. Quand ma mère me réveilla pour l’école, je bondis.

— Maman ! Yves est parti. Je l’ai vu monter à bord d’un bateau, avec ses parents.

— Et après ?

— C’est mon ami, maman ! En plus, je ne connais même pas sa famille !

— Tu ferais mieux d’oublier, tout cela fait désormais partie du passé.

— Maman, il pleurait. Il ne voulait pas embarquer.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.

— Il ne voulait pas monter sur le bateau, en partance pour la France. Il criait, « c’est l’Algérie mon pays ! »

— Ce n’était qu’un cauchemar, voyons, tu verras qu’ils sont encore là.

— Tu crois !… »

 

 

 

 

 

 

 

Jean Racine

septembre 9th, 2016 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur Jean Racine)

Biographie de Jean Racine:

Né le 22 décembre 1639 à La Ferté-Milon dans l’Aisne (région de Picardie), Jean Racine est un dramaturge et poète français. Issue d’une famille de notables, il est considéré comme l’un des meilleurs auteur de tragédies de l’époque classique. Il se retrouve orphelin dès l’âge de trois ans, après le décès de sa mère en 1641 puis son père en 1643. Ses grands-parents paternels, Jean Racine et Marie Desmoulins, le recueillent. Ils le font entrer aux petites écoles de Port-Royal, où reçoit une éducation littéraire et religieuse très consistante par les  » Solitaires « .

A la mort de son grand-père paternel (1649), il est envoyé faire ses humanités et sa rhétorique au collège de Beauvais. Mais il abandonne vite ces études de philosophies et retourne à Port-Royal (Paris) chez sa grand-mère paternelle. Il reçoit dès lors des leçons particulières des célèbres maîtres que sont Pierre Nicole, Claude Lancelot, Antoine Le Maistre et Jean Hamon. Il apprend avec eux même l’italien, l’espagnol et le grec ancien. Mais point de théâtre car pour les jansénistes il empoisonne les âmes.

Pour compléter sa formation, il est accueilli à l’âge de seize ans au collège d’Harcourt pour faire deux années de philosophie. Son oncle, intendant du duc de Luynes, lui offre une place avec lui et l’héberge même dans ses appartements de l’Hôtel de Luynes. Il y découvre pour la première fois la vie mondaine, mais aussi ses penchants pour la poésie. Il écrit ses premiers poèmes, plutôt galants, qui séduisent le salon de l’Hôtel. Il profite du mariage du roi Louis XIV en 1660, pour s’illustrer dans le domaine. Il écrit La Nymphe de la Seine, un poème dédié à la toute nouvelle reine Marie Thérèse d’Autriche. C’est à ce moment qu’il se lie avec La Fontaine, s’attirant ainsi les reproches de Port Royal.

Il est alors envoyé à Uzès (Gard) chez le chanoine Scouin (un de ses oncles), pour l’éloigner du monde des lettres et du théâtre. Au lieu de s’intéresser à la théologie, il choisit de se consacrer à la littérature et notamment au théâtre. Il profite alors de son séjour dans le Sud, qui va durer un an, pour écrire des poèmes et des tragédies. Il revient à Paris en 1663. Pour s’attirer les faveurs il s’oriente vers la poésie de cour, après avoir rejeté la morale trop austère à son goût de Port-Royal. Il profite de la maladie de Louis XIV pour publier Ode sur la convalescence du Roi, et encaisser une gratification de 600 livres. Il devient parmi les familiers de la cour, jusqu’à avoir un logis à Versailles, et des entrées dans le cercle privilégié que le roi réunit à Marly. Il le suit dans ses campagnes en tant qu’ historiographe du roi.

Racine mène une vie joyeuse et libre avec Boileau et La Fontaine, ses amis, ainsi que Chapelle et les courtisans Vivonne et Nantouillet. Ils fréquentent ensemble des cabarets comme  la Pomme du Pin, la Croix de Lorraine ou encore le Mouton blanc. Cette vie libertine l’éloigne de sa pureté janséniste. Il rencontre la comédienne la Duparc avec laquelle il vit une grande passion. A sa mort il s’attache à Champmeslé, une autre comédienne. Après sa réconciliation avec ses maîtres de Port-Royal, dont Arnaud, il abandonne le théâtre mais demeure historiographe du roi, qui l’avait nommé « gentilhomme ordinaire de la chambre du roi ». Il se marie en 1677 avec Catherine de Romanet. Il renoue alors avec sa foi, vit désormais en bon époux et bon chrétien tout en élevant dans la piété une famille de sept enfants dont deux fils. Quand il meurt d’un abcès au foie, le 21 avril 1699, le roi Louis XIV lui accorde la sépulture à Port-Royal.

A suivre…

Jean de La Fontaine, fabuliste indépassable

avril 24th, 2016 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur Jean de La Fontaine, fabuliste indépassable)

Biographie de Jean de La Fontaine

Poète français le plus connu des poètes français du xviie siècle, Jean de La Fontaine naît le 7 ou 8 juillet 1621 d’une famille de la bourgeoisie provinciale formée surtout de fonctionnaires. Son père Charles est maître des Eaux et Forêts et conseiller du roi Louis IV. Sa mère, Françoise Pidoux de la Maduère, est fille d’un bailli et veuve d’un négociant à Coulomniers.

Rebelle, indépendant, engagé pour le peuple, il se tient loin de la cour royale et affiche son engagement contre Mazarin, le Roi Soleil et les absurdités de la Cour. Risqué et dangereux à une époque où un auteur ne peut exister sans le soutien d’un puissant protecteur et sans plaire au roi. La Fontaine à fait ce choix dans un siècle où pour reconnu et apprécié, un auteur devait avant tout écrire à la gloire du souverain. Il se résout donc à vivre de sa plume, ce qui le distingue de la plupart des autres auteurs. Il fréquente néanmoins les salons comme celui de Madame de La Sablière.

Jean de La Fontaine passe ses premières années à Château-Thierry, dans un hôtel particulier que ses parents avaient acheté lors de leur mariage. Il rentre dans un collège jusqu’en troisième, où il étudie le latin mais ne s’intéresse pas au grec. Chose qu’il regrettera plus tard, quand il s’agit de lire certains textes anciens pour ses besoins. C’est dans ce collège qu’il se lie d’amitié avec François de Maucroix.

Il s’engage ensuite dans des études de droit que son père interrompt, le trouvant trop insouciant. Il le place à l’Oratoire de Paris en 1641, pour en faire un prêtre. Il quitte les lieux 18 mois plus tard, car il s’intéresse plutôt à la lecture de Rabelais (dont il apprend par cœur les vers), d’Urfé, Marot, Montaigne ou encore l’Arioste et Boccace qu’à celle de Saint-Augustin. Il reprend alors les cours de droit à Paris et intègre « Les chevaliers de la table ronde », une petite académie littéraire et amicale qui regroupe de jeunes poètes. Il décroche un diplôme d’avocat au parlement de Paris en 1649. Entre-temps, en 1647, il est marié par son père à Marie Héricart (14 ans). Un mariage plutôt de complaisance, qui s’avère malheureux. Sa vocation poétique se révèle tardivement, lorsqu’à qu’à l’âge de vingt-deux ans il entend lire Malherbe.

Vivant de sa plume et donc avec des revenus irréguliers, Jean de La Fontaine achète en 1652 une charge de Maître Particulier des Eaux et Forêts. Une charge qu’il gère mal et qu’il revend assez vite en même temps qu’il quitte le foyer conjugal. Une situation qui le contraint de rentrer sous la protection d’un grand du moment, et vivre une existence presque quémandeuse. Il se met au service de Nicolas Fouquet, surintendant général des Finances. Il lui reste fidèle même après sa chute, jusqu’à demander la clémence de Louis XIV dans son Ode au roi. Une fidélité qui lui attire la haine de Jean-Baptiste Colberet (contrôleur général des Finances de Louis IVX), puis celle de Louis XIV.

Alors qu’il devient l’ami intime de Molière, Boileau et Racine, la duchesse d’Orléans prend le fabuliste sous sa protection en tant que « gentilhomme ». Il se lie ensuite d’amitié avec la duchesse de Bouillon, une férue de poésie, qui lui trouve un emploi et l’aide à s’établir à Paris. C’est durant cette période que le génie littéraire de l’auteur s’épanouit vraiment. Il est recueilli en 1673 par Madame de La Sablière durant près de 20 ans, puis par les Vendôme, les Conti. La Fontaine fréquente Mme de La Fayette et Mme de Sévigné, et mène enfin une vie mondaine. En 1694 c’est Madame la Baronne d’Hervart qui l’accueille et chez qui il décède.

Jean de La Fontaine rentre en 1684 à l’Académie française, en remplacement de son ennemi Colbert décédé. Elu en 1683 malgré les oppositions, il a du attendre une année pour que le roi adhère au choix des académiciens. Il s’avère un excellent et assidu membre de cette institution. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes, où le débat est très intense et virulent, il prend parti pour le clan des anciens qu’il défend sans ménagement.

Les deux dernières années de La Fontaine sont faites de souffrances et de langueur. Sous la pression de son confesseur, l’abbé Pouget, il s’abjure publiquement de ses contes infâmes et lui fait déchirer sa dernière oeuvre: “Il est de notoriété qui n’est que trop publique que j’ai eu le malheur de composer un livre de Contes infâmes. En le composant, je n’ai pas cru que ce fût un ouvrage aussi pernicieux qu’il est. On m’a sur cela ouvert les yeux, et je conviens que c’est un livre abominable. Je suis très fâché de l’avoir écrit et publié. J’en demande pardon à Dieu, à l’Église, à vous Monsieur, qui êtes son ministre, à vous Messieurs de l’Académie, et à tous ceux qui sont ici présents »

Les réparations qu’on lui impose sont trop pénibles. Et à l’abbé qui s’attelle à le convaincre, la servante du vieux poète lance selon la tradition: « Eh! ne le tourmentez pas tant! il est plus bête que méchant, Dieu n’aura jamais le courage de le damner. »Il meurt le 13 avril 1695. Inhumé au cimetière des Saints-Innocents, ses restes et ceux de Molière sont exhumés le 6 juillet 1817 et reposent au cimetière du Père Lachaise. Il avait rédigé lui-même son épitaphe:

Jean s’en alla comme il étoit venu,
Mangeant son fonds après son revenu ;
Croyant le bien chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien sçut le dispenser :
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faire.

Faisant son éloge, Chamfort disait:

 » La Fontaine offrit le singulier contraste d’un conteur trop libre et d’un excellent moraliste ; doué de l’esprit le plus fin, il devint en tout le modèle de la simplicité ; il déroba, sous l’air d’une négligence quelquefois réelle, les artifices de la composition la plus savante, fit ressembler l’art au naturel, souvent même à l’instinct cacha son génie par son génie même, tourna l’opposition de son esprit et de son âme au profit de son talent, et fut, dans le siècle des grands écrivains, sinon le premier, du moins le plus étonnant. Malgré ses défauts, il sera toujours le plus relu de tous les auteurs , et conservera le surnom d’inimitable, devenu , pour ainsi dire, inséparable de son nom. »…

Auteur prolifique qui a marqué l’histoire par ses fables, son chef-d’oeuvre, Jean de La Fontaine reste encore aujourd’hui le plus connu et le plus lu des poètes français du XVIIe siècle. Exceptés Jean-Jacques Rousseau et Lamartine, tous les grands auteurs sont unanimes pour reconnaître le talent et l’esprit novateur de l’écrivain.

Oeuvre de Jean de La Fontaine

L’oeuvre de La Fontaine, qui explore tellement de voies, est remarquable par sa variété (« Diversité, c’est ma devise » disait-il). Mieux encore,  il n’y a certainement pas oeuvre qui fait l’unanimité chez autant de catégories de lecteurs. Elle séduit les enfants, la jeunesse, les philosophes pour son caractère morale, et tout le reste pour le tableau tellement juste qu’il dresse de la société de son époque. Une société, où l’héroïsme et le générosité reculent devant la montée irrésistible des pouvoirs de l’État et de l’argent, qu’il regarde avec un œil lucide et pour laquelle il se montre peu indulgent. L’auteur étale au grand jour, avec malice et ironie, les comportements cocasses et grotesques de ses contemporains. Il ne ménage personne, des plus petits aux plus grands.

Jean de la Fontaine s’intéresse à tous les genres littéraires, avec une thématique divers. Il s’essaie d’abord au théâtre, au récit en prose et surtout à la poésie. Sa verve libertine s’exprime essentiellement dans les contes ( maris cocus, nonnes dévergondées, moines paillards…). Mais La Fontaine va exceller surtout dans les fables, genre littéraire alliage de la narration, du discours et de l’écriture poétique, dont l’origine se trouve dans les contes ancestraux transmis oralement de génération en génération et couchés sur le papier par des moralistes.

La Fontaine emprunte ses fables à Esope, Phèdre, Horace et Abstémius et l’Antiquité gréco-romaine pour leur donner un véritable statut poétique et une certaine dignité. Jean de La Fontaine utilise l’allégorie, s’exprime en vers ou en prose avec une parfaite maîtrise de la langue. Genre jusque là mineur, il réinvente la forme et améliore considérablement le récit qui devient plutôt court et souple, animé par des dialogues au style direct. Alors que les personnages sont pour la plus part des animaux qui incarnent des genres humains (le cruel, le faible, le puissant…), l‘intrigue y est vive et rapide. Il les met en scène pour pour critiquer les hommes et dénoncer les problèmes.

Faites pour instruire, les fables commencent ou s’achèvent le plus souvent par une morale, dont le lecteur doit tirer un enseignement. C’est pourquoi elles doivent nécessairement plaire pour intéresser et atteindre leur but. Et pour plaire il innove sans cesse, jusqu’à porter la fable à un niveau indépassable. On reprocha à La Fontaine de copier ces auteurs de l’Antiquité. Mais on oublie que ceux-ci n’ auraient certainement pas eu une telle résonance sans lui, et seraient peut-être tombés dans l’oubli

Au regard de son oeuvre, Jean de La Fontaine se présente donc comme un moraliste. Une oeuvre qui occupe une place de choix dans le patrimoine culturel et littéraire français, et qui demeure des leçons inépuisables pour tous les temps. Bon nombre de ses vers, devenus proverbes, font partie de la sagesse populaire. Ses fables sont les chefs-d’œuvre qui l’ont immortalisé, alors que le reste de son oeuvre reste tout à fait intéressante.

Œuvres de La fontaine

On ne retient généralement et à tord que les 243 Fables, parmi toutes les œuvres de La Fontaine. Celles-ci ont certes fait sa gloire, mais c’est réduire considérablement la diversité, l’ampleur et la portée de toute son oeuvre. C’est la minimiser et faire de l’auteur juste un grand fabuliste alors qu’il est l’auteur de Contes, de poèmes religieux, de poèmes divers, de pièces de théâtre, de livrets d’opéra, de lettres, de nouvelles… qui confirment son ambition de moraliste.

L’Eunuque (1654)

Publié en 1654, c’est la première pièce de La Fontaine alors âgé de trois trois ans. C’est une comédie traduite et adaptée de l’oeuvre Térence (161 avant Jésus-Christ), poète comique latin d’origine berbère. Considérée comme une piètre copie, elle passe presque inaperçue.

L’Elégie aux nymphes de Vaux (1662)

Publié en 1662, L’Elégie aux nymphes de Vaux est un Poème écrit en faveur de Nicolas Fouquet (Surintendant des Finances de Louis XIV et protecteur de l’auteur), juste après sa disgrâce auprès du Roi en 1661 et son arrestation. La Fontaine s’adresse directement à Louis XIV pour pour l’inciter à l’indulgence. Le roi ne lui pardonnera jamais cette audace, mais sa fidélité ne fléchit pas. Il s’exile de son plein gré en Limousin, accompagné de Jannart (un oncle de sa femme) également ami de Fouquet, pour rejoindre la femme de ce dernier assignée à résidence. Certains prétendent le contraire, mais rien ne prouve que cet exil est une punition. C’est peut-être aussi une bonne opportunité pour lui de s’éloigner de sa femme, avec qui la relation n’a jamais été bonne.

L’Elégie aux nymphes de Vaux

Pour M. Fouquet

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes ;
Pleurez, Nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du Sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voici le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !
Dans les palais des rois cette plainte est commune,
On n’y connaît que trop les jeux de la Fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appâts inconstants ;
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs ;
Le plus sage s’endort sur la foi des Zéphyrs.
Jamais un favori ne borne sa carrière ;
Il ne regarde pas ce qu’il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter qu’après l’avoir détruit.
Tant d’exemples fameux que l’histoire en raconte
Ne suffisaient-ils pas, sans la perte d’Oronte ?
Ah ! si ce faux éclat n’eût point fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à longs flots le soleil de la Cour :
Mais la faveur du Ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre, et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens ;
Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.
Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appâts,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage.
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C’est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie :
Dès qu’il put se venger il en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son coeur.
Oronte est à présent un objet de clémence ;
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux ;
Et c’est être innocent que d’être malheureux.

Lettres

La Relation d’un Voyage de Paris en Limousin (1663)

(ou Les Lettres de La Fontaine à sa femme)

C’est un recueil de lettres adressées à sa femme lors de son voyage à Limoges, passant par Etampes, Orléans, Richelieu, Châtellerault, Poitiers, Chauvigny et Bellac. Écrites dans un style agréable où la prose et les vers s’entre-mêlent, elles permettent de découvrir l’itinéraire de La Fontaine, jalonné des rencontres qu’il fait et d’anecdotes. Il décrit les villes et les campagnes, et s’émerveille devant une statue ou un château…. Ce voyage s’achève à Limoges, la ville de Bellac, dont il ne dit pas beaucoup de bien et où il séjournera de septembre 1663 à janvier 1664.

Première lettre, Clamart le 25 août 1663 

A MADAME DE LA FONTAINE

Vous n’avez jamais voulu lire d’autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez. Il s’y rencontrera pourtant des matières peu convenables à votre goût: c’est à moi de les assaisonner, si je puis, en telle sorte qu’elles vous plaisent; et c’est à vous de louer en cela mon intention, quand elle ne serait pas suivie du succès. Il pourra même arriver, si vous goûtez ce récit, que vous en goûterez après de plus sérieux. Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage; et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n’y a que les romans qui vous divertissent. C’est un fonds bientôt épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez; il s’en fait peu de nouveaux, et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons: ainsi vous demeurez souvent à sec. Considérez, je vous prie, l’utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l’histoire, soit des lieux, soit des personnes: vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n’est pas une bonne qualité pour une femme d’être savante, et c’en est une très mauvaise d’affecter de paraître telle. Nous partîmes donc de Paris le 23 du courant, après que M. Jannart eut reçu les condoléances de quantité de personnes de condition et de ses amis. M. le lieutenant criminel en usa généreusement, libéralement, royalement: il ouvrit sa bourse, et nous dit que nous n’avions qu’à puiser. Le reste du voisinage fit des merveilles. Quand il eut été question de transférer le quai des Orfèvres, la cour du Palais, et le Palais même, à Limoges, la chose ne se serait pas autrement passée Enfin ce n’était chez nous que processions de gens abattus et tombés des nues. Avec tout cela, je ne pleurai point; ce qui me fait croire que j’acquerrai une grande réputation de constance dans cette affaire. La fantaisie de voyager m’était entrée quelque temps auparavant dans l’esprit, comme si j’eusse eu des pressentiments de l’ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que je ne parlais d’autre chose que d’aller tantôt à Saint-Cloud, tantôt à Charonne, et j’étais honteux d’avoir tant vécu sans rien voir. Cela ne me sera plus reproché, grâces à Dieu. On nous a dit, entre autres merveilles, que beaucoup de Limousines de la première bourgeoisie portent des chaperons de drap rose-sèche sur des cales de velours noir. Si je trouve quelqu’un de ces chaperons qui couvre une jolie tête, je pourrai m y amuser en passant, et par curiosité seulement. Quoi qu’il en soit, j’ai tout à fait bonne opinion de notre voyage: nous avons déjà fait trois lieues sans aucun mauvais accident, sinon que l’épée de M. Jannart s’est rompue; mais, comme nous sommes gens à profiter de tous nos malheurs, nous avons trouvé qu’aussi bien elle était trop longue, et l’embarrassait. Présentement, nous sommes à Clamart, au-dessous de cette fameuse montagne où est situé Meudon; là nous devons nous rafraîchir deux ou trois jours. En vérité, c’est un plaisir que de voyager; on rencontre toujours quelque chose de remarquable. Vous ne saurez croire combien est excellent le beurre que nous mangeons; je me suis souhaité vingt fois de pareilles vaches, un pareil herbage, des eaux pareilles, et ce qui s’ensuit, hormis la batteuse, qui est un peu vieille. Le jardin de M. C. mérite aussi d’avoir place dans cette histoire; il a beaucoup d’endroits fort champêtres, et c’est ce que j’aime sur toutes choses. Ou vous l’avez vu, ou vous ne l’avez pas vu; si vous l’avez vu, souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent: je me trompe bien si cela n’est beau. Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l’enfoncement, avec la noirceur d’une forêt âgée de dix siècles: les arbres n’en sont pas si vieux, à la vérité; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, et je ne crois pas qu’il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore: elles ont cela de particulier que ce qui les borne est ce qui les fait paraître plus belles. Celle de la droite a tout à fait la mine d’un jeu de paume; elle est à présent bordée d’un amphithéâtre de gazons, et a le fond relevé de huit ou dix marches: il y a de l’apparence que c’est l’endroit ou les divinités du lieu reçoivent l’hommage qui leur est dû.

Si le dieu Pan, ou le Faune,
Prince des bois, ce dit-on,
Se fait jamais faire un trône,
C’en sera là le patron.

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Deux châtaigniers, dont l’ombrage
Est majestueux et frais,
Le couvrent de leur feuillage,
Ainsi que d’un riche dais.

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Je ne vois rien qui l’égale,
Ni qui me charme à mon gré
Comme un gazon qui s’étale
Le long de chaque degré.

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J’aime cent fois mieux cette herbe
Que les précieux tapis
Sur qui l’Orient superbe
Voit ses empereurs assis.

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Beautés simples et divines
Vous contentiez nos aïeux,
Avant qu’on tirât des mines
Ce qui nous frappe les yeux.

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De quoi sert tant de dépense ?
Les grands ont beau s’en vanter:
Vive la magnificence
Qui ne coûte qu’à planter !

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Nonobstant ces moralités, j’ai conseille à M. C. de faire bâtir une maison proportionnée en quelque manière à la beauté de son jardin, et de se ruiner pour cela. Nous partirons de chez elle demain 26, et nous irons prendre au Bourg-la-Reine la commodité du carrosse de Poitiers, qui y passe tous les dimanches. Là se doit trouver un valet de pied du roi qui a ordre de nous accompagner jusques à Limoges. Je vous écrirai ce qui nous arrivera en chemin, et ce qui me semblera digne d’être observée. Cependant faites bien mes recommandations à notre marmot, et dites-lui que peut-être j’amènerai de ce pays-là quelque beau petit chaperon pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie.

Deuxième lettre, Amboise le 30 août 1663 

A LA MEME

Les occupations que nous eûmes à Clamart, votre oncle et moi, furent différentes. Il ne fit aucune chose digne de mémoire: il s’amusa à des expéditions, à des procès, à d’autres affaires. Il n’en fut pas ainsi de moi: je me promenai, je dormis, je passai le temps avec les . .dames qui nous vinrent voir.
Le dimanche étant arrivé, nous partîmes de grand matin. Madame C. et notre tante nous accompagnèrent jusqu’au Bourg-la-Reine. Nous y attendîmes près de trois heures; et, pour nous désennuyer, ou pour nous ennuyer encore davantage (je ne sais pas bien lequel je dois dire), nous ouïmes une messe paroissiale. La procession, l’eau bénite, le prône, rien n’y manquait. De bonne fortune pour nous, le curé était ignorant, et ne prêcha point. Dieu voulut enfin que le carrosse passât: le valet de pied y était; point de moines, mais en récompense trois femmes, un marchand qui ne disait mot, et un notaire qui chantait toujours, et qui chantait très mal: il reportait en son pays quatre volumes de chansons. Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari: toutes qualités de bon augure et j’y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s’y fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche; c’est à mon avis le principal point: je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne a qui elle manque. Telle était donc la compagnie que nous avons eue jusques au Port-de-Pilles.
Il fallut à la fin que l’oncle et la tante se séparassent; les derniers adieux furent tendres, et l’eussent été beaucoup davantage si le cocher nous eût donné le loisir de les achever. Comme il voulait regagner le temps qu’il avait perdu, il nous mena d’abord avec diligence. On laisse, en sortant du Bourg-la-Reine, Sceaux à la droite, et à quelques lieues de la Chilly à la gauche, puis Montléry du même côté. Est-ce Montléry qu’il faut dire, ou Montlehéry? C’est Montlehéry quand le vers est trop court, et Montléry quand il est trop long. Montléry donc ou Montlehéry, comme vous voudrez était jadis une forteresse que les Anglais, lorsqu’ils étaient maîtres de la France, avaient fait bâtir sur une colline assez élevée. Au pied de cette colline est un bourg qui en a gardé le nom. Pour la forteresse, elle est démolie, non point par les ans; ce qui en reste, qui est une tour fort haute, ne se dément point, bien qu’on en ait ruiné un côté: il y a encore un escalier qui subsiste, et deux chambres ou l’on voit des peintures anglaises, ce qui fait foi de l’antiquité et de l’origine du lieu. Voilà ce que j’en ai appris de votre oncle, qui dit avoir entré dans les chambres; pour moi, je n’en ai rien vu: le cocher ne voulait arrêter qu’à Châtres, petite ville qui appartient à M. de Condé, l’un de nos grands maîtres.
Nous y dînâmes. Après le dîner, nous vîmes encore à droite et à gauche force châteaux, je n’en dirai mot, ce serait une œuvre infinie. Seulement nous passâmes auprès du Plessis-Pâté, et traversâmes ensuite la vallée de Caucatrix, après avoir monté celle de Tréfou, car, sans avoir étudié en philosophie, vous pouvez imaginer qu’il n’y a point de vallée sans montagne. Je ne songe point à cette vallée de Tréfou que je ne frémisse.

C’est un passage dangereux,
Un lieu pour les voleurs, d’embûche et de retraite;
A gauche un bois, une montagne à droite,
Entre les deux
Un chemin creux.
La montagne est toute pleine
De rochers faits comme ceux
De notre petit domaine.

Tout ce que nous étions d’hommes dans le carrosse nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d’autre chose que des commodités de la guerre: en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe; ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous côtoyâmes en fourmille: cela n’est pas bien; il mériterait qu’on le brulât.

République de loups, asile de brigands,
Faut-il que tu sois dans le monde ?
Tu favorises les méchants
Par ton ombre épaisse et profonde.
Ils égorgent celui que Thémis, ou le gain,
Ou le désir de voir, fait sortir de sa terre.
En combien de façons, hélas ! le genre humain
Se fait à soi-même la guerre !
Puisse le. feu du ciel désoler ton enceinte !
Jamais celui d’amour ne s’y fasse sentir,
Ni ne s’y laisse amortir !
Qu’au lieu d’Amaryllis, de Diane, et d’Aminte
On ne trouve chez toi que vilains bocherons
Charbonniers noirs comme démons
Qui t’accommodent de manière
Que tu sois à tous les larrons
Ce qu’on appelle un cimetière !

Notre première traite s’acheva plus tard que les autres; il nous resta toutefois assez de jour pour remarquer, en entrant dans Etampes, quelques monuments de nos guerres. Ce n’est pas les plus riches que j’ai vus; j’y trouvai beaucoup de gothique: aussi est-ce l’ouvrage de Mars, méchant maçon s’il en fut jamais.

Il nous laisse ces monuments
Pour marque de nos mouvements
Quand Turenne assiégea Tavanne
Turenne fit ce que la Cour lui dit
Tavanne non: car il se défendit
Et joua de la sarbacane.

Beaucoup de sang français fut alors répandu:
On perd des deux côtés dans la guerre civile
Notre prince eût toujours perdu,
Quand même il eût gagné la ville.

Enfin nous regardâmes avec pitié les faubourgs d’Etampes. Imaginez-vous une suite de maisons sans
toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il ;n’y a rien de plus laid et de plus hideux. Cela me remet en mémoire les ruines de Troie la grande. En vérité, la fortune se moque bien du travail des hommes. J’en entretins le soir notre compagnie, et le lendemain nous traversâmes la Beauce, pays ennuyeux, et qui, outre l’inclination que j’ai à dormir, nous en fournissait un très beau sujet. Pour s’en empêcher, on mit une question de controverse sur le tapis; notre comtesse en fut cause: elle est de la religion et nous montra un livre de du Moulin. M. de Chateauneuf (c’est le nom du valet de pied) l’entreprit, et lui dit que sa religion ne valait rien, pour bien des raisons. Premièrement, Luther a eu je ne sais combien de bâtards; les huguenots ne vont jamais à la messe; enfin il lui conseillait de se convertir, si elle ne voulait aller en enfer: car le purgatoire n’était pas fait pour des gens comme elle. La Poitevine se mit aussitôt sur l’Ecriture , et demanda un passage où il fût parlé du purgatoire; pendant cela, le notaire chantait toujours; M. Jannart et moi nous endormîmes.
L’après-dlnée, de crainte que M. de Chateauneuf ne nous remit sur la controverse, je demandai à notre comtesse inconnue s’il y avait de belles personnes à Poitiers; elle nous en nomma quelques-unes, entre autres une fille appelée Barigny, de condition médiocre, car son père n’était que tailleur; mais, au reste, on ne pouvait dire assez de choses de la beauté de cette personne. C’était une claire brune, de belle taille, la gorge admirable, de l’embonpoint ce qu’il en fallait, tous les traits du visage bien faits, les yeux beaux: si bien qu’à tout prendre il y avait peu de choses à souhaiter, car rien, c’est trop dire. Enfin non seulement les astres de la province, mais ceux de la Cour, lui devaient céder, jusque-là dans un bal ou était le roi, dès que la Barigny fut entrée, elle effaça ce qu’il y avait de brillant: les plus grands soleils ne parurent auprès que de simples étoiles. Outre cela elle savait les romans, et ne manquait pas d’esprit. Quant à sa conduite, on la tenait dans Poitiers pour honnête fille, tant qu’un mariage de conscience se peut étendre. Autrefois, un gentilhomme appelé Miravaux en avait été passionnément amoureux et voulait l’épouser à toute force; les parents du gentilhomme s’y opposèrent; ils n’y eussent pourtant rien gagné, si Clothon ne se fût mise de la partie: L’amant mourut a l’armée, où il commandait un régiment. Les dernières actions de sa vie et ses derniers soupirs ne furent que pour sa maîtresse. Il lui laissa douze mille écus par son testament, outre quantité de meubles et de nippes de conséquence, qu’il lui avait donnés dès auparavant. A la nouvelle de cette mort, mademoiselle Barigny dit les choses du monde les plus pitoyables, protesta qu’elle se laisserait mourir tôt ou tard, et en attendant recueillit le legs que son amant lui avait fait. Procès pour cela au présidial de Poitiers; appel à la Cour. Mais qui ne préférerait une belle à des héritiers ? Les juges firent ce que j’aurais fait. Le cœur de la dame fut contesté avec plus de chaleur encore: ce fut un nommé Cartignon qui en hérita. Ce dernier amant s’est trouvé plus heureux que l’autre: la belle eut soin qu’il ne mourût point sans être payé de ses peines. Il y a, dit-on, sacrement entre eux; mais la chose est tenue secrète. Que dites-vous de ces mariages de conscience ? Ceux qui en ont amené l’usage n’étaient pas niais. On est fille et femme tout à la fois: le mari se comporte en galant; tant que l’affaire demeure en cet état, il n’y a pas lieu de s’y opposer, les parents ne font point les diables; toute chose vient en son temps; et, s’il arrive qu’on se lasse les uns des autres, il ne faut aller ni au juge ni à l’évêque. Voilà l’histoire de la Barigny.
Ces aventures nous divertirent de telle sorte que nous entrâmes dans Orléans sans nous en être presque aperçus: il semblait même que le Soleil se fût amusé à les entendre aussi bien que nous, car, quoique nous eussions fait vingt lieues, il n’était pas encore au bout de sa traite. Bien davantage, soit que la Barigny fut cette soirée à la promenade, soit qu’il dût se coucher au sein de quelque rivière charmante comme la Loire, il s’était tellement paré que M. Chateauneuf et moi nous l’allâmes regarder de dessus le pont. Par même moyen, je vis la Pucelle, mais, ma foi, ce fut sans plaisir: je ne lui trouvai ni l’air, ni la taille, ni le visage d’une Amazone; l’infante Gradafillée en vaut dix comme elle; et, si ce n’était que M. Chapelain est son chroniqueur, je ne sais si j’en ferais mention. Je la regardai, pour l’amour de lui, plus longtemps que je n’aurais fait. Elle est à genoux devant une croix, et le roi Charles en même posture vis-à-vis d’elle, le tout fort chétif et de petite apparence. C’est un monument qui se sent de la pauvreté de son siècle.
Le pont d’Orléans ne me parut pas non plus d’une largeur ni d’une majesté proportionnée à la noblesse de son emploi et à la place qu’il occupe dans l’Univers.

Ce n’est pas petite gloire
Que d’être pont sur la Loire.
On voit àses pieds rouler
La plus belle des rivières
Que de ses vastes carrières
Phébus regarde couler.

Elle est près de trois fois aussi large à Orléans que la Seine l’est à Paris. L’horizon, très beau de tous les côtés, et borné comme il le doit être. Si bien que cette rivière étant basse à proportion, ses eaux forts claires, son cours sans replis, on dirait que c’est un canal. De chaque côté du pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles: les unes montent, les autres descendent; et comme le bord n’est pas si grand qu’à Paris, rien n’empêche qu’on ne les distingue toutes: on les compte, on remarque en quelle distance elles sont les unes des autres; c’est ce qui fait une de ses beautés: en effet, ce serait dommage qu’une eau si pure fut entièrement couverte par des bateaux. Les voiles de ceux-ci sont fort amples: cela leur donne une majesté de navires, et je m’imaginai voir le port de Constantinople en petit. D’ailleurs Orléans, à le regarder de la Sologne, est d’un bel aspect. Comme la ville va en montant, on la découvre quasi tout entière. Le mail et les autres arbres qu’on a plantés en beaucoup d’endroits le long du rempart font qu’elle paraît à demi fermée de murailles vertes; et, à mon avis, cela lui sied bien. De la particulariser en dedans, je vous ennuierais: c’en est déjà trop pour vous de cette matière. Vous saurez pourtant que le quartier par où nous descendîmes au pont est fort laid, le reste assez beau: des rues spacieuses, nettes, agréables, et qui sentent leur bonne ville. Je n’eus pas assez de temps pour voir le rempart, mais je m’en suis laissé dire beaucoup de bien, ainsi que de l’église Sainte-Croix.
Enfin notre compagnie, qui s’était dispersée de tous les côtés, revint satisfaite. L’un parla d’une chose, l’autre d’une autre. L’heure du souper venue, chevaliers et dames se furent seoir à leurs tables assez mal servies, puis se mirent au lit incontinent, comme on peut penser. Et sur ce, le chroniqueur fait fin au présent chapitre.

A Amboise, ce 30 Août 1663.

Troisième lettre, Richelieu 3 septembre 1663 

A LA MEME

Autant que la Beauce m’avait semblé ennuyeuse, autant le pays qui est depuis Orléans jusqu’à Amboise me parut agréable et divertissant. Nous eûmes au commencement la Sologne, province beaucoup moins fertile que le Vendômois, lequel est de l’autre côté de la rivière. Aussi a-t-on un niais du pays pour très peu de chose; car ceux-là ne sont pas fous comme ceux de Champagne ou de Picardie. Je crois que les niaises coûtent davantage.
Le premier lieu ou nous arrêtâmes, ce fut Cléry. J’allai aussitôt visiter l’église. C’est une collégiale assez bien rentée pour un bourg; non que les chanoines en demeurent d’accord, ou que je leur aie ouï dire. Louis XI y est enterré; on le voit à genoux sur son tombeau, quatre enfants aux coins: ce seraient quatre anges, et ce pourraient être quatre Amours, si on ne leur avait point arraché les ailes. Le bon apôtre de roi fait là le saint homme, et est bien mieux pris que quand le Bourguignon le mena à Liège.

Je lui trouvai la mine d’un matois;
Aussi l’était ce prince, dont la vie
Doit rarement servir d’exemple aux rois
Et pourrait être en quelques points suivie.

A ses genoux sont ses Heures et son chapelet, et autres menues ustensiles, sa main de justice, son sceptre, son chapeau, et sa Notre-Dame; je ne sais comment le statuaire n’y a point mis le prévôt Tristan: le tout est de marbre blanc, et m’a semblé d’assez bonne main.
Au sortir de cette église, je pris une autre hôtellerie pour la nôtre; il s’en fallut peu que je n’y commande à dîner, et, m’étant allé promener dans le jardin, je m’attachai tellement à la lecture de Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit: un valet de ce logis m’ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus, et j’arrivai assez à temps pour compter.
De Cléry à Saint-Diez, qui est le gîte ordinaire, il n’y a que quatre lieues, chemin agréable et bordé de haies: ce qui me fit faire une partie de la traite à pied. Il ne m’y arriva aucune aventure digne d’être écrite, sinon que je rencontrai, ce me semble, deux ou trois gueux et quelques pèlerins de Saint-Jacques. Comme Saint-Diez n’est qu’un bourg, et que les hôtelleries y sont mal meublées, notre comtesse n’étant pas satisfaite de sa chambre, M. Chateauneuf voulant toujours que votre oncle fût le mieux logé, nous pensâmes tomber dans le différend de Potrot et de la dame de Nouaillé. Les gens de Potrot et ceux de la dame de Nouaillé ayant mis, pendant la foire de Niort, les hardes de leur maître et de leur maîtresse en même hôtellerie et sur même lit, cela fit contestation. Potrot dit: «Je coucherai dans ce lit-là. – Je ne dis pas que vous n’y couchiez, repartit la dame de Nouaillé, mais j’y coucherai aussi.» Par point d’honneur, et pour ne se pas céder, ils y couchèrent tous deux. La chose se passa d’une autre manière; la comtesse se plaignit fort, le lendemain, des puces. Je ne sais si ce fut cela qui éveilla le cocher; je veux dire les puces du cocher, et non celles de la comtesse: tant y a qu’il nous fit partir de si grand matin qu’il n’était quasi que huit heures quand nous nous trouvâmes vis-à-vis de Blois, rien que la Loire entre deux.
Blois est en pente comme Orléans, mais plus petit et plus ramassé; les toits des maisons y sont disposés, en beaucoup d’endroits, de telle manière qu’ils ressemblent aux degrés d’un amphithéâtre. Cela me parut très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver un aspect plus riant et plus agréable. Le château est à un bout de la ville, à l’autre bout Sainte-Solennel. Cette église parait fort grande, et n’est cachée d’aucunes maisons; enfin elle répond tout à fait bien au logis du prince. Chacun de ces bâtiments est situé sur une éminence dont la pente se vient joindre vers le milieu de la ville, de sorte qu’il s’en faut peu que Blois ne fasse un croissant dont Sainte-Solenne et le château font les cornes. Je ne me suis pas informé des mœurs anciennes. Quant à présent la façon de vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de tout temps, et que le climat et la beauté du pays contribuent, soit que le séjour de Monsieur ait amené cette politesse, ou le nombre de jolies femmes. Je m’en fis nommer quelques-unes à mon ordinaire. On me voulut outre cela montrer des bossus, chose assez commune dans Blois, à ce qu’on me dit ; encore plus commune dans Orléans. Je crus que le Ciel, ami de ces peuples, leur envoyait de l’esprit par cette voie-là: car on dit que bossu n’en manqua jamais; et cependant il y a de vieilles traditions qui en donnent une autre raison. La voici telle qu’on me l’a apprise. Elle regarde aussi la constitution de la Beauce et du Limousin .

La Beauce avait jadis des monts en abondance,
Comme le reste de la France:
De quoi la ville d’Orléans,
Pleine de gens heureux, délicats, fainéants,
Qui voulaient marcher à leur aise,
Se plaignit, et fit la mauvaise;
Et messieurs les Orléanois
Dirent au Sort, tous d’une voix
Une fois, deux fois et trois fois,
Qu’il eût à leur ôter la peine
De monter, de descendre, et remonter encor.
«Quoi ! toujours mont et jamais plaine !
Faites-nous avoir triple haleine,
Jambes de fer, naturel fort,
Ou nous donnez une campagne
Qui n’ait plus ni mont ni montagne.
– Oh ! oh ! leur repartit le Sort,
Vous faites les mutins, et dans toutes les Gaules
Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez.
Puisqu’ils vous nuisent à vos pieds
Vous les aurez sur vos épaules.»
Lors la Beauce de s’aplanir
De s’égaler, de devenir
Un terroir uni comme glace;
Et bossus de naître en la place,
Et monts de déloger des champs.
Tout ne put tenir sur les gens ;
Si bien que la troupe céleste,
Ne sachant que faire du reste
S’en allait les placer dans le terroir voisin,
Lorsque Jupiter dit: «Epargnons la Touraine
Et le Blésois; car ce domaine
Doit être un jour a mon cousin;
Mettons-les dans le Limousin.»

Ceux de Blois, comme voisins et bons amis de ceux d’Orléans, les ont soulagés d’une partie de leurs charges. Les uns et les autres doivent encore avoir une génération de bossus, et puis c’en est fait.
Vous aurez pour cette tradition telle croyance qu’il vous plaira. Ce que je vous assure être fort vrai est que M. Chateauneuf et moi nous déjeunâmes très bien, et allâmes voir ensuite le logis du prince. Il a été bâti a plusieurs reprises, une partie sous François 1er, l’autre sous quelqu’un de ses devanciers. Il y a en face un corps de logis à la moderne, que feu Monsieur a fait commencer: toutes ces trois pièces ne font, Dieu merci, nulle symétrie, et n’ont rapport ni convenance l’une avec l’autre, l’architecte a évité cela autant qu’il a pu. Ce qu’a fait faire François 1er, à le regarder du dehors, me contenta plus que tout le reste: il y a force petites galeries, petites fenêtres, petits balcons, petits ornements, sans régularité et sans ordre; cela fait quelque chose de grand qui plaît assez. Nous n’eûmes pas le loisir de voir le dedans; je n’en regrettai que la chambre où Monsieur est mort, car je la considérais comme une relique: en effet, il n’y a personne qui ne doive avoir une extrême vénération pour la mémoire de ce prince. Les peuples de ces contrées le pleurent encore avec raison: jamais règne ne fut plus doux, plus tranquille, ni plus heureux, que l’a été le sien, et, en vérité, de semblables princes devraient naître un peu plus souvent, ou ne point mourir. J’eusse aussi fort souhaité de voir son jardin de plantes, lequel on tenait pendant sa vie, pour le plus parfait qui fût au monde: il ne plut pas à notre cocher, qui ne se soucia que de déjeuner largement, puis nous fit partir. Tant que la journée dura, nous eûmes beau temps, beau chemin, beau pays: surtout la levée ne nous quitta point, ou nous ne quittâmes point la levée; l’un vaut l’autre. C’est une chaussée qui suit les bords de la Loire, et retient cette rivière dans son lit: ouvrage qui a coûté bien du temps à faire, et qui en coûte encore beaucoup à entretenir. Quant au pays, je ne vous en saurais dire assez de merveilles. Point de ces montagnes pelées qui choquent tant notre cher M. de Maucroix; mais, de part et d’autre, coteaux les plus agréablement vêtus qui soient dans le monde. Vous m’en entendrez parler plus d’une fois; mais, en attendant.

Que dirons-nous que fut la Loire
Avant que d’être ce qu’elle est ?
Car vous savez qu’en son histoire
Notre bon Ovide s’en tait.
Fut-ce quelque aimable personne,
Quelque reine, quelque Amazone,
Quelque Nymphe au cœur de rocher,
Qu’aucun amant ne sut toucher ?
Ces origines sont communes;
C’est pourquoi n’allons point chercher
Les Jupiters et les Neptunes,
Ou les dieux Pans qui poursuivaient
Toutes les belles qu’ils trouvaient.
Laissons là ces métamorphoses
Et disons ici, s’il vous plaît
Que la Loire était ce qu’elle est
Dès le commencement des choses.
La Loire est donc une rivière
Arrosant un pays favorisé des Cieux
Douce quand il lui plaît, quand il lui plaît si fière
Qu’à peine arrête-t-on son cours impérieux.
Elle ravagerait mille moissons fertiles,
Engloutirait des bourgs, ferait flotter des villes,
Détruirait tout en une nuit:
Il ne faudrait qu’une journée
Pour lui voir entraîner le fruit
De tout le labeur d’une année,
Si le long de ses bords n’était une levée
Qu’on entretient soigneusement:
Dès lors qu’un endroit se dément,
On le rétablit tout à l’heure;
La moindre brèche n’y demeure
Sans qu’on n’y touche incessamment;
Et pour cet entretènement,
Unique obstacle à tels ravages,
Chacun a son département,
Communautés, bourgs, et villages.
Vous croyez bien qu’étant sur ses rivages,
Nos gens et moi nous ne manquâmes pas
De promener à l’entour notre vue:
J’y rencontrai de si charmants appas
Que j’en ai l’âme encore tout émue.
Coteaux riants y sont des deux côtés:
Coteaux non pas si voisins de la nue
Qu’en Limousin, mais coteaux enchantés,
Belles maisons, beaux parcs, et bien plantés,
Prés verdoyants dont ce pays abonde,
Vignes et bois, tant de diversités
Qu’on croit d’abord être en un autre monde.
Mais le plus bel objet, c’est la Loire sans doute:
On la voit rarement s’écarter de sa route;
Elle a peu de replis dans son cours mesuré;
Ce n’est pas un ruisseau qui serpente en un pré
C ‘ est la fille d’ Amphitrite ,
C’est elle dont le mérite,
Le nom, la gloire, et les bords,
Sont dignes de ces provinces
Qu’entre tous leurs plus grands trésors
Ont toujours placé nos princes.
Elle répand son cristal
Avec magnificence;
Et le jardin de la France
Méritait un tel canal.

Je lui veux du mal en une chose: c’est que, l’ayant vue, je m’imaginai qu’il n’y avait plus rien à voir; il ne me resta ni curiosité ni désir. Richelieu m’a bien fait changer de sentiment.
C’est un admirable objet que ce Richelieu: j’en ai daté ma troisième lettre, parce que je l’y ai achevée. Voyez l’obligation que vous m’avez, il ne s’en faut pas un quart d’heure qu’il ne soit minuit, et nous devons nous lever demain avant le Soleil, bien qu’il ait promis en se couchant qu’il se lèverait de fort grand matin. J’emploie cependant les heures qui me sont les plus précieuses a vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu’on me parle après cela des maris qui se sont sacrifies pour leurs femmes ! Je prétends les surpasser tous, et que vous ne sauriez vous acquitter envers moi, si vous ne me souhaitez d’aussi bonnes nuits que j’en aurai de mauvaises avant que notre voyage soit achevé.

A Richelieu, ce 3 Septembre 1663.

Quatrième lettre, Châtellerault le 5 Septembre 1663

A LA MEME

Nous arrivâmes à Amboise d’assez bonne heure, mais par un fort mauvais temps: je ne laissai pas d’employer le reste du jour à voir le château. De vous en faire le plan, c’est à quoi je ne m’amuserai point, et pour cause.
Vous saurez, sans plus, que devers la ville il est situé sur un roc, et parait extrêmement haut. Vers la campagne, le terrain d’alentour est plus élevé. Dans l’enceinte il y a trois ou quatre choses fort remarquables. La première est ce bois de cerf dont on parle tant, et dont on ne parle pas assez selon mon avis: car, soit qu’on le veuille faire passer pour naturel ou pour artificiel, j’y trouve un sujet d’étonnement presque égal. Ceux qui le trouvent artificiel tombent d’accord que c’est bois de cerf, mais de plusieurs pièces: or le moyen de les avoir jointes sans qu’il y paraisse de liaison ? De dire aussi qu’il soit naturel, et que l’Univers ait jamais produit un animal assez grand pour le porter, cela n’est guère croyable.

Il en sera toujours douté,
Quand bien ce cerf aurait été
Plus ancien qu’un patriarche;
Tel animal, en vérité,
N’eût jamais su tenir dans l’Arche.

Ce que je remarquai encore de singulier, ce furent deux tours bâties en terre comme des puits: on a fait dedans des escaliers en forme de rampes par ou l’on descend jusqu’au pied du château; si bien qu’elles touchent, ainsi que les chênes dont parle Virgile,

D’un bout au ciel, d’autre bout aux enfers.

Je les trouvai bien bâties, et leur structure me plut autant que le reste du château nous parut indigne nous y arrêter. II a toutefois été un temps qu’on le faisait servir de berceau à nos jeunes rois; et, véritablement, c’était un berceau d’une matière assez solide, et qui n’était pas pour se renverser si facilement. Ce qu’il y a de beau, c’est la vue: elle est grande, majestueuse, d’une étendue immense; l’œil ne trouve rien qui l’arrête; point d’objet qui ne l’occupe le plus agréablement du monde. On s’imagine découvrir Tours, bien qu’il soit à quinze ou vingt lieues; du reste, on a en aspect la côte la plus riante et la mieux diversifiée que j’aie encore vue, et au pied une prairie qu’arrose la Loire, car cette rivière passe à Amboise.
De tout cela le pauvre M. Foucquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment: on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n’y avait laissé qu’un trou par le haut. Je demandai de la voir: triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n’avait pas la clef: au défaut, je fus longtemps a considérer la porte, et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.

Qu’est-il besoin que je retrace
Une garde au soin nonpareil,
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d’air pour toute grâce,
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil,
Trois portes en six pieds d’espace ?
Vous peindre un tel appartement,
Ce serait attirer vos larmes;
Je l’ai fait insensiblement:
Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit, on n’eut jamais pu m’arracher de cet endroit: il fallut enfin retourner a l’hôtellerie; et le lendemain nous nous écartâmes de la Loire, et la laissâmes à la droite. J’en suis très fâché. Non pas que les rivières nous aient manqué dans notre voyage:

Depuis ce lieu jusques au Limousin,
Nous en avons passé quatre en chemin,
De fort bon compte, au moins qu’il m’en souvienne
L’Indre, le Cher, la Creuse, et la Vienne.
Ce ne sont pas simples ruisseaux:
Non, non; la carte nous les nomme.
Ceux qui sont péris sous leurs eaux
Ne l’ont pas été dire à Rome.

La première que nous rencontrâmes, ce fut l’Indre. Après l’avoir passée, nous trouvâmes au bord trois hommes d’assez bonne mine, mais mal vêtus et fort délabrés. L’un de ces héros guzmanesques avait fait une tresse de ses cheveux, laquelle lui pendait derrière comme une queue de cheval. Non loin de là nous aperçûmes quelques Philis, je veux dire Philis d’Egypte qui venaient vers nous dansant, folâtrant, montrant leurs épaules, et traînant après elles des douegnas détestables à proportion, et qui nous regardaient avec autant de mépris que si elles eussent été belles et jeunes. Je frémis d’horreur à ce spectacle. et j’en ai été plus de deux jours sans pouvoir manger. Deux femmes fort blanches marchaient ensuite, elles avaient le. teint délicat, la taille bien faite, de la beauté médiocrement et n’étaient anges, à bien parler, qu’en tant que les autres étaient de véritables démons. Nous saluâmes ces deux avec beaucoup de respect, tant à cause d’elles que de leurs jupes, qui véritablement étaient plus riches que ne semblait le promettre un tel équipage. Le reste de leur habit consistait en une cape d’étoffe blanche, et sur la tête un petit chapeau à l’anglaise, de taffetas de couleur, avec un galon d’argent. Elles ne nous rendirent notre salut qu’en faisant une légère inclination de la tête, marchant toujours avec une gravité de déesses, et ne daignant presque jeter les yeux sur nous, comme simples mortels que nous étions. D’autres douégnas les suivaient, non moins laides que les précédentes; et la caravane était fermée par un cordelier. Le bagage marchait en queue, partie sur chariots, partie sur bêtes de somme; puis quatre carrosses vides et quelques valets à l’entour,
Non sans écureuils et turquets,
Ni, je pense, sans perroquets.

Le tout escorté par M. de la Fourcade, garde du corps. Je vous laisse à deviner quelles gens c’étaient. Comme ils suivaient notre route, et qu’ils débarquèrent à la même hôtellerie où notre cocher nous avait fait descendre, le scrupule nous prit à tous de coucher en mêmes lits qu’eux, et de boire en mêmes verres. Il n’y en avait point qui s’en tourmentât plus que la comtesse.
Nous allâmes le jour suivant coucher à Montels et dîner le lendemain au Port-de-Pilles, ou notre compagnie commença de se séparer. La comtesse envoya un laquais, non chez son mari, mais chez un de ses parents, porter les nouvelles de son arrivée, et donner ordre qu’on lui amenât un carrosse avec quelque escorte. Pour moi, comme Richelieu n’était qu’à cinq lieues, je n’avais garde de manquer de l’aller voir: les Allemands se détournent bien pour cela de plusieurs journées. M. Chateauneuf, qui connaissait le pays, s’offrit de m’ accompagner: je le pris au mot; et ainsi votre oncle demeura seul, et alla coucher à Châtellerault, où nous promîmes de nous rendre le lendemain de grand matin.
Le Port-de-Pilles est un lieu passant, et où l’on trouve toutes sortes de commodités, même incommodes: il s’y rencontre de méchants chevaux,

Encore mal ferrés, et plus mal embouchés,
Et très mal enharnachés.

Mais quoi ! nous n’avions pas à choisir: tels qu’ils étaient, je les fais mettre en état,
Laisse le pire et sur le meilleur monte.
Pour plus d’assurance nous prîmes un guide, qu’il nous fallut mener en trousse l’un après l’autre, afin de gagner du temps. Avec cela nous n’en eûmes que ce qu’il fallut pour voir les choses les plus remarquables. J’avais promis de sacrifier aux vents du midi une brebis noire, aux Zéphyrs une brebis blanche, et à Jupiter le plus gras bœuf que je pourrais rencontrer dans le Limousin; ils nous furent tous favorables. Je crois toutefois qu’il suffira que je les paye en chansons: car les boeufs du Limousin sont trop chers, et il y en a qui se vendent cent écus dans le pays.
Etant arrivés à Richelieu, nous commençâmes par le château, dont je ne vous enverrai pourtant la description qu’au premier jour. Ce que je vous puis dire en gros de la ville, c’est qu’elle aura bientôt la gloire d’être le plus beau village de l’Univers. Elle est désertée petit à petit à cause de l’infertilité du terroir, ou pour être à quatre lieues de toute rivière et de tout passage. En cela son fondateur, qui prétendait en faire une ville de renom, a mal pris ses mesures: chose qui ne lui arrivait pas fort souvent. Je m’étonne, comme on dit qu’il pouvait tout, qu’il n’ait pas fait transporter la Loire au pied de cette nouvelle ville, ou qu’il n’y ait fait passer le grand chemin de Bourdeaux. Au défaut, il devait choisir un autre endroit, et il en eut aussi la pensée; mais l’envie de consacrer les marques de sa naissance I’obligea de faire bâtir autour de la chambre ou il était né. Il avait de ces vanités que beaucoup de gens blâmeront, et qui sont pourtant communes à tous les héros: témoin celle-là d’Alexandre le Grand, qui faisait laisser où il passait des mors et des brides plus grandes qu’à l’ordinaire, afin que la postérité crût que lui et ses gens étaient d’autres hommes, puisqu’ils se servaient de si grands chevaux.
Peut-être aussi que l’ancien parc de Richelieu et le bois de ses avenues, qui étaient beaux, semblèrent à leur maître dignes d’un château plus somptueux que celui de son patrimoine; et ce château attira la ville comme le principal fait l’accessoire.
Enfin elle est, à mon avis,
Mal située et bien bâtie:
On en a fait tous les logis
D’une pareille symétrie.

Ce sont des bâtiments fort hauts;
Leur aspect vous plairait sans faute.
Les dedans ont quelques défauts:
Le plus grand, c’est qu’ils manquent d’hôte.

La plupart sont inhabités;
Je ne vis personne en la rue:
Il m’en déplut; j’aime aux cités
Un peu de bruit et de cohue.

J’ai dit la rue, et j’ai bien dit;
Car elle est seule, et des plus drètes:
Que Dieu lui donne le crédit
De se voir un jour des cadettes!

Vous vous souviendrez bien et beau
Qu’à chaque bout est une place
Grande, carrée, et de niveau;
Ce qui sans doute a bonne grâce.

C’est aussi tout, mais c’est assez:
De savoir si la ville est forte,
Je m’en remets à ses fossés,
Murs, parapets, remparts, et porte.

Au reste, je ne vous saurais mieux dépeindre tous ces logis de même parure que par la place Royale; les dedans sont beaucoup plus sombres, vous pouvez croire, et moins ajustés.
J’oubliais à vous marquer que ce sont des gens de finance et du Conseil, secrétaires d’état et autres personnes attachées à ce cardinal, qui ont fait faire la plupart de ces bâtiments, par complaisance et pour lui faire leur cour. Les beaux esprits auraient suivi leurs exemples, si ce n’était qu’ils ne sont pas grands édificateurs, comme dit Voiture car d’ailleurs ils étaient tous pleins de zèle et d’affection pour ce grand ministre. Voilà ce que j’avais à vous dire touchant la ville de Richelieu. Je remets la description du château à une autre fois afin d’avoir plus souvent occasion de vous demander de vos nouvelles, et pour ménager un amusement qui vous doit faire passer notre exil avec moins d’ennui.

A Châtellerault, ce 5 Septembre 1663.

Cinquième lettre Limoges le 12 Septembre 1663
A LA MEMEJe vous promis par le dernier ordinaire la description du château de Richelieu; assez légèrement, pour ne vous en point mentir, et sans considérer mon peu de mémoire ni la peine que cette entreprise me devait donner. Pour la peine, je n’en parle point, et, tout mari que je suis, je la veux bien prendre: ce qui me retient, c’est le défaut de mémoire, pouvant dire la plupart du temps que je n’ai rien vu de ce que j’ai vu, tant je sais bien oublier les choses. Avec cela, je crois qu’il est bon de ne point passer par-dessus cet endroit de mon voyage sans vous en faire la relation. Quelque mal que je m’en acquitte, il y aura toujours à profiter; et vous n’en vaudrez que mieux de savoir, sinon toute l’histoire de Richelieu, au moins quelques singularités qui ne me sont point échappées, parce que je m’y suis particulièrement arrêté. Ce ne sont peut-être pas les plus remarquables; mais que vous importe ? De l’humeur dont je vous connais, une galanterie sur ces matières vous plaira plus que tant d’observations savantes et curieuses. Ceux qui chercheront de ces observations savantes dans les lettres que je vous écris, se tromperont fort. Vous savez mon ignorance en matière d’architecture, et que je n’ai rien dit de Vaux que sur des mémoires. Le même avantage me manque pour Richelieu: véritablement au lieu de cela j’ai eu les avis de la concierge et ceux de M. de Chateauneuf: avec l’aide de Dieu et de ces personnes, j’en sortirai. Ne laissez pas de mettre la chose au pis: car il vaut mieux, ce me semble, être trompée de cette façon que de l’autre. En tous cas, vous aurez recours à ce que M. Desmarets a dit de cette maison: c’est un grand maître en fait de descriptions. Je me garderais bien de particulariser aucun des endroits où il a pris plaisir à s’étendre, si ce n’était que la manière dont je vous écris ces choses n’a rien de commun avec celle de ses Promenades.
Nous arrivâmes donc à Richelieu par une avenue qui borde un côté du parc. Selon la vérité, cette avenue peut avoir une demi-lieue; mais, à compter selon l’impatience ou j’étais, nous trouvâmes qu’elle avait une bonne lieue tout au moins. Jamais préambule ne
s’est rencontré si mal à propos, et ne m’a semble si long. Enfin on se trouve en une place fort spacieuse; je ne me souviens pas bien de quelle figure elle est.: demi-rond ou demi-ovale, cela ne fait rien à l’histoire, et pourvu que vous soyez avertie que c’est la principale entrée de cette maison, il suffit. Je ne me souviens pas non plus en quoi consiste la basse-cour, l’avant-cour, les arrière-cours, ni du nombre des pavillons et corps de logis du château, moins encore de leur structure. Ce détail m’est échappé; de quoi vous êtes femme encore une fois à ne vous pas soucier bien fort: c’est assez que le tout est d’une beauté d’une magnificence, d’une grandeur, dignes de celui qui I’a fait bâtir. Les fosses sont larges et d’une eau très pure. Quand on a passé le pont-levis, on trouve la porte gardée par deux dieux, Mars et Hercule. Je louai fort l’architecte de les avoir placés en ce poste-là: car, puisque Apollon servait quelquefois de simple commis aux secrétaires de Son Eminence, Mars et Hercule pouvaient bien lui servir de suisses. Ils mériteraient que je m’arrêtasse à eux un peu davantage, si cette porte n’avait des choses encore plus singulières. Vous vous souviendrez surtout qu’elle est couverte d’un dôme, et qu’il y a une Renommée au sommet: c ‘est une déesse qui ne se plaît pas d’être enfermée, et qui s’aime mieux en cet endroit que si on lui avait donné pour retraite le plus bel appartement du logis. Même elle est en une posture
Toute prête à prendre l’essor;
Un pied en l’air, à chaque main un cor
Légère et déployant ses ailes,
Comme allant porter les nouvelles
Des actions de Richelieu,
Cardinal-duc, et demi-dieu:
Telle enfin qu’elle devait être
Pour bien servir un si bon maître;
Car tant moins elle a de loisir,
Tant plus on lui fait de plaisir. Cette figure est de bronze, et fort estimée. Aux deux côtés du frontispice que je décris, on a élevé, en manière de statues, de pyramides, si vous voulez, deux colonnes du corps desquelles sortent des bouts de navires. (Bouts de navires ne vous plaira guère, et peut-être aimeriez-vous mieux le terme de pointes ou celui de becs, choisissez le moins mauvais de ces trois mots-là: je doute fort que pas un soit propre; mais j’aime autant m’en servir que d’appeler cela colonnes rostrales.) Ce sont des restes d’amphithéâtre qu’on a rencontrés fort heureusement, n’y ayant rien qui convienne mieux à l’amirauté, laquelle celui qui a fait bâtir ce château joignait à tant d’autres titres. De dedans la cour, et sur le fronton de la même entrée, on voit- trois petits Hercules, autant poupins et autant mignons que le peuvent être de petits Hercules; chacun d’eux garni de sa peau de lion et de sa massue. (Cela ne vous fait-il point souvenir de ce saint Michel garni de son diable?’ Le statuaire, en leur donnant la contenance du père, et en les proportionnant à sa taille, leur a aussi donné l’air d’enfants, ce qui rend la chose si agréable qu’en un besoin ils passeraient pour Jeux ou pour Ris, un peu membrus à la vérité. Tout ce frontispice est de l’ordonnance de Jacques Lemercier, et a de part et d’autre un mur en terrasse qui découvre entièrement la maison, et par où il y a apparence que se communiquent deux pavillons qui sont aux deux bouts.
Si le reste du logis m’arrête à proportion de l’entrée, ce ne sera pas ici une lettre, mais un volume; qu’y ferait-on ? Il faut bien que j’emploie à quelque chose le loisir que le roi nous donne. Autour du château sont force bustes et force statues, la plupart antiques comme vous pourriez dire des Jupiters, des Apollons, des Bacchus, des Mercures, et autres gens de pareille étoffe; car, pour les dieux, je les connais bien, mais pour les héros et grands personnages, je n’y suis pas fort expert: même il me souvient qu’en regardant ces chefs-d’œuvre, je pris Faustine pour Vénus (à laquelle les deux faut-il que je fasse réparation d’honneur ?), et puisque nous sommes sur le chapitre de Vénus, il y en a quatre de bon compte dans Richelieu, une entre autres divinement belle, et dont M. de Maucroix dit que le Poussin lui a fort parlé, jusqu’à la mettre au-dessus de celle de Médicis. Parmi les autres statues qui ont là leur appartement et leurs niches, l’Apollon et le Bacchus emportent le prix, au goût des savants: ce fut toutefois Mercure que je considérai davantage, à cause de ces hirondelles qui sont si simples que de lui confier leurs petits, tout larron qu’il est: lisez cet endroit des Promenades de Richelieu; il m’a semblé beau, aussi bien que la description de ces deux captifs dont M. Desmarets dit que l’un porte ses chaînes patiemment, l’autre avec force et contrainte. On les a placés en lieu remarquable, c’est-à-dire à l’endroit du grand degré, l’un d’un côté du vestibule, l’autre de l’autre: ce qui est une espèce de consolation pour ces marbres, dont Michel-Ange pouvait faire deux empereurs. L’un toutefois de son destin soupire,
L’autre paraît un peu moins mutine.
Heureux captifs ! si cela se peut dire
D’un marbre dur et d’un homme enchaîné.
Je ne voudrais être ni l’un ni l’autre
Pour embellir un séjour si charmant;
En d’autres cas, votre sexe et le nôtre
De l’un des deux se pique également:
Nous nous piquons d’être esclaves des dames;
Vous vous piquez d’être marbres pour nous,
Mais c’est en vers, où les fers et les flammes
Sont fort communs et n’ont rien que de doux. Pardonnez-moi cette petite digression; il m’est impossible de tomber sur ce mot d’esclave sans m’arrêter: que voulez-vous? chacun aime à parler de son métier, ceci soit dit toutefois sans vous faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense bien qu’il y a eu autrefois des esclaves de votre façon qu’on a estimés, mais ils auraient de la peine à valoir autant que ceux-ci. On dit qu’il ne se peut rien voir de plus excellent, et qu’en ces statues Michel-Ange a surpassé non seulement les sculpteurs modernes, mais aussi beaucoup de choses des anciens. Il y a un endroit qui n’est quasi qu’ébauché, soit que la mort, ne pouvant souffrir l’accomplissement d’un ouvrage qui devait être immortel, ait arrêté Michel-Ange en cet endroit-là, soit que ce grand personnage l’ait fait à dessein, et afin que la postérité reconnut que personne n’est capable de toucher à une figure après lui. De quelque façon que cela soit, je n’en estime que davantage ces deux captifs, et je tiens que l’ouvrier tire autant de gloire de ce qui leur manque que de ce qui leur a donné de plus accompli. Qu’on ne se plaigne pas que la chose ait été
Imparfaite trouvée:
Le prix en est plus grand, l’auteur plus regretté
Que s’il l’eût achevée. Au lieu de monter aux chambres par le grand degré, comme nous devions en étant si proches, nous nous laissâmes conduire par la concierge, ce qui nous fit perdre l’occasion de le voir, et il n’en fut fait nulle mention. M. de Chateauneuf lui-même, qui l’avait vu ne se souvint pas d’en parler: De quoi je ne lui sais aucunement bon gré;
Car d’autres gens m’ont dit qu’ils avaient admiré
Ce degré,
Et qu’il est de marbre jaspé. Pour moi, ce n’est ni le marbre ni le jaspe que je regrette, mais les antiques qui sont au haut, particulièrement ce favori de l’empereur Adrien, Antinous, qui dans sa statue contestait de beauté et de bonne mine contre Apollon, avec cette différence pourtant que celui-ci avait l’air d’un dieu et l’autre d’un homme.
Je ne m’amuserai point à vous décrire les divers enrichissements ni les meubles de ce palais. Ce qui s’en peut dire de beau, M. Desmarets l’a dit; puis nous n’eûmes quasi pas le loisir de considérer ces choses, l’heure et la concierge nous faisant passer de chambre en chambre sans nous arrêter qu’aux originaux des Albert Dure, des Titians, des Poussins, des Pérusins, des Mantègnes et autres héros dont l’espèce est aussi commune en Italie que les généraux d’armée en Suède.
Il y eut pourtant un endroit où je demeurai longtemps. Je ne me suis pas avisé de remarquer si c’est un cabinet ou une antichambre: quoi que ce soit, le lieu est tapissé de portraits, Pour la plupart environ grands
Comme des miroirs de toilette;
Si nous eussions eu plus de temps,
Moins de hâte, une autre interprète,
Je vous dirais de quelles gens. Vous pouvez juger que ce ne sont pas gens de petite étoffe. Je m’attachai particulièrement au cardinal de Richelieu, cardinal qui tiendra plus de place dans l’histoire que trente papes; au duc qui a hérité de son nom, de ses vertus, de ses belles inclinations, et de son château; au feu amiral de Brézé: c’est dommage qu’il soit mort si jeune, car chacun en parle comme d’un seigneur qui était merveilleusement accompli,
Et bien auprès de Mars, d’Armand et de Neptune.
Monsieur le Prince et lui avaient entrepris de remplir le monde de leurs merveilles: Monsieur le Prince la terre, et le duc de Brézé la mer. Le premier est venu à bout de son entreprise; l’autre l’aurait fort avancée s’il eut vécu, mais un coup de canon l’arrêta, et l’alla choisir au milieu d’une armée navale. Je ne sais si on me montra le marquis et l’abbé de Richelieu. Il y a toutefois apparence que leurs portraits sont aussi dans ce cabinet, quoiqu’ils ne fussent qu’enfants lorsqu’on le mit en l’état qu’il est. Tous deux sont bien dignes d’y avoir place. Tant que le marquis a vécu, il a été aimé du roi et des belles, l’abbé l’est de tout le monde par une fatalité dont il ne faut point chercher la cause parmi les astres.
Outre la famille de Richelieu, je parcourus celle de Louis Xlll. Le reste est plein de nos rois et reines, des grands seigneurs, des grands personnages de France (je fais deux classes des grands personnages et des grands seigneurs, sachant bien qu’en toutes choses il est bon d’éviter la confusion); enfin c’est l’histoire de notre nation que ce cabinet. On n’a eu garde d’y oublier les personnes qui ont triomphé de nos rois. Ne vous allez pas imaginer que j’entende par là des Anglais ou des Espagnols; c’est un peuple bien plus redoutable et bien plus puissant dont je veux parler: en un mot ce sont les Jocondes, les Belle-Agnes, et ces conquérantes illustres sans qui Henri quatrième aurait été un un prince invincible. Je les regardai d’aussi bon cœur que je voudrais voir votre oncle à cent lieues d’ici.
Enfin nous sortîmes de cet endroit, et traversâmes je ne sais combien de chambres riches, magnifiques, des mieux ornées, et dont je ne dirai rien; car de m’amuser à des lambris et à des dorures, moi que Richelieu a rempli d’originaux et d’antiques, vous ne me le conseilleriez pas; toutefois je vous avouerai que l’appartement du roi m’a semblé merveilleusement superbe: celui de la reine ne l’est pas moins; il y a tant d’or qu’à la fin je m’en ennuyai. Jugez ce que peuvent faire les grands seigneurs, et quelle misère c’est d’être riche: il a fallu qu’on ait inventé les chambres de stuc ou la magnificence se cache sous une apparence de simplicité. Il est encore bon que vous sachiez que l’appartement du roi consiste en diverses pièces, dont l’une, appelée le grand cabinet, est remplie de peintures exquises: il y a, entre autres, des Bacchanales du Poussin, et un combat burlesque et énigmatique de Pallas et de Vénus, d’un peintre que la concierge ne nous put nommer: Vénus a le casque en tête et une longue estocade. Je voudrais pour beaucoup me souvenir des autres circonstances de ce combat et des différents personnages dont est composé le tableau, car chacune de ces déesses a son parti qui la favorise. Vous trouveriez fort plaisantes les visions que le peintre a eues. II fait demeurer l’avantage à la fille de Jupiter; mais à propos elles sont toutes deux ses filles: je voulais donc dire à celle qui est née de son cerveau. La pauvre Vénus est blessée par son ennemie. En quoi l’ouvrier a représenté les choses non comme elles sont, car d’ordinaire c’est la beauté qui est victorieuse de la vertu, mais plutôt comme elles doivent être: assurément sa maîtresse lui avait joué quelque mauvais tour.
Ce grand cabinet dont je parle est accompagné d’un autre petit où quatre tableaux pleins de petites figures représentent les quatre éléments. Ces tableaux sont du… , la concierge nous le dit, si je ne me trompe; et quand je me tromperais, ce n’en serait pas moins les quatre éléments. On y voit des feux d’artifice, des courses de bague, des carrousels, des divertissements de traîneaux, et autres gentillesses semblables. Si vous me demandez ce que tout cela signifie, je vous répondrai que je n’en sais rien.
Au reste le cardinal de Richelieu, comme cardinal qu’il était, a eu soin que son château fût suffisamment fourni de chapelles. Il y en a trois, dont nous vîmes les deux d’en haut; pour celle d’en bas, nous n’eûmes pas le temps de la voir, et j’en ai regret, à cause d’un saint Sebastien que l’on prise fort. Dans l’une de celles qui sont en haut je trouvai l’original de cette dondon que notre cousin a fait mettre sur la cheminée de sa salle. C’est une Magdelaine du Titian, grosse et grasse, et fort agréable; de beaux tétons comme aux premiers jours de sa pénitence, auparavant que le jeûne eût commencé d’empiéter sur elle. (Ces nouvelles pénitentes sont dangereuses, et tout homme de sain entendement les fuira)
Il me semble que je n’ai pas parlé trop dévotement de la Magdelaine; aussi n’est-ce pas mon fait que de raisonner sur des matières spirituelles: j’y ai eu mauvaise grâce toute ma vie; c’est pourquoi je passerai sous silence les raretés de ces deux chapelles, et m’arrêterai seulement à un saint Hiérôme tout de pièces rapportées, la plupart grandes comme des têtes d’épingles, quelques-unes comme des cirons. Il n’y en a pas une qui n’ait été employée avec sa couleur; cependant leur assemblage est un saint Hiérôme si achevé que le pinceau n’aurait pu mieux faire: aussi semble-t-il que ce soit peinture, même à ceux qui regardent de près cet ouvrage. J’admirai non seulement l’artifice, mais la patience de l’ouvrier. De quelque façon que l’on considère son entreprise, elle ne peut être que singulière, Et dans l’art de niveler,
L’auteur de ce saint Hiérôme
Devait sans doute exceller
Sur tous les gens du royaume. Ce n’est pas que je sache son pays, pour en parler franchement, ni même son nom; mais il est bon de dire que c’est un Français afin de faire paraître cette merveille d’autant plus grande. Je voudrais, pour comble de nivelerie qu’un autre entreprît de compter les pièces qui la composent.
Mais ne passerai-je point moi-même pour un nivelier, de tant m’arrêter à ce saint Hiérôme ? Il faut le laisser; aussi bien dois-je réserver mes louanges pour cette fameuse table dont vous devez avoir entendu parler, et qui fait le principal ornement de Richelieu. On l’a mise dans le salon, c’est-à-dire au bout de la galerie, le salon n’en étant séparé que par une arcade. Il me semble que j’aurais bien fait d’invoquer les Muses pour parler de cette table assez dignement. Elle est de pièces de rapport,
Et chaque pièce est un trésor,
Car ce sont toutes pierres fines,
Agates, jaspe, et cornalines,
Pierres de prix, pierres de nom,
Pierres d’éclat et de renom:
Voilà bien de la pierrerie.
Considérez que de ma vie
Je n’ai trouvé d’objet qui fut si précieux.
Ce qu’on prise aux tapis de Perse et de Turquie,
Fleurons, compartiments, animaux, broderie,
Tout cela s’y présente aux yeux;
L’aiguille et le pinceau ne rencontrent pas mieux.
J’en admirai chaque figure;
Et qui n’admirerait ce qui naît sous les cieux ?
Le savoir de Pallas, aide de la teinture,
Cède au caprice heureux de la simple nature;
Le hasard produit des morceaux
Que l’art n’a plus qu’à joindre, et qui font sans peinture
Des modèles parfaits de fleurons et d’oiseaux. Tout cela pourtant n’est de rien compté: ce qui fait la valeur de cette table, c’est une agate qui est au milieu, grande presque comme un bassin, taillée en ovale, et de couleurs extrêmement vives. Ses veines sont délicates et mêlées de feuille morte, isabelle, et couleur d’aurore. Au reste, vraie agate d’Orient, laquelle a toutes les qualités qu’on peut souhaiter aux pierres de cette espèce ;
Et, pour dire en un mot, la reine des agates.
Dans tout l’empire des camaïeux (ce sont peuples dont les agates font une branche) je ne crois pas qu’il se trouve encore une merveille aussi grande que celle-ci, ni que rien de plus rare nous soit venu
Des bords où le Soleil commence sa carrière.
J’en excepte cette agate qui représentait Apollon et les neuf Muses; car je la mets la première, et celle de Richelieu la seconde. Ce palais si fameux des princes de Florence,
Riche et brillant séjour de la magnificence;
Le trésor de Saint-Marc; celui dont les François
Recommandent la garde aux cendres de leurs rois;
Les vastes magasins dont le sérail abonde,
Magasins enrichis des dépouilles du monde,
Jule enfin n’eut rien de plus précieux. Et pour m’exprimer familièrement, et en termes moins poétiques,
Saint-Denis, et Saint-Marc, le palais du grand-duc,
L’hôtel de Mazarin, le sérail du Grand Turc,
N’ont rien, à ce qu’on dit, de plus considérable
Je me suis informé du prix de cette table:
Voulez-vous le savoir? Mettez cent mille écus,
Doublez-les, ajoutez cent autres par-dessus:
Le produit en sera la valeur véritable. Dans le même lieu où on l’a mise, sont quatre ou cinq bustes, et quelques statues, parmi lesquelles on me nomma Tibère et Livie; ce sont personnes que vous connaissez, et dont M. de la Calprenède vous entretient quelquefois. Je ne vous en dirai rien davantage, aussi bien ma lettre commence à me sembler un peu longue. Il m’est pourtant impossible de ne point parler d’un certain buste dont la draperie est de jaspe: belle tête, mais mal peignée; des traits de visage grossiers, quoique bien proportionnés, et qui ont quelque chose d’héroïque et de farouche tout à la fois, un regard fier et terrible, enfin la vraie image d’un jeune Scythe: vous ne prendriez jamais cette tête pour celle d’un de nos galants; c’est aussi celle d’Alexandre. J’eusse fait tort à ce prince si j’eusse regardé après lui un moindre héros que le grand Armand. Nous rentrâmes pour ce sujet dans la galerie. On y voit ce ministre peint en habit de cavalier et de cardinal, encourageant des troupes par sa présence, et monté sur un cheval parfaitement beau. Ce pourrait bien être ce barbe qu’on appelait l’impudent; animal sans considération ni respect, et qui devant les Majestés et les Eminences riait à toutes celles qui lui plaisaient. Les tableaux de cette galerie représentent une partie des conquêtes que nous avons faites sous le ministère d’Armand.
Après que j’eus jeté l’œil sur les principales, nous descendîmes dans les jardins, qui sont beaux sans doute et fort étendus; rien ne les sépare d’avec le parc. C’est un pays que ce parc, on y court le cerf. Quant aux jardins, le parterre est grand et l’ouvrage de plus d’un jour. Il a fallu, pour le faire, qu’on ait tranché toute la croupe d’une montagne. La retenue des terres est couverte d’une palissade de phillyréa apparemment ancienne, car elle est chauve en beaucoup d’endroits; il est vrai que les statues qu’on y a mises réparent en quelque façon les ruines de sa beauté. Ces endroits comme vous savez, sont d’ordinaire le quartier des Flores: j’y en vis une, et une Vénus, un Bacchus moderne, un consul (que fait ce consul parmi de jeunes déesses ?), une dame grecque, une autre dame romaine, avec une autre sortant du bain. Avouez le vrai, cette dame sortant du bain n’est pas celle que vous verriez le moins volontiers. Je ne vous saurais dire comme elle est faite, ne l’ayant considérée que fort peu de temps. Le déclin du jour et la curiosité de voir une partie des jardins en furent la cause.
Du lieu où nous regardions ces statues, on voit à droite une fort longue pelouse, et ensuite quelques allées profondes, couvertes, agréables, et ou je me plairais d’avoir une aventure amoureuse; en un mot, de ces ennemies du jour tant célébrées par les poètes. A midi véritablement on y entrevoit quelque chose,
Comme au soir, lorsque l’ombre arrive en un séjour
Où lorsqu’il n’est plus nuit et n’est pas encor jour. Je m’enfonçai dans l’une de ces allées, M. de Chateauneuf, qui était las, me laissa aller. A peine eus-je fait dix ou douze pas, que je me sentis force par une puissance secrète de commencer quelques vers à la gloire du grand Armand. Je les ai depuis achevés sur les mémoires que me donnèrent les Nymphes de Richelieu; leur présence, à la vérité, m’a manqué trop tôt; il serait à souhaiter que j’eusse mis la dernière main à ces vers au même lieu qui me les a fait ébaucher. Imaginez-vous que je suis dans une allée ou je médite ce qui s’ensuit: Mânes du grand Armand, si ceux qui ne sont plus
Peuvent goûter encor des honneurs superflus,
Recevez ce tribut de la moindre des Muses.
Jadis de vos bontés ses sœurs etaient confuses;
Aussi n’a-t-on point vu que d’un silence ingrat
Phébus de vos bienfaits ait étouffé l’éclat.
Ses enfants ont chanté les pertes de l’Ibère,
Et le destin forcé de nous être prospère,
Partout où vos conseils, plus craints que le dieu Mars,
Ont porté la terreur de nos fiers étendards;
Ils ont représenté les vents et la fortune
Vainement indignés du tort fait à Neptune,
Quand vous tintes ce dieu si longtemps enchaîné.
Le rempart qui couvrait un peuple mutiné,
Nos voisins envieux de notre diadème
Et les rois de la mer, et la mer elle-même,
Ne purent arrêter le cours de vos efforts.
La Seine vous revit triomphant sur ses bords.
Que ne firent alors les peuples du Permesse !
On leur ouït chanter vos faits, votre sagesse,
Vos projets élevés, vos triomphes divers,
Le son en dure encore aux bouts de l’Univers.
Je n’y puis ajouter qu’une simple prière :
Que la nuit d’aucun temps ne borne la carriere
De ce renom si beau, si grand, si glorieux !
Que Flore et les Zéphyrs ne bougent de ces lieux
Qu’ainsi que votre nom leur beauté soit durable;
Que leur maître ait le sort à ses vœux favorable;
Qu’il vienne quelquefois visiter ce séjour
Et soit toujours content du prince et de la Cour. Je serais encore au fond de l’allée ou je commençai ces vers, si M. de Chateauneuf ne fût venu m’avertir qu’il était tard. Nous repassâmes dans l’avant-cour afin de gagner plus tôt l’autre côté des jardins. Comme nous étions près du pont-levis, un vieux domestique nous aborda fort civilement, et me demanda ce qu’il me semblait de Richelieu. Je lui répondis que c’était une maison accomplie; mais que, n’ayant pu tout voir, nous reviendrions le lendemain, et reconnaîtrions ses civilités et les offres qu’il nous faisait (je ne songeais pas à notre promesse). «On ne manque jamais de dire cela, repartit cet homme; j’y suis tous les jours attrapé par des Allemands.» Sans la crainte de nous fâcher, et par conséquent de ne rien avoir, il aurait, je pense, ajouté: « à plus forte raison le serai-je par des Français »; même je vis bien que le haut-de-chausses de M. de Chateauneuf lui semblait de mauvais augure. Cela me fit rire, et je lui donnai quelque chose.
A peine l’eûmes-nous congédié que le peu qui restait de jour nous quitta. Nous ne laissâmes pas de nous renfoncer en d’autres allées, non du tout si sombres que les précédentes; elles pourront l’être dans deux cents ans. De tout ce canton je ne remarquai qu’un mail et deux jeux de longue paume, dont l’un pourrait bien être tourné vers l’orient, et l’autre vers le midi ou vers le septentrion: je suis assuré que c’est l’un des deux; on se sert apparemment de ces jeux de paume selon les différentes heures du jour, pour n’avoir pas le soleil en vue. Du lieu où ils sont il fallut rentrer en de nouvelles obscurités, et marcher quelque temps sans nous voir, tant qu’enfin nous nous retrouvâmes dans cette place qui est au-devant du château, moi fort satisfait, et M. de Chateauneuf, qui était en grosses bottes, fort las. 
Sixième lettre, Limoges le 19 Septembre 1663
 
A LA MEME
Ce serait une belle chose que de voyager, s’il ne se fallait point lever si matin. Las que nous étions, M. de Chateauneuf et moi, lui pour avoir fait tout le tour de Richelieu en grosses bottes, ce que je crois vous avoir mandé, n’ayant pas dû omettre une circonstance si remarquable, moi pour m’être amusé à vous écrire au lieu de dormir: notre promesse et la crainte de faire attendre le voiturier nous obligèrent de sortir du lit devant que l’Aurore fut éveillée. Nous nous disposâmes à prendre congé de Richelieu sans le voir. Il arriva malheureusement pour nous, et plus malheureusement encore pour le sénéchal dont nous fûmes contraints d’interrompre le sommeil, que les portes se trouvèrent fermées par son ordre. Le bruit courait que quelques gentilshommes de la province avaient fait complot de sauver certains prisonniers soupçonnés de l’assassinat du marquis de Faure. Mon impatience ordinaire me fit maudire cette rencontre. Je ne louai même que sobrement la prudence du sénéchal. Pour me contenter, M. de Chateauneuf lui parla, et lui dit que nous portions le paquet du roi: aussitôt il donna ordre qu’on nous ouvrît; si bien que nous eûmes du temps de reste, et arrivâmes a Châtellerault qu’on nous croyait encore à moitié chemin
Nous y trouvâmes votre oncle en maison d’ami. On lui avait promis des chevaux pour achever son voyage, et il s’était résolu de laisser Poitiers, comme le plus long, pourvu que je n’eusse point une curiosité trop grande de voir cette ville. Je me contentai de la relation qu’il m’en fit, et son ami le pria de ne point partir qu’il n’en fût pressé par le valet de pied qui l’accompagnait. Nous accordâmes à cet ami un jour seulement. Ce n’est pas qu’il ne dépendît de nous de lui en accorder davantage, M. de Chateauneuf étant honnête homme et s’acquittant de telles commissions au gré de ceux qu’il conduit aussi bien que de la Cour; mais nous jugeâmes qu’il valait mieux obéir ponctuellement aux ordres du roi.
Tout ce qui se peut imaginer de franchise, d’honnêteté, de bonne chère, de politesse, fut employé pour nous régaler. La Vienne passe au pied de Châtellerault, et en ce canton elle porte des carpes qui sont petites quand elles n’ont qu’une demi-aune. On nous en servit des plus belles, avec des melons que le maître du logis méprisait, et qui me semblèrent excellents Enfin cette journée se passa avec un plaisir non médiocre; car nous étions non seulement en pays de connaissance, mais de parenté.
Je trouvai à Châtellerault un Pidoux dont notre hôte avait épousé la belle-sœur. Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. On nous assura de plus qu’ils vivaient longtemps, et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres hommes, passait pour prodige parmi ceux de cette lignée. Je serais merveilleusement curieux que la chose fût véritable. Quoi que c’en soit, mon parent de Châtellerault demeure onze heures à cheval sans s’incommoder, bien qu’il passe quatre-vingts ans. Ce qu’il a de particulier et que ses parents de Château-Thierry n’ont pas, il aime la chasse et la paume, sait l’Ecriture, et compose des livres de controverse; au reste l’homme le plus gai que vous ayez vu, et qui songe le moins aux affaires, excepté celles de son plaisir. Je crois qu’il s’est marié plus d’une fois; la femme qu’il a maintenant est bien faite, et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d’une chose, c’est qu’elle cajole son mari, et vit avec lui comme si c’était son galant; et je sais bon gré d’une chose à son mari, c’est qu’il lui fait encore des enfants. Il y a ainsi d’heureuses vieillesses, à qui les plaisirs, l’amour et les grâces tiennent compagnie jusqu’au bout: il n’y en a guère, mais il y en a, et celle-ci en est une. De vous dire quelle est la famille de ce parent, et quel nombre d’enfants il a, c’est ce que je n’ai pas remarqué, mon humeur n’étant nullement de m’arrêter à ce petit peuple.
Trop bien me fit-on voir une grande fille, que je considérai volontiers, et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a ôté. C’est dommage: car on dit que jamais fille n’a eu de plus belles espérances que celle-là. Quelles imprécations
Ne mérites-tu point, cruelle maladie,
Qui ne peux voir qu’avec envie
Le sujet de nos passions !
Sans ton venin, cause de tant de larmes,
Ma parente m’aurait fait moitié plus d’honneur
Encore est-ce un grand bonheur
Qu’elle ait eu tel nombre de charmes.
Tu n’as pas tout détruit, sa bouche en est témoin
Ses yeux, ses traits, et d’autres belles choses :
Tu lui laissas des lis, si tu lui pris des roses;
Et comme elle est ma parente de loin,
On peut penser qu’à le lui dire
J’aurais pris un fort grand plaisir,
J’en eus la volonté, mais non pas le loisir:
Cet aveu lui pourra suffire. On nous assura qu’elle dansait bien, et je n’eus pas de peine à le croire, ce qui m’en plut davantage fut le ton de voix et les yeux; son humeur aussi me sembla douce. Du reste ne m’en demandez rien de particulier: car, pour parler franchement, je l’entretins peu, et de choses indifférentes, bien résolu, si nous eussions fait un plus long séjour à Châtellerault, de la tourner de tant de côtés que j’aurais découvert ce qu’elle a dans I’âme, et si elle est capable d’une passion secrète. Je ne vous en saurais apprendre autre chose, sinon qu’elle aime fort les romans; c’est à vous, qui les aimez fort aussi, de juger quelle conséquence on en peut tirer. Outre cette parente de Châtellerault, je dois avoir à Poitiers un cousin germain, dont je n’ai point mémoire qu’on m’ait rien dit: je m’en souviens seulement parce qu’il m’a plaidé autrefois.
Poitiers est ce qu’on appelle proprement une villace, qui, tant en maisons que terres labourables, peut avoir deux ou trois lieues de circuit; ville mal pavée: pleine d’écoliers, abondante en prêtres et en
moines. Il y a en récompense nombre de belles, et l’on y fait l’amour aussi volontiers qu’en lieu de la terre; c’est de la comtesse que je le sais. J’eus quelque regret de n’y point passer; vous en pourriez aisément deviner la cause. Ce n’est ni la Pierre-Levée
Ni le rocher Passe-Lourdin;
Pour vous en dire ma pensée,
Je les ai laissés sans chagrin;
Et quant à cet autre cousin,
Mon âme en est fort consolée;
Mais je voudrais bien avoir vu
La Landru .
Toutefois, ayant le cœur tendre,
Je suis certain que Cupidon
N’eût jamais manqué de me prendre,
S’il m’eût tendu cet hameçon;
Et puis me voilà beau garçon,
Car au départ il se faut pendre:
Je serais fâché d’avoir vu
La Landru. Cependant je l’aurais vue si nous eussions continué notre route; j’en avais déjà trouvé un moyen que je vous dirai.
Pour revenir à Châtellerault, vous saurez qu’il est mi-parti de huguenots et de catholiques, et que nous n’eûmes aucun commerce avec les premiers. Le terme dont nous étions convenus avec notre hôte étant écoulé, il fallut prendre congé de lui. Ce ne fut pas sans qu’il renouvelât ses prières: nous lui donnâmes le plus de
temps qu’il nous fut possible, et le lui donnâmes de bonne grâce, c’est-à-dire en déjeunant bien, et tenant table longtemps, de sorte qu’il ne nous resta de l’heure que pour gagner Chavigni , misérable gîte, – et où commencent les mauvais chemins et l’odeur des aulx, deux proprietes qui distinguent le Limousin des autres provinces du monde.
Notre seconde couchée fut Bellac. L’abord de ce lieu m’a semblé une chose singulière, et qui vaut la peine d’être décrite. Quand, de huit ou dix personnes qui y ont passé sans descendre de cheval ou de carrosse, il n’y en a que trois ou quatre qui se soient rompu le cou, on remercie Dieu. Ce sont morceaux de rochers
Entés les uns sur les autres,
Et qui font dire aux cochers
De terribles patenôtres.
Des plus sages à la fin
Ce chemin
Epuise la patience.
Qui n’y fait que murmurer
Sans jurer,
Gagne cent ans d’indulgence.
M. de Chateauneuf l’aurait cent fois maudit,
Si d’abord je n’eusse dit:
«Ne plaignons point notre peine;
Ce sentier rude et peu battu
Doit être celui qui mène
Au séjour de la vertu.» Votre oncle reprit qu’il fallait donc que noous nous fussions détournés: «Ce n’est pas, ajouta-t-il, qu’il n’y ait d’honnêtes gens à Bellac aussi bien qu’ailleurs; mais quelques rencontres ont mis ses habitants en mauvaise odeur. » Là-dessus il nous conta qu’étant de la commission des grands jours, il fit le procès à un lieutenant de robe courte de ce lieu-là, pour avoir obligé un gueux à prendre la place d’un criminel condamné à être pendu, moyennant vingt pistoles données à ce gueux et quelque assurance de grâce dont on le leurra. Il se laissa conduire et guinder à la potence fort gaiement, comme un homme qui ne songeait qu’a ses vingt pistoles, le prévôt lui disant toujours qu’il ne se mît point en peine, et que la grâce allait arriver. A la fin le pauvre diable s’aperçut de sa sottise; mais il ne s’en aperçut qu’en faisant le saut, temps mal propre à se repentir et à déclarer qui on est. Le tour est bon, comme vous voyez, et Bellac se peut vanter d’avoir eu un prévôt aussi hardi et aussi pendable qu’il y en ait.
Autant que l’abord de cette ville est fâcheux, autant est-elle désagréable, ses rues vilaines, ses maisons mal accommodées et mal prises. Dispensez-moi, vous qui êtes propre, de vous en rien dire. On place en ce pays-là la cuisine au second étage. Qui a une fois vu ces cuisines n’a pas grande curiosité pour les sauces qu’on y apprête. Ce sont gens capables de faire un très méchant mets d’un très bon morceau. Quoique nous eussions choisi la meilleure hôtellerie, nous y bûmes du vin a teindre les nappes, et qu’on appelle communément «la tromperie de Bellac»: ce proverbe a cela de bon que Louis XIII en est l’auteur.
Rien ne m’aurait plu sans la fille du logis, jeune personne et assez jolie. Je la cajolai sur sa coiffure : c’était une espèce de cale à oreilles, des plus mignonnes, et bordée d’un galon d’or large de trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla quérir aussitôt sa cale de cérémonie pour me la montrer. Passé Chavigni, l’on ne parle quasi plus français; cependant cette personne m’entendit sans beaucoup de peine: les fleurettes s’entendent par tout pays, et ont cela de commode qu’elles portent avec elles leur truchement. Tout méchant qu’était notre gîte, je ne laissai pas d’y avoir une nuit fort douce. Mon sommeil ne fut nullement bigarré de songes comme il a coutume de l’être: si pourtant Morphée m’eût amené la fille de l’hôte, je pense bien que je ne l’aurais pas renvoyée; il ne le fit point, et je m’en passai.
M. Jannart se leva devant qu’il fut jour; mais sa diligence ne servit de rien, car tous nos chevaux étant déferrés, il fallut attendre; et, pour mes péchés, je vis les rues de Bellac encore une fois. Tandis que je faisais presser le maréchal, M. de Chateauneuf, qui avait entrepris de nous guider ce jour-là, s’informa tant des chemins que cela ne servit pas peu à lui faire prendre les plus longs et les plus mauvais. De bonne fortune notre traite n’était pas grande: comme Limoges n’est éloigné de Bellac que d’une petite journée, nous eûmes tout loisir de nous égarer, de quoi nous nous acquittâmes très bien, et en gens qui ne connaissaient ni la langue ni le pays.
Dès que nous fûmes arrivés, mon fidèle Achate (qui pourrait-ce être que M. de Chateauneuf?) disposa les choses pour son retour, et choisit la voie du messager à cheval, qui devait partir le lendemain. Je fus fâché de ce qu’il nous quittait si tôt; car, en vérité, il est honnête homme, et sait débiter ce qui se passe à la Cour de fort bonne grâce; puis il me semble qu’il ne fait pas mal son personnage dans cette relation. Désormais nous tâcherons de nous en passer, avec d’autant moins de peine qu’il ne reste à vous apprendre que ce qui concerne le lieu de notre retraite: cela mérite une lettre entière.
En attendant, si vous désirez savoir comme je m’y trouve, je vous dirai: assez bien; et votre oncle s’y doit trouver encore mieux, vu les témoignages d’estime et de bienveillance que chacun lui rend, l’évêque principalement: c’est un prélat qui a toutes les belles qualités que vous sauriez vous imaginer; splendide surtout, et qui tient la meilleure table du Limousin. Il vit en grand seigneur, et l’est en effet. N’allez pas vous figurer que le reste du diocèse soit malheureux et disgracié du Ciel, comme on se le figure dans nos provinces. Je vous donne les gens de Limoges pour aussi fins et aussi polis que peuple de France: les hommes ont de l’esprit en ce pays-là, et les femmes de la blancheur; mais leurs coutumes, façon de vivre, occupations, compliments surtout, ne me plaisent point. C’est dommage que *** n’y ait été mariée; quant à mon égard,
Ce n’est pas un plaisant séjour:
J’y trouve aux mystères d’amour
Peu de savants, force profanes;
Peu de Philis, beaucoup de Jeannes;
Peu de muscat de Saint-Mesmin,
Force boisson peu salutaire,
Beaucoup d’ail et peu de jasmin:
Jugez si c’est là mon affaire.

Contes 

Imités pour bon nombre (l’Arioste, Boccace, François Rabelais et autres nouvellistes italiens) mais réajustés à la réalité de son époque, les soixante-quatre Contes de La Fontaine divisés en cinq livres. Écrits pour la Duchesse de Bouillon, ce sont des récits grivois et débauchés mais drôles et truculents, en hommage à l’amour physique, au fruit défendu ou au plaisir dérobé. Traitant des aspects du libertinage mondain de la 2ème moitié du 17e, allant jusqu’au blasphème vis à vis de la religion, ces Contes sont un prolongement du libertinage philosophique du début du 17e dont La Fontaine se fait en parti héritier.

Traitant de sujets généralement réprouvés par la morale, au moment où l’idéologie dominante sous Louis XIV règne avec des valeurs féodales comme l’ honneur, hommage aux rois, gloire, discipline… les Contes de La Fontaine provoquent des réactions opposées: réprobation pour certains, émulation pour d’autres qui deviennent malgré eux des complices d’écrits jugés immoraux. Ils font alors l’objet d’attaques même des grands de l’époque, et bon nombre restent censurés des siècles durant. Les maris cocus, les épouses trompées ou infidèles, les galantes commères, les religieux… ont en tous pour leur compte.

S’il n’est question que d’amour dans les contes, La Fontaine se défend de l’immoralité dont on les incombe. Il les désigne comme un jeu de séduction sans sentiments. L’objet est juste la séduction et la conquête, en utilisant subterfuges et ruse, le tout raconté avec un cynisme charmant. Les Contes de La Fontaine restent l’un des chefs-d’œuvre de la littérature licencieuse.

Première partie des Contes (1665)

Jocande 

(ou « Joconde ou l’infidélité des femmes »)

Ce conte de 526 vers libres est une adaptation du poète italien l’Arioste. Les épouses font ici les frais du libertinage de l’auteur.

Jadis régnait en Lombardie
Un prince aussi beau que le jour
Et tel que des beautés qui régnaient à sa cour
La moitié lui portait envie,
L’autre moitié brûlait pour lui d’amour.
Un jour en se mirant: Je fais, dit-il, gageure
Qu’il n’est mortel dans la nature
Qui me soit égal en appas
Et gage, si l’on veut, la meilleure province
De mes états;
Et s’il s’en rencontre un, je promets foi de prince
De le traiter si bien, qu’il ne s’en plaindra pas.
A ce propos s’avance un certain gentilhomme
D’auprès de Rome.
Sire, dit-il, si Votre Majesté
Est curieuse de beauté,
Qu’elle fasse venir mon frère;
Aux plus charmants il n’en doit guère:
Je m’y connais un peu, soit dit sans vanité.
Toutefois en cela pouvant m’être flatté,
Que je n’en sois pas cru, mais les coeurs de vos dames:
Du soin de guérir leurs flammes
Il vous soulagera, si vous le trouvez bon:
Car de pourvoir vous seul au tourment de chacune,
Outre que tant d’amour vous serait importune,
Vous n’auriez jamais fait, il vous faut un second.
Là-dessus Astolphe répond
(C’est ainsi qu’on nommait ce roi de Lombardie):
Votre discours me donne une terrible envie
De connaître ce frère: amenez-le-nous donc.
Voyons si nos beautés en seront amoureuses,
Si ses appas le mettront en crédit:
Nous en croirons les connaisseuses,
Comme très bien vous avez dit.
Le gentilhomme part, et va quérir Joconde.
C’est le nom que ce frère avait.
A la campagne il vivait,
Loin du commerce et du monde.
Marié depuis peu: content, je n’en sais rien.
Sa femme avait de la jeunesse,
De la beauté, de la délicatesse;
Il ne tenait qu’à lui qu’il ne s’en trouvât bien.
Son frère arrive, et lui fait l’ambassade;
Enfin il le persuade.
Joconde d’une part regardait l’amitié
D’un roi puissant, et d’ailleurs fort aimable;
Et d’autre part aussi, sa charmante moitié
Triomphait d’être inconsolable,
Et de lui faire des adieux
A tirer les larmes des yeux.
Quoi tu me quittes, disait-elle,
As-tu bien l’âme assez cruelle,
Pour préférer à ma constante amour,
Les faveurs de la cour ?
Tu sais qu’à peine elles durent un jour;
Qu’on les conserve avec inquiétude,
Pour les perdre avec désespoir.
Si tu te lasses de me voir,
Songe au moins qu’en ta solitude
Le repos règne jour et nuit
Que les ruisseaux n’y font du bruit,
Qu’afin de t’inviter à fermer la paupière.
Crois-moi, ne quitte point les hôtes de tes bois,
Ces fertiles vallons, ces ombrages si cois,
Enfin moi qui devrais me nommer la première:
Mais ce n’est plus le temps, tu ris de mon amour
Va cruel, va montrer ta beauté singulière,
Je mourrai, je l’espère, avant la fin du jour.
L’histoire ne dit point, ni de quelle manière
Joconde put partir, ni ce qu’il répondit,
Ni ce qu’il fit, ni ce qu’il dit;
Je m’en tais donc aussi de crainte de pis faire.
Disons que la douleur l’empêcha de parler;
C’est un fort bon moyen de se tirer d’affaire.
Sa femme le voyant tout prêt de s’en aller,
L’accable de baisers, et pour comble lui donne
Un bracelet de façon fort mignonne;
En lui disant: Ne le perds pas;
Et qu’il soit toujours a ton bras,
Pour te ressouvenir de mon amour extrême:
Il est de mes cheveux, je l’ai tissu moi- même;
Et voila de plus mon portrait,
Que j’attache a ce bracelet.
Vous autres bonnes gens eussiez cru que la dame
Une heure après eut rendu l’ame;
Moi qui sais ce que c’est que l’esprit d’une femme,
Je m’en serais a bon droit défié.
Joconde partit donc; mais ayant oublie
Le bracelet et la peinture,
Par je ne sais quelle aventure.
Le matin même il s’en souvient.
Au grand galop sur ses pas il revient,
Ne sachant quelle excuse il ferait a sa femme:
Sans rencontrer personne, et sans être entendu,
Il monte dans sa chambre, et voit près de la dame
Un lourdaud de valet sur son sein étendu.
Tous deux dormaient: dans cet abord, Joconde
Voulut les envoyer dormir en l’autre monde:
Mais cependant il n’en fit rien;
Et mon avis est qu’il fit bien.
Le moins de bruit que l’on peut faire
En telle affaire,
Est le plus sûr de la moitié.
Soit par prudence, ou par pité,
Le Romain ne tua personne.
D’éveiller ces amants il ne le fallait pas,
Car son honneur l’obligeait en ce cas,
De leur donner le trépas.
Vis méchante, dit-il tout bas;
A ton remords je t’abandonne.
Joconde là-dessus se remet en chemin,
Rêvant à son malheur tout le long du voyage.
Bien souvent il s’écrie, au fort de son chagrin:
Encor si c’était un blondin,
Je me consolerais d’un si sensible outrage;
Mais un gros lourdaud de valet!
C’est à quoi j’ai plus de regret:
Plus j’y pense et plus j’en enrage.
Ou l’Amour est aveugle ou bien il n’est pas sage
D’avoir assemblé ces amants.
Ce sont, hélas! ses divertissements!
Et possible est-ce par gageure
Qu’il a causé cette aventure.
Le souvenir fâcheux d’un si perfide tour
Altérait fort la beauté de Joconde:
Ce n’était plus ce miracle d’amour
Qui devait charmer tout le monde.
Les dames, le voyant arriver à la cour,
Dirent d’abord: Est-ce là ce Narcisse
Qui prétendait tous nos coeurs enchaîner?
Quoi! le pauve homme a la jaunisse!
Ce n’est pas pour nous la donner.
A quel propos nous amener
Un galant qui vient de jeûner
La quarantaine?
On se fut bien passé de prendre tant de peine.
Astolphe était ravi; le frère était confus,
Et ne savait que penser là-dessus;
Car Joconde cachait avec un soin extrême
La cause de son ennui.
On remarquait pourtant en lui,
Malgré ses yeux cavés, et son visage blême,
De fort beaux traits; mais qui ne plaisaient point,
Faute d’éclat et d’embonpoint.
Amour en eut pitié; d’ailleurs cette tristesse
Faisait perdre a ce dieu trop d’encens et de voeux;
L’un des plus grands suppôts de l’empire amoureux
Consumait en regrets la fleur de sa jeunesse.
Le Romain se vit donc à la fin soulagé
Par le même pouvoir qui l’avait affligé.
Car un jour étant seul en une galerie,
Lieu solitaire, et tenu fort secret:
Il entendit en certain cabinet,
Dont la cloison n’était que de menuiserie,
Le propre discours que voici:
Mon cher Curtade, mon souci,
J’ai beau t’aimer, tu n’es pour moi que glace:
Je ne vois pourtant Dieu merci
Pas une beauté qui m’efface:
Cent conquérants voudraient avoir ta place,
Et tu sembles la mépriser;
Aimant beaucoup mieux t’amuser
A jouer avec quelque page
Au lansquenet,
Que me venir trouver seule en ce cabinet.
Dorimène tantôt t’en a fait le message;
Tu t’es mis contre elle a jurer,
A la maudire, à murmurer,
Et n’as quitté le jeu que ta main étant faite,
Sans te mettre en souci de ce que je souhaite.
Qui fut bien étonné, ce fut notre Romain.
Je donnerais jusqu’à demain,
Pour deviner qui tenait ce langage,
Et quel était le personnage
Qui gardait tant son quant-à-moi.
Ce bel Adon était le nain du roi,
Et son amante était la reine.
Le Romain, sans beaucoup de peine,
Les vit en approchant les yeux
Des fentes que le bois laissait en divers lieux.
Ces amants se fiaient au soin de Dorimène;
Seule elle avait toujours la clef de ce lieu-là,
Mais la laissant tomber, Joconde la trouva,
Puis s’en servit, puis en tira
Consolation non petite:
Car voici comme il raisonna:
Je ne suis pas le seul, et puisque même on quitte
Un prince si charmant, pour un nain contrefait,
Il ne faut pas que je m’irrite,
D’être quitté pour un valet.
Ce penser le console: il reprend tous ses charmes,
Il devient plus beau que jamais;
Telle pour lui verse des larmes,
Qui se moquait de ses attraits.
C’est à qui l’aimera, la plus prude s’en pique,
Astolphe y perd mainte pratique.
Cela n’en fut que mieux; il en avait assez.
Retournons aux amants que nous avons laissés.
Après avoir tout vu le Romain se retire,
Bien empêché de ce secret.
Il ne faut à la cour ni trop voir, ni trop dire;
Et peu se sont vantés du don qu’on leur a fait
Pour une semblable nouvelle:
Mais quoi, Joconde aimait avecque trop de zèle
Un prince libéral qui le favorisait,
Pour ne pas l’avertir du tort qu’on lui faisait.
Or comme avec les rois il faut plus de mystère
Qu’avecque d’autres gens sans doute il n’en faudroit,
Et que de but en blanc leur parler d’une affaire,
Dont le discours leur doit déplaire,
Ce serait être maladroit;
Pour adoucir la chose, il fallut que Joconde,
Depuis l’origine du monde,
Fît un dénombrement des rois et des césars,
Qui sujets comme nous à ces communs hasards,
Malgré les soins dont leur grandeur se pique,
Avaient vu leurs femmes tomber
En telle ou semblable pratique,
Et l’avaient vu sans succomber
A la douleur, sans se mettre en colère,
Et sans en faire pire chère.
Moi qui vous parle, Sire, ajouta le Romain,
Le jour que pour vous voir je me mis en chemin,
Je fus forcé par mon destin,
De reconnaître Cocuage
Pour un des dieux du mariage,
Et comme tel de lui sacrifier.
Là-dessus il conta, sans en rien oublier,
Toute sa déconvenue;
Puis vint à celle du roi.
Je vous tiens, dit Astolphe, homme digne de foi;
Mais la chose, pour être crue,
Mérite bien d’être vue:
Menez-moi donc sur les lieux.
Cela fut fait, et de ses propres yeux
Astolphe vit des merveilles,
Comme il en entendit de ses propres oreilles.
L’énormité du fait le rendit si confus,
Que d’abord tous ses sens demeurèrent perclus:
Il fut comme accablé de ce cruel outrage:
Mais bientôt il le prit en homme de courage,
En galant homme, et pour le faire court,
En véritable homme de cour.
Nos femmes, ce dit-il, nous en ont donné d’une;
Nous voici lâchement trahis:
Vengeons-nous-en, et courons le pays;
Cherchons partout notre fortune.
Pour réussir dans ce dessein,
Nous changerons nos noms, je laisserai mon train,
Je me dirai votre cousin,
Et vous ne me rendrez aucune déférence:
Nous en ferons l’amour avec plus d’assurance,
Plus de plaisir, plus de commodité,
Que si j’étais suivi selon ma qualité.
Joconde approuva fort le dessein du voyage.
Il nous faut dans notre équipage,
Continua le prince, avoir un livre blanc:
Pour mettre les noms de celles
Qui ne seront pas rebelles,
Chacune selon son rang.
Je consens de perdre la vie,
Si devant que sortir des confins d’Italie
Tout notre livre ne s’emplit;
Et si la plus sévère à nos voeux ne se range:
Nous sommes beaux; nous avons de l’esprit;
Avec cela bonnes lettres de change;
Il faudrait être bien étrange,
Pour résister à tant d’appas,
Et ne pas tomber dans les lacs
De gens qui sèmeront l’argent et la fleurette,
Et dont la personne est bien faite.
Leur bagage étant prêt, et le livre surtout,
Nos galants se mettent en voie.
Je ne viendrais jamais à bout
De nombrer les faveurs que l’Amour leur envoie:
Nouveaux objets, nouvelle proie:
Heureuses les beautés qui s’offrent à leurs yeux !
Et plus heureuse encor celle qui peut leur plaire !
Il n’est en la plupart des lieux
Femme d’échevin, ni de maire,
De podestat, de gouverneur,
Qui ne tienne à fort grand honneur
D’avoir en leur registre place.
Les coeurs que l’on croyait de glace
Se fondent tous à leur abord.
J’entends déjà maint esprit fort
M’objecter que la vraisemblance
N’est pas en ceci tout à fait.
Car, dira-t-on, quelque parfait
Que puisse être un galant dedans cette science,
Encor faut-il du temps pour mettre un coeur à bien.
S’il en faut, je n’en sais rien
Ce n’est pas mon métier de cajoler personne:
Je le rends comme on me le donne;
Et l’Arioste ne ment pas.
Si l’on voulait à chaque pas
Arrêter un conteur d’histoire,
Il n’aurait jamais fait, suffit qu’en pareil cas
Je promets à ces gens quelque jour de les croire.
Quand nos aventuriers eurent goûté de tout
(De tout un peu, c’est comme il faut l’entendre)
Nous mettrons, dit Astolphe, autant de coeurs à bout
Que nous voudrons en entreprendre
Mais je tiens qu’il vaut mieux attendre.
Arrêtons-nous pour un temps quelque part
Et cela plus tôt que plus tard;
Car en amour, comme à la table,
Si l’on en croit la Faculté,
Diversité de mets peut nuire à la santé.
Le trop d’affaires nous accable;
Ayons quelque objet en commun;
Pour tous les deux c ‘est assez d’un.
J’y consens, dit Joconde, et je sais une dame
Près de qui nous aurons toute commodité.
Elle a beaucoup d’esprit, elle est belle, elle est femme
D’un des premiers de la cité.
Rien moins, reprit le roi, laissons la qualité:
Sous les cotillons des grisettes,
Peut loger autant de beauté,
Que sous les jupes des coquettes.
D’ailleurs, il n’y faut point faire tant de façon,
Etre en continuel soupçon,
Dépendre d’une humeur fière, brusque, ou volage:
Chez les dames de haut parage
Ces choses sont à craindre, et bien d’autres encor.
Une grisette est un trésor;
Car sans se donner de la peine,
Et sans qu’aux bals on la promène,
On en vient aisément à bout;
On lui dit ce qu’on veut, bien souvent rien du tout.
Le point est d’en trouver une qui soit fidèle
Choisissons-la toute nouvelle,
Qui ne connaisse encor ni le mal ni le bien.
Prenons, dit le Romain, la fille de notre hôte;
Je la tiens pucelle sans faute.
Et si pucelle qu’il n’est rien
De plus puceau que cette belle;
Sa poupée en sait autant qu’elle.
J’y songeais, dit le roi, parlons-lui des ce soir.
Il ne s’agit que de savoir
Qui de nous doit donner à cette jouvencelle,
Si son coeur se rend à nos voeux,
La première leçon du plaisir amoureux.
Je sais que cet honneur est pure fantaisie
Toutefois étant roi, l’on me le doit céder,
Du reste il est aisé de s’en accommoder.
Si c’était, dit Joconde, une cérémonie,
Vous auriez droit de prétendre le pas,
Mais il s’agit d’un autre cas.
Tirons au sort, c’est la justice;
Deux pailles en feront l’office.
De la chape à l’évêque hélas ils se battaient,
Les bonnes gens qu’ils étaient.
Quoi qu’il en soit, Joconde eut l’avantage
Du prétendu pucelage.
La belle étant venue en leur chambre le soir,
Pour quelque petite affaire;
Nos deux aventuriers près d’eux la firent seoir,
Louèrent sa beauté, tachèrent de lui plaire,
Firent briller une bague à ses yeux.
A cet objet si précieux
Son coeur fit peu de résistance.
Le marché se conclut, et dès la même nuit,
Toute l’hôtellerie étant dans le silence,
Elle les vient trouver sans bruit.
Au milieu d’eux ils lui font prendre place,
Tant qu’enfin la chose se passe
Au grand plaisir des trois, et surtout du Romain,
Qui crut avoir rompu la glace.
Je lui pardonne, et c’est en vain
Que de ce point on s’embarrasse.
Car il n’est si sotte après tout
Qui ne puisse venir à bout
De tromper à ce jeu le plus sage du monde:
Salomon qui grand clerc étoit
Le reconnaît en quelque endroit ,
Dont il ne souvint pas au bonhomme Joconde.
Il se tint content pour le coup,
Crut qu’Astolphe y perdait beaucoup;
Tout alla bien, et maître Pucelage
Joua des mieux son personnage.
Un jeune gars pourtant en avait essayé.
Le temps à cela près fut fort bien employé,
Et si bien que la fille en demeura contente
Le lendemain elle le fut encor,
Et même encor la nuit suivante
Le jeune gars s’étonna fort
Du refroidissement qu’il remarquait en elle:
Il se douta du fait, la guetta, la surprit,
Et lui fit fort grosse querelle.
Afin de l’apaiser la belle lui promit,
Foi de fille de bien, que sans aucune faute,
Leurs hôtes déloges, elle lui donnerait
Autant de rendez-vous qu’il en demanderait.
Je n’ai souci, dit-il, ni d’hôtesse ni d’hôte:
Je veux cette nuit même, ou bien je dirai tout.
Comment en viendrons-nous a bout ?
(Dit la fille fort affligée)
De les aller trouver je me suis engagée:
Si j’y manque, adieu l’anneau,
Que j’ai gagné bien et beau,
Faisons que l’anneau vous demeure,
Reprit le garçon, tout à l’heure.
Dites-moi seulement, dorment-ils fort tous deux ?
Oui, reprit-elle, mais entre eux
Il faut que toute nuit je demeure couchée
Et tandis que je suis avec l’un empêchée
L’autre attend sans mot dire et s’endort bien souvent,
Tant que le siège soit vacant
C’est la leur mot. Le gars dit à l’instant:
Je vous irai trouver pendant leur premier somme.
Elle reprit: Ah ! gardez-vous-en bien;
Vous seriez un mauvais homme.
Non, non, dit-il, ne craignez rien,
Et laissez ouverte la porte.
La porte ouverte elle laissa;
Le galant vint, et s’approcha
Des pieds du lit; puis fit en sorte,
Qu’entre les draps il se glissa:
Et Dieu sait comme il se plaça;
Et comme enfin tout se passa:
Et de ceci, ni de cela,
Ne se douta le moins du monde,
Ni le roi lombard ni Joconde.
Chacun d’eux pourtant s’éveilla
Bien étonné de telle aubade.
Le roi lombard dit à part soi:
Qu’a donc mangé mon camarade ?
Il en prend trop; et sur ma foi ,
C’est bien fait s’il devient malade.
Autant en dit de sa part le Romain.
Et le garçon ayant repris haleine,
S’en donna pour le jour, et pour le lendemain;
Enfin pour toute la semaine.
Puis les voyant tous deux rendormis à la fin,
Il s’en alla de grand matin,
Toujours par le même chemin,
Et fut suivi de la donzelle,
Qui craignait fatigue nouvelle.
Eux éveilles, le roi dit au Romain:
Frère, dormez jusqu’à demain:
Vous en devez avoir envie,
Et n’avez à présent besoin que de repos.
Comment? dit le Romain: mais vous-même, à propos
Vous avez fait tantôt une terrible vie.
Moi ? dit le roi, j’ai toujours attendu:
Et puis voyant que c’était temps perdu,
Que sans pitié ni conscience
Vous vouliez jusqu’au bout tourmenter ce tendron,
Sans en avoir d’autre raison
Que d’éprouver ma patience,
Je me suis, malgré moi, jusqu’au jour rendormi.
Que s’il vous eut plu, notre ami,
J’aurais couru volontiers quelque poste.
C’eut été tout, n’ayant pas la riposte
Ainsi que vous: qu’y ferait-on ?
Pour Dieu, reprit son compagnon,
Cessez de vous railler, et changeons de matière.
Je suis votre vassal vous l’avez bien fait voir.
C’ est assez que tantôt il vous ait plu d’avoir
La fillette tout entière:
Disposez-en ainsi qu’il vous plaira;
Nous verrons si ce feu toujours vous durera.
Il pourra, dit le roi, durer toute ma vie,
Si j’ai beaucoup de nuits telles que celle-ci.
Sire, dit le Romain, trêve de raillerie,
Donnez-moi mon congé, puisqu’il vous plaît ainsi.
Astolphe se piqua de cette repartie;
Et leurs propos s’allaient de plus en plus aigrir,
Si le roi n’eut fait venir
Tout incontinent la belle.
Ils lui dirent: Jugez-nous,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux: l’anneau lui fut donné,
Et maint bel écu couronne,
Dont peu de temps après on la vit mariée,
Et pour pucelle employée.
Ce fut par là que nos aventuriers
Mirent fin à leurs aventures,
Se voyant chargés de lauriers
Qui les rendront fameux chez les races futures:
Lauriers d’autant plus beaux, qu’il ne leur en coûta
Qu’un peu d’adresse, et quelques feintes larmes;
Et que loin des dangers et du bruit des alarmes,
L’un et l’autre les remporta.
Tout fiers d’avoir conquis les coeurs de tant de belles,
Et leur livre étant plus que plein,
Le roi lombard dit au Romain:
Retournons au logis par le plus court chemin:
Si nos femmes sont infidèles,
Consolons-nous, bien d’autres le sont qu’elles.
La constellation changera quelque jour:
Un temps viendra que le flambeau d’Amour
Ne brûlera les coeurs que de pudiques flammes:
A présent on dirait que quelque astre malin
Prend plaisir aux bons tours des maris et des femmes.
D’ailleurs tout l’univers est plein
De maudits enchanteurs, qui des corps et des âmes,
Font tout ce qu’il leur plaît: savons-nous si ces gens
(Comme ils sont traîtres et méchants,
Et toujours ennemis, soit de l’un, soit de l’autre)
N’ont point ensorcelé mon épouse et la vôtre ?
Et si par quelque étrange cas,
Nous n’avons point cru voir chose qui n’était pas ?
Ainsi que bons bourgeois achevons notre vie,
Chacun près de sa femme, et demeurons-en la.
Peut-être que l’absence, ou bien la jalousie,
Nous ont rendu leurs coeurs, que l’Hymen nous ôta.
Astolphe rencontra dans cette prophétie.
Nos deux aventuriers, au logis retournes,
Furent très bien reçus, pourtant un peu grondés;
Mais seulement par bienséance.
L’un et l’autre se vit de baisers régalé:
On se récompensa des pertes de l’absence,
Il fut dansé, sauté, ballé;
Et du nain nullement parlé,
Ni du valet comme je pense.
Chaque époux s’attachant auprès de sa moitié,
Vécut en grand soulas, en paix, en amitié,
Le plus heureux, le plus content du monde.
La reine à son devoir ne manqua d’un seul point:
Autant en fit la femme de Joconde:
Autant en font d’autres qu’on ne sait point.

Le Cocu battu et content 

Publié en même temps que Jocande, ce conte est inspiré d’une nouvelle de Boccace. Une belle châtelaine introduit chez elle un beau seigneur, et le fait engager par son mari comme valet. Résultat: un mari qui atteint le comble de la crédulité. Cocu, il est en plus battu et même content de l’être.

N’a pas longtemps de Rome revenait
Certain cadet qui n’y profita guère
Et volontiers en chemin séjournait
Quand par hasard le galant rencontrait
Bon vin, bon gîte, et belle chambrière.
Avint qu’un jour en un bourg arrêté
Il vit passer une dame jolie,
Leste, pimpante, et d’un page suivie,
En la voyant, il en fut enchanté.
La convoita; comme bien savait faire.
Prou de pardons il avait rapporté;
De vertu peu; chose assez ordinaire.
La dame était de gracieux maintien,
De doux regard, jeune, fringante et belle;
Somme qu’enfin il ne lui manquait rien,
Fors que d’avoir un ami digne d’elle.
Tant se la mit le drôle en la cervelle,
Que dans sa peau peu ni point ne durait:
Et s’informant comment on l’appelait:
C’est, lui dit-on, la dame du village.
Messire Bon l’a prise en mariage,
Quoiqu’il n’ait plus que quatre cheveux gris:
Mais comme il est des premiers du pays,
Son bien supplée au défaut de son age.
Notre cadet tout ce détail apprit,
Dont il conçut espérance certaine.
Voici comment le pèlerin s’y prit.
Il renvoya dans la ville prochaine
Tous ses valets; puis s’en fut au château:
Dit qu’il était un jeune jouvenceau,
Qui cherchait maître, et qui savait tout faire.
Messire Bon fort content de l’affaire
Pour fauconnier le loua bien et beau.
(Non toutefois sans l’avis de sa femme)
Le fauconnier plut très fort à la dame;
Et n’étant homme en tel pourchas nouveau,
Guère ne mit à déclarer sa flamme.
Ce fut beaucoup; car le vieillard était
Fou de sa femme, et fort peu la quittait,
Sinon les jours qu’il allait à la chasse.
Son fauconnier, qui pour lors le suivait,
Eut demeuré volontiers en sa place.
La jeune dame en était bien d’accord,
Ils n’attendaient que le temps de mieux faire.
Quand je dirai qu’il leur en tardait fort,
Nul n’osera soutenir le contraire.
Amour enfin, qui prit à coeur l’affaire,
Leur inspira la ruse que voici.
La dame dit un soir à son mari:
Qui croyez-vous le plus rempli de zèle
De tous vos gens ? Ce propos entendu
Messire Bon lui dit: J’ai toujours cru
Le fauconnier garçon sage et fidèle;
Et c’est à lui que plus je me fierois.
Vous auriez tort, repartit cette belle;
C’est un méchant: il me tint l’autre fois
Propos d’amour, dont je fus si surprise,
Que je pensai tomber tout de mon haut;
Car qui croirait une telle entreprise ?
Dedans l’esprit il me vint aussitôt
De l’étrangler, de lui manger la vue:
Il tint à peu; je n’en fus retenue,
Que pour n’oser un tel cas publier:
Même, à dessein qu’il ne le put nier,
Je fis semblant d’y vouloir condescendre;
Et cette nuit sous un certain poirier
Dans le jardin je lui dis de m’attendre.
Mon mari, dis-je, est toujours avec moi,
Plus par amour que doutant de ma foi;
Je ne me puis dépêtrer de cet homme,
Sinon la nuit pendant son premier somme:
D’auprès de lui tâchant de me lever,
Dans le jardin je vous irai trouver.
Voilà l’état où j’ai laissé l’affaire.
Messire Bon se mit fort en colère.
Sa femme dit: Mon mari, mon époux,
Jusqu’à tantôt cachez votre courroux;
Dans le jardin attrapez-le vous- même;
Vous le pourrez trouver fort aisément;
Le poirier est à main gauche en entrant.
Mais il vous faut user de stratagème:
Prenez ma jupe, et contrefaites-vous;
Vous entendrez son insolence extrême:
Lors d’un bâton donnez-lui tant de coups,
Que le galant demeure sur la place.
Je suis d’avis que le friponneau fasse
Tel compliment à des femmes d’honneur !
Époux retint cette leçon par coeur.
Onc il ne fut une plus forte dupe
Que ce vieillard, bon homme au demeurant.
Le temps venu d’attraper le galant,
Messire Bon se couvrit d’une jupe,
S’encornêta, courut incontinent
Dans le jardin, ou ne trouva personne:
Garde n’avait: car, tandis qu’il frissonne,
Claque des dents, et meurt quasi de froid,
Le pèlerin, qui le tout observoit,
Va voir la dame; avec elle se donne
Tout le bon temps qu’on a, comme je croi,
Lorsqu ‘Amour seul étant de la partie
Entre deux draps on tient femme jolie;
Femme jolie, et qui n’est point à soi.
Quand le galant un assez bon espace
Avec la dame eut été dans ce lieu,
Force lui fut d’abandonner la place:
Ce ne fut pas sans le vin de l’adieu.
Dans le jardin il court en diligence.
Messire Bon rempli d’ impatience
A tous moments sa paresse maudit.
Le pèlerin, d’aussi loin qu’il le vie,
Feignit de croire apercevoir la dame,
Et lui cria: Quoi donc méchante femme !
A ton mari tu brassais un tel tour !
Est-ce le fruit de son parfait amour !
Dieu soit témoin que pour toi j’en ai honte:
Et de venir ne tenais quasi compte,
Ne te croyant le coeur si perverti,
Que de vouloir tromper un tel mari.
Or bien, je vois qu’il te faut un ami;
Trouvé ne l’as en moi, je t’en assure.
Si j’ai tiré ce rendez-vous de toi,
C’est seulement pour éprouver ta foi:
Et ne t’attends de m’induire à luxure:
Grand pécheur suis; mais j’ai, la Dieu merci,
De ton honneur encor quelque souci.
A Monseigneur ferais-je un tel outrage ?
Pour toi, tu viens avec un front de page:
Mais, foi de Dieu, ce bras te châtiera;
Et Monseigneur puis après le saura.
Pendant ces mots époux pleurait de joie,
Et tout ravi disait entre ses dents:
Loué soit Dieu, dont la bonté m’envoie
Femme et valet si chastes, si prudents.
Ce ne fut tout; car à grands coups de gaule
Le pèlerin vous lui froisse une épaule;
De horions laidement l’accoutra;
Jusqu’au logis ainsi le convoya.
Messire Bon eut voulu que le zèle
De son valet n’eut été jusque-là;
Mais le voyant si sage et si fidèle,
Le bonhommeau des coups se consola.
Dedans le lit sa femme il retrouva;
Lui conta tout, en lui disant: M’amie,
Quand nous pourrions vivre cent ans encor,
Ni vous ni moi n’aurions de notre vie
Un tel valet; c’est sans doute un trésor.
Dans notre bourg je veux qu’il prenne femme:
A l’avenir traitez-le ainsi que moi.
Pas n’y faudrai, lui repartit la dame;
Et de ceci je vous donne ma foi. 

Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry

Un savetier, que nous nommerons Blaise,
Prit belle femme; et fut très avisé
Les bonnes gens qui n’étaient à leur aise,
S’en vont prier un marchand peu rusé,
Qu’il leur prêtât dessous bonne promesse
Mi-muid de grain; ce que le marchand fait.
Le terme échu, ce créancier les presse.
Dieu sait pourquoi: le galant, en effet,
Crut que par là baiserait la commère.
Vous avez trop de quoi me satisfaire
(Ce lui dit-il) et sans débourser rien –
Accordez-moi ce que vous savez bien.
Je songerai, répond-elle, à la chose.
Puis vient trouver Blaise tout aussitôt,
L’avertissant de ce qu’on lui propose.
Blaise lui dit: Par bieu, femme, il nous faut
Sans coup férir rattraper notre somme.
Tout de ce pas allez dire à cet homme
Qu’il peut venir, et que je n’y suis point.
Je veux ici me cacher tout à point.
Avant le coup demandez la cédule.
De la donner je ne crois qu’il recule.
Puis tousserez afin de m’avertir;
Mais haut et clair, et plutôt deux fois qu’une.
Lors de mon coin vous me verrez sortir
Incontinent, de crainte de fortune.
Ainsi fut dit, ainsi s’exécuta.
Dont le mari puis après se vanta;
Si que chacun glosait sur ce mystère.
Mieux eût valu tousser après l’affaire,
(Dit à la belle un des plus gros bourgeois)
Vous eussiez eu votre compte tous trois.
N’y manquez plus, sauf après de se taire.
Mais qu’en est-il ? or ça, belle, entre nous.
Elle répond: Ah Monsieur ! croyez-vous
Que nous ayons tant d’esprit que vos dames ?
Notez qu’illec avec deux autres femmes,
Du gros bourgeois l’épouse était aussi)
Je pense bien, continua la belle.
Qu’en pareil cas Madame en use ainsi;
Mais quoi, chacun n’est pas si sage qu’elle.

Conte tiré d’Athénée

Axiochus avec Alcibiades
Jeunes, bien faits, galants, et vigoureux,
Par bon accord comme grands camarades,
En même nid furent pondre tous deux.
Qu’arrive-t-il ? L’un de ces amoureux
Tant bien exploite autour de la donzelle,
Qu’il en naquit une fille si belle,
Qu’ils s’en vantaient tous deux également.
Le temps venu que cet objet charmant
Put pratiquer les leçons de sa mère;
Chacun des deux en voulut être amant;
Plus n’en voulut l’un ni l’autre être père.
Frère, dit l’un, ah ! vous ne sauriez faire
Que cet enfant ne soit vous tout craché.
Parbieu, dit l’autre, il est à vous, compère;
Je prends sur moi le hasard du pêché.

Conte d’un paysan qui avait offensé son Seigneur

Un paysan son seigneur offensa. 
L’histoire dit que c’était bagatelle;
Et toutefois ce seigneur le tança
Fort rudement; ce n’est chose nouvelle.
Coquin, dit-il, tu mérites la hart:
Fais ton calcul d’y venir tôt ou tard;
C’est une fin à tes pareils commune.
Mais je suis bon; et de trois peines l’une
Tu peux choisir. Ou de manger trente aulx,
J’entends sans boire, et sans prendre repos;
Ou de souffrir trente bons coups de gaules,
Bien appliqués sur tes larges épaules;
Ou de payer sur-le-champ cent écus.
Le paysan consultant là-dessus:
Trente aulx sans boire ! ah, dit-il en soi-même,
Je n’appris onc à les manger ainsi.
De recevoir les trente coups aussi,
Je ne le puis sans un péril extrême.
Les cent écus c’est le pire de tous.
Incertain donc il se mit à genoux,
Et s’écria: Pour Dieu, miséricorde.
Son seigneur dit: Qu’on apporte une corde;
Quoi le galant m’ose répondre encor ?
Le paysan de peur qu’on ne le pende
Fait choix de l’ail; et le seigneur commande
Que l’on en cueille, et surtout du plus fort.
Un après un lui même il fait le compte:
Puis quand il voit que son calcul se monte
A la trentaine, il les met dans un plat.
Et cela fait le malheureux pied-plat
Prend le plus gros; en pitié le regarde;
Mange, et rechigne, ainsi que fait un chat
Dont les morceaux sont frottés de moutarde.
Il n’oserait de la langue y toucher.
Son seigneur rit, et surtout il prend garde
Que le galant n’avale sans mâcher.
Le premier passe; aussi fait le deuxième:
Au tiers il dit: Que le diable y ait part.
Bref il en fut à grand-peine au douzième,
Que s’écriant Haro la gorge m’ard
Tôt, tôt, dit-il, que l’on m’apporte à boire.
Son seigneur dit: Ah, ah, sire Grégoire,
Vous avez soif ! je vois qu’en vos repas
Vous humectez volontiers le lampas.
Or buvez donc; et buvez à votre aise:
Bon prou vous fasse: Holà, du vin, holà.
Mais mon ami, qu’il ne vous en déplaise,
Il vous faudra choisir après cela
Des cent écus, ou de la bastonnade,
Pour suppléer au défaut de l’aillade.
Qu’il plaise donc, dit l’autre, à vos bontés
Que les aulx soient sur les coups précomptes:
Car pour l’argent, par trop grosse est la somme:
Où la trouver moi qui suis un pauvre homme ?
Hé bien, souffrez les trente horions,
Dit le seigneur; mais laissons les oignons.
Pour prendre coeur, le vassal en sa panse
Loge un long trait; se munit le dedans;
Puis souffre un coup avec grande constance.
Au deux, il dit; Donnez-moi patience,
Mon doux Jésus, en tous ces accidents.
Le tiers est rude, il en grince les dents,
Se courbe tout, et saute de sa place.
Au quart il fait une horrible grimace:
Au cinq un cri: mais il n’est pas au bout;
Et c’est grand cas s’il peut digérer tout.
On ne vit onc si cruelle aventure.
Deux forts paillards ont chacun un bâton,
Qu’ils font tomber par poids et par mesure,
En observant la cadence et le ton.
Le malheureux n’a rien qu’une chanson.
Grâce, dit-il: mais las ! point de nouvelle;
Car le seigneur fait frapper de plus belle,
Juge des coups, et tient sa gravite,
Disant toujours qu’il a trop de bonté.
Le pauvre diable enfin craint pour sa vie.
Après vingt coups d’un ton piteux il crie:
Pour Dieu cessez: hélas ! je n’en puis plus.
Son seigneur dit: Payez donc cent écus,
Net et comptant: je sais qu’à la desserre
Vous êtes dur; j’en suis fâché pour vous.
Si tout n’est prêt, votre compère Pierre
Vous en peut bien assister entre nous.
Mais pour si peu vous ne vous feriez tondre.
Le malheureux n’osant presque répondre,
Court au mugot, et dit: C’est tout mon fait.
On examine, on prend un trébuchet
L’eau cependant lui coule de la face:
Il n’a point fait encor telle grimace.
Mais que lui sert ? il convient tout payer.
C’est grand’pitié quand on fâche son maître !
Ce paysan eut beau s’humilier;
Et pour un fait, assez léger peut-être,
Il se sentit enflammer le gosier,
Vuider la bourse, émoucher les épaules;
Sans qu’il lui fut, dessus les cent écus,
Ni pour les aulx, ni pour les coups de gaules,
Fait seulement grâce d’un carolus.

Les Amours de Mars et de Vénus

Gélaste montre à Acante une tapisserie, ou sont représentées les Amours de Mars et de Vénus, et lui parle ainsi.

Vous devez avoir lu qu’autrefois le dieu Mars,

Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,

Après avoir dompté les plus fermes remparts,

Mit le camp devant Cythèrée.
Le siège ne fut pas de fort longue durée:
A peine Mars se présenta,
Que la belle parlementa.
Dans les formes pourtant il entreprit l’affaire:
Par tous moyens tâcha de plaire:
De son ajustement prit d’abord un grand soin.
Considérez-le en ce coin,
Qui quitte sa mine fière.
Il se fait attacher son plus riche harnois.
Quand ce serait pour des jours de tournois,
On ne le verrait pas vêtu d’autre manière.
L’éclat de ses habits fait honte à l’oeil du jour.
Sans cela, fit-on mordre aux Géants la poussière,
Il est bien malaisé de rien faire en amour.
En peu de temps Mars emporta la dame.
Il la gagna peut-être, en lui contant sa flamme:
Peut-être conta-t-il ses sièges, ses combats;
Parla de contrescarpe, et cent autres merveilles
Que les femmes n’entendent pas,
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.
Voyez combien Vénus en ces lieux écartés
Aux yeux de ce guerrier étale de beautés:
Quels longs baisers! la gloire a bien des charmes;
Mais Mars en la servant ignore ces douceurs.
Son harnois est sur l’herbe: Amour pour toutes armes
Veut des soupirs et des larmes:
C’est ce qui triomphe des coeurs.
Phébus pour la déesse avait même dessein;
Et charme de l’espoir d’une telle conquête
Couvait plus de feux dans son sein,
Qu’on n’en voyait à l’entour de sa tête.
C’était un dieu pourvu de cent charmes divers.
Il était beau mais il faisait des vers;
Avait un peu trop de doctrine;
Et qui pis est, savait la médecine.
Or soyez sûr qu’en amours,
Entre l’homme d’épée et l’homme de science,
Les dames au premier inclineront toujours;
Et toujours le plumet aura la préférence.
Ce fut donc le guerrier qu’on aima mieux choisir.
Phébus outre de déplaisir
Apprit à Vulcan ce mystère ;
Et dans le fond d’un bois voisin de son séjour,
Lui fit voir avec Mars la reine de Cythère,
Qui n’avaient en ces lieux pour témoins que l’amour.
La peine de Vulcan se voit représentée:
Et l’on ne dirait pas que les traits en sont feints.
II demeure immobile, et son âme agitée
Roule mille pensers qu’en ses yeux on voit peints.
Son marteau lui tombe des mains.
Il a martel en tète , et ne sait que résoudre,
Frappé comme d’un coup de foudre.
Le voici dans cet autre endroit
Qui querelle et qui bat sa femme.
Voyez-vous ce galant qui les montre du doigt ?
Au palais de Vénus il s’en allait tout droit,
Espérant y trouver le sujet qui l’enflamme.
La dame d’un logis, quand elle fait l’amour
Met le tapis chez elle à toutes les coquettes
Dieu sait si les galants lui font aussi la cour.
Ce ne sont que jeux et fleurettes,
Plaisants devis et chansonnettes:
Mille bons mots, sans compter les bons tours,
Font que sans s’ennuyer chacun passe les jours.
Celle que vous voyez apportait une lyre,
Ne songeant qu’à se réjouir.
Mais Vénus pour le coup ne la saurait ouïr:
Elle est trop empêchée, et chacun se retire.
Le vacarme que fait Vulcan,
A mis l’alarme au camp.
Mais avec tout ce bruit que gagne le pauvre homme ?
Quand les coeurs ont goûté les délices d’Amour,
Ils iraient plutôt jusqu’à Rome,
Que de s’en passer un seul jour.
Sur un lit de repos voyez Mars et sa dame
Quand l’Hymen les joindrait de son noeud le plus fort,
Que l’un fut le mari, que l’autre fut la femme,
On ne pourrait entre eux voir un plus bel accord.
Considérez plus bas les trois Grâces pleurantes:
La maîtresse a failli, l’on punit les suivantes.
Vulcan veut tout chasser. Mais quels dragons veillants
Pourraient contre tant d’assaillants,
Garder une toison si chère ?
Il accuse sur tous l’enfant qui fait aimer:
Et se prenant au fils des pêchés de la mère
Menace Cupidon de le faire enfermer.
Ce n’est pas tout: plein d’un dépit extrême
Le voilà qui se plaint au monarque des dieux;
Et de ce qu’il devrait se cacher à soi-même,
Importune sans cesse et la terre et les cieux.
L’adultère Jupin, d’un ris malicieux,
Lui dit que ce malheur est pure fantaisie,
Et que de s’en troubler les esprits sont bien fous.
Plaise au ciel que jamais je n’entre en jalousie;
Car c’ est le plus grand mal, et le moins plaint de tous.
Que fait Vulcan ? car pour se voir vengé,
Encor faut-il qu’il fasse quelque chose.
Un rets d’acier par ses mains est forgé:
Ce fut Momus qui je pense en fut cause.
Avec ce rets le galant lui propose
D‘envelopper nos amants bien et beau.
L’enclume sonne; et maint coup de marteau,
Dont maint chaînon l’un à l’autre s’assemble,
Prépare aux dieux un spectacle nouveau
De deux Amants qui reposent ensemble.
Les noires soeurs apprêtèrent le lit:
Et nos amants trouvant l’heure opportune,
Sous le réseau pris en flagrant délit,
De s’échapper n’eurent puissance aucune.
Vulcan fait lors éclater sa rancune:
Tout en clopant le vieillard éclopé
Semond les dieux, jusqu’au plus occupé,
Grands et petits, et toute la séquelle.
Demandez-moi qui fut bien attrapé;
Ce fut, je crois, le galant et la belle.

Cet ouvrage est demeuré imparfait pour de secrètes raisons: et par malheur ce qui y manque est l’endroit le plus important; je veux dire les réflexions que firent les dieux, même les déesses, sur une si plaisante aventure. Quand j’aurai repris l’idée et le caractère de cette pièce je l’achèverai. Cependant comme le dessein de ce recueil a été fait à plusieurs reprises, je me suis souvenu d’une ballade qui pourra encore trouver sa place parmi ces contes puisqu’elle en contient un en quelque façon. Je l’abandonne donc ainsi que le reste au jugement du public. Si l’on trouve qu’elle soit hors de son lieu, et qu’il y ait du manquement en cela; je prie le lecteur de l’excuser avecque les autres fautes que j’aurai faites.

Autres Contes

  • Richard Minulto
  • Le Mari confesseur
  • Autre conte tiré d’Athénée
  • Imitation d’un conte intitulé « les Arrêtes d’Amour »Ballade

Deuxième partie des Contes (1666)

Le Faiseur d’oreilles et le Raccomodeur de moules

Sire Guillaume allant en marchandise, 
Laissa sa femme enceinte de six mois; 
Simple, jeunette, et d’assez bonne guise, 
Nommée Alix, du pays champenois. 
Compère André l’allait voir quelquefois
A quel dessein, besoin n’est de le dire, 
Et Dieu le sait: c’était un maître sire; 
Il ne tendait guère en vain ses filets; 
Ce n’ était pas autrement sa coutume. 
Sage eût été l’oiseau qui de ses rets
Se fût sauvé sans laisser quelque plume.
Alix était fort neuve sur ce point. 
Le trop d’esprit ne l’incommodait point: 
De ce défaut on n’accusait la belle.
Elle ignorait les malices d’Amour. 
La pauvre dame allait tout devant elle,
Et n’y savait ni finesse ni tour. 
Son mari donc se trouvant en emplette, 
Elle au logis, en sa chambre seulette, 
André survient, qui sans long compliment
La considère; et lui dit froidement: 
Je m’ébahis comme au bout du royaume 
S’en est allé le compère Guillaume, 
Sans achever l’enfant que vous portez: 
Car je vois bien qu’il lui manque une oreille
Votre couleur me le démontre assez, 
En ayant vu mainte épreuve pareille. 
Bonté de Dieu ! reprit-elle aussitôt, 
Que dites-vous ? quoi d’un enfant monaut
J’accoucherais ? n’y savez-vous remède ?
Si da, fit-il, je vous puis donner aide 
En ce besoin, et vous jurerai bien, 
Qu’autre que vous ne m’en ferait tant faire.
Le mal d’autrui ne me tourmente en rien; 
Fors excepté ce qui touche au compère: 
Quant à ce point je m’y ferais mourir. 
Or essayons, sans plus en discourir, 
Si je suis maître à forger des oreilles. 
Souvenez-vous de les rendre pareilles, 
Reprit la femme. Allez, n’ayez souci, 
Répliqua-t-il, je prends sur moi ceci. 
Puis le galant montre ce qu’il sait faire. 
Tant ne fut nice (encor que nice fut) 
Madame Alix, que ce jeu ne lui plut. 
Philosopher ne faut pour cette affaire.
André vaquait de grande affection
A son travail; faisant ore un tendon, 
Ore un repli, puis quelque cartilage; 
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon. 
Demain, dit-il, nous polirons l’ouvrage, 
Puis le mettrons en sa perfection; 
Tant et si bien qu’en ayez bonne issue.
Je vous en suis, dit-elle, bien tenue: 
Bon fait avoir ici-bas un ami. 
Le lendemain, pareille heure venue, 
Compère André ne fut pas endormi.
Il s’en alla chez la pauvre innocente. 
Je viens, dit-il, toute affaire cessante, 
Pour achever l’oreille que savez. 
Et moi, dit-elle, allais par un message 
Vous avertir de hâter cet ouvrage:
Montons en haut. Dès qu’ils furent montés, 
On poursuivit la chose encommencée. 
Tant fut ouvré , qu’Alix dans la pensée 
Sur cette affaire un scrupule se mit; 
Et l’innocente au bon apôtre dit: 
Si cet enfant avait plusieurs oreilles,
Ce ne serait à vous bien besogné. 
Rien, rien, dit-il; à cela j’ai soigné; 
Jamais ne faux en rencontres pareilles. 
Sur le métier l’oreille était encor, 
Quand le mari revient de son voyage; 
Caresse Alix, qui du premier abord: 
Vous aviez fait, dit-elle, un bel ouvrage.
Nous en tenions sans le compère André;
Et notre enfant d’une oreille eût manqué.
Souffrir n’ai pu chose tant indécente. 
Sire André donc, toute affaire cessante 
En a fait une: il ne faut oublier 
De l’aller voir, et l’en remercier; 
De tels amis on a toujours affaire. 
Sire Guillaume, au discours qu’elle fit, 
Ne comprenant comme il se pouvait faire 
Que son épouse eût eu si peu d’esprit, 
Par plusieurs fois lui fit faire un récit 
De tout le cas; puis outre de colère 
Il prit une arme à côte de son lit; 
Voulut ruer la pauvre Champenoise, 
Qui prétendait ne l’avoir mérité. 
Son innocence et sa naïveté 
En quelque sorte apaisèrent la noise. 
Hélas Monsieur, dit la belle en pleurant,
En quoi vous puis-je avoir fait du dommage ? 
Je n’ai donne vos draps ni votre argent; 
Le compte y est; et quant au demeurant,
André me dit quand il parfit l’enfant, 
Qu’en trouveriez plus que pour votre usage: 
Vous pouvez voir, si je mens tuez-moi; 
Je m’en rapporte à votre bonne foi. 
L’époux sortant quelque peu de colère, 
Lui répondit: Or bien, n’en parlons plus;
On vous l’a dit, vous avez cru bien faire, 
J’en suis d’accord, contester là-dessus 
Ne produirait que discours superflus: 
Je n’ai qu’un mot. Faites demain en sorte 
Qu’en ce logis j’attrape le galant: 
Ne parlez point de notre différend; 
Soyez secrète, ou bien vous êtes morte 
Il vous le faut avoir adroitement; 
Me feindre absent en un second voyage, 
Et lui mander, par lettre ou par message, 
Que vous avez à lui dire deux mots. 
André viendra; puis de quelques propos 
L’amuserez; sans toucher à l’oreille; 
Car elle est faite, il n y manque plus rien. 
Notre innocente exécuta très bien 
L’ordre donné; ce ne fut pas merveille; 
La crainte donne aux bêtes de l’esprit. 
André venu, l’époux guère ne tarde, 
Monte, et fait bruit. Le compagnon regarde 
Où se sauver: nul endroit il ne vit, 
Qu’une ruelle en laquelle il se mit.
Le mari frappe; Alix ouvre la porte; 
Et de la main fait signe incontinent,
Qu’en la ruelle est caché le galant. 
Sire Guillaume était armé de sorte 
Que quatre Andrés n’auraient pu l’étonner.
Il sort pourtant, et va quérir main forte, 
Ne le voulant sans doute assassiner;
Mais quelque oreille au pauvre homme couper
Peut-être pis, ce qu’on coupe en Turquie, 
Pays cruel et plein de barbarie. 
C’est ce qu’il dit à sa femme tout bas: 
Puis l’emmena sans qu’elle osât rien dire;
Ferma très bien la porte sur le sire. 
André se crut sorti d’un mauvais pas,
Et que l’époux ne savait nulle chose. 
Sire Guillaume, en rêvant à son cas 
Change d’avis, en soi-même propose
De se venger avecque moins de bruit, 
Moins de scandale, et beaucoup plus de fruit.
Alix, dit-il, allez quérir la femme 
De sire André; contez-lui votre cas 
De bout en bout; courez, n’y manquez pas.
Pour l’amener vous direz à la dame 
Que son mari court un péril très grand; 
Que je vous ai parlé d’un châtiment
Qui la regarde, et qu’aux faiseurs d’oreilles 
On fait souffrir en rencontres pareilles: 
Chose terrible, et dont le seul penser 
Vous fait dresser les cheveux à la tête; 
Que son époux est tout près d’y passer; 
Qu’on n’attend qu’elle afin d’être à la fête. 
Que toutefois, comme elle n’en peut mais,
Elle pourra faire changer la peine; 
Amenez-la, courez; je vous promets 
D’oublier tout moyennant qu’elle vienne.
Madame Alix, bien joyeuse s’en fut 
Chez sire André dont la femme accourut
En diligence, et quasi hors d’haleine; 
Puis monta seule, et ne voyant André, 
Crut qu’il était quelque part enfermé. 
Comme la dame était en ces alarmes, 
Sire Guillaume ayant quitté ses armes 
La fait asseoir, et puis commence ainsi: 
L’ingratitude est mère de tout vice. 
André m’a fait un notable service; 
Par quoi, devant que vous sortiez d’ici, 
Je lui rendrai si je puis la pareille.
En mon absence il a fait une oreille
Au fruit d’Alix: je veux d’un si bon tour 
Me revancher, et je pense une chose: 
Tous vos enfants ont le nez un peu court:
Le moule en est assurément la cause. 
Or je les sais des mieux raccommoder.
Mon avis donc est que sans retarder 
Nous pourvoyions de ce pas à l’affaire. 
Disant ces mots, il vous prend la commère,
Et près d’André la jeta sur le lit 
Moitié raisin, moitié figue, en jouit. 
La dame prit le tout en patience; 
Bénit le ciel de ce que la vengeance 
Tombait sur elle, et non sur sire André; 
Tant elle avait pour lui de charité. 
Sire Guillaume était de son côté 
Si fort ému, tellement irrité, 
Qu’à la pauvrette il ne fit nulle grâce 
Du talion, rendant à son époux 
Fèves pour pois, et pain blanc pour fouace. 
Qu’on dit bien vrai que se venger est doux ! 
Très sage fut d’en user de la sorte: 
Puisqu’il voulait son honneur réparer, 
Il ne pouvait mieux que par cette porte
D’un tel affront à mon sens se tirer. 
André vit tout, et n’osa murmurer; 
Jugea des coups; mais ce fut sans rien dire;
Et loua Dieu que le mal n’était pire. 
Pour une oreille il aurait composé . 
Sortir à moins, c’était pour lui merveilles: 
Je dis à moins; car mieux vaut, tout prise, 
Cornes gagner que perdre ses oreilles. 

Le Muletier

Un roi lombard (les rois de ce pays
Viennent souvent s’offrir à ma mémoire)
Ce dernier-ci, dont parle en ses écrits
Maître Boccace auteur de cette histoire,
Portait le nom d’Agiluf en son temps.
Il épousa Teudelingue la Belle,
Veuve du roi dernier mort sans enfants,
Lequel laissa l’état sous la tutelle
De celui-ci, prince sage et prudent.
Nulle beauté n’était alors égale
A Teudelingue; et la couche royale
De part et d’autre était assurément
Aussi complète, autant bien assortie
Qu’elle fut onc. Quand Messer Cupidon
En badinant fit choir de son brandon
Chez Agiluf, droit dessus l’écurie
: Sans prendre garde, et sans se soucier
En quel endroit; dont avecque furie
Le feu se prit au coeur d’un muletier.
Ce muletier était homme de mine,
Et démentait en tout son origine,
Bien fait et beau, même ayant du bon sens.
Bien le montra; car, s’étant de la reine
Amouraché, quand il eut quelque temps
Fait ses efforts et mis toute sa peine
Pour se guérir, sans pouvoir rien gagner,
Le compagnon fit un tour d’homme habile.
Maître ne sais meilleur pour enseigner
Que Cupidon; l’âme la moins subtile
Sous sa férule apprend plus en un jour,
Qu’un maître es arts en dix ans aux écoles.
Aux plus grossiers par un chemin bien court
Il sait montrer les tours et les paroles.
Le présent conte en est un bon témoin.
Notre amoureux ne songeait près ni loin
Dedans l’abord à jouir de sa mie.
Se déclarer de bouche ou par écrit
N’était pas sûr. Si se mit dans l’esprit,
Mourut ou non, d’en passer son envie;
Puisqu’aussi bien plus vivre ne pouvait;
Et mort pour mort, toujours mieux lui valait,
Auparavant que sortir de la vie,
Eprouver tout, et tenter le hasard.
L’usage était chez le peuple lombard
Que quand le roi, qui faisait lit à part
(Comme tous font) voulait avec sa femme
Aller coucher, seul il se présentait,
Presque en chemise, et sur son dos n’avait
Qu’une simarre; à la porte il frappait
Tout doucement; aussitôt une dame
Ouvrait sans bruit; et le roi lui mettait
Entre les mains la clarté qu’il portait;
Clarté n’ayant grand’lueur ni grand’flamme
D’abord la dame éteignait en sortant
Cette clarté; c’était le plus souvent
Une lanterne, ou de simples bougies.
Chaque royaume a ses cérémonies.
Le muletier remarqua celle-ci;
Ne manqua pas de s’ajuster ainsi;
Se présenta comme c’était l’usage,
S’étant caché quelque peu le visage.
La dame ouvrit dormant plus qu’à demi.
Nul cas n’était à craindre en l’aventure
Fors que le roi ne vînt pareillement.
Mais ce jour-là s’étant heureusement
Mis à chasser, force était que nature
Pendant la nuit cherchât quelque repos.
Le muletier frais, gaillard, et dispos,
Et parfumé, se coucha sans rien dire.
Un autre point, outre ce qu’avons dit,
(C’est qu’Agiluf, s’il avait en l’esprit
Quelque chagrin, soit touchant son empire,
Ou sa famille, ou pour quelque autre cas,
Ne sonnait mot en prenant ses ébats.
A tout cela Teudelingue était faite.
Notre amoureux fournit plus d’une traite.
Un muletier à ce jeu vaut trois rois.
Dont Teudelingue entra par plusieurs fois
En pensement, et crut que la colère
Rendait le prince outre son ordinaire
Plein de transport, et qu’il n’y songeait pas.
En ses présents le Ciel est toujours juste:
Il ne départ à gens de tous états
Mêmes talents. Un empereur auguste
A les vertus propres pour commander:
Un avocat sait les points décider:
Au jeu d’amour le muletier fait rage:
Chacun son fait; nul n’a tout en partage.
Notre galant s’étant diligenté,
Se retira sans bruit et sans clarté,
Devant l’aurore. Il en sortait à peine,
Lorsqu’Agiluf alla trouver la reine;
Voulut s’ébattre, et l’étonna bien fort.
Certes, Monsieur, je sais bien, lui dit-elle,
Que vous avez pour moi beaucoup de zèle;
Mais de ce lieu vous ne faites encor
Que de sortir: même outre l’ordinaire
En avez pris, et beaucoup plus qu’assez.
Pour Dieu, Monsieur, je vous prie, avisez
Que ne soit trop; votre santé m’est chère.
Le roi fut sage, et se douta du tour;
Ne sonna mot, descendit dans la cour;
Puis de la cour entra dans l’écurie
Jugeant en lui que le cas provenait
D’un muletier, comme l’on lui parlait .
Toute la troupe était lors endormie,
Fors le galant, qui tremblait pour sa vie.
Le roi n’avait lanterne ni bougie.
En tâtonnant il s’approcha de tous;
Crut que l’auteur de cette tromperie
Se connaîtrait au battement du pouls.
Pas ne faillit dedans sa conjecture;
Et le second qu’il tâta d’aventure
Etait son homme; à qui d’émotion,
Soit pour la peur, ou soit pour l’action,
Le coeur battait, et le pouls tout ensemble.
Ne sachant pas où devait aboutir
Tout ce mystère, il feignait de dormir.
Mais quel sommeil ! le roi, pendant qu’il tremble,
En certain coin va prendre des ciseaux
Dont on coupait le crin à ses chevaux.
Faisons, dit-il, au galant une marque,
Pour le pouvoir demain connaître mieux.
Incontinent de la main du monarque
Il se sent tondre. Un toupet de cheveux
Lui fut coupé, droit vers le front du sire.
Et cela fait le prince se retire.
II oublia de serrer le toupet;
Dont le galant s’avisa d’un secret
Qui d’Agiluf gâta le stratagème.
Le muletier alla sur l’heure même
En pareil lieu tondre ses compagnons.
Le jour venu, le roi vit ces garçons
Sans poil au front. Lors le prince en son âme:
Qu’est ceci donc ! qui croirait que ma femme
Aurait été si vaillante au déduit ?
Quoi Teudelingue a-t-elle cette nuit
Fourni d’ébat à plus de quinze ou seize ?
Autant en vit vers le front de tondus.
Or bien, dit-il, qui l’a fait si se taise :
Au demeurant qu’il n’y retourne plus . 

La Gageure des trois Commères

Après bon vin, trois commères un jour
S’entretenaient de leurs tours et prouesses.
Toutes avaient un ami par amour
Et deux étaient au logis les maîtresses .
L’une disait: J’ai le roi des maris:
Il n’en est point de meilleur dans Paris.
Sans son congé je vas partout m’ébattre.
Avec ce tronc j’en ferais un plus fin.
Il ne faut pas se lever trop matin
Pour lui prouver que trois et deux font quatre.
Par mon serment, dit une autre aussitôt
Si je l’avais j’en ferais une étrenne;
Car quant à moi, du plaisir ne me chaut ,
A moins qu’il soit mêlé d’un peu de peine.
Votre époux va tout ainsi qu’on le mène:
Le mien n’est tel. J’en rends grâces à Dieu.
Bien saurait prendre et le temps et le lieu,
Qui tromperait à son aise un tel homme.
Pour tout cela ne croyez que je chomme.
Le passe-temps en est d’autant plus doux:
Plus grand en est l’amour des deux parties.
Je ne voudrais contre aucune de vous,
Qui vous vantez d’être si bien-loties,
Avoir troqué de galant ni époux.
Sur ce débat la troisième commère
Les mit d’accord; car elle fut d’avis
Qu’Amour se plaît avec les bons maris,
Et veut aussi quelque peine légère .
Ce point vuidé, le propos s’échauffant,
Et d’en conter toutes trois triomphant ,
Celle-ci dit: Pourquoi tant de paroles ?
Voulez-vous voir qui l’emporte de nous ?
Laissons à part les disputes frivoles:
Sur nouveaux frais attrapons nos époux.
Le moins bon tour payera quelque amende.
Nous le voulons, c’est ce que l’on demande,
Dirent les deux. Il faut faire serment,
Que toutes trois, sans nul déguisement,
Rapporterons, l’affaire étant passée,
Le cas au vrai; puis pour le jugement
On en croira la commère Macée.
Ainsi fut dit, ainsi l’on l’accorda.
Voici comment chacune y procéda.
Celle des trois qui plus était contrainte,
Aimait alors un beau jeune garçon,
Frais, délicat, et sans poil au menton:
Ce qui leur fit mettre en jeu cette feinte.
Les pauvres gens n’avaient de leurs amours
Encor joui, sinon par échappées:
Toujours fallait forger de nouveaux tours,
Toujours chercher des maisons empruntées
Pour plus à l’aise ensemble se jouer.
La bonne dame habille en chambrière
Le jouvenceau, qui vient pour se louer,
D’un air modeste, et baissant la paupière.
Du coin de l’oeil époux le regardait,
Et dans son coeur déjà se proposait
De rehausser le linge de la fille.
Bien lui semblait, en la considérant,
N’en avoir vu jamais de si gentille.
On la retient; avec peine pourtant:
Belle servante, et mari vert galant,
C’était matière à feindre du scrupule.
Les premiers jours le mari dissimule,
Détourne l’oeil, et ne fait pas semblant
De regarder sa servante nouvelle;
Mais tôt après il tourna tant la belle,
Tant lui donna, tant encor lui promit,
Qu’elle feignit à la fin de se rendre;
Et de jeu fait, à dessein de le prendre,
Un certain soir la galande lui dit:
Madame est mal, et seule elle veut être
Pour cette nuit: incontinent le maître
Et la servante ayant fait leur marché
S’en vont au lit, et le drôle couche,
Elle en cornette, et dégrafant sa jupe,
Madame vient: qui fut bien empêché,
Ce fut époux cette fois pris pour dupe.
Oh, oh, lui dit la commère en riant,
Votre ordinaire est donc trop peu friand
A votre goût; et par saint Jean, beau sire,
Un peu plus tôt vous me le deviez dire:
J’aurais chez moi toujours eu des tendrons.
De celui-ci pour certaines raisons
Vous faut passer; cherchez autre aventure.
Et vous, la belle au dessein si gaillard,
Merci de moi, chambrière d’un liard,
Je vous rendrai plus noire qu’une mûre.
Il vous faut donc du même pain qu’à moi:
J’en suis d’avis; non pourtant qu’il m’en chaille ,
Ni qu’on ne puisse en trouver qui le vaille:
Grâces à Dieu, je crois avoir de quoi
Donner encore à quelqu’un dans la vue
Je ne suis pas à jeter dans la rue.
Laissons ce point; je sais un bon moyen:
Vous n’aurez plus d’autre lit que le mien.
Voyez un peu; dirait-on qu’elle y touche?
Vite, marchons, que du lit où je couche
Sans marchander on prenne le chemin:
Vous chercherez vos besognes demain.
Si ce n’était le scandale et la honte,
Je vous mettrais dehors en cet état.
Mais je suis bonne, et ne veux point d’éclat:
Puis je rendrai de vous un très bon compte
A l’avenir, et vous jure ma foi
Que nuit et jour vous serez près de moi.
Qu’ai-je besoins de me mettre en alarmes,
Puisque je puis empêcher tous vos tours ?
La chambrière écoutant ce discours
Fait la honteuse, et jette une ou deux larmes;
Prend son paquet, et sort sans consulter
Ne se le fait pas deux fois répéter;
S’en va jouer un autre personnage;
Fait au logis deux métiers tour à tour;
Galant de nuit, chambrière de jour,
En deux façons elle a soin du ménage.
Le pauvre époux se trouve tout heureux
Qu’à si bon compte il en ait été quitte.
Lui couche seul, notre couple amoureux
D’un temps si doux à son aise profite.
Rien ne s’en perd; et des moindres moments
Bons ménagers furent nos deux amants,
Sachant très bien que l’on n’y revient guères.
Voilà le tour de l’une des commères.
L’autre de qui le mari croyait tout,
Avecque lui sous un poirier assise,
De son dessein vint aisément à bout.
En peu de mots j’en vas conter la guise.
Leur grand valet près d’eux était debout,
Garçon bien fait, beau parleur, et de mise ,
Et qui faisait les servantes trotter.
La dame dit: Je voudrais bien goûter
De ce fruit-là: Guillot, monte, et secoue
Notre poirier. Guillot monte à l’instant.
Grimpé qu’il est, le drôle fait semblant
Qu’il lui paraît que le mari se joue
Avec la femme; aussitôt le valet
Frottant ses yeux comme étonné du fait:
Vraiment, Monsieur, commence-t-il à dire,
Si vous vouliez Madame caresser,
Un peu plus loin vous pouviez aller rire,
Et moi présent du moins vous en passer.
Ceci me cause une surprise extrême.
Devant les gens prendre ainsi vos ébats !
Si d’un valet vous ne faites nul cas,
Vous vous devez du respect à vous-même.
Quel taon vous point ? attendez à tantôt:
Ces privautés en seront plus friandes;
Tout aussi bien, pour le temps qu’il vous faut
Les nuits d’été sont encore assez grandes.
Pourquoi ce lieu ? vous avez pour cela
Tant de bons lits, tant de chambres si belles.
La dame dit: Que conte celui- là ?
Je crois qu’il rêve: ou prend-il ces nouvelles ?
Qu’entend ce fol avecque ses ébats ?
Descends, descends, mon ami, tu verras.
Guillot descend. Hé bien, lui dit son maître,
Nous jouons-nous ?
GUILLOT
Non pas pour le présent.
LE MARI
Pour le présent ?
GUILLOT
Oui Monsieur, je veux être
Ecorché vif, si tout incontinent
Vous ne baisiez Madame sur l’herbette.
LA FEMME
Mieux te vaudrait laisser cette sornette;
Je te le dis; car elle sent les coups.
LE MARI
Non non, m’amie, il faut qu’avec les fous
Tout de ce pas par mon ordre on le mette.
GUILLOT
Est-ce être fou que de voir ce qu’on voit ?
LA FEMME
Et qu’as-tu vu ?
GUILLOT
J’ai vu, je le répète,
Vous et Monsieur qui dans ce même endroit
Jouiez tous deux au doux jeu d’amourette:
Si ce poirier n’est peut- être charmé.
LA FEMME
Voire , charmé; tu nous fais un beau conte.
LE MARI
Je le veux voir; vraiment faut que j’y monte:
Vous en saurez bientôt la vérité.
Le maître à peine est sur l’arbre monté,
Que le valet embrasse la maîtresse.
L’époux qui voit comme l’on se caresse
Crie, et descend en grand’hâte aussitôt.
Il se rompit le col, ou peu s’en faut,
Pour empêcher la suite de l’affaire:
Et toutefois il ne put si bien faire
Que son honneur ne reçût quelque échec.
Comment, dit-il, quoi même à mon aspect ?
Devant mon nez ? à mes yeux ? Sainte Dame,
Que vous faut-il ? qu’avez-vous ? dit la femme.
LE MARI
Oses-tu bien le demander encor ?
LA FEMME
Et pourquoi non ?
LE MARI
Pourquoi ? n’ai-je pas tort
De t’accuser de cette effronterie ?
LA FEMME
Ah ! C’en est trop, parlez mieux, je vous prie.
LE MARI
Quoi, ce coquin ne te caressait pas ?
LA FEMME
Moi ? vous rêvez.
LE MARI
D’où viendrait donc ce cas ?
Ai-je perdu la raison ou la vue ?
LA FEMME
Me croyez-vous de sens si dépourvue
Que devant vous je commisse un tel tour?
Ne trouverais-je assez d’heures au jour
Pour m’égayer, si j’en avais envie ?
LE MARI
Je ne sais plus ce qu’il faut que j’y die.
Notre poirier m’abuse assurément.
Voyons encor. Dans le même moment
L’époux remonte, et Guillot recommence.
Pour cette fois le mari voit la danse
Sans se fâcher, et descend doucement.
Ne cherchez plus, leur dit-il, d’autres causes
C’est ce poirier, il est ensorcelé.
Puisqu ‘il fait voir de si vilaines choses
Reprit la femme, il faut qu’il soit brûlé.
Cours au logis; dis qu’on le vienne abattre.
Je ne veux plus que cet arbre maudit
Trompe les gens. Le valet obéit.
Sur le pauvre arbre ils se mettent à quatre
Se demandant l’un l’autre sourdement
Quel si grand crime a ce poirier pu faire?
La dame dit: Abattez seulement
Quant au surplus, ce n’est pas votre affaire.
Par ce moyen la seconde commère
Vint au-dessus de ce qu’elle entreprit.
Passons au tour que la troisième fit.
Les rendez-vous chez quelque bonne amie
Ne lui manquaient non plus que l’eau du puits.
Là tous les jours étaient nouveaux déduits.
Notre donzelle y tenait sa partie.
Un sien amant étant lors de quartier,
Ne croyant pas qu’un plaisir fut entier
S’il n’était libre, à la dame propose
De se trouver seuls ensemble une nuit.
Deux, lui dit-elle, et pour si peu de chose
Vous ne serez nullement éconduit.
Jà de par moi ne manquera l’affaire.
De mon mari je saurai me défaire
Pendant ce temps. Aussitôt fait que dit.
Bon besoin eut d’être femme d’esprit
Car pour époux elle avait pris un homme
Qui ne faisait en voyages grands frais;
Il n’allait pas quérir pardons à Rome
Quand il pouvait en rencontrer plus près.
Tout au rebours de la bonne donzelle,
Qui pour montrer sa ferveur et son zèle,
Toujours allait au plus loin s’en pourvoir.
Pèlerinage avait fait son devoir
Plus d’une fois; mais c’était le vieux style:
Il lui fallait, pour se faire valoir,
Chose qui fut plus rare et moins facile.
Elle s’attache à l’orteil dès ce soir
Un brin de fil, qui rendait à la porte
De la maison; et puis se va coucher
Droit au côté d’Henriet Berlinguier
(On appelait son mari de la sorte.)
Elle fit tant qu’Henriet se tournant
Sentit le fil. Aussitôt il soupçonne
Quelque dessein, et sans faire semblant
D’être éveillé, sur ce fait il raisonne;
Se lève enfin, et sort tout doucement,
De bonne foi son épouse dormant,
Ce lui semblait; suit le fil dans la rue;
Conclut de là que l’on le trahissait:
Que quelque amant que la donzelle avait,
Avec ce fil par le pied la tirait,
L’avertissant ainsi de sa venue:
Que la galande aussitôt descendait,
Tandis que lui pauvre mari dormait.
Car autrement pourquoi ce badinage ?
Il fallait bien que Messer Cocuage
Le visitât; honneur dont à son sens
Il se serait passé le mieux du monde.
Dans ce penser il s’arme jusqu’aux dents;
Hors la maison fait le guet et la ronde,
Pour attraper quiconque tirera
Le brin de fil. Or le lecteur saura
Que ce logis avait sur le derrière
De quoi pouvoir introduire l’ami:
Il le fut donc par une chambrière.
Tout domestique en trompant un mari
Pense gagner indulgence plénière.
Tandis qu’ainsi Berlinguier fait le guet,
La bonne dame, et le jeune muguet
En sont aux mains, et Dieu sait la manière.
En grand soulas cette nuit se passa.
Dans leurs plaisirs rien ne les traversa.
Tout fut des mieux grâces à la servante,
Qui fit si bien devoir de surveillante,
Que le galant tout à temps délogea.
Époux revint quand le jour approcha
Reprit sa place, et dit que la migraine
L’avait contraint d’aller coucher en haut
Deux jours après la commère ne faut
De mettre un fil; Berlinguier aussitôt
L’ayant senti, rentre en la même peine
Court à son poste, et notre amant au sien.
Renfort de joie: on s’en trouva si bien,
Qu’encore un coup on pratiqua la ruse;
Et Berlinguier prenant la même excuse
Sortit encore, et fit place à l’amant.
Autre renfort de tout contentement.
On s’en tint là. Leur ardeur refroidie,
Il en fallut venir au dénouement;
Trois actes eut sans plus la comédie
Sur le minuit l’amant s’étant sauvé,
Le brin de fil aussitôt fut tiré
Par un des siens sur qui époux se rue,
Et le contraint en occupant la rue
D’entrer chez lui. Le tenant au collet,
Et ne sachant que ce fût un valet
Bien à propos lui fut donné le change
Dans le logis est un vacarme étrange
La femme accourt au bruit que fait l’époux.
Le compagnon se jette à leurs genoux;
Dit qu’il venait trouver la chambrière;
Qu’avec ce fil il la tirait à soi
Pour faire ouvrir; et que depuis naguère
Tous deux s étaient entre-donné la foi .
C’est donc cela, poursuivit la commère
En s’adressant à la fille, en colère,
Que l’autre jour je vous vis à l’orteil
Un brin de fil: je m’en mis un pareil,
Pour attraper avec ce stratagème
Votre galant. Or bien, c’est votre époux:
A la bonne heure: il faut cette nuit même
Sortir d’ici. Berlinguier fut plus doux;
Dit qu’il fallait au lendemain attendre.
On les dota l’un et l’autre amplement;
L’époux, la fille; et le valet l’amant
Puis au moutier le couple s’alla rendre;
Se connaissant tous deux de plus d’un jour.
Ce fut la fin qu’eut le troisième tour.
Lequel vaut mieux? Pour moi, je m’en rapporte
Macée ayant pouvoir de décider,
Ne sut à qui la victoire accorder
Tant cette affaire à resoudre était forte.
Toutes avaient eu raison de gager.
Le procès pend, et pendra de la sorte
Encor longtemps, comme l’on peut juger.

A Femme avare, galant Escroc

Qu’un homme soit plumé par des coquettes,
Ce n’est pour faire au miracle crier.
Gratis est mort: plus d’amour sans payer:
En beaux louis se content les fleurettes.
Ce que je dis, des coquettes s’entend.
Pour notre honneur si me faut-il pourtant
Montrer qu’on peut nonobstant leur adresse
En attraper au moins une entre cent;
Et lui jouer quelque tour de souplesse.
Je choisirai pour exemple Gulphar.
Le drôle fit un trait de franc soudard,
Car aux faveurs d’une belle il eut part
Sans débourser, escroquant la chrétienne.
Notez ceci, et qu’il vous en souvienne
Galants d’épée; encor bien que ce tour
Pour vous styler soit fort peu nécessaire;
Je trouverais maintenant à la cour
Plus d’un Gulphar si j’en avais affaire.
Celui-ci donc chez sire Gasparin
Tant fréquenta, qu’il devint à la fin
De son épouse amoureux sans mesure.
Elle était jeune, et belle créature,
Plaisait beaucoup, fors un point qui gâtait
Toute l’affaire, et qui seul rebutait
Les plus ardents; c’est qu’elle était avare.
Ce n’est pas chose en ce siècle fort rare.
Je l’ai jà dit, rien n’y font les soupirs.
Celui-là parle une langue barbare
Qui l’or en main n’explique ses désirs.
Le jeu, la jupe, et l’amour des plaisirs ,
Sont les ressorts que Cupidon emploie:
De leur boutique il sort chez les François
Plus de cocus que du cheval de Troie
Il ne sortit de héros autrefois.
Pour revenir à l’humeur de la belle,
Le compagnon ne put rien tirer d’elle
Qu’il ne parlât . Chacun sait ce que c’est
Que de parler le lecteur s’il lui plaît,
Me permettra de dire ainsi la chose.
Gulphar donc parle, et si bien qu’il propose
Deux cents écus. La belle l’écouta:
Et Gasparin à Gulphar les prêta
(Ce fut le bon ), puis aux champs s’en alla,
Ne soupçonnant aucunement sa femme.
Gulphar les donne en présence de gens.
Voilà, dit-il, deux cents écus comptants,
Qu’à votre époux vous donnerez, Madame.
La belle crut qu’il avait dit cela
Par politique, et pour jouer son rôle.
Le lendemain elle le régala
Tout de son mieux, en femme de parole.
Le drôle en prit ce jour et les suivants
Pour son argent, et même avec usure:
A bon payeur on fait bonne mesure.
Quand Gasparin fut de retour des champs,
Gulphar lui dit, son épouse présente:
J’ai votre argent à Madame rendu,
N’en ayant eu pour une affaire urgente
Aucun besoin, comme je l’avais cru:
Déchargez-en votre livre de grâce.
A ce propos aussi froide que glace,
Notre galande avoua le reçu.
Qu’eut-elle fait ? on eut prouvé la chose.
Son regret fut d’avoir enflé la dose
De ses faveurs; c’est ce qui la fâchait:
Voyez un peu la perte que c’était !
En la quittant, Gulphar alla tout droit
Conter ce cas, le corner par la ville
Le publier, le prêcher sur les toits
De l’en blâmer il serait inutile:
Ainsi vit-on chez nous autres François.

On ne s’avise jamais de tout

Certain jaloux ne dormant que d’un oeil,
Interdisait tout commerce à sa femme.
Dans le dessein de prévenir la dame
Il avait fait un fort ample recueil
De tous les tours que le sexe sait faire.
Pauvre ignorant ! comme si cette affaire
N’était une hydre, à parler franchement.
Il captivait sa femme cependant;
De ses cheveux voulait savoir le nombre ;
La faisait suivre, à toute heure, en tous lieux,
Par une vieille au corps tout rempli d’yeux,
Qui la quittait aussi peu que son ombre.
Ce fou tenait son recueil fort entier
ll le portait en guise de psautier,
Croyant par là cocuage hors de gamme .
Un jour de fête, arrive que la dame
En revenant de l’église passa
Près d’un logis, d’où quelqu’un lui jeta
Fort à propos plein un panier d’ordure.
On s’excusa: la pauvre créature
Toute vilaine entra dans le logis.
Il lui fallut dépouiller ses habits.
Elle envoya quérir une autre jupe,
Dès en entrant, par cette douagna,
Qui hors d’haleine à Monsieur raconta
Tout l’accident. Foin, dit-il, celui-là
N’est dans mon livre, et je suis pris pour dupe:
Que le recueil au diable soit donne.
Il disait bien; car on n’avait jeté
Cette immondice, et la dame gâté,
Qu’afin qu’elle eut quelque valable excuse
Pour éloigner son dragon quelque temps.
Un sien galant ami de là-dedans
Tout aussitôt profita de la ruse.
Nous avons beau sur ce sexe avoir l’oeil:
Ce n’est coup sûr encontre tous esclandres.
Maris jaloux, brûlez votre recueil
Sur ma parole, et faites-en des cendres.

La fiancée du roi de Garbe

Il n’est rien qu’on ne conte en diverses façons:
On abuse du vrai comme on fait de la feinte:
Je le souffre aux récits qui passent pour chansons,
Chacun y met du sien sans scrupule et sans crainte.
Mais aux événements de qui la vérité
Importe à la postérité,
Tels abus méritent censure.
Le fait d’Alaciel est d’une autre nature.
Je me suis écarté de mon original.
On en pourra gloser; on pourra me mécroire:
Tout cela n’est pas un grand mal:
Alaciel et sa mémoire
Ne sauraient guère perdre à tout ce changement.
J’ai suivi mon auteur en deux points seulement:
Points qui font véritablement
Le plus important de l’histoire.
L’un est que par huit mains Alaciel passa
Avant que d’entrer dans la bonne:
L’autre que son fiancé ne s’en embarrassa,
Ayant peut-être en sa personne
De quoi négliger ce point-là.
Quoi qu’il en soit, la belle en ses traverses,
Accidents, fortunes diverses,
Eut beaucoup à souffrir, beaucoup à travailler;
Changea huit fois de chevalier:
Il ne faut pas pour cela qu’on l’accuse:
Ce n était après tout que bonne intention,
Gratitude, ou compassion,
Crainte de pis, honnête excuse.
Elle n’en plut pas moins aux yeux de son fiancé.
Veuve de huit galants, il la prit pour pucelle,
Et dans son erreur par la belle
Apparemment il fut laissé.
Qu’on n’y puisse être pris, la chose est toute claire,
Mais après huit, c’est une étrange affaire:
Je me rapporte de cela
A quiconque a passé par là.
Zaïr soudan d’Alexandrie,
Aima sa fille Alaciel
Un peu plus que sa propre vie:
Aussi ce qu’on se peut figurer sous le ciel,
De bon, de beau, de charmant et d’aimable,
D’accommodant, j’y mets encor ce point,
La rendait d’autant estimable;
En cela je n’augmente point.
Au bruit qui courait d’elle en toutes ces provinces,
Mamolin roi de Garbe en devint amoureux.
Il la fit demander, et fut assez heureux
Pour l’emporter sur d’autres princes.
La belle aimait déjà; mais on n’en savait rien
Filles de sang royal ne se déclarent guères.
Tout se passe en leur coeur; cela les fâche bien;
Car elles sont de chair ainsi que les bergères
Hispal, jeune Seigneur de la cour du soudan,
Bien fait, plein de mérite, honneur de l’Alcoran,
Plaisait fort à la dame, et d’un commun martyre,
Tous deux bûulaient sans oser se le dire;
Ou s’ils se le disaient, ce n’était que des yeux.
Comme ils en étaient là, l’on accorda la belle.
Il fallut se résoudre à partir de ces lieux.
Zaïr fit embarquer son amant avec elle.
S’en fier à quelque autre eût peut-être été mieux.
Après huit jours de traite, un vaisseau de corsaires
Ayant pris le dessus du vent,
Les attaqua; le combat fut sanglant;
Chacun des deux partis y fit mal ses affaires.
Les assaillants, faits aux combats de mer,
Etaient les plus experts en l’art de massacrer;
Joignaient l’adresse au nombre: Hispal par sa vaillance
Tenait les choses en balance.
Vingt corsaires pourtant montèrent sur son bord.
Grifonio le gigantesque
Conduisait l’horreur et la mort
Avecque cette soldatesque.
Hispal en un moment se vit environné.
Maint corsaire sentit son bras déterminé.
De ses yeux il sortait des éclairs et des flammes.
Cependant qu’il était au combat acharné,
Grifonio courut à la chambre des femmes.
Il savait que l’infante était dans ce vaisseau;
Et l’ayant destinée à ses plaisirs infâmes,
Il l’emportait comme un moineau;
Mais la charge pour lui n’étant pas suffisante,
Il prit aussi la cassette aux bijoux,
Aux diamants, aux témoignages doux
Que reçoit et garde une amante:
Car quelqu’un m’a dit, entre nous,
Qu’Hispal en ce voyage avait fait à l’infante
Un aveu dont d’abord elle parut contente,
Faute d’avoir le temps de s’en mettre en courroux.
Le malheureux corsaire, emportant cette proie,
N’en eut pas longtemps de la joie.
Un des vaisseaux, quoiqu’il fût accroché,
S’étant quelque peu détaché,
Comme Grifonio passait d’un bord à l’autre,
Un pied sur son navire, un sur celui d’Hispal,
Le héros d’un revers coupe en deux l’animal:
Part du tronc tombe en l’eau, disant sa patenôtre,
Et reniant Mahom, Jupin, et Tarvagant,
Avec maint autre dieu non moins extravagant:
Part demeure sur pieds, en la même posture.
On aurait ri de l’aventure,
Si la belle avec lui n’eût tombé dedans l’eau.
Hispal se jette après: l’un et l’autre vaisseau,
Malmené du combat, et privé de pilote,
Au gré d’Eole et de Neptune flotte.
La mort fit lâcher prise au géant pourfendu.
L’infante par sa robe en tombant soutenue,
Fut bientôt d’Hispal secourue.
Nager vers les vaisseaux eût été temps perdu:
Ils étaient presque à demi-mille.
Ce qu’il jugea de plus facile,
Fut de gagner certains rochers,
Qui d’ordinaire étaient la perte des nochers,
Et furent le salut d’Hispal et de l’infante.
Aucuns ont assuré comme chose constante,
Que même du péril la cassette échappa;
Qu’à des cordons étant pendue,
La belle après soi la tira;
Autrement elle était perdue.
Notre nageur avait l’infante sur son dos
Le premier roc gagne, non pas sans quelque peine,
La crainte de la faim suivit celle des flots;
Nul vaisseau ne parut sur la liquide plaine.
Le jour s’achève; il se passe une nuit;
Point de vaisseau près d’eux par le hasard conduit;
Point de quoi manger sur ces roches:
Voilà notre couple réduit
A sentir de la faim les premières approches.
Tous deux privés d’espoir, d’autant plus malheureux,
Qu’aimés aussi bien qu’amoureux,
Ils perdaient doublement en leur mésaventure.
Après s’être longtemps regardés sans parler,
Hispal, dit la princesse, il se faut consoler;
Les pleurs ne peuvent rien près de la Parque dure.
Nous n’en mourrons pas moins; mais il dépend de nous
D’adoucir l’aigreur de ses coups;
C’est tout ce qui nous reste en ce malheur extrême.
Se consoler ! dit-il, le peut-on quand on aime ?
Ah ! si.. mais non, Madame, il n’est pas à propos
Que vous aimiez; vous seriez trop à plaindre.
Je brave à mon égard et la faim et les flots;
Mais jetant l’oeil sur vous je trouve tout à craindre.
La princesse à ces mots ne se put plus contraindre.
Pleurs de couler, soupirs d’être poussés,
Regards d’être au ciel adressés,
Et puis sanglots, et puis soupirs encore:
En ce même langage Hispal lui repartit:
Tant qu’enfin un baiser suivit:
S’il fut pris ou donné c’est ce que l’on ignore.
Après force voeux impuissants,
Le héros dit: Puisqu’en cette aventure
Mourir nous est chose si sûre,
Qu’importe que nos corps des oiseaux ravissants
Ou des monstres marins deviennent la pâture ?
Sépulture pour sépulture,
La mer est égale, à mon sens:
Qu’attendons-nous ici qu’une fin languissante ?
Serait-il point plus à propos
De nous abandonner aux flots ?
J’ai de la force encor, la côte est peu distante,
Le vent y pousse; essayons d’approcher;
Passons de rocher en rocher:
J’en vois beaucoup ou je puis prendre haleine.
Alaciel s’y résolut sans peine.
Les revoilà sur l’onde ainsi qu’auparavant,
La cassette en laisse suivant,
Et le nageur poussé du vent,
De roc en roc portant la belle,
Façon de naviger nouvelle.
Avec l’aide du ciel, et de ses reposoirs,
Et de Dieu qui préside aux liquides manoirs,
Hispal n’en pouvant plus, de faim, de lassitude,
De travail et d’inquiétude,
(Non pour lui, mais pour ses amours),
Après avoir jeuné deux jours,
Prit terre à la dixième traite,
Lui, la princesse, et la cassette. Pourquoi, me dira-t-on, nous ramener toujours
Cette cassette ? est-ce une circonstance
Qui soit de si grande importance ?
Oui selon mon avis; on va voir si j’ai tort.
Je ne prends point ici l’essor,
Ni n’affecte de railleries.
Si j’avais mis nos gens à bord
Sans argent et sans pierreries,
Seraient-ils pas demeurés court ?
On ne vit ni d’air ni d’amour.
Les amants ont beau dire et faire,
Il en faut revenir toujours au nécessaire.
La cassette y pourvut avec maint diamant.
Hispal vendit les uns, mit les autres en gages;
Fit achat d’un château le long de ces rivages;
Ce château, dit l’histoire, avait un parc fort grand,
Ce parc un bois, ce bois de beaux ombrages,
Sous ces ombrages nos amants
Passaient d’agréables moments:
Voyez combien voilà de choses enchaînées,
Et par la cassette amenées.
Or au fond de ce bois un certain antre était,
Sourd et muet, et d’amoureuse affaire,
Sombre surtout; la nature semblait
L’avoir mis là non pour autre mystère.
Nos deux amants se promenant un jour,
Il arriva que ce fripon d’Amour
Guida leurs pas vers ce lieu solitaire.
Chemin faisant Hispal expliquait ses désirs,
Moitié par ses discours, moitié par ses soupirs,
Plein d’une ardeur impatiente;
La princesse écoutait incertaine et tremblante.
Nous voici, disait-il, en un bord étranger,
Ignorés du reste des hommes;
Profitons-en; nous n’avons à songer
Qu’aux douceurs de l’amour en l’état ou nous sommes.
Qui vous retient ? on ne sait seulement
Si nous vivons; peut-être en ce moment
Tout le monde nous croit au corps d’une baleine.
Ou favorisez votre amant,
Ou qu’à votre époux il vous mène.
Mais pourquoi vous mener? vous pouvez rendre heureux
Celui dont vous avez éprouvé la constance.
Qu’attendez-vous pour soulager ses feux ?
N’est-il point assez amoureux,
Et n’avez-vous point fait assez de résistance ?
Hispal haranguait de façon
Qu’il aurait échauffé des marbres,
Tandis qu’Alaciel, a l’aide d’un poinçon,
Faisait semblant d’écrire sur les arbres.
Mais l’amour la faisait rêver
A d’autres choses qu’à graver
Des caractères sur l’écorce.
Son amant et le lieu l’assuraient du secret:
C’était une puissante amorce.
Elle résistait à regret:
Le printemps par malheur était lors en sa force.
Jeunes coeurs sont bien empêchés
A tenir leurs désirs cachés,
Etant pris par tant de manières.
Combien en voyons-nous se laisser pas à pas
Ravir jusqu’aux faveurs dernières,
Qui dans l’abord ne croyaient pas
Pouvoir accorder les premières ?
Amour, sans qu’on y pense, amène ces instants.
Mainte fille a perdu ses gants,
Et femme au partir s’est trouvée,
Qui ne sait la plupart du temps
Comme la chose est arrivée.
Près de l’antre venus, notre amant proposa
D’entrer dedans; la belle s’excusa;
Mais malgré soi, déjà presque vaincue.
Les services d’Hispal en ce même moment
Lui reviennent devant la vue.
Ses jours sauvés des flots, son honneur d’un géant:
Que lui demandait son amant ?
Un bien dont elle était à sa valeur tenue
Il vaut mieux, disait-il, vous en faire un ami,
Que d’attendre qu’un homme à la mine hagarde
Vous le vienne enlever; Madame, songez-y;
L’on ne sait pour qui l’on le garde.
L infante à ces raisons se rendant à demi,
Une pluie acheva l’affaire:
Il fallut se mettre à l’abri:
Je laisse à penser où. Le reste du mystère
Au fond de l’antre est demeuré.
Que l’on la blâme ou non, je sais plus d’une belle
A qui ce fait est arrivé
Sans en avoir moitié d’autant d’excuses qu’elle.
L’ancre ne les vit seul de ces douceurs jouir:
Rien ne coûte en amour que la première peine.
Si les arbres parlaient, il ferait bel ouïr
Ceux de ce bois; car la forêt n’est pleine
Que des monuments amoureux
Qu’Hispal nous a laissés, glorieux de sa proie.
On y verrait écrit: Ici pâma de joie
Des mortels le plus heureux
Là mourut un amant sur le sein de sa dame
En cet endroit, mille baisers de flamme
Furent donnés, et mille autres rendus.
Le parc dirait beaucoup, le château beaucoup plus,
Si châteaux avaient une langue.
La chose en vint au point que, las de tant d’amour
Nos amants à la fin regrettèrent la cour.
La belle s’en ouvrit, et voici sa harangue:
Vous m’ êtes cher, Hispal; j’aurais du déplaisir,
Si vous ne pensiez pas que toujours je vous aime.
Mais qu’est-ce qu’un amour sans crainte et sans désir?
Je vous le demande à vous-même.
Ce sont des feux bientôt passés,
Que ceux qui ne sont point dans leur cours traversés;
Il y faut un peu de contrainte.
Je crains fort qu’à la fin ce séjour si charmant
Ne nous soit un désert, et puis un monument;
Hispal, ôtez-moi cette crainte.
Allez-vous-en voir promptement
Ce qu’on croira de moi dedans Alexandrie,
Quand on saura que nous sommes en vie.
Déguisez bien notre séjour:
Dites que vous venez préparer mon retour,
Et faire qu’on m’envoie une escorte si sûre,
Qu’il n’arrive plus d’aventure.
Croyez-moi, vous n’y perdrez rien:
Trouvez seulement le moyen
De me suivre en ma destinée,
Ou de fillage , ou d’hymenée;
Et tenez pour chose assurée
Que si je ne vous fais du bien
Je serai de près éclairée.
Que ce fut ou non son dessein,
Pour se servir d’Hispal, il fallait tout promettre.
Dès qu’il trouve à propos de se mettre en chemin,
L’infante pour Zaïr le charge d’une lettre.
Il s’embarque, il fait voile, il vogue, il a bon vent;
Il arrive à la cour, où chacun lui demande
S’il est mort, s’il est vivant,
Tant la surprise fut grande;
En quels lieux est l’infante, enfin ce qu’elle fait.
Dès qu’il eut à tout satisfait,
On fit partir une escorte puissante.
Hispal fut retenu; non qu’on eût en effet
Le moindre soupçon de l’infante.
Le chef de cette escorte était jeune et bien fait.
Abordé près du parc, avant tout il partage
Sa troupe en deux, laisse l’une au rivage,
Va droit avec l’autre au château.
La beauté de l’infante était beaucoup accrue:
Il en devint épris à la premiere vue;
Mais tellement épris, qu’attendant qu’il fît beau,
Pour ne point perdre temps, il lui dit sa pensée.
Elle s’en tint fort offensée;
Et l’avertit de son devoir.
Temoigner en tels cas un peu de désespoir,
Est quelquefois une bonne recette.
C’est ce que fait notre homme; il forme le dessein
De se laisser mourir de faim;
Car de se poignarder, la chose est trop tôt faite:
On n a pas le temps d’en venir
Au repentir.
D’abord Alaciel riait de sa sottise.
Un jour se passe entier, lui sans cesse jeûnant,
Elle toujours le détournant
D’une si terrible entreprise.
Le second jour commence à la toucher.
Elle rêve à cette aventure.
Laisser mourir un homme, et pouvoir l’empêcher !
C’est avoir l’âme un peu trop dure.
Par pitié donc elle condescendit
Aux volontés du capitaine;
Et cet office lui rendit
Gaîment, de bonne grâce, et sans montrer de peine;
Autrement le remède eût été sans effet.
Tandis que le galant se trouve satisfait,
Et remet les autres affaires,
Disant tantôt que les vents sont contraires,
Tantôt qu’il faut radouber ses galères,
Pour être en état de partir,
Tantôt qu’on vient de l’avertir
Qu’il est attendu des corsaires:
Un corsaire en effet arrive, et surprenant
Ses gens demeurés à la rade,
Les tue, et va donner au château l’escalade:
Du fier Grifonio c’était le lieutenant.
Il prend le chateau d’emblée.
Voilà la fête troublée.
Le jeûneur maudit son sort.
Le corsaire apprend d’abord
L’aventure de la belle,
Et la tirant à l’écart,
Il en veut avoir sa part.
Elle fit fort la rebelle.
Il ne s’en étonna pas,
N’étant novice en tels cas.
Le mieux que vous puissiez faire,
Lui dit tout franc ce corsaire,
C’est de m’avoir pour ami;
Je suis corsaire et demi.
Vous avez fait jeûner un pauvre misérable
Qui se mourait pour vous d’amour;
Vous jeûnerez à votre tour,
Ou vous me serez favorable.
La justice le veut: nous autres gens de mer
Savons rendre à chacun selon ce qu’il mérite;
Attendez-vous de n’avoir à manger
Que quand de ce côté vous aurez été quitte.
Ne marchandez point tant, Madame, et croyez-moi.
Qu’eût fait Alaciel ? force n’a point de loi.
S’accommoder à tout est chose nécessaire.
Ce qu’on ne voudrait pas souvent il le faut faire.
Quand il plaît au destin que l’on en vienne là,
Augmenter sa souffrance est une erreur extrême;
Si par pitié d’autrui la belle se força,
Que ne point essayer par pitié de soi-même ?
Elle se force donc, et prend en gré le tout.
Il n’est affliction dont on ne vienne à bout.
Si le corsaire eût été sage,
Il eut mené l’infante en un autre rivage.
Sage en amour ? hélas, il n’en est point.
Tandis que celui-ci croit avoir tout à point,
Vent pour partir, lieu propre pour attendre,
Fortune qui ne dort que lorsque nous veillons,
Et veille quand nous sommeillons,
Lui trame en secret cet esclandre.
Le seigneur d’un château voisin de celui-ci,
Homme fort ami de la joie,
Sans nulle attache, et sans souci
Que de chercher toujours quelque nouvelle proie,
Ayant eu le vent des beautés,
Perfections, commodités,
Qu’en sa voisine on disait être
Ne songeait nuit et jour qu’à s’en rendre le maître.
Il avait des amis, de l’argent, du crédit;
Pouvait assembler deux mille hommes;
Il les assemble donc un beau jour, et leur dit:
Souffrirons-nous, braves gens que nous sommes,
Qu’un pirate à nos yeux se gorge de butin ?
Qu’il traite comme esclave une beauté divine ?
Allons tirer notre voisine
D’entre les griffes du mâtin.
Que ce soir chacun soit en armes;
Mais doucement et sans donner d’alarme:
Sous les auspices de la nuit,
Nous pourrons nous rendre sans bruit
Au pied de ce château, dès la petite pointe
Du jour.
La surprise à l’ombre étant jointe
Nous rendra sans hasard maîtres de ce séjour.
Pour ma part du butin je ne veux que la dame :
Non pas pour en user ainsi que ce voleur;
Je me sens un désir en l’âme,
De lui restituer ses biens et son honneur.
Tout le reste est à vous, hommes, chevaux, bagage,
Vivres, munitions, enfin tout l’équipage
Dont ces brigands ont rempli la maison.
Je vous demande encor un don;
C’est qu’on pende aux créneaux haut et court le corsaire.Cette harangue militaire
Leur sut tant d’ardeur inspirer,
Qu’il en fallut une autre afin de modérer
Le trop grand désir de bien faire.
Chacun repaît le soir étant venu:
L’on mange peu; l’on boit en récompense:
Quelques tonneaux sont mis sur cu.
Pour avoir fait cette dépense,
Il s’est gagné plusieurs combats,
Tant en Allemagne qu’en France.
Ce seigneur donc n’y manqua pas;
Et ce fut un trait de prudence.
Mainte échelle est portée, et point d’autre embarras.
Point de tambours, force bons coutelas.
On part sans bruit, on arrive en silence.
L’orient venait de s’ouvrir.
C’est un temps ou le somme est dans sa violence,
Et qui par sa fraîcheur nous contraint de dormir.
Presque tout le peuple corsaire
Du sommeil à la mort n’ayant qu’un pas à faire,
Fut assommé sans le sentir.
Le chef pendu, l’on amène l’infante.
Son peu d’amour pour le voleur,
Sa surprise et son épouvante,
Et les civilités de son libérateur
Ne lui permirent pas de répandre des larmes.
Sa prière sauva la vie à quelques gens.
Elle plaignit les morts, consola les mourants,
Puis quitta sans regret ces lieux remplis d’alarmes.
On dit même qu’en peu de temps
Elle perdit la mémoire
De ses deux derniers galants;
Je n’ai pas peine à le croire.
Son voisin la reçut en un appartement
Tout brillant d’or, et meublé richement.
On peut s’imaginer l’ordre qu’il y fit mettre.
Nouvel hôte, et nouvel amant,
Ce n’était pas pour rien omettre;
Grande chère surtout, et des vins fort exquis.
Les dieux ne sont pas mieux servis.
Alaciel qui de sa vie
Selon sa Loi n’avait bu vin,
Goûta ce soir par compagnie
De ce breuvage si divin.
Elle ignorait l’effet d’une liqueur si douce,
Insensiblement fit carrouse:
Et comme amour jadis lui troubla la raison,
Ce fut lors un autre poison.
Tous deux sont à craindre des dames.
Alaciel mise au lit par ses femmes,
Ce bon seigneur s’en fut la trouver tout d’un pas.
Quoi trouver ? dira-t-on; d’immobiles appas ?
Si j’en trouvais autant je saurais bien qu’en faire,
Disait l’autre jour un certain:
Qu’il me vienne une même affaire,
On verra si j’aurai recours à mon voisin.
Bacchus donc, et Morphée, et hôte de la belle,
Cette nuit disposèrent d’elle.
Les charmes des premiers dissipés à la fin,
La princesse au sortir du somme
Se trouva dans les bras d’un homme.
La frayeur lui glaça la voix:
Elle ne put crier, et de crainte saisie
Permit tout à son hôte, et pour un autrefois
Lui laissa lier la partie.
Une nuit, lui dit-il. est de même que cent;
Ce n’est que la première à quoi l’on trouve à dire.
Alaciel le crut. L’hôte enfin se lassant
Pour d’autres conquêtes soupire.
Il part un soir, prie un de ses amis
De faire cette nuit les honneurs du logis,
Prendre sa place, aller trouver la belle,
Pendant l’obscurité se coucher auprès d’elle,
Ne point parler, qu’il était fort aisé;
Et qu’en s’acquittant bien de l’emploi proposé
L’infante assurément agrérait son service.
L’autre bien volontiers lui rendit cet office.
Le moyen qu’un ami puisse être refusé ?
A ce nouveau venu la voila donc en proie.
Il ne put sans parler contenir cette joie.
La belle se plaignit être ainsi leur jouet:
Comment l’entend Monsieur mon hôte ?
Dit-elle, et de quel droit me donner comme il fait ?
L’autre confessa qu’en effet
Ils avaient tort; mais que toute la faute
Etait au maître du logis.
Pour vous venger de son mépris,
Poursuivit-il, comblez-moi de caresses.
Enchérissez sur les tendresses
Que vous eûtes pour lui tant qu’il fut votre amant:
Aimez-moi par dépit et par ressentiment,
Si vous ne pouvez autrement.
Son conseil fut suivi, l’on poussa les affaires,
L’on se vengea, l’on n’omit rien.
Que si l’ami s’en trouva bien,
L’hôte ne s’en tourmenta guères.
Et de cinq si j’ai bien compté.
Le sixième incident des travaux de l’infante
Par quelques-uns est rapporté
D’une manière différente.
Force gens concluront de là
Que d’un galant au moins je fais grâce à la belle,
C’est médisance que cela:
Je ne voudrais mentir pour elle.
Son époux n’eut assurément
Que huit précurseurs seulement.
Poursuivons donc notre nouvelle.
L’hôte revint quand l’ami fut content.
Alaciel lui pardonnant,
Fit entre eux les choses égales:
La clémence sied bien aux personnes royales.
Ainsi de main en main Alaciel passait
Et souvent se divertissait
Aux menus ouvrages des filles
Qui la servaient, toutes assez gentilles.
Elle en aimait fort une à qui l’on en contait;
Et le conteur était un certain gentilhomme
De ce logis, bien fait et galant homme
Mais violent dans ses désirs,
Et grand ménager de soupirs,
Jusques à commencer près de la plus sévère
Par où l’on finit d’ordinaire.
Un jour au bout du parc le galant rencontra
Cette fillette
Et dans un pavillon fit tant qu’il l’attira
Toute seulette.
L’infante était fort près de là:
Mais il ne la vit point, et crut en assurance
Pouvoir user de violence.
Sa médisante humeur, grand obstacle aux faveurs,
Peste d’amour, et des douceurs
Dont il tire sa subsistance
Avait de ce galant souvent grêlé l’espoir.
La crainte lui nuisait autant que le devoir.
Cette fille l’aurait selon toute apparence
Favorisé,
Si la belle eut osé.
Se voyant craint de cette sorte,
Il fit tant qu’en ce pavillon
Elle entra par occasion;
Puis le galant ferme la porte:
Mais en vain, car l’infante avait de quoi l’ouvrir.
La fille voit sa faute, et tâche de sortir.
Il la retient: elle crie, elle appelle:
L’infante vient, et vient comme il fallait,
Quand sur ses fins la demoiselle était.
Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine;
Quand il devrait leur attacher les mains.
Si loin de tous secours humains,
Dit-il, la résistance est vaine.
Tirez au sort sans marchander;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.
Qu’a fait Madame ? dit la belle,
Pâtira-t-elle pour autrui ?
Oui si le sort tombe sur elle,
Dit le galant, prenez-vous-en à lui.
Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à toute extrémité.
Ce combat plein de charité
Fut par le sort à la fin terminé.
L’infante en eut toute la gloire:
Il lui donna sa voix, à ce que dit l’histoire:
L’autre sortit, et l’on jura
De ne rien dire de cela.
Mais le galant se serait laissé pendre
Plutôt que de cacher un secret si plaisant;
Et pour le divulguer il ne voulut attendre
Que le temps qu’il fallait pour trouver seulement
Quelqu’un qui le voulût entendre.
Ce changement de favoris
Devint à l’infante une peine;
Elle eut regret d’être l’Hélène
D’un si grand nombre de Paris.
Aussi l’Amour se jouait d’elle.
Un jour entre autres que la belle
Dans un bois dormait à l’écart
Il s’y rencontra par hasard
Un chevalier errant, grand chercheur d’aventures
De ces sortes de gens que sur des palefrois
Les belles suivaient autrefois,
Et passaient pour chastes et pures.
Celui-ci qui donnait à ses désirs l’essor,
Comme faisaient jadis Rogel et Galaor,
N’eut vu la princesse endormie,
Que de prendre un baiser il forma le dessein;
Tout prêt à faire choix de la bouche ou du sein,
Il était sur le point d’en passer son envie,
Quand tout d’un coup il se souvint
Des lois de la chevalerie.
A ce penser il se retint,
Priant toutefois en son âme
Toutes les puissances d’amour
Qu’il put courir en ce séjour
Quelque aventure avec la dame.
L’infante s’éveilla surprise au dernier point.
Non non, dit-il, ne craignez point;
Je ne suis géant ni sauvage
Mais chevalier errant, qui rends grâces aux dieux
D’avoir trouvé dans ce bocage
Ce qu’à peine on pourrait rencontrer dans les cieux.
Après ce compliment, sans plus longue demeure,
Il lui dit en deux mots l’ardeur qui l’embrasait;
C’était un homme qui faisait
Beaucoup de chemin en peu d’heure.
Le refrain fut d’offrir sa personne et son bras,
Et tout ce qu’en semblables cas
On a de coutume de dire
A celles pour qui l’on soupire.
Son offre fut reçue, et la belle lui fit
Un long roman de son histoire,
Supprimant, comme l’on peut croire,
Les six galants. L’aventurier en prit
Ce qu’il crut à propos d’en prendre;
Et comme Alaciel de son sort se plaignit,
Cet inconnu s’engagea de la rendre
Chez Zaïr ou dans Garbe, avant qu’il fut un mois.
Dans Garbe ? non, reprit-elle, et pour cause:
Si les dieux avaient mis la chose
Jusques à présent à mon choix,
J’aurais voulu revoir Zaïr et ma patrie.
Pourvu qu’Amour me prête vie,
Vous les verrez, dit-il. C’est seulement à vous
D’apporter remède à vos coups,
Et consentir que mon ardeur s’apaise:
Si j’en mourais (à vos bontés ne plaise)
Vous demeureriez seule; et pour vous parler franc
Je tiens ce service assez grand,
Pour me flatter d’une espérance
De récompense.
Elle en tomba d’accord, promit quelques douceurs,
Convint d’un nombre de faveurs,
Qu’ afin que la chose fut sûre,
Cette princesse lui payrait,
Non tout d’un coup, mais à mesure
Que le voyage se ferait;
Tant chaque jour, sans nulle faute.
Le marché s’étant ainsi fait,
La princesse en croupe se met,
Sans prendre congé de son hôte.
L’inconnu qui pour quelque temps
S’était défait de tous ses gens,
La rencontra bientôt. Il avait dans sa troupe
Un sien neveu fort jeune, avec son gouverneur.
Notre héroïne prend en descendant de croupe
Un palefroi. Cependant le seigneur
Marche toujours à côté d’elle,
Tantôt lui conte une nouvelle,
Et tantôt lui parle d’amour,
Pour rendre le chemin plus court.Avec beaucoup de foi le traité s’exécute:
Pas la moindre ombre de dispute
Point de faute au calcul, non plus qu’entre marchands
De faveur en faveur (ainsi comptaient ces gens)
Jusqu’au bord de la mer enfin ils arrivèrent
Et s’embarquèrent.
Cet élément ne leur fut pas moins doux
Que l’autre avait été; certain calme au contraire
Prolongeant le chemin, augmenta le salaire.
Sains et gaillards ils s’embarquèrent tous
Au port de Joppe, et là se rafraîchirent;
Au bout de deux jours en partirent,
Sans autre escorte que leur train:
Ce fut aux brigands une amorce:
Un gros d’Arabes en chemin
Les ayant rencontrés, ils cédaient à la force,
Quand notre aventurier fit un dernier effort
Repoussa les brigands, reçut une blessure
Qui le mit dans la sépulture;
Non sur-le-champ; devant sa mort
I1 pourvut à la belle, ordonna du voyage,
En chargea son neveu jeune homme de courage,
Lui léguant par même moyen
Le surplus des faveurs, avec son équipage,
Et tout le reste de son bien.
Quand on fut revenu de toutes ces alarmes
Et que l’on eut versé certain nombre de larmes
On satisfit au testament du mort;
On paya les faveurs, dont enfin la dernière
Echut justement sur le bord
De la frontière.
En cet endroit le neveu la quitta,
Pour ne donner aucun ombrage;
Et le gouverneur la guida
Pendant le reste du voyage.
Au soudan il la présenta.
D’exprimer ici la tendresse,
Ou pour mieux dire les transports,
Que témoigna Zaïr en voyant la princesse,
I1 faudrait de nouveaux efforts;
Et je n’en puis plus faire: il est bon que j’imite
Phébus, qui sur la fin du jour
Tombe d’ordinaire si court
Qu’on dirait qu’il se précipite.
Le gouverneur aimait à se faire écouter;
Ce fut un passe-temps de l’entendre conter
Monts et merveilles de la dame
Qui riait sans doute en son âme.
Seigneur, dit le bon homme en parlant au soudan,
Hispal étant parti, Madame incontinent,
Pour fuir oisiveté, principe de tout vice,
Résolut de vaquer nuit et jour au service
D’un dieu qui chez ces gens a beaucoup de crédit.
Je ne vous aurais jamais dit
Tous ses temples et ses chapelles,
Nommés pour la plupart alcôves et ruelles.
Là les gens pour idole ont un certain oiseau,
Qui dans ses portraits est fort beau,
Quoiqu’il n’ait des plumes qu’aux ailes.
Au contraire des autres dieux,
Qu’on ne sert que quand on est vieux,
La jeunesse lui sacrifie.
Si vous saviez l’honnête vie
Qu’en le servant menait Madame Alaciel,
Vous béniriez cent fois le Ciel
De vous avoir donné fille tant accomplie.
Au reste en ces pays on vit d’autre façon
Que parmi vous; les belles vont et viennent:
Point d’eunuques qui les retiennent;
Les hommes en ces lieux ont tous barbe au menton.
Madame dès l’abord s’est faite à leur méthode,
Tant elle est de facile humeur;
Et je puis dire à son honneur
Que de tout elle s’accommode.
Zaïr était ravi. Quelques jours écoulés,
La princesse partit pour Garbe en grande escorte.
Les gens qui la suivaient furent tous régalés
De beaux présents; et d’une amour si forte
Cette belle toucha le coeur de Mamolin,
Qu’il ne se tenait pas. On fit un grand festin,
Pendant lequel, ayant belle audience,
Alaciel conta tout ce qu’elle voulut.
Dit les mensonges qu’il lui plut.
Mamolin et sa cour écoutaient en silence.
La nuit vint: on porta la reine dans son lit.
A son honneur elle en sortit:
Le prince en rendit témoignage.
Alaciel, à ce qu’on dit
N’en demandait pas davantage.
Ce conte nous apprend que beaucoup de maris
Qui se vantent de voir fort clair en leurs affaires
N’y viennent bien souvent qu’après les favoris,
Et tout savants qu’ils sont ne s’y connaissent guères.
Le plus sûr toutefois est de se bien garder,
Craindre tout, ne rien hasarder.
Filles maintenez-vous; l’affaire est d’importance.
Rois de Garbe ne sont oiseaux communs en France.
Vous voyez que l’hymen y suit l’accord de près:
C’est là l’un des plus grands secrets
Pour empêcher les aventures.
Je tiens vos amitiés fort chastes et fort pures
Mais Cupidon alors fait d’étranges leçons:
Rompez-lui toutes ses mesures:
Pourvoyez à la chose aussi bien qu’aux soupçons.
Ne m’allez point conter: c’est le droit des garçons
Les garçons sans ce droit ont assez où se prendre.
Si quelqu’une pourtant ne s’en pouvait défendre,
Le remède sera de rire en son malheur.
Il est bon de garder sa fleur;
Mais pour l’avoir perdue, il ne se faut pas pendre.

L’Ermite

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux:
Nous n’en avons ici que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort:
On y fait plus, on n’y fait nulle chose
C’est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D’amour honnête, et puis me voilà fort.
Tout au rebours il est une province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.
On les connaît à leur visage mince,
Le long dormir est exclu de ce lieu:
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cettui me semble à le voir Papimane.
Si d’autre part celui que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hésiter qualifiez cet homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint-père:
Punis en sont; rien chez eux ne prospère –
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
A Lucifer c’est sa maison des champs
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs
Verser? un champ dans l’île dessus dite.
Dame Venus , et Dame Hypocrisie,
Font quelquefois ensemble de bons coups;
Tout homme est homme, les ermites sur tous ;
Ce que j’en dis, ce n’est point par envie.
Avez-vous soeur, fille, ou femme jolie,
Gardez le froc; c’est un maître Gonin ;
Vous en tenez s’il tombe sous sa main
Belle qui soit quelque peu simple et neuve .
Pour vous montrer que je ne parle en vain,
Lisez ceci, je ne veux autre preuve.
Un jeune ermite était tenu pour saint:
On lui gardait place dans la Légende .
L homme de Dieu d’une corde était ceint
Pleine de noeuds, mais sous sa houppelande
Logeait le coeur d’un dangereux paillard.
Un chapelet pendait à sa ceinture
Long d’une brasse, et gros outre mesure;
Une clochette était de l’autre part.
Au demeurant, il faisait le cafard ,
Se renfermait voyant une femelle,
Dedans sa coque, et baissait la prunelle:
Vous n’auriez dit qu’il eut mange le lard.
Un bourg était dedans son voisinage,
Et dans ce bourg une veuve fort sage,
Qui demeurait tout a l’extrémité.
Elle n’avait pour tout bien qu’une fille
Jeune, ingénue, agréable et gentille;
Pucelle encor; mais a la vérité
Moins par vertu que par simplicité,
Peu d’entregent , beaucoup d’honnêteté,
D’autre dot point, d’amants pas davantage.
Du temps d’Adam qu’on naissait tout vêtu,
Je pense bien que la belle en eut eu,
Car avec rien on montait un ménage.
Il ne fallait matelas ni linceul:
Même le. lit était pas nécessaire.
Ce temps n’est plus. Hymen qui marchait seul,
Mène a présent a sa suite un notaire.
L’anachorète, en quêtant par le bourg,
Vit cette fille, et dit sous son capuce:
Voici de quoi; si tu sais quelque tour,
11 te le faut employer, frère Luce.
Pas n y manqua, voici comme il s’y prit.
Elle logeait, comme j’ai déjà dit,
Tout près des champs, dans une maisonnette,
Dont la cloison par notre anachorète
Etant perche aisément et sans bruit,
Le compagnon par une belle nuit
(Belle, non pas, le vent et la tempête
Favorisaient le dessein du galant)
Une nuit donc, dans le pertuis mettant
Un long cornet, tout du haut de la tête
Il leur cria: Femmes écoutez-moi.
A cette voix, toutes pleines d’effroi,
Se blottissant, I’une et l’autre est en transe.
Il continue, et corne a toute outrance
Réveillez-vous créatures de Dieu,
Toi femme veuve, et toi fille pucelle:
Allez trouver mon serviteur fidèle
L’ermite Luce, et partez de ce lieu
Demain marin sans le dire a personne;
Car c est ainsi que le Ciel vous l’ordonne.
Ne craignez point, je conduirai vos pas,
Luce est bénin. Toi veuve tu feras
Que de ta fille il ait la compagnie;
Car d’eux doit naitre un pape, dont la vie
Réformera tout le peuple chrétien.
La chose fut tellement prononcée,
Que dans le lit l’une et l’autre enfoncée
Ne laissa pas de l’entendre fort bien.
La peur les tint un quart d’heure en silence.
La fille enfin met le nez hors des draps
Et puis tirant sa mère par le bras,
Lui dit d’un ton tout rempli d’innocence:
Mon Dieu ! maman, y faudra-t-il aller ?
Ma compagnie ? hélas ! qu’en veut-il faire ?
Je ne sais pas comment il faut parler;
Ma cousine Anne est bien mieux son affaire
Et retiendrait bien mieux tous ses sermons.
Sotte, tais-toi, lui répartit la mère,
C’est bien cela; va, va, pour ces leçons
Il n’est besoin de tout l’esprit du monde:
Dès la première, ou bien dès la seconde,
Ta cousine Anne en saura moins que toi.
Oui ? dit la fille, hé mon Dieu, menez-moi.
Partons bientôt, nous reviendrons au gîte,
Tout doux, reprit la mère en souriant.
Il ne faut pas que nous allions si vite:
Car que sait-on ? le diable est bien méchant,
Et bien trompeur; si c’était lui, ma fille,
Qui fut venu pour nous tendre des lacs ?
As-tu pris garde ? il parlait d’un ton cas ,
Comme je crois que parle la famille
De Lucifer. Le fait mérite bien
Que sans courir ni précipiter rien,
Nous nous gardions de nous laisser surprendre.
Si la frayeur t’avait fait mal entendre:
Pour moi j’avais l’esprit tout éperdu.
Non non, maman, j’ai fort bien entendu,
Dit la fillette. Or bien reprit la mère,
Puisque ainsi va, mettons-nous en prière.
Le lendernain, tout le jour se passa
A raisonner, et par-ci, et par-là,
Sur cette voix et sur cette rencontre.
La nuit venue arrive le corneur:
Il leur cria d’un ton à faire peur:
Femme incrédule et qui vas à l’encontre
Des volontés de Dieu ton créateur,
Ne tarde plus, va-t’en trouver l’ermite,
Ou tu mourras. La fillette reprit:
Hé bien, maman, l’avais-je pas bien dit ?
Mon Dieu partons; allons rendre visite
A l’homme saint; je crains tant votre mort
Que j’y courrais, et tout de mon plus fort,
S’il le fallait. Allons donc, dit la mère.
La belle mit son corset des bons jours
Son demi-ceint, ses pendants de velours,
Sans se douter de ce qu’elle allait faire .
Jeune fillette a toujours soin de plaire.
Notre cagot s’était mis aux aguets,
Et par un trou qu’il avait fait exprès
A sa cellule, il voulait que ces femmes
Le pussent voir comme un brave soldat
Le fouet en main, toujours en un état
De pénitence, et de tirer des flammes
Quelque défunt puni pour ses méfaits,
Faisant si bien en frappant tout auprès,
Qu’on crut ouïr cinquante disciplines.
Il n’ouvrit pas a nos deux pèlerines
Du premier coup, et pendant un moment
Chacune peut l’entrevoir s’escrimant
Du saint outil. Enfin la porte s’ouvre,
Mais ce ne fut d’un bon Miserere.
Le papelard contrefait l’etonné.
Tout en tremblant la veuve lui découvre,
Non sans rougir, le cas comme il était.
A six pas d’eux la fillette attendait
Le résultat, qui fut que notre ermite
Les renvoya, fit le bon hypocrite.
Je crains, dit-il, les ruses du malin:
Dispensez-moi, le sexe féminin
Ne doit avoir en ma cellule entrée.
Jamais de moi saint-père ne naîtra.
La veuve dit, toute déconfortée:
Jamais de vous ? et pourquoi ne fera ?
Elle ne put en tirer autre chose.
En s’en allant la fillette disait:
Hélas ! maman, nos pêchés en sont cause.
La nuit revient, et l’une et l’autre était
Au premier somme, alors que l’hypocrite
Et son cornet font bruire la maison.
Il leur cria toujours du même ton:
Retournez voir Luce le saint ermite.
Je l’ai changé, retournez dès demain.
Les voilà donc derechef en chemin.
Pour ne tirer plus en long cette histoire,
Il les reçût. La mère s’en alla,
Seule s’entend, la fille demeura,
Tout doucement il vous l’apprivoisa,
Lui prit d’abord son joli bras d’ivoire,
Puis s’approcha, puis en vint au baiser,
Puis aux beautés que l’on cache à la vue,
Puis le. galant vous la mit toute nue,
Comme s’il eut voulu la baptiser.
O papelards! qu’on se trompe à vos mines !
Tant lui donna du retour de matines ,
Que maux de coeur vinrent premièrement,
Et maux de coeur chassés, Dieu sait comment.
En fin finale, une certaine enflure
La contraignit d’allonger sa ceinture:
Mais en cachette, et sans en avertir
Le forge-pape, encore moins la mère.
Elles craignait qu’on ne la fît partir:
Le jeu d’amour commençait à lui plaire.
Vous me direz: d’où lui vint tant d’esprit?
D’où? de ce jeu, c’est l’arbre de science.
Sept mois entiers la galande attendit;
Elle allégua son peu d’expérience.
Dès que la mère eut indice certain
De sa grossesse, elle lui fit soudain
Trousser bagage et remercia l’hôte.
Lui de sa part rendit grâce au Seigneur
Qui soulageait son pauvre serviteur.
Puis, au départ, il leur dit que sans faute,
Moyennant Dieu, l’enfant viendrait à bien.
Gardez pourtant, Dame, de faire rien
Qui puisse nuire à votre gantière.
Ayez grand soin de cette créature,
Car tout bonheur vous en arrivera.
Vous régnerez, serez la signora,
Ferez monter aux grandeurs tous les vôtres,
Princes les uns et grands seigneurs les autres.
Vos cousins ducs, cardinaux vos neveux:
Places, châteaux, tant pour vous que pour eux,
Ne manqueront en aucune manière,
Non plus que l’eau qui coule en la rivière.
Leur ayant fait cette prédiction,
Il leur donna sa bénédiction.
La signora, de retour chez sa mère,
S’entretenait jour et nuit du saint-père,
Préparait tout, lui faisait des béguins:
Au demeurant prenait tous les matins
La couple d’oeufs, attendait en liesse
Ce qui viendrait d’une telle grossesse.
Mais ce qui vint détruisit les châteaux,
Fit avorter les mitres, les chapeaux,
Et les grandeurs de toute la famille.
La signora mit au monde une fille.

Mazet de Lamporechio

Le voile n’est le rempart le plus sûr
Contre l’Amour, ni le moins accessible .
Un bon mari, mieux que grille ni mur,
Y pourvoira, si pourvoir est possible.
C’est à mon sens une erreur trop visible
A des parents, pour ne dire autrement,
De présumer, après qu’une personne,
Bon gré, mal gré, s’est mise en un couvent,
Que Dieu prendra ce qu’ainsi l’on lui donne.
Abus, abus; je tiens que le Malin
N’a revenu plus clair et plus certain
(Sauf toutefois l’assistance divine.)
Encore un coup ne faut qu’on s’imagine
Que d’être pure et nette de pêché
Soit privilège à la guimpe attaché.
Nenni da, non; je prétends qu’au contraire,
Filles du monde ont toujours plus de peur,
Que l’on ne donne atteinte à leur honneur;
La raison est qu’elles en ont affaire.
Moins d’ennemis attaquent leur pudeur.
Les autres n’ont pour un seul adversaire.
Tentatlon, fille d’oisiveté,
Ne manque pas d’agir de son côté:
Puis le désir, enfant de la contrainte.
Ma fille est nonne, Ergo, c’est une sainte,
Mal raisonner. Des quatre parts les trois
En ont regret et se mordent les doigts;
Font souvent pis; au moins l’ai-je ouï dire;
Car pour ce point je parle sans savoir.
Boccace en fait certain conte pour rire,
Que j’ai rimé comme vous allez voir.
Un bon vieillard en un couvent de filles
Autrefois fut, labourait le jardin.
Elles étaient toutes assez gentilles,
Et volontiers jasaient dès le matin.
Tant ne songeaient au service divin,
Qu’à soi montrer ès parloirs aguimpées,
Bien blanchement, comme droites poupées,
Prête chacune à tenir coup aux gens;
Et n’était bruit qu’il se trouvât léans
Fille qui n’eût de quoi rendre le change,
Se renvoyant l’une à l’autre l’éteuf.
Huit soeurs étaient, et l’abbesse sont neuf,
Si mal d’accord que c’était chose étrange.
De la beauté la plupart en avaient;
De la jeunesse elles en avaient toutes.
En cettui lieu beaux pères fréquentaient,
Comme on peut croire; et tant bien supputaient
Qu’il ne manquait à tomber sur leurs routes.
Le bon vieillard jardinier dessus dit,
Près de ces soeurs perdait presque l’esprit;
A leur caprice il ne pouvait suffire.
Toutes voulaient au vieillard commander;
Dont ne pouvant entre elles s’accorder,
Il souffrait plus que l’on ne saurait dire.
Force lui fut de quitter la maison.
Il en sortit de la même facon
Qu’était entré là dedans le pauvre homme,
Sans croix ne pile, et n’ayant rien en somme
Qu’un vieil habit. Certain jeune garcon
De Lamporech, si j’ai bonne mémoire,
Dit au vieillard un beau jour après boire,
Et raisonnant sur le fait des nonnains:
Qu’il passerait bien volontiers sa vie
Près de ces soeurs; et qu’il avait envie
De leur offrir son travail et ses mains:
Sans demander récompense ni gages.
Le compagnon ne visait à l’argent:
Trop bien croyait, ces soeurs étant peu sages,
Qu’il en pourrait croquer une en passant,
Et puis une autre, et puis toute la troupe.
Nuto lui dit (c’est le nom du vieillard):
Crois-moi, Mazet, mets-toi quelque autre part.
J’aimerais mieux être sans pain ni soupe
Que d’employer en ce lieu mon travail.
Les nonnes sont un étrange bétail.
Qui n’a tâté de cette marchandise
Ne sait encor ce que c’est que tourment.
Je te le dis, laisse la ce couvent;
Car d’espérer les servir à leur guise
C’est un abus; l’une voudra du mou
L’autre du dur; par quoi je te tiens fou
D’autant plus fou que ces filles sont sottes;
Tu n’auras pas oeuvre faite entre nous
L’une voudra que tu plantes des choux,
L’autre voudra que ce soit des carottes.
Mazet reprit: Ce n’est pas là e point.
Vois-tu Nuto, je ne suis qu’une bête;
Mais dans ce lieu tu ne me verras point
Un mois entier, sans qu’on m’y fasse fête.
La raison est que je n’ai que vingt ans;
Et comme toi je n’ai pas fait mon temps.
Je leur suis propre, et ne demande en somme
Que être admis. Dit alors le bon homme:
Au factotum tu n’as qu’à t’adresser;
Allons-nous-en de ce pas lui parler.
Allons, dit l’autre. Il me vient une chose
Dedans l’esprit: je ferai le muet
Et l’idiot. Je pense qu’en effet,
Reprit Nuto, cela peut être cause
Que le Pater avec le factotum
N’auront de toi ni crainte ni soupçon.
La chose alla comme ils l’avaient prévue.
Voila Mazet, à qui pour bienvenue
L’on fait bêcher la moitié du jardin.
Il contrefait le sot et le badin,
Et cependant laboure comme un sire.
Autour de lui les nonnes allaient rire.
Un certain jour le compagnon dormant,
Ou bien feignant de dormir, il n’importe:
(Boccace dit qu’il en faisait semblant)
Deux des nonnains le voyant de la sorte
Seul au jardin; (car sur le haut du jour,
Nulle des soeurs ne faisait long séjour
Hors le logis, le tout crainte du hâle)
De ces deux donc, l’une approchant Mazet,
Dit à sa soeur: Dedans ce cabinet
Menons ce sot: Mazet était beau mâle,
Et la galande à le considérer
Avait pris goût; pourquoi sans différer
Amour lui fit proposer cette affaire.
L’autre reprit: Là dedans ? et quoi faire ?
Quoi ? dit la soeur, je ne sais, l’on verra;
Ce que l’on fait alors qu’on en est là:
Ne dit-on pas qu’il se fait quelque chose ?
JESUS, reprit l’autre soeur se signant,
Que dis-tu là ? notre règle défend
De tels pensers. S’il nous fait un enfant ?
Si l’on nous voit ? tu t’en vas être cause
De quelque mal. On ne nous verra point,
Dit la première; et quant à l’autre point
C’est s’alarmer avant que le coup vienne.
Usons du temps sans nous tant mettre en peine,
Et sans prévoir les choses de si loin.
Nul n’est ici, nous avons tout à point,
L’heure, et le lieu si touffu, que la vue
N’y peut passer; et puis sur l’avenue
Je suis d’avis qu’une fasse le guet:
Tandis que l’autre étant avec Mazet,
A son bel aise aura lieu de s’instruire:
Il est muet et n’en pourra rien dire.
Soit fait, dit l’autre; il faut à ton désir
Acquiescer, et te faire plaisir.
Je passerai si tu veux la première
Pour t’obliger au moins à ton loisir
Tu t’ébattras puis après de manière
Qu’il ne sera besoin d’y retourner:
Ce que j’en dis n’est que pour t’obliger.
Je le vois bien, dit l’autre plus sincère:
Tu ne voudrais sans cela commencer
Assurément; et tu serais honteuse .
Tant y resta cette soeur scrupuleuse,
Qu’à la fin l’autre allant la dégager
De faction la fut faire changer.
Notre muet fait nouvelle partie:
Il s’en tira non si gaillardement:
Cette soeur fut beaucoup plus mal lotie;
Le pauvre gars acheva simplement
Trois fois le jeu, puis après il fit chasse.
Les deux nonnains n’oublièrent la trace
Du cabinet, non plus que du jardin;
Il ne fallait leur montrer le chemin.
Mazet, pourtant, se ménagea de sorte
Qu’à Soeur Agnès, quelques jours ensuivant
Il fit apprendre une semblable note
En un pressoir tout au bout du couvent;
Soeur Angélique et soeur Claude suivirent,
L’une au dortoir, l’autre dans un cellier:
Tant qu’à la fin la cave et le grenier
Du fait des soeurs maintes choses apprirent.
Point n’en resta que le sire Mazet
Ne régalât au moins mal qu’il pouvait.
L’abbesse aussi voulut entrer en danse,
Elle eut son droit, double et triple pitance,
De quoi les soeurs jeûnèrent très longtemps.
Mazet n’avait faute de restaurants;
Mais restaurants ne sont pas grande affaire
A tant d’emploi. Tant pressèrent le hère,
Qu’avec l’abbesse un jour venant au choc:
J’ai toujours ouï, ce dit-il, qu’un bon coq
N’en a que sept, au moins qu’on ne me laisse
Toutes les neuf. Miracle, dit l’abbesse,
Venez mes soeurs, nos jeunes ont tant fait
Que Mazet parle. A l’entour du muet,
Non plus muet, toutes huit accoururent;
Tinrent chapitre, et sur l’heure conclurent
Qu’à l’avenir Mazet serait choyé
Pour le plus sûr; car qu’il fut renvoyé,
Cela rendrait la chose manifeste.
Le compagnon bien nourri, bien payé
Fit ce qu’il put, d’autres firent le reste.
Il les engea de petits Mazillons,
Desquels on fit de petits moinillons;
Ces moinillons devinrent bientôt pères;
Comme les soeurs devinrent bientôt mères
A leur regret, pleines d’humilité;
Mais jamais nom ne fut mieux mérité.
Autres contes:
  • Les Frères de Catalogne
  • Le Berceau
  • L’Oraison de Saint-Julien
  • La Servante justifiée
  • Le Calendriers des Vieillards
  • Le Villageois qui a perdu son veau
  • L’anneau d’Hans Carvel
  • Le Gascon puni

Troisième partie des Contes (1671)

Les Oies du Père Philippe

Je dois trop au beau sexe; il me fait trop d’honneur
De lire ces récits; si tant est qu’il les lise.
Pourquoi non? c’est assez qu’il condamne en son coeur
Celles qui font quelque sottise.
Ne peut-il pas sans qu’il le dise,
Rire sous cape de ces tours,
Quelque aventure qu’il y trouve ?
S’ils sont faux, ce sont vains discours;
S’ils sont vrais, il les désapprouve.
Irait-il après tout s’alarmer sans raison
Pour un peu de plaisanterie ?
Je craindrais bien plutôt que la cajolerie
Ne mît le feu dans la maison.
Chassez les soupirants, belles, souffrez mon livre;
Je réponds de vous corps pour corps:
Mais pourquoi les chasser ? ne saurait-on bien vivre
Qu’on ne s’enferme avec les morts ?
Le monde ne vous connaît guères,
S’il croit que les faveurs sont chez vous familières:
Non pas que les heureux amants
Soient ni phénix ni corbeaux blancs;
Aussi ne sont-ce fourmilières.
Ce que mon livre en dit, doit passer pour chansons.
J’ai servi des beautés de toutes les façons:
Qu’ai- je gagné ? très peu de chose;
Rien. Je m’aviserais sur le tard d’être cause
Que la moindre de vous commît le moindre mal !
Contons; mais contons bien; c’est le point principal;
C’est tout: à cela près, censeurs, je vous conseille
De dormir comme moi sur l’une et l’autre oreille.
Censurez tant qu’il vous plaira
Méchants vers, et phrases méchantes;
Mais pour bons tours, laissez-les là;
Ce sont choses indifférentes;
Je n’y vois rien de périlleux.
Les mères, les maris, me prendront aux cheveux
Pour dix ou douze contes bleus!
Voyez un peu la belle affaire !
Ce que je n’ai pas fait mon livre irait le faire !
Beau sexe, vous pouvez le lire en sûreté;
Mais je voudrais m’être acquitté
De cette grâce par avance.
Que puis-je faire en récompense ?
Un conte ou l’on va voir vos appas triompher:
Nulle précaution ne les peut étouffer.
Vous auriez surpassé le printemps et l’aurore
Dans l’esprit d’un garçon, si des ses jeunes ans,
Outre l’éclat des cieux, et les beautés des champs,
Il eût vu les vôtres encore.
Aussi dès qu’il les vit il en sentit les coups;
Vous surpassâtes tout; il n’eut d’yeux que pour vous;
Il laissa les palais: enfin votre personne
Lui parut avoir plus d’attraits
Que n’en auraient à beaucoup près
Tous les joyaux de la Couronne.
On l’avait dès l’enfance élevé dans un bois.
Là son unique compagnie
Consistait aux oiseaux: leur aimable harmonie
Le désennuyait quelquefois.
Tout son plaisir était cet innocent ramage:
Encor ne pouvait-il entendre leur langage.
En une école si sauvage
Son père l’amena dès ses plus tendres ans.
Il venait de perdre sa mère;
Et le pauvre garçon ne connut la lumière
Qu’afin qu’il ignorât les gens:
Il ne s’en figura pendant un fort long temps
Point d’autres que les habitants
De cette foret; c’est-à-dire
Que des loups, des oiseaux, enfin ce qui respire
Pour respirer sans plus, et ne songer à rien.
Ce qui porta son père à fuir tout entretien,
Ce furent deux raisons ou mauvaises ou bonnes;
L’une la haine des personnes,
L’autre la crainte; et depuis qu’à ses yeux
Sa femme disparut s’envolant dans les Cieux,
Le monde lui fut odieux:
Las d’y gémir, et de s’y plaindre,
Et partout des plaintes ouïr,
Sa moitié le lui fit par son trépas haïr,
Et le reste des femmes craindre.
Il voulut être ermite; et destina son fils
A ce même genre de vie.
Ses biens aux pauvres départis,
Il s’en va seul, sans compagnie
Que celle de ce fils, qu’il portait dans ses bras:
Au fond d’une forêt il arrête ses pas.
(Cet homme s’appelait Philippe, dit l’histoire.)
Là, par un saint motif, et non par humeur noire,
Notre ermite nouveau cache avec très grand soin
Cent choses à l’enfant; ne lui dit près ni loin
Qu’il fut au monde aucune femme,
Aucuns désirs, aucun amour;
Au progrès de ses ans réglant en ce séjour
La nourriture de son âme.
A cinq il lui nomma des fleurs, des animaux;
L’entretint de petits oiseaux;
Et parmi ce discours aux enfants agréable,
Mêla des menaces du diable;
Lui dit qu’il était fait d’une étrange façon:
La crainte est aux enfants la première leçon.
Les dix ans expirés, matière plus profonde
Se mit sur le tapis: un peu de l’autre monde
Au jeune enfant fut révélé;
Et de la femme point parlé.
Vers quinze ans lui fut enseigné,
Tout autant que l’on put, l’auteur de la nature;
Et rien touchant la créature.
Ce propos n’est alors déjà plus de saison
Pour ceux qu’au monde on veut soustraire;
Telle idée en ce cas est fort peu nécessaire.
Quand ce fils eut vingt ans, son père trouva bon
De le mener à la ville prochaine.
Le vieillard tout cassé ne pouvait plus qu’à peine
Aller quérir son vivre: et lui mort après tout
Que ferait ce cher fils ? comment venir à bout
De subsister sans connaître personne ?
Les loups n’étaient pas gens qui donnassent l’aumône.
Il savait bien que le garçon
N’aurait de lui pour héritage,
Qu’une besace et qu’un bâton:
C’était un étrange partage.
Le père à tout cela songeait sur ses vieux ans.
Au reste il était peu de gens
Qui ne lui donnassent la miche.
Frère Philippe eût été riche
S’il eut voulu. Tous les petits enfants
Le connaissaient; et du haut de leur tête,
Ils criaient: Apprêtez la quête;
Voilà frère Philippe. Enfin dans la cité
Frère Philippe souhaité
Avait force dévots; de dévotes pas une;
Car il n’en voulait point avoir.
Sitôt qu’il crut son fils ferme dans son devoir,
Le pauvre homme le mène voir
Les gens de bien, et tente la fortune.
Ce ne fut qu’en pleurant qu’il exposa ce fils.
Voilà nos ermites partis.
Ils vont à la cité superbe, bien bâtie,
Et de tous objets assortie:
Le prince y faisait son séjour.
Le jeune homme tombe des nues
Demandait: Qu’est-ce là ? Ce sont des gens de cour.
Et là ? Ce sont palais. Ici ? Ce sont statues.
Il considérait tout: quand de jeunes beautés
Aux yeux vifs, aux traits enchantés,
Passèrent devant lui; dès lors nulle autre chose
Ne put ses regards attirer.
Adieu palais; adieu ce qu’il vient d’admirer:
Voici bien pis, et bien une autre cause
D’étonnement.
Ravi comme en extase à cet objet charmant:
Qu’est-ce là, dit-il à son père,
Qui porte un si gentil habit ?
Comment l’appelle-t-on ? ce discours ne plut guère
Au bon vieillard, qui répondit:
C’est un oiseau qui s’appelle oie.
O l’agréable oiseau ! dit le fils plein de joie.
Oie, hélas chante un peu, que j’entende ta voix.
Peut-on point un peu te connaître ?
Mon père je vous prie et mille et mille fois,
Menons-en une en notre bois;
J’aurai soin de la faire paître.

La Coupe enchantée

Les maux les plus cruels ne sont que des chansons.
Près de ceux qu’aux maris cause la jalousie.
Figurez-vous un fou chez qui tous les soupcons
Sont bien venus, quoi qu’on lui die.
Il n’a pas un moment de repos en sa vie.
Si l’oreille lui tinte, o dieux ! tout est perdu
Ses songes sont toujours que l’on le fait cocu.
Pourvu qu’il songe, c’est l’affaire.
Je ne vous voudrais pas un tel point garantir;
Car pour songer il faut dormir,
Et les jaloux ne dorment guère.
Le moindre bruit éveille un mari soupçonneux
Qu’à l’entour de sa femme une mouche bourdonne
C’est cocuage qu’en personne
Il a vu de ses propres yeux.
Si bien vu que l’erreur n’en peut être effacée,
Il veut à toute force être au nombre des sots.
Il se maintient cocu, du moins de la pensée
S’il ne l’est en chair et en os.
Pauvres gens, dites-moi, qu’est-ce que cocuage ?
Quel tort vous fait-il ? Quel dommage ?
Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien
Se moquent avec juste cause ?
Quand on l’ignore, ce n’est rien
Quand on le sait, c’est peu de chose.
Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas:
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas
A celui-là qui but dans la coupe enchantée.
Profitez du malheur d’autrui.
Si cette histoire peut soulager votre ennui,
Je vous l’aurai bientôt contée.
Mais je vous veux premièrement,
Prouver par bon raisonnement,
Que ce mal dont la peur vous mine et vous consume,
N’est mal qu’en votre idée, et non point dans l’effet
En mettez-vous votre bonnet
Moins aisément que de coutume ?
Cela s’en va-t-il pas tout net !
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence;
Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?
Ne retrouvez-vous pas toujours les mêmes traits ?
Vous apercevez-vous d’aucune différence ?
Je tire donc ma conséquence,
Et dis malgré le peuple, ignorant et brutal,
Cocuage n’est point un mal. 

La Courtisane amoureuse

Le jeune Amour, bien qu’il ait la façon
D’un dieu qui n’est encor qu’à sa leçon,
Fut de tout temps grand faiseur de miracles.
En gens coquets il change les Catons.
Par lui les sots deviennent des oracles.
Par lui les loups deviennent des moutons.
Il fait si bien que l’on n’est plus le même:
Témoin Hercule, et témoin Polyphème,
Mangeurs de gens. L’un sur un roc assis
Chantait aux vents ses amoureux soucis,
Et pour charmer sa nymphe joliette
Taillait sa barbe, et se mirait dans l’eau.
L’autre changea sa massue en fuseau
Pour le plaisir d’une jeune fillette.
J’en dirais cent: Boccace en rapporte un
Dont j’ai trouvé l’exemple peu commun.
C’est de Chimon jeune homme tout sauvage,
Bien fait de corps, mais ours quant à l’esprit,
Amour le lèche, et tant qu’il le polit.
Chimon devint un galant personnage.
Qui fit cela ? deux beaux yeux seulement.
Pour les avoir aperçus un moment,
Encore à peine, et voilés par le somme,
Chimon aima, puis devint honnête homme .
Ce n’est le point dont il s’agit ici:
Je veux conter comme une de ces femmes
Qui font plaisir aux enfants sans souci
Put en son coeur loger d’honnêtes flammes.
Elle était fière, et bizarre surtout.
On ne savait comme en venir à bout.
Rome c’était le lieu de son négoce.
Mettre à ses pieds la mitre avec la crosse
C’était trop peu; les simples Monseigneurs
N’étaient d’un rang digne de ses faveurs.
Il lui fallait un homme du Conclave;
Et des premiers, et qui fût son esclave;
Et même encore il y profitait peu,
A moins que d’être un cardinal neveu.
Le Pape enfin, s’il se fût piqué d’elle,
N’aurait été trop bon pour la donzelle.
De son orgueil ses habits se sentaient.
Force brillants sur sa robe éclataient,
La chamarrure avec la broderie.
Lui voyant faire ainsi la renchérie ,
Amour se mit en tête d’abaisser
Ce coeur si haut; et pour un gentilhomme
Jeune, bien fait, et des mieux mis de Rome,
Jusques au vif il voulut la blesser.
L’adolescent avait pour nom Camille,
Elle Constance. Et bien qu’il fût d’humeur
Douce, traitable, à se prendre facile,
Constance n’eut sitôt l’amour au coeur,
Que la voilà craintive devenue.
Elle n’osa déclarer ses désirs
D’autre façon qu’avecque des soupirs.
Auparavant pudeur ni retenue
Ne l’arrêtaient; mais tout fut bien changé.
Comme on n’eût cru qu’Amour se fût logé
En coeur si fier, Camille n’y prit garde.
Incessamment Constance le regarde;
Et puis soupirs, et puis regards nouveaux;
Toujours rêveuse au milieu des cadeaux;
Sa beauté même y perdit quelque chose.
Bientôt le lis l’emporta sur la rose.
Avint qu’un soir Camille régala
De jeunes gens: il eut aussi des femmes.
Constance en fut. La chose se passa
Joyeusement; car peu d’entre ces dames
Etaient d’humeur à tenir des propos
De sainteté ni de philosophie.
Constance seule étant sourde aux bons mots
Laissait railler toute la compagnie.
Le souper fait, chacun se retira.
Tout dès l’abord Constance s’éclipsa,
S’allant cacher en certaine ruelle
Nul n’y prit garde: et l’on crut que chez elle,
Indisposée, ou de mauvaise humeur,
Ou pour affaire elle était retournée.
La compagnie étant donc retirée,
Camille dit à ses gens, par bonheur,
Qu’on le laissât; et qu’il voulait écrire.
Le voilà seul, et comme le désire
Celle qui l’aime, et qui ne sait comment
Ni l’aborder, ni par quel compliment
Elle pourra lui déclarer sa flamme.
Tremblante enfin, et par nécessité
Elle s’en vient. Qui fut bien étonné,
Ce fut Camille: Hé quoi, dit-il,
Madame Vous surprenez ainsi vos bons amis ?
Il la fit seoir; et puis s’étant remis:
Qui vous croyait, reprit-il, demeurée ?
Et qui vous a cette cache montrée ?
L’amour, dit-elle. A ce seul mot sans plus
Elle rougit; chose que ne font guère
Celles qui sont prêtresses de Vénus:
Le vermillon leur vient d’autre manière
Camille avait déjà quelque soupçon
Que l’on l’aimait: il n’était si novice
Qu’il ne connut ses gens à la façon;
Pour en avoir un plus certain indice
Et s’égayer, et voir si ce coeur fier
Jusques au bout pourrait s’humilier,
Il fit le froid. Notre amante en soupire.
La violence enfin de son martyre
La fait parler: elle commence ainsi:
Je ne sais pas ce que vous allez dire,
De voir Constance oser venir ici
Vous déclarer sa passion extrême.
Je ne saurais y penser sans rougir:
Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.
Puis quelle excuse ! hélas si le passé
Dans votre esprit pouvait être effacé !
Du moins, Camille, excusez ma franchise
Je vois fort bien que quoi que je vous dise
Je vous déplais. Mon zèle me nuira.
Mais nuise ou non, Constance vous adore:
Méprisez-la, chassez-la, battez-la;
Si vous pouvez, faites-lui pis encore;
Elle est à vous. Alors le jouvenceau:
Critiquer gens m’est, dit-il, fort nouveau
Ce n’est mon fait: et toutefois Madame
Je vous dirai tout net que ce discours
Me surprend fort; et que vous n’êtes femme
Qui dût ainsi prévenir nos amours.
Outre le sexe, et quelque bienséance
Qu’il faut garder, vous vous êtes fait tort.
A quel propos toute cette éloquence ?
Votre beauté m’eût gagné sans effort
Et de son chef. Je vous le dis encor:
Je n’aime point qu’on me fasse d’avance.
Ce propos fut à la pauvre Constance
Un coup de foudre. Elle reprit pourtant:
J’ai mérité ce mauvais traitement:
Mais ose-t-on vous dire sa pensée ?
Mon procédé ne me nuirait pas tant,
Si ma beauté n’était point effacée.
C’est compliment ce que vous m’avez dit:
J’en suis certaine, et lis dans votre esprit:
Mon peu d’appas n’a rien qui vous engage.
D’où me vient-il ? je m’en rapporte à vous.
N’est-il pas vrai que naguère, entre nous,
A mes attraits chacun rendait hommage ?
Ils sont éteints ces dons si précieux.
Et L’amour que j’ai m’a causé ce dommage.
Je ne suis plus assez belle à vos yeux.
Si je l’étais je serais assez sage.
Nous parlerons tantôt de ce point-là,
Dit le galant; il est tard, et voilà
Minuit qui sonne; il faut que je me couche.
Constance crut qu’elle aurait la moitié
D’un certain lit que d’un oeil de pitié
Elle voyait: mais d’en ouvrir la bouche,
Elle n’osa de crainte de refus.
Le compagnon feignant d’être confus
Se tut longtemps; puis dit: Comment ferai-je ?
Je ne me puis tout seul déshabiller.
Et bien, Monsieur, dit-elle, appellerai-je ?
Non, reprit-il; gardez-vous d’appeler.
Je ne veux pas qu’en ce lieu l’on vous voie
Ni qu’en ma chambre une fille de joie
Passe la nuit au su de tous mes gens.
Cela suffit, Monsieur, répartit-elle.
Pour éviter ces inconvénients,
Je me pourrais cacher en la ruelle:
Mais faisons mieux, et ne laissons venir
Personne ici: l’amoureuse Constance
Veut aujourd’hui de laquais vous servir.
Accordez-lui pour toute récompense
Cet honneur-là. Le jeune homme y consent.
Elle s’approche; elle le déboutonne;
Touchant sans plus à l’habit, et n’osant
Du bout du doigt toucher à la personne.
Ce ne fut tout; elle le déchaussa.
Quoi de sa main ! quoi Constance elle-même !
Qui fût-ce donc ? est-ce trop que cela ?
Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.
Le compagnon dans le lit se plaça;
Sans la prier d’être de la partie.
Constance crut dans le commencement,
Qu’il la voulait éprouver seulement:
Mais tout cela passait la raillerie
Pour en venir au point plus important:
Il fait, dit-elle, un temps froid comme glace:
Où me coucher ?
CAMILLE
Partout ou vous voudrez.
CONSTANCE
Quoi sur ce siège ?
CAMILLE
Et bien non; vous viendrez
Dedans mon lit.
CONSTANCE
Délacez-moi, de grâce.
CAMILLE
Je ne saurais, il fait froid, je suis nu;
Délacez-vous. Notre amante ayant vu
Près du chevet un poignard dans sa gaine
Le prend, le tire, et coupe ses habits
Corps piqué d’or, garnitures de prix,
Ajustement de princesse et de reine.
Ce que les gens en deux mois à grand’peine
Avaient brodé, périt en un moment:
Sans regretter ni plaindre aucunement
Ce que le sexe aime plus que sa vie.
Femmes de France, en feriez-vous autant ?
Je crois que non, j’en suis sûr, et partant
Cela fut beau sans doute en Italie.
La pauvre amante approche en tapinois,
Croyant tout fait; et que pour cette fois
Aucun bizarre et nouveau stratagème
Ne viendrait plus son aise reculer:
Camille dit: C’est trop dissimuler
Femme qui vient se produire elle-même
N’aura jamais de place à mes côtés.
Si bon vous semble allez vous mettre aux pieds.
Ce fut bien là qu’une douleur extrême
Saisit la belle; et si lors par hasard
Elle avait eu dans ses mains le poignard,
C’ en était fait: elle eut de part en part
Percé son coeur. Toutefois l’espérance
Ne mourut pas encor dans son esprit.
Camille était trop connu de Constance.
Et que ce fut tout de bon qu’il eût dit
Chose si dure, et pleine d’insolence,
Lui qui s’était jusque-là comporté
En homme doux, civil, et sans fierté,
Cela semblait contre toute apparence.
Elle va donc en travers se placer
Aux pieds du sire; et d’abord les lui baise;
Mais point trop fort, de peur de le blesser
On peut juger si Camille était aisé.
Quelle victoire ! avoir mis à ce point
Une beauté si superbe et si fière !
Une beauté ! je ne la décris point;
Il me faudrait une semaine entière.
On ne pouvait reprocher seulement
Que la pâleur à cet objet charmant
Pâleur encor dont la cause était telle
Qu’elle donnait du lustre à notre belle.
Camille donc s’étend; et sur un sein
Pour qui l’ivoire aurait eu de l’envie,
Pose ses pieds, et sans cérémonie
Il s’accommode, et se fait un coussin
Puis feint qu’il cède aux charmes de Morphée.
Par les sanglots notre amante étouffée
Lâche la bonde aux pleurs cette fois-là.
Ce fut la fin. Camille l’appela,
D’un ton de voix qui plut fort à la belle.
Je suis content, dit-il, de votre amour.
Venez, venez, Constance, c’est mon tour.
Elle se glisse; et lui s’approchant d’elle:
M’avez-vous cru si dur et si brutal
Que d’avoir fait tout de bon le sévère ?
Dit-il d’abord, vous me connaissez mal:
Je vous voulais donner lieu de me plaire.
Or bien je sais le fond de votre coeur.
Je suis content, satisfait, plein de joie,
Comblé d’amour: et que votre rigueur
Si bon lui semble à son tour se déploie:
Elle le peut: usez-en librement.
Je me déclare aujourd’hui votre amant,
Et votre époux; et ne sais nulle dame,
De quelque rang et beauté que ce soit,
Qui vous valût pour maîtresse et pour femme;
Car le passé rappeler ne se doit
Entre nous deux. Une chose ai-je à dire:
C’est qu’en secret il nous faut marier.
Il n’est besoin de vous spécifier
Pour quel sujet: cela vous doit suffire.
Même il est mieux de cette façon-là;
Un tel hymen à des amours ressemble;
On est époux et galant tout ensemble.
L’histoire dit que le drôle ajouta:
Voulez-vous pas, en attendant le prêtre,
A votre amant vous fier aujourd’hui ?
Vous le pouvez, je vous réponds de lui;
Son coeur n’est pas d’un perfide et d’un traître.
A tout cela Constance ne dit rien.
C’était tout dire: il le reconnut bien,
N’étant novice en semblables affaires.
Quant au surplus, ce sont de tels mystères,
Qu’il n’est besoin d’en faire le récit.
Voilà comment Constance réussit.
Or faites-en, nymphes, votre profit.
Amour en a dans son académie,
Si l’on voulait venir à l’examen,
Que j’aimerais pour un pareil hymen
Mieux que mainte autre à qui l’on se marie.
Femme qui n’a filé toute sa vie
Tâche à passer bien des choses sans bruit.
Témoin Constance et tout ce qui s’ensuit,
Noviciat d’épreuves un peu dures:
Elle en reçut abondamment le fruit:
Nonnes je sais qui voudraient chaque nuit
En faire un tel à toutes aventures
Ce que possible on ne croira pas vrai
C’est que Camille en caressant la belle
Des dons d’Amour lui fit goûter l’essai.
L’essai ? je faux: Constance en était-elle
Aux éléments? oui Constance en était
Aux éléments: ce que la belle avait
Pris et donné de plaisirs en sa vie,
Compter pour rien jusqu’alors se devait:
Pourquoi cela ? quiconque aime le die.

Le différend de Beaux Yeux et Belle Bouche

Belle Bouche et Beaux Yeux plaidaient pour les honneurs
Devant le juge d’Amathonte.
Belle Bouche disait: Je m’en rapporte aux cœurs
Et leur demande s’ils font compte
De Beaux Yeux ainsi que de moi.
Qu’on examine notre emploi,
Nos traits, nos beautés et nos charmes.
Que dis-je, notre emploi ? j’ai bien plus d’un métier
Mais j’ignore celui de répandre les larmes:
De bon cœur je le laisse à Beaux Yeux tout entier.
Je satisfais trois sens; eux seulement la vue.
Ma gloire est bien d’autre étendue:
L’ouïe et l’odorat ont part à mes plaisirs.
Outre qu’aux doux propos je joins les chansonnettes,
Belle Bouche fait des soupirs
Tels à peu près que les Zéphyrs
En la saison des violettes.
Je sais par cent moyens rendre heureux un amant:
Vous me dispenserez de vous dire comment.
S’il s’agit entre nous d’une conquête à faire,
On voit Beaux Yeux se tourmenter;
Belle Bouche n’a qu’à parler:
Sans artifice elle sait plaire.
Quand Beaux Yeux sont fermés ce n’est pas grande affaire
Belle Bouche à toute heure étale des trésors:
Le nacre est en dedans, le corail en dehors.
Quand je daigne m’ouvrir, il n’est richesse égale.
Les présents que nous fait la rive orientale
N’approchent pas des dons que je prétends avoir:
Trente-deux perles se font voir,
Dont la moins belle et la moins claire
Passe celles que l’Inde à dans ses régions:
Pour plus de trente-deux millions
Je ne m’en voudrais pas défaire.
Belle Bouche ainsi harangua.
Un amant pour Beaux Yeux parla:
Et, comme on peut penser, ne manqua pas de dire
Que c’est par eux qu’Amour s’introduit dans les cœurs.
Pourquoi leur reprocher les pleurs ?
Il ne faut donc pas qu’on soupire.
Mais tous les deux sont bons;
Belle Bouche a grand tort.
Il est des larmes de transport,
Il est des soupirs au contraire
Qui fort souvent ne disent rien:
Belle souche n’entend pas bien
Pour cette fois-là son affaire.
Qu’elle se taise au nom des dieux
Des appas qui lui sont départis par les cieux:
Qu’a-t-elle sur ce point qui nous soit comparable ?
Nous savons plaire en cent façons,
Par l’éclat, la douceur, et cet art admirable
De tendre aux cœurs des hameçons.
Belle Bouche le blâme, et nous en faisons gloire.
Si l’on tient d’elle une victoire,
On en tient cent de nous: et pour une chanson
Où Belle Bouche est en renom,
Beaux Yeux le sont en plus de mille.
La Cour, le Parnasse, et la Ville
Ne retentissent tout le jour
Que du mot de Beaux Yeux et de celui d’Amour.
Dès que nous paraissons chacun nous rend les armes.
Quiconque nous appellerait
Enchanteurs, il ne mentirait
Tant est prompt l’effet de nos charmes.
Sous un masque trompeur leur éclat fait si bien,
Que maint objet tel quel, en plus d’une rencontre,
Par ce moyen passe à la montre:
On demande qui c’est; et souvent ce n’est rien:
Cependant Beaux Yeux sont la cause
Qu’on prend ce rien pour quelque chose.
Belle Bouche dit: j’aime; et le disons-nous pas?
Sans aucun bruit: notre langage
Muet qu’il est. plaît davantage
Que ces perles, ce chant, et ces autres appas
Avec quoi Belle Bouche engage.
L’avocat de Beaux Yeux fit sa péroraison
Des regards d’une intervenante.
Cette belle approcha d’une façon charmante:
Puis il dit en changeant de ton:
J’amuse ici la Cour par des discours frivoles.
Ai-je besoin d’autres paroles
Que des yeux de Philis ? Juge regardez-les;
Puis prononcez votre sentence;
Nous gagnerons notre procès.
Philis eut quelque honte; et puis sur l’assistance
Répandit des regards si remplis d’éloquence,
Que les papiers tombaient des mains.
Frappe de ces charmes soudains
L’auditoire inclinait pour Beaux Yeux dans son âme.
Belle Bouche, en faveur des regards de la Dame
Voyant que les esprits s’allaient préoccupant,
Prit la parole et dit: A cette rhétorique,
Dont Beaux Yeux vont ainsi les juges corrompant,
Je ne peux opposer qu’un seul mot pour réplique.
La nuit mon emploi dure encor:
Beaux Yeux sont lors de peu d’usage:
On les laisse en repos; et leur muet langage
Fait un assez froid personnage.
Chacun en demeura d’accord.
Cette raison régla la chose.
On préféra Belle Bouche à Beaux Yeux.
En quelques chefs pourtant ils eurent gain de cause,
Belle Bouche baisa le juge de son mieux.

Le petit Chien qui secoue de l’argent et des pierreries

La clef du coffre-fort et des cœurs c’est la même:
Que si ce n’est celle des cœurs,
C’est du moins celle des faveurs:
Amour doit à ce stratagème
La plus grand’part de ses exploits:
A-t-il épuisé son carquois,
Il met tout son salut en ce charme suprême.
Je tiens qu’il a raison; car qui hait les présents ?
Tous les humains en sont friands,
Princes, rois, magistrats: ainsi quand une belle
En croira l’usage permis,
Quand Vénus ne fera que ce que fait Thémis,
Je ne m’écrierai pas contre elle.
On a bien plus d’une querelle
A lui faire sans celle-là.
Un juge mantouan belle femme épousa.
Il s’appelait Anselme; on la nommait Argie;
Lui déjà vieux barbon; elle jeune et jolie,
Et de tous charmes assortie.
L’époux non content de cela,
Fit si bien par sa jalousie
Qu’il rehaussa de prix celle-là qui d’ailleurs
Méritait de se voir servie
Par les plus beaux et les meilleurs
Elle le fut aussi: d’en dire la manière
Et comment s’y prit chaque amant,
Il serait long: suffit que cet objet charmant
Les laissa soupirer, et ne s’en émut guère.
Amour établissait chez le juge ses lois;
Quand l’état mantouan, pour chose de grand poids
Résolut d’envoyer ambassade au saint-père.
Comme Anselme était juge, et de plus magistrat ,
Vivait avec assez d’éclat,
Et ne manquait pas de prudence,
On le députe en diligence
Ce ne fut pas sans résister
Qu’au choix qu’on fit de lui consentit le bon homme:
L’affaire était longue à traiter;
Il devait demeurer dans Rome
Six mois, et plus encor; que savait-il combien ?
Tant d’honneur pouvait nuire au conjugal lien:
Longue ambassade et long voyage
Aboutissent à cocuage.
Dans cette crainte notre époux
Fit cette harangue à la belle:
On nous sépare Argie; adieu, soyez fidèle
A celui qui n’aime que vous.
Jurez-le-moi: car entre nous
J’ai sujet d’être un peu jaloux.
Que fait autour de notre porte
Cette soupirante cohorte ?
Vous me direz que jusqu’ici
La cohorte a mal réussi:
Je le crois; cependant pour plus grande assurance
Je vous conseille en mon absence
De prendre pour séjour notre maison des champs:
Fuyez la ville, et les amants,
Et leurs présents;
L’invention en est damnable;
Des machines d’Amour c’est la plus redoutable:
De tout temps le monde a vu Don
Etre le père d’abandon:
Déclarez-lui la guerre; et soyez sourde, Argie,
A sa sœur la cajolerie.
Dès que vous sentirez approcher les blondins,
Fermez vite vos yeux, vos oreilles, vos mains.
Rien ne vous manquera; je vous fais la maîtresse
De tout ce que le ciel m’a donné de richesse:
Tenez, voilà les clefs de l’argent, des papiers;
Faites-vous payer des fermiers;
Je ne vous demande aucun compte:
Suffit que je puisse sans honte
Apprendre vos plaisirs; je vous les permets tous,
Hors ceux d’amour, qu’à votre époux
Vous garderez entiers pour son retour de Rome:
C’en était trop pour le bon homme:
Hélas il permettrait tous plaisirs hors un point
Sans lequel seul il n’en est point.
Son épouse lui fit promesse solennelle
D être sourde, aveugle, et cruelle;
Et de ne prendre aucun présent:
Il la retrouverait au retour toute telle,
Qu’il la laissait en s’en allant
Sans nul vestige de galant.
Anselme étant parti, tout aussitôt Argie
S’en alla demeurer aux champs;
Et tout aussitôt les amants
De l’aller voir firent partie.
Elle les renvoya; ces gens l’embarrassaient,
L’attiédissaient, l’affadissaient,
L’endormaient en contant leur flamme;
Ils déplaisaient tous à la dame,
Hormis certain jeune blondin,
Bien fait, et beau par excellence;
Mais qui ne put par sa souffrance
Amener à son but cet objet inhumain.
Son nom c’était Atis, son métier paladin:
Il ne plaignit en son dessein
Ni les soupirs ni la dépense.
Tout moyen par lui fut tenté:
Encor si des soupirs il se fut contenté !
La source en est inépuisable ;
Mais de la dépense c’est trop.
Le bien de notre amant s’en va le grand galop;
Voilà notre homme misérable.
Que fait-il ? il s’éclipse, il part, il va chercher
Quelque désert pour se cacher.
En chemin il rencontre un homme,
Un manant, qui fouillant avecque son bâton,
Voulait faire sortir un serpent d’un buisson;
Atis s’enquit de la raison.
C’est, reprit le manant, afin que je l’assomme.
Quand j’en rencontre sur mes pas,
Je leur fais de pareilles fêtes.
Ami, reprit Atis, laisse-le; n ‘est-il pas
Créature de Dieu comme les autres bêtes ?
Il est à remarquer que notre paladin
N’avait pas cette horreur commune au genre humain
Contre la gent reptile, en toute son espèce;
Dans ses armes il en portait;
Et de Cadmus il descendait,
Celui-là qui devint serpent sur sa vieillesse.
Force fut au manant de quitter son dessein.
Le serpent se sauva; notre amant à la fin
S’établit dans un bois écarté, solitaire:
Le silence y faisait sa demeure ordinaire,
Hors quelque oiseau qu’on entendait,
Et quelque Echo qui répondait.
Là le bonheur et la misère
Ne se distinguaient point, égaux en dignité
Chez les loups qu’hébergeait ce lieu peu fréquenté.
Atis n’y rencontra nulle tranquillité.
Son amour l’y suivit; et cette solitude
Bien loin d’être un remède à son inquiétude
En devint même l’aliment
Par le loisir qu’il eut d’y plaindre son tourment.
Il s’ennuya bientôt de ne plus voir sa belle.
Retournons, ce dit-il, puisque c’est notre sort:
Atis il t’est plus doux encor
De la voir ingrate et cruelle,
Que d’être privé de ses traits,
Adieu ruisseaux, ombrages frais,
Chants amoureux de Philomèle;
Mon inhumaine seule attire à soi mes sens;
Eloigne de ses yeux je ne vois ni n’entends.
L’esclave fugitif se va remettre encore
En ses fers quoique durs, mais hélas trop chéris.
Il approchait des murs qu’une fée a bâtis,
Quand sur les bords du Mince , à l’heure que l’Aurore
Commence à s’éloigner du séjour de Téthys ,
Une nymphe en habit de reine,
Belle, majestueuse, et d’un regard charmant
Vint s’offrir tout d’un coup aux yeux du pauvre amant
Qui rêvait alors à sa peine.
Je veux, dit-elle, Aris que vous soyez heureux:
Je le veux, je le puis, étant Manto la fée
Votre amie et votre obligée;
Vous connaissez ce nom fameux
Mantoue en tient le sien: jadis en cette terre
J’ai pose la première pierre
De ces murs, en durée égaux aux bâtiments
Dont Memphis voit le Nil laver les fondements.
La Parque est inconnue à toutes mes pareilles:
Nous opérons mille merveilles
Malheureuses pourtant de ne pouvoir mourir;
Car nous sommes d’ailleurs capables de souffrir.
Toute l’infirmité de la nature humaine:
Nous devenons serpents un jour de la semaine.
Vous souvient-il qu’en ce lieu-ci
Vous en tirâtes un de peine ?
C’était moi qu’un manant s’en allait assommer
Vous me donnâtes assistance:
Atis je veux pour récompense
Vous procurer la jouissance
De celle qui vous fait aimer.
Allons-nous-en la voir je vous donne assurance
Qu’avant qu’il soit deux jours de temps
Vous gagnerez par vos présents
Argie et tous ses surveillants.
Dépensez, dissipez, donnez à tout le monde,
A pleines mains répandez l’or,
Vous n’en manquerez point, c’est pour vous le trésor
Que Lucifer me garde en sa grotte profonde.
Votre belle saura quel est notre pouvoir.
Même pour m’approcher de cette inexorable,
Et vous la rendre favorable,
En petit chien vous m’allez voir
Faisant mille tours sur l’herbette;
Et vous en pèlerin jouant de la musette
Me pourrez à ce son mener chez la beauté
Qui tient votre cœur enchanté.
Aussitôt fait que dit; notre amant et la fée
Changent de forme en un instant:
Le voilà pèlerin chantant comme un Orphée,
Et Manto petit chien faisant tours et sautant.
Ils vont au château de la belle,
Valets et gens du lieu s’assemblent autour d’eux:
Le petit chien fait rage; aussi fait l’amoureux;
Chacun danse, et Guillot fait sauter Perronnelle
Madame entend ce bruit, et sa nourrice y court.
On lui dit qu’elle vienne admirer à son tour
Le roi des épagneux, charmante créature,
Et vrai miracle de nature.
Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours:
Madame en fera ses amours;
Car veuille ou non son maître, il faut qu’il le lui vende
S’il n’aime mieux le lui donner.
La nourrice en fait la demande.
Le pèlerin sans tant tourner
Lui dit tout bas le prix qu’il veut mettre à la chose;
Et voici ce qu’il lui propose:
Mon chien n’est point à vendre, à donner encor moins,
Il fournit à tous mes besoins:
Je n’ai qu’à dire trois paroles,
Sa patte entre mes mains fait tomber à l’instant
Au lieu de puces des pistoles,
Des perles, des rubis, avec maint diamant.
C’est un prodige enfin: Madame cependant
En a comme on dit la monnoie
Pourvu que j’aye cette joie
De coucher avec elle une nuit seulement
Favori sera sien dès le même moment.
La proposition surprit fort la nourrice.
Quoi Madame l’ambassadrice !
Un simple pèlerin ! Madame à son chevet
Pourrait voir un bourdon! et si l’on le savait
Si cette même nuit quelque hôpital avait
Hébergé le chien et son maître !
Mais ce maître est bien fait, et beau comme le jour;
Cela fait passer en amour
Quelque bourdon que ce puisse être.
Atis avait changé de visage et de traits.
On ne le connut pas, c’étaient d’autres attraits.
La nourrice ajoutait: A gens de cette mine
Comment peut-on refuser rien ?
Puis celui-ci possède un chien
Que le royaume de la Chine
Ne paierait pas de tout son or:
Une nuit de Madame aussi c’est un trésor.
J’avais oublie de vous dire
Que le drôle a son chien feignit de parler bas.
Il tombe aussitôt dix ducats,
Qu’a la nourrice offre le sire:
Il tombe encore un diamant.
Atis en riant le ramasse.
C’est, dit-il, pour Madame; obligez-moi de grâce
De le lui présenter avec mon compliment.
Vous direz à Son Excellence
Que je lui suis acquis. La nourrice à ces mots
Court annoncer en diligence
Le petit chien et sa science,
Le pèlerin et son propos.
Il ne s’en fallut rien qu’Argie
Ne battît sa nourrice. Avoir l’effronterie
De lui mettre en l’esprit une telle infamie !
Avec qui ? si c’était encor le pauvre Atis !
Hélas, mes cruautés sont cause de sa perte.
Il ne me proposa jamais de tels partis.
Je n’aurais pas d’un roi cette chose soufferte,
Quelque don que l’on pût m’offrir,
Et d’un porte bourdon je la pourrais souffrir,
Moi qui suis une ambassadrice !
Madame, reprit la nourrice,
Quand vous seriez impératrice,
Je vous dis que ce pèlerin
A de quoi marchander, non pas une mortelle,
Mais la déesse la plus belle.
Atis votre beau paladin
Ne vaut pas seulement un doigt du personnage.
Mais mon mari m’a fait jurer !
Eh quoi ? de lui garder la foi de mariage.
Bon jurer ? ce serment vous lie-t-il davantage
Que le premier n’a fait ? qui l’ira déclarer ?
Qui le saura ? j’en vois marcher tête levée,
Qui n’iraient pas ainsi, j’ose vous l’assurer,
Si sur le bout du nez tache pouvait montrer
Que telle chose est arrivée:
Cela nous fait-il empirer,
D’une ongle ou d’un cheveu ? non Madame il faut être
Bien habile pour reconnaître
Bouche ayant employé son temps et ses appas
D’avec bouche qui s’est tenue à ne rien faire;
Donnez-vous, ne vous donnez pas,
Ce sera toujours même affaire;
Pour qui ménagez-vous les trésors de l’Amour ?
Pour celui qui je crois ne s’ en servira guère;
Vous n’aurez pas grand-peine à fêter son retour.
La fausse vieille sut tant dire,
Que tout se réduisit seulement à douter
Des merveilles du chien, et des charmes du sire:
Pour cela l’on les fit monter:
La belle était au lit encore.
L’univers n’eut jamais d’aurore
Plus paresseuse à se lever.
Notre feint pèlerin traverse la ruelle,
Comme un homme ayant vu d’autres gens que des saints.
Son compliment parut galant et des plus fins:
II surprit et charma la belle.
Vous n’avez pas, ce lui dit-elle,
La mine de vous en aller
A Saint Jacques de Compostelle.
Cependant pour la régaler,
Le chien à son tour entre en lice.
On eût vu sauter Favori
Pour la dame et pour la nourrice,
Mais point du tout pour le mari.
Ce n’est pas tout; il se secoue:
Aussitôt perles de tomber,
Nourrice de les ramasser,
Soubrettes de les enfiler,
Pèlerin de les attacher,
A de certains bras dont il loue
La blancheur et le reste; Enfin il fait si bien
Qu’avant que partir de la place
On traite avec lui de son chien
On lui donne un baiser pour arrhes de la grâve
Qu’il demandait; et la nuit vint;
Aussitôt que le drôle tint
Entre ses bras madame Argie,
Il redevint Atis; la dame en fut ravie;
C’était avec bien plus d’honneur
Traiter Monsieur l’ambassadeur.
Cette nuit eut des sœurs, et même en très bon nombre
Chacun s’en aperçut; car d’enfermer sous l’ombre
Une telle aise, le moyen ?
Jeunes gens font-ils jamais rien
Que le plus aveugle ne voie ?
A quelques mois de là le saint-père renvoie
Anselme avec force pardons,
Et beaucoup d’autres menus dons.
Les biens et les honneurs pleuvaient sur sa personne.
De son vice gérant il apprend tous les soins:
Bons certificats des voisins:
Pour les valets, nul ne lui donne
D’éclaircissement sur cela.
Monsieur le juge interrogea
La nourrice avec les soubrettes
Sages personnes et discrètes.
Il n’en put tirer ce secret:
Mais comme parmi les femelles
Volontiers le diable se met,
Il survint de telles querelles,
La dame et la nourrice eurent de tels débats
Que celle-ci ne manqua pas
A se venger de l’autre, et déclarer l’affaire.
– Dût -elle aussi se perdre, il fallut tout conter.
D’exprimer jusqu’où la colère
Ou plutôt la fureur de l’époux put monter
Je ne tiens pas qu’il soit possible;
Ainsi je m’en tairai: on peut par les effets
Juger combien Anselme était homme sensible.
Il choisit un de ses valets,
Le charge d’un billet, et mande que Madame
Vienne voir son mari malade en la cité:
La belle n’avait point son village quitté:
L’époux allait venait, et laissait là sa femme.
Il te faut en chemin écarter tous ses gens,
Dit Anselme au porteur de ces ordres pressants:
La perfide a couvert mon front d’ignominie.
Pour satisfaction je veux avoir sa vie.
Poignarde-la; mais prends ton temps:
Tâche de te sauver: voilà pour ta retraite,
Prends cet or: si tu fais ce qu’Anselme souhaite,
Et punis cette offense-là,
Quelque part que tu sois, rien ne te manquera.
Le valet va trouver Argie,
Qui par son chien est avertie.
Si vous me demandez comme un chien avertit,
Je crois que par la jupe il tire,
Il se plaint, il jappe, il soupire,
Il en veut à chacun; pour peu qu’on ait d’esprit,
On entend bien ce qu’il veut dire.
Favori fit bien plus; et tout bas il apprit
Un tel péril à sa maîtresse.
Partez pourtant, dit-il, on ne vous fera rien:
Reposez-vous sur moi; j’en empêcherai bien
Ce valet à l’âme traîtresse.
Ils étaient en chemin, près d’un bois qui servait
Souvent aux voleurs de refuge:
Le ministre cruel des vengeances du juge
Envoie un peu devant le train qui les suivait;
Puis il dit l’ordre qu’il avait.
La dame disparaît aux yeux du personnage
Manto la cache en un nuage.
Le valet étonné retourne vers l’époux,
Lui conte le miracle; et son maître en courroux
Va lui-même à l’endroit. O prodige ! o merveille !
Il y trouve un palais de beauté sans pareille:
Une heure auparavant c’ était un champ tout nu.
Anselme à son tour éperdu,
Admire ce palais bâti, non pour des hommes,
Mais apparemment pour des dieux:
Appartements dorés, meubles très précieux
Jardins et bois délicieux;
On aurait peine à voir en ce siècle ou nous sommes
Chose si magnifique et si riante aux yeux.
Toutes les portes sont ouvertes;
Les chambres sans hôte, et désertes;
Pas une âme en ce Louvre; excepté qu’à la fin
Un More très lippu, très hideux, très vilain,
S’offre aux regards du juge, et semble la copie
D’un Esope d’Ethiopie.
Notre magistrat l’ayant pris
Pour le balayeur du logis,
Et croyant l’honorer lui donnant cet office
Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel dieu
Appartient un tel édifice ?
Car de dire un roi, c’est trop peu.
Il est à moi, reprit le More.
Notre juge à ces mots se prosterne, l’adore,
Lui demande pardon de sa témérité.
Seigneur, ajouta-t-il, que Votre Déité
Excuse un peu mon ignorance.
Certes tout l’univers ne vaut pas la chevance
Que je rencontre ici. Le More lui répond:
Veux-tu que je t’en fasse un don ?
De ces lieux enchantés je te rendrai le maître,
A certaine condition.
Je ne ris point; tu pourras être
De ces lieux absolu seigneur,
Si tu me veux servir deux jours d’enfant d’honneur.
… Entends-tu ce langage,
Et sais-tu quel est cet usage ?
Il te le faut expliquer mieux.
Tu connais l’échanson du monarque des dieux ?
ANSELME
Ganymède ?
LE MORE
Celui-là même.
Prends que je sois Jupin le monarque suprême;
Et que tu sois le jouvenceau:
Tu n’es pas tout à fait si jeune ni si beau.
ANSELME
Ah Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre:
Regardez la vieillesse, et la magistrature.
LE MORE
Moi railler ? point du tout.
ANSELME
Seigneur.
LE MORE
Ne veux-tu point ?
ANSELME
Seigneur… Anselme ayant examiné ce point,
Consent à la fin au mystère.
Maudite amour des dons que ne fais-tu pas faire !
En page incontinent son habit est changé:
Toque au lieu de chapeau, haut-de-chausses troussé:
La barbe seulement demeure au personnage.
L’enfant d’honneur Anselme avec cet équipage
Suit le More partout. Argie avait ouï
Le dialogue entier, en certain coin cachée.
Pour le More lippu, c’était Manto la fée,
Par son art métamorphosée,
Et par son art ayant bâti
Ce Louvre en un moment, par son art fait un page
Sexagénaire et grave. A la fin au passage
D’une chambre en une autre, Argie à son mari
Se montre tout d’un coup: Est-ce Anselme, dit-elle
Que je vois ainsi déguisé ?
Anselme ? il ne se peut; mon oeil s’est abusé.
Le vertueux Anselme à la sage cervelle
Me voudrait-il donner une telle leçon ?
C’est lui pourtant. Oh oh, Monsieur notre barbon
Notre législateur, notre homme d’ambassade,
Vous êtes à cet âge homme de mascarade ?
Homme de ? la pudeur me défend d’achever.
Quoi ! vous jugez les gens à mort pour mon affaire,
Vous qu’Argie a pensé trouver
En un fort plaisant adultère !
Du moins n’ai-je pas pris un More pour galant:
Tout me rend excusable, Atis, et son mérite,
Et la qualité du présent.
Vous verrez tout incontinent
Si femme qu’un tel don à l’amour sollicité
Peut résister un seul moment.
More devenez chien. Tout aussitôt le More
Redevient petit chien encore.
Favori, que l’on danse. A ces mots, Favori
Danse, et tend la patte au mari.
Qu’ on fasse tomber des pistoles;
Pistoles tombent à foison:
Eh bien qu’en dites-vous ? sont – ce choses frivoles ?
C’est de ce chien qu’on m’a fait don.
Il a bâti cette maison.
Puis faites-moi trouver au monde une Excellence,
Une Altesse, une Majesté,
Qui refuse sa jouissance
A dons de cette qualité;
Surtout quand le donneur est bien fait, et qu’il aime,
Et qu’il mérite d’être aimé.
En échange du chien l’on me voulait moi-même;
Ce que vous possédez de trop je l’ai donné;
Bien entendu Monsieur; suis-je chose si chère ?
Vraiment vous me croiriez bien pauvre ménagère
Si je laissais aller tel chien à ce prix-là.
Savez-vous qu’il a fait le Louvre que voilà ?
Le Louvre pour lequel… mais oublions cela;
Et n’ordonnez plus qu’on me tue,
Moi qu’Atis seulement en ses lacs a fait choir;
Je le donne à Lucrèce, et voudrais bien la voir
Des mêmes armes combattue.
Touchez là, mon mari; la paix; car aussi bien
Je vous défie ayant ce chien:
Le fer ni le poison pour moi ne sont à craindre:
Il m’avertit de tout; il confond les jaloux;
Ne le soyez donc point; plus on veut nous contraindre,
Moins on doit s’assurer de nous
Anselme accorda tout: qu’eut fait le pauvre sire ?
On lui promit de ne pas dire
Qu’il avait été page. Un tel cas étant tu,
Cocuage, s’il eût voulu,
Aurait eu ses franches coudées.
Argie en rendit grâce; et compensations
D’une et d’autre part accordées,
On quitta la campagne à ces conditions.
Que devint le palais ? dira quelque critique.
Le palais ? que m’importe ? il devint ce qu’il put.
A moi ces questions ! suis-je homme qui se pique
D’être si régulier ? le palais disparut.
Et le chien ? Ie chien fit ce que l’amant voulut.
Mais que voulut l’amant ? censeur, tu m’importunes:
Il voulut par ce chien tenter d’autres fortunes.
D’une seule conquête est-on jamais content ?
Favori se perdait souvent;
Mais chez sa première maîtresse
Il revenait toujours. Pour elle, sa tendresse
Devint bonne amitié. Sur ce pied, notre amant
L’allait voir fort assidûment .
Et même en l’accommodement
Argie à son époux fit un serment sincère
De n’avoir plus aucune affaire.
L’époux jura de son côté
Qu’il n’aurait plus aucun ombrage
Et qu’il voulait être fouetté
Si jamais on le voyait page.

Clymène

Il semblera d ‘abord au lecteur que la comédie que j’ajoute ici n’est pas en son lieu, mais s’il la veut lire jusqu’à la fin, il y trouvera un récit, non tout à fait tel que ceux de mes contes, et aussi qui ne s’en éloigne pas tout à fait. Il n y a aucune distribution de scènes, la chose n’étant pas faite pour être représentée. JDLF Personnages: APOLLON, LES NEUF MUSES, ACANTE
La scène est au Parnasse. Apollon se plaignait aux neuf sœurs l’autre jour
De ne voir presque plus de bons vers sur l’amour.
Le siècle, disait-il, a gâté cette affaire:
Lui nous parler d’amour ! il ne la sait pas faire,
Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ?
J’ai beau communiquer de l’ardeur aux esprits;
Les belles n’ayant pas disposé la matière,
Amour, et vers, tout est fort à la cavalière.
Adieu donc à beautés; je garde mon emploi
Pour les surintendants sans plus, et pour le Roi.
Je viens pourtant de voir au bord de l’Hippocrène
Acante fort touché de certaine Clymène.
J’en sais qui sous ce nom font valoir leurs appas;
Mais quant à celle-ci je ne la connais pas:
Sans doute qu’en province elle a passé sa vie.
ERATO
Sire, j’en puis parler; c’est ma meilleure amie.
La province, il est vrai, fut toujours son séjour
Ainsi l’on n’en fait point de bruit en votre cour.
URANIE
Je la connais aussi.
APOLLON
Comment vous Uranie !
En ce cas Terpsichore, Euterpe, et Polymnie,
Qui n’ont pas des emplois du tout si relevés,
N’en apprendront encor plus que vous n’en savez.
POLYMNIE
Oui Sire, nous pouvons vous en parler chacune.
APOLLON
Si ma prière n’est aux Muses importune,
Devant moi tour à tour chantez cette beauté;
Mais sur de nouveaux tons, car je suis dégoûté.
Que chacune pourtant suive son caractère.
EUTERPE
Sire, nous nous savons toutes neuf contrefaire:
Pour si peu laissez-nous libres sur ce point-là.
APOLLON
Commencez donc Euterpe, ainsi qu’il vous plaira.
EUTERPE
Que ma compagne m’aide; et puis en dialogue
Nous vous ferons entendre une espèce d’églogue.
APOLLON
Terpsichore aidez-la: mais surtout évitez
Les traits que tant de fois l’églogue a répétés:
Il me faut du nouveau, n’en fût-il point au monde.
TERPSICHORE
Je m’ en vais commencer; qu’ Euterpe me réponde.
Quand le soleil a fait le tour de l’univers,
Ce n’est point d’avoir vu cent chefs-d’œuvre divers,
Ni d’en avoir produit, qu’a Téthys il se vante;
Il dit: J’ai vu Clymène, et mon âme est contente.
EUTERPE
L’Aurore vous veut voir; Clymène montrez-vous:
Non, ne bougez du lit; le repos est trop doux:
Tantôt vous paraîtrez vous-même une autre Aurore;
Mais ne vous pressez point, dormez dormez encore.
TERPSICHORE
Au gré de tous les yeux Clymène a des appas:
Un peu de passion est ce qu’on lui souhaite:
Pour de l’amitié seule, elle n’en manque pas:
Cinq ou six grains d’amour, et Clymène est parfaite.
EUTERPE
L’amour, à ce qu’on dit, empêche de dormir
– S’il a quelque plaisir il ne l’a pas sans peine:
Voyez la tourterelle, entendez-la gémir,
Vous vous garderez bien de condamner Clymène.
TERPSICHORE
Vénus depuis longtemps est de mauvaise humeur.
Clymène lui fait ombre; et Vénus ayant peur
D’être mise au-dessous d’une beauté mortelle,
Disait hier à son fils: Mais la croit-on si belle ?
Et oui oui, dit l’Amour, je vous la veux montrer.
APOLLON
Vous sortez de l’églogue.
EUTERPE
Il nous y faut rentrer.
Amour en quatre parts divise son empire:
Acante en fait moitié, ses rivaux plus d’un quart:
Ainsi plus des trois quarts pour Clymène soupire:
Les autres belles ont le reste pour leur part.
TERPSICHORE
Tout ce que peut avoir un cœur d’indifférence
Clymène le témoigne: elle en a destiné
Les trois quarts pour Acante; heureux dans sa souffrance
S’il voir qu’a ses rivaux le reste soit donné.
EUTERPE
Ne vous semble-t-il pas que nos bois reverdissent,
Depuis que nous chantons un si charmant objet ?
TERPSICHORE
Oiseaux, hommes, et dieux, que tous chantres choisissent
Désormais en leurs sons Clymène pour sujet.
EUTERPE
Pour elle le Printemps s’est habillé de roses.
TERPSICHORE
Pour elle les Zéphyrs en parfument les airs
EUTERPE
Et les oiseaux pour elle y joignent leurs concerts.
Régnez belle, régnez sur tant d’aimables choses
TERPSICHORE
Aimez, Clymène. aimez; rendez quelqu’un heureux
Votre règne en aura plus d’appas pour vous-même.
EUTERPE
En ce nombre d’amants qui voulez-vous qu’elle aime ?
TERPSICHORE
Acante.
EUTERPE
Et pourquoi lui ?
TERPSICHORE
C’est le plus amoureux.
Sire êtes-vous content ?
APOLLON
Assez. Que Melpomène
Sur un ton qui nous touche introduise Clymène
Vous Thalie, il vous faut contrefaire un amant,
Qui ne veut point borner son amoureux tourment.
MELPOMENE
Mes sœurs je suis Clymène.
THALIE
Et moi je suis Acante.
APOLLON
Fort bien; nous écoutons; remplissez notre attente.
CLYMENE
Acante vous perdez votre temps et vos soins.
Voulez-vous qu’on vous aime, aimez-nous un peu moins
Otez ce mot d’amour; c’est ce qu’on vous conseille.
ACANTE
Que je l’ôte ! est-il rien de si doux à l’oreille ?
Quoi de vous adorer Acante cesserait ?
Contre sa passion il vous obéirait ?
Ah laissez-lui du moins son tourment pour salaire.
Suis-je si dangereux ? hélas non; si j’espère
Ce n’est plus d’être aimé: tant d’heur ne m’est point dû.
Je l’avais jusqu ’ ici follement prétendu.
Mourir en vous aimant est toute mon envie.
Mon amour m’est plus cher mille fois que la vie.
Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux.
CLYMENE
Toujours ce mot ! toujours !
ACANTE
Vous est-il odieux ?
Que de belles voudraient n’en entendre point d’autre !
Il charme également votre sexe et le nôtre
Seule vous le fuyez: mais ne s ‘est-il point vu
Quelque temps ou peut-être il vous a moins déplu ?
CLYMENE
L’Amour, je le confesse, a traversé ma vie:
C’est ce qui malgré moi me rend son ennemie:
Après un tel aveu je ne vous dirai pas
Que votre passion est pour moi sans appas;
Et que d’aucun plaisir je ne me sens touchée
Lorsqu’à tant de respect je la vois attachée.
Aussi peu vous dirai-je, Acante, écoutez bien,
Que par vos qualités vous ne méritez rien.
Je les sais, je les vois, j’y trouve de quoi plaire:
Que sert-il d’affecter le titre de sévère ?
Je ne me vante pas d’être sage à ce point
Qu’un mérite amoureux ne m’embarrasse point.
Vouloir bannir l’amour, le condamner, s’en plaindre,
Ce n’est pas le haïr, Acante, c’est le craindre.
Des plus sauvages cœurs il flatte le désir.
Vous ne l’ôterez point sans m’ôter du plaisir.
Nous y perdrons tous deux: quand je vous le conseille,
Je me fais violence, et prête encor l’oreille.
Ce mot renferme en soi je ne sais quoi de doux,
Un son qui ne déplaît à pas une de nous.
Mais trop de mal le suit.
ACANTE
Je m’en charge, Madame:
Ce mal est pour moi seul; j’en garantis votre âme.
CLYMENE
Qui vous croirait, Acante, aurait un bon garant.
Mais non, je connais trop qu’Amour n’est qu’un tyran
Un ennemi public, un démon pour mieux dire.
ACANTE
Il ne l’est pas pour vous; cela vous doit suffire:
Jamais il ne vous peut avoir cause d’ennui:
Vous en prenez un autre assurément pour lui.
S’il a quelques douceurs, elles sont pour les belles,
Et pour nous les soucis et les peines cruelles.
Vous n’éprouvez jamais ni dédain, ni froideur:
Quant à nous, c’est souvent le prix de notre ardeur.
Trop de zèle nous nuit.
CLYMENE
Et pourquoi donc, Acante,
Ne modérez-vous pas cette ardeur violente ?
Aimez-vous mieux souffrir contre mon propre gré,
Que si m’obéissant vous étiez bien traité ?
Je vous rendrais heureux.
ACANTE
Selon votre manière;
Du bonheur d’un ami, d’un parent ou d’un frère;
Que sais-je ? de chacun: car vous savez qu’on peut
Faire ainsi des heureux autant que l’on en veut.
CLYMENE
Non, non, j’aurais pour vous beaucoup plus de tendresse
Vous verriez àquel point Clymène s’intéresse
Pour tout ce qui vous touche.
ACANTE
Et pour moi-même aussi.
CLYMENE
Quelle distinction mettez-vous en ceci ?
ACANTE
Très grande: mais laissons à part la différence:
Aussi bien je craindrais de commettre une offense
Si j’avais entrepris de prouver contre vous
Qu’autre chose est d’aimer nos qualités ou nous.
Je vous dirai pourtant que mon amour extrême
A pour premier objet votre personne même
Tout m’en semble charmant; elle est telle qu’il faut
Mais pour vos qualités, j’y trouve du défaut.
CLYMENE
Dites-nous quel il est afin qu’on s’en corrige.
ACANTE
Vous n’aimez point l’Amour; vous le haïssez dis-je,
Ce dieu près de votre âme a perdu tout crédit.
CLYMENE
Je ne hais point l’Amour, je vous l’ai déjà dit:
Je le crains seulement; et serais plus contente
Si vous vouliez changer votre ardeur véhémente ;
En faire une amitié; quelque chose entre deux
Un peu plus que ce n’est quand un cœur est sans feux
Moins aussi que l’état ou le vôtre se treuve.
ACANTE
Tout de bon; voulez-vous que j’en fasse l’épreuve ?
Que demain j’aime moins, et moins le jour d’après;
Diminuant toujours, encor que vos attraits
Augmentent en pouvoir ? le voulez-vous Madame ?
CLYMENE
Oui, puisque je l’ai dit.
ACANTE
L’avez-vous dit dans l’âme ?
CLYMENE
Il faut bien.
ACANTE
Songez-y; voyez si votre esprit
Pourra voir ce déchet sans un secret dépit.
Peu de femmes feraient des vœux pareils aux vôtres.
CLYMENE
Acante, je suis femme aussi bien que les autres:
Mais je connais l’Amour: c’est assez; j ai raison
D’en combattre en mon cœur l’agréable poison.
Voulez-vous procurer tant de mal à Clymène ?
Vous l’aimez, dites-vous, et vous cherchez sa peine.
N’allez point m’alléguer que c’est plaisir pour nous.
Loin, bien loin tels plaisirs; le repos est plus doux:
Mon cœur s’en défendra: je vous permets de croire
Que je remporterai malgré moi la victoire.
APOLLON
Voilà du pathétique assez pour le présent:
Sur le même sujet donnez-nous du plaisant
MELPOMENE
Qui ferons-nous parler ?
APOLLON
Acante et sa maîtresse.
MELPOMENE
Sire, il faudrait avoir pour cela plus d’adresse.
Rendre Acante plaisant ! c’est un trop grand dessein.
APOLLON
Il est fou, c’est déjà la moitié du chemin.
THALIE
Mais il l’est dans l’excès.
APOLLON
Tant mieux; j’en suis fort aise;
Nous le demandons tel; je ne vois rien qui plaise
En matière d’amour comme les gens outrés.
Mille exemples pourraient vous en être montrés.
MELPOMENE
Nous obéissons donc. Tu te souviens, Thalie,
D’un matin où Clymène en son lit endormie
Fut au bruit d’un soupir éveillée en sursaut,
Et se mit contre Acante en colère aussitôt,
Sans le voir, croyant même avoir fermé la porte:
Mais qui pouvait que lui soupirer de la sorte ?
Vraiment vous l’entendez avecque vos hélas,
Dit la belle, apprenez à soupirer plus bas.
Il eut beau s’excuser sur l’ardeur de son zèle.
Une forge ferait moins de bruit, reprit-elle,
Que votre cœur n’en fait: ce sont tous ses plaisirs.
Si je tourne le pied, matière de soupirs,
Je ne vous vois jamais qu’ en un chagrin extrême.
C’est bien pour m’obliger à vous aimer de même.
ACANTE
Je ne le prétends pas.
CLYMENE
Soyez-vous sur ce lit.
ACANTE
Moi ?
CLYMENE
Vous; sans répliquer.
ACANTE
Souffrez. . .
CLYMENE
C’est assez dit.
Là; je vous veux voir là.
ACANTE
Madame.
CLYMENE
Là, vous dis-je
Voyez qu’il a de mal; sa maîtresse l’oblige
A s’asseoir sur un lit; quelle peine pour lui;
Savez-vous ce que c’est, je veux rire aujourd’hui.
Point de discours plaintifs: bannissez, je vous prie,
Ces soupirs à la voix du sommeil ennemie.
Témoignez, s’il se peut, votre amour autrement.
Mais que veut cette main qui s’en vient brusquement
ACANTE
C’est pour vous obéier et témoigner mon zèle.
CLYMENE
L’obéissance en est un peu trop ponctuelle;
Nous vous en dispensons; Acante, soyez coi.
Si bien donc que votre âme est tout en feu pour moi ?
ACANTE
Tout en feu.
CLYMENE
Vous n’avez ni cesse ni relâche ?
ACANTE
Aucune.
CLYMENE
Toujours pleurs, soupirs comme à la tâche ?
ACANTE
Toujours soupirs et pleurs.
CLYMENE
J’en veux avoir pitié.
Allez, je vous promets.
ACANTE
Et quoi ?
CLYMENE
De l’amitié.
ACANTE
Ah Madame, faut-il railler d’un misérable !
CLYMENE
Vous reprenez toujours votre ton lamentable.
Oui, je vous veux aimer d’amitié malgré vous;
Mais si sensiblement que je n’aie, entre nous,
De là jusqu’à l’amour rien qu’un seul pas à faire.
ACANTE
Et quand le ferez-vous ce pas si nécessaire ?
CLYMENE
Jamais.
ACANTE
Reprenez donc l’offre de votre cœur.
CLYMENE
Vous en aurez regret; il a de la douceur.
Vous feriez beaucoup mieux d’éprouver ses largesses.
Je baise mes amis, je leur fais cent caresses.
A l’égard des amants, tout leur est refusé.
ACANTE
Je ne veux point du tout, Madame, être baisé.
Vous riez ?
CLYMENE
Le moyen de s’empêcher de rire ?
On veut baiser Acante; Acante se retire.
ACANTE
Et le pourriez-vous voir traiter de son amour
Pour un simple baiser, souvent froid, toujours court?
CLYMENE
On redouble en ce cas.
ACANTE
Oui d’autres que Clymène.
CLYMENE
Eprouvez-le.
ACANTE
De quoi vous mettez-vous en peine ?
CLYMENE
Moi ? de rien
ACANTE
Cependant je vois qu’en votre esprit
Le refus de vos dons jette un secret dépit.
CLYMENE
Il est vrai, ce refus n’est pas fort à ma gloire.
Dédaigner mes baisers ! cela se peut-il croire ?
Acante, je le vois, n’est pas fin à demi;
Il devait aujourd’hui promettre d’être ami;
Demain il eût repris son premier personnage.
ACANTE
Et Clymène aurait pu souffrir ce badinage ?
Un baiser n ‘aurait pas irrité ses esprits ?
CLYMENE
Qu’importe ? L’on s’apaise; et c’est autant de pris.
Vous en pourriez déjà compter une douzaine
ACANTE
Madame, c’en est trop: à quoi bon tant de peine ?
Pour douze d’amitié, donnez m’en un d’amour.
CLYMENE
C’est perdre doublement; je le rendrai trop court.
ACANTE
Mais Madame voyons.
CLYMENE
Mais Acante, vous dis-je,
L’amitié seulement à ces faveurs m’oblige.
ACANTE
Et bien je consens d’être ami pour un moment.
CLYMENE
Sous la peau de l’ami je craindrais que l’amant
Ne demeurât caché pendant tout le mystère.
L’heure sonne, il est tard; n’avez-vous point affaire ?
ACANTE
Non, et quand j’en aurais, ces moments sont trop doux.
CLYMENE
Je me veux habiller; adieu, retirez-vous.
APOLLON
Vous finissez bien tôt ?
MELPOMENE
Point trop pour des pucelles.
Ces discours leur siéent mal, et vous vous moquez d’elles.
APOLLON
Moi me moquer ? pourquoi ? j’en ouïs l’autre jour
Deux de quinze ans parler plus savamment d’amour.
Ce que sur vos amants je trouverais à dire,
C’est qu’ils pleuraient tantôt, et vous les faites rire.
De l’air dont ils se sont tout à l’heure expliqués,
Ce ne sauraient être eux s’ils ne se sont masqués.
MELPOMENE
Vous vouliez du plaisant; comment eût-on pu faire ?
APOLLON
J’en voulais, il est vrai; mais dans leur caractère.
THALIE
Sire, Acante est un homme inégal à tel point,
Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point;
Inégal en amour, en plaisir, en affaire;
Tantôt gai, tantôt triste; un jour il désespère;
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien
Clymène aime à railler: toutefois quand Acante
S’abandonne aux soupirs, se plaint, et se tourmente,
La pitié qu’elle en a lui donne un sérieux
Qui fait que l’amitié n’en va souvent que mieux.
APOLLON
Clio, divertissez un peu la compagnie.
CLIO
Sire me voilà prête.
APOLLON
Il me prend une envie
De goûter de ce genre où Marot excellait.
CLIO
Eh bien, Sire, il vous faut donner un triolet.
APOLLON
C’est trop ! vous nous deviez proposer un distique!
Au reste n’allez pas chercher ce style antique
Dont à peine les mots s’entendent aujourd’hui.
Montez jusqu’à Marot, et point par-delà lui.
Même son tour suffit.
CLIO
J’entends: il reste, Sire,
Que Votre Majesté seulement daigne dire
Ce qu’il lui plaît, ballade, épigramme, ou rondeau.
J’aime fort les dizains.
APOLLON
En un sujet si beau
Le dizain est trop court; et vu votre matière
La ballade n’a point de trop ample carrière.
CLIO
Je pris de loin Clymène l’autre fois
Pour une Grâce en ses charmes nouvelle
Grâce s’entend, la première des trois;
J’eusse autrement fait tort à cette belle;
Puis approchant et frottant ma prunelle,
Je me repris; et dis soudainement
Voilà Vénus; c’est elle assurément:
Non, je me trompe, et mon œil se mécompte,
Cyprine là ? je faille lourdement;
Telle n’est point la reine d’Amathonte .
Voyons pourtant; car chacun d’une voix
En fait d’appas prend Vénus pour modèle.
Je me mis lors à compter par mes doigts
Tous les attraits de la gente pucelle;
Afin de voir si ceux de l’immortelle
Y cadreraient, à peu prés seulement
Mais le moyen ? je n’ y vins nullement ,
Trouvant ici beaucoup plus que le compte:
Qu’est ceci, dis-je, et quel enchantement ?
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
Acante vint tandis que je comptois:
Cette beauté le fit asseoir prés d’elle;
J ‘entendis tout; les Zéphyrs étaient cois.
Plus de cent fois il l’appela cruelle,
Inexorable, a l’Amour trop rebelle;
Et le surplus que dit un pauvre amant.
Clymène oyait cela négligemment.
Le mot d’amour lui donnait quelque honte.
Si de ce dieu la chronique ne ment,
Telle n’est point la reine d’Amathonte
Ne recours plus, Acante, au changement.
Loin de trouver en ce bas élément
Quelque autre objet qui ta dame surmonte,
Dans les palais qui sont au firmament
Telle n’est point la reine d’Amathonte.
APOLLON
Votre tour est venu, Calliope, essayez
Un de ces deux chemins qu’aux auteurs ont frayés
Deux écrivains fameux; je veux dire Malherbe
Qui louait ses héros en un style superbe
Et puis maître Vincent qui même aurait loué
Proserpine et Pluton en un style enjoué.
CALLIOPE
Sire, vous nommez là deux trop grands personnages
Le moyen d’imiter sur-le-champ leurs ouvrages ?
APOLLON
Il faut que je me sois sans doute expliqué mal;
Car vouloir qu’on imite aucun original
N’ est mon but, ni ne doit non plus être le vôtre;
Hors ce qu’on fait passer d’une langue en une autre
C’est un bétail servile et Sot à mon avis
Que les imitateurs; on dirait des brebis
Qui n’osent avancer qu’en suivant la première,
Et s’iraient sur ses pas jeter dans la rivière.
Je veux donc seulement que vous nous fassiez voir,
En ce style où Malherbe a montré son savoir,
Quelque essai des beautés qui sont propres à l’ode,
Ou si ce genre-là n’étant plus à la mode,
Et demandant d’ailleurs un peu trop de loisir,
L’autre vous semble plus selon votre désir,
Vous louiez galamment la maîtresse d’Acante,
Comme maître Vincent dont la plume élégante
Donnait à son encens un goût exquis et fin
Que n’avait pas celui qui partait d’autre main.
CALLIOPE
Je vais, puisqu’il vous plaît, hasarder quelque stance.
Si je débute mal, imposez-moi silence.
APOLLON
Calliope manquer ?
CALLIOPE
Pourquoi non ? très souvent
L’ode est chose pénible; et surtout dans le grand.
Toi qui soumets les dieux aux passions des hommes,
Amour, souffriras-tu qu’en ce siècle où nous sommes
Clymène montre un coeur insensible à tes coups ?
Cette belle devrait donner d’autres exemples:
Tu devrais l’obliger pour l’honneur de tes temples
D’aimer ainsi que nous.
URANIE
Les Muses n’aiment pas.
CALLIOPE
Et qui les en soupçonne ?
Ce nous n’est pas pour nous; je parle en la personne
Du sexe en général, des dévotes d’Amour.
APOLLON
Calliope a raison; quelle achève à son tour.
CALLIOPE
J’en demeurerai la, si vous l’agréez, Sire.
On m’a fait oublier ce que je voulais dire.
APOLLON
A vous donc Polymnie; entrez en lice aussi.
POLYMNIE
Sur quel ton ?
APOLLON
Je vois bien que sur ce dernier-ci
L’on ne réussit pas toujours comme on souhaite.
Calliope a bien fait d’user d’une défaite.
Cette interruption est venue à propos.
C’est pourquoi choisissez des tons un peu moins hauts.
Horace en a de tous, voyez ceux qui vous duisent .
J’aime fort les auteurs qui sur lui se conduisent
Voilà les gens qu’il faut à présent imiter.
POLYMNIE
C’est bien dit, si cela pouvait s’exécuter:
Mais avons-nous l’esprit qu’autrefois à cet homme
Nous savions inspirer sur le déclin de Rome ?
Tout est trop fort déchu dans le sacré vallon.
APOLLON
J’en conviens, jusque même au métier d’Apollon
Il n’est rien qui n’empire, hommes, dieux; mais que faire?
Irons-nous pour cela nous cacher et nous taire ?
Je ne regarde pas ce que j’ étais jadis,
Mais ce que je serai quelque jour si je vis
Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes
De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.
Je prévois par mon art un temps, où l’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers.
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce temps vienne.
C’est à vous Polymnie à nous entretenir
POLYMNIE
Je songeais aux moyens qu’il me faudrait tenir.
A peine en rencontré – je un seul qui me contente.
Ceci vous plairait-il ? je fais parler Acante.
Qu’une belle est heureuse ! et que de doux moments,
Quand elle en sait user, accompagnent sa vie !
D’un côté le miroir, de l’autre les amants,
Tout la loue; est-il rien de si digne d’envie ?
La louange est beaucoup; l’ amour est plus encore:
Quel plaisir de compter les cœurs dont on dispose !
L’un meurt, L’autre soupire. et l’autre en son transport
Languit et se consume; est-il plus douce chose !
CIymene, usez-en bien: vous n’aurez pas toujours
Ce qui vous rend si fière, et si fort redoutée:
Charon vous passera sans passer les Amours:
Devant ce temps-là même ils vous auront quittée.
Vous vivrez plus longtemps encore que vos attraits:
Je ne vous réponds pas alors d’être fidèle:
Mes désirs languiront aussi bien que vos traits
L’amant se sent déchoir aussi bien que la belle.
Quand voulez-vous aimer que dans votre printemps ?
Gardez-vous bien surtout de remettre à l’automne
L’hiver vient aussitôt: rien n’arrête le temps:
Clymène hâtez-vous; car il n’attend personne.
Sire je m’en tiens là: bien ou mal il suffit:
La morale d’Horace et non pas son esprit
Se peut voir en ces vers.
APOLLON
Erato que veut dire
Que vous qui d’ordinaire aimez si fort à rire
Demeurez taciturne, et laissez tout passer ?
ERATO
Je rêvais, puisqu’il faut, Sire, le confesser.
APOLLON
Sur quoi ?
ERATO
Sur le débat qui s’est ému naguère.
APOLLON
Savoir si vous aimez ?
ERATO
Autrefois j’étais fière
Quand on disait que non; qu’on me vienne aujourd’hui
Demander aimez-vous, je répondrai que oui.
APOLLON
Pourquoi ?
ERATO
Pour éviter le nom de Précieuse.
APOLLON
Si cette qualité vous paraît odieuse,
Du vœu de chasteté l’on vous dispensera.
Choisissez un galant.
ERATO
Non pas Sire cela.
Je veux un peu d’hymen pour colorer l’affaire.
APOLLON
Un peu d’hymen est bon.
ERATO
J’en veux, et n’en veux guère
APOLLON
Vous vous marierez donc ainsi qu’au temps jadis
Oriane épousa Monseigneur Amadis ?
ERATO
Oui Sire.
APOLLON
La méthode en effet en est bonne.
Mais encore avec qui ? car je ne vois personne
Qui veuille dans l’Olympe à l’hymen s’arrêter:
Les Sylvains ne sont pas des gens pour vous tenter.
ERATO
Je prendrais un auteur
APOLLON
Un auteur ? vous déesse ?
Aux auteurs Erato pourrait mettre la presse ?
Ce n’est pas votre fait pour plus d’une raison.
Rarement un auteur demeure à la maison.
ERATO
Justement cela qui m’en plaît davantage.
APOLLON
Nous nous entretiendrons de votre mariage
A fond une autre fois. Cependant chantez-nous
Non pas du serieux, du tendre, ni du doux
Mais de ce qu’en français on nomme bagatelle;
Un jeu dont je voudrais Voiture pour modèle.
Il excelle en cet art: Maître Clément et lui
S’y prenaient beaucoup mieux que nos gens d’aujourd’hui.
ERATO
Sire, j’en ai perdu peu s’en faut l’habitude;
Et ce genre est pour moi maintenant une étude.
Il y faut plus de temps que le monde ne croit.
Agréez, en la place, un dizain.
APOLLON
Dizain soit.
ERATO
Mais n’est-ce point assez célèbre notre belle ?
Quand j’aurai dit les jeux, les ris, et la séquelle
Les grâces, les amours, voilà fait à peu près.
APOLLON
Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits,
Les appas.
ERATO
Et puis quoi ?
APOLLON
Cent et cent mille choses.
Je ne vous ai compté ni les lis ni les roses.
On n’a qu’a retourner seulement ces mots-là.
ERATO
La satire en fournit bien d’autres que cela.
Pour un trait de louange. il en est cent de blâme.
APOLLON
Et bien blâmez Clymène à qui d’aucune flamme
On ne peut désormais inspirer le désir.
ERATO
Ce sujet est traité; I’on vient de s’en saisir;
Il a servi de thèse a ma sœur Polymnie.
APOLLON
Cela ne vous fait rien; la chose est infinie;
Toujours notre cabale y trouve à regratter,
ERATO
Sire puisqu’il vous plaît je m’en vais le tenter.
Ma sœur m’excusera si j’enchéris sur elle.
POLYMNIE
Voilà bien des façons pour une bagatelle.
ERATO
C’est qu’elle est de commande.
APOLLON
Et que coûte un dizain?
ERATO
Tout coûte: il faut pourtant que je me mette en train. Clymène a tort: je suis d’avis qu’elle aime
Notre vassal dès demain au plus tard,
Dès aujourd’hui, dès ce moment-ci même:
Le temps d’aimer n’a si petite part
Qui ne soit chère; et surtout quand on treuve
Un bon amant, un amant a l’épreuve.
Je sais qu’il est des amants à foison;
Tout en fourmille; on n’en saurait que faire;
Mais cent méchants n’en valent pas un bon;
Et ce bon-là ne se rencontre guère.
APOLLON
Il ne nous reste plus qu’Uranie, et c’est fait.
Mais quand j’y pense bien, je trouve qu’en effet
Tant de louange ennuie; et surtout quand on loue
Toujours le même objet: enfin je vous avoue
Que pour peu que durât l’éloge encor de temps
Vous me verriez bailler. Comment peuvent les gens
Entendre sans dormir une oraison funèbre ?
Il n’est panégyriste au monde si célèbre
Qui ne soit un Morphée à tous ses auditeurs.
Uranie, il vous faut reployer vos douceurs:
Aussi bien qui pourrait mieux parler de Clymène
Que l’amoureux Acante ? allons vers l’Hippocrène;
Nous l’y rencontrerons encore assurément.
Ce nous sera sans doute un divertissement.
La solitude est grande autour de ces ombrages.
Que vous semble ? on croirait au nombre des ouvrages
Et des compositeurs (car chacun fait des vers)
Qu’il nous faudrait chercher un mont dans l’univers,
Non pas double mais triple, et de plus d’étendue
Que l’Atlas, cependant ma cour est morfondue;
Je ne rencontre ici que deux ou trois mortels,
Encor très peu dévots à nos sacrés autels.
Cherchez-en la raison dans les Cieux, Uranie.
URANIE
Sire, il n’est pas besoin; et sans l’astrologie
Je vous dirai d’où vient ce peu d’adorateurs.
II est vrai que jamais on n’a vu tant d’auteurs;
Chacun forge des vers; mais pour la poésie,
Cette princesse est morte, aucun ne s’en soucie.
Avec un peu de rime on va vous fabriquer
Cent versificateurs en un jour sans manquer.
Ce langage divin, ces charmantes figures,
Qui touchaient autrefois les âmes les plus dures,
Et par qui les rochers et les bois attirés
Tressaillaient à des traits de l’Olympe admirés,
Cela, dis-je n’est plus maintenant en usage.
On vous méprisé, et nous, et ce divin langage.
Qu’est-ce, dit-on ? des vers; suffit, le peuple y court
Pourquoi venir chercher ces traits en notre cour ?
Sans cela l’on parvient à l’estime des hommes.
APOLLON
Vous en parlez très bien. Mais qu’entends-je ? nous sommes
Auprès de l’Hippocrène: Acante assurément
S’entretient avec elle: écoutons un moment:
C’est lui, j’entends sa voix.
ACANTE
Zéphyrs de qui l’haleine
Portait à ces Echos mes soupirs et ma peine
Je viens de vous conter son succès glorieux.
Portez en quelque chose aux oreilles des dieux.
Et toi mon bienfaiteur, Amour, par quelle offrande
Pourrai-je reconnaître une faveur si grande ?
Je te dois des plaisirs compagnons des autels,
Des plaisirs trop exquis pour de simples mortels.
O vous qui visitez quelquefois cet ombrage
Nourrissons des neuf Sœurs…
APOLLON
Sans doute il n’est pas sage:
Sachons ce qu’il veut dire. Acante.
ACANTE, parlant seul.
Adorez-moi
Car si je ne suis dieu, tout au moins je suis roi.
ERATO
Acante.
CLIO
D’aujourd’hui pensez-vous qu’il réponde?
Quand une rêverie agréable et profonde
Occupe son esprit, on a beau lui parler.
ERATO
Quand je m’enrhumerais à force d’appeler
Si faut-il qu’il entende: Acante.
ACANTE
Qui m’appelle ?
ERATO
C’est votre bonne amie Erato.
ACANTE
Que veut-elle ?
ERATO
Vous le saurez; venez.
ACANTE
Dieux ! je vois Apollon.
Sire, pardonnez-moi; dans le sacré vallon
Je ne vous croyais pas.
APOLLON
Levez-vous; et nous dites
Quelles sont ces faveurs soit grandes ou petites
Dont le fils de Vénus a payé vos tourments.
ACANTE
Sire, pour obéir àvos commandements,
Hier au soir je trouvai l’Amour près du Parnasse:
Je pense qu’il suivait quelque Nymphe à la trace.
D’aussi loin qu’il me Vit: Acante, approchez-vous,
Cria-t-il : j’obéis. II me dit d’un ton doux:
Vos vers ont fait valoir mon nom et ma puissance:
Vous ne chantez que moi: je veux pour récompense
Dès demain sans manquer obtenir du destin
Qu’il vous fasse trouver Clymène le matin
Dans son lit endormie, ayant la gorge nue,
Et certaine beauté que depuis peu j’ai vue.
Sans dire quelle elle est. il suffit que l’endroit
M’a fort plu; vous verrez si c’est à juste droit.
Vous êtes connaisseur. Au reste en habile homme
Usez de la faveur que vous fera le somme.
C’est à vous de baiser ou la bouche, ou le sein,
0u cette autre beauté: même j’ai fait dessein
D’en parler à Morphée, afin qu’il vous procure
Assez de temps pour mettre à profit l’aventure
Vous ne pourrez baiser qu’un des trois seulement;
Ou le sein, ou la bouche ,ou cet endroit charmant.
ERATO
Ne nous le nommez pas, afin que je devine.
ACANTE
Je vous le donne en deux.
ERATO
C’est… c’est je m’imagine…
ACANTE
Quoi ?
ERATO
Le bras entier.
ACANTE
Non,.
ERATO
Le pied.
ACANTE
Vous l’avez dit.
Je l’ai vu, dit l’Amour; il est sans contredit
Plus blanc de la moitié que le plus blanc ivoire.
Clymène s’éveillant, comme vous pouvez croire,
Voudra vous témoigner d’abord quelque courroux:
Mais je serai présent et rabattrai les coups:
Le sort et moi rendrons mouton votre tigresse.
Amour n’a pas manqué de tenir sa promesse.
Ce matin j’ai trouvé Clymène dans le lit.
Sire, jusqu’à demain je n’aurais pas décrit
Ses diverses beautés. Une couleur de roses
Par le somme appliquée avait entre autres choses
Rehaussé de son teint la naïve blancheur.
Ses lis ne laissaient pas d’avoir de la fraîcheur.
Elle avait le sein nu: je n’ai point de parole
Quoique dès ma jeunesse instruit dans cette école
Pour vous bien exprimer ce double mont d’attraits.
Quand j’aurais là-dessus épuisé tous les traits,
Et fait pour cette gorge une blancheur nouvelle
Encor n’auriez-vous pas ce qui la rend si belle
La descente, le tour, et le reste des lieux
Qui pour lors m’ont fait roi (j’entends roi par les yeux
Car mes mains n’ont point eu de part à cette joie).
Le sort à mes regards a mis encore en proie
Les merveilles d’un pied sans mentir fait au tour.
Figurez-vous le pied de la mère d’Amour,
Lorsqu’allant des Tritons attirer les œillades
Il dispute du prix avec ceux des Naïades.
Vous pouvez l’avoir vu; Mars peut vous l’avoir dit:
Quant à moi, j’ai vu, Sire, au pied dont il s’agit
Du marbre, de l’albâtre, une plante vermeille:
Thétis I’a, que je pense, ou doit l’avoir pareille.
Quoi qu’il en soit ce pied hors des draps échappé
M’a tenu fort longtemps à le voir occupé.
Pour en venir au point ou j’ai poussé l’affaire:
Quel des trois, ai-je dit, faut-il que je préfère ?
J’ai, si je m’en souviens, un baiser à cueillir,
Et par bonheur pour moi je ne saurois faillir.
Cette bouche m’appelle à son haleine d’ambre.
Cupidon là-dessus est entré dans la chambre:
Je ne sais pas comment; car j’avais fermé tout.
J’ai parcouru le sein de l’un à l’autre bout.
Ceci me tente encore, ai-je dit en moi-même:
Et quand je serais prince, et prince à diadème,
Une telle faveur me rendrait fortune.
Par caprice à la fin m’étant déterminé,
J’ai réservé ces deux pour la première vue
Le pied par sa beauté qui m’était inconnue
M’a fait aller à lui. peut-être ce baiser
M’a paru moins commun, partant plus à priser.
Peut-être par respect j ai rendu cet hommage.
Peut-être aussi j’ai cru que le même avantage
Ne reviendrait jamais, et qu’on ne baise pas
Un beau pied quand on veut, trop bien d’autres appas.
La rencontre après tout me semblait fort heureuse.
Même à mon sens la chose était plus amoureuse:
De dire plus friponne et d’aller jusque-là,
Je n’ai gardé, c’est trop, j’ai, Sire, pour cela
Trop de respect pour vous ainsi que pour Clymène.
Elle s’est éveillée avec assez de peine;
Et m’ayant entrevu, la belle et ses appas
Se sont au même instant cachés au fond des draps.
La honte l’a rendue un peu de temps muette.
Enfin sans se tourner ni quitter sa cachette,
D’un ton fort sérieux et marquant son dépit:
Je vous croyais plus sage, Acante, a-t-elle dit.
Cela ne me plaît point; sortez, et tout a l’heure.
Amour, ai-je repris, me dit que je demeure;
Le voilà; qui croirai-je ? accordez-vous tous deux.
Qui l’Amour ? pensez-vous avec vos Ris, vos Jeux,
Vos Amours, m’amuser ? a reparti Clymène.
Tout doux, a dit l’Amour. Aussitôt l’inhumaine,
Oyant la voix du dieu, s’est tournée, et changeant
De note, prenant même un air tout engageant:
Clymène, a-t-elle dit, tu n’es pas la plus forte.
C’est a toi de fermer une autre fois la porte.
Les voilà deux; encore un dieu s’en mêle-t-il.
Afin qu’Acante sorte, et bien que lui faut-il ?
Qu’il dise les faveurs donc il se juge digne.
J’ai regardé l’Amour; du doigt il m’a fait signe
Je n’ai pas entendu d’abord ce qu’il voulait.
Mais me montrant les traits qu’une bouche étalait,
Il m’a fait à la fin juger par ce langage
Qu’un baiser me viendrait si j’avais du courage.
Or je n’en eus jamais en qualité d’amant.
Amour m’a dit tout bas: Baisez-la hardiment;
Je lui tiendrai les mains; vous n’aurez point d’obstacle.
Je me suis avancé. Le reste est un miracle.
Amour en fait ainsi; ce sont coups de sa main.
APOLLON
Comment ?
ACANTE
Clymène a fait la moitié du chemin.
POLYMNIE
Que vous autres mortels êtes fous dans vos flammes !
Les dieux obtiennent bien d’autres dons de leurs dames
Sans triompher ainsi.
ACANTE
Polymnie, ils sont dieux.
APOLLON
Je l’étais, et Daphné ne m’en traita pas mieux
Perdons ce souvenir. Vous, triomphez, Acante.
Nous vous laissons, adieu; notre troupe est contente.

Autres Contes:

  • Le Mandragore
  • Le Rémois
  • Le Faucon
  • Nicaise
  • Le bât
  • Le Baiser rendu
  • Epigramme
  • Imitation d’Anacréon
  • Autre imitation d’Anacréon
  • Lettre A.M.D.C.A.D.M.

Nouveaux contes

(Publiés sans achevé d’imprimer, privilège ni permission en 1674)

Comment l’esprit vient aux filles

Il est un jeu divertissant sur tous,
Jeu dont l’ardeur souvent se renouvelle:
Ce qui m’en plaît, c’est que tant de cervelle
N’y fait besoin, et ne sert de deux clous.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Vous y jouez; comme aussi faisons-nous:
Il divertit et la laide et la belle:
Soit jour, soit nuit, à toute heure il est doux;
Car on y voit assez clair sans chandelle.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Le beau du jeu n’est connu de l’époux;
C’est chez l’amant que ce plaisir excelle:
De regardants pour y juger des coups,
Il n’en faut point, jamais on n’y querelle.
Or devinez comment ce jeu s’appelle. Qu’importe-t-il ? sans s’arrêter au nom,
Ni badiner là-dessus davantage,
Je vais encor vous en dire un usage,
Il fait venir l’esprit et la raison.
Nous le voyons en mainte bestiole.
Avant que Lise allât en cette école,
Lise n’était qu’un misérable oison.
Coudre et filer c’était son exercice;
Non pas le sien, mais celui de ses doigts;
Car que l’esprit eût part à cet office,
Ne le croyez; il n’était nuls emplois
Où Lise pût avoir l’âme occupée:
Lise songeait autant que sa poupée.
Cent fois le jour sa mère lui disait:
Va-t-en chercher de l’esprit malheureuse.
La pauvre fille aussitôt s’en allait
Chez les voisins, affligée et honteuse,
Leur demandant où se vendait l’esprit.
On en riait; à la fin l’on lui dit:
Allez trouver père Bonaventure,
Car il en a bonne provision.
Incontinent la jeune créature
S’en va le voir, non sans confusion:
Elle craignait que ce ne fût dommage
De détourner ainsi tel personnage.
Me voudrait-il faire de tels présents,
A moi qui n’ai que quatorze ou quinze ans ?
Vaux-je cela ? disait en soi la belle.
Son innocence augmentait ses appas:
Amour n’avait à son croc de pucelle
Dont il crut faire un aussi bon repas.
Mon Révérend, dit-elle au béat homme
Je viens vous voir; des personnes m’ont dit
Qu’en ce couvent on vendait de l’esprit:
Votre plaisir serait-il qu’à crédit
J’en pusse avoir ? non pas pour grosse somme;
A gros achat mon trésor ne suffit:
Je reviendrai s’il m’en faut davantage:
Et cependant prenez ceci pour gage.
A ce discours, je ne sais quel anneau
Qu’elle tirait de son doigt avec peine
Ne venant point, le père dit: Tout beau
Nous pourvoirons à ce qui vous amène
Sans exiger nul salaire de vous:
Il est marchande et marchande, entre nous;
A l’une on vend ce qu’à l’autre l’on donne.
Entrez ici; suivez-moi hardiment;
Nul ne nous voit, aucun ne nous entend,
Tous sont au choeur; le portier est personne
Entièrement à ma dévotion;
Et ces murs ont de la discrétion.
Elle le suit; ils vont à sa cellule.
Mon Révérend la jette sur un lit,
Veut la baiser; la pauvrette recule
Un peu la tête; et l’innocente dit:
Quoi c’est ainsi qu’on donne de l’esprit ?
Et vraiment oui, repart Sa Révérence;
Puis il lui met la main sur le téton:
Encore ainsi ? Vraiment oui; comment donc ?
La belle prend le tout en patience:
Il suit sa pointe; et d’encor en encor
Toujours l’esprit s’insinue et s’avance,
Tant et si bien qu’il arrive à bon port.
Lise riait du succès de la chose.
Bonaventure à six moments de là
Donne d’esprit une seconde dose.
Ce ne fut tout, une autre succéda;
La charité du beau père était grande.
Et bien, dit-il, que vous semble du jeu ?
A nous venir l’esprit tarde bien peu
Reprit la belle; et puis elle demande
Mais s’il s’en va ? s’il s’en va ? nous verrons
D’autres secrets se mettent en usage
N’en cherchez point, dit Lise, davantage;
De celui-ci nous nous contenterons
Soit fait, dit-il, nous recommencerons
Au pis aller, tant et tant qu’il suffise.
Le pis aller sembla le mieux à Lise
Le secret même encor se répéta
Par le Pater; il aimait cette danse.
Lise lui fait une humble révérence;
Et s’en retourne en songeant à cela.
Lise songer ! quoi déjà Lise songe !
Elle fait plus, elle cherche un mensonge,
Se doutant bien qu’on lui demanderait,
Sans y manquer, d’où ce retard venait
Deux jours après sa compagne Nanette
S’en vient la voir pendant leur entretien
Lise rêvait: Nanette comprit bien,
Comme elle était clairvoyante et finette,
Que Lise alors ne rêvait pas pour rien.
Elle fait tant, tourne tant son amie,
Que celle-ci lui déclare le tout.
L’autre n’était à l’ouïr endormie.
Sans rien cacher, Lise de bout en bout
De point en point lui conte le mystère,
Dimensions de I’esprit du beau père,
Et les encore, enfin tout le phébé.
Mais vous, dit-elle, apprenez-nous de grâce
Quand et par qui l’esprit vous fut donné.
Anne reprit: Puisqu’il faut que je fasse
Un libre aveu, c’est votre frère Alain
Qui m’a donné de l’esprit un matin.
Mon frère Alain ! Alain ! s’écria Lise,
Alain mon frère ! ah je suis bien surprise;
Il n’en a point; comme en donnerait-il ?
Sotte, dit l’autre, hélas tu n’en sais guère:
Apprends de moi que pour pareille affaire
Il n’est besoin que l’on soit si subtil.
Ne me crois-tu ? sache-le de ta mère;
Elle est experte au fait dont il s’agit;
Si tu ne veux, demande au voisinage;
Sur ce point-là l’on t’aura bientôt dit:
Vivent les sots pour donner de l’esprit.
Lise s’en tint à ce seul témoignage,
Et ne crut pas devoir parler de rien.
Vous voyez donc que je disais fort bien
Quand je disais que ce jeu-là rend sage.

Le Diable de Papefiguière 

Maître François dit que Papimanie
Est un pays où les gens sont heureux.
Le vrai dormir ne fut fait que pour eux:
Nous n’en avons ici que la copie.
Et par saint Jean, si Dieu me prête vie,
Je le verrai ce pays où l’on dort:
On y fait plus, on n’y fait nulle chose
C’est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D’amour honnête, et puis me voilà fort.
Tout au rebours il est une province
Où les gens sont haïs, maudits de Dieu.
On les connaît à leur visage mince,
Le long dormir est exclu de ce lieu:
Partant, lecteurs, si quelqu’un se présente
A vos regards, ayant face riante
Couleur vermeille, et visage replet,
Taille non pas de quelque mingrelet,
Dire pourrez, sans que l’on vous condamne,
Cettui me semble à le voir Papimane.
Si d’autre part celui que vous verrez
N’a l’œil riant, le corps rond, le teint frais,
Sans hésiter qualifiez cet homme
Papefiguier. Papefigue se nomme
L’île et province où les gens autrefois
Firent la figue au portrait du saint-père:
Punis en sont; rien chez eux ne prospère –
Ainsi nous l’a conté maître François.
L’île fut lors donnée en apanage
A Lucifer c’est sa maison des champs
On voit courir par tout cet héritage
Ses commensaux rudes à pauvres gens,
Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes
Si maints tableaux ne sont point apocryphes.
Avint un jour qu’un de ces beaux messieurs
Vit un manant rusé, des plus trompeurs
Verser? un champ dans l’île dessus dite.
Bien paraissait la terre être maudite
Car Ie manant avec peine et sueur
La retournait, et faisait son labeur.
Survient un diable à titre de seigneur.
Ce diable était des gens de l’Evangile,
Simple, ignorant à tromper très facile,
Bon gentilhomme at qui, dans son courroux
N’avait encor tonné que sur les choux.
Plus ne savait apporter de dommage.
Vilain, dit-il, vaquer à nul ouvrage
N’est mon talent: je suis un diable issu
De noble race, et qui n’a jamais su
Se tourmenter ainsi que font les autres.
Tu sais vilain que tous ces champs sont nôtres:
Ils sont à nous dévolus par l’édit
Qui mit jadis cette île en interdit.
Vous y vivez dessous notre police.
Partant, vilain, je puis avec justice
M’attribuer tout le fruit de ce champ:
Mais je suis bon, et veux que dans un an
Nous partagions sans noise et sans querelle.
Quel grain veux-tu répandre dans ces lieux ?
Le manant dit: Monseigneur, pour le mieux
Je crois qu’il faut les couvrir de touselle
Car c’est un grain qui vient fort aisément.
Je ne connais ce grain-là nullement,
Dit le lutin; comment dis-tu ? touselle ?
Mémoire n’ai d’aucun grain qui s’appelle
De cette sorte or emplis-en ce lieu:
Touselle soit, touselle de par Dieu,
J’en suis content. Fais donc vite, et travaille;
Manant travaille et travaille vilain:
Travailler est le fait de la canaille:
Ne t’attends pas que je t’aide un seul brin,
Ni que par moi ton labeur se consomme:
Je t’ai déjà dit que j’étais gentilhomme,
Né pour chommer et pour ne rien savoir.
Voici comment ira notre partage.
Deux lots seront; dont l’un, c’est à savoir
Ce qui hors terre et dessus l’héritage
Aura poussé demeurera pour toi;
L’autre dans terre est réservé pour moi.
L’août arrivé, la touselle est sciée,
Et tout d’un temps sa racine arrachée,
Pour satisfaire au lot du diableteau.
Il y croyait la semence attachée,
Et que l’épi non plus que le tuyau
N’était qu’une herbe inutile et séchée.
Le laboureur vous la serra très bien.
L’autre au marché porta son chaume vendre
On le. hua; pas un n’en offrit rien:
Le pauvre diable était prêt à se pendre.
II s’en alla chez son copartageant:
Le drôle avait la touselle vendue,
Pour le plus sûr, en gerbe et non battue,
Ne manquant pas de bien cacher l’argent.
Bien le cacha; le diable en fut la dupe.
Coquin, dit-il, tu m’as joué d’un tour.
C’est ton métier: je suis diable de cour
Qui comme vous à tromper ne m’occupe.
Quel grain veux-tu semer pour l’an prochain ?
Le manant dit: Je crois qu’au lieu de grain
Planter me faut ou navets ou carottes:
Vous en aurez, Monseigneur, pleines hottes:
Si mieux n’aimez raves dans la saison.
Raves, navets, carottes, tout est bon,
Dit le lutin, mon lot sera hors terre
Le tien dedans. Je ne veux point de guerre
Avecque toi si tu ne m’y contrains.
Je vais tenter quelques jeunes nonnains.
L’auteur ne dit ce que firent les nonnes.
Le temps venu de recueillir encor,
I.e manant prend raves belles et bonnes,
Feuilles sans plus tombent pour tout trésor
Au diableteau, qui l’épaule chargée
Court au marché. Grande fut la risée:
Chacun lui dit son mot cette fois-là.
Monsieur le diable, où croît cette denrée ?
Où mettrez-vous ce qu’on en donnera ?
Plein de courroux et vuide de pécune
Léger d’argent et chargé de rancune,
Il va trouver le manant qui riait
Avec sa femme, et se solaciait
Ah par la mort, par le sang, par la tête,
Dit le démon, il le payra par bieu.
Vous voici donc Phlipot la bonne bête;
Ca ; Ca, galons-le en enfant de bon lieu.
Mais il vaut mieux remettre la partie:
J’ai sur les bras une dame jolie
A qui je dois faire franchir le pas
Elle Ie veut, et puis ne le veut pas.
L’époux n’aura dedans la confrérie
Sitôt un pied qu’à vous je reviendrai,
Maitre Phlipot, et tant vous galerai
Que ne jouerez ces tours de votre vie.
A coups de griffe il faut que nous voyions
Lequel aura de nous deux belle amie,
Et jouira du fruit de ces sillons.
Prendre pourrais d’autorité suprême
Touselle et grain, champ et rave, enfin tout.
Mais je les veux avoir par le bon bout.
N’espérez plus user de stratagème.
Dans huit jours d’hui, je suis à vous Phlipot,
Et touchez là, ceci sera mon arme.
Le villageois étourdi du vacarme
Au fardadet ne put répondre un mot.
Perrette en rit; c’était sa ménagère,
Bonne galande en toutes les façons,
Et qui sut plus que garder les moutons
Tant qu’elle fut en âge de bergère.
Elle lui dit: Phlipot, ne pleure point:
Je veux d’ici renvoyer de tout point
Ce diableteau: c’est un jeune novice
Qui n’a rien vu: je t’en tirerai hors:
Mon petit doigt saurait plus de malice,
Si je voulais, que n’en sait tout son corps.
Le jour venu Phlipot qui n’était brave
Se va cacher, non point dans une cave,
Trop bien va-t-il se plonger tout entier
Dans un profond et large bénitier
Aucun démon n’eût su par où le prendre,
Tant fut subtil; car d’étoles, dit-on,
Il s’affubla le chef pour s’en défendre,
S’étant plongé dans l’eau jusqu’au menton.
Or le laissons, il n’en viendra pas faute.
Tout le clergé chante autour à voix haute
Vade retro. Perrette cependant
Est au logis le lutin attendant.
Le lutin vient: Perrette échevelée
Sort, et se plaint de Phlipot, en criant:
Ah le bourreau, le traître, le méchant
Il m’a perdue, il m’a toute affolée
Au nom de Dieu, Monseigneur, sauvez-vous.
A coup de griffe il m’a dit en courroux
Qu’il se devait contre Votre Excellence
Battre tantôt, et battre à toute outrance.
Pour s’éprouver le perfide m’a fait
Cette balafre. A ces mots au follet
Elle fait voir… Et quoi ? chose terrible.
Le diable en eut une peur tant horrible
Qu’il se signa, pensa presque tomber;
Onc n’avait vu, ne lu, n’ ouï conter
Que coups de griffe eussent semblable forme
Bref aussitôt qu’il aperçut l’énorme
Solution de continuité,
Il demeura si fort épouvanté,
Qu’il prit la fuite, et laissa là Perrette.
Tous les voisins chommèrent la defaite
De ce démon: le clergé ne fut pas
Des plus tardifs à prendre part au cas.

Féronde ou le purgatoire

Vers le Levant le Vieil de la Montagne
Se rendit craint par un moyen nouveau.
Craint n’était-il pour l’immense campagne
Qu’il possédât, ni pour aucun monceau
D’or ou d’argent; mais parce qu’au cerveau
De ses sujets il imprimait des choses
Qui de maint fait courageux étaient causes.
Il choisissait entre eux les plus hardis;
Et leur faisait donner du paradis
Un avant-goût à leurs sens perceptible;
Du paradis de son législateur;
Rien n’en a dit ce prophète menteur
Qui ne devînt très croyable et sensible
A ces gens-là: comment s’y prenait-on ?
On les faisait boire tous de façon
Qu’ils s’enivraient, perdaient sens et raison.
En cet état, privés de connaissance,
On les portait en d’agréables lieux,
Ombrages frais, jardins délicieux.
Là se trouvaient tendrons en abondance
Plus que mailles, et beaux par excellence:
Chaque réduit en avait à couper.
Si se venaient joliment attrouper
Près de ces gens qui leur boisson cuvée
S’émerveillaient de voir cette couvée
Et se croyaient habitants devenus
Des champs heureux qu’assigne à ses élus
Le faux Mahom. Lors de faire accointance,
Turcs d’approcher, tendrons d’entrer en danse’
Au gazouillis des ruisseaux de ces bois,
Au son de luths accompagnant les voix
Des rossignols: il n’est plaisir au monde
Qu’on ne goûtât dedans ce paradis:
Les gens trouvaient en son charmant pourpris
Les meilleurs vins de la machine ronde;
Dont ne manquaient encor de s’enivrer,
Et de leur sens perdre l’entier usage.
On les faisait aussitôt reporter
Au premier lieu de tout ce tripotage
Qu’arrivait-il ? ils croyaient fermement
Que quelque jour de semblables délices
Les attendaient, pourvu que hardiment,
Sans redouter la mort ni les supplices,
Ils fissent chose agréable à Mahom,
Servant leur prince en toute occasion.
Par ce moyen leur prince pouvait dire
Qu’il avait gens à sa dévotion
Déterminés, et qu’il n’était empire
Plus redouté que le sien ici-bas.
Or ai-je été prolixe sur ce cas,
Pour confirmer l’histoire de Féronde.
Féronde était un sot de par le monde
Riche manant, ayant soin du tracas ,
Dîmes, et cens, revenus, et ménage
D’un abbé blanc . J’en sais de ce plumage
Qui valent bien les noirs à mon avis,
En fait que d’être aux maris secourables,
Quand forte tâche ils ont en leur logis
Si qu’il y faut moines et gens capables.
Au lendemain celui-ci ne songeait
Et tout son fait dès la veille mangeait,
Sans rien garder, non plus qu’un droit apôtre,
N’ayant autre œuvre, autre emploi, penser autre
Que de chercher ou gisaient les bons vins.
Les bons morceaux, et les bonnes commères,
Sans oublier les gaillardes nonnains,
Dont il faisait peu de part à ses frères.
Féronde avait un joli chaperon
Dans son logis, femme sienne, et dit-on
Que parentèle était entre la dame
Et notre abbé; car son prédécesseur,
Oncle et parrain, dont Dieu veuille avoir l’âme,
En était père, et la donna pour femme
A ce manant, qui tint à grand honneur
De l’épouser. Chacun sait que de race
Communément fille bâtarde chasse:
Celle-ci donc ne fit mentir le mot.
Si n’était pas l’époux homme si sot
Qu’il n’en eût doute, et ne vît en l’affaire
Un peu plus clair qu’il n’était nécessaire.
Sa femme allait toujours chez le prélat;
Et prétextait ses allées et venues
Des soins divers de cet économat.
Elle alléguait mille affaires menues.
C’était un compte, ou c’était un achat;
C’était un rien; tant peu plaignait sa peine.
Bref il n’était nul jour en la semaine,
Nulle heure au jour, qu’on ne vît en ce lieu
La receveuse. Alors le père en Dieu
Ne manquait pas d’écarter tout son monde
Mais le mari, qui se doutait du tour
Rompait les chiens, ne manquant au retour
D’imposer mains sur madame Féronde.
Onc il ne fut un moins commode époux.
Esprits ruraux volontiers sont jaloux,
Et sur ce point à chausser difficiles,
N’étant pas faits aux coutumes des villes.
Monsieur l’abbé trouvait cela bien dur
Comme prélat qu’il était, partant homme
Fuyant la peine, aimant le plaisir pur,
Ainsi que fait tout bon suppôt de Rome.
Ce n’est mon goût; je ne veux de plein saut
Prendre la ville, aimant mieux l’escalade;
En amour da, non en guerre; il ne faut
Prendre ceci pour guerrière bravade,
Ni m’enrôler là-dessus malgré moi.
Que l’autre usage ait la raison pour soi,
Je m’en rapporte, et reviens à l’histoire
Du receveur qu’on mit en purgatoire
Pour le guérir, et voici comme quoi.
Par le moyen d’une poudre endormante
L’abbé le plonge en un très long sommeil.
On le croit mort, on l’enterre, l’on chante:
Il est surpris de voir à son réveil
Autour de lui gens d’étrange manière;
Car il était au large dans sa bière,
Et se pouvait lever de ce tombeau
Qui conduisait en un profond caveau.
D’abord la peur se saisit de notre homme
Qu’est-ce cela ? songe-t-il ? est-il mort ?
Serait-ce point quelque espèce de sort ?
Puis il demande aux gens comme on les nomme,
Ce qu’ils font là d’où vientque dans ce lieu
L’ on le retient, et qu’a-t-il fait à Dieu ?
L’un d’eux lui dit: Console-toi, Féronde
Tu te verras citoyen du haut monde
Dans mille ans d’hui complets et bien comptés
Auparavant il faut d’aucuns pêchés
Te nettoyer en ce saint purgatoire.
Ton âme un jour plus blanche que l’ivoire
En sortira. L’ange consolateur
Donne à ces mots au pauvre receveur
Huit ou dix coups de forte discipline,
En lui disant: C’est ton humeur mutine,
Et trop jalouse, et déplaisant à Dieu
Qui te retient pour mille ans en ce lieu.
Le receveur s’étant frotté l’épaule
Fait un soupir: mille ans, c’est bien du temps
Vous noterez que l’ange était un drôle,
Un frère Jean novice de Léans .
Ses compagnons jouaient chacun un rôle
Pareil au sien dessous un feint habit.
Le receveur requiert pardon, et dit:
Las si jamais je rentre dans la vie,
Jamais soupçon ombrage et jalousie,
Ne rentreront dans mon maudit esprit.
Pourrais-je point obtenir cette grâce ?
On la lui fait espérer; non sitôt:
Force est qu’un an dans ce séjour se passe,
Là cependant il aura ce qu’il faut
Pour sustenter son corps, rien davantage
Quelque grabat, du pain pour tout potage,
Vingt coups de fouet chaque jour, si l’abbé
Comme prélat rempli de charité
N’obtient du Ciel qu’au moins on lui remette
Non le total des coups, mais quelque quart,
Voire moitié, voire la plus grand ‘part .
Douter ne faut qu’il ne s’en entremette,
A ce sujet disant mainte oraison.
L’ange en après lui fait un long sermon.
A tort, dit-il, tu conçus du soupçon.
Les gens d’église ont-ils de ces pensées ?
Un abbé blanc ! c’est trop d’ombrage avoir ;
Il n’écherrait que dix coups pour un noir .
Défais-toi donc de tes erreurs passées.
Il s’y résout. Qu’eût-il fait ? cependant
Sire prélat et Madame Féronde
Ne laissent perdre un seul petit moment.
Le mari dit: Que fait ma femme au monde ?
Ce qu’elle y fait ? tout bien; notre prélat
L’a consolée, et ton économat
S’en va son train, toujours à l’ordinaire.
Dans le couvent toujours a-t-elle affaire ?
Où donc ? il faut qu’ayant seule à présent
Le faix entier sur soi la pauvre femme
Bon gré mal gré léans aille souvent,
Et plus encor que pendant ton vivant.
Un tel discours ne plaisait point a l’âme.
Ame j’ai cru le devoir appeler,
Ses pourvoyeurs ne le faisant manger
Ainsi qu’un corps. Un mois à cette épreuve
Se passe entier, lui jeûnant, et l’abbé
Multipliant œuvres de charité,
Et mettant peine à consoler la veuve.
Tenez pour sûr qu’il y fit de son mieux.
Son soin ne fut longtemps infructueux:
Pas ne semait en une terre ingrate.
Pater abbas avec juste sujet
Appréhenda d’être père en effet.
Comme il n’est bon que telle chose éclate,
Et que le fait ne puisse être nié,
Tant et tant fut par sa Paternité
Dit d’oraisons, qu’on vit du purgatoire
L’âme sortir, légère, et n’ayant pas
Once de chair. Un si merveilleux cas
Surprit les gens. Beaucoup ne voulaient croire
Ce qu’ils voyaient. L’abbé passa pour saint.
L’époux pour sien le fruit posthume tint
Sans autrement de calcul oser faire.
Double miracle était en cette affaire
Et la grossesse, et le retour du mort.
On en chanta Te deum à renfort
Stérilité régnait en mariage
Pendant cet an, et même au voisinage
De l’abbaye, encor bien que léans
On se vouât pour obtenir enfants.
A tant laissons l’économe et sa femme;
Et ne soit dit que nous autres époux
Nous méritions ce qu’on fit à cette âme
Pour la guérir de ses soupçons jaloux.

La Jument du compère Pierre 

Messire Jean, (c’était certain curé
Qui prêchait peu sinon sur la vendange)
Sur ce sujet, sans être préparé,
Il triomphait; vous eussiez dit un ange,
Encore un point était touché de lui;
Non si souvent qu’eût voulu le messire;
Et ce point-là les enfants d’aujourd’hui
Savent que c’est, besoin n’ai de le dire.
Messire Jean tel que je le décris
Faisait si bien, que femmes et maris
Le recherchaient, estimaient sa science;
Au demeurant il n’était conscience
Un peu jolie, et bonne à diriger,
Qu’il ne voulût lui-même interroger,
Ne s’en fiant aux soins de son vicaire.
Messire Jean aurait voulu tout faire;
S’entremettait en zélé directeur
Allait partout; disant qu’un bon pasteur
Ne peut trop bien ses ouailles connaître,
Dont par lui-même instruit en voulait être.
Parmi les gens de lui les mieux venus,
Il fréquentait chez le compère Pierre,
Bon villageois à qui pour toute terre,
Pour tout domaine et pour tous revenus
Dieu ne donna que ses deux bras tout nus,
Et son louchet, dont pour toute ustensille
Pierre faisait subsister sa famille.
Il avait femme et belle et jeune encor,
Ferme surtout; le hâle avait fait tort
A son visage, et non à sa personne.
Nous autres gens peut-être aurions voulu
Du délicat, ce rustic ne m’eût plu;
Pour des curés la pâte en était bonne;
Et convenait à semblables amours.
Messire Jean la regardait toujours
Du coin de l’oeil, toujours tournait la tête
De son côté; comme un chien qui fait fête
Aux os qu’il voit n’être par trop chétifs;
Que s’il en voit un de belle apparence,
Non décharné, plein encor de substance,
Il tient dessus ses regards attentifs:
Il s’inquiète, il trépigne, il remue
Oreille et queue; il a toujours la vue
Dessus cet os, et le ronge des yeux
Vingt fois devant que son palais s’en sente .
Messire Jean tout ainsi se tourmente
A cet objet pour lui délicieux.
La villageoise était fort innocente.
Et n’entendait aux façons du pasteur
Mystère aucun; ni son regard flatteur,
Ni ses présents ne touchaient Magdeleine:
Bouquets de thym, et pots de marjolaine
Tombaient à terre: avoir cent menus soins
C’était parler bas-breton tout au moins.
Il s’avisa d’un plaisant stratagème.
Pierre était lourd, sans esprit: je crois bien
Qu’il ne se fût précipité lui-même,
Mais par delà de lui demander rien,
C’était abus et très grande sottise.
L’autre lui dit: Compère mon ami
Te voilà pauvre, et n’ayant à demi
Ce qu’il te faut; si je t’apprends la guise
Et le moyen d’être un jour plus content
Qu’un petit roi, sans te tourmenter tant,
Que me veux-tu donner pour mes étrennes ?
Pierre répond: Parbleu Messire Jean
Je suis à vous; disposez de mes peines;
Car vous savez que c’est tout mon vaillant.
Notre cochon ne nous faudra pourtant:
II a mange plus de son, par mon âme,
Qu’il n’en tiendrait trois fois dans ce tonneau,
Et d’abondant la vache à notre femme
Nous a promis qu’elle ferait un veau:
Prenez le tout. Je ne veux nul salaire,
Dit le pasteur; obliger mon compère
Ce m’est assez, je te dirai comment.
Mon dessein est de rendre Magdeleine
Jument le jour par art d’enchantement,
Lui redonnant sur le soir forme humaine.
Très grand profit pourra certainement
T’en revenir; car ton âne est si lent,
Que du marché l’heure est presque passée
Quand il arrive; ainsi tu ne vends pas,
Comme tu veux, tes herbes, ta denrée,
Tes choux, tes aulx, enfin tout ton tracas.
Ta femme étant jument forte et membrue,
Ira plus vite; et sitôt que chez toi
Elle sera du logis revenue,
Sans pain ni soupe un peu d’herbe menue
Lui suffira. Pierre dit: Sur ma foi
Messire Jean, vous êtes un sage homme.
Voyez que c’est d’avoir étudié !
Vend-on cela ? si j’avais grosse somme
Je vous l’aurais, parbleu bientôt payé.
Jean poursuivit: Or ça je t’apprendrai
Les mots, la guise, et toute la manière
Par ou jument bien faite et poulinière
Auras de jour, belle femme de nuit.
Corps, tête, jambe, et tout ce qui s’ensuit
Lui reviendra: tu n’as qu’a me voir faire
Tais-toi sur tout; car un mot seulement
Nous gâterait tout notre enchantement.
Nous ne pourrions revenir au mystère,
De notre vie; encore un coup motus,
Bouche cousue, ouvre les yeux sans plus .
Toi-même après pratiqueras la chose.
Pierre promet de se taire, et Jean dit:
Sus Magdeleine; il se faut, et pour cause,
Dépouiller nue et quitter cet habit:
Dégrafez-moi cet atour des dimanches;
Fort bien: ôtez ce corset et ces manches ;
Encore mieux: défaites ce jupon;
Très bien cela. Quand vint à la chemise,
La pauvre épouse eut en quelque façon
De la pudeur. Etre nue ainsi mise
Aux yeux des gens ! Magdeleine aimait mieux
Demeurer femme, et jurait ses grands dieux
De ne souffrir une telle vergogne.
Pierre lui dit: Voilà grande besogne !
Et bien, tous deux nous saurons comme quoi
Vous êtes faite; est-ce par votre foi
De quoi tant craindre ? et là là Magdeleine,
Vous n’avez pas toujours eu tant de peine
A tout ôter: comment donc faites-vous
Quand vous cherchez vos puces ? dites-nous.
Messire Jean est-ce quelqu’un d’étrange ?
Que craignez-vous ? hé quoi ? qu’il ne vous mange ?
Cà dépêchons; c’est par trop marchander.
Depuis le temps Monsieur notre curé
Aurait déjà parfait son entreprise.
Disant ces mots il ôte la chemise,
Regarde faire, et ses lunettes prend.
Messire Jean par le nombril commence,
Pose dessus une main en disant:
Que ceci soit beau poitrail de jument.
Puis cette main dans le pays s’avance.
L’autre s’en va transformer ces deux monts
Qu’en nos climats les gens nomment tétons;
Car quant à ceux qui sur l’autre hémisphère
Sont étendus, plus vastes en leur tour,
Par révérence on ne les nomme guère;
Messire Jean leur fait aussi sa cour;
Disant toujours pour la cérémonie:
Que ceci soit telle ou telle partie,
Ou belle croupe, ou beaux flancs, tout enfin.
Tant de façons mettaient Pierre en chagrin;
Et ne voyant nul progrès à la chose,
Il priait Dieu pour la métamorphose.
C’était en vain; car de l’enchantement
Toute la force et l’accomplissement
Gisait à mettre une queue à la bête:
Tel ornement est chose fort honnête:
Jean ne voulant un tel point oublier
L’attache donc: lors Pierre de crier,
Si haut qu’on l’eût entendu d’une lieue:
Messire Jean je n’y veux point de queue:
Vous l’attachez trop bas, Messire Jean.
Pierre à crier ne fut si diligent,
Que bonne part de la cérémonie
Ne fut déjà par le prêtre accomplie.
A bonne fin le reste aurait été,
Si non content d’avoir déjà parlé
Pierre encor n’eût tiré par la soutane
Le curé Jean, qui lui dit: Foin de toi:
T’avais-je pas recommandé, gros âne,
De ne rien dire, et de demeurer coi ?
Tout est gâté; ne t’en prends qu’a toi-même.
Pendant ces mots l’époux gronde à part soi.
Magdeleine est en un courroux extrême
Querelle Pierre, et lui dit: Malheureux
Tu ne seras qu’un misérable gueux
Toute ta vie: et puis viens-t’en me braire
Viens me conter ta faim et ta douleur.
Voyez un peu: Monsieur notre pasteur
Veut de sa grâce a ce traîne-malheur
Montrer de quoi finir notre misère:
Mérite-t-il le bien qu’on lui veut faire ?
Messire Jean laissons la cet oison:
Tous les matins tandis que ce veau lie
Ses choux, ses aulx, ses herbes, son oignon,
Sans l’avertir venez à la maison;
Vous me rendrez une jument polie.
Pierre reprit: Plus de jument, ma mie,
Je suis content de n’avoir qu’un grison.

Le Roi Candaule et le maître en droit

Force gens ont été l’instrument de leur mal;
Candaule en est un témoignage.
Ce roi fut en sottise un très grand personnage.
Il fit pour Gygès son vassal
Une galanterie imprudente et peu sage.
Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant,
Et les traits délicats dont la reine est pourvue
Je vous jure ma foi que l’accompagnement
Est d’un tout autre prix et passe infiniment;
Ce n’est rien qui ne l’a vue
Toute nue.
Je vous la veux montrer sans qu’elle en sache rien;
Car j’en sais un très bon moyen:
Mais à condition, vous m’entendez fort bien,
Sans que j’en dise davantage
Gygès, il vous faut être sage:
Point de ridicule désir:
Je ne prendrais pas de plaisir
Aux voeux impertinents qu’une amour sotte et vaine
Vous ferait faire pour la reine.
Proposez-vous de voir tout ce corps si charmant,
Comme un beau marbre seulement.
Je veux que vous disiez que l’art, que la pensée,
Que même le souhait ne peut aller plus loin.
Dedans le bain je l’ai laissée:
Vous êtes connaisseur, venez être témoin
De ma félicite suprême.
Ils vont. Gygès admire. Admirer; c’est trop peu.
Son étonnement est extrême.
Ce doux objet joua son jeu.
Gygès en fut ému, quelque effort qu’il pût faire.
Il aurait voulu se taire,
Et ne point témoigner ce qu’il avait senti:
Mais son silence eût fait soupçonner du mystère.
L’exagération fut le meilleur parti.
Il s’en tint donc pour averti;
Et sans faire le fin, le froid, ni le modeste,
Chaque point, chaque article eut son fait, fut loué.
Dieux, disait-il au roi, quelle félicité!
Le beau corps! le beau cuir! O Ciel! et tout le reste
De ce gaillard entretien
La reine n’entendit rien;
Elle l’eût pris pour outrage:
Car en ce siècle ignorant
Le beau sexe était sauvage;
Il ne l’est plus maintenant;
Et des louanges pareilles
De nos dames d’à présent
N’écorchent point les oreilles.
Notre examinateur soupirait dans sa peau.
L’émotion croissait, tant tout lui semblait beau.
Le prince s’en doutant l’emmena; mais son âme
Emporta cent traits de flamme.
Chaque endroit lança le sien.
Hélas, fuir n’y sert de rien:
Tourments d’amour font si bien
Qu’ils sont toujours de la suite.
Près du prince Gygès eut assez de conduite
Mais de sa passion la reine s’aperçut:
Elle sut
L’origine du mal; le roi prétendant rire
S’avisa de tout lui dire.
Ignorant ! savait-il point
Qu’une reine sur ce point
N’ose entendre raillerie ?
Et suppose qu’en son cœur
Cela lui plaise, elle rie,
Il lui faut pour son honneur
Contrefaire la furie.
Celle-ci fut vraiment,
Et réserva dans soi-même,
De quelque vengeance extrême
Le désir très véhément.
Je voudrais pour un moment,
Lecteur, que tu fusses femme:
Tu ne saurais autrement
Concevoir jusqu’où la dame
Porta son secret dépit.
Un mortel eut le crédit
De voir de si belles choses,
A tous mortels lettres closes !
Tels dons étaient pour des dieux,
Pour des rois, voulais-je dire;
L’un et l’autre y vient de cire,
Je ne sais quel est le mieux.
Ces pensers incitaient la reine à la vengeance.
Honte, dépit, courroux, son cœur employa tout.
Amour même, dit-on, fut de l’intelligence:
De quoi ne vient-il point à bout ?
Gygès était bien fait; on l’excusa sans peine:
Sur le montreur d’appas tomba toute la haine.
Il était mari; c’est son mal;
Et les gens de ce caractère
Ne sauraient en aucune affaire
Commettre de pêché qui ne soit capital.
Qu’est-il besoin d’user d’un plus ample prologue ?
Voilà le roi haï, voilà Gygès aimé,
Voilà tout fait, et tout formé
Un époux du grand catalogue ;
Dignité peu briguée, et qui fleurit pourtant.
La sottise du prince était d’un tel mérite,
Qu’il fut fait in petto confrère de Vulcan;
De là jusqu’au bonnet la distance est petite.
Cela n’était que bien; mais la Parque maudite
Fut aussi de l’intrigue; et sans perdre de temps
Le pauvre roi par nos amants
Fut député vers le Cocyte.
On le fit trop boire d’un coup:
Quelquefois, hélas ! c’est beaucoup.
Bientôt un certain breuvage
Lui fit voir le noir rivage,
Tandis qu’aux yeux de Gygès
S’étalaient de blancs objets:
Car fût-ce amour, fût-ce rage,
Bientôt la reine le mit
Sur le trone et dans son lit. Mon dessein n’était pas d’étendre cette histoire:
On la savait assez; mais je me sais bon gré;
Car l’exemple a très bien cadré:
Mon texte y va tout droit: même j’ai peine à croire
Que le docteur en lois dont je vais discourir
Puisse mieux que Candaule à mon but concourir.
Rome pour ce coup-ci me fournira la scène:
Rome, non celle-là que les moeurs du vieux temps
Rendaient triste, sévère, incommode aux galants,
Et de sottes femelles pleine;
Mais Rome d’aujourd’hui, séjour charmant et beau,
Où l’on suit un train plus nouveau.
Le plaisir est la seule affaire
Dont se piquent ses habitants.
Qui n’aurait que vingt ou trente ans,
Ce serait un voyage à faire.
Rome donc eut naguère un maître dans cet art
Qui du tien et du mien tire son origine ;
Homme qui hors de là faisait le goguenard;
Tout passait par son étamine:
Aux dépens du tiers et du quart
Il se divertissait. Avint que le légiste,
Parmi ses écoliers dont il avait toujours
Longue liste,
Eut un Français moins propre à faire en droit un cours
Qu’en amours.
Le docteur un beau jour le voyant sombre et triste,
Lui dit: Notre féal, vous voilà de relais;
Car vous avez la mine, étant hors de l’école,
De ne lire jamais
Bartole .
Que ne vous poussez-vous ? un Français etre ainsi
Sans intrigue et sans amourettes !
Vous avez des talents, nous avons des coquettes,
Non pas pour une Dieu merci.
L’étudiant reprit: Je suis nouveau dans Rome.
Et puis, hors les beautés qui font plaisir aux gens
Pour la somme
Je ne vois pas que les galants
Trouvent ici beaucoup à faire.
Toute maison est monastère:
Double porte, verrous, une matrone austère
Un mari, des Argus. Qu’irais-je à votre avis
Chercher en de pareils logis ?
Prendre la lune aux dents serait moins difficile.
Ha, ha, la lune aux dents, repartit le docteur
Vous nous faites beaucoup d’honneur.
J’ai pitié des gens neufs comme vous; notre ville
Ne vous est pas connue en tant que je puis voir.
Vous croyez donc qu’il faille avoir
Beaucoup de peine à Rome en fait que d’aventures ?
Sachez que nous avons ici des créatures,
Qui ferons leurs maris cocus
Sur la moustache des Argus.
La chose est chez nous très commune:
Témoignez seulement que vous cherchez fortune
Placez-vous dans l’église auprès du bénitier.
Présentez sur le doigt aux dames l’eau sacrée.
C’est d’amourettes les prier.
Si l’air du suppliant à quelque dame agrée,
Celle-la sachant son métier,
Vous envoyra faire un message.
Vous serez déterré, logeassiez-vous en lieu
Qui ne fût connu que de Dieu.
Une vieille viendra, qui faite au badinage
Vous saura ménager un secret entretien.
Ne vous embarrassez de rien.
De rien ? c’est un peu trop; j’excepte quelque chose:
II est bon de vous dire en passant, notre ami,
Qu’à Rome il faut agir en galant et demi.
En France on peut conter des fleurettes, I’on cause;
Ici tous les moments sont chers et précieux.
Romaines vont au but. L’autre reprit: Tant mieux.
Sans être gascon, je puis dire
Que je suis un merveilleux sire.
Peut-être ne l’était-il point;
Tout homme est gascon sur ce point.
Les avis du docteur furent bons; le jeune homme;
Se campe en une église où venat tous les jours
La fleur et l’élite de Rome,
Des Grâces, des Vénus, avec un grand concours
D’Amours,
C’est-à-dire en chrétien beaucoup d’anges femelles.
Sous leurs voiles brillaient des yeux pleins d’étincelles.
Bénitiers, le lieu saint n’était pas sans cela.
Notre homme en choisit un chanceux pour ce point
A chaque objet qui passe adoucit ses prunelles .
Révérences, le drôle en faisait des plus belles,
Des plus dévotes: cependant
II offrait l’eau lustrale. Un ange entre les autres
En prit de bonne grâce: alors l’étudiant
Dit en son cœur: elle est des nôtres.
II retourne au logis; vieille vient; rendez-vous.
D’en conter le détail, vous vous en doutez tous.
Il s’y fit nombre de folies;
La dame était des plus jolies,
Le passe-temps fut des plus doux.
Il le conte au docteur. Discrétion françoise
Est chose outre nature, et d’un trop grand effort.
Dissimuler un tel transport;
Cela sent son humeur bourgeoise.
Du fruit de ses conseils le docteur s’applaudit,
Rit en jurisconsulte, et des maris se raille.
Pauvres gens, qui n’ont pas l’esprit
De garder du loup leur ouaille !
Un berger en a cent; des hommes ne sauront
Garder la seule qu’ils auront !
Bien lui semblait ce soin chose un peu malaisée
Mais non pas impossible; et sans qu’il eût cent yeux
Il défiait grâces aux Cieux
Sa femme encor que très rusée.
A ces discours, ami lecteur,
Vous ne croiriez jamais sans avoir quelque honte
Que l’héroïne de ce conte
Fût propre femme du docteur.
Elle l’était pourtant. Le pis fut que mon homme,
En s’informant de tout, et des si et des ças,
Et comme elle était faite, et quels secrets appas,
Vit que c’était sa femme en somme.
Un seul point l’arrêtait; c’était certain talent
Qu’avait en sa moitié trouve l’étudiant,
Et que pour le mari n’avait pas la donzelle.
A ce signe ce n’est pas elle
Disait en soi le pauvre époux
Mais les autres points y sont tous;
C’est elle. Mais ma femme au logis est rêveuse
Et celle-ci paraît causeuse
Et d’un agréable entretien:
Assurément c’en est une autre.
Mais du reste il n’y manque rien
Taille, visage, traits, même poil; c’est la nôtre.
Après avoir bien dit tout bas
Ce n’est, et puis ce ne l’est pas
Force fut qu’au premier en demeurât le sire.
Je laisse à penser son courroux,
Sa fureur afin de mieux dire.
Vous vous êtes donnés un second rendez-vous ?
Poursuivit-il. Oui; reprit notre apôtre,
Elle et moi n’avons eu garde de l’oublier,
Nous trouvant trop bien du premier,
Pour n’en pas ménager un autre;
Très résolus tous deux de ne nous rien devoir.
La résolution, dit le docteur, est belle.
Je saurais volontiers quelle est cette donzelle.
L’écolier repartit: Je ne l’ai pu savoir.
Mais qu’importe ? il suffit que je sois content d’elle
Dès à présent je vous réponds
Que l’époux de la dame à toutes ses façons
Si quelqu’une manquait, nous la lui donnerons
Demain en tel endroit, à telle heure, sans faute.
On doit m’attendre entre deux draps,
Champ de bataille propre à de pareils combats.
Le rendez-vous n’est point dans une chambre haute .
Le logis est propre et paré.
On m’a fait à l’abord traverser un passage
Où jamais le jour n’est entré;
Mais aussitôt après la vieille du message
M’a conduit en des lieux où loge en bonne foi
Tout ce qu’amour a de délices;
On peut s’en rapporter à moi.
A ce discours jugez quels étaient les supplices
Qu’endurait le docteur. II forme le dessein
De s’en aller le lendemain
Au lieu de l’écolier; et sous ce personnage
Convaincre sa moitié, lui faire un vasselage
Dont il fût à jamais parlé.
N’en déplaise au nouveau confrère,
Il n’était pas bien conseillé:
Mieux valait pour le coup se taire:
Sauf d’apporter en temps et lieu
Remède au cas, moyennant Dieu.
Quand les épouses font un récipiendaire
Au benoît état de cocu,
S’il en peut sortir franc, c’est à lui beaucoup faire;
Mais quand il est déjà reçu,
Une facon de plus ne fait rien à l’affaire.
Le docteur raisonna d’autre sorte, et fit tant
Qu’il ne fit rien qui vaille. IL crut qu’en prévenant
Son parrain en cocuage,
Il ferait tour d’homme sage:
Son parrain, cela s’entend,
Pourvu que sous ce galant
Il eût fait apprentissage;
Chose dont à bon droit le lecteur peut douter.
Quoi qu’il en soit, l’époux ne manque pas d’aller
Au logis de l’aventure,
Croyant que l’allée obscure,
Son silence, et le soin de se cacher le nez,
Sans qu’il fût reconnu le feraient introduire
En ces lieux si fortunés:
Mais par malheur la vieille avait pour se conduire
Une lanterne sourde; et plus fine cent fois
Que le plus fin docteur en lois,
Elle reconnut l’homme, et sans être surprise
Elle lui dit: Attendez là
Je vais trouver Madame Elise
II la faut avertir; je n’ose sans cela
Vous mener dans sa chambre: et puis vous devez être
En autre habit pour l’aller voir:
C’est-à-dire en un mot qu’il n’en faut point avoir
Madame attend au lit. A ces mots notre maître
Poussé dans quelque bouge y voit d’abord paraître
Tout un déshabillé; des mules, un peignoir
Bonnet, robe de chambre, avec chemise d’homme
Parfums sur la toilette, et des meilleurs de Rome :
Le tout propre, arrangé, de même qu’on eût fait
Si l’on eût attendu le Cardinal préfet.
Le docteur se dépouille; et cette gouvernante
Revient, et par la main le conduit en des lieux
Où notre homme privé de l’usage des yeux
Va d’une façon chancelante
Après ces détours ténébreux,
La vieille ouvre une porte, et vous pousse le sire
En un fort mal plaisant endroit,
Quoique ce fut son propre empire;
C’était en l’école de droit.
En l’école de droit ! la même; le pauvre homme
Honteux, surpris, confus, non sans quelque raison,
Pensa tomber en pâmoison.
Le conte en courut par tout Rome.
Les écoliers alors attendaient leur régent.
Cela seul acheva sa mauvaise fortune.
Grand éclat de risée, et grand chuchillement,
Universel étonnement.
Est-il fou ? qu’est-ce là ? vient-il de voir quelqu’une?
Ce ne fut pas le tout; sa femme se plaignit.
Procès. La parente se joint en cause, et dit:
Que du docteur venait tout le mauvais ménage;
Que cet homme était fou, que sa femme était sage.
On fit casser le mariage;
Et puis la dame se rendit
Belle et bonne religieuse
A Saint-Croissant en Vavoureuse .
Un prélat lui donna l’habit.

Le Psautier 

Nonnes souffrez pour la dernière fois
Qu’en ce recueil malgré moi je vous place.
De vos bons tours les contes ne sont froids.
Leur aventure a ne sais quelle grâce
Qui n’est ailleurs: ils emportent les voix.
Encore un donc, et puis c’en seront trois.
Trois? je faux d’un; c’en seront au moins quatre
Comptons-les bien. Mazet le compagnon;
L’abbesse ayant besoin d’un bon garçon
Pour la guérir d’un mal opiniâtre;
Ce conte-ci qui n’est le moins fripon;
Quant a sœur Jeanne ayant fait un poupon,
Je ne tiens pas qu’il la faille rabattre.
Les voilà tous: quatre c’est compte rond.
Vous me direz: C’est une étrange affaire
Que nous ayons tant de part en ceci.
Que voulez-vous ? je n’y saurais que faire;
Ce n’est pas moi qui le souhaite ainsi.
Si vous teniez toujours votre bréviaire,
Vous n’auriez rien à démêler ici.
Mais ce n’est pas votre plus grand souci.
Passons donc vite à la présente histoire.
Dans un couvent de nonnes fréquentait
Un jouvenceau friand comme on peut croire
De ces oiseaux. Telle pourtant prenait
Goût à le voir, et des yeux le couvait,
Lui souriait, faisait la complaisante,
Et se disait sa très humble servante,
Qui pour cela d’un seul point n’avançait.
Le conte dit que léans il n’était
Vieille ni jeune, à qui le personnage
Ne fit songer quelque chose à part soi.
Soupirs trottaient, bien voyait le pourquoi,
Sans qu’il s’en mît en peine davantage.
Sœur Isabeau seule pour son usage
Eut le galant: elle le méritait
Douce d’humeur, gentille de corsage,
Et n’en étant qu’à son apprentissage,
Belle de plus. Ainsi l’on l’enviait
Pour deux raisons; son amant, et ses charmes.
Dans ses amours chacune l’épiait:
Nul bien sans mal, nul plaisir sans alarmes.
Tant et si bien l’épièrent les sœurs,
Qu’une nuit sombre, et propre à ces douceurs
Dont on confie aux ombres le mystère,
En sa cellule on ouït certains mots,
Certaine voix, enfin certains propos
Qui n’étaient pas sans doute en son bréviaire.
C’est le galant, ce dit-on, il est pris.
Et de courir; l’alarme est aux esprits;
L’essaim frémit, sentinelle se pose.
On va conter en triomphe la chose
A mère abbesse; et heurtant à grands coups
On lui cria: Madame levez-vous;
Sœur Isabelle a dans sa chambre un homme.
Vous noterez que Madame n’était
En oraison, ni ne prenait son somme:
Trop bien alors dans son lit elle avait
Messire Jean curé du voisinage.
Pour ne donner aux sœurs aucun ombrage,
Elle se lève, en hâte, étourdiment,
Cherche son voile, et malheureusement
Dessous sa main tombe du personnage
Le haut-de-chausse assez bien ressemblant
Pendant la nuit quand on n’est éclairée
A certain voile aux nonnes familier
Nommé pour lors entre elles leur psautier.
La voilà donc de grègues affublée.
Ayant sur soi ce nouveau couvre-chef,
Et s’étant fait raconter derechef
Tout le catus elle dit irritée:
Voyez un peu la petite effrontée,
Fille du diable, et qui nous gâtera
Notre couvent; si Dieu plaît ne fera:
S’il plaît à Dieu bon ordre s’y mettra:
Vous la verrez tantôt bien chapitrée.
Chapitre donc, puisque chapitre y a,
Fut assemblé. Mère abbesse entourée
De son sénat fit venir Isabeau,
Qui s’arrosait de pleurs tout le visage,
Se souvenant qu’un maudit jouvenceau
Venait d’en faire un différent usage.
Quoi, dit l’abbesse, un homme dans ce lieu !
Un tel scandale en la maison de Dieu !
N’êtes-vous point morte de honte encore ?
Qui nous a fait recevoir parmi nous
Cette voirie ? Isabeau, savez-vous
(Car désormais qu’ici l’on vous honore
Du nom de sœur, ne le prétendez pas)
Savez-vous dis-je à quoi dans un tel cas
Notre institut condamne une méchante ?
Vous l’apprendrez devant qu’il soit demain.
Parlez parlez. Lors la pauvre nonnain,
Qui jusque-là confuse et repentante
N’osait branler, et la vue abaissoit
Lève les yeux, par bonheur aperçoit
Le haut-de-chausse, à quoi toute la bande
Par un effet d’émotion trop grande,
N’avoit pris garde, ainsi qu’on voit souvent.
Ce fut hasard qu’Isabelle à l’instant
S’en aperçût. Aussitôt la pauvrette
Reprend courage, et dit tout doucement:
Votre psautier a ne sais quoi qui pend;
Raccommodez-le. Or c’était l’aiguillette,
Assez souvent pour bouton l’on s’en sert.
D’ailleurs ce voile avoit beaucoup de l’air
D’un haut-de-chausse: et la jeune nonnette,
Ayant l’idée encore fraîche des deux
Ne s’y méprit: non pas que le messire
Eût chausse faite ainsi qu’un amoureux:
Mais à peu près; cela devait suffire.
L’abbesse dit: Elle ose encore rire !
Quelle insolence ! Un péché si honteux
Ne la rend pas plus humble et plus soumise !
Veut-elle point que l’on la canonise ?
Laissez mon voile esprit de Lucifer.
Songez songez, petit tison d’enfer,
Comme on pourra raccommoder votre âme.
Pas ne finit mère abbesse sa gamme
Sans sermonner et tempêter beaucoup.
Sœur Isabeau lui dit encore un Coup
Raccommodez votre psautier, Madame.
Tout le troupeau se met à regarder.
Jeunes de rire, et vieilles de gronder.
La voix manquant à notre sermonneuse,
Qui de son troc bien fâchée et honteuse,
N’eut pas le mot à dire en ce moment,
L’essaim fit voir par son bourdonnement,
Combien roulaient de diverses pensées
Dans les esprits. Enfin l’abbesse dit:
Devant qu’on eût tant de voix ramassées,
Il serait tard. Que chacune en son lit
S’aille remettre. A demain toute chose.
Le lendemain ne fut tenu, pour cause,
Aucun chapitre; et le jour ensuivant
Tout aussi peu. Les sages du couvent
Furent d’avis que l’on se devait taire
Car trop d’éclat eût pu nuire au troupeau.
On n’en voulait à la pauvre Isabeau
Que par envie. Ainsi n’ayant pu faire
Qu’elle lâchât aux autres le morceau,
Chaque nonnain, faute de jouvenceau,
Songe à pourvoir d’ailleurs à son affaire.
Les vieux amis reviennent de plus beau.
Par préciput à notre belle on laisse
Le jeune fils; le pasteur à l’abbesse;
Et l’union alla jusques au point
Qu’on en prêtait à qui n’en avait point.

Le Lunettes 

J’avais juré de laisser là les nonnes :
Car que toujours on voie en mes écrits
Même sujet, et semblables personnes,
Cela pourrait fatiguer les esprits.
Ma muse met guimpe sur le tapis:
Et puis quoi ? guimpe; et puis guimpe sans cesse;
Bref toujours guimpe, et guimpe sous la presse.
C’est un peu trop. Je veux que les nonnains
Fassent les tours en amour les plus fins;
Si ne faut-il pour cela qu’on épuise
Tout le sujet; le moyen ? c’est un fait
Par trop fréquent, je n’aurais jamais fait:
II n’est greffier dont la plume y suffise.
Si j y tâchais on pourrait soupçonner
Que quelque cas m’y ferait retourner;
Tant sur ce point mes vers font de rechutes;
Toujours souvient à Robin de ses flûtes.
Or apportons à cela quelque fin.
Je le pretends, cette tâche ici faite.
Jadis s’était introduit un blondin
Chez des nonnains à titre de fillette.
II n’avait pas quinze ans que tout ne fût :
Dont le galant passa pour soeur Colette
Auparavant que la barbe lui crût.
Cet entre-temps ne fut sans fruit; le sire
L’employa bien: Agnès en profita.
Las quel profit ! j eusse mieux fait de dire
Qu’à soeur Agnès malheur en arriva
Il lui fallut élargir sa ceinture
Puis mettre au jour petite créature
Qui ressemblait comme deux gouttes d’eau,
Ce dit l’histoire, à la soeur jouvenceau.
Voilà scandale et bruit dans l’abbaye.
D’où cet enfant est-il plu ? comme a-t-on
Disaient les sœurs en riant, je vous prie
Trouve céans ce petit champignon ?
Si ne s’est-il après tout fait lui-même.
La prieure est en un courroux extrême.
Avoir ainsi souillé cette maison !
Bientôt on mit l’accouchée en prison.
Puis il fallut faire enquête du père.
Comment est-il entré ? comment sorti ?
Les murs sont hauts, antique la tourière,
Double la grille, et le tour très petit.
Serait-ce point quelque garçon en fille ?
Dit la prieure, et parmi nos brebis
N’aurions-nous point sous de trompeurs habits
Un jeune loup ? sus qu’on se déshabille:
Je veux savoir la vérité du cas.
Qui fut bien pris, ce fut la feinte ouaille.
Plus son esprit à songer se travaille,
Moins il espère échapper d’un tel pas.
Nécessite mère de stratagème
Lui fit. . . eh bien ? lui fit en ce moment
Lier. ..: eh quoi ? foin, je suis court moi-même:
Ou prendre un mot qui dise honnêtement
Ce que lia le père de l’enfant ?
Comment trouver un détour suffisant
Pour cet endroit ? vous avez ouï dire
Qu’au temps jadis le genre humain avait
Fenêtre au corps; de sorte qu’on pouvait
Dans le dedans tout à son aise lire;
Chose commode aux médecins d’alors.
Mais si d’avoir une fenêtre au corps
Etait utile, une au cœur au contraire
Ne l’était pas; dans les femmes surtout:
Car le moyen qu’on pût venir à bout
De rien cacher ? notre commune mère
Dame Nature y pourvut sagement
Par deux lacets de pareille mesure.
L’homme et la femme eurent également
De quoi fermer une telle ouverture.
La femme fut lacée un peu trop dru.
Ce fut sa faute, elle-même en fut cause;
N’étant jamais à son gré trop bien close.
L’homme au rebours; et le bout du tissu
Rendit en lui la Nature perplexe.
Bref le lacet à l’un et l’autre sexe
Ne put cadrer, et se trouva, dit-on,
Aux femmes court, aux hommes un peu long.
Il est facile à présent qu’on devine
Ce que lia notre jeune imprudent;
C’est ce surplus, ce reste de machine,
Bout de lacet aux hommes excédant.
D’un brin de fil il l’attacha de sorte
Que tout semblait aussi plat qu’aux nonnains:
Mais fil ou soie, il n’est bride assez forte
Pour contenir ce que bientôt je crains
Qui ne s’échappe; amenez-moi des saints;
Amenez-moi si vous voulez des anges;
Je les tiendrai créatures étranges,
Si vingt nonnains telles qu’on les vit lors
Ne font trouver à leur esprit un corps.
J’entends nonnains ayant tous les trésors
De ces trois sœurs dont la fille de l’onde
Se fait servir; chiches et fiers appas,
Que le soleil ne voit qu’au nouveau monde ,
Car celui-ci ne les lui montre pas.
La prieure a sur son nez des lunettes,
Pour ne juger du cas légèrement.
Tout à l’entour sont debout vingt nonnettes,
En un habit que vraisemblablement
N’avaient pas fait les tailleurs du couvent.
Figurez-vous la question qu’au sire
On donna lors; besoin n’est de le dire.
Touffes de lis, proportion du corps,
Secrets appas, embonpoint, et peau fine,
Fermes tétons, et semblables ressorts
Eurent bientôt fait jouer la machine.
Elle échappa, rompit le fil d’un coup,
Comme un coursier qui romprait son licou,
Et sauta droit au nez de la prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu’au plancher. II s’en fallut bien peu
Que l’on ne vît tomber la lunetière.
Elle ne prit cet accident en jeu.
L’on tint chapitre, et sur cette matière
Fut raisonné longtemps dans le logis.
Le jeune loup fut aux vieilles brebis
Livre d’abord. Elles vous l’empoignèrent
A certain arbre en leur cour l’attachèrent
Ayant le nez devers l’arbre tourne,
Le dos à l’air avec toute la suite:
Et cependant que la troupe maudite
Songe comment il sera guerdonné,
Que l’une va prendre dans les cuisines
Tous les balais, et que l’autre s’en court
A l’arsenal ou sont les disciplines,
Qu’une troisième enferme à double tour
Les soeurs qui sont jeunes et pitoyables,
Bref que le sort ami du marjolet
Ecarte ainsi toutes les détestables,
Vient un meunier monté sur son mulet
Garçon carré, garçon couru des filles,
Bon compagnon, et beau joueur de quille
Oh oh dit-il, qu’est-ce là que je voi ?
Le plaisant saint ! jeune homme, je te prie,
Qui t’a mis là ? sont-ce ces soeurs, dis-moi.
Avec quelqu’une as-tu fait la folie ?
Te plaisait-elle ? était-elle jolie ?
Car à te voir tu me portes ma foi
(Plus je regarde et mire ta personne)
Tout le minois d’un vrai croqueur de nonne.
L’autre répond: Hélas, c’est le rebours:
Ces nonnes m’ont en vain prié d’amours.
Voilà mon mal; Dieu me doint patience;
Car de commettre une si grande offense,
J’en fais scrupule, et fut-ce pour le Roi;
Me donnât-on aussi gros d’or que moi.
Le meunier rit; et sans autre mystère
Vous le délie, et lui dit: Idiot,
Scrupule toi , qui n’es qu’un pauvre hère !
C’est bien à nous qu’il appartient d’en faire !
Notre curé ne serait pas si sot.
Vite, fuis-t’en, m’ayant mis en ta place:
Car aussi bien tu n’es pas, comme moi,
Franc du collier, et bon pour cet emploi: –
Je n’y veux point de quartier ni de grâce:
Viennent ces soeurs; toutes je te répond,
Verront beau jeu si la corde ne rompt.
L’autre deux fois ne se le fait redire.
Il vous l’attache, et puis lui dit adieu.
Large d’épaule on aurait vu le sire
Attendre nu les nonnains en ce lieu.
L’escadron vient, porte en guise de cierges
Gaules et fouets: procession de verges,
Qui fit la ronde à l’entour du meunier,
Sans lui donner le temps de se montrer,
Sans l’avertir. Tout beau, dit-il, Mesdames:
Vous vous trompez; considérez-moi bien:
Je ne suis pas cet ennemi des femmes,
Ce scrupuleux qui ne vaut rien à rien.
Employez-moi, vous verrez des merveilles.
Si je dis faux, coupez-moi les oreilles.
D’un certain jeu je viendrai bien à bout;
Mais quant au fouet je n’y vaux rien du tout.
Qu’entend ce rustre, et que nous veut-il ire.
S’écria lors une de nos sans-dents.
Quoi tu n’es pas notre faiseur d’enfants ?
Tant pis pour toi, tu payras pour le sire.
Nous n’avons pas telles armes en main,
Pour demeurer en un si beau chemin.
Tiens tiens, voilà l’ébat que l’on désire.
A ce discours fouets de rentrer en jeu,
Verges d’aller, et non pas pour un peu;
Meunier de dire en langue intelligible,
Crainte de n’être assez bien entendu:
Mesdames je… ferai tout mon possible
Pour m’acquitter de ce qui vous est dû.
Plus il leur tient des discours de la sorte,
Plus la fureur de l’antique cohorte
Se fait sentir. Longtemps il s’en souvint.
Pendant qu’on donne au maître l’anguillade,
Le mulet fait sur l’herbette gambade.
Ce qu’à la fin l’un et l’autre devint,
Je ne le sais, ni ne m’en mets en peine.
Suffit d’avoir sauvé le jouvenceau.
Pendant un temps les lecteurs pour douzaine
De ces nonnains au corps gent et si beau
N’auraient voulu, je gage, être en sa peau.

Autres contes publiés en 1674

  • Les Troqueurs
  • Le cas de conscience
  • féconde ou le purgatoire
  • Le Diable en enfer
  • La jument du compère Pierre
  • Paté d’anguille
  • Janot et Catin
  • La Chose impossible
  • Le Magnifique
  • Le Tableau

Autre Contes (publiés en 1682)

La Matrone d’Ephèse

Il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengregée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre auxenfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé:
Ce qu’il fit; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre époux que vous cessiez des vivre ?
Croyez-vous que lui-mêm il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: hélas ! c’est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif; L’autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degré, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

 

Il est un conte usé, commun, et rebattu,
C’est celui qu’en ces vers j’accommode à ma guise.
Et pourquoi donc le choisis-tu ?
Qui t’engage à cette entreprise ?
N’a-t-elle point déjà produit assez d’écrits ?
Quelle grâce aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos esprits ?
Sans répondre aux censeurs, car c’est chose infinie,
Voyons si dans mes vers je l’aurai rajeunie. Dans Ephèse il fut autrefois
Une dame en sagesse et vertus sans égale
Et selon la commune voix
Ayant su raffiner sur l’amour conjugale.
Il n’était bruit que d’elle et de sa chasteté:
On l’allait voir par rareté :
C’était l’honneur du sexe: heureuse sa patrie !
Chaque mère à sa bru l’alléguait pour patron ;
Chaque époux la prônait à sa femme chérie
D’elle descendent ceux de la Prudoterie,
Antique et célèbre maison.
Son mari l’aimait d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce serait un détail frivole
Il mourut, et son testament
N’était plein que de legs qui l’auraient consolée,
Si les biens réparaient la perte d’un mari
Amoureux autant que chéri.
Mainte veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le soin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ses cris mettait tout en alarme ;
Celle-ci faisait un vacarme,
Un bruit, et des regrets à percer tous les coeurs;
Bien qu’on sache qu’en ces malheurs
De quelque désespoir qu’une âme soit atteinte,
La douleur est toujours moins forte que la plainte,
Toujours un peu de faste entre parmi les pleurs.
Chacun fit son devoir de dire à l’affligée
Que tout à sa mesure, et que de tels regrets
Pourraient pêcher par leur excès:
Chacun rendit par là sa douleur rengregée .
Enfin ne voulant plus jouir de la clarté
Que son époux avait perdue,
Elle entre dans sa tombe, en ferme volonté
D’accompagner cette ombre auxenfers descendue.
Et voyez ce que peut l’excessive amitié;
(Ce mouvement aussi va jusqu’à la folie)
Une esclave en ce lieu la suivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien; c’est-à-dire en un mot
N’ayant examiné qu’à demi ce complot,
Et jusques à l’effet courageuse et hardie.
L’esclave avec la dame avait été nourrie.
Toutes deux s’entr’aimaient, et cette passion
Etait crue avec l’âge au cœur des deux femelles:
Le monde entier à peine eût fourni deux modèles
D’une telle inclination. Comme l’esclave avait plus de sens que la dame,
Elle laissa passer les premiers mouvements,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette âme
Dans l’ordinaire train des communs sentiments.
Aux consolations la veuve inaccessible
S’appliquait seulement à tout moyen possible
De suivre le défunt aux noirs et tristes lieux:
Le fer aurait été le plus court et le mieux,
Mais la dame voulait paître encore ses yeux
Du trésor qu’enfermait la bière,
Froide dépouille et pourtant chère.
C’était là le seul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de sortes,
Notre veuve choisit pour sortir d’ici-bas.
Un jour se passe, et deux sans autre nourriture
Que ses profonds soupirs, que ses fréquents hélas
Qu’un inutile et long murmure
Contre les dieux, le sort, et toute la nature.
Enfin sa douleur n’omit rien,
Si la douleur doit s’exprimer si bien. Encore un autre mort faisait sa résidence
Non loin de ce tombeau, mais bien différemment
Car il n’avait pour monument
Que le dessous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avait là laissé.
Un soldat bien récompensé
Le gardait avec vigilance.
Il était dit par ordonnance
Que si d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevaient, le soldat nonchalant, endormi
Remplirait aussitôt sa place,
C’était trop de sévérité;
Mais la publique utilité
Défendait que l’on fit au garde aucune grâce.
Pendant la nuit il vit aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, spectacle assez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la dame
Remplissant l’air de ses clameurs.
Il entre, est étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triste musique,
Pourquoi cette maison noire et mélancolique.
Occupée à ses pleurs à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit;
Cet objet sans autres paroles
Disait assez par quel malheur
La dame s’enterrait ainsi toute vivante.
Nous avons fait serment, ajouta la suivante,
De nous laisser mourir de faim et de douleur.
Encor que le soldat fût mauvais orateur,
II leur fit concevoir ce que c’est que la vie.
La dame cette fois eut de l’attention;
Et déjà l’autre passion
Se trouvait un peu ralentie.
Le temps avait agi. Si la foi du serment,
Poursuivit le soldat, vous défend l’aliment,
Voyez-moi manger seulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel tempérament
Ne déplut pas aux deux femelles:
Conclusion qu’il obtint d’elles
Une permission d’apporter son soupé:
Ce qu’il fit; et l’esclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dès lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penser m’est venu:
Qu’importe à votre époux que vous cessiez des vivre ?
Croyez-vous que lui-mêm il fût homme à vous suivre
Si par votre trépas vous l’aviez prévenu ?
Non Madame, il voudrait achever sa carrière.
La nôtre sera longue encor si nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la bière ?
Nous aurons tout loisir d’habiter ces maisons.
On ne meurt que trop tôt; qui nous presse ? attendons ;
Quant à moi je voudrais ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts.
Que vous servira-t-il d’en être regardée.
Tantôt en voyant les trésors
Dont le Ciel prit plaisir d’orner votre visage,
Je disais: hélas ! c’est dommage
Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
A ce discours flatteur la dame s’éveilla
Le Dieu qui fait aimer prit son temps, il tira
Deux traits de son carquois; de l’un il entama
Le soldat jusqu’au vif; L’autre effleura la dame
Jeune et belle elle avait sous ses pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auraient bien pu l’aimer, et même étant leur femme.
Le garde en fut épris: les pleurs et la pitié,
Sorte d’amour ayant ses charmes,
Tout y fit: une belle, alors qu’elle est en larmes
En est plus belle de moitié.
Voilà donc notre veuve écoutant la louange,.
Poison qui de l’amour est le premier degré
La voilà qui trouve à son gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, et se rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
II fait tant enfin qu’elle change;
Et toujours par degré, comme l’on peut penser :
De l’un à l’autre il fait cette femme passer
Je ne le trouve pas étrange:
Elle écoute un amant, elle en fait un mari
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri.Pendant cet hyménée un voleur se hasarde
D’enlever le dépôt commis aux soins du garde
Il en entend le bruit; il y court à grands pas
Mais en vain, la chose était faite.
Il revient au tombeau conter son embarras
Ne sachant où trouver retraite.
L’esclave alors lui dit le voyant éperdu:
L’on vous a pris votre pendu ?
Les lois ne vous feront, dites-vous, nulle grâce ?
Si Madame y consent j’y remédierai bien.
Mettons notre mort en la place,
Les passants n’y connaîtront rien.
La dame y consentit. O volages femelles !
La femme est toujours femme; il en est qui sont belles,
Il en est qui ne le sont pas.
S’il en était d’assez fidèles,
Elles auraient assez d’appas. Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si votre intention
Est de résister aux amorces,
La nôtre est bonne aussi; mais l’exécution
Nous trompe également; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaise au bon Pétrone,
Ce n’était pas un fait tellement merveilleux
Qu’il en dût proposer l’exemple à nos neveux.
Cette veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vit faire,
Qu’au dessein de mourir, mal conçu, mal formé;
Car de mettre au patibulaire
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’était pas peut-être une si grande affaire.
Cela lui sauvait l’autre; et tout considéré,
Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré.

Autre conte (1682)

  • Belphégor

Autres Contes (publiés en 1685)

La Clochette 

O combien l’homme est inconstant, divers,
Faible, léger, tenant mal sa parole !
J’avais juré hautement en mes vers
De renoncer à tout conte frivole.
Et quand juré ? c’est ce qui me confond,
Depuis deux jours j’ai fait cette promesse
Puis fiez-vous à rimeur qui répond
D’un seul moment. Dieu ne fit la sagesse
Pour les cerveaux qui hantent les neuf Soeurs;
Trop bien ont-ils quelque art qui vous peut plaire,
Quelque jargon plein d’assez de douceurs;
Mais d’être sûrs, ce n’est là leur affaire.
Si me faut-il trouver, n’en fût-il point,
Tempérament pour accorder ce point,
Et supposé que quant à la matière
J’eusse failli, du moins pourrais-je pas
Le réparer par la forme en tout cas ?
Voyons ceci. Vous saurez que naguère
Dans la Touraine un jeune bachelier,
(Interprétez ce mot à votre guise,
L’usage en fut autrefois familier
Pour dire ceux qui n’ont la barbe grise,
Ores ce sont suppôts de sainte église)
Le nôtre soit sans plus un jouvenceau
Qui dans les prés, sur le bord d’un ruisseau,
Vous cajolait la jeune bachelette
Aux blanches dents, aux pieds nus, au corps gent,
Pendant qu’Io portant une clochette,
Aux environs allait l’herbe mangeant;
Notre galant vous lorgne une fillette,
De celles-là que je viens d’exprimer:
Le malheur fut qu’elle était trop jeunette,
Et d’âge encore incapable d’aimer.
Non qu’à treize ans on y soit inhabile;
Même les lois ont avancé ce temps:
Les lois songeaient aux personnes de ville,
Bien que l’amour semble né pour les champs.
Le bachelier déploya sa science:
Ce fut en vain; le peu d’expérience,
L’humeur farouche, ou bien l’aversion,
Ou tous les trois, firent que la bergère,
Pour qui l’amour était langue étrangère,
Répondit mal à tant de passion.
Que fit l’amant ? croyant tout artifice
Libre en amours, sur le rez de la nuit
Le compagnon détourne une génisse
De ce bétail par la fille conduit ;
Le demeurant , non compté par la belle,
(Jeunesse n’a les soins qui sont requis)
Prit aussitôt le chemin du logis;
Sa mère étant moins oublieuse qu’elle
Vit qu’il manquait une pièce au troupeau:
Dieu sait la vie; elle tance Isabeau
Vous la renvoie, et la jeune pucelle
S’en va pleurant, et demande aux échos
Si pas un d’eux ne sait nulle nouvelle
De celle-là dont le drôle à propos
Avait d’abord étoupé la clochette;
Puis il la prit, et la faisant sonner
Il se fit suivre, et tant que la fillette
Au fond d’un bois se laissa détourner.
Jugez, lecteur, quelle fut sa surprise
Quand elle ouït la voix de son amant.
Belle, dit-il, toute chose est permise
Pour se tirer de l’amoureux tourment;
A ce discours, la fille toute en transe
Remplit de cris ces lieux peu fréquentés;
Nul n’accourut. O belles évitez
Le fond des bois et leur vaste silence.

Les aveux indiscret

Paris, sans pair, n’avait en son enceinte
Rien dont les yeux semblassent si ravis
Que de la belle, aimable et jeune Aminte.
Fille à pourvoir, et des meilleurs partis.
Sa mère encor la tenait sous son aile
Son père avait du comptant et du bien
Faites état qu’il ne lui manquait rien.
Le beau Damon s’étant pique pour elle
Elle reçut les offres de son cœur:
Il fit si bien l’esclave de la belle
Qu’il en devint le maître et le vainqueur:
Bien entendu sous le nom d’hyménée:
Pas ne voudrais qu’on le crût autrement.
L’an révolu ce couple si charmant
Toujours d’accord, de plus en plus s’aimant
(Vous eussiez dit la première journée)
Se promettait la vigne de l’abbé;
Lorsque Damon, sur ce propos tombé
Dit à sa femme: Un point trouble mon âme
Je suis épris d’une si douce flamme
Que je voudrais n’avoir aimé que vous,
Que mon cœur n’eût ressenti que vos coups
Qu’il n’eût logé que votre seule image
Digne, il est vrai, de son premier hommage.
J’ai cependant éprouvé d’autres feux;
JI’en dis ma coulpe, et j’en suis tout honteux.
Il m’en souvient, la nymphe était gentille,
Au fond d’un bois, l’Amour seul avec nous;
Il fit si bien, si mal, me direz-vous,
Que de ce fait il me reste une fille.
Voilà mon sort, dit Aminte à Damon:
J’étais un jour seulette à la maison;
Il me vint voir certain fils de famille,
Bien fait et beau, d’agréable façon;
J’en eus pitié; mon naturel est bon;
Et pour conter tout de fil en aiguille,
Il m’est resté de ce fait un garçon.
Elle eut à peine achevé la parole,
Que du mari l’âme jalouse et folle
Au désespoir s’abandonne aussitôt.
Il sort plein d’ire, il descend tout d’un saut,
Rencontre un bât, se le met, et puis crie:
Je suis bâté. Chacun au bruit accourt,
Les père et mère, et toute la mégnie,
Jusqu’aux voisins. Il dit, pour faire court,
Le beau sujet d’une telle folie.
Il ne faut pas que le lecteur oublie
Que les parents d’Aminte, bons bourgeois,
Et qui n’avaient que cette fille unique,
La nourrissaient, et tout son domestique,
Et son époux, sans que, hors cette fois,
Rien eût troublé la paix de leur famille.
La mère donc s’en va trouver sa fille;
Le père suit, laisse sa femme entrer,
Dans le dessein seulement d’écouter.
La porte était entrouverte; il s’approche;
Bref il entend la noise et le reproche
Que fit sa femme à leur fille en ces mots:
Vous avez tort: j’ai vu beaucoup de sots,
Et plus encor de sottes en ma vie;
Mais qu’on pût voir telle indiscrétion,
Qui l’aurait cru ? car enfin, je vous prie,
Qui vous forçait ? quelle obligation
De révéler une chose semblable ?
Plus d’une fille a forligné; le diable
Est bien subtil; bien malins sont les gens.
Non pour cela que l’on soit excusable:
Il nous faudrait toutes dans des couvents
Claquemurer jusques à l’hyménée.
Moi qui vous parle ai même destinée;
J’en garde au cœur un sensible regret.
J’eus trois enfants avant mon mariage
A votre père ai-je dit ce secret ?
En avons-nous fait plus mauvais ménage ?
Ce discours fut à peine proféré,
Que l’écoutant s’en court, et tout outre
Trouve du bât la sangle et se l’attache,
Puis va criant partout: Je suis sanglé.
Chacun en rit, encor que chacun sache
Qu’il a de quoi faire rire à son tour.
Les deux maris vont dans maint carrefour,
Criant, courant, chacun à sa manière,
Bâté le gendre, et sangé’ le beau-père.
On doutera de ce dernier point-ci;
Mais il ne faut telles choses mécroire
Et par exemple, écoutez bien ceci.
Quand Roland sut les plaisirs et la gloire
Que dans la grotte avait eus son rival,
D’un coup de poing il tua son cheval.
Pouvait-il pas, traînant la pauvre bête,
Mettre de plus la selle sur son dos ?
Puis s’en aller, tout du haut de sa tête,
Faire crier et redire aux échos:
Je suis bâté’, sanglé, car il n’importe,
Tous deux sont bons. Vous voyez de la sorte
Que ceci peut contenir vérité;
Ce n’est assez, cela ne doit suffire;
Il faut aussi montrer l’utilité
De ce récit; je m’en vais vous la dire.
L’heureux Damon me semble un pauvre sire.
Sa confiance eut bientôt tout gâté.
Pour la sottise et la simplicité
De sa moitié, quant à moi, je l’admire.
Se confesser à son propre mari !
Quelle folie ! imprudence est un terme
Faible à mon sens pour exprimer ceci.
Mon discours donc en deux points se renferme.
Le noeud d’hymen doit être respecté,
Veut de la foi, veut de l’honnêteté:
Si par malheur quelque atteinte un peu forte
Le fait clocher d’un ou d’autre côté,
Comportez-vous de manière et de sorte
Que ce secret ne soit point éventé.
Gardez de faire aux égards banqueroute;
Mentir alors est digne de pardon.
Je donne ici de beaux conseils, sans doute:
Les ai-je pris pour moi-même ? hélas ! non.

Autres contes (1685)

  • Le fleuve Scamandre
  • La Confidente sans le savoir ou le Stratagème
  • Le remède

Contes Posthumes

  • Les quiproquos
  • Conte tirée d’Athénée

Les Fables (1621 – 1695)

Qui d’entre-nous n’a pas en mémoire au moins quelques vers des Fables de Jean de La Fontaine comme « Maître Corbeau, sur un arbre perché, tenait en son bec un fromage… » ou « La cigale ayant chanté tout l’été… ». Toujours d’actualité, ce condensé de sagesse et de ruse reste aujourd’hui encore un incontournable de la langue française. Boileau, Molière ou encore Madame de Sévigné sont vite séduit par ces vers. Cette dernière écrit même dans l’une de ses lettres: “Les Fables de La Fontaine sont un panier de cerises. On veut choisir les plus belles, et le panier reste vide.” Peut-il y avoir meilleur éloge?Structurée tout comme une pièce de théâtre, la fable est en quelque sorte un mini-drame avec son décor, l’intrigue et le dénouement. Sa finalité est pédagogique et didactique « je me sers d’ animaux pour instruire les hommes ». Mais héros de La Fontaine sont aussi des humains, des végétaux et même des personnages mythologiques. Le Lion représente le pouvoir du roi, le Renard c’est le rusé, le Chat c’est l’hypocrite… C’est ainsi que le fabuliste fait état des travers, des vices et des mœurs des humains de son temps qu’ils soient grands (le roi et les courtisans) ou petits (les paysans, les artisans…). Il dénonce le pouvoir absolu, l’exploitation des paysans part la noblesse de Province…Le premier recueil de fables voient le jour en 1668, alors que l’auteur est âgé de 47 ans. Moins de 30 ans il atteint un total de pas moins de 243 fables qui le rendent célèbre pour l’éternité. Elles sont publiées en 3 recueils de plusieurs livres chacun, comptant un nombre variable de « Fables ». Composé d’un corps (la fable) et d’une âme (la moralité), ces fables nourrissent l’imagination et imprègnent de leur sagesse génération après génération. L’édition complète des fables comptent 5 volumes, celle de Charpentier en 1709 comportent une douzaine de livres (numérotation croissante de I à XII).

Les fables du livre I

A Monseigneur le Dauphin (Fable 0)

En ouverture du livre I de ses Fables, La Fontaine s’adresse à Louis de France (futur roi), fils du roi Louis XIV et de la reine Marie-Thérèse. En lui dédiant ce premier recueil il essaie d’intéresser le Dauphin (plus tard le Grand Dauphin), alors âgé de 7 ans, à la lecture des fables source de réflexion et d’amusement.

Je chante les Héros dont Esope est le Père,
Troupe de qui l’Histoire, encor que mensongère,
Contient des vérités qui servent de leçons.
Tout parle en mon Ouvrage, et même les Poissons :
Ce qu’ils disent s’adresse à tous tant que nous sommes.
Je me sers d’Animaux pour instruire les Hommes.
Illustre rejeton d’un Prince aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui, faisant fléchir les plus superbes Têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d’une plus forte voix
Les faits de tes Aïeux et les vertus des Rois.
Je vais t’entretenir de moindres Aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures.
Et, si de t’agréer je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.

La Cigale et la Fourmi (Fable 1)

Première du premier recueil (124 fables, divisées en 6 livres) paru en mars 1668 et dédié en prose au Dauphin (le fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse), cette fable est certainement la plus connue de La Fontaine. Alors que Taine y voit une opposition de l’homme du sud (la cigale) à l’homme du nord (la fourmi), Rousseau déconseille de la faire lire aux enfants de crainte qu’ils ne se prennent pour la cigale.

La cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.
Pas un seul petit morceau
de mouche ou de vermisseau
Elle alla crier famine
Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle
«Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’oût, foi d’animal,
Intérêt et principal.»
La fourmi n’est pas prêteuse ;
C’est là son moindre défaut.
«Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien : dansez maintenant.»

Le Corbeau et le Renard (Fable 2)

La Fontaine met en scène dans cette fable deux acteurs importants de la société française de ce XVIIe siècle. Alors que le Renard représente les courtisans, le Corbeau symbolise les plus grands (bien haut perché sur sa branche). Les premiers vivent en flattant, en caressant dans le sens du poil leurs maîtres.
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître renard par l’odeur alléché ,
Lui tint à peu près ce langage :
«Et bonjour Monsieur du Corbeau.
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau!       
Sans mentir, si votre ramage       
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois»
A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie;       
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec laisse tomber sa proie.
Le renard s’en saisit et dit: « Mon bon Monsieur,           
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute:
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. »       
Le corbeau honteux et confus
Jura mais un peu tard , qu’on ne l’y prendrait plus.

La Grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf (Fable 3)

En référence notamment à ces « petits princes » qui veulent des représentants, la Fontaine répond par cette fable à ceux là mêmes qui veulent paraître d’un rang plus élevé que celui qui est le leur. La Grenouille paye de sa vie sa vanité, de son orgueil.

Une grenouille vit un boeuf

Qui lui sembla de belle taille.
Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,
Envieuse, s’étend, et s’enfle et se travaille,
Pour égaler l’animal en grosseur,
Disant: « Regardez bien, ma soeur;
Est-ce assez? dites-moi: n’y suis-je point encore?
Nenni- M’y voici donc?
-Point du tout. M’y voilà?
-Vous n’en approchez point.
« La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva. 
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages.
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ,
Tout prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

Le Loup et le Chien (fable 5)

La Fontaine met en scène dans cette fable un Loup et un Chien: le premier mène une vie d’errance et en liberté, le second une vie asservie au service d’un maître. En prenant partie pour le mode de vie du Loup (« Maître Loup »), pour qui la liberté avant tout, l’auteur dénonce la servilité des nobles vis à vis de leurs maîtres.

Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
 » Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. « 
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
– Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. « 
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
 » Qu’est-ce là ? lui dit-il. – Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
– Mais encor ? – Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
– Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? – Pas toujours ; mais qu’importe ?
– Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. « 
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor.

Le Rat de ville et le Rat des champs (Fable 9)

La Fontaine, maître des Eaux et Forets pendant un temps, compare la vie en ville et à la campagne. Il préfère la tranquillité de la campagne où il passe beaucoup de temps, aux tracas de la ville. Le rat des champs (le faible) qui trouve le moyen de prendre la fuite pour échapper à un bruit (le puissant), c’est encore l’éternelle domination du plus fort que l’auteur dénonce.

Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
A des reliefs d’Ortolans.

Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.

Le régal fut fort honnête,
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.

A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit :
Le Rat de ville détale ;
Son camarade le suit.

Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ;
Et le citadin de dire :
Achevons tout notre rôt.

– C’est assez, dit le rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi ;

Mais rien ne vient m’interrompre :
Je mange tout à loisir.
Adieu donc ; fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.

Le Loup et l’Agneau (Fable 10)

André Gide écrivait dans son journal 1939-1949 à propos de cette fable: « Cette merveille, pas un mot de trop ; pas un trait, pas un des propos du dialogue, qui ne soit révélateur. C’est un objet parfait. »

Agresseur, le Loup plaide pourtant sa cause en se posant comme victime d’un Agneau si doux et innocent. C’est lui qui exerce la violence, mais il la justifie pour avoir raison dans son injustice. Le fable met en évidence une réalité universelle, présente encore de nos jours: le plus fort a toujours raison.

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.
Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Le Renard et la Cigogne (fable 18)

Aussi rusé soit-il, le Renard se trouve ici pris à son propre piège et ridiculisée. La Cigogne a pris une belle revanche, et donné une belle leçon à son invité.

Compère le Renard se mit un jour en frais,
Et retint à dîner commère la Cigogne.
Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts :
            Le Galand, pour toute besogne
Avait un brouet clair (il vivait chichement).
Ce brouet fut par lui servi sur une assiette.
La Cigogne au long bec n’en put attraper miette ;
Et le Drôle eut lapé le tout en un moment.
        Pour se venger de cette tromperie,
À quelque temps de là, la Cigogne le prie.
Volontiers, lui dit-il, car avec mes amis
            Je ne fais point cérémonie. »
        À l’heure dite, il courut au logis
            De la Cigogne son hôtesse ;
            Loua très fort sa politesse,
            Trouva le dîner cuit à point.
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
            On servit, pour l’embarrasser
En un vase à long col, et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer,
Mais le museau du Sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
        Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
            Trompeurs, c’est pour vous que j’écris,
            Attendez-vous à la pareille.

Le Chêne et le Roseau (Fable 22)

La Fontaine met en scène, comme dans le Loup et l’Agneau, le fort (le chêne) et le faible (le roseau) mais pour montrer cette fois que l’habileté peut l’emporter sur la force. Cette fois la loi du plus fort n’est pas la meilleure puisque le chêne ne résiste pas au vent qui souffle violemment. Pendant ce temps le Roseau plie, plie mais sans jamais rompre.

Le Chêne un jour dit au Roseau :
 » Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
Encor si vous naissiez à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des Royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
– Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci.
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin.  » Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

Autres fables du livre I

  • Les deux Mulets
  • La Génisse la Chèvre et la Brebis en société avec le Lion.
  • La Besace
  • L’ Hirondelle et les petits oiseaux
  • L’ homme et son image
  • Le Dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues.
  • Les voleurs et l’Ane.
  • Simonide préservé par les Dieux.
  • La Mort et le malheureux
  • L’ homme entre deux âges et ses deux maîtresses.
  • L’ Enfant et le maître d’école.
  • Le Coq et la perle
  • Les Frelons et les Mouches à miel

Livre II

Le conseil tenu par les Rats (Fable 2)

Face à un Chat (Rodilardus) qui les terrorise et les harcèle, jusqu’à les affamer, les Rats s’accordent lors d’un d’un Conseil à s’en défaire. Pour ce faire ils ont l’ingénieuse idée d’attacher un grelot au cou de Rodilardus, pour être avertis de sa présence. Mais quand il s’agit de désigner à qui incombe l’exécution de cette dangereuse mission, tous trouvent prétexte pour se défiler. Plus de trois siècles après, cette fable reste d’actualité dans la société contemporaine.

Ces vers font allusion notamment à la révolte de la Fronde et au parlement, sous la minorité du roi Louis XIV, et plus généralement aux assemblées que tiennent les hommes mais qui n’aboutissent à rien.

Un Chat, nommé Rodilardus
Faisait des Rats telle déconfiture
Que l’on n’en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.
Le peu qu’il en restait, n’osant quitter son trou,
Ne trouvait à manger que le quart de son sou,
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.
Or un jour qu’au haut et au loin
Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.
Dès l’abord, leur Doyen, personne fort prudente,
Opina qu’il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s’enfuiraient en terre ;
Qu’il n’y savait que ce moyen.
Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen,
Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : « Je n’y vas point, je ne suis pas si sot »;
L’autre : « Je ne saurais. »Si bien que sans rien faire
On se quitta. J’ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire chapitres de Chanoines.
Ne faut-il que délibérer,
La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.

Le Lion et le Moucheron (Fable 9)

Orgueilleux et insolent, le Lion parle à un Moucheron en termes fort insultant. Très affectée par tant de mépris, la faible créature déclare la guerre au roi des animaux. Son bourdonnement sonne l’assaut comme une trompette de cavalerie, pour une bataille qui semble pourtant très déséquilibrée et perdue d’avance. Et pourtant le fauve est vaincu! Comme quoi parmi nos ennemis, les plus à craindre ne sont pas toujours les plus grands. Enivrée par sa victoire, elle s’en va s’enorgueillir de sa victoire. La petite créature va payer, dans sa vanité, en se laissant prendre par plus petit, une araignée.

« Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre! « 
C’est en ces mots que le Lion
Parlait un jour au Moucheron.
L’autre lui déclara la guerre.
« Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
Me fasse peur ni me soucie ?
Un boeuf est plus puissant que toi :
Je le mène à ma fantaisie. « 
A peine il achevait ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le Trompette et le Héros.
Dans l’abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Lion, qu’il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son oeil étincelle ;
Il rugit ; on se cache, on tremble à l’environ ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un Moucheron.
Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle :
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air, qui n’en peut mais ; et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat : le voilà sur les dents.
L’insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée ;
Il y rencontre aussi sa fin.

Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.

Le Lion et la Rat (Fable 11)

Pris dans un piège alors qu’il est le plus fort de tous, un Lion ne doit son salut qu’à un Rat. Contrairement à celui du Le Lion et te Moucheron, fort désagréable et agressif, il s’était montré à l’occasion généreux envers ce Rat. Celui-ci à son tour n’hésite pas à accourir, pour le sortir du filet dans lequel il est pris. Comme quoi dans ce monde on a tous besoin les uns des autres, quels que soient notre rang et notre puissance.

Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde :

On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
De cette vérité deux Fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un Lion
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

Le Lion et l’Âne chassant (Fable 19)

Après « Le Lion et le Moucheron » et « Le Lion et le Rat » le Roi des animaux est mis en scène. Affamé, il veut utiliser un âne et la puissance de son braillement dans quête de gros gibier. Pour ce faire il lui intima l’ordre de braire le plus fort possible, espérant que la puissance de son braillement fera peur et sortir d’éventuelles proies de leur tanière pour fuir. L’astuce marche. Le Lion se régale, mais l’Âne considère que le mérite lui revient. « Oui, dit le lion, si je ne connaissais ta personne et ta race, j’en serais moi-même effrayé. » Réplique le Lion.

Le roi des animaux se mit un jour en tête
De giboyer. Il célébrait sa fête.
Le gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.
Pour réussir dans cette affaire,
Il se servit du ministère
De l’Ane à la voix de Stentor.
L’Ane à Messer Lion fit office de Cor.
Le Lion le posta, le couvrit de ramée,
Lui commanda de braire, assuré qu’à ce son
Les moins intimidés fuiraient de leur maison.
Leur troupe n’était pas encore accoutumée
A la tempête de sa voix ;
L’air en retentissait d’un bruit épouvantable ;
La frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où les attendait le Lion.
N’ai-je pas bien servi dans cette occasion ?
Dit l’Ane, en se donnant tout l’honneur de la chasse.
– Oui, reprit le Lion, c’est bravement crié :
Si je connaissais ta personne et ta race,
J’en serais moi-même effrayé.
L’Ane, s’il eût osé, se fût mis en colère,
Encor qu’on le raillât avec juste raison :
Car qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractère.

Autres fables du livre II

  • Contre ceux qui ont un goût difficile
  • Les deux Taureaux et une grenouille
  • Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe
  • La Chauve-souris et les deux Belettes
  • L’Oiseau blessé d’une flèche
  • La Lice et sa Compagne
  • L’Aigle et l’Escargot
  • L’Âne chargé d’éponges et l’Âne chargé de sel
  • La Colombe et la Fourmi
  • Le Lièvre et le Grenouilles
  • Le Corbeau voulant imiter l’Aigle
  • La Chatte métamorphosée en Femme

Livre III

Dans cette fable, un meunier part avec son fils pour vendre son âne à la foire. Comme ils sont la cible de moqueries chemin faisant, il essaye de plaire aux personnes qu’ils rencontrent. Il se rend compte, quoi qu’il fasse, qu’il ne peut pas plaire à tout le monde. Il décide alors de n’en faire qu’à sa tête.

Le Meunier, son Fils et l’Âne (Fable n° 1)

L’Invention des Arts étant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grèce.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un pays plein de terres désertes.
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, héritiers de sa Lyre,
Disciples d’Apollon, nos Maîtres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins ;
(Comme ils se confiaient leurs pensers et leurs soins)
Racan commence ainsi : Dites-moi, jevous prie,
Vous qui devez savoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrés avez déjà passé,
Et que rien ne doit fuir en cet âge avancé ;
À quoi me résoudrai-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connaissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon séjour ?
Prendre emploi dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivais mon goût, je saurais où buter ;
Mais j’ai les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus. Contenter tout le monde !
Écoutez ce récit avant que je réponde.

J’ai lu dans quelque endroit, qu’un Meunier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ai bonne mémoire,
Allaient vendre leur Âne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On lui lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le premier qui les vit, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus âne des trois n’est pas celui qu’on pense.
Le Meunier à ces mots connaît son ignorance.
Il met sur pieds sa bête, et la fait détaler.
L’Âne, qui goûtait fort l’autre façon d’aller
Se plaint en son patois. Le Meunier n’en a cure.
Il fait monter son fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :
Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’était à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le Meunier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’ honte,
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaud, comme un Évêque assis,
Fait le veau sur son Âne, et pense être bien sage.
Il n’est, dit le Meunier, plus de Veaux à mon âge.
Passez votre chemin, la fille, et m’en croyez.
Après maints quolibets coup sur coup renvoyés,
L’homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit : Ces gens sont fous,
Le Baudet n’en peut plus, il mourra sous leurs coups.
Hé quoi, charger ainsi cette pauvre Bourrique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
Parbieu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau,
Qui prétend contenter tout le monde et son père.
Essayons toutefois, si par quelque manière
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L’Âne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidam les rencontre, et dit : Est-ce la mode,
Que Baudet aille à l’aise, et Meunier s’incommode ?
Qui de l’Âne ou du Maître est fait pour se laisser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchâsser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Âne :
Nicolas au rebours ; car quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa bête, et la chanson le dit.
Beau trio de Baudets ! le Meunier repartit :
Je suis Âne, il est vrai, j’en conviens, je l’avoue ;
Mais que dorénavant on me blâme, on me loue ;
Qu’on dise quelque chose, ou qu’on ne dise rien ;
J’en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez femme, Abbaye, Emploi, Gouvernement ;
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.

A suivre…

Pierre Corneille, père de la tragédie française

février 2nd, 2016 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur Pierre Corneille, père de la tragédie française)

Biographie de Pierre de Corneille

Dramaturge et poète français, surnommé le Grand Corneille, le Père de la Tragédie ou encore Corneille l’aîné, Pierre Corneille naît le 6 juin 1606 à Rouen. Issu d’une famille de magistrats ou de la bourgeoisie de robe, il est l’aîné de cinq frères et sœurs de Pierre (son père), maître des eaux et forêts, et de Marthe Le Pesant (sa mère) fille d’un avocat.

Il reçoit une éducation stricte et des études brillantes auprès des Jésuites, au Collège de Bourbon (aujourd’hui lycée Corneille), qu’il achève en 1626. C’est dans cet établissement, où la pratique théâtrale est introduite, qu’il se découvre une passion commence à se passionner pour le théâtre et une admiration pour l’éloquence des stoïciens. Comme le veut la tradition familiale, ses parents l’orientent ensuite vers des études de Droit pour une carrière d’avocat.

Il prête serment comme avocat le 18 juin 1624 au Parlement de Rouen pour occuper des offices d’avocat. Timide, peu éloquent et donc piètre orateur, il renonce à plaider. Tout en continuant son métier d’avocat, qui lui apporte les ressources financières nécessaires pour nourrir sa famille, il s’adonne à l’écriture et au théâtre pour lequel il va vouer toute sa vie. Ses personnages l’aident d’ailleurs à s’imprégner des qualités nécessaires à un orateur, dont il ne disposait pas pour plaider. Le succès aidant, il ne tarde pas à s’installer à Paris pour s’engager dans une carrière théâtrale alors qu’il est âgé de vingt-trois ans.

Pierre de Corneille se marie en 1641 avec Marie de Lampérière, une jeune aristocrate, grâce à l’intervention de Richelieu. De ce mariage naîtront six garçons (deux meurent prématurément), et deux filles. Ce même Richelieu l’admet dans le cercle des auteurs qui travaillent sous sa protection, dont Racine son grand concurrent. Par pour longtemps, car Corneille tient trop à sa liberté, et préfère fréquenter l’hôtel de Rambouillet (hôtel parisien où Catherine de Vivonne, marquise de Rambouillet, tient un salon littéraire jusqu’à sa mort en 1665).

Le plus grand des auteurs tragiques français entre à l’Académie française en 1647. Il reste célèbre surtout pour le Cid (1637), une tragi-comédie qui a donné le fameux adjectif « cornélien » (dilemme cornélien) mais aussi bon nombre de répliques que le grand public retient. Mais l’arrivée de Molière à la Cour et qui excelle dans la comédie, puis celle de Jean Racine un talentueux tragédiste, lui font de l’ombre jusqu’à renoncer à l’écriture.

Pierre Corneille meurt le 1er octobre 1694 dans sa maison à Paris (rue d’Argenteuil dans la Paroisse Saint-Roch) presque dans l’anonymat, alors âgé de 78 ans.

Oeuvre de Pierre Corneille

Auteur de plus d’une trentaine de pièces, Pierre Corneille est non seulement le plus grand dramaturge français mais aussi le précurseur du théâtre classique français. Le théâtre de Corneille traverse deux étapes distincts, qui correspondent d’ailleurs à deux périodes de sa vie. La comédie, faite de légèreté, d’insolence et assez immorale qui lui correspond en tant que personne gaie et aimant faire rire. Il consacre la seconde et plus grande partie de sa vie à la tragédie, qui atteint son apogée avec le Cid où l’héroïsme prend une forme et une morale qui vont influencer le théâtre classique français. Avec lui, pour la première fois, la tragédie s’imprègne d’une force réflexive et émotionnelle.

L’oeuvre de Corneille est le fruit d’une exploration du fonctionnement politique de la société de l’Antiquité la société monarchique qui est la sienne. Il met à nu les compétences idéologiques, militaires et théoriques du pouvoir, en étudiant les nations de tout genre (barbares, païennes, chrétiennes…) y compris les personnes impliquées dans les appareils hiérarchiques. Il arrive à exprimer d’une manière proverbiale, les manifestations qui semblent se répéter à travers l’Histoire, dont il relève les échecs. Son oeuvre est alors dominée par le portrait idéal qu’il se fait d’un souverain, qu’il veut tolérant et avisé. Ses tragédies posent chacune un problème politique à l’adresse du public mais encore plus aux rois et aux conseillers de qui dépend le sort d’une société. Son oeuvre reste le reflet du Grand Siècle (le XVIIe, le plus riche de l’histoire de France), avec ses interrogations sur le pouvoir, la lutte pour le trône, la guerre civile et des valeurs comme l’honneur, notamment à la mort de Louis III et de Richelieu.

La décennie quarante, dont le prélude est le Cid (1637) est éclatante et glorieuse pour Corneille. Au summum de son art il est reconnu par ses pairs, loué par le public et financé par le trône. Utilisant l’alexandrin (forme appréciée en poésie), il nous offre de beaux morceaux de bravoure et des paroles qui prennent l’allure de maximes avec des personnages confrontés à des choix douloureux.

Œuvres principales de Pierre de Corneille:

Corneille l’Aîné laisse à la postérité huit comédies, vingt-trois tragédies, trois discours en prose sur l’art dramatique (poème dramatique, tragédie et les trois unités), divers poésies, une traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ et des examens sur ses pièces.

L’Illusion comique (1638):

Comédie en 5 actes, la première représentation a lieu en 1635 au Théâtre du Marais à Paris. C’est une réflexion plutôt élogieuse sur le théâtre, au moment où celui-ci est assez méprisé (XVIIème siècle).

Corneille utilise une métaphore où les frontières entre le réel et l’illusion sont embrouillées, et qui renvoie à tout ce qui fait le théâtre (le public, les genres et lieux communs du théâtre, les rôles…).

Pridamant est envahi par l’inquiétude et le remord, alors que son fils Clindor a disparu depuis 10 ans pour fuir la dureté de son père. Son ami Dorante le conduit chez Alcandre, un grand magicien susceptible de l’aider dans la quête de son fils. Ce dernier habite une grotte lugubre, une métaphore de l’enfer qui va faire office de théâtre où va se jouer le drame mis en scène par le magicien. Une illusion comique en passant de la réalité, que le père croit voir, à l’illusion ou fiction.

Le père découvre un fils comédien, second d’un capitan (Matamore), méprisable parce que lâche et présomptueux. Amoureux d’Isabelle, Clindor finit par tuer son rival. Il est sauvé de prison par celle-ci, avant de devenir un grand seigneur assassiné après avoir trompé sa femme avec l’épouse d’un roi jaloux. Affligé, Pridament éprouve un grand soulagement quand il voit son fils qu’il croyait mort se relever. Il s’agit en fait d’une pièce dramatique où joue son fils.

Extraits:

Acte I, scène 1

Dorante

Ce mage, qui d’un mot renverse la nature,
N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.
La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour,
N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,
De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres
Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres….

Primadant

J’en attends peu de chose, et brûle de le voir.
J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir.
Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
A caché pour jamais sa présence à mes yeux….

Acte II, scène 3

Adraste

Hélas ! s’il est ainsi, quel malheur est le mien !
Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
Et malgré les transports de mon amour extrême,
Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.

Isabelle

Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez :
Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
Faites-moi la faveur de croire sur ce point
Que bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.

Adraste

Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
Ont réservé de prix à de si longs services ?
Et mon fidèle amour est-il si criminel
Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?

Isabelle 

Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
Ce que vous appelez service, affection,
Je l’appelle supplice et persécution…

Acte III, scène 1

Geronte

Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
Contre ma volonté ce sont de faibles armes :
Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs,
Ecoute la raison, et néglige vos pleurs.
Je sais ce qu’il vous faut beaucoup mieux que vous-même.
Vous dédaignez Adraste à cause que je l’aime ;
Et parce qu’il me plaît d’en faire votre époux…

Isabelle

Je sais qu’il est parfait,
Et que je réponds mal à l’honneur qu’il me fait ;
Mais si votre bonté me permet en ma cause,
Pour me justifier, de dire quelque chose,
Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
J’en fais beaucoup d’état, et ne le puis aimer…

Acte, Scène 7

Clindor

Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon mérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l’excès de ma témérité :
Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous...

Acte V, scène 5.

Pridamant

Je vois Clindor ! ah dieux ! quelle étrange surprise !
Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?

Alcandre

Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
Leur poëme récité, partagent leur pratique :
L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
Mais la scène préside à leur inimitié.
Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
Se trouvent à la fin amis comme devant.

Le Cid (1637-1640):

Le Cid, tragi-comédie rebaptisée tragédie, est crée en janvier 1637 sur la scène du Théâtre du Marais. La pièce, qui est accueillie triomphalement comme un chef-d’oeuvre le public, consacre Corneille comme le maître incontesté de la dramaturgie. Elle est considérée à juste titre, comme la première grande tragédie (ou tragi-comédie) du théâtre classique français. Traduite dans toutes les langues (sauf le turc et l’esclavonne), elle est portée par de nombreuses troupes dites de campagne à travers toute la France puis une partie de l’Europe.

Don Diègue et Don Gomès (comte de Gomès) sont rivaux pour le poste de gouverneur de Castille. Malgré le jeune âge et la vitalité du comte, le roi préfère le premier pourtant beaucoup plus vieux. Dans un élan de jalousie le comte se laisse aller à des paroles blessantes, jusqu’à lui donner un soufflet. Rodrigue, héros de la pièce, est alors confronté à un douloureux dilemme. Don Gomès est le père de Chimène, sa bien-aimée et prétendante. Trop vieux pour rétablir son honneur et laver l’affront, son père lui demande de le venger (Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie?… Faut-il de votre éclat voir triompher le comte, Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?… Rodrigue, as-tu du cœur ? Va, cours, vole, et nous venge…). Une situation dans laquelle le héros est partagé entre son désir de vengeance et son amour pour l’héroïne, qui donne lieu à de très beaux affrontements passionnels entre les deux amoureux et qui charment le public. Chimène est, de son côté, confrontée à une violente situation après la mort de son père causée en duel par son amoureux. L’héroïne est partagé entre son amour et son devoir de refuser la main de Rodrigue.

La pièce, qui tourne auteur de l’honneur et de l’amour notamment, est un véritable questionnement plaidant pour une société dans laquelle les vérités ne doivent plus être fixes. L’honneur selon qu’il soit national, familial ou individuel doivent-il par exemple primer sur tout? L’esprit chevaleresque doit-il exclure la galanterie au profit des idéaux guerriers, ou contraire demeurer révérencieux vis à vis des femmes et respectueux de l’amour? Pas seulement. Corneille n’a pas épargné les enjeux politiques de son époque.

Le triomphe de Corneille n’a pas manqué de déclencher la jalousie de ses rivaux. Le prétexte, la pièce a dérogé à la règle de la dramaturgie classique selon laquelle l’obstacle ne doit pas être infranchissable pour permettre le mariage de deux amoureux. Ce qui n’est pas le cas dans Le Cid, la mort du père de Chimène étant irréparable alors qu’elle épouse Rodrigue à la fin. Une querelle ou polémique, « la querelle du Cid« , fomentée par ses rivaux et un clan de lettrés autour de Richelieu est alors déclenchée. Elle s’achève par la condamnation de l’oeuvre par la toute nouvelle Académie française (Les Sentiments de l’Académie sur la tragi-comédie du Cid).

Extraits:

Acte I, scène III- le Comte (père de Chimène, chef des armées et rival de Don Diègue), don Diègue (père de Rodrigue, un des grands personnages de Castille).

Le Comte

Enfin vous l’emportez, et la faveur du roi
Vous élève en un rang qui n’était dû qu’à moi :
Il vous fait gouverneur du prince de Castille.

Don Diègue

Cette marque d’honneur qu’il met dans ma famille
Montre à tous qu’il est juste, et fait connaître assez
Qu’il sait récompenser les services passés.

Le Comte

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :
Ils peuvent se tromper comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans
Qu’ils savent mal payer les services présents…

Don Diègue

Je le sais, vous servez bien le roi :
Je vous ai vu combattre et commander sous moi.
Quand l’âge dans mes nerfs a fait couler sa glace,
Votre rare valeur a bien rempli ma place ;
Enfin, pour épargner les discours superflus,
Vous êtes aujourd’hui ce qu’autrefois je fus.
Vous voyez toutefois qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met quelque différence.

Le Comte

Ce que je méritais, vous l’avez emporté.

Don Diègue

Qui l’a gagné sur vous l’avait mieux mérité.

Le Comte

Qui peut mieux l’exercer en est bien le plus digne.

Don Diègue

En être refusé n’en est pas un bon signe.

Le Comte

Vous l’avez eu par brigue, étant vieux courtisan…

Don Diègue

Qui n’a pu l’obtenir ne le méritait pas.

Le Comte

Ne le méritait pas ! Moi ?

Don Diègue
Vous.
Le Comte

Ton impudence,

Téméraire vieillard, aura sa récompense.

(Il lui donne un soufflet.)
Scène IV- Don Diègue 

Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Mon bras, qu’avec respect toute l’Espagne admire,
Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,
Tant de fois affermi le trône de son roi,
Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?
Ô cruel souvenir de ma gloire passée !
Œuvre de tant de jours en un jour effacée !
Nouvelle dignité, fatale à mon bonheur !
Précipice élevé d’où tombe mon honneur !
Faut-il de votre éclat voir triompher le comte,
Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?
Comte, sois de mon prince à présent gouverneur :

Ce haut rang n’admet point un homme sans honneur ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne…

Scène V- Don Diègue et don Rodrigue (surnommé le Cid, fils de don Diègue et amant de Chimène).

Don Diègue

Rodrigue, as-tu du cœur ?

Don Rodrigue

Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.

Don Diègue

Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger. 

Don Rodrigue

De quoi ?…

Scène VI- Don Rodrigue

Que je sens de rudes combats !
Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :
L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
Ô Dieu, l’étrange peine !
Faut-il laisser un affront impuni ?
Faut-il punir le père de Chimène ?Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M’es-tu donné pour venger mon honneur ?
M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :
J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;
J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.
À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,
Et l’autre indigne d’elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir ;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.

Acte II, scène II- Le Comte, don Rodrigue

Don Rodrigue

À moi, comte, deux mots.

Le Comte
Parle.
Don Rodrigue

Ôte-moi d’un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?

Le Comte

Oui.

Don Rodrigue

Parlons bas ; écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l’honneur de son temps ? le sais-tu ?

Le Comte

Peut-être.

Don Rodrigue

Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c’est son sang ? le sais-tu ?

Le Comte

Que m’importe ?

Don Rodrigue

À quatre pas d’ici je te le fais savoir.

Le Comte

Jeune présomptueux !

Don Rodrigue

Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées
La valeur n’attend point le nombre des années.

Le Comte

Te mesurer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on n’a jamais vu les armes à la main ?

Don Rodrigue

Mes pareils à deux fois ne se font point connaître,
Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître.

Le Comte

Sais-tu bien qui je suis ?

Don Rodrigue

Oui ; tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d’effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un bras toujours vainqueur ;
Mais j’aurai trop de force, ayant assez de cœur.
À qui venge son père il n’est rien d’impossible.
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible…

Scène VII- Don Fernand (roi de Castille), don Sanche (rival de Rodrigue), don Alonse

Don Alonse

Sire, le comte est mort :
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense.

Don Fernand

Dès que j’ai vu l’affront, j’ai prévu la vengeance ;
Et j’ai voulu dès lors prévenir ce malheur.

Don Alonse

Chimène à vos genoux apporte sa douleur ;
Elle vient toute en pleurs vous demander justice.

Don Fernand

Bien qu’à ses déplaisirs mon âme compatisse,
Ce que le comte a fait semble avoir mérité
Ce digne châtiment de sa témérité…

Scène IV- Don Rodrigue, Chimène, Elvire (gouvernante de Chimène) 

Don Rodrigue

Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

Chimène

Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je voi ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

Don Rodrigue

N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance
La douceur de ma perte et de votre vengeance.

Chimène

Hélas !

Don Rodrigue

Écoute-moi.

Chimène

Je me meurs.

Don Rodrigue

Un moment.

Chimène

Va, laisse-moi mourir.

Don Rodrigue

Quatre mots seulement :
Après ne me réponds qu’avecque cette épée.

Chimène

Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !

Don Rodrigue

Ma Chimène…

Chimène

Ôte-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

Don Rodrigue

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

Chimène

Il est teint de mon sang.

Don Rodrigue

Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien…

Don Rodrigue

Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,
Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

Chimène

Va, je ne te hais point.

Don Rodrigue

Tu le dois.

Chimène

Je ne puis.

Don Rodrigue

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?
Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir…

Chimène

Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

Don Rodrigue

Ô miracle d’amour !

Chimène

Ô comble de misères !

Don Rodrigue

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

Chimène

Rodrigue, qui l’eût cru ?

Don Rodrigue

Chimène, qui l’eût dit ?

Chimène

Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?

Don Rodrigue

Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène

Ah ! mortelles douleurs !

Don Rodrigue

Ah ! regrets superflus !

Chimène

Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

Don Rodrigue

Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

Scène VI- Don Diègue, don Rodrigue

Don Diègue

Rodrigue, enfin le ciel permet que je te voie !

Don Rodrigue

Hélas !

Don Diègue

Ne mêle point de soupirs à ma joie ;
Laisse-moi prendre haleine afin de te louer.
Ma valeur n’a point lieu de te désavouer ;
Tu l’as bien imitée, et ton illustre audace
Fait bien revivre en toi les héros de ma race :
C’est d’eux que tu descends, c’est de moi que tu viens :
Ton premier coup d’épée égale tous les miens…

Acte V, scèneI- Don Rodrigue, Chimène

Chimène

Quoi ! Rodrigue, en plein jour ! d’où te vient cette audace ?
Va, tu me perds d’honneur ; retire-toi, de grâce.

Don Rodrigue

Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu :
Cet immuable amour qui sous vos lois m’engage
N’ose accepter ma mort sans vous en faire hommage.

Chimène

Tu vas mourir !

Don Rodrigue

Je cours à ces heureux moments
Qui vont livrer ma vie à vos ressentiments.

Chimène

Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?
Rodrigue va combattre, et se croit déjà mort !
Celui qui n’a pas craint les Mores, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s’abat !

Don Rodrigue

Je cours à mon supplice, et non pas au combat ;
Et ma fidèle ardeur sait bien m’ôter l’envie,
Quand vous cherchez ma mort, de défendre ma vie.

Scène VII- Don Fernand, Don Diègue, don Arias, don Rodrigue, don Alonse, don Sache, l’Infante (fille du roi Don Fernand), Chimène, Léonor (gouvernante de l’infante), Elvire. 

L’Infante

Sèche tes pleurs, Chimène, et reçois sans tristesse
Ce généreux vainqueur des mains de ta princesse.

Don Rodrigue

Ne vous offensez point, Sire, si devant vous
Un respect amoureux me jette à ses genoux.

Je ne viens point ici demander ma conquête :
Je viens tout de nouveau vous apporter ma tête,
Madame ; mon amour n’emploiera point pour moi
Ni la loi du combat, ni le vouloir du roi.
Si tout ce qui s’est fait est trop peu pour un père,
Dites par quels moyens il vous faut satisfaire.
Faut-il combattre encor mille et mille rivaux,
Aux deux bouts de la terre étendre mes travaux,
Forcer moi seul un camp, mettre en fuite une armée,
Des héros fabuleux passer la renommée ?
Si mon crime par là se peut enfin laver…

Chimène

Relève-toi, Rodrigue. Il faut l’avouer, Sire,
Je vous en ai trop dit pour m’en pouvoir dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis haïr ;
Et quand un roi commande, on lui doit obéir.
Mais à quoi que déjà vous m’ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?…

Don Fernand

Le temps assez souvent a rendu légitime
Ce qui semblait d’abord ne se pouvoir sans crime :
Rodrigue t’a gagnée, et tu dois être à lui.
Mais quoique sa valeur t’ait conquise aujourd’hui,
Il faudrait que je fusse ennemi de ta gloire,
Pour lui donner sitôt le prix de sa victoire.

Cet hymen différé ne rompt point une loi
Qui, sans marquer de temps, lui destine ta foi.
Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes.

Rodrigue, cependant il faut prendre les armes.
Après avoir vaincu les Mores sur nos bords,
Renversé leurs desseins, repoussé leurs efforts,
Va jusqu’en leur pays leur reporter la guerre,
Commander mon armée, et ravager leur terre :
À ce nom seul de Cid ils trembleront d’effroi ;
Ils t’ont nommé seigneur, et te voudront pour roi…

Horace (1640)

Horace, qui est joué pour la première fois en mars 1640 au théâtre des Marais, est une pièce tragique inspirée de Titus Livius (Tite-Live à Rome) et de son Histoire de Rome. Première véritable tragédie historique de Corneille, elle est dédiée au cardinal de Richelieu et se veut une réponse à ses détracteurs (querelle du Cid). Elle respecte donc les règles classiques, même si le thème est à la limite de la vraisemblance. Avec des personnages déchirés entre amour et honneur, entre loyauté envers leur bien-aimée et loyauté envers la patrie, l’adjectif « cornélien »trouve ici sa pleine justification plus encore que dans Le Cid. Les passions atteignent alors un degré de violence supérieur.

L’action de la pièce se situe à l’origine de Rome qui est en conflit avec sa voisine Albe. Alors que ces deux cités sont imbriquées l’une dans l’autre par des liens familiaux et des alliances conjugales, elles décident de rentrer en guerre pour décider de qui doit dominer l’autre. Pour éviter un carnage et préserver des vies humaines, le roi d’Albe propose un affrontement en combats singuliers entre trois héros de chaque côté. Horace et ses frères sont désignés au sort pour Rome, alors que Curiace et ses frères vont combattre pour Albe. Cruel sort quand on sait que ces deux familles sont très liées, et que le tragique devient une tragédie familiale. Horace et Curiace sont en effet plus que les meilleurs amis du monde. Camille (sœur d’Horace) est la fiancée de Curiace, alors qu’Horace est l’époux de Sabine (sœur de Curiale).

Les six jeunes gens vont devoir s’affronter, au grand désespoir des deux femmes qui déplorent cette atroce situation donnant lieu a de violentes passions. Par contre le peuple est tout admiration et ému de les voir combattre pour le salut de leur patrie, alors qu’ils sont étroitement liés. Après un affrontement sans pitié, indécis et plein de rebondissements, Horace est le seul survivant et Rome sort vainqueur. Dominée par le chagrin et l’envie de vengeance, après la mort de Curiace son fiancé par l’épée de son frère », Camille rejette Rome. Un geste qu’Horace, son frère, considère comme une trahison. Il devient criminel en la tuant. Lors du procès il est défendu par le vieil Horace (chevalier romain). Celui-ci met en opposition l’honneur défendu par son fils Horace et la passion amoureuse représentée par Camille. Tulle (roi de Rome) décide de l’acquitter, considérant que la raison de l’État prévaut devant l’injustice d’un crime de sang, la morale et les intérêts personnels.

Extraits:

Sabine (femme d’Horace, et sœur de Curiace)

Je suis romaine, hélas ! Puisqu’Horace est romain ;
J’en ai reçu le titre en recevant sa main ;
Mais ce nœud me tiendrait en esclave enchaînée,
S’il m’empêchait de voir en quels lieux je suis née.
Albe, où j’ai commencé de respirer le jour,
Albe, mon cher pays, et mon premier amour ;
Lorsqu’entre nous et toi je vois la guerre ouverte,
Je crains notre victoire autant que notre perte.
Rome, si tu te plains que c’est là te trahir,
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr.
Quand je vois de tes murs leur armée et la nôtre,
Mes trois frères dans l’une, et mon mari dans l’autre,
Puis-je former des vœux, et sans impiété
Importuner le ciel pour ta félicité ?…

Julie (dame romaine, confidente de Sabine et de Camille)

Ce discours me surprend, vu que depuis le temps
Qu’on a contre son peuple armé nos combattants,
Je vous ai vu pour elle autant d’indifférence
Que si d’un sang romain vous aviez pris naissance.
J’admirais la vertu qui réduisait en vous
Vos plus chers intérêts à ceux de votre époux ;
Et je vous consolais au milieu de vos plaintes,
Comme si notre Rome eût fait toutes vos craintes.

Sabine

Tant qu’on ne s’est choqué qu’en de légers combats,
Trop faibles pour jeter un des partis à bas,
Tant qu’un espoir de paix a pu flatter ma peine,
Oui, j’ai fait vanité d’être toute romaine.
Si j’ai vu Rome heureuse avec quelque regret,
Soudain j’ai condamné ce mouvement secret ;
Et si j’ai ressenti, dans ses destins contraires,
Quelque maligne joie en faveur de mes frères,
Soudain, pour l’étouffer rappelant ma raison,
J’ai pleuré quand la gloire entrait dans leur maison.
Mais aujourd’hui qu’il faut que l’une ou l’autre tombe,
Qu’Albe devienne esclave, ou que Rome succombe,
Et qu’après la bataille il ne demeure plus
Ni d’obstacle aux vainqueurs, ni d’espoir aux vaincus,
J’aurais pour mon pays une cruelle haine,
Si je pouvais encore être toute romaine,
Et si je demandais votre triomphe aux dieux,
Au prix de tant de sang qui m’est si précieux…

Scène III- Curiace (gentilhomme d’Albe, amant de Camille), Camille (amante de Curiace et sœur d’Horace)

Curiace

N’en doutez point, Camille, et revoyez un homme
Qui n’est ni le vainqueur ni l’esclave de Rome ;
Cessez d’appréhender de voir rougir mes mains
Du poids honteux des fers ou du sang des Romains.
J’ai cru que vous aimiez assez Rome et la gloire
Pour mépriser ma chaîne et haïr ma victoire ;
Et comme également en cette extrémité
Je craignais la victoire et la captivité…

Camille

Curiace, il suffit, je devine le reste :
Tu fuis une bataille à tes vœux si funeste,
Et ton cœur, tout à moi, pour ne me perdre pas,
Dérobe à ton pays le secours de ton bras.
Qu’un autre considère ici ta renommée,
Et te blâme, s’il veut, de m’avoir trop aimée ;
Ce n’est point à Camille à t’en mésestimer :
Plus ton amour paraît, plus elle doit t’aimer ;
Et si tu dois beaucoup aux lieux qui t’ont vu naître,
Plus tu quittes pour moi, plus tu le fais paraître.
Mais as-tu vu mon père, et peut-il endurer
Qu’ainsi dans sa maison tu t’oses retirer ?
Ne préfère-t-il point l’état à sa famille ?
Ne regarde-t-il point Rome plus que sa fille ?
Enfin notre bonheur est-il bien affermi ?
T’a-t-il vu comme gendre, ou bien comme ennemi ?…

Acte II- Scène I, Curiace et Horace (mari de Sabine, sœur de Curiace)

Curiace

Ainsi Rome n’a point séparé son estime ;
Elle eût cru faire ailleurs un choix illégitime :
Cette superbe ville en vos frères et vous
Trouve les trois guerriers qu’elle préfère à tous ;
Et son illustre ardeur d’oser plus que les autres,
D’une seule maison brave toutes les nôtres :
Nous croirons, à la voir toute entière en vos mains,
Que hors les fils d’Horace il n’est point de Romains.
Ce choix pouvait combler trois familles de gloire,
Consacrer hautement leurs noms à la mémoire :
Oui, l’honneur que reçoit la vôtre par ce choix,
En pouvait à bon titre immortaliser trois ;
Et puisque c’est chez vous que mon heur et ma flamme
M’ont fait placer ma sœur et choisir une femme…

Horace

Loin de trembler pour Albe, il vous faut plaindre Rome,
Voyant ceux qu’elle oublie, et les trois qu’elle nomme.
C’est un aveuglement pour elle bien fatal,
D’avoir tant à choisir, et de choisir si mal.
Mille de ses enfants beaucoup plus dignes d’elle
Pouvaient bien mieux que nous soutenir sa querelle ;
Mais quoique ce combat me promette un cercueil,
La gloire de ce choix m’enfle d’un juste orgueil…

Scène II-

Curiace

Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix ?

Flavian (soldat de l’armée d’Albe)

Je viens pour vous l’apprendre.

Curiace

Eh bien, qui sont les trois ?

Flavian

Vos deux frères et vous.

Curiace

Qui? 

Flavian

Vous et vos deux frères.
Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères ?
Ce choix vous déplaît-il ?

Curiace

Non, mais il me surprend :
Je m’estimais trop peu pour un honneur si grand…

Scène IV

Horace

Avez-vous su l’état qu’on fait de Curiace,
Ma sœur ?

Camille

Hélas ! Mon sort a bien changé de face.

Horace

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ;
Et si par mon trépas il retourne vainqueur,
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère,
Mais en homme d’honneur qui fait ce qu’il doit faire…

Scène V- Camille et Curiace

Camille

Iras-tu, Curiace, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur ?

Curiace

Hélas ! Je vois trop bien qu’il faut, quoi que je fasse,
Mourir, ou de douleur, ou de la main d’Horace.
Je vais comme au supplice à cet illustre emploi,
Je maudis mille fois l’état qu’on fait de moi,
Je hais cette valeur qui fait qu’Albe m’estime ;
Ma flamme au désespoir passe jusques au crime,
Elle se prend au ciel, et l’ose quereller ;
Je vous plains, je me plains ; mais il y faut aller.

Camille

Non ; je te connais mieux, tu veux que je te prie
Et qu’ainsi mon pouvoir t’excuse à ta patrie.
Tu n’es que trop fameux par tes autres exploits :
Albe a reçu par eux tout ce que tu lui dois.
Autre n’a mieux que toi soutenu cette guerre ;
Autre de plus de morts n’a couvert notre terre :
Ton nom ne peut plus croître, il ne lui manque rien ;
Souffre qu’un autre ici puisse ennoblir le sien…

Scène VI

Horace

Ô ma femme !

Curiace

Ô ma sœur !

Camille

Courage ! Ils s’amollissent.

Sabine

Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent !
Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs,
Ces héros qu’Albe et Rome ont pris pour défenseurs ?

Horace

Que t’ai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense
Qui t’oblige à chercher une telle vengeance ?
Que t’a fait mon honneur, et par quel droit viens-tu
Avec toute ta force attaquer ma vertu ?…

Scène VII

Le vieil Horace

Qu’est-ce-ci, mes enfants ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs ?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d’art et de tendresse.
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n’est qu’en fuyant qu’on pare de tels coups.

Sabine

N’appréhendez rien d’eux, ils sont dignes de vous.
Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d’un fils et d’un gendre ;
Et si notre faiblesse ébranlait leur honneur,
Nous vous laissons ici pour leur rendre du cœur.
Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes :
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes.
Ce n’est qu’au désespoir qu’il nous faut recourir.
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir.

Acte III-Scène II

Sabine

En est-ce fait, Julie, et que m’apportez-vous ?
Est-ce la mort d’un frère, ou celle d’un époux ?
Le funeste succès de leurs armes impies
De tous les combattants a-t-il fait des hosties,
Et m’enviant l’horreur que j’aurais des vainqueurs,
Pour tous tant qu’ils étaient demande-t-il mes pleurs ?

Julie

Quoi ? Ce qui s’est passé, vous l’ignorez encore ?

Sabine

Vous faut-il étonner de ce que je l’ignore,
Et ne savez-vous point que de cette maison
Pour Camille et pour moi l’on fait une prison ?
Julie, on nous renferme, on a peur de nos larmes ;
Sans cela nous serions au milieu de leurs armes,
Et par les désespoirs d’une chaste amitié,
Nous aurions des deux camps tiré quelque pitié.

Julie

Il n’était pas besoin d’un si tendre spectacle :
Leur vue à leur combat apporte assez d’obstacle.
Sitôt qu’ils ont paru prêts à se mesurer,
On a dans les deux camps entendu murmurer :
À voir de tels amis, des personnes si proches,
Venir pour leur patrie aux mortelles approches,
L’un s’émeut de pitié, l’autre est saisi d’horreur,
L’autre d’un si grand zèle admire la fureur ;
Tel porte jusqu’aux cieux leur vertu sans égale,
Et tel l’ose nommer sacrilège et brutale.
Ces divers sentiments n’ont pourtant qu’une voix ;
Tous accusent leurs chefs, tous détestent leur choix ;
Et ne pouvant souffrir un combat si barbare,
On s’écrie, on s’avance, enfin on les sépare…

Scène V-

Le vieil Horace

Je viens vous apporter de fâcheuses nouvelles,
Mes filles ; mais en vain je voudrais vous celer
Ce qu’on ne vous saurait longtemps dissimuler :
Vos frères sont aux mains, les dieux ainsi l’ordonnent.

Sabine

Je veux bien l’avouer, ces nouvelles m’étonnent ;
Et je m’imaginais dans la divinité
Beaucoup moins d’injustice, et bien plus de bonté.
Ne nous consolez point : contre tant d’infortune
La pitié parle en vain, la raison importune…

Scène VI-

Le vieil Horace

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire ?

Julie

Mais plutôt du combat les funestes effets :
Rome est sujette d’Albe, et vos fils sont défaits ;
Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste.

Le vieil Horace

Ô d’un triste combat effet vraiment funeste !
Rome est sujette d’Albe, et pour l’en garantir
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir !
Non, non, cela n’est point, on vous trompe, Julie ;
Rome n’est point sujette, ou mon fils est sans vie :
Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.

Julie

Mille, de nos remparts, comme moi l’ont pu voir.
Il s’est fait admirer tant qu’ont duré ses frères ;
Mais comme il s’est vu seul contre trois adversaires,
Près d’être enfermé d’eux, sa fuite l’a sauvé.

Le vieil Horace

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?
Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

Julie

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

Camille

Ô mes frères !

Acte IV- Scène II-

Le vieil Horace

C’est à moi seul aussi de punir son forfait.

Valère

Quel forfait trouvez-vous en sa bonne conduite ?

Le vieil Horace

Quel éclat de vertu trouvez-vous en sa fuite ?

Valère

La fuite est glorieuse en cette occasion.

Le vieil Horace

Vous redoublez ma honte et ma confusion.
Certes, l’exemple est rare et digne de mémoire,
De trouver dans la fuite un chemin à la gloire.

Valère

Quelle confusion, et quelle honte à vous
D’avoir produit un fils qui nous conserve tous,
Qui fait triompher Rome, et lui gagne un empire ?
À quels plus grands honneurs faut-il qu’un père aspire ?

Le vieil Horace

Quels honneurs, quel triomphe, et quel empire enfin,
Lorsqu’Albe sous ses lois range notre destin ?

Valère

Que parlez-vous ici d’Albe et de sa victoire ?
Ignorez-vous encor la moitié de l’histoire ?

Le vieil Horace

Je sais que par sa fuite il a trahi l’état.

Valère

Oui, s’il eût en fuyant terminé le combat ;
Mais on a bientôt vu qu’il ne fuyait qu’en homme
Qui savait ménager l’avantage de Rome.

Le vieil Horace

Quoi, Rome donc triomphe !

Valère

Apprenez, apprenez
La valeur de ce fils qu’à tort vous condamnez.
Resté seul contre trois, mais en cette aventure
Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,
Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d’eux,
Il sait bien se tirer d’un pas si dangereux ;
Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruse
Divise adroitement trois frères qu’elle abuse…

Le vieil Horace

Ô mon fils ! Ô ma joie ! Ô l’honneur de nos jours !
Ô d’un état penchant l’inespéré secours !
Vertu digne de Rome, et sang digne d’Horace !
Appui de ton pays, et gloire de ta race !
Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassements
L’erreur dont j’ai formé de si faux sentiments ?
Quand pourra mon amour baigner avec tendresse
Ton front victorieux de larmes d’allégresse ?

Scène IV

Horace

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux états ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

Camille

Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

Horace

Rome n’en veut point voir après de tels exploits,
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

Camille

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,
Je cesserai pour eux de paraître affligée,
Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;
Mais qui me vengera de celle d’un amant,
Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

Horace

Que dis-tu, malheureuse ?

Camille

Ô mon cher Curiace !

Horace

Ô d’une indigne sœur insupportable audace !
D’un ennemi public dont je reviens vainqueur
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !
Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !

Camille

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu’une amante offensée…

Horace

Ô ciel ! Qui vit jamais une pareille rage !
Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d’un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

Camille

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n’est assez de toute l’Italie,
Que l’orient contre elle à l’occident s’allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l’univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !…

Horace (la main à l’épée, et poursuivant sa sœur qui s’enfuit)

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

Camille (blessée derrière le théâtre)

Ah ! Traître !

Horace

Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !…

Cinna (1641)

(ou la Clémence d’Auguste)

Autre grande tragédie de Pierre Corneille, Cinna est crée en 1641 au théâtre des Marais mais publié deux ans plus tard. Bien que l’action se situe à l’époque de la Rome antique, elle est d’une brûlante actualité sous le règne de Louis IX et de Richelieu. L’auteur fait là l’apologie d’un pouvoir fort mais clément, pour mettre fin à la spirale de la violence. Il est alors obsédé par la question de la grâce, qui peut apporter gloire éternelle à son auteur.

Toranius, père de la jeune Emile et tuteur de de l’empereur romain Octave-César Auguste, a été exécuté par celui-ci. Il considère dès lors la jeune fille, par ailleurs amoureuse de Cinna un ami de l’empereur, comme sa propre fille. Mais celle-ci veut venger son père pour sauver son honneur. Pour l’épouser, elle exige de son amant qu’il tue Auguste. Cinna fait appel à son ami Maxime pour l’aider à planifier l’assassinat, deux hommes que le maître de Rome tient en grande estime. Entre-temps, alors qu’il leur fait part de son intention de se retirer du trône, ils le persuadent de rester non sans arrière pensée pour Cinna.

En guise de reconnaissance l’empereur offre aux deux hommes des terres et d’importantes responsabilités, et la main d’Emile à Cinna. Quand celui-ci avoue à Maxime la raison du complot, celui-ci devient fou de rage d’autant plus qu’il est aussi amoureux de d’Emilie. Euphorbe, un ami de Maxime révèle à Auguste toute la vérité. Emilie tente d’innocenter Cinna, qu’elle avoue avoir voulu utiliser pour assouvir sa vengeance, alors que celui-ci s’accuse par amour. Livie, le femme d’Auguste, le prie alors de leur accorder sa grâce. La clémence et la générosité du monarque n’ont pas d’égales. Il va jusqu’à s’abstenir de retirer à ses ennemis les faveurs qu’il leur avait accordées.

Dans une lettre qui lui a été adressée après la publication de Cinna, l’ écrivain libertin Guez de Balzac le qualifie de Sophocle, référence à l’un des trois grands dramaturges grecs.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Émilie (fille de C. Toranius, tuteur d’Auguste)

Impatients désirs d’une illustre vengeance
Dont la mort de mon père a formé la naissance,
Enfants impétueux de mon ressentiment,
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément,
Vous prenez sur mon âme un trop puissant empire ;
Durant quelques moments souffrez que je respire,
Et que je considère, en l’état où je suis,
Et ce que je hasarde, et ce que je poursuis.
Quand je regarde Auguste au milieu de sa gloire,
Et que vous reprochez à ma triste mémoire
Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,
La cause de ma haine, et l’effet de sa rage,
Je m’abandonne toute à vos ardents transports,
Et crois, pour une mort, lui devoir mille morts…

Scène 2

Émilie

Je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore,
Quoique j’aime Cinna, quoique mon coeur l’adore,
S’il me veut posséder, Auguste doit périr :
Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir.
Je lui prescris la loi que mon devoir m’impose.

Fulvie (confidente d’Émilie)

Elle a pour la blâmer une trop juste cause :
Par un si grand dessein vous vous faites juger
Digne sang de celui que vous voulez venger ;
Mais encore une fois souffrez que je vous die
Qu’une si juste ardeur devrait être attiédie.
Auguste chaque jour, à force de bienfaits,
Semble assez réparer les maux qu’il vous a faits ;
Sa faveur envers vous paraît si déclarée,
Que vous êtes chez lui la plus considérée ;
Et de ses courtisans souvent les plus heureux
Vous pressent à genoux de lui parler pour eux.

Émilie

Toute cette faveur ne me rend pas mon père ;
Et de quelque façon que l’on me considère,
Abondante en richesse, ou puissante en crédit,
Je demeure toujours la fille d’un proscrit.
Les bienfaits ne font pas toujours ce que tu penses ;
D’une main odieuse ils tiennent lieu d’offenses :
Plus nous en prodiguons à qui nous peut haïr,
Plus d’armes nous donnons à qui nous veut trahir.
Il m’en fait chaque jour sans changer mon courage ;
Je suis ce que j’étais, et je puis davantage…

Scène 3

Émilie

Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l’effroi du péril n’est-elle point troublée ?
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu’ils soient prêts à tenir ce qu’ils vous ont promis ?

Cinna (amant d’Emilie, chef de la conjuration contre Auguste)

Jamais contre un tyran entreprise conçue
Ne permit d’espérer une si belle issue ;
Jamais de telle ardeur on n’en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d’accord ;
Tous s’y montrent portés avec tant d’allégresse,
Qu’ils semblent, comme moi, servir une maîtresse ;
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu’ils semblent tous venger un père comme vous.

Émilie

Je l’avais bien prévu, que, pour un tel ouvrage,
Cinna saurait choisir des hommes de courage,
Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L’intérêt d’Emilie et celui des Romains.

Cinna

Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle !
Au seul nom de César, d’Auguste, et d’empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s’enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d’horreur et rougir de colère.
« Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux ;
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d’un homme…

Auguste

J’ai souhaité l’empire, et j’y suis parvenu ;
Mais, en le souhaitant, je ne l’ai pas connu :
Dans sa possession, j’ai trouvé pour tous charmes
D’effroyables soucis, d’éternelles alarmes,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.
Sylla m’a précédé dans ce pouvoir suprême ;
Le grand César mon père en a joui de même :
D’un oeil si différent tous deux l’ont regardé,
Que l’un s’en est démis, et l’autre l’a gardé :
Mais l’un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville ;
L’autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,
A vu trancher ses jours par un assassinat.
Ces exemples récents suffiraient pour m’instruire,
Si par l’exemple seul on se devait conduire :
L’un m’invite à le suivre, et l’autre me fait peur …

Scène 2

Maxime

Quel est votre dessein après ces beaux discours ?

Cinna

Le même que j’avais, et que j’aurai toujours.

Maxime

Un chef de conjurés flatte la tyrannie !

Cinna

Un chef de conjurés la veut voir impunie !

Maxime

Je veux voir Rome libre.

Cinna

Et vous pouvez juger
Que je veux l’affranchir ensemble et la venger…

Scène IV

Cinna

Je tremble, je soupire,
Et vois que si nos coeurs avaient mêmes désirs,
Je n’aurais pas besoin d’expliquer mes soupirs.
Ainsi je suis trop sûr que je vais vous déplaire ;
Mais je n’ose parler, et je ne puis me taire.

Émilie

C’est trop me gêner, parle.

Cinna

Il faut vous obéir.
Je vais donc vous déplaire, et vous m’allez haïr.
Je vous aime, Emilie, et le ciel me foudroie
Si cette passion ne fait toute ma joie,
Et si je ne vous aime avec toute l’ardeur
Que peut un digne objet attendre d’un grand coeur !
Mais voyez à quel prix vous me donnez votre âme :
En me rendant heureux vous me rendez infâme ;
Cette bonté d’Auguste…

Émilie

Il suffit, je t’entends,
Je vois ton repentir et tes voeux inconstants :
Les faveurs du tyran emportent tes promesses ;
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses ;
Et ton esprit crédule ose s’imaginer
Qu’Auguste, pouvant tout, peut aussi me donner ;
Tu me veux de sa main plutôt que de la mienne,
Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne :
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un roi hors du trône, et donner ses Etats…

Acte IV- Scène 1

Auguste

Tout ce que tu me dis, Euphorbe, est incroyable.

Euphorbe

Seigneur, le récit même en paraît effroyable :
On ne conçoit qu’à peine une telle fureur,
Et la seule pensée en fait frémir d’horreur.

Auguste

Quoi ! mes plus chers amis ! quoi ! Cinna ! quoi ! Maxime !
Les deux que j’honorais d’une si haute estime,
A qui j’ouvrais mon coeur, et dont j’avais fait choix
Pour les plus importants et plus nobles emplois !
Après qu’entre leurs mains j’ai remis mon empire,
Pour m’arracher le jour l’un et l’autre conspire !
Maxime a vu sa faute, il m’en fait avertir,
Et montre un coeur touché d’un juste repentir ;
Mais Cinna !

Euphorbe

Cinna seul dans sa rage s’obstine,
Et contre vos bontés d’autant plus se mutine ;
Lui seul combat encor les vertueux efforts
Que sur les conjurés fait ce juste remords,
Et malgré les frayeurs à leurs regrets mêlées,
Il tâche à raffermir leurs âmes ébranlées.

Auguste

Lui seul les encourage, et lui seul les séduit !
O le plus déloyal que la terre ait produit !
O trahison conçue au sein d’une furie !
O trop sensible coup d’une main si chérie !
Cinna, tu me trahis ! Polyclète, écoutez…

Acte V- Scène 2

Livie (l’impératrice)

Vous ne connaissez pas encor tous les complices ;
Votre Emilie en est, seigneur, et la voici.

Cinna

C’est elle-même, ô dieux !

Auguste

Et toi, ma fille, aussi !

Émilie

Oui, tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour me plaire,
Et j’en étais, seigneur, la cause et le salaire.

Auguste

Quoi ? l’amour qu’en ton coeur j’ai fait naître aujourd’hui
T’emporte-t-il déjà jusqu’à mourir pour lui ?
Ton âme à ces transports un peu trop s’abandonne,
Et c’est trop tôt aimer l’amant que je te donne.

Émilie

Cet amour qui m’expose à vos ressentiments
N’est point le prompt effet de vos commandements ;
Ces flammes dans nos coeurs sans votre ordre étaient nées,
Et ce sont des secrets de plus de quatre années ;
Mais, quoique je l’aimasse et qu’il brûlât pour moi,
Une haine plus forte à tous deux fit la loi ;
Je ne voulus jamais lui donner d’espérance,
Qu’il ne m’eût de mon père assuré la vengeance

Scène 3

Cinna

Seigneur, que vous dirai-je après que nos offenses
Au lieu de châtiments trouvent des récompenses ?
O vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend
Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand !

Maxime

Je n’en murmure point, il a trop de justice ;
Et je suis plus confus, seigneur, de vos bontés
Que je ne suis jaloux du bien que vous m’ôtez…

Émilie

Et je me rends, seigneur, à ces hautes bontés ;
Je recouvre la vue auprès de leurs clartés :
Je connais mon forfait qui me semblait justice ;
Et (ce que n’avait pu la terreur du supplice)
Je sens naître en mon âme un repentir puissant…

Polyeucte (1641)

(ou Polyeucte martyr)

Tragédie historique et religieuse, Polyeucte s’inspire du martyr de Polyeucte de Métilène (saint arménien mort le 10 janvier 259) sous le règne de Valérien (Publius Licinius Valerianus) empereur de Rome de 253 à 260. L’action se situe à Mélitène, capitale de l’Arménie encore sous domination romaine, où le thème est cette fois celui d’une minorité qui s’oppose à l’ordre établi prémisse d’un monde en quête de changements.

Les chrétiens sont persécutés, le christianisme étant interdit par un édit très rigoureux de l’empereur contre les chrétiens. Cela n’empêche pas Polyeucte un seigneur arménien, qui vient de se marier à la fille du gouverneur Felix, de se convertir en secret à cette religion sous l’influence de son ami Néarque. Sa femme Pauline était l’ amante de Sévère, un noble chevalier romain qu’on croyait mort au combat. Il réapparaît bien vivant et découvre le mariage. Tous les ingrédients pour une tragédie sont réunis, avec quelque chose qui nous rappelle bien le fameux dilemme cornélien.

Malgré les supplications de sa femme qui craint qu’il paye de sa vie sa conversion, Polyeucte détruire les idoles païennes des mains de ceux qui les portent et déchire même les édits. Devant le nombre de païens qui se convertissent grâce à sa force de persuasion, il est condamné à la décapitation. Même Pauline finit par adhérer à son tour au Christ quand elle assiste au supplice de son mari, tout comme son père Félix le gouverneur et son entourage.

Sur fond de tragédie, l’auteur nous offre quelques scènes d’amour conjugal entre Polyeucte et sa femme. Condamné au martyr, le héros songe alors à confier son épouse à son ancien amant Sévère…

Extraits:

( La scène est à Mélitène, capitale d’Arménie, dans le palais de Félix le gouverneur).

Acte I-Scène1

Néarque (seigneur arménien et ami de Polyeucte)

Quoi ! Vous vous arrêtez aux songes d’une femme !

De si faibles sujets troublent cette grande âme !
Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé
S’alarme d’un péril qu’une femme a rêvé !
Polyeucte
Je sais ce qu’est un songe, et le peu de croyance
Qu’un homme doit donner à son extravagance,
Qui d’un amas confus des vapeurs de la nuit
Forme de vains objets que le réveil détruit ;
Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme ;
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme
Quand, après un long temps qu’elle a su nous charmer,
Les flambeaux de l’hymen viennent de s’allumer.
Pauline, sans raison dans la douleur plongée,
Craint et croit déjà voir ma mort qu’elle a songée…
Néarque
Ainsi du genre humain l’ennemi vous abuse :
Ce qu’il ne peut de force, il l’entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu’il tâche d’ébranler,
Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer ;
D’obstacle sur obstacle il va trouver le vôtre,
Aujourd’hui par des pleurs, chaque jour par quelque autre…
Rompez ses premiers coups, laissez pleurer Pauline.
Dieu ne veut point d’un cœur où le monde domine,
Qui regarde en arrière, et, douteux en son choix,
Lorsque sa voix l’appelle, écoute une autre voix…
Polyeucte
Pour se donner à lui faut-il n’aimer personne ?
Néarque
Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l’ordonne ;
Mais, à vous dire tout, ce seigneur des seigneurs
Veut le premier amour et les premiers honneurs.
Comme rien n’est égal à sa grandeur suprême,
Il faut ne rien aimer qu’après lui, qu’en lui-même,
Négliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang…

Scène IV

Félix (sénateur romain, gouverneur d’Arménie et père de Pauline)

Ma fille, que ton songe

En d’étranges frayeurs ainsi que toi me plonge !
Que j’en crains les effets, qui semblent s’approcher !
Pauline (fille de Félix et femme de Polyeucte)
Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher ?
Félix
Sévère n’est point mort.
Pauline
Quel mal vous fait sa vie ?
Félix
Il est le favori de l’empereur Décie.
Pauline
Après l’avoir sauvé des mains des ennemis,
L’espoir d’un si haut rang lui devenait permis ;
Le destin, aux grands cœurs si souvent mal propice,
Se résout quelquefois à leur faire justice.
Félix
Il vient ici lui-même.
Pauline
Il vient !
Félix
Tu le vas voir….

Acte II- Scène 1

Sévère (chevalier romain, ex amant de Pauline)

Cependant que Félix donne ordre au sacrifice,

Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice ?
Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux
L’hommage souverain que l’on va rendre aux dieux ?…
Fabian (domestique de Sévère)
Vous la verrez, Seigneur.
Sévère
Ah ! Quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ?…
Fabian
M’en croirez-vous, Seigneur ?
Ne la revoyez point ;
Portez en lieu plus haut l’honneur de vos caresses.
Vous trouverez à Rome assez d’autres maîtresses…
Sévère
Ah ! C’en est trop enfin, éclaircis-moi ce point.
As-tu vu des froideurs quand tu l’en as priée ?
Fabian
Je tremble à vous le dire ; elle est…
Sévère
Quoi ?
Fabian
Mariée.
Sévère
Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand,
Et frappe d’autant plus, que plus il me surprend.
Fabian
Seigneur, qu’est devenu ce généreux courage ?
Sévère
La constance est ici d’un difficile usage :
De pareils déplaisirs accablent un grand cœur ;

La vertu la plus mâle en perd toute vigueur…

Scène 6

Néarque

Où pensez-vous aller ?
Polyeucte
Au temple, où l’on m’appelle.
Néarque
Quoi ! Vous mêler aux vœux d’une troupe infidèle !Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?
Polyeucte
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?
Néarque
J’abhorre les faux dieux.
Polyeucte
Et moi, je les déteste.
Néarque
Je tiens leur culte impie.
Polyeucte
Et je le tiens funeste.
Néarque
Fuyez donc leurs autels.
Polyeucte
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes…
Acte III-Scène1
Pauline
...Sévère incessamment brouille ma fantaisie :
J’espère en sa vertu, je crains sa jalousie,
Et je n’ose penser que d’un œil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,
L’entrevue aisément se termine en querelle :
L’un voit aux mains d’autrui ce qu’il croit mériter,
L’autre un désespéré qui peut trop attenter…
Mais las ! ils se verront, et c’est beaucoup pour eux.
Que sert à mon époux d’être dans Mélitène,
Si contre lui Sévère arme l’aigle romaine,
Si mon père y commande et craint ce favori,
Et se repent déjà du choix de mon mari ?… 

Scène II

Pauline

Eh bien, ma Stratonice,

Comment s’est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?
Stratonice (confidente de Pauline)Ah ! Pauline !…
Pauline
Parle donc : les chrétiens…
Stratonice
Je ne puis.
Pauline
L’ont-ils assassiné ?…
Stratonice
Ce serait peu de chose.
Tout votre songe est vrai,
Polyeucte, n’est plus…
PaulineIl est mort !
Stratonice
Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus !
Ce courage si grand, cette âme si divine,
N’est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n’est plus cet époux si charmant à vos yeux,
C’est l’ennemi commun de l’État et des dieux
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien…
Pauline

Ce mot aurait suffi sans ce torrent d’injures…

Scène IV

Félix

Albin, en est-ce fait ?

Albin (confident de Félix)

Oui, Seigneur, et Néarque a payé son forfait.

Félix

Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?

Albin

Il l’a vu, mais hélas ! avec un œil d’envie :

Il brûle de le suivre, au lieu de reculer,
Et son cœur s’affermit au lieu de s’ébranler.
Pauline
Je vous le disais bien. Encore un coup, mon père,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,
Si vous l’avez prisé, si vous l’avez chéri…
Félix
Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.

Scène V

Félix

Albin, comme est-il mort ?

Albin

En brutal, en impie,

En bravant les tourments, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l’obstination et l’endurcissement,
Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.
Félix
Et l’autre ?
Albin
Je l’ai dit déjà, rien ne le touche :
Loin d’en être abattu, son cœur en est plus haut ;
On l’a violenté pour quitter l’échafaud.
Il est dans la prison où je l’ai vu conduire…

Acte IV – Scène1

Polyeucte

Gardes, que me veut-on ?

Cléon (domestique de Félix)

Pauline vous demande.

Polyeucte

O présence, ô combat que surtout j’appréhende !

Félix, dans la prison j’ai triomphé de toi,
J’ai ri de ta menace, et t’ai vu sans effroi.
Tu prends pour t’en venger de plus puissantes armes :

Je craignais beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes…

Scène 3

Polyeucte

Madame, quel dessein vous fait me demander ?

Est-ce pour me combattre ou pour me seconder ?
Cet effort généreux de votre amour parfaite
Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite ?
Apportez-vous ici la haine ou l’amitié,
Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?
Pauline
Vous n’avez point ici d’ennemi que vous-même,
Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime,
Seul vous exécutez tout ce que j’ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
À quelque extrémité que votre crime passe,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce….

Acte V- Scène 2

Félix

As-tu donc pour la vie une haine si forte,

Malheureux Polyeucte ?
Et la loi des chrétiens
T’ordonne-t-elle ainsi d’abandonner les tiens ?
Polyeucte
Je ne hais point la vie, et j’en aime l’usage,
Mais sans attachement qui sente l’esclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens.
La raison me l’ordonne, et la loi des chrétiens,
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.
Félix
Te suivre dans l’abîme où tu te veux jeter ?
Polyeucte
Mais plutôt dans la gloire où je m’en vais monter.
Félix
Donne-moi pour le moins le temps de la connaître :
Pour me faire chrétien, sers-moi de guide à l’être,
Et ne dédaigne pas de m’instruire en ta foi,
Ou toi-même à ton Dieu tu répondras de moi…

Scène 3

Pauline

Qui de vous deux aujourd’hui m’assassine ?

Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour ?
Ne pourrai-je fléchir la nature ou l’amour ?
Et n’obtiendrai-je rien d’un époux ni d’un père ?
Félix
Parlez à votre époux.
Polyeucte
Vivez avec Sévère.
Pauline
Tigre, assassine-moi du moins sans m’outrager.
Polyeucte
Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager :
Il voit quelle douleur dans l’âme vous possède
Et sait qu’un autre amour en est le seul remède
Pauline
Que t’ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j’ai vaincu pour toi ?…

Félix

Tu l’es ? O cœur trop obstiné !

Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.
Pauline
Où le conduisez-vous ?
Félix
À la mort.
Polyeucte
À la gloire.
Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.
Pauline
Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.
Polyeucte
Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs.
Félix
Qu’on l’ôte de mes yeux, et que l’on m’obéisse.
Puisqu’il aime à périr, je consens qu’il périsse.

Scène 5

Pauline

Père barbare, achève, achève ton ouvrage :

Cette seconde hostie est digne de ta rage,
Joins ta fille à ton gendre, ose.
Que tardes-tu ?
Tu vois le même crime, ou la même vertu,
Ta barbarie en elle a les mêmes matières :
Mon époux en mourant m’a laissé ses lumières ;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux, et me les vient d’ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée,
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée,
Je suis chrétienne enfin, n’est-ce point assez dit ?
Conserve en me perdant ton rang et ton crédit :
Redoute l’empereur, appréhende Sévère…

Félix

...Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,

Et pour vous rendre un jour ce que vous méritez,
Vous inspirer bientôt toutes ses vérités !
Nous autres, bénissons notre heureuse aventure,
Allons à nos martyrs donner la sépulture,
Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu,
Et faire retentir partout le nom de Dieu.

Le Menteur (1643)

Représentée au théâtre des Marais en 1644, le Menteur est l’ultime comédie baroque de Corneille qu’il avait abandonnée durant quelques années au profit de la tragédie et la tragi-comédie. La pièce, dont le style va inspirer Molière vingt ans plus tard, obtient un énorme succès et nous plonge dans un univers de pure fantaisie. Un succès qui encourage l’auteur à écrire La Suite du Menteur, l’année suivante.

Etudiant de son état, Dorante quitte Poitiers pour Paris. Grisé par ce milieu qu’il découvre pour la première fois, il entreprend de devenir un jeune noble parisien par le mensonge. Lorsqu’il rencontre Clarice et Lucrèce, deux belles inconnues, puis Alcippe et Philiste il s’invente alors un personnage éblouissant. Il est un héros des guerres d’Allemagne, il est Parisien… pour les éblouir. Bon parleur, Dorante modifie le réel à sa convenance et le mensonge est de plus en plus gros pour renforcer le précédent.

Quand Dorante envisage d’épouser Clarice, qu’il aime mais qu’il croit être Lucrèce, Un imbroglio s’en suit suite à cette méprise. A son père qui lui reproche ses mensonges il annonce qu’il veut épouser Lucrèce, mais c’est à Clarice qu’il fait la demande. Il est alors confronté, au grand plaisir du public, à une délicate situation qu’il a lui même entremêlée.

Alors que tous les mensonges sont dévoilés, les choses s’arrangent d’autant mieux que Dorante s’en sort plutôt très bien. Il épouse malgré tout la vraie Lucrèce, et son ami Alcippe s’unit à Clarice. A croire que l’auteur fait là l’ apologie du mensonge, alors que celui-ci est destiné à tromper. C’est peut-être pour cette raison qu’il a songé à La Suite au Menteur, une comédie plus romanesque que comique jouée dans la même salle du Maris un an plus tard. L’auteur met en scène le même protagoniste qui s’enfuit en Italie avec la dot sans épouser Lucrèce, mais qui s’est corrigé de ses défauts. Un mensonge vertueux cette fois lui est substitué, faisant de la pièce une réflexion sur la morale et la civilité.

Extraits: 

Acte I-Scène 1

Dorante (le menteur, fils de Géronte)

À la fin j’ai quitté la robe pour l’épée :
L’attente où j’ai vécu n’a point été trompée ;
Mon père a consenti que je suive mon choix,
Et je fais banqueroute à ce fatras de lois.
Mais, puisque nous voici dedans les Tuileries,
Le pays du beau monde et des galanteries,
Dis-moi, me trouves-tu bien fait en cavalier ?
Ne vois-tu rien en moi qui sente l’écolier ?
Comme il est malaisé qu’aux royaumes du code
On apprenne à se faire un visage à la mode,
J’ai lieu d’appréhender…

Cliton (valet de Dorante)
Vous ferez en une heure ici mille jaloux.
Ce visage et ce port n’ont point l’air de l’école ;
Et jamais comme vous on ne peignit Barthole :
Je prévois du malheur pour beaucoup de maris…

Scène 2

Clarice (maîtresse d’Alcippe)

(faisant un faux pas, et comme se laissant choir)
Hai !
Dorante (lui donnant la main)
Ce malheur me rend un favorable office,
Puisqu’il me donne lieu de ce petit service,
Et c’est pour moi, Madame, un bonheur souverain
Que cette occasion de vous donner la main…
Clarice
L’occasion ici fort peu vous favorise,
Et ce faible bonheur ne vaut pas qu’on le prise.
Dorante
Il est vrai, je le dois tout entier au hasard :
Mes soins ni vos désirs n’y prennent point de part…

Scène 3

Dorante
C’est l’effet du malheur qui partout m’accompagne :
Depuis que j’ai quitté les guerres d’Allemagne,
C’est-à-dire du moins depuis un an entier,
Je suis et jour et nuit dedans votre quartier ;
Je vous cherche en tous lieux, au bal, aux promenades…

Clarice

Quoi ! Vous avez donc vu l’Allemagne et la guerre ?

Dorante
Je m’y suis fait quatre ans craindre comme un tonnerre.

Cliton
Que lui va-t-il conter ?

Dorante
Et durant ces quatre ans
Il ne s’est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n’ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n’ait eu bonne part à la gloire,
Et même la gazette a souvent divulgué…

Cliton (le tirant par la basque)

Savez-vous bien, Monsieur, que vous extravaguez ?

Dorante

Tais-toi.

Cliton

Vous rêvez, dis-je, ou…

Dorante

Tais-toi, misérable…

Dorante (à Clarice)

...Mon nom dans nos succès s’était mis assez haut
Pour faire quelque bruit sans beaucoup d’injustice,
Et je suivrais encore un si noble exercice,
N’était que, l’autre hiver, faisant ici ma cour,
Je vous vis, et je fus retenu par l’amour.
Attaqué par vos yeux, je leur rendis les armes ;
Je me fis prisonnier de tant d’aimables charmes…

Scène 5

Philiste (ami de Dorante et d’Alcippe)
(à Alcippe)
Quoi ! Sur l’eau la musique, et la collation ?
Alcippe (ami de Dorante et de Philiste)
(à Philiste)
Oui, la collation avecque la musique.
Philiste
Hier au soir ?
Alcippe
Hier au soir.
Philiste 
Et belle ?
Alcippe 
Magnifique.
Philiste 
Et par qui ?

Alcippe
C’est de quoi je suis mal éclairci.
Dorante (les saluant)
Que mon bonheur est grand de vous revoir ici !…
DoranteEt vous ne savez point celui qui l’a donnée ?
Alcippe
Vous en riez !
Dorante
Je ris de vous voir étonné
D’un divertissement que je me suis donné.
Alcippe

Vous ?DoranteMoi-même.Cliton (à Dorante, à l’oreille)

Vous ne savez, Monsieur, ce que vous dites.

Dorante

Tais-toi ; si jamais plus tu me viens avertir…

Cliton

J’enrage de me taire et d’entendre mentir !

Acte III- Scène 1

Philiste
Oui, vous faisiez tous deux en hommes de courage,
Et n’aviez l’un ni l’autre aucun désavantage.
Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis
Que je sois survenu pour vous refaire amis…
Dorante
L’aventure est encor bien plus rare pour moi,
Qui lui faisais raison sans avoir su de quoi.
Mais, Alcippe, à présent tirez-moi hors de peine :
Quel sujet aviez-vous de colère ou de haine ?
Quelque mauvais rapport m’aurait-il pu noircir ?
Dites, que devant lui je vous puisse éclaircir.
Alcippe
Vous le savez assez.
Dorante
Plus je me considère,
Moins je découvre en moi ce qui vous peut déplaire.
Alcippe
Eh bien ! Puisqu’il vous faut parler clairement,
Depuis plus de deux ans j’aime secrètement ;
Mon affaire est d’accord, et la chose vaut faite,
Mais pour quelque raison nous la tenons secrète.
Cependant à l’objet qui me tient sous la loi,
Et qui sans me trahir ne peut être qu’à moi,
Vous avez donné bal, collation, musique,
Et vous n’ignorez pas combien cela me pique,
Puisque, pour me jouer un si sensible tour,
Vous m’avez à dessein caché votre retour,
Et n’avez aujourd’hui quitté votre embuscade
Qu’afin de m’en conter l’histoire par bravade.
Ce procédé m’étonne, et j’ai lieu de penser
Que vous n’avez rien fait qu’afin de m’offenser.
Dorante
Si vous pouviez encor douter de mon courage,
Je ne vous guérirais ni d’erreur ni d’ombrage,
Et nous nous reverrions, si nous étions rivaux.
Mais comme vous savez tous deux ce que je vaux,
Ecoutez en deux mots l’histoire démêlée :
Celle que, cette nuit, sur l’eau j’ai régalée
N’a pu vous donner lieu de devenir jaloux,
Car elle est mariée, et ne peut être à vous ;
Depuis peu pour affaire elle est ici venue,
Et je ne pense pas qu’elle vous soit connue.
Alcippe
Je suis ravi, Dorante, en cette occasion,
De voir finir sitôt notre division.
Dorante
Alcippe, une autre fois donnez moins de croyance
Aux premiers mouvements de votre défiance :
Jusqu’à mieux savoir tout sachez vous retenir,
Et ne commencez plus par où l’on doit finir.
Adieu. Je suis à vous…

Scène 5

Clarice
Isabelle,
Durant notre entretien demeure en sentinelle.
Isabelle (servante de Clarice)
Lorsque votre vieillard sera prêt à sortir,
Je ne manquerai pas de vous en avertir.
Isabelle descend de la fenêtre et ne se montre plus.
Lucrèce (amie de Clarice)
(à Clarice)
Il conte assez au long ton histoire à mon père.
Mais parle sous mon nom, c’est à moi de me taire.
Clarice
Êtes-vous là, Dorante ?
Dorante
Oui, Madame, c’est moi,
Qui veux vivre et mourir sous votre seule loi.
Lucrèce (à Clarice)
Sa fleurette pour toi prend encor même style.
Clarice (à Lucrèce)
Il devrait s’épargner cette gêne inutile.
Mais m’aurait-il déjà reconnue à la voix ?
Cliton (à Dorante)
C’est elle ; et je me rends, Monsieur, à cette fois.
Dorante (à Clarice)
Oui, c’est moi qui voudrais effacer de ma vie
Les jours que j’ai vécus sans vous avoir servie.
Que vivre sans vous voir est un sort rigoureux !
C’est ou ne vivre point, ou vivre malheureux ;
C’est une longue mort ; et, pour moi, je confesse
Que, pour vivre, il faut être esclave de Lucrèce.
Clarice (à Lucrèce)
Chère amie, il en conte à chacune à son tour.
Lucrèce (à Clarice)
Il aime à promener sa fourbe et son amour.
Dorante
À vos commandements j’apporte donc ma vie ;
Trop heureux si pour vous elle m’était ravie !
Disposez-en, Madame, et me dites en quoi
Vous avez résolu de vous servir de moi.
Clarice
Je vous voulais tantôt proposer quelque chose
Mais il n’est plus besoin que je vous la propose,
Car elle est impossible.
Dorante
Impossible ? Ah ! Pour vous
Je pourrai tout, Madame, en tous lieux, contre tous.
Clarice
Jusqu’à vous marier, quand je sais que vous l’êtes ?
Dorante
Moi, marié ! Ce sont pièces qu’on vous a faites ;
Quiconque vous l’a dit s’est voulu divertir.
Clarice (à Lucrèce)
Est-il un plus grand fourbe ?
Lucrèce (à Clarice)
Il ne sait que mentir.
Dorante
Je ne le fus jamais, et, si, par cette voie,
On pense…
Clarice

Et vous pensez encor que je vous croie ?…

Acte IV- Scène 1

Cliton
Mais, Monsieur, pensez-vous qu’il soit jour chez Lucrèce ?
Pour sortir si matin elle a trop de paresse.
Dorante
On trouve bien souvent plus qu’on ne croit trouver,
Et ce lieu pour ma flamme est plus propre à rêver :
J’en puis voir sa fenêtre, et de sa chère idée
Mon âme à cet aspect sera mieux possédée.
Cliton
À propos de rêver, n’avez-vous rien trouvé
Pour servir de remède au désordre arrivé ?
Dorante
Je me suis souvenu d’un secret que toi-même
Me donnais hier pour grand, pour rare, pour suprême :
Un amant obtient tout quand il est libéral.
Cliton
Le secret est fort beau, mais vous l’appliquez mal ;
Il ne fait réussir qu’auprès d’une coquette.
Dorante
Je sais ce qu’est Lucrèce, elle est sage et discrète ;
À lui faire présent mes efforts seraient vains ;
Elle a le cœur trop bon, mais ses gens ont des mains,
Et bien que sur ce point elle les désavoue,
Avec un tel secret leur langue se dénoue…

Scène IV

Géronte (père de Dorante)
Je vous cherchais, Dorante.
Dorante
Je ne vous cherchais pas, moi. Que mal à propos
Son abord importun vient troubler mon repos,
Et qu’un père incommode un homme de mon âge !Géronte
Vu l’étroite union que fait le mariage,
J’estime qu’en effet c’est n’y consentir point,
Que laisser désunis ceux que le ciel a joints.
La raison le défend, et je sens dans mon âme
Un violent désir de voir ici ta femme.
J’écris donc à son père, écris-lui comme moi :
Je lui mande qu’après ce que j’ai su de toi,
Je me tiens trop heureux qu’une si belle fille,
Si sage, et si bien née, entre dans ma famille…

Scène 5

Dorante
Enfin j’en suis sorti.
Cliton
Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.
Dorante
L’esprit a secouru le défaut de mémoire.
Cliton
Mais on éclaircira bientôt toute l’histoire.
Après ce mauvais pas où vous avez bronché,
Le reste encor longtemps ne peut être caché :
On le sait chez Lucrèce, et chez cette Clarice,
Qui, d’un mépris si grand piquée avec justice,
Dans son ressentiment prendra l’occasion
De vous couvrir de honte et de confusion.
Dorante
Ta crainte est bien fondée et, puisque le temps presse,
Il faut tâcher en hâte à m’engager Lucrèce.
Voici tout à propos ce que j’ai souhaité.

Scène 8

Sabine (femme de chambre de Lucrèce)
Que je vais bientôt voir une fille contente !
Mais la voici déjà ; qu’elle est impatiente !
Comme elle a les yeux fins, elle a vu le poulet.
Lucrèce
Eh bien ! Que t’ont conté le maître et le valet ?
Sabine
Le maître et le valet m’ont dit la même chose.
Le maître est tout à vous, et voici de sa prose.
Lucrèce (après avoir lu)
Dorante avec chaleur fait le passionné ;
Mais le fourbe qu’il est nous en a trop donné,
Et je ne suis pas fille à croire ses paroles.

Scène 9

Clarice
Il t’en veut tout de bon, et m’en voilà défaite,
Mais je souffre aisément la perte que j’ai faite :
Alcippe la répare, et son père est ici.
Lucrèce
Te voilà donc bientôt quitte d’un grand souci.
Clarice
M’en voilà bientôt quitte ; et toi, te voilà prête
À t’enrichir bientôt d’une étrange conquête.
Tu sais ce qu’il m’a dit.Sabine
S’il vous mentait alors,
À présent, il dit vrai ; j’en réponds corps pour corps.
Clarice
Peut-être qu’il le dit, mais c’est un grand peut-être.
Lucrèce
Dorante est un grand fourbe, et nous l’a fait connaître,
Mais s’il continuait encore à m’en conter,
Peut-être avec le temps il me ferait douter.
Clarice
Si tu l’aimes, du moins, étant bien avertie,
Prends bien garde à ton fait, et fais bien ta partie.
Lucrèce
C’en est trop ; et tu dois seulement présumer
Que je penche à le croire, et non pas à l’aimer.
Clarice
De le croire à l’aimer la distance est petite :
Qui fait croire ses feux fait croire son mérite ;
Ces deux points en amour se suivent de si près,
Que qui se croit aimée aime bientôt après…

Acte V- Scène 2

Géronte (père de Dorante)

Ô vieillesse facile ! Ô jeunesse impudente !
Ô de mes cheveux gris honte trop évidente !
Est-il dessous le ciel père plus malheureux ?
Est-il affront plus grand pour un cœur généreux ?
Dorante n’est qu’un fourbe, et cet ingrat que j’aime,
Après m’avoir fourbé, me fait fourber moi-même,
Et d’un discours en l’air qu’il forge en imposteur,
Il me fait le trompette et le second auteur !
Comme si c’était peu pour mon reste de vie
De n’avoir à rougir que de son infamie,
L’infâme, se jouant de mon trop de bonté,
Me fait encor rougir de ma crédulité !

Scène 3

Géronte
Êtes-vous gentilhomme ?
Dorante (à part)
Ah ! rencontre fâcheuse !
Étant sorti de vous, la chose est peu douteuse.Géronte
Croyez-vous qu’il suffit d’être sorti de moi ?
Dorante
Avec toute la France aisément je le crois.Géronte
Et ne savez-vous point avec toute la France
D’où ce titre d’honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l’ont jusqu’à moi fait passer dans leur sang ?…

Géronte
Laisse-moi parler, toi, de qui l’imposture
Souille honteusement ce don de la nature.
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,

Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas ? Est-il tache plus noire,
Plus indigne d’un homme élevé pour la gloire ?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d’aversion,
Puisqu’un seul démenti lui porte une infamie
Qu’il ne peut effacer s’il n’expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l’affront
Qu’un si honteux outrage imprime sur son front ?

Dorante

Qui vous dit que je mens ?

Géronte

Qui me le dit, infâme ?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu’hier au soir tu m’en fis publier…

Cliton (à Dorante)
Dites que le sommeil vous l’a fait oublier.

Scène 6

Dorante (à Clarice)
Ah ! Que loin de vos yeux
Les moments à mon cœur deviennent ennuyeux !
Et que je reconnais par mon expérience
Quel supplice aux amants est une heure d’absence !
Clarice (à Lucrèce)
Il continue encor.
Lucrèce (à Clarice)
Mais vois ce qu’il m’écrit.
Clarice (à Lucrèce)
Mais écoute.
Lucrèce (à Clarice)
Tu prends pour toi ce qu’il me dit.
Clarice(à Lucrèce)
Éclaircissons-nous-en.
(Haut, à Dorante)Vous m’aimez donc, Dorante ?
Dorante (à Clarice)
Hélas ! Que cette amour vous est indifférente !
Depuis que vos regards m’ont mis sous votre loi…
Clarice (à Lucrèce)
Crois-tu que le discours s’adresse encore à toi ?
Lucrèce (à Clarice)
Je ne sais où j’en suis !Clarice (à Lucrèce)
Oyons la fourbe entière.Lucrèce (à Clarice)
Vu ce que nous savons, elle est un peu grossière.Clarice (à Lucrèce)
C’est ainsi qu’il partage entre nous son amour :
Il te flatte de nuit, et m’en conte de jour…

Scène 7

Alcippe (sortant de chez Clarice et parlant à elle).
Nos parents sont d’accord, et vous êtes à moi.
Géronte (sortant de chez Lucrèce, et parlant à elle)
Votre père à Dorante engage votre foi.
Alcippe (à Clarice)
Un mot de votre main, l’affaire est terminée.
Géronte (à Lucrèce)
Un mot de votre bouche achève l’hyménée.
Dorante (à Lucrèce)
Ne soyez pas rebelle à seconder mes vœux.
Alcippe
Êtes-vous aujourd’hui muettes toutes deux ?
Clarice
Mon père a sur mes vœux une entière puissance.
Lucrèce
Le devoir d’une fille est dans l’obéissance
Géronte
Venez donc recevoir ce doux commandement.
Alcippe, à Clarice.
Venez donc ajouter ce doux consentement…

Rodogune (1647)

Tragédie en cinq actes et en vers, Rodogune est présentée pour la première fois au théâtre en 1645 puis publiée en 1647. Inspirée de l’historien grec Appien, la pièce est considérée par l’auteur comme l’une de ses meilleurs œuvres après l’énorme succès qu’elle a obtenu. Elle nous rappelle Médée (1635), la première tragédie de Corneille dans laquelle le thème de la mère criminelle est exploité.

Cléopâtre, épouse de Démétrius dit Nicanor et mère de deux jumeaux Antiochus et Séleucus, est une ambitieuse reine de Syrie. Elle veut garder la couronne en la transmettant à l’un de ses deux fils jumeaux. Mais ils sont tous les deux amoureux de Rodogune, princesse parthe et sœur du roi des Parthes. Considérée comme ennemie et rivale, elle éprouve pour elle un sentiment de jalousie et une haine maladive. Esclave du pouvoir, elle est prête à souiller de sang ses mains pour arriver à ses fins.

Après avoir éliminé Nicanor pour son infidélité (il est amant de Rodogune), ses enfants sont confrontés à la cruauté de leur mère qui veut garder le pouvoir. L’auteur nous fait vivre ainsi à travers cette pièce les passions autour de la couronne, lesquelles passions que seule la générosité permet de rompre comme dans Cinna et la générosité d’Auguste. Pour se débarrasser de Rodogune et du coup continuer à régner à travers l’un d’eux, Cléopâtre propose le trône pour le fils qui la tuera la princesse, ignorant qu’ils sont amoureux d’elle. Cela donne lieu à la première grande tragédie du mal, où l’héroïne veut se rendre heureuse en faisant le plus de mal possible autour d’elle, jusqu’à avoir de la haine pour ses propres enfants parce que amoureux de la princesse. La reine garde pourtant une certaine noblesse, par justement ce désir de pouvoir et son caractère d’un personnage tragique. Elle ressemble en ce sens à Macbeth, ce personnage shakespearien.

Alors que Rodogune est également animé d’un désir de vengeance après la mort de Nicanor, Cléopâtre enchaîne les meurtres. Pourtant elle se laisse convaincre par Laonice, sa confidente et sœur de Timagène, de consentir au mariage d’Antiochus et de Rodogune. Un couple qu’elle maudira néanmoins. La reine finit par se donner la mort, non sans avoir accomplie son dernier forfait en la personne de son fils Séleucus et tentée d’empoisonner Antiochus et Rodogune.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Laonice (soeur de Timagène et confidente de Cléopâtre)

Enfin ce jour pompeux, cet heureux jour nous luit,
Qui d’un trouble si long doit dissiper la nuit,
Ce grand jour où l’hymen, étouffant la vengeance,
Entre le Parthe et nous remet l’intelligence,
Affranchit sa princesse, et nous fait pour jamais
Du motif de la guerre un lien de la paix ;
Ce grand jour est venu, mon frère, où notre reine,
Cessant de plus tenir la couronne incertaine,
Doit rompre aux yeux de tous son silence obstiné,
De deux princes gémeaux nous déclarer l’aîné,
Et l’avantage seul d’un moment de naissance,
Dont elle a jusqu’ici caché la connoissance,
Mettant au plus heureux le sceptre dans la main,
Va faire l’un sujet, et l’autre souverain.
Mais n’admirez-vous point que cette même reine

Le donne pour époux à l’objet de sa haine,
Et n’en doit faire un roi qu’afin de couronner
Celle que dans les fers elle aimoit à gêner ?
Rodogune, par elle en esclave traitée,
Par elle se va voir sur le trône montée,
Puisque celui des deux qu’elle nommera roi
Lui doit donner la main et recevoir sa foi.

Timagène (gouverneur des deux princes)

Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,
Que j’apprenne de vous les troubles de Syrie.
J’en ai vu les premiers, et me souviens encor
Des malheureux succès du grand roi Nicanor,
Quand, des Parthes vaincus pressant l’adroite fuite,
Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.
Je n’ai pas oublié que cet événement
Du perfide Tryphon fit le soulèvement :
Voyant le roi captif, la reine désolée,
Il crut pouvoir saisir la couronne ébranlée,
Et le sort, favorable à son lâche attentat,
Mit d’abord sous ses lois la moitié de l’État ;
La reine, craignant tout de ces nouveaux orages,
En sut mettre à l’abri ses plus précieux gages,
Et, pour n’exposer pas l’enfance de ses fils,
Me les fit chez son frère enlever à Memphis…

Scène 3

Séleucus (fils de Cléôpatre et frère jumeau de Antiochus) 

Vous puis-je en confiance expliquer ma pensée?

Antiochus (fils de Cléôpatre et frère jumeau de Séleucus)

Parlez, notre amitié par ce doute est blessée.

Séleucus

Si je le veux ! Bien plus, je l’apporte et vous cède
Tout ce que la couronne a de charmant en soi.
Oui, Seigneur, car je parle à présent à mon roi,
Pour le trône cédé, cédez-moi Rodogune,

Et je n’envierai point votre haute fortune.
Ainsi notre destin n’aura rien de honteux,
Ainsi notre bonheur n’aura rien de douteux,
Et nous mépriserons ce foible droit d’aînesse,
Vous, satisfait du trône, et moi, de la princesse.

Antiochus
Hélas !
Séleucus

Recevez-vous l’offre avec déplaisir ?

Antiochus

Pouvez-vous nommer offre une ardeur de choisir,
Qui, de la même main qui me cède un empire,
M’arrache un bien plus grand, et le seul où j’aspire ?

Séleucus

Rodogune ?

Antiochus

Elle-même, ils en sont les témoins.

Séleucus

Quoi ! L’estimez-vous tant ?

Antiochus

Quoi ! L’estimez-vous moins ?

Séleucus

Elle vaut bien un trône, il faut que je le die.

Antiochus

Elle vaut à mes yeux tout ce qu’en a l’Asie.

Séleucus

Vous l’aimez donc, mon frère ?

Antiochus

Et vous l’aimez aussi !
C’est là tout mon malheur, c’est là tout mon souci.

J’espérois que l’éclat dont le trône se pare
Toucheroit vos désirs plus qu’un objet si rare,
Mais aussi bien qu’à moi son prix vous est connu,
Et dans ce juste choix vous m’avez prévenu.
Ah ! Déplorable prince !

Séleucus

Ah ! Destin trop contraire !

Antiochus

Que ne ferois-je point contre un autre qu’un frère !

Séleucus

O mon cher frère ! O nom pour un rival trop doux !
Que ne ferois-je point contre un autre que vous !

Antiochus

Où nous vas-tu réduire, amitié fraternelle !

Séleucus

Amour, qui doit ici vaincre de vous ou d’elle ?

Antiochus
L’amour, l’amour doit vaincre, et la triste amitié
Ne doit être à tous deux qu’un objet de pitié.
Un grand cœur cède un trône, et le cède avec gloire.
Cet effort de vertu couronne sa mémoire ;
Mais lorsqu’un digne objet a pu nous enflammer,
Qui le cède est un lâche, et ne sait pas aimer.
De tous deux Rodogune a charmé le courage ;
Cessons par trop d’amour de lui faire un outrage :
Elle doit épouser, non pas vous, non pas moi,
Mais de moi, mais de vous, quiconque sera roi…

Scène 3

Cléopâtre

Eh bien ! Antiochus, vous dois-je la couronne ?

Antiochus

Madame, vous savez si le ciel me la donne.

Cléopâtre

Vous savez mieux que moi si vous la méritez.

Antiochus

Je sais que je péris si vous ne m’écoutez.

Cléopâtre
Un peu trop lent peut-être à servir ma colère,
Vous vous êtes laissé prévenir par un frère ?
Il a su me venger quand vous délibériez,
Et je dois à son bras ce que vous espériez ?
Je vous en plains, mon fils, ce malheur est extrême ;
C’est périr en effet que perdre un diadème.
Je n’y sais qu’un remède ; encore est-il fâcheux,
Etonnant, incertain et triste pour tous deux ;
Je périrois moi-même avant que de le dire,
Mais enfin on perd tout quand on perd un empire…
Antiochus

Le remède à nos maux est tout en votre main,
Et n’a rien de fâcheux, d’étonnant, d’incertain.
Votre seule colère a fait notre infortune :
Nous perdons tout, Madame, en perdant Rodogune.
Nous l’adorons tous deux. Jugez en quels tourments
Nous jette la rigueur de vos commandements.
L’aveu de cet amour sans doute vous offense,
Mais enfin nos malheurs croissent par le silence,
Et votre cœur qu’aveugle un peu d’inimitié,
S’il ignore nos maux, n’en peut prendre pitié.
Au point où je les vois, c’en est le seul remède…

Cléopâtre

Quelle aveugle fureur vous-même vous possède ?
Avez-vous oublié que vous parlez à moi ?
Ou si vous présumez être déjà mon roi ?…

Acte V- Scène 1

Cléopâtre

Enfin, grâces aux dieux, j’ai moins d’un ennemi :
La mort de Séleucus m’a vengée à demi ;
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père ;
Ils le suivront de près, et j’ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j’ai séparé.
O toi, qui n’attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amants vont d’un seul coup du sort
Recevoir l’hyménée, et le trône, et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Le fer m’a bien servie, en feras-tu de même ?…

Scène 4

Rodogune (empêchant Antiochus de prendre la coupe).

Quoi ! Seigneur !

Antiochus

Vous m’arrêtez en vain :
Donnez !

Rodogune

Ah ! Gardez-vous de l’une et l’autre main !
Cette coupe est suspecte, elle vient de la Reine;
Craignez de toutes deux quelque secrète haine.

Cléopâtre

Qui m’épargnoit tantôt ose enfin m’accuser !

Rodogune

De toutes deux, Madame, il doit tout refuser ;
Je n’accuse personne, et vous tiens innocente,
Mais il en faut sur l’heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois ;
On ne peut craindre trop pour le salut des rois ;
Donnez donc cette preuve, et, pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique.

Cléopâtre (prenant la coupe)

Je le ferai moi-même. Eh bien ? Redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux ?
J’ai souffert cet outrage avecque patience.

Antiochus (prenant la coupe des mains de Cléopâtre, après qu’elle a bu)

Pardonnez-lui, Madame, un peu de défiance :
Comme vous l’accusez, elle fait son effort
À rejeter sur vous l’horreur de cette mort,
Et, soit amour pour moi, soit adresse pour elle…

Rodogune
Seigneur, voyez ses yeux
Déjà tout égarés, troubles et furieux,
Cette affreuse sueur qui court sur son visage,
Cette gorge qui s’enfle. Ah ! bons dieux ! Quelle rage !
Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr !
Antiochus, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre.
N’importe, elle est ma mère, il faut la secourir !
Cléopâtre
Va, tu me veux en vain rappeler à la vie :
Ma haine est trop fidèle, et m’a trop bien servie.
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi ;
C’est le seul déplaisir qu’en mourant je reçoi,
Mais j’ai cette douceur, dedans cette disgrâce,
De ne voir point régner ma rivale en ma place.
Règne : de crime en crime, enfin te voilà roi ;
Je t’ai défait d’un père, et d’un frère, et de moi.
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes !
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu’horreur, que jalousie, et que confusion !
Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble!…

Nicomède (1651)

Jouée pour la première fois à l’Hôtel de Bourgogne en février 1651, Nicomède est la vingt et unième pièce de Pierre Corneille, et selon lui l’une de celles qu’il préfère le plus. Elle s’inspire d’un écrit de Justin (empereur byzantin) qui traite de la politique de Rome envers ses alliés, les petits souverains d’Orient, alors que le Royaume de France vit une période de troubles graves (fronde). Face à la montée de l’autorité monarchique de Louis XIII, appuyée par la dureté de Richelieu, la réaction est brutale. C’est connu, Corneille était à l’écoute de son temps. La pièce est alors considérée comme un soutien à Louis II de Condé (le Grand Condé), qui avait trahi le roi et pris la tête de la Fronde des princes pour le combattre. Bien que tragédie, où s’affrontent le héros et l’Etat, les idéaux aristocratiques et politiques, l’oeuvre connaît pourtant une fin heureuse. La comédie fusionne dans la tragédie.

Nicomède et Attale sont deux frères de même père, Prusias, le roi de Bithynie (actuelle Turquie). Attale est le fils d’Arsinoé, la seconde épouse du roi, une reine ambitieuse qui domine son mari et veut placer son propre fils sur le trône alors qu’il n’est pas l’aîné de Prusias. Pour compliquer encore la situation, Laodice la jeune reine d’Arménie, vit en exil au sein de cette famille à laquelle l’a confié son père. Les deux fils aiment cette jeune fille, qui préfère de son côté Nicomède, qui se sait haï par sa belle-mère.

Parti en guerre, le prince Nicomède revient à la Cour de Bythinie victorieux, malgré l’armée des sbires envoyée par la reine pour le perdre. C’est grâce aux victoires de ce fils que Prucias a d’ailleurs réussi à bien asseoir son trône. Ce retour n’est pourtant pas apprécié par son père, qui trouve sa présence compromettante vis à vis de Rome. Une Rome qui n’hésite pas à faire éliminer par ses agents, toute personne fière qui risque de lui tourner le dos. Mais le prince ne pouvait rester longtemps sans revoir Laodice, qu’il aime éperdument. L’intrigue est à son apogée quand les Romains et leur ambassadeur Flaminius ainsi que leurs collaborateurs à Bythinie soutiennent le reine et son fils Attale, qui a fait ses études morales et politiques à Rome. Complots, agitation, surprises et retournements de situation se succèdent.

La reine Arsinoé réussit à éloigner Nicomède en le livrant aux Romains. Alors que le peuple réclame son héros, qu’il veut mettre sur le trône, un inconnu le libère. Quand il revient au palais, Prusias et Flaminius avaient fui mais sans la reine. Il découvre ensuite que c’est son demi-frère Attale qui est à derrière sa libération. Le dénouement est heureux. Quand Prusias et Flaminius reviennent, préférant mourir avec la reine, le prince héros et généreux pardonne tout. L’entente des deux frères pour partager le pouvoir et l’union de Nicomède avec Laodice rétablissent la paix familiale.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Laodice (reine d’Arménie)

Après tant de hauts faits, il m’est bien doux, seigneur,

De voir encor mes yeux régner sur votre cœur ;
De voir, sous les lauriers qui vous couvrent la tête,
Un si grand conquérant être encor ma conquête,
Et de toute la gloire acquise à ses travaux
Faire un illustre hommage à ce peu que je vaux.
Quelques biens toutefois que le ciel me renvoie,
Mon cœur épouvanté se refuse à la joie :
Je vous vois à regret, tant mon cœur amoureux
Trouve la cour pour vous un séjour dangereux…

Nicomède (fils aîné de Prusias, de sa première femme)

Je le sais, ma princesse, et qu’il vous fait la cour.
Je sais que les Romains, qui l’avaient en otage,
L’ont enfin renvoyé pour un plus digne ouvrage,
Que ce don à sa mère était le prix fatal
Dont leur Flaminius marchandait Annibal ;
Que le roi par son ordre eût livré ce grand homme,
S’il n’eût par le poison lui-même évité Rome,
Et rompu par sa mort les spectacles pompeux
Où l’effroi de son nom le destinait chez eux.
Par mon dernier combat je voyais réunie
La Cappadoce entière avec la Bithynie,
Lorsqu’à cette nouvelle, enflammé de courroux
D’avoir perdu mon maître et de craindre pour vous,
J’ai laissé mon armée aux mains de Théagène,
Pour voler en ces lieux au secours de ma reine….

Laodice.

Je ne veux point douter que sa vertu romaine
N’embrasse avec chaleur l’intérêt de la reine :
Annibal, qu’elle vient de lui sacrifier,
L’engage en sa querelle, et m’en fait défier.
Mais, seigneur, jusqu’ici j’aurais tort de m’en plaindre ;
Et, quoi qu’il entreprenne, avez-vous lieu de craindre ?
Ma gloire et mon amour peuvent bien peu sur moi,
S’il faut votre présence à soutenir ma foi,
Et si je puis tomber en cette frénésie
De préférer Attale au vainqueur de l’Asie…

 Nicomède.

Plutôt, plutôt la mort, que mon esprit jaloux
Forme des sentiments si peu dignes de vous.
Je crains la violence, et non votre faiblesse ;
Et si Rome une fois contre nous s’intéresse…

Laodice.

Je suis reine, seigneur ; et Rome a beau tonner,
Elle ni votre roi n’ont rien à m’ordonner :
Si de mes jeunes ans il est dépositaire,
C’est pour exécuter les ordres de mon père :
Il m’a donnée à vous, et nul autre que moi
N’a droit de l’en dédire, et me choisir un roi.
Par son ordre et le mien, la reine d’Arménie
Est due à l’héritier du roi de Bithynie…

Scène 2 

Attale (fils de Prusias et d’Arsinoé, demi-frère de Nicomède)

Quoi ! madame, toujours un front inexorable !
Ne pourrai-je surprendre un regard favorable,
Un regard désarmé de toutes ces rigueurs,
Et tel qu’il est enfin quand il gagne les cœurs ?

Laodice.

Si ce front est malpropre à m’acquérir le vôtre,
Quand j’en aurai dessein j’en saurai prendre un autre.

Attale.

Vous ne l’acquerrez point, puisqu’il est tout à vous.

Laodice.

Je n’ai donc pas besoin d’un visage plus doux.

Attale.

Conservez-le, de grâce, après l’avoir su prendre.

Laodice.

C’est un bien mal acquis que j’aime mieux vous rendre. 

Scène 3

Nicomède (s’adressant à Arsinoé)

Instruisez mieux le prince votre fils,
Madame, et dites-lui, de grâce, qui je suis.
Faute de me connaître, il s’emporte, il s’égare ;
Et ce désordre est mal dans une âme si rare :
J’en ai pitié.

Arsinoé (seconde femme de Prusias, reine de Bythinie)

Seigneur, vous êtes donc ici ?

Nicomède

Oui, madame, j’y suis, et Métrobate aussi.

Arsinoé

Métrobate ! ah ! le traître !

Nicomède

H n’a rien dit, madame,
Qui vous doive jeter aucun trouble dans l’âme.

Arsinoé

Mais qui cause, seigneur, ce retour surprenant ?
Et votre armée ?…

Attale
Madame, c’est donc là le prince Nicomède ?
Nicomède
Oui, c’est moi qui viens voir s’il faut que je vous cède.
Attale
Ah ! seigneur, excusez si vous connaissant mal…
Nicomède
Prince, faites-moi voir un plus digne rival.
Si vous aviez dessein d’attaquer cette place,
Ne vous départez point d’une si noble audace ;
Mais comme à son secours je n’amène que moi,
Ne la menacez plus de Rome ni du roi.
Je la défendrai seul ; attaquez-la de même…
Avec tous les respects qu’on doit au diadème.
Je veux bien mettre à part avec le nom d’aîné
Le rang de votre maître où je suis destiné ;
Et nous verrons ainsi qui fait mieux un brave homme,
Des leçons d’Annibal ou de celles de Rome.
Adieu, pensez-y bien, je vous laisse y rêver….

Acte II- Scène 1.

Prusias (roi de Bithynie)

Revenir sans mon ordre et se montrer ici !

Araspe (capitaine des gardes de Prusias)

Sire, vous auriez tort d’en prendre aucun souci ;
Et la haute vertu du prince Nicomède
Pour ce qu’on peut en craindre est un puissant remède.
Mais tout autre que lui devrait être suspect ;
Un retour si soudain manque un peu de respect…

Prusias

Je ne les vois que trop, et sa témérité
N’est qu’un pur attentat sur mon autorité ;
Il n’en veut plus dépendre, et croit que ses conquêtes
Au-dessus de son bras ne laissent point de têtes ;
Qu’il est lui seul sa règle, et que, sans se trahir,
Des héros tels que lui ne sauraient obéir.Araspe
C’est d’ordinaire ainsi que ses pareils agissent.
A suivre leur devoir leurs hauts faits se ternissent…
Prusias
Dis tout, Araspe, dis que le nom de sujet
Réduit toute leur gloire en un rang trop abject ;
Que, bien que leur naissance au trône les destine,
Si son ordre est trop lent, leur grand cœur s’en mutine ;
Qu’un père garde trop un bien qui leur est dû,
Et qui perd de son prix étant trop attendu…
Araspe
C’est ce que de tout autre il faudrait redouter,
Seigneur, et qu’en tout autre il faudrait arrêter.
Mais ce n’est pas pour vous un avis nécessaire ;
Le prince est vertueux, et vous êtes bon père.
Prusias
Si je n’étais bon père, il serait criminel :
Il doit son innocence à l’amour paternel ;
C’est lui seul qui l’excuse et qui le justifie,
Ou lui seul qui me trompe et qui me sacrifie.
Car je dois craindre enfin que sa haute vertu
Contre l’ambition n’ait en vain combattu ;
Qu’il ne force en son cœur la nature à se taire.
Qui se lasse d’un roi peut se lasser d’un père ;
Mille exemples sanglants nous peuvent l’enseigner :
Il n’est rien qui ne cède à l’ardeur de régner ;
Et depuis qu’une fois elle nous inquiète,
La nature est aveugle et la vertu muette.
Te le dirai-je, Araspe ? il m’a trop bien servi ;
Augmentant mon pouvoir il me l’a tout ravi …
Araspe
Pour tout autre que lui je sais comme s’explique
La règle de la vraie et saine politique.
Aussitôt qu’un sujet s’est rendu trop puissant,
Encor qu’il soit sans crime, il n’est pas innocent :
On n’attend point alors qu’il s’ose tout permettre ;
C’est un crime d’Etat que d’en pouvoir commettre…

Scène 2

Prusias

Vous voilà, prince ! Et qui vous a mandé ?

Nicomède

La seule ambition de pouvoir en personne
Mettre à vos pieds, seigneur, encore une couronne,
De jouir de l’honneur de vos embrassements,
Et d’être le témoin de vos contentements.
Après la Cappadoce heureusement unie
Aux royaumes du Pont et de la Bithynie,
Je viens remercier et mon père et mon roi
D’avoir eu la bonté de s’y servir de moi,
D’avoir choisi mon bras pour une telle gloire,
Et fait tomber sur moi l’honneur de sa victoire.

Prusias

Vous pouviez vous passer de mes embrassements,
Me faire par écrit de tels remerciements ;
Et vous ne deviez pas envelopper d’un crime
Ce que votre victoire ajoute à votre estime.
Abandonner mon camp en est un capital,
Inexcusable en tous et plus au général ;
Et tout autre que vous, malgré cette conquête,
Revenant sans mon ordre eût payé de sa tête.

Nicomede

J’ai failli, je l’avoue ; et mon cœur imprudent
A trop cru les transports d’un désir trop ardent :
L’amour que j’ai pour vous a commis cette offense ;
Lui seul à mon devoir fait cette violence.

Prusias

La plus mauvaise excuse est assez pour un père,
Et sous le nom d’un fils toute faute est légère :
Je ne veux voir en vous que mon unique appui.
Recevez tout l’honneur qu’on vous doit aujourd’hui.
L’ambassadeur romain me demande audience :
Il verra ce qu’en vous je prends de confiance ;
Vous l’écouterez, prince, et répondrez pour moi….
Nicomède
J’obéirai, seigneur, et plus tôt qu’on ne pense ;
Mais je demande un prix de mon obéissance.
La reine d’Arménie est due à ses Etats,
Et j’en vois les chemins ouverts par nos combats.
Il est temps qu’en son ciel cet astre aille reluire ;
De grâce, accordez-moi l’honneur de l’y conduire.
Prusias
Il n’appartient qu’à vous ; et cet illustre emploi
Demande un roi lui-même ou l’héritier d’un roi.
Mais pour la renvoyer jusqu’en son Arménie
Vous savez qu’il y faut quelque cérémonie ;
Tandis que je ferai préparer son départ,
Vous irez dans mon camp l’attendre de ma part.
Nicomède
Elle est prête à partir sans plus grand équipage.
Prusias
Je n’ai garde à son rang de faire un tel outrage.
Mais l’ambassadeur entre, il le faut écouter ;
Puis nous verrons quel ordre on y doit apporter.
Scène 3

Flaminius (ambassadeur de Rome) sur le point de partir

Rome, seigneur, me mande

Que je vous fasse encor pour elle une demande.
Elle a nourri vingt ans un prince votre fils ;
Et vous pouvez juger les soins qu’elle en a pris
Par les hautes vertus et les illustres marques
Qui font briller en lui le sang de vos monarques.
Surtout il est instruit en l’art de bien régner :
C’est à vous de le croire et de le témoigner.
Si vous faites état de cette nourriture,
Donnez ordre qu’il règne, elle vous en conjure…
Prusias
Les soins qu’ont pris de lui le peuple et le sénat
Ne trouveront en moi jamais un père ingrat ;
Je crois que pour régner il en a les mérites,
Et n’en veux point douter après ce que vous dites.
Mais vous voyez, seigneur, le prince son aîné^
Dont le bras généreux trois fois m’a couronné ;
Il ne fait que sortir encor d’une victoire,
Et pour tant de hauts faits je lui dois quelque gloire.
Souffrez qu’il ait l’honneur de répondre pour moi.
Nicomède
Seigneur, c’est à vous seul de faire Attale roi.
Prusias
C’est votre intérêt seul que sa demande touche.
Nicomède
Le vôtre toutefois m’ouvrira seul la bouche.
De quoi se mêle Rome ? et d’où prend le sénat.
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre Etat ?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu’à la sépulture ;
Et laissez faire après ou Rome ou la nature.
Prusias
Pour de pareils amis il faut se faire effort.
Nicomède
Qui partage vos biens aspire à votre mort,
Et de pareils amis, en bonne politique…
Prusias
Ah ne me brouillez point avec la république ;
Portez plus de respect à de tels alliés.
Nicomède
Je ne puis voir sous eux les rois humiliés ;
Et, quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S’il est si bien instruit en l’art de commander,
C’est un rare trésor qu’elle devrait garder…
Flaminius (à Prusias)
Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d’Annibal :
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N’en a mis en son cœur que mépris et que haine.
Nicomède
Non ; mais il m’a surtout laissé ferme en ce point,
D’estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point,
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire…
Flaminius
Ah ! c’est trop m’outrager.
Nicomède
N’outragez plus les morts.
Prusias
Et vous, ne cherchez point à former de discorde.
Parlez, et nettement, sur ce qu’il me propose.
Nicomède
Hé bien ! s’il est besoin de répondre autre autre chose,
Attale doit régner, Rome l’a résolu :.
Et puisqu’elle a partout un pouvoir absolu…
Flaminius
Rome prend tout ce reste en sa protection ;
Et vous n’y pouvez plus étendre vos conquêtes
Sans attirer sur vous d’effroyables tempêtes….
ACTE III- Scène 1
Prusias
Reine, puisque ce titre a pour vous tant de charmes,
Sa perte vous devrait donner quelques alarmes :
Qui tranche trop du roi ne règne pas longtemps.
Laodice
J’observerai, seigneur, ces avis importants ;
Et, si jamais je règne, on verra la pratique
D’une si salutaire et noble politique.
Prusias
Vous vous mettez fort mal au chemin de régner.
Laodice
Seigneur, si je m’égare, on peut me l’enseigner.
Prusias
Vous méprisez trop Rome, et vous devriez faire
Plus d’estime d’un roi qui vous tient lieu de père…
Laodice
Je perdrai mes Etats et garderai mon rang ;
Et ces vastes malheurs où mon orgueil me jette
Me feront votre esclave, et non votre sujette :
Ma vie est en vos mains, mais non ma dignité.
Prusias
Nous ferons bien changer ce courage indompté ;
Et quand vos yeux frappés de toutes ces misères
Verront Attale assis au trône de vos pères,
Alors peut-être, alors vous le prierez en vain
Que pour y remonter il vous donne la main.
Laodice
Si jamais jusque-là votre guerre m’engage,
Je serai bien changée et d’âme et de courage.
Mais peut-être, seigneur, vous n’irez pas si loin :
Les dieux de ma fortune auront un peu de soin ;
Ils vous inspireront, ou trouveront un homme
Contre tant de héros que vous prêtera Rome.
Prusias
Sur un présomptueux vous fondez votre appui ;
Mais il court à sa perte et vous traîne avec lui.
Pensez-y bien, madame, et faites-vous justice ;
Choisissez d’être reine ou d’être Laodice ;
Et, pour dernier avis que vous aurez de moi,
Si vous voulez régner, faites Attale roi.
Adieu.

Scène 3

Nicomède

Ou Rome à ses agents donne un pouvoir bien large,
Ou vous êtes bien long à faire votre charge.

Flaminius

Je sais quel est mon ordre ; et, si j’en sors, ou non,
C’est à d’autres qu’à vous que j’en rendrai raison.

Nicomède

Allez-y donc, de grâce, et laissez à ma flamme
Le bonheur à son tour d’entretenir madame :
Vous avez dans son cœur fait de si grands progrès,
Et vos discours pour elle ont de si grands attraits…

Flaminius

Les malheurs où la plonge une indigne amitié
Me faisaient lui donner un conseil par pitié…

Nicomède

Ne nous vantez plus tant son rang et sa splendeur.

Qui fait le conseiller n’est plus ambassadeur ;
Il excède sa charge, et lui-même y renonce.
Mais, dites-moi, madame, a-t-il eu sa réponse ?
Laodice
Oui, seigneur.
Scène 8

Arsinoé

Nous triomphons, Attale ; et ce grand Nicomède
Voit quelle digne issue à ses fourbes succède.
Les deux accusateurs que lui-même a produits,
Que pour l’assassiner je dois avoir séduits,
Pour me calomnier subornés par lui-même,
N’ont su bien soutenir un si noir stratagème :
Tous deux m’ont accusée, et tous deux avoué
L’infâme et lâche tour qu’un prince m’a joué…

Attale

Je suis ravi de voir qu’une telle imposture
Ait laissé votre gloire et plus grande et plus pure…

Arsinoé

Vous êtes généreux, Attale, et je le voi ;
Même de vos rivaux la gloire vous est chère.

Attale

Si je suis son rival, je suis aussi son frère :
Nous ne sommes qu’un sang ; et ce sang, dans mon cœur,
A peine à le passer pour calomniateur.

Arsinoé

Et vous en avez moins à me croire assassine,
Moi, dont la perte est sûre à moins que sa ruine ?

Attale

Si contre lui j’ai peine à croire ces témoins,
Quand ils vous accusaient je les croyais bien moins.
Votre vertu, madame, est au-dessus du crime :
Souffrez donc que pour lui je garde un peu d’estime.
La sienne dans la cour lui fait mille jaloux,
Dont quelqu’un a voulu le perdre auprès de vous…

Acte IV- Scène 2

Arsinoé

Grâce, grâce, seigneur, à notre unique appui !
Grâce à tant de lauriers en sa main si fertiles !
Grâce à ce conquérant, à ce preneur de villes !
Grâce…

Nicomède

De quoi, madame ? est-ce d’avoir conquis
Trois sceptres que ma perte expose à votre fils ;
D’avoir porté si loin vos armes dans l’Asie,
Que même votre Rome en a pris jalousie ;
D’avoir trop soutenu la majesté des rois,
Trop rempli votre cour du bruit de mes exploits,
Trop du grand Annibal pratiqué les maximes ?…

Arsinoé

Je m’en dédis, seigneur ; il n’est point criminel.
S’il m’a voulu noircir d’un opprobre éternel,
Il n’a fait qu’obéir à la haine ordinaire
Qu’imprime à ses pareils le nom de belle-mère…

Prusias

Ingrat ! que peux-tu dire ?

Nicomède

Que la reine a pour moi des bontés que j’admire.
Je ne vous dirai point que ces puissants secours
Dont elle a conservé mon honneur et mes jours,
Et qu’avec tant de pompe à vos yeux elle étale,
Travaillaient par ma main à la grandeur d’Attale ;
Que par mon propre bras elle amassait pour lui,
Et préparait dès lors ce qu’on voit aujourd’hui…

Arsinoé

Quoi ! seigneur, les punir de la sincérité
Qui soudain dans leur bouche a mis la vérité…

Prusias

Laisse là Métrobate, et songe à te défendre.
Purge-toi d’un forfait si honteux et si bas.

Nicomede

M’en purger ! moi, seigneur ! vous ne le croyez pas :
Vous ne savez que trop qu’un homme de ma sorte,
Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte ;
Qu’il lui faut un grand crime à tenter son devoir,
Où sa gloire se sauve à l’ombre du pouvoir…

Arsinoé

Vous voyez à quel point sa haine m’est cruelle :
Quand je le justifie, il me fait criminelle.
Mais sans doute, seigneur, ma présence l’aigrit,
Et mon éloignement remettra son esprit…

Prusias

Ah ! madame !

Arsinoé

Oui, seigneur, cette heure infortunée
Par vos derniers soupirs clora ma destinée ;
Et puisqu’ainsi jamais il ne sera mon roi,
Qu’ai-je à craindre de lui ? que peut-il contre moi ?
Tout ce que je demande en faveur de ce gage,
De ce fils qui déjà lui donne tant d’ombrage,
C’est que chez les Romains il retourne achever
Des jours que dans leur sein vous fîtes élever…

Et n’appréhendez point Rome, ni sa vengeance ;
Contre tout son pouvoir il a trop de vaillance :
Il sait tous les secrets du fameux Annibal,
De ce héros à Rome en tous lieux si fatal,
Que l’Asie et l’Afrique admirent l’avantage
Qu’en tire Antiochus et qu’en reçut Carthage…

Scène 3

Prusias

Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.
Quoi qu’on t’ose imputer, je ne te crois point lâche :
Mais donnons quelque chose à Rome, qui se plaint,
Et tâchons d’assurer la reine, qui te craint.
J’ai tendresse pour toi, j’ai passion pour elle…

Nicomède

Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi ?
Ne soyez l’un ni l’autre.

Prusias

Et que dois-je être ?

Nicomède

Reprenez hautement ce noble caractère.
Un véritable roi n’est ni mari ni père ;
Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez,
Rome vous craindra plus que vous ne la craignez…

Prusias

Je règne donc, ingrat ! puisque tu me l’ordonnes.
Choisis, ou Laodice, ou mes quatre couronnes ;
Ton roi fait ce partage entre ton frère et toi ;
Je ne suis plus ton père, obéis à ton roi.

Nicomède

Si vous étiez aussi le roi de Laodice
Pour l’offrir à mon choix avec quelque justice,
Je vous demanderais le loisir d’y penser ;
Mais enfin, pour vous plaire et ne pas l’offenser,
J’obéirai, seigneur, sans répliques frivoles,
A vos intentions, et non à vos paroles.
A ce frère si cher transportez tous mes droits,
Et laissez Laodice en liberté du choix.
Voilà quel est le mien.

Prusias

Quelle bassesse d’âme !
Quelle fureur t’aveugle en faveur d’une femme !
Tu la préfères, lâche ! à ces prix glorieux…

Nicomède

Je crois que votre exemple est glorieux à suivre.
Ne préférez-vous pas une femme à ce fils
Par qui tous ces Etats aux vôtres sont unis ?…

Scène 4

Flaminius

Si pour moi vous êtes en colère,

Seigneur, je n’ai reçu qu’une offense légère :
Le sénat en effet pourra s’en indigner ;
Mais j’ai quelques amis qui sauront le gagner.
Prusias
Je lui ferai raison ; et dès demain Attale
Recevra de ma main la puissance royale ;
Je le fais roi de Pont, et mon seul héritier.
Et quant à ce rebelle, à ce courage fier,
Rome entre vous et lui jugera de l’outrage.
Je veux qu’au lieu d’Attale il lui serve d’otage ;
Et pour l’y mieux conduire il vous sera donné,
Sitôt qu’il aura vu son frère couronné.
NicomèdeVous m’enverrez à Rome !PrusiasOn t’y fera justice.
Va, va lui demander ta chère Laodice.NicomèdeJ’irai, j’irai, seigneur, vous le voulez ainsi ;
Et j’y serai plus roi que vous n’êtes ici.FlaminiusRome sait vos hauts faits, et déjà vous adore.Nicomède

Tout beau, Flaminius ; je n’y suis pas encore.
La route en est mal sûre, à tout considérer ;
Et qui m’y conduira pourrait bien s’égarer.

Prusias

Qu’on le ramène, Araspe ; et redoublez sa garde…

Scène 4

Cléone

Tout est perdu, madame, à moins d’un prompt remède :
Tout le peuple à grands cris demande Nicomède ;
Il commence lui-même à se faire raison,
Et vient de déchirer Métrobate et Zenon…

Scène 5

Araspe

Seigneur, de tous côtés le peuple vient en foule ;
De moment en moment votre garde s’écoule ;
Et, suivant les discours qu’ici même j’entends,
Le prince entre mes mains ne sera pas longtemps :
Je n’en puis plus répondre.

Prusias

Allons, allons le rendre
Ce précieux objet d’une amitié si tendre :
Obéissons, madame, à ce peuple sans foi,
Qui, las de m’obéir, en veut faire son roi ;
Et du haut d’un balcon, pour calmer la tempête,
Sur ses nouveaux sujets faisons voler sa tête.

Attale

Ah ! seigneur !

Prusias

C’est ainsi qu’il lui sera rendu :

A qui le cherche ainsi, c’est ainsi qu’il est dû.
Attale
Ah ! seigneur, c’est tout perdre, et livrer à sa rage…
Prusias
Il faut donc se résoudre à tout ce qu’il m’ordonne,
Lui rendre Nicomède avec que ma couronne :
Je n’ai point d’autre choix ; et, s’il est le plus fort,
Je dois à son idole ou mon sceptre ou la mort.FlaminiusSeigneur, quand ce dessein aurait quelque justice,
Est-ce à vous d’ordonner que ce prince périsse ?
Quel pouvoir sur ses jours vous demeure permis ?
C’est l’otage de Rome et non plus votre fils :
Je dois m’en souvenir quand son père l’oublie….

Scène 8

Arsinoé

Attale, avez-vous su comme ils ont fait retraite ?

Attale

Ah ! madame !

Arsinoé

Parlez.

Attale

Tous les dieux irrités
Dans les derniers malheurs nous ont précipités.
Le prince est échappé.Laodice

Ne craignez plus, madame ;
La générosité déjà rentre en mon âme.

Arsinoé

Attale, prenez-vous plaisir à m’alarmer ?

Attale

Ne vous flattez point tant que de le présumer.
Le malheureux Araspe, avec sa faible escorte,
L’avait déjà conduit à cette fausse porte ;
L’ambassadeur de Rome était déjà passé,
Quand dans le sein d’Araspe un poignard enfoncé
Le jette aux pieds du prince. Il s’écrie ; et sa suite
De peur d’un pareil sort, prend aussitôt la fuite…

Arsinoé

Ah ! mon fils ! qu’il est partout de traîtres !
Qu’il est peu de sujets fidèles à leurs maîtres !
Mais de qui savez-vous un désastre si grand ?…

Scène 10

NicomèdeTout est calme, seigneur : un moment de ma vue
A soudain apaisé la populace émue.

Prusias

Quoi ! me viens-tu braver jusque dans mon palais,
Rebelle ?

Nicomède

C’est un nom que je n’aurai jamais.
Je ne viens point ici montrer à votre haine
Un captif insolent d’avoir brisé sa chaîne ;
Je viens, en bon sujet, vous rendre le repos
Que d’autres intérêts troublaient mal à propos.
Non que je veuille à Rome imputer quelque crime :
Du grand art de régner elle suit la maxime ;
Et son ambassadeur ne fait que son devoir
Quand il veut entre nous partager le pouvoir.
Mais ne permettez pas qu’elle vous y contraigne :
Rendez-moi votre amour, afin qu’elle vous craigne :
Pardonnez à ce peuple un peu trop de chaleur
Qu’à sa compassion a donné mon malheur ;
Pardonnez un forfait qu’il a cru nécessaire,
Et qui ne produira qu’un effet salutaire…

Titus et Bérénice (1670)

Comédie héroïque en cinq actes et en vers, elle est représentée pour la première au Théâtre du Palais Royal le 20 novembre 1670. Elle est jouée par la troupe de Molière sept jours après la Bérénice de Jean Racine, représentée à l’Hôtel de Bourgogne et qui obtint plus de succès. Bérénice de Racine est d’une perfection incontestable. Cette création concomitante des deux œuvres sur le même thème, alors que la rivalité entre les deux dramaturges étaient une réalité, ne donne pourtant pas lieu à aucune polémique même si Corneille a imputé cela à la troupe de Molière et non au texte lui-même. N’empêche que cet insuccès sonne le glas du vieux poète, qui ne s’en remettra jamais puisque c’est l’une de ses dernières pièces. Il est dès lors surclassé par son rival Racine dans le domaine de la tragédie classique, alors même que Tite et Bérénice demeure l’une de ses grandes œuvres.

La pièce, où les personnages principaux sont plutôt guidés par leur amour-propre et non l’héroïsme, est inspirée de la Rome antique comme c’est souvent le cas. L’empereur Titus et la reine palestinienne Bérénice sont amoureux. Pour calmer son peuple qui ne voulait pas de cette union, il l’éloigne de Rome et doit épouser Domitie. Mais celle-ci et son frère Domitian s’aiment. Pourtant son ambition est de devenir par vanité impératrice et monter sur le trône de Rome, que seul le mariage peut lui assurer. Pour empêcher cette, Bérénice revient à Rome. Pour se venger Domitian demande à la reine palestinienne de l’épouser. Elle le repousse et va trouver Titus qui renonce à épouser Domitie, qu’il donnera en mariage à son frère. Bérénice, que le peuple romain finit par accepter, quitte pourtant triomphante définitivement Rome à jamais, pour rentrer dans sa patrie sa gloire sauvegardée. Même si elle est guidé par son amour-propre, elle reste la seule héroïne de la pièce.

Extraits:

Acte I- Scène 1

Domitie (fille de Corbulon, général et consul romain)

Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu’il est :
Je le chasse, il revient ; je l’étouffe, il renaît ;
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m’en trouve gênée.
Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs :
Ne devrait-il pas faire aussi tous mes plaisirs ?
Depuis plus de six mois la pompe s’en apprête,
Rome s’en fait d’avance en l’esprit une fête,
Et tandis qu’à l’envi tout l’empire l’attend,
Mon coeur dans tout l’empire est le seul mécontent.

Plautine (confidente de Domitie)

Que trouvez-vous, madame, ou d’amer ou de rude
À voir qu’un tel bonheur n’ait plus d’incertitude ?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
Quel importun chagrin pouvez-vous écouter ?
Si vous n’en êtes pas tout à fait la maîtresse,
Du moins à l’empereur cachez cette tristesse :
Le dangereux soupçon de n’être pas aimé
Peut le rendre à l’objet dont il fut trop charmé.
Avant qu’il vous aimât, il aimait Bérénice ;
Et s’il n’en put alors faire une impératrice,
À présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d’éteindre un feu si beau.

Domitie

C’est là ce qui me gêne, et l’image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune :
J’ambitionne et crains l’hymen d’un empereur
Dont j’ai lieu de douter si j’aurai tout le coeur…

Plautine

À cet effort pour vous qui pourrait le contraindre ?
Maître de l’univers, a-t-il un maître à craindre ?

Domitie

J’ai quelques droits, Plautine, à l’empire romain,
Que le choix d’un époux peut mettre en bonne main :
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
Préféra… Tu le sais, et c’est assez t’en dire.
C’est par cet intérêt qu’il m’apporte sa foi ;
Mais pour le coeur, te dis-je, il n’est pas tout à moi.

Plautine

La chose est bien égale, il n’a pas tout le vôtre :
S’il aime un autre objet, vous en aimez un autre ;
Et comme sa raison vous donne tous ses voeux,
Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.

Domitie

Ne dis point qu’entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n’a rien qui le ravale :
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien ;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.

Plautine

Que ce que vous avez d’ambitieux caprice,
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice !
Le coeur rempli d’amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu’il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
En l’aimant comme il faut, comme il faut qu’il vous aime ;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.

Scène 2

Domitian (frère de Tite, et amant de Domitie)

Faut-il mourir, madame ? Et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?

Domitie

Ce qu’on m’offre, seigneur, me ferait peu d’envie,
S’il en coûtait à Rome une si belle vie ;
Et ce n’est pas un mal qui vaille en soupirer
Que de faire une perte aisée à réparer.

Domitian

Aisée à réparer ! Un choix qui m’a su plaire,
Et qui ne plaît pas moins à l’empereur mon frère,
Charme-t-il l’un et l’autre avec si peu d’appas
Que vous sachiez leur prix, et le mettiez si bas ?

Domitie

Quoi qu’on ait pour soi-même ou d’amour ou d’estime,
Ne s’en croire pas trop n’est pas faire un grand crime.
Mais n’examinons point en cet excès d’honneur
Si j’ai quelque mérite, ou n’ai que du bonheur.
Telle que je puis être, obtenez-moi d’un frère.

Domitian

Hélas ! Si je n’ai pu vous obtenir d’un père,
Si même je ne puis vous obtenir de vous,
Qu’obtiendrai-je d’un frère amoureux et jaloux ?

Domitie

Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
Quand vous n’y répondez qu’avec obéissance ?
Moi qui n’ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
Que puis-je contre lui, quand vous n’y pouvez rien ?

Domitian

Je ne puis rien sans vous, et pourrais tout, madame,
Si je pouvais encor m’assurer de votre âme.

Domitie

Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs
Qu’à vos yeux j’ai donnés à nos communs malheurs ?…

Acte II- Scène 1
Tite ( empereur de Rome, et amant de Bérénice)

Quoi ? Des ambassadeurs que Bérénice envoie
Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie,
M’apporter son hommage, et me féliciter
Sur ce comble de gloire où je viens de monter ?

Flavian (confident de Tite)

En attendant votre ordre, ils sont au port d’Ostie.

Tite

Ainsi, grâces aux dieux, sa flamme est amortie ;
Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs,
Puisqu’elle s’en rapporte à ses ambassadeurs.
Jusqu’après mon hymen remettons leur venue :
J’aurais trop à rougir si j’y souffrais leur vue,
Et recevais les yeux de ses propres sujets
Pour envieux témoins du vol que je lui fais ;
Car mon coeur fut son bien à cette belle reine,
Et pourrait l’être encor, malgré Rome et sa haine,
Si ce divin objet, qui fut tout mon désir,
Par quelque doux regard s’en venait ressaisir…

Flavian

Si vous la revoyiez, je plaindrais Domitie.

Tite

Contre tous ses attraits ma raison endurcie
Ferait de Domitie encor la sûreté ;
Mais mon coeur aurait peu de cette dureté.
N’aurais-tu point appris qu’elle fût infidèle,
Qu’elle écoutât les rois qui soupirent pour elle ?
Dis-moi que Polémon règne dans son esprit,
J’en aurai du chagrin, j’en aurai du dépit,
D’une vive douleur j’en aurai l’âme atteinte ;
Mais j’épouserai l’autre avec moins de contrainte ;
Car enfin elle est belle, et digne de ma foi ;
Elle aurait tout mon coeur, s’il était tout à moi…

Flavian

Si de tels souvenirs vous sont encor si doux,
L’hyménée a, seigneur, peu de charmes pour vous.

Tite

Si de tels souvenirs ne me faisaient la guerre,
Serait-il potentat plus heureux sur la terre ?
Mon nom par la victoire est si bien affermi,
Qu’on me croit dans la paix un lion endormi :
Mon réveil incertain du monde fait l’étude ;
Mon repos en tous lieux jette l’inquiétude ;
Et tandis qu’en ma cour les aimables loisirs
Ménagent l’heureux choix des jeux et des plaisirs,
Pour envoyer l’effroi sous l’un et l’autre pôle,
Je n’ai qu’à faire un pas et hausser la parole…

Flavian

Si ce dégoût, seigneur, va jusqu’à la rupture,
Domitie aura peine à souffrir cette injure :
Ce jeune esprit, qu’entête et le sang de Néron
Et le choix qu’en Syrie on fit de Corbulon,
S’attribue à l’empire un droit imaginaire,
Et s’en fait, comme vous, un rang héréditaire…

Tite

J’en sais la politique, et cette loi cruelle
A presque fait l’amour qu’il m’a fallu pour elle.
Réduit au triste choix dont tu viens de parler,
J’aime mieux, Flavian, l’aimer que l’immoler,
Et ne puis démentir cette horreur magnanime
Qu’en recevant le jour je conçus pour le crime.
Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang
Sans qu’il en coûte à Rome une goutte de sang,
Moi que du genre humain on nomme les délices,
Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices,
Pourrais-je autoriser une injuste rigueur
À perdre une héroïne à qui je dois mon coeur ?
Non : malgré les attraits de sa belle rivale,
Malgré les voeux flottants de mon âme inégale,
Je veux l’aimer, je l’aime ; et sa seule beauté
Pouvait me consoler de ce que j’ai quitté…

Scène 2

Domitian

Puis-je parler, seigneur, et de votre amitié
Espérer une grâce à force de pitié ?
Je me suis jusqu’ici fait trop de violence,
Pour augmenter encor mes maux par mon silence.
Ce que je vais vous dire est digne du trépas ;
Mais aussi j’en mourrai, si je ne le dis pas.
Apprenez donc mon crime, et voyez s’il faut faire
Justice d’un coupable, ou grâce aux voeux d’un frère.
J’ai vu ce que j’aimais choisi pour être à vous,
Et je l’ai vu longtemps sans en être jaloux.
Vous n’aimiez Domitie alors que par contrainte :
Vous vous faisiez effort, j’imitais votre feinte ;
Et comme aux lois d’un père il fallait obéir,
Je feignais d’oublier, vous de ne point haïr…

Tite…

J’ai des yeux d’empereur, et n’ai plus ceux de Tite ;
Je vois en Domitie un tout autre mérite,
J’écoute la raison, j’en goûte les conseils,
Et j’aime comme il faut qu’aiment tous mes pareils.
Si dans les premiers jours que vous m’avez vu maître
Votre feu mal éteint avait voulu paraître,
J’aurais pu me combattre et me vaincre pour vous ;
Mais si près d’un hymen si souhaité de tous,
Quand Domitie a droit de s’en croire assurée,
Que le jour en est pris, la fête préparée,
Je l’aime, et lui dois trop pour jeter sur son front
L’éternelle rougeur d’un si mortel affront.
Rome entière et ma foi l’appellent à l’empire :…

Domitian

Hélas !
Ce qui vous fut aisé, seigneur, ne me l’est pas.
Quand vous avez changé, voyiez vous Bérénice ?
De votre changement son départ fut complice ;
Vous l’aviez éloignée, et j’ai devant les yeux,
Je vois presqu’en vos bras ce que j’aime le mieux.
Jugez de ma douleur par l’excès de la vôtre,
Si vous voyiez la reine entre les bras d’un autre ;
Contre un rival heureux épargneriez-vous rien,
À moins que d’un respect aussi grand que le mien ?

Tite

Vengez-vous, j’y consens ; que rien ne vous retienne.
Je prends votre maîtresse ; allez, prenez la mienne.
Épousez Bérénice, et…

Domitian

Vous n’achevez point,
Seigneur : ne pourriez-vous aimer jusqu’à ce point ?

Tite

Oui, si je ne craignais pour vous l’injuste haine
Que Rome concevrait pour l’époux d’une reine.

Domitian

Dites, dites, seigneur, qu’il est bien malaisé
De céder ce qu’adore un coeur bien embrasé ;
Ne vous contraignez plus, ne gênez plus votre âme,
Satisfaites en maître une si belle flamme ;
Quand vous aurez su dire une fois :  » je le veux, « 
D’un seul mot prononcé vous ferez quatre heureux.
Bérénice est toujours digne de votre couche,
Et Domitie enfin vous parle par ma bouche ;
Car je ne saurais plus vous le taire ; oui, seigneur,…

Scène 4

Flavian

Vous en serez surpris,
Seigneur, je vous apporte une grande nouvelle :
La reine Bérénice…

Tite

Eh bien ! Est infidèle ?
Et son esprit, charmé par un plus doux souci…

Flavian

Elle est dans ce palais, seigneur ; et la voici.

Scène 5

Tite

Ô dieux ! Est-ce, madame, aux reines de surprendre ?
Quel accueil, quels honneurs peuvent-elles attendre,
Quand leur surprise envie au souverain pouvoir
Celui de donner ordre à les bien recevoir ?

Bérénice

Pardonnez-le, seigneur, à mon impatience.
J’ai fait sous d’autres noms demander audience :
Vous la donniez trop tard à mes ambassadeurs ;
Je n’ai pu tant attendre à voir tant de grandeurs ;
Et quoique par vous-même autrefois exilée,
Sans ordre et sans aveu je me suis rappelée,
Pour être la première à mettre à vos genoux
Le sceptre qu’à présent je ne tiens que de vous,
Et prendre sur les rois cet illustre avantage
De leur donner l’exemple à vous en faire hommage.
Je ne vous dirai point avec quelles langueurs
D’un si cruel exil j’ai souffert les longueurs :
Vous savez trop…

Tite

Je sais votre zèle, et l’admire,
Madame ; et pour me voir possesseur de l’empire,
Pour me rendre vos soins, je ne méritais pas
Que rien vous pût résoudre à quitter vos états,
Qu’une si grande reine en formât la pensée.
Un voyage si long vous doit avoir lassée.
Conduisez-la, mon frère, en son appartement….

Scène 6

Domitie

Seigneur, faut-il ici vous rendre votre foi ?
Ne regardez que vous entre la reine et moi ;
Parlez sans vous contraindre, et me daignez apprendre
Où porte votre coeur ce qu’il sent de plus tendre.

Tite

Adieu, madame, adieu. Dans le trouble où je suis,
Me taire et vous quitter, c’est tout ce que je puis.

Acte IV- Scène 1
Bérénice

Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
Fait mon retour à Rome en cette conjoncture ?

Philon (ministre d’état et confident de Bérénice)

Oui, madame : j’ai vu presque tous vos amis,
Et su d’eux quel espoir vous peut être permis.
Il est peu de Romains qui penchent la balance
Vers l’extrême hauteur ou l’extrême indulgence :
La plupart d’eux embrasse un avis modéré
Par qui votre retour n’est pas déshonoré,
Mais à l’hymen de Tite il vous ferme la porte :
La fière Domitie est partout la plus forte ;
La vertu de son père et son illustre sang
À son ambition assure ce haut rang.

Bérénice

Qu’elle répande ailleurs ces effets éclatants,
Et ne m’enlève point le seul où je prétends.
Elle n’a point de part en ce que je mérite :
Elle ne me doit rien, je n’ai servi que Tite.
Si j’ai vu sans douleur mon pays désolé,
C’est à Tite, à lui seul, que j’ai tout immolé ;
Sans lui, sans l’espérance à mon amour offerte,
J’aurais servi Solyme, ou péri dans sa perte ;
Et quand Rome s’efforce à m’arracher son coeur,
Elle sert le courroux d’un dieu juste vengeur…

Philon

On parle des périls où votre amour l’expose :
 » de cet hymen, dit-on, les noeuds si désirés
Serviront de prétexte à mille conjurés ;
Ils pourront soulever jusqu’à son propre frère...

Bérénice

Ne dit-on rien de plus ?

Philon

Ah ! Madame, je tremble
À vous dire encor…

Bérénice

Quoi ?

Philon
Que le sénat s’assemble.
Bérénice

Quelle est l’occasion qui le fait assembler ?

Philon

L’occasion n’a rien qui vous doive troubler ;
Et ce n’est qu’à dessein de pourvoir aux dommages
Que du Vésuve ardent ont causés les ravages ;
Mais Domitie aura des amis, des parents,
Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.

Bérénice

Quoi que sur mes destins ils usurpent d’empire,
Je ne vois pas leur maître en état d’y souscrire.
Philon, laissons-les faire : ils n’ont qu’à me bannir
Pour trouver hautement l’art de me retenir.
Contre toutes leurs voix je ne veux qu’un suffrage,
Et l’ardeur de me nuire achèvera l’ouvrage…

Scène 5

Tite

Allez dire au sénat, Flavian, qu’il se lève :
Quoi qu’il ait commencé, je défends qu’il achève.
Soit qu’il parle à présent du Vésuve ou de moi,
Qu’il cesse, et que chacun se retire chez soi.
Ainsi le veut la reine ; et comme amant fidèle,
Je veux qu’il obéisse aux lois que je prends d’elle,
Qu’il laisse à notre amour régler notre intérêt.

Domitian

Il n’est plus temps, seigneur ; j’en apporte l’arrêt.

Tite

Qu’ose-t-il m’ordonner ?

Domitian

Seigneur, il vous conjure
De remplir tout l’espoir d’une flamme si pure.
Des services rendus à vous, à tout l’état,
C’est le prix qu’a jugé lui devoir le sénat ;
Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
D’une commune voix Rome adopte la reine ;
Et le peuple à grands cris montre sa passion
De voir un plein effet de cette adoption.

Tite

Madame…

Bérénice

Permettez, seigneur, que je prévienne
Ce que peut votre flamme accorder à la mienne.
Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
N’a plus à redouter aucune indignité.
J’éprouve du sénat l’amour et la justice,
Et n’ai qu’à le vouloir pour être impératrice.
Je n’abuserai point d’un surprenant respect
Qui semble un peu bien prompt pour n’être point suspect :
Souvent on se dédit de tant de complaisance…
Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix ;
Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois ;
Rendons-lui, vous et moi, cette reconnaissance
D’en avoir pour vous plaire affaibli la puissance,
De l’avoir immolée à vos plus doux souhaits.
On nous aime : faisons qu’on nous aime à jamais…

Tite

Le ciel de ces périls saura trop nous garder.

Bérénice

Je les vois de trop près pour vous y hasarder.

Tite

Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…

Bérénice

Jamais un tendre amour n’expose ce qu’il aime.

Tite

Mais, madame, tout cède, et nos voeux exaucés…

Bérénice

Votre coeur est à moi, j’y règne ; c’est assez.

Tite

Malgré les voeux publics refuser d’être heureuse,
C’est plus craindre qu’aimer.

Bérénice

La crainte est amoureuse.
Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir.
Elle passe aujourd’hui celle du plus grand homme,
Puisqu’enfin je triomphe et dans Rome et de Rome :
J’y vois à mes genoux le peuple et le sénat ;
Plus j’y craignais de honte, et plus j’y prends d’éclat ;
J’y tremblais sous sa haine, et la laisse impuissante ;
J’y rentrais exilée, et j’en sors triomphante.

Tite

L’amour peut-il se faire une si dure loi ?

Bérénice

La raison me la fait malgré vous, malgré moi.
Si je vous en croyais, si je voulais m’en croire,
Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire.
Épousez Domitie : il ne m’importe plus
Qui vous enrichissiez d’un si noble refus.
C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre ;
Et je serais à vous, si j’aimais comme une autre.
Adieu, seigneur : je pars.

Tite

Ah ! Madame, arrêtez.

Domitian

Est-ce là donc pour moi l’effet de vos bontés,
Madame ? Est-ce le prix de vous avoir servie ?
J’assure votre gloire, et vous m’ôtez la vie.

Tite

Ne vous alarmez point : quoi que la reine ait dit,
Domitie est à vous, si j’ai quelque crédit.
Madame, en ce refus un tel amour éclate,
Que j’aurais pour vous l’âme au dernier point ingrate,
Et mériterais mal ce qu’on a fait pour moi,
Si je portais ailleurs la main que je vous doi…

Bérénice

Le mien vous aurait fait déjà ces beaux serments,
S’il n’eût craint d’inspirer de pareils sentiments :
Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome,
Qui fassent à jamais revivre un si grand homme.

Tite

Pour revivre en des fils nous n’en mourons pas moins,
Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins.
Du levant au couchant, du More jusqu’au Scythe,
Les peuples vanteront et Bérénice et Tite ;
Et l’histoire à l’envi forcera l’avenir
D’en garder à jamais l’illustre souvenir.
Prince, après mon trépas soyez sûr de l’empire ;
Prenez-y part en frère, attendant que j’expire.
Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous…

Domitian

Ah ! C’en est trop, seigneur…

Suréna (1674)

Tragédie en cinq actes, Surena est représentée en 1974 à l’Hôtel de Bourgogne puis publiée en 1675. Au moment où tout le monde n’a plus d’yeux que pour son rival Jean Racine, la pièce ne connait pas le succès attendu. Corneille comprend alors que la gloire est désormais derrière lui, quarante-cinq ans après ses premières pièces. Il décide donc de mettre fin à sa carrière d’auteur dramatique. Autre coup dur pour l’auteur, il perd la rente annuelle qu’il percevait depuis 1663 en tant que « prodige et ornement du théâtre français » Petite consolation posthume, Surena est considérée à notre époque comme un chef-d’oeuvre.

L’intrigue, qui emprunte à Plutarque le sujet et certains personnages, se déroule vers 50 avant Jésus Christ à Séleucie (l’Irak actuel). Elle est différente des autres en ce sens qu’elle n’est plus cornélienne, mais se rapproche plus . Les héros (Suréna et Eurydice) refusent en effet de soumettre leur cœur, leur passion à la raison d’Etat, faisant de l’amour l’animateur de l’action. Corneille, dont les vers rappellent une élégie, rejoint quelque part dans cette oeuvre le monde de Racine. Orode, le Roi des Parthes, a retrouvé son trône grâce à Suréna son général en chef qui a vaincu Crassus et les Romains Crassus. Pour récompenser le général devenu héros, on veut le marier à Mandane la fille du roi. Mais il se trouve qu’il aime et est aimé d’Eurydice, fille du roi d’Arménie, qu’on veut pour sa part lier à Pocorus le fils du roi d’Orode. Un mariage censé sceller l’amitié entre les deux rois, après le traité mettant fin à la guerre avec les Romains défaits par Suréna.
Le drame naît de l’ingratitude du souverain, de l’amour impossible et du compromis rejeté par le général. Le combat y est impitoyable entre l’attitude d’un roi totalitaire (c’est à dire le pouvoir) et la liberté incarné par Suréna, qui choisit d’obéir à son amour en refusant ce mariage malgré les risques encourus (c’est à dire l’amour). Il l’est d’autant plus que le mariage entre Pocorus et Eurydice est prévu pour le lendemain. Mais quand le prince découvre que celle-ci lui préfère Suréna, il le fait assassiner. Eurédice meurt de chagrin et de douleur, alors que Palmis (sœur de Suréna) pense à la vengeance.
Extraits: 
Acte I- Scène 1 

Eurydice (fille d’Artabase, roi d’Arménie)

Ne me parle plus tant de joie et d’hyménée ;
Tu ne sais pas les maux où je suis condamnée,
Ormène : c’est ici que doit s’exécuter
Ce traité qu’à deux rois il a plu d’arrêter ;
Et l’on a préféré cette superbe ville,
Ces murs de Séleucie, aux murs d’Hécatompyle…

Ormene (dame d’honneur d’Eurydice)

Vous madame ?

Eurydice

Ormène, je l’ai tu
Tant que j’ai pu me rendre à toute ma vertu.
N’espérant jamais voir l’amant qui m’a charmée,
Ma flamme dans mon cœur se tenait renfermée :
L’absence et la raison semblaient la dissiper ;
Le manque d’espoir même aidait à me tromper.
Je crus ce cœur tranquille, et mon devoir sévère
Le préparait sans peine aux lois du roi mon père,
Au choix qui lui plairait. Mais, ô dieux ! Quel tourment,
S’il faut prendre un époux aux yeux de cet amant !

Ormen
Aux yeux de votre amant !

Eurydice

Il est temps de te dire
Et quel malheur m’accable, et pour qui je soupire.
Le mal qui s’évapore en devient plus léger,
Et le mien avec toi cherche à se soulager.
Quand l’avare Crassus, chef des troupes romaines,
Entreprit de dompter les Parthes dans leurs plaines,
Tu sais que de mon père il brigua le secours ;
Qu’Orode en fit autant au bout de quelques jours ;
Que pour ambassadeur il prit ce héros même,
Qui l’avait su venger et rendre au diadème.

Ormene

Oui, je vis Suréna vous parler pour son roi,
Et Cassius pour Rome avoir le même emploi.
Je vis de ces états l’orgueilleuse puissance
D’Artabase à l’envi mendier l’assistance,
Ces deux grands intérêts partager votre cour,
Et des ambassadeurs prolonger le séjour.

Eurydice

Tous deux, ainsi qu’au roi, me rendirent visite,
Et j’en connus bientôt le différent mérite.
L’un, fier et tout gonflé d’un vieux mépris des rois,
Semblait pour compliment nous apporter des lois ;
L’autre, par les devoirs d’un respect légitime,
Vengeait le sceptre en nous de ce manque d’estime.
L’amour s’en mêla même ; et tout son entretien
Sembla m’offrir son cœur, et demander le mien.
Il l’obtint ; et mes yeux, que charmait sa présence,
Soudain avec les siens en firent confidence.
Ces muets truchements surent lui révéler
Ce que je me forçais à lui dissimuler ;
Et les mêmes regards qui m’expliquaient sa flamme
S’instruisaient dans les miens du secret de mon âme….

Ormene

Cependant est-il roi, madame ?

Eurydice

Il ne l’est pas ;
Mais il sait rétablir les rois dans leurs états.
Des Parthes le mieux fait d’esprit et de visage,
Le plus puissant en biens, le plus grand en courage,
Le plus noble : joins-y l’amour qu’il a pour moi ;
Et tout cela vaut bien un roi qui n’est que roi….

Ormene

Qu’auriez-vous de plus ?

Eurydice

Je suis jalouse.

Ormene

Jalouse ! Quoi ? Pour comble aux maux dont je vous plains…

Eurydice

Tu vois ceux que je souffre, apprends ceux que je crains.
Orode fait venir la princesse sa fille ;
Et s’il veut de mon bien enrichir sa famille,
S’il veut qu’un double hymen honore un même jour,
Conçois mes déplaisirs : je t’ai dit mon amour.
C’est bien assez, ô ciel ! Que le pouvoir suprême
Me livre en d’autres bras aux yeux de ce que j’aime :
Ne me condamne pas à ce nouvel ennui
De voir tout ce que j’aime entre les bras d’autrui.

Ormen

Votre douleur, madame, est trop ingénieuse.

Eurydice

Quand on a commencé de se voir malheureuse,
Rien ne s’offre à nos yeux qui ne fasse trembler :
La plus fausse apparence a droit de nous troubler ;
Et tout ce qu’on prévoit, tout ce qu’on s’imagine,
Forme un nouveau poison pour une âme chagrine.

Ormene

En ces nouveaux poisons trouvez-vous tant d’appas
Qu’il en faille faire un d’un hymen qui n’est pas ?

Eurydice

La princesse est mandée, elle vient, elle est belle ;
Un vainqueur des Romains n’est que trop digne d’elle.
S’il la voit, s’il lui parle, et si le roi le veut…
J’en dis trop ; et déjà tout mon cœur qui s’émeut…

Ormene

À soulager vos maux appliquez même étude
Qu’à prendre un vain soupçon pour une certitude :
Songez par où l’aigreur s’en pourrait adoucir.

Eurydice

J’y fais ce que je puis, et n’y puis réussir.
N’osant voir Suréna, qui règne en ma pensée,
Et qui me croit peut-être une âme intéressée,
Tu vois quelle amitié j’ai faite avec sa sœur :
Je crois le voir en elle, et c’est quelque douceur,
Mais légère, mais faible, et qui me gêne l’âme
Par l’inutile soin de lui cacher ma flamme.

Scène 3

Eurydice

Je vous ai fait prier de ne me plus revoir,

Seigneur : votre présence étonne mon devoir ;
Et ce qui de mon cœur fit toutes les délices,
Ne saurait plus m’offrir que de nouveaux supplices.
Osez-vous l’ignorer ? Et lorsque je vous vois,
S’il me faut trop souffrir, souffrez-vous moins que moi ?
Souffrons-nous moins tous deux pour soupirer ensemble ?
Allez, contentez-vous d’avoir vu que j’en tremble ;
Et du moins par pitié d’un triomphe douteux,
Ne me hasardez plus à des soupirs honteux.
Surena (lieutenant d’Orode, et général de son armée contre Crassus)
Je sais ce qu’à mon cœur coûtera votre vue ;
Mais qui cherche à mourir doit chercher ce qui tue.
Madame, l’heure approche, et demain votre foi
Vous fait de m’oublier une éternelle loi :
Je n’ai plus que ce jour, que ce moment de vie.
Pardonnez à l’amour qui vous la sacrifie,
Et souffrez qu’un soupir exhale à vos genoux,
Pour ma dernière joie, une âme toute à vous…EurydiceVous pouvez m’épargner d’assez rudes ennuis.
N’épousez point Mandane : exprès on l’a mandée ;
Mon chagrin, mes soupçons m’en ont persuadée.
N’ajoutez point, seigneur, à des malheurs si grands
Celui de vous unir au sang de mes tyrans ;
De remettre en leurs mains le seul bien qui me reste,
Votre cœur : un tel don me serait trop funeste.
Je veux qu’il me demeure, et malgré votre roi,
Disposer d’une main qui ne peut être à moi.
Surena
Plein d’un amour si pur et si fort que le nôtre,
Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre,
Comme je n’ai plus d’yeux vers elles à tourner,
Je n’ai plus ni de cœur ni de main à donner.
Je vous aime et vous perds… 
Acte II- Scène 1

Pacorus (fils d’Orode, Roi des Parthes) 

Suréna, votre zèle a trop servi mon père
Pour m’en laisser attendre un devoir moins sincère ;
Et si près d’un hymen qui doit m’être assez doux,
Je mets ma confiance et mon espoir en vous.
Palmis avec raison de cet hymen murmure ;
Mais je puis réparer ce qu’il lui fait d’injure ;
Et vous n’ignorez pas qu’à former ces grands nœuds
Mes pareils ne sont point tout à fait maîtres d’eux.
Quand vous voudrez tous deux attacher vos tendresses,
Il est des rois pour elle, et pour vous des princesses,
Et je puis hautement vous engager ma foi
Que vous ne vous plaindrez du prince ni du roi.

Surena

Cessez de me traiter, seigneur, en mercenaire :
Je n’ai jamais servi par espoir de salaire ;
La gloire m’en suffit, et le prix que reçoit…

Pacorus

Je sais ce que je dois quand on fait ce qu’on doit,
Et si de l’accepter ce grand cœur vous dispense,
Le mien se satisfait alors qu’il récompense.
J’épouse une princesse en qui les doux accords
Des grâces de l’esprit avec celles du corps
Forment le plus brillant et plus noble assemblage
Qui puisse orner une âme et parer un visage.
Je n’en dis que ce mot ; et vous savez assez
Quels en sont les attraits, vous qui la connaissez.
Cette princesse donc, si belle, si parfaite,
Je crains qu’elle n’ait pas ce que plus je souhaite :
Qu’elle manque d’amour, ou plutôt que ses vœux
N’aillent pas tout à fait du côté que je veux.
Vous qui l’avez tant vue, et qu’un devoir fidèle
A tenu si longtemps près de son père et d’elle,
Ne me déguisez point ce que dans cette cour
Sur de pareils soupçons vous auriez eu de jour.

Surena

Je la voyais, seigneur, mais pour gagner son père :
C’étoit tout mon emploi, c’était ma seule affaire ;
Et je croyais par elle être sûr de son choix ;
Mais Rome et son intrigue eurent le plus de voix.
Du reste, ne prenant intérêt à m’instruire
Que de ce qui pouvait vous servir ou vous nuire,
Comme je me bornais à remplir ce devoir,
Je puis n’avoir pas vu ce qu’un autre eût pu voir….

Pacorus

Quoi ? De ce que je crains vous n’auriez nulle idée ?
Par aucune ambassade on ne l’a demandée ?…

Surena

Durant tout mon séjour rien n’y blessait ma vue ;
Je n’y rencontrais point de visite assidue,
Point de devoirs suspects, ni d’entretiens si doux
Que si j’avais aimé, j’en dusse être jaloux.
Mais qui vous peut donner cette importune crainte,
Seigneur ?

Pacorus

Plus je la vois, plus j’y vois de contrainte :
Elle semble, aussitôt que j’ose en approcher,
Avoir je ne sais quoi qu’elle me veut cacher ;…

Surena

N’en appréhendez rien. Encor toute étonnée,
Toute tremblante encore au seul nom d’hyménée,
Pleine de son pays, pleine de ses parents,
Il lui passe en l’esprit cent chagrins différents.

Pacorus

Mais il semble, à la voir, que son chagrin s’applique
À braver par dépit l’allégresse publique :
Inquiète, rêveuse, insensible aux douceurs
Que par un plein succès l’amour verse en nos cœurs…

Surena

Tout cessera, seigneur, dès que sa foi reçue
Aura mis en vos mains la main qui vous est due :
Vous verrez ces chagrins détruits en moins d’un jour,
Et toute sa vertu devenir toute amour.

Pacorus

C’est beaucoup hasarder que de prendre assurance
Sur une si légère et douteuse espérance ;
Et qu’aura cet amour d’heureux, de singulier,
Qu’à son trop de vertu je devrai tout entier ?

Surena

Seigneur, je l’aperçois ; l’occasion est belle.
Mais si vous en tirez quelque éclaircissement
Qui donne à votre crainte un juste fondement,
Que ferez-vous ?

Pacorus

J’en doute, et pour ne vous rien feindre,
Je crois m’aimer assez pour ne la pas contraindre ;
Mais tel chagrin aussi pourrait me survenir,
Que je l’épouserais afin de la punir…

Acte III- Scène 2

Orode (Roi des Parthes)

Suréna, vos services
(Qui l’aurait osé croire ?) ont pour moi des supplices :
J’en ai honte, et ne puis assez me consoler
De ne voir aucun don qui les puisse égaler.
Suppléez au défaut d’une reconnaissance
Dont vos propres exploits m’ont mis en impuissance ;
Et s’il en est un prix dont vous fassiez état,
Donnez-moi les moyens d’être un peu moins ingrat.

Surena

Quand je vous ai servi, j’ai reçu mon salaire,
Seigneur, et n’ai rien fait qu’un sujet n’ait dû faire ;
La gloire m’en demeure, et c’est l’unique prix
Que s’en est proposé le soin que j’en ai pris….

Orode

Ma gratitude oserait se borner
Au pardon d’un malheur qu’on ne peut deviner,
Qui n’arrivera point ? Et j’attendrais un crime
Pour vous montrer le fond de toute mon estime ?
Le ciel m’est plus propice, et m’en ouvre un moyen
Par l’heureuse union de votre sang au mien :
D’avoir tant fait pour moi ce sera le salaire.

Surena

J’en ai flatté longtemps un espoir téméraire ;
Mais puisqu’enfin le prince…

Orode

Il aima votre sœur,
Et le bien de l’état lui dérobe son cœur :
La paix de l’Arménie à ce prix est jurée.
Mais l’injure aisément peut être réparée ;
J’y sais des rois tous prêts ; et pour vous, dès demain,
Mandane, que j’attends, vous donnera la main.
C’est tout ce qu’en la mienne ont mis des destinées
Qu’à force de hauts faits la vôtre a couronnées.

Surena

À cet excès d’honneur rien ne peut s’égaler ;
Mais si vous me laissiez liberté d’en parler,
Je vous dirais, seigneur, que l’amour paternelle
Doit à cette princesse un trône digne d’elle ;
Que l’inégalité de mon destin au sien
Ravalerait son sang sans élever le mien ;
Qu’une telle union, quelque haut qu’on la mette,
Me laisse encor sujet, et la rendrait sujette ;
Et que de son hymen, malgré tous mes hauts faits,
Au lieu de rois à naître, il naîtrait des sujets….

Orode

Est-ce dans le dessein de vous mettre à leur tête
Que vous me demandez ma grâce toute prête ?
Et de leurs vains souhaits vous font-ils le porteur
Pour faire Palmis reine avec plus de hauteur ?
Il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome ;
Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N’ont jamais sûreté d’être toujours heureux.
J’ai donné ma parole : elle est inviolable.
Le prince aime Eurydice autant qu’elle est aimable ;
Et s’il faut dire tout, je lui dois cet appui
Contre ce que Phradate osera contre lui ;
Car tout ce qu’attenta contre moi Mithradate,
Pacorus le doit craindre à son tour de Phradate :…

Surena

Il sait que je sais mon devoir,
Et n’a pas oublié que dompter des rebelles,
Détrôner un tyran…

Orode

Ces actions sont belles ;
Mais pour m’avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?

Surena

La dédaigner, seigneur, quand mon zèle fidèle
N’ose me regarder que comme indigne d’elle !
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Et pour la mériter, je cours me faire roi.
S’il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
Et vous direz après si c’est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner.
Mais je suis né sujet, et j’aime trop à l’être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu’un homme tel que moi
Souille par son hymen le pur sang de son roi.

Orode

Je n’examine point si ce respect déguise ;
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n’est malaisé quand son bras l’entreprend.
Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières,
Que sur tant de vassaux je n’ai d’autorité
Qu’autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu’ici suivi comme fidèle,
Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.

Surena

Par quel crime, seigneur, ou par quelle imprudence
Ai-je pu mériter si peu de confiance ?
Si mon cœur, si mon bras pouvait être gagné,
Mithradate et Crassus n’auraient rien épargné :
Tous les deux…

Orode

Laissons là Crassus et Mithradate.
Suréna, j’aime à voir que votre gloire éclate :
Tout ce que je vous dois, j’aime à le publier ;
Mais quand je m’en souviens, vous devez l’oublier.
Si le ciel par vos mains m’a rendu cet empire,…

Surena

Je reviens à Palmis, seigneur. De mes hommages
Si les lois du devoir sont de trop faibles gages,
En est-il de plus sûrs, ou de plus fortes lois,
Qu’avoir une sœur reine et des neveux pour rois ?
Mettez mon sang au trône, et n’en cherchez point d’autres,
Pour unir à tel point mes intérêts aux vôtres,
Que tout cet univers, que tout notre avenir
Ne trouve aucune voie à les en désunir.

Orode

Mais, Suréna, le puis-je après la foi donnée,
Au milieu des apprêts d’un si grand hyménée ?
Et rendrai-je aux Romains qui voudront me braver
Un ami que la paix vient de leur enlever ?
Si le prince renonce au bonheur qu’il espère,
Que dira la princesse, et que fera son père ? 

Surena

Pour son père, seigneur, laissez-m’en le souci.
J’en réponds, et pourrais répondre d’elle aussi.
Malgré la triste paix que vous avez jurée,
Avec le prince même elle s’est déclarée ;
Et si je puis vous dire avec quels sentiments
Elle attend à demain l’effet de vos serments,
Elle aime ailleurs.

Orode

Et qui ?

Surena

C’est ce qu’elle aime à taire :
Du reste son amour n’en fait aucun mystère,
Et cherche à reculer les effets d’un traité
Qui fait tant murmurer votre peuple irrité.

Orode

Est-ce au peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire
Pour lui donner des rois quel sang je dois élire ?
Et pour voir dans l’état tous mes ordres suivis,
Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ?

Surena

Seigneur, je n’aime rien.

Orode

Que vous aimiez ou non,
Faites un choix vous-même, ou souffrez-en le don.

Surena

Mais si j’aime en tel lieu qu’il m’en faille avoir honte,
Du secret de mon cœur puis-je vous rendre conte ?

Orode

À demain, Suréna. S’il se peut, dès ce jour,
Résolvons cet hymen avec ou sans amour.
Cependant allez voir la princesse Eurydice ;
Sous les lois du devoir ramenez son caprice ;
Et ne m’obligez point à faire à ses appas
Un compliment de roi qui ne lui plairait pas…

Acte IV- Scène 1

Ormene
Oui, votre intelligence à demi découverte
Met votre Suréna sur le bord de sa perte.
Je l’ai su de Silllace ; et j’ai lieu de douter
Qu’il n’ait, s’il faut tout dire, ordre de l’arrêter.Eurydice
On n’oserait, Ormène ; on n’oserait.Ormene
Madame,
Croyez-en un peu moins votre fermeté d’âme.
Un héros arrêté n’a que deux bras à lui,
Et souvent trop de gloire est un débile appui.

Eurydice
Je sais que le mérite est sujet à l’envie,
Que son chagrin s’attache à la plus belle vie.
Mais sur quelle apparence oses-tu présumer
Qu’on pourrait… ?

Ormene
Il vous aime, et s’en est fait aimer.

Eurydice
Qui l’a dit ?

Ormene
Vous et lui : c’est son crime et le vôtre.
Il refuse Mandane, et n’en veut aucune autre ;
On sait que vous aimez ; on ignore l’amant :
Madame, tout cela parle trop clairement.

Eurydice
Ce sont de vains soupçons qu’avec moi tu hasardes.

Scène 2

Palmis (sœur de Suréna)

Madame, à chaque porte on a posé des gardes :
Rien n’entre, rien ne sort qu’avec ordre du roi.

Eurydice

Qu’importe ? Et quel sujet en prenez-vous d’effroi ?

Palmis

Ou quelque grand orage à nous troubler s’apprête,
Ou l’on en veut, madame, à quelque grande tête :
Je tremble pour mon frère.

Eurydice

À quel propos trembler ?
Un roi qui lui doit tout voudrait-il l’accabler ?

Palmis

Vous le figurez-vous à tel point insensible,
Que de son alliance un refus si visible… ?

Eurydice

Un si rare service a su le prévenir
Qu’il doit récompenser avant que de punir.

Palmis

Il le doit ; mais après une pareille offense,
Il est rare qu’on songe à la reconnaissance,
Et par un tel mépris le service effacé
Ne tient plus d’yeux ouverts sur ce qui s’est passé…

Scène 4

Pacorus

Suréna, je me plains, et j’ai lieu de me plaindre.

Surena

De moi, seigneur ?

Pacorus

De vous. Il n’est plus temps de feindre :
Malgré tous vos détours on sait la vérité ;
Et j’attendais de vous plus de sincérité,
Moi qui mettais en vous ma confiance entière,
Et ne voulais souffrir aucune autre lumière…

Surena

Puisque vous vous plaignez, la plainte est légitime,
Seigneur ; mais après tout j’ignore encor mon crime.

Pacorus

Vous refusez Mandane avec tant de respect,
Qu’il est trop raisonné pour n’être point suspect…
Vous avez mieux aimé tenter un artifice
Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice,
En me donnant le change attirer mon courroux,
Et montrer quel objet vous réservez pour vous….

Surena

Je le vois bien, seigneur : qu’on m’aime, qu’on vous aime,
Qu’on ne vous aime pas, que je n’aime pas même,
Tout m’est compté pour crime ; et je dois seul au roi
Répondre de Palmis, d’Eurydice et de moi :…
Sans faire un nouveau crime, oserai-je vous dire
Que l’empire des cœurs n’est pas de votre empire,
Et que l’amour, jaloux de son autorité,
Ne reconnaît ni roi ni souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l’appelle :
Dès qu’on le violente, on en fait un rebelle ;
Et je suis criminel de ne pas triompher,
Quand vous-même, seigneur, ne pouvez l’étouffer !
Changez-en par votre ordre à tel point le caprice,
Qu’Eurydice vous aime, et Palmis vous haïsse ;
Ou rendez votre cœur à vos lois si soumis,
Qu’il dédaigne Eurydice, et retourne à Palmis…

Pacorus

Je pardonne à l’amour les crimes qu’il fait faire ;
Mais je n’excuse point ceux qu’il s’obstine à taire,
Qui cachés avec soin se commettent longtemps,
Et tiennent près des rois de secrets mécontents.
Un sujet qui se voit le rival de son maître,
Quelque étude qu’il perde à ne le point paraître,
Ne pousse aucun soupir sans faire un attentat ;
Et d’un crime d’amour il en fait un d’état…

Surena

Oui ; mais quand de son maître on lui fait un rival ;
Qu’il aimait le premier ; qu’en dépit de sa flamme,
Il cède, aimé qu’il est, ce qu’adore son âme ;
Qu’il renonce à l’espoir, dédit sa passion :
Est-il digne de grâce, ou de compassion ?

Pacorus

Qui cède ce qu’il aime est digne qu’on le loue ;
Mais il ne cède rien, quand on l’en désavoue ;
Et les illusions d’un si faux compliment
Ne méritent qu’un long et vrai ressentiment.

Surena

Tout à l’heure, seigneur, vous me parliez de grâce,
Et déjà vous passez jusques à la menace !
La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir ;
La menace n’a rien qui les puisse émouvoir…
Qu’on veuille mon épée, ou qu’on veuille ma tête,
Dites un mot, seigneur, et l’une et l’autre est prête :
Je n’ai goutte de sang qui ne soit à mon roi ;
Et si l’on m’ose perdre, il perdra plus que moi.
J’ai vécu pour ma gloire autant qu’il fallait vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre ;
Mais si vous me livrez à vos chagrins jaloux,
Je n’aurai pas peut-être assez vécu pour vous.

PACORUS.

Suréna, mes pareils n’aiment point ces manières :
Ce sont fausses vertus que des vertus si fières.
Après tant de hauts faits et d’exploits signalés,
Le roi ne peut douter de ce que vous valez ;
Il ne veut point vous perdre : épargnez-vous la peine
D’attirer sa colère et mériter ma haine ;
Donnez à vos égaux l’exemple d’obéir,
Plutôt que d’un amour qui cherche à vous trahir…
Recevez cet avis d’une amitié fidèle.
Ce soir la reine arrive, et Mandane avec elle.
Je ne demande point le secret de vos feux ;
Mais songez bien qu’un roi, quand il dit : « je le veux… »
Adieu : ce mot suffit, et vous devez m’entendre.

Surena

Je fais plus, je prévois ce que j’en dois attendre :
Je l’attends sans frayeur ; et quel qu’en soit le cours,
J’aurai soin de ma gloire ; ordonnez de mes jours.

Scène 2

Eurydice

Seigneur, le roi condamne
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane ;
Le refus n’en saurait demeurer impuni :
Il lui faut l’une ou l’autre, ou vous êtes banni.

Surena

Madame, ce refus n’est point vers lui mon crime ;
Vous m’aimez : ce n’est point non plus ce qui l’anime.
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr :
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse…

Scène 5

Eurydice

Je n’y résiste plus, vous me le défendez.
Ormène vient à nous, et lui peut aller dire
Qu’il épouse… Achevez tandis que je soupire.

Palmis

Elle vient toute en pleurs.

Ormene

Qu’il vous en va coûter !
Et que pour suréna…

Palmis

L’a-t-on fait arrêter ?

Ormene

À peine du palais il sortait dans la rue,
Qu’une flèche a parti d’une main inconnue ;
Deux autres l’ont suivie ; et j’ai vu ce vainqueur,
Comme si toutes trois l’avaient atteint au cœur,
Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place.

Euridice

Hélas !

Ormene

Songez à vous, la suite vous menace ;
Et je pense avoir même entendu quelque voix
Nous crier qu’on apprît à dédaigner les rois.

Palmis

Prince ingrat ! Lâche roi ! Que fais-tu du tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la terre ?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si de pareils tyrans n’en sont point écrasés ?
Et vous, madame, et vous dont l’amour inutile,
Dont l’intrépide orgueil paraît encor tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner,
Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l’avantage.
Quoi ? Vous causez sa perte, et n’avez point de pleurs !

Eurydice

Non, je ne pleure point, madame, mais je meurs.
Ormène, soutiens-moi.

Ormene

Que dites-vous, madame ?

Eurydice

Généreux Suréna, reçois toute mon âme.

Ormene

Emportons-la d’ici pour la mieux secourir.

Palmis

Suspendez ces douleurs qui pressent de mourir,
Grands dieux ! Et dans les maux où vous m’avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée !

Toutes les œuvres de Pierre de  Corneille:

Théâtre:

  • Mélite (1629)
  • Clitandre ou l’Innocence persécutée (1631)
  • La Veuve (1632)
  • La Galerie du Palais (1633)
  • La Suivante (1634)
  • La Place royale (1634)
  • Médée (1635)
  • L’Illusion comique (1636)
  • Le Cid (1637)
  • Horace (1640)
  • Cinna ou la Clémence d’Auguste (1642)
  • Polyeucte (1642)
  • Le Menteur (1644)
  • La Mort de Pompée (1643)
  • Rodogune (1644)
  • La Suite du Menteur (1645)
  • Théodore (1646)
  • Héraclius (1647)
  • Don Sanche d’Aragon (1649)
  • Andromède (1650)
  • Nicomède (1651)
  • Pertharite (1651)
  • Œdipe (1659)
  • La Toison d’or (1660)
  • Sertorius (1662)
  • Sophonisbe (1663)
  • Othon (1664)
  • Agésilas (1666)
  • Attila (1667)
  • Tite et Bérénice (1670)
  • Pulchérie (1672)
  • Suréna (1674)

Autres:

  • Au lecteur (1644)
  • Au lecteur (1648)
  • Au lecteur (1663)
  • Discours du poème dramatique (1660)
  • Discours de la tragédie
  • Discours des trois unités
  • Lettre apologétique
  • Discours à l’Académie
  • Épitaphe de Dom Jean Goulu

Traductions

  • L’Imitation de Jésus-Christ
  • Louanges de la Sainte Vierge
  • Psaumes du Bréviaire romain
  • L’Office de la Sainte Vierge
  • Vêpres des dimanches et complies
  • Hymnes du Bréviaire romain
  • Hymnes de Saint Victor
  • Hymnes de Sainte Geneviève

 Citations de Pierre Corneille:

  • “Aux âmes bien nées, La valeur n’attend point le nombre des années.”
  • “A qui sait bien aimer, il n’est rien d’impossible.”
  • “Un véritable roi n’est ni mari ni père.”
  • “Fuyez un ennemi qui sait votre défaut.”
  • “A raconter ses maux, souvent on les soulage.”
  • “Un bien acquis sans peine est un trésor en l’air. ”
  • “Dans le bonheur d’autrui, je cherche mon bonheur. ”
  • “Qui se laisse outrager mérite qu’on l’outrage.”
  • “Un bienfait perd sa grâce à le trop publier.”
  • “Je ne fais rien du tout quand je pense tout faire.”
  • “On a peine à haïr ce qu’on a bien aimé. Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.”
  • “C’est une imprudence d’écouter trop d’avis, et se tromper au choix.”
  • “Qui veut tout retenir laisse tout échapper.”
  • “Il faut bonne mémoire après qu’on a menti.”
  • “L’amour a des tendresses que nous n’apprenons point qu’auprès de nos maîtresses.”
  • “Bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore, Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.”
  • “La vanité repousse la bienveillance, la modestie l’attire.”
  • “On garde sans remords ce qu’on acquiert sans crimes.”

Hommages à Corneille

Ecrits:

  • Fontenelle: Vie de Corneille
  • Taschereau: Vie de Corneille
  • Guizot: Vie de Corneille
  • Voltaire a publié ses œuvres avec un Commentaire
  • La Bruyère, Racine, Gaillard, Bailly, Auger, Victorin Fabre: Éloge.
  • Sainte-Beuve a consacré au Cid quatre Nouveaux Lundis.

Autres:

  • Un portrait de Pierre Corneille du peintre François Sicre (entre 1680 et 1683), exposé au musée Carnavalet.
  • A son effigie un billet de 100 francs français (1964), œuvre de Jean Lefeuvre.
  • Statue en fonte de cire perdue (1834), par David d’Angers, devant le Théâtre des Arts de Rouen.
  • Statue en bronze (1837), de Duaparc, dans la cour du Lycée Corneille de Rouen.
  • Statue en marbre blanc (1840), de Jean-Pierre Cortot, dans le hall de l’Hôtel de Ville de Rouen.
  • Statue (1857) de Philippe Joseph Henri Lemaire, Palais du Louvre (aile Turgot).

 

 

 

 

 

René Descartes, fondateur de la philosophie moderne

septembre 28th, 2015 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | Le XVI – XVII siècle - (Commentaires fermés sur René Descartes, fondateur de la philosophie moderne)
René Descartes ou l'Être cartésien

Biographie de René Descartes (1596-1650):

Mathématicien, physicien et philosophe français, René Descartes naît le 31 mars 1596 à La Haye (aujourd’hui Descartes) en Touraine. Il est le troisième enfant de Joachim Descartes,  conseiller au parlement de Bretagne, et de Jeanne Brochard. il est baptisé le 3 avril en l’église Saint-Georges. Il perd sa mère alors qu’il n’est âgé que de 13 mois. Il est alors élevé par sa grand-mère maternelle, son père et sa nourrice.

René reçoit une éducation solide et une formation classique, complétée par la connaissance des arts d’agrément et des talents militaires et juridiques. Il commence d’abord à lire et à écrire chez sa grand-mère et sa sœur aînée Jeanne. Il rejoint ensuite les jésuites du Collège royal Henri-le-Grand de la Flèche, fondé par Henri IV et qui vient d’ouvrir. Il complète son éducation en pratiquant, l’équitation,dance et l’escrime.

René Descartes obtient son baccalauréat et sa licence en droit civil et canonique à l’université de Poitiers en novembre 1616. Il part alors vivre à Paris où il rencontre le mathématicien Claude Mydorge et retrouve son ancien maître l’abbé Marin Mersenne. Il finit par se retirer en solitaire pour se consacrer à l’étude des mathématiques deux années de vie cachée durant. Il préfère avancer masqué  » Heureux qui a vécu caché » étant sa devise.

René Descartes est considéré comme le premier philosophe moderne. C’est lui qui met fin à la longue suprématie de l’aristotélisme (interprétation médiévale de l’enseignement d’Aristote), et projette de fonder une science universelle. Il reste notamment célèbre pour son « Cogito, ergo sum » (« Je pense, donc je suis »), exprimé la première fois dans « Discours de la méthode ». Cette formule exprime selon l’auteur la première des certitudes, celle de sa propre existence, à partir de laquelle le monde est bâti.

Les pérégrinations de Descartes le mènent d’abord en Hollande (1618) pour s’engager à l’école de guerre de Maurice de Nassau (prince d’Orange). Il rencontre le physicien Isaac Beeckman la même année. Il se rend ensuite au Danemark, en Allemagne où éclate la guerre de Trente ans. Il assiste au couronnement de l’Empereur Ferdinand, avant de s’engager dans l’armée du duc Maximilien de Bavière. Il considère ces aventures en terre étrangère sont très formatrices stimulantes intellectuellement, en ce sens qu’il y puise des éléments de réflexion philosophique et d’analyse scientifique grâce notamment aux contacts avec des savants. C’est durant cette période de sa vie (entre 1619 et 1620) à Neubourg qu’il fait, selon lui, trois songes exaltants qui l’éclairent sur sa vocation. Il parle de la révélation d’une « science admirable » dont il va concevoir les fondements.

René Descartes renonce finalement au métier des armes. Il se rend de nouveau en Hollande (1621), puis revient en France (1622) pour prendre possession de l’héritage de sa mère. Il fait en 1623 un voyage de plusieurs mois en Italie, avant de revenir en France et demeurer à Paris jusqu’en 1629 puis repartir en Hollande. A l’invitation de la reine Christine de Suède, férue de philosophie, il se rend à Stockholm en septembre. Après avoir passé quelques mois intenses avec elle, il succombe à une pneumonie le 11 février 1650. Mais selon Eike Pies dans « L’Affaire Descartes » et Theodor Ebert dans « La Mort mystérieuse de René Descartes », le philosophe aurait été empoisonné à l’arsenic par François Viogué (aumônier, père catholique et missionnaire à l’ambassade de France à Stockholm). Celui-ci aurait craint qu’il n’influençât la reine Christine qui est luthérienne et qu’elle ne renonçât à se convertir au catholicisme. Ebert soutient donc, preuves à l’appui, la thèse de l’assassinat.

Oeuvre de René Descartes

En novembre 1633, René Descartes apprend que Galilée est traduit par l’Eglise devant le tribunal de l’inquisition pour ses idées copernicienne, contraires aux Écritures Saintes. La controverse Ptoléméo-copernicienne et ce procès le font rallier au système cosmologique copernicein, alors qu’il ne se destinait pas à une carrière philosophique. Il veut faire mieux que Galilée, ayant dans l’idée que celui-ci s’y est mal pris pour expliquer la thèse de l’héliocentrique (théorie qui place le Soleil au centre de l’ Univers). Il prend néanmoins soin de dissimuler ses idées et avance avec un masque, craignant à son tour d’être la cible des religieux et autres conservateurs. Pour défendre cette thèse il écrit alors son « Traité du monde de la lumière » (1632), qu’il ne publiera que deux années plus tard. Une oeuvre qui est le prémisse à une nouvelle méthode de pensée, à des idées nouvelles qui allaient révolutionner à leur tour la philosophie et la théologie jusqu’à influencer considérablement tout son siècle.

Avant de s’intéresser à l’existence des corps, Descartes se penche d’abord sur celle de Dieu, dont il démontre l’existence. Ses seules certitudes ou vérités sont celle de sa propre existence, d’où le fameux « je pense, donc je suis », et celle de Dieu. Le reste doit être fondé sur la notion de doute absolu, excluant toute certitude. Pour se faire il s’attaque d’abord à la science incertaine du Moyen Âge. Il lui substituer une autre, qui aurait le même degré de certitude que celui des mathématiques. Il établie alors une méthode à même d’arriver à écarter le doute, c’est à dire à la certitude.

Soucieux de mettre de l’unité dans les sciences, il travaille sur la généralisation de cette certitude à tous les savoirs, qui prendra le nom Mathesis Universalis (La mathématique universelle) dans les « Règles pour la direction de l’esprit ». Descartes part du principe que c’est toujours une pensée unifiée qui est à l’œuvre dans la science.

Descartes s’intéresse ensuite à l’étude du champ affectif humain, et de la nature de l’union entre l’âme et le corps. Il rompt avec la tradition aristotélicienne en affirmant un dualisme non négligeable entre l’âme et le corps. Il va jusqu’à considérer l’animal comme une machine, une créature sans pensée ni âme. Une théorie qui trouvera des opposants, notamment Voltaire, Rousseau et Diderot au temps des Lumières.

Pour Descartes c’est l’action divine qui agit, en le recréant sans cesse, et maintient dans l’être le Monde et tout l’Univers. Cette force motrice permet au Monde et ses composantes de se mouvoir. La métaphysique cartésienne trouve selon lui son origine et son fondement en Dieu, en ce sens que c’est son action qui est au principe même du mouvement. La physique n’a plus alors qu’à définir et étudier les lois qui en découlent. Toutes ses recherchent scientifiques sont orientées et justifiées par l’idée qu’il se fait du divin. Mais il prend bien soin de distinguer ce qui est de l’ordre du divin de ce qui est du domaine de la connaissance ainsi que des choses.

Œuvres de René Descartes

Les Règles pour la direction de l’esprit (1628, inachevées)

Dans cette ouvrage, Descartes propose un certain nombre de règles qui ont pour objet d’orienter l’esprit dans la quête de vérité et de lui éviter des efforts inutiles. C’est en fait toute une méthode pour éviter de prendre le faux pour du vrai, et d’acquérir la science que l’auteur qualifie de Sagesse. Etant la connaissance de tout ce qui est humainement possible, celle-ci est selon lui « la fin générale » à laquelle la méthode doit conduire. La méthode se présente donc comme un moyen d’atteindre un but, la Sagesse, en ce sens que celle-ci est l’accomplissement de la vraie connaissance de toutes les choses dont leur esprit est capable.

Première règle:

Le but des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui.

Deuxième règle:

Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable.

Troisième règle:

II faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous ­mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science.

Quatrième règle:

Nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité.

Cinquième règle:

Il faut ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures à de plus simples, et ensuite partir de l’intuition de ces dernières pour arriver, par les mêmes degrés, à la connaissance des autres.

Sixième règle:

Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées, et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets, où de quelques vérités nous avons déduit d’autres vérités, reconnaître quelle est la chose la plus simple, et comment toutes les autres s’en éloignent plus ou moins, ou également.

Septième règle:

Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante.

Huitième règle:

Si dans la série des questions il s’en présente une que notre esprit ne peut comprendre parfaitement, il faut s’arrêter là, ne pas examiner ce qui suit, mais s’épargner un travail superflu.

Neuvième règle:

Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre importance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et distinctement.

Dixième règle:

Pour que l’esprit acquière de la facilité, il faut l’exercer à trouver les choses que d’autres ont déjà découvertes, et à parcourir avec méthode même les arts les plus communs, surtout ceux qui expliquent l’ordre ou le supposent.

Onzième règle:

Apres avoir aperçu par l’intuition quelques propositions simples, si nous en concluons quelque autre, il est inutile de les suivre sans interrompre un seul instant le mouvement de la pensée, de réfléchir à leurs rapports mutuels, et d’en concevoir distinctement à la fois le plus grand nombre possible ; c’est le moyen de donner à notre science plus de certitude et à notre esprit plus d’étendue.

Douzième règle:

Enfin il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des propositions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connaît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu.

Treizième règle:

Quand nous comprenons parfaitement une question, il faut la dégager de toute conception superflue, la réduire au plus simple, la subdiviser le plus possible au moyen de l’énumération.

Quatorzième règle:

La même règle doit s’appliquer à l’étendue réelle des corps, et il faut la représenter tout entière à l’imagination, au moyen de figures nues ; de cette manière l’entendement la comprendra bien plus distinctement.

Quinzième règle:

Souvent il est bon de tracer ces figures, et de les montrer aux sens externes, pour tenir plus facilement notre esprit attentif.

Seizième règle:

Quant à ce qui n’exige pas l’attention de l’esprit, quoique nécessaire pour la conclusion, il vaut mieux le désigner par de courtes notes que par des figures entières. Par ce moyen la mémoire ne pourra nous faire défaut, et cependant la pensée ne sera pas distraite, pour le retenir, des autres opérations auxquelles elle est occupée.

Dix-septième règle:

Il faut parcourir directement la difficulté proposée, en faisant abstraction de ce que quelques uns de ses termes sont connus et les autres inconnus, et en suivant, par la marche véritable, la mutuelle dépendance des unes et des autres.

Dix-­huitième règle:

Pour cela il n’est besoin que de quatre opérations, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division ; même les deux dernières n’ont souvent pas besoin d’être faites, tant pour ne rien embrasser inutilement, que parce qu’elles peuvent par la suite être plus facilement exécutées.

Dix-neuvième règle:

C’est par celle méthode qu’il faut chercher autant de grandeurs exprimées de deux manières différentes que nous supposons connus de termes inconnus, pour parcourir directement la difficulté; car par ce moyen, nous aurons autant de comparaisons entre deux choses égales.

Vingtième règle:

Après avoir trouvé les équations, il faut achever les opérations que nous avons omises, sans jamais employer la multiplication toutes les fois qu’il aura lieu à division. 

Vingt et unième règle:

S’il y a plusieurs équations de cette espèce, il faudra les réduire toutes à une seule, savoir à celle dont les termes occuperont le plus petit nombre de degrés, dans la série des grandeurs en proportion continue, selon laquelle ces termes eux-mêmes doivent être disposés. 

Le Monde ou le Traité de la lumière (1633, publié post-mortem)

Alors qu’il s’apprête à publier ce traité René Descartes, qui admet aussi le mouvement de la Terre, apprend que Galilée est condamné par les inquisiteurs du Saint-Office à Rome pour son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (Pour Galilée, la Terre tournait autour du soleil et n’est pas le centre de l’Univers). Il sursoit alors temporairement à sa publication qu’il laisse dans l’ombre. Il publie cependant en 1637 trois petits traités (Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité à travers les sciences, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie) qui renseignent quelque peu sur sa doctrine. Le but est de connaître les réactions des autorités. Le Monde, ou Traité de la lumière ne sera finalement publié que bien après sa mort (1677).

Dans ce traité, l’auteur relate ses idées sur le monde. Il considère que la vie, l’activité humaine et animale (machines du corps vivants) et l’univers physique (machine du monde) sont régis mécaniquement grâce à trois règles de mouvement découlant des lois naturelles établies par Dieu (principe d’inertie, lois de la communication du mouvement…). Cependant, l’âme pensante reste inflexible au mouvement et à ces lois. Avec ce traité, Descartes ouvre la voie à l’organisation rationnelle de la mécanique.

Discours de la méthode (1637)

René Descartes se rend compte, après ce qui est arrivé à Galilée, que les esprits n’étaient pas encore préparés à accueillir favorablement cette science nouvelle. Il adopte donc une attitude prudente pour « avancer maqué ». Le discours de la méthode est destiné justement à préparer ces esprits à comprendre cette science et les résultats de ses recherches. Ce qui explique le titre entier de « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. » La raison signifiant ici distinguer ce qui est vrai du faux sur le plan théorique et le bien du mal sur le plan pratique. Retirez à l’homme sa forme raisonnable il cesse d’être un homme, car c’est ce qui le distingue de l’animal.

Pour Descartes excepté les vérités religieuses qui ont été révélées, les vérités scientifique sont à chercher et découvrir. La science est encore à élaborer, et il faut donc une méthode qui doit s’exercer selon des règles à définir pour qu’elle soit efficace. Comme pour convaincre, il expose sa vie intellectuelle et le chemin suivi et parcouru dans la recherche de la vérité. Il nous apprend que la soif de connaître est chez lui une curiosité naturelle. Pour lui apprendre c’est pour distinguer le vrai du faux, pour voir clair dans ses actions et sa vie afin d’avancer avec assurance. Pour Descartes il existe deux sources fondamentales de la connaissance: la raison qui dépend de notre volonté et l’expérience grâce au voyage et contacts avec les autres et les érudits notamment.

Au passage Descartes critique sévèrement l’enseignement qu’il a reçu au collège de La Flèche, pourtant réputé le meilleur en Europe. Il passe en revue toutes les disciplines qu’ils a eu à étudier: du latin et le grec en passant par les mathématiques et la théologie jusqu’à la philosophie scolastique et le jurisprudence… Descartes aborde ce discours par trois constats:

-« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ».

Cela veut dire que chaque être humain est pourvu de bon sens, c’est-à-dire de raison.

-« Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». 

En d’autres termes, quelqu’un qui avancerait lentement, mais dans le bon chemin, irait bien plus loin que quelqu’un qui avancerait rapidement, mais en s’éloignant du chemin.

-« Je savais que les langues… sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentillesse des fables réveille l’esprit…; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées…; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup espérer, tant à contenter les curieux qu’à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes…; que la philosophie, donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et des autres sciences, apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur, et se garder d’en être trompé. »

Descartes énumère des domaines de connaissance qui trouvent une application dans la réalité, et peuvent donc être bénéfiques. Il expose les vertus des connaissances qu’il a reçues, mais les écarte ensuite par le doute afin d’aller chercher la vérité.

Après cet état des lieux, il propose une méthode et ses règles. Il la justifie par l’exigence d’être guidé par un chemin balisé, qui permet à la recherche d’éviter l’erreur et d’aboutir à des découvertes. Par cette méthode Descartes se donne comme exigence de suivre quatre règles en toutes circonstances dans ses recherches.

La règle de l’évidence:

Il s’agit de n’admettre que ce qui a été suivi d’un examen et qui résiste au doute. Pour celà éviter deux choses (périls) importants: la prévention et la précipitation. Le premier est en effet fondé sur les préjugés et leur apparence de vérités, et consiste à approuver sans chercher au préalable à distinguer le vrai du faux. Le second consiste à se donner le temps d’examiner scrupuleusement les condition de la validité et à éviter donc la précipitation. Le but est de se faire une idée bien claire et distincte dont on ne peut absolument pas douter, tellement sa vérité saute aux yeux donc évidente. « Ne rien recevoir pour vrai qui ne soit évident ».

La règle de l’analyse:

Face à un problème notamment complexe, Descartes suggère de le décomposer en problèmes ou de points de moindre difficulté pour en simplifier la résolution.

La règle de la synthèse:

C’est la reconstitution dans l’ordre et par étape, des plus simples et aisés au plus complexes, des résultats de l’analyse pour en faire une connaissance structurée et composée de l’objet étudié. 

La règle du dénombrement ou récapitulation:

Il s’agit de revoir tout ce qui a été fait pour vérifier et s’assurer que rien n’a été omis et qu’aucune erreur ne s’est glissée.  

En appendice Descartes ajoute trois essais: La Dioptrique, Les Météores et la Géométrie.

La Dioptrique: 

Publié à Leyde (Hollande) et composé de dix discours l’essai traite de la lumière réfléchie, de la lumière réfractée et des lois de la vision. Usant d’une approche par l’expérimentation, il fait une avancée importante dans le domaine de l’optique. Son travail aboutit notamment à l’énonciation d’une loi de la réfraction puis à la construction d’instruments d’optiques.

Les Météores:

Par cet ouvrage, René Descartes est le premier à s’essayer à l’étude de la météorologie et des phénomènes naturels d’un point de vue scientifique.

La Géométrie:

Après la Dioptrique, les Météores et maintenant la Géométrie, René Descartes nous montrent qu’avec sa Méthode on obtient des résultats positifs. « La Géométrie » est un ouvrage où il est question de l’unité avec l’algèbre. Il invente ainsi les repères cartésiens (système d’axes de coordonnées) qui aboutit à l’écriture de l’équation de courbes et donc à la géométrie analytique.

Méditations métaphysiques (1641)

ou Méditations sur la philosophie première

Composée de six méditations, cette oeuvre philosophique revient avec plus de détails sur le doute et la recherche de la vérité qui doit avoir un fondement solide et irréfutable. Laquelle vérité à laquelle font souvent obstacles les préjugés et les croyances, dont il faut donc se détacher. Lui-même a découvert que les opinions ou connaissances qu’il a reçus dans sa jeunesse étaient fausses. A travers ces méditations, Descartes nous invite à suivre ce parcours de réflexion pour arriver aux mêmes résultats que lui dans la recherche de la vérité.

Méditation première : Des choses que l’on peut révoquer en doute.

Pour Descartes tout ce qui n’est pas absolument certain et assuré est considéré comme faux, douteux. Il s’agit d’abord de remettre en doute tout ce qui a été inculqué dans le domaine de la connaissance durant l’enfance où la raison est encore mal formée. Le doute absolu est l’arme par laquelle on peut établir la vérité et l’exactitude des connaissances car il est nécessaire à toute entreprise de construction scientifique et philosophique.

Méditation seconde : De la nature de l’esprit humain ; et qu’il est plus aisé à connaître que le corps.

Descartes cherche à se mettre hors du doute par une certitude qui sera « un point fixe et assuré ». Il se pose alors la question de savoir s’il existe et en tant que quelque chose après avoir a nié l’existence du monde, des corps et des esprits. Il a une certitude, l’existence de sa pensée aussi perplexe soit-elle comme preuve de la sienne en tant qu’être pensant. C’est sa première vérité  » la proposition : je suis, j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce , ou que je la conçois en on esprit… Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis…je ne suis précisément parlant qu’une chose qui pense » Descartes démontre que le cogito (ou l’esprit) est premier dans l’ordre de la connaissance vis-à-vis du corps. « Je suis une chose pensante (res cogitans) » (res cogitas, je pense).

Méditation troisième : De Dieu ; qu’il existe.

Etant fixé sur sa propre existence, Descartes entreprend de trouver ce qui rend la connaissance de moi aussi certaine et tenter de l’appliquer à d’autres choses.

Le critère de vérité  

La certitude d’une existence vient du fait que l’on peut en avoir une idée bien claire et distincte. Elle est alors sûre comme l’est l’évidence mathématiques 3+2 = 5.

L’analyse des pensées

Descartes se penche sur l’analyse des pensées pour appuyer ce qu’il avance. Selon lui ces pensées sont de trois types: les idées, les volontés et les jugements. Si les jugements sont plutôt des actes qui peuvent faussés, les idées et les volontés sont justes des représentations

La certitude de l’existence de Dieu

Descartes oppose le fini à l’infini pour aboutir à la certitude de l’existence de Dieu. L’Homme, dont la condition est d’être fini, ne peut pas produire une idée telle que l’infini, la perfection. Cela ne peut être que l’oeuvre de, Dieu. Cette idée (l’effet) ne peut être le fruit que d’un être infini et parfait (la cause), c’est à dire Dieu qui a mis en la personne cette idée.

Méditation quatrième : Du vrai et du faux.

Après avoir montré sans aucun doute (selon lui) que Dieu existe, Descartes tente de percevoir l’origine des erreurs de l’homme. Se pose la question de savoir pourquoi Dieu, dans son infinie bonté, a t-il conçu l’homme de telle manière qu’il se trompe jusqu’à le lui reprocher de ne pas nous faire parfaits. Mais Dieu n’a fait plutôt que le Monde le plus parfait possible.

Méditation cinquième : De l’essence des choses matérielles ; et, derechef de Dieu, qu’il existe.

L’homme peut désormais produire des connaissances indiscutables, le doute étant écarté grâce la fiabilité et à la performance du vérité (idée claire et distincte).

Les choses matérielles, considérées par Descartes comme l’étendue, sont mesurables en ce sens qu’elles occupent un espace avec leurs caractéristiques que sont dimensions, figures, mouvements, durée, profondeurs. Dès lors on peut envisager l’exercice d’une science physique mathématique.

Méditation sixième : De l’existence des choses matérielles ; et de la réelle distinction entre l’âme et le corps de l’homme.

Descartes nous a mené jusqu’à la connaissance de l’essence même des choses matérielles. Il s’agit maintenant de démontrer leur existence.

Distinction de l’âme et du corps

Descartes distingue l’esprit, qui relève des pensées, du corps qui est une chose matérielle. Descartes distingue donc l’âme du corps.

Vérité des pensées et vérité des sens

Ainsi donc, selon Descartes, il y a donc la vérité de l’esprit et celle du corps. Sauf que les vérités du corps sont confuses, alors que celles des sens ne trompent jamais.

L’union de l’âme et du corps

La dimension de l’homme ne se réduit pas à une âme, substance pensante. La douleur ressentie par exemple, montre que l’âme est liée au corps ou la substance matérielle.

Sortie définitive du doute

Les doutes de la première méditation étant levés, il reste celui celui du rêve.

Quoiqu’il en soit les méditations de Descartes montrent un monde qui n’est jamais fini, avec des connaissances du monde infinies.

Les principes de la philosophie (1644)

Il s’agit là d’une œuvre de synthèse des précédents ouvrages (Méditations métaphysiques ; Discours de la méthode). Descartes nous fait part, dans ce livre inachevé et publié seulement en 1701, du parcours qu’il faut pour s’informer de la science dans les livres de son époques. « Ce qu’ils renferment de bon est mêlé de tant d’inutilités, et dispersé dans la masse de tant de gros volumes, que pour les lire il faudrait plus de temps que la vie humaine ne nous en donne ». Il propose alors un raccourci dans lequel il met en scène trois personnages pour nous faire part de la méthode qu’il préconise, c’est à dire le doute universel.

Le projet philosophique de Descartes consiste à déterminer les causes initiales qui expliquent le réel. La philosophie permet d’identifier, selon une relation de cause à effet, les principes qui sont le point de départ à partir duquel s’enchaînent des phénomènes, des effets. Cette enchaînement, à condition qu’il n’y ait aucun doute, autorise l’emploi d’une méthode déductive qui mène à la généralité.
«  […] et que ces principes doivent avoir deux conditions ; l’une, qu’ils soient si clairs et si évidents que l’esprit humain ne puisse douter de leur vérité, lorsqu’il s’applique avec attention à les considérer ; l’autre, que ce soit d’eux que dépende la connaissance des autres choses, en sorte qu’ils puissent être connus sans elles, mais non pas réciproquement elles sans eux ; […] »
« […] et qu’après cela il faut tâcher de déduire tellement de ces principes la connaissance des choses qui en dépendent, qu’il n’y ait rien en toute la suite des déductions qu’on en fait, qui ne soit très manifeste. »

Pour Descartes la métaphysique est le point de départ (comme les racines d’un arbre) de toutes les connaissances, la philosophie étant l’ arbre. Le tronc représente la physique, alors que les branches toutes les autres sciences notamment la mécanique et la médecine. L’aboutissement en est la morale, fruit de l’arbre, dans laquelle s’inscrit le projet cartésien dans la quête de la vérité. La métaphysique est donc, selon lui, le fondement (lié à la théologie) de toute connaissance. Cette comparaison à un arbre permet à Descartes d’établir une classification des connaissances.

Autres œuvres de René Descartes

  • Abrégé de la musique (1618)
  • Le Monde, ou Traité de la lumière (publié en 1664)
  • L’Homme (publié en 1664)
  • Traité de la mécanique (1637)
  • Discours de la méthode (1637)
  • Méditations métaphysiques (1641)
  • Principes de la philosophie (1644)
  • Les Passions de l’âme (1649)
  • Recherche de la vérité par les lumières naturelles (posthume 1684 et inachevé)
  • Premières pensées sur la génération des animaux (posthume)

Citations de René Descartes:

  • Le bons sens est la chose du monde la mieux partagée
  • Toute science est une connaissance certaine et évidente
  • Je pense, donc je suis
  • Je suis comme un milieu entre Dieu et le néant
  • La raison est la seule chose qui nous rend hommes
  • La volonté est tellement libre de sa nature qu’elle ne peut jamais être contrainte
  • Il n’y a personne qui ne désire se rendre heureux;  mais plusieurs n’en savent pas le moyen
  • Les passions sont le sel de la vie
  • Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus
  • La Passion est passivité de l’âme et activité du corps
  • Sur un seul point, la puissance  de Dieu est en défaut:  il ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit pas arrivé

 

Nicolas Boileau, ou le poète du bon sens

juillet 19th, 2015 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | La Renaissance - (Commentaires fermés sur Nicolas Boileau, ou le poète du bon sens)
Boileau ou l'art d'écrire

Biographie de Nicolas Boileau (1636-1711)

Né à Paris le 1er novembre 1636 d’une famille bourgeoise cultivée et traditionaliste dont il est le quinzième enfant, Nicolas Boileau est un poète satirique, moraliste et théoricien de la poésie. Sa mère décède alors qu’il n’est âgé que deux ans. Il est donc élevé par son père qui le destine au droit. Il entame sa scolarité au collège d’Harcourt, puis rejoint celui de Beauvais pour des études de droit. Bien qu’issue d’une longue lignée de juristes, il manifeste peu d »intérêt à ses études. Il se passionne pour les grands poètes de l’Antiquité et préfère lire les auteurs classiques, les poèmes modernes et les romans. Malgré tout il entreprend des études de théologie à la Sorbonne vouée également à l’échec. Admis au barreau en septembre 1656, il est reçu avocat mais abandonne.

La mort de son père en 1657 le met à l’abri du besoin grâce à sa part d’héritage. Il se consacre alors entièrement à la poésie, alors que son frère Gilles Boileau l’introduit dans des cercles mondains et distingués. Son succès lui vaut la protection de la marquise de Rambouillet. C’est dans l’hôtel de celle-ci qu’il rencontre Chapelain et Cotin, Madame de Lafayette, Madame de Sévigné et de François de La Rochefoucault. Peu à peu aussi il se lie avec Racine, Molière et La Fontaine. Après dix années d’intense production littéraire, arrive la reconnaissance. Il devient d’abord avec son ami Racine, historiographe du roi Louis XIV en 1677. Il est ensuite élu à l’académie française en 1684, place qu’il accepta sur insistance du roi.

Impitoyable pour les mauvais poète, mais bon et attentionné dans la sphère privée, il participe activement à la querelle des Anciens et des Modernes. Une polémique littéraire et artistique entre deux courants antagonistes, qui gagne même l’Académie française à la fin du VXII siècle. Il défend avec acharnement les écrivains de l’Antiquité, qu’il considère comme des modèles toujours d’actualité, contre Charles Perrault qui prétend le contraire et défend le siècle des écrivains sous Louis XIV. Il mène ce combat avec ses amis Racine et Mme Dacier, l’un des chefs du parti des anciens ; il fut aussi l’ami de Molière, de La Rochefoucauld, de Lamoignon, de Condé, et fréquenta le salon de Ninon de Lenclos.

On reprochera à Boileau d’avoir lui aussi, par ses flatteries, contribué au culte de la royauté, même si à l’époque louer le roi était tout à fait naturel. Cependant le poète n’est pas allé jusqu’à la bassesse, puisqu’il lui est arrivé parfois de dire au roi la vérité. Le même reproche est fait pour son ami Racine. La mort de celui-ci, qui met fin à quarante ans d’une tendre et dévouée amitié, l’affecte profondément. Il se retire alors à Auteuil, dans sa campagne et loin du monde, même s’il continue à recevoir juste par politesse des poètes en herbe. Devenu sourd et presque aveugle, il meurt d’une hydropisie de poitrine en 1711 et enterré dans la Sainte-Chapelle.

Oeuvre de Nicolas Boileau

Homme de lettres français, Boileau se réclame des latins, notamment Horace. Se positionnant à l’opposé du lyrisme, il est l’incarnation même de l’esthétique classique (en vogue durant une grande période) caractérisée par la clarté, la justesse, la pureté de la langue et l’économie des moyens… La doctrine classique préconise l’imitation des Anciens et la voie de la raison, pour réaliser un idéal de vérité conforme à la nature humaine sans occulter la création littéraire.

Boileau consacre ses premiers écrits à la satire, pour attaquer des gens en vue dans la société, notamment les mauvais auteurs. Il lit ses premières satires à l’hôtel de Rambouillet, qui obtiennent succès mais se fait des ennemis irréductibles. En théoricien et critique, Boileau propose ensuite un véritable art d’écrire. Il se penche dans sa poésie sur les lois et les ressources de la poésie classique, dont il définit le goût, fixe d’une manière claire et précise les règles. Tout en cherchant à atteindre la beauté des œuvres antiques, il s’impose des règles esthétiques et morales, force et justesse du vers avec une volonté de plaire mais aussi d’instruire. Il est en ce sens le grand législateur du classicisme dont il n’est pas l’inventeur.

Les œuvres de Nicolas Boileau

Les œuvres de Boileau sont constituées de satires, d’épîtres, d’épigrammes, de sonnets, d’odes et d’une traduction en prose d’un traité de Longin sur le « Sublime ».

Les Satires  (1666 à 1711)

Avec la publication des Satires, Boileau encore jeune et peu connu fait une entrée retentissante dans le milieu des Lettres. Ecrites en vers, au nombre de douze et inspirées de celles d’Horace et de Juvénal, les Satires de Nicolas Boileau sont tout simplement remarquables. Si on excepte Racine, selon Voltaire, elles sont meilleures que celles de tous les écrivains de son temps.  Le repas ridiculeLes Embarras de Paris et notamment  À mon Esprit emmergent du lot.

Les Satires de Boileau s’adressent  particulièrement à ses contemporains, nommant même ses cibles en pratiquant la satire nominale : « J’appelle un chat un chat et Rolet un fripon ». Il reproche aux écrivains prétentieux et ridicules ainsi qu’aux gens en vue leur mauvais goût. Il n’épargne pas les jésuites et les coquettes. L’absence de tact et de diplomatie dans ses propos lui vaut de se faire beaucoup d’ennemis et être la cible d’attaques, notamment celles de l’abbé Contin. Boileau déclenche ainsi ce qu’il est convenu d’appeler la Querelle des Satires. Il ne cache pas, par contre, son admiration pour Molière, Racine et La Fontaine.

Après la publication des sept premières satires, Boileau passe le reste de sa vie à justifier ses choix. Il insiste particulièrement sur cette liberté qu’il s’est donnée de nommer en critiquant, déclenchant ainsi des conflits  publics. Il faut reconnaître à Boileau qui, dans le sillage de Montaigne et Descartes, établit les concepts indispensables à une pensée sans référence à Dieu et débarrassée du poids des tarditions et de la religion. Il est certainement le premier à écrire si bien en vers et développer toutes les ressources de la langue poétique. Voltaire ne disait-il pas « Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur ? » Il faut reconnaître à Boileau la paternité de la satire et de l’épitre en France.

Satire I : Sur les inconvénients du séjour dans les grandes villes

Dans cette satire, Boileau imite Juvénal (poète satirique latin de l’Antiquité) qui fuit Rome devenu selon lui une ville devenue gigantesque et monstrueuse. Ne s’y plaisant plus en ville où il ne trouve que mécontentements, il annonce qu’il va la quitter.

Extraits :

Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile
Amusa si longtemps et la cour et la ville,
Mais qui, n’étant vêtu que de simple bureau,
Passe l’été sans linge et l’hiver sans manteau ;
Et de qui le corps sec et la mine affamée
N’en sont pas mieux refait pour tant de renommée ;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D’emprunter en tous lieux et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
Vient de s’enfuir, chargé de sa seule misère ;
Et, bien loin des sergents, des clercs et du palais,
Va chercher un repos qu’il ne trouva jamais ;
Sans attendre qu’ici la justice ennemie
L’enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d’un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
Mais le jour qu’il partit, plus défait et plus blême
Que n’est un pénitent sur la fin d’un carême,
La colère dans l’âme et le feu dans les yeux,
Il distilla sa rage en ces tristes adieux :
Puisqu’en ce lieu, jadis aux muses si commode,
Le mérite et l’esprit ne sont plus à la mode,
Qu’un poète, dit-il, s’y voit maudit de Dieu,
Et qu’ici la vertu n’a plus ni feu ni lieu,
Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
D’où jamais ni l’huissier ni le sergent n’approche…

Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu’y viendrais-je faire ?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
Et, quand je le pourrais, je n’y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D’un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l’univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers :
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j’ai l’âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom,
J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
De servir un amant, je n’en ai pas l’adresse ;
J’ignore ce grand art qui gagne une maîtresse,
Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus,
Ainsi qu’un corps sans âme, ou devenu perclus….

Il est vrai que du roi la bonté secourable
Jette enfin sur la muse un regard favorable,
Et, réparant du sort l’aveuglement fatal,
Va tirer désormais Phébus de l’hôpital.
On doit tout espérer d’un monarque si juste ;
Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ?
Et fait comme je suis, au siècle d’aujourd’hui,
Qui voudra s’abaisser à me servir d’appui ?
Et puis, comment percer cette foule effroyable
De rimeurs affamés dont le nombre l’accable ;
Qui, dès que sa main s’ouvre, y courent les premiers,
Et ravissent un bien qu’on devait aux derniers ;
Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
Aller piller le miel que l’abeille distille ?
Cessons donc d’aspirer à ce prix tant vanté
Que donne la faveur à l’importunité…

Ainsi parle un esprit qu’irrite la satire,
Qui contre ses défauts croit être en sûreté,
En raillant d’un censeur la triste austérité,
Qui fait l’homme intrépide, et, tremblant de faiblesse,
Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse ;
Et, toujours dans l’orage au ciel levant les mains,
Dès que l’air est calmé, rit des faibles humains.
Car de penser alors qu’un Dieu tourne le monde,
Et règle les ressorts de la machine ronde,
Ou qu’il est une vie au-delà du trépas,
C’est là, tout haut du moins, ce qu’il n’avouera pas.
Pour moi, qu’en santé même un autre monde étonne,
Qui crois l’âme immortelle, et que c’est Dieu qui tonne,
Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu.
Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu.

Satire II : Sur l’accord de la rime et de la raison

Cette satire est dédiée à Molière qui avait déjà publié « Le Cocu imaginaire», « L’Ecole des Maris » », « Les Fâcheux » ou encore « L’Ecole des femmes ». Il le place à l’opposé de tous les autres rimeurs. Ce vers résume à lui seul, l’admiration qu’il a pour lui.

À M. de Molière

Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
Ignore en écrivant le travail et la peine ;
Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers.
Dans les combats d’esprit sçavant Maistre d’escrime,
Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime.
On diroit, quand tu veux, qu’elle te vient chercher :
Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
Et sans qu’un long détour t’arreste, ou t’embarrasse,
A peine as-tu parlé, qu’elle-mesme s’y place…

Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire,
La Bizarre toujours vient m’offrir le contraire.
De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
Triste, las, et confus, je cesse d’y réver :
Et maudissant vingt fois le Demon qui m’inspire,
Je fais mille sermens de ne jamais écrire :
Mais quand j’ai bien maudit et Muses et Phebus,
Je la voi qui paroist, quand je n’y pense plus.
Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume :
Je reprens sur le champ le papier et la plume,
Et de mes vains sermens perdant le souvenir,
J’attens de vers en vers qu’elle daigne venir….

Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
Il n’a point en ses vers l’embarras de choisir :
Et toujours amoureux de ce qu’il vient d’écrire,
Ravi d’étonnement, en soi-mesme il s’admire.
Mais un Esprit sublime, en vain veut s’élever
A ce degré parfait qu’il tâche de trouver :
Et toûjours mécontent de ce qu’il vient de faire,
Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire.
Et tel, dont en tous lieux chacun vante l’Esprit,
Voudroit pour son repos n’avoir jamais écrit.
Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s’abîme,
De grâce, enseigne-moi l’art de trouver la Rime :
Ou, puisqu’enfin tes soins y seroient superflus,
Molière, enseigne moi l’Art de ne rimer plus.

Satire III : Le repas ridicule

Cette satire est la description d’un repas jugé ridicule, donné par le lieutenant criminel Tardieu et sa femme. Un couple prétentieux s’est rendu célèbre par leur mauvais goût, leur avarice et surtout par leur assassinat par des voleurs. Le narrateur s’y est trouvé après une invitation qu’il repoussait depuis un an, et qu’il finit par accepter par imprudence. Lors du repas alors que le service est des plus ridicules, les discussions portent sur les auteurs en vogue et les affaires du temps. Le narrateur s’esquive, jurant qu’on ne l’y reprendra plus, quand des mots on en est arrivé aux coups.

Extraits

Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
D’où vous vient aujourd’hui cet air sombre et sévère,
Et ce visage enfin plus pâle qu’un rentier
A l’aspect d’un arrêt qui retranche un quartier ?
Qu’est devenu ce teint dont la couleur fleurie
Semblait d’ortolans seuls et de bisques nourrie,
Où la joie en son lustre attirait les regards,
Et le vin en rubis brillait de toutes parts ?
Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
Répondez donc enfin, ou bien je me retire.
P. Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.
Je sors de chez un fat, qui, pour m’empoisonner,
Je pense, exprès chez lui m’a forcé de dîner.
Je l’avais bien prévu. Depuis près d’une année
J’éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
Mais hier il m’aborde, et, me serrant la main,
Ah ! monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends demain.
N’y manquez pas au moins. J’ai quatorze bouteilles
D’un vin vieux… Boucingo n’en a point de pareilles
Et je gagerais bien que, chez le commandeur,
Villandri priserait sa sève et sa verdeur.
Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle ;
Et Lambert, qui plus est, m’a donné sa parole…

Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,
Où j’ai trouvé d’abord, pour toute connaissance,
Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans,
Qui m’ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments.
J’enrageais. Cependant on apporte un potage,
Un coq y paraissait en pompeux équipage,
Qui, changeant sur ce plat et d’état et de nom,
Par tous les conviés s’est appelé chapon.
Deux assiettes suivaient, dont l’une était ornée
D’une langue en ragoût, de persil couronnée ;
L’autre, d’un godiveau tout brûlé par dehors,
Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
On s’assied : mais d’abord notre troupe serrée
Tenait à peine autour d’une table carrée,
Où chacun, malgré soi, l’un sur l’autre porté,
Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté….

J’approuvais tout pourtant de la mine et du geste,
Pensant qu’au moins le vin dût réparer le reste.
Pour m’en éclaircir donc, j’en demande ; et d’abord
Un laquais effronté m’apporte un rouge bord
D’un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage,
Se vendait chez Crenet pour vin de l’Hermitage,
Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux,
N’avait rien qu’un goût plat, et qu’un déboire affreux.
A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
Que de ces vins mêlés j’ai reconnu l’adresse.
Toutefois avec l’eau que j’y mets à foison,
J’espérais adoucir la force du poison…

Qu’avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
Je vous trouve aujourd’hui l’âme toute inquiète,
Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.
Ah ! monsieur, ces poulets sont d’un merveilleux goût,
Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole.
J’aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
Et Mignot aujourd’hui s’est voulu surpasser,
Quand on parle de sauce, il faut qu’on y raffine ;
Pour moi, j’aime surtout que le poivre y domine :
J’en suis fourni, Dieu sait ! et j’ai tout Pelletier
Roulé dans mon office en cornets de papier…

Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
De propos en propos on a parlé de vers.
Là, tous mes sots, enflés d’une nouvelle audace,
Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l’art,
Elevait jusqu’au ciel Théophile et Ronsard ;
Quand un des campagnards relevant sa moustache,
Et son feutre à grands poils ombragé d’un pennache,
Impose à tous silence, et d’un ton de docteur :
Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur !
Ses vers sont d’un beau style, et sa prose est coulante.
La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant…

On dit qu’on l’a drapé dans certaine satire ;
Qu’un jeune homme… Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
A répondu notre hôte : « Un auteur sans défaut,
« La raison dit Virgile, et la rime Quinault. »
– Justement. A mon gré, la pièce est assez plate.
Et puis, blâmer Quinault !… Avez-vous vu l’Astrate ?
C’est là ce qu’on appelle un ouvrage achevé.
Surtout « l’Anneau royal » me semble bien trouvé.
Son sujet est conduit d’une belle manière ;
Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
A repris certain fat, qu’à sa mine discrète
Et son maintien jaloux j’ai reconnu poète,
Mais il en est pourtant qui le pourraient valoir.
Ma foi, ce n’est pas vous qui nous le ferez voir,
A dit mon campagnard avec une voix claire,
Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
Peut-être, a dit l’auteur pâlissant de courroux :
Mais vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ?
Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie,
A l’auteur sur-le-champ aigrement reparti.
Je suis donc un sot ? moi ? vous en avez menti,
Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
Lui jette pour défi son assiette au visage…

Satire IV : Sur la déraison humaine

(Ou les folies humaines)

Dans cette satire Boileau met en garde M l’abbé Le Vayer et ceux qui sont tentés par le libertinage philosophique. Tout en les invitant à revenir à une morale plus raisonnable, il cherche à démontrer que les hommes ont une attitude déraisonnable même s’ils prétendent être sages. Il qualifie cette attitude déraisonnable de folie, et seul son degré différencie les Hommes. Il use de portraits de galant, pédant, libertin, ou encore de bigot pour montre l’absence de mesure chez les hommes qui sont tout le contraire d’honnête hommes.

À M. l’abbé Le Vayer

D’où vient, cher Le Vayer, que l’homme le moins sage
Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
Et qu’il n’est point de fou, qui, par belles raisons,
Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
Un pédant enivré de sa vaine science,
Tout hérissé de grec, tout bouffi d’arrogance,
Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
Dans sa tête entassés, n’a souvent fait qu’un sot,
Croit qu’un livre fait tout, et que, sans Aristote,
La raison ne voit goutte, et le bon sens radote…

Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
Croit duper jusqu’à Dieu par son zèle affecté,
Couvrant tous ses défauts d’une sainte apparence,
Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
Un libertin d’ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
Se fait de son plaisir une suprême loi,
Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
Sont bons pour étonner des enfants et des femmes,
Que c’est s’embarrasser de soucis superflus,
Et qu’enfin tout dévot a le cerveau perclus…

Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
Et, se laissant régler à son esprit tortu,
De ses propres défauts se fait une vertu.
Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître,
Le plus sage est celui qui ne pense point l’être ;
Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
Se regarde soi-même en sévère censeur,
Rend à tous ses défauts une exacte justice,
Et fait sans se flatter le procès à son vice.
Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
Un avare, idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
A grossir un trésor qui ne lui sert de rien…

Chapelain veut rimer, et c’est là sa folie.
Mais bien que ses durs vers, d’épithètes enflés,
Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés,
Lui-même il s’applaudit, et, d’un esprit tranquille,
Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux
Allait pour son malheur lui dessiller les yeux,
Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces
Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses,
Ces termes sans raison l’un de l’autre écartés,
Et ces froids ornements à la ligne plantés ?
Qu’il maudirait le jour où son âme insensée
Perdit l’heureuse erreur qui charmait sa pensée !…

En vain certains rêveurs nous l’habillent en reine,
Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine,
Et, s’en formant en terre une divinité,
Pensent aller par elle à la félicité :
C’est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ;
Je les estime fort ; mais je trouve en effet
Que le plus fou souvent est le plus satisfait.

Satire V : Sur la noblesse

Cette satire est lue à Louis XIV qui l’apprécie. Avec le Discours au roi, Boileau gagne définitivement les faveurs du souverain.

Extraits :

À M. le marquis de Dangeau

La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère,
Quand, sous l’étroite loi d’une vertu sévère,
Un homme issu d’un sang fécond en demi-dieux,
Suit, comme toi, la trace où marchaient ses aïeux.
Mais je ne puis souffrir qu’un fat, dont la mollesse
N’a rien pour s’appuyer qu’une vaine noblesse,
Se pare insolemment du mérite d’autrui,
Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui…

Cependant, à le voir avec tant d’arrogance
Vanter le faux éclat de sa haute naissance,
On dirait que le ciel est soumis à sa loi,
Et que Dieu l’a pétri d’autre limon que moi.
Dites-nous, grand héros, esprit rare et sublime,
Entre tant d’animaux, qui sont ceux qu’on estime ?
On fait cas d’un coursier qui, fier et plein de cœur,
Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ;
Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
S’est couvert mille fois d’une noble poussière…

Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l’injustice ?
Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
Et dormir en plein champ le harnais sur le dos ?
Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
Alors soyez issu des plus fameux monarques,
Venez de mille aïeux, et si ce n’est assez,
Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre
Choisissez de César, d’Achille, ou d’Alexandre :
En vain un faux censeur voudrait vous démentir,
Et si vous n’en sortez, vous en devez sortir.
Mais, fussiez-vous issu d’Hercule en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux que vous diffamez tous,
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
Ne sert plus que de jour à votre ignominie…

Toi donc, qui, de mérite et d’honneurs revêtu,
Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t’appelle,
Le vois, toujours orné d’une gloire nouvelle,
Et plus brillant par soi que par l’éclat des lis,
Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ;
Fuir d’un honteux loisir la douceur importune ;
A ses sages conseils asservir la fortune ;
Et, de tout son bonheur ne devant rien qu’à soi,
Montrer à l’univers ce que c’est qu’être roi :
Si tu veux te couvrir d’un éclat légitime,
Va par mille beaux faits mériter son estime ;
Sers un si noble maître ; et fais voir qu’aujourd’hui
Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.

Satire VI: Les Embarras de Paris

Petit bourgeois parisien, Nicolas Boileau ne connaît que trop bien Paris. Dans cette satire il dresse un portrait peu reluisant de la capitale française, s’inspirant des « Anciens » comme Horace et Juvénal qui ont décrit Rome à leur épôque. Mêlant l’humain et l’animal et toutes les classes sociales, il nous décrit une ville plongée dans une agitation intense, envahie par un bruit infernal  et en proie au désordre. Pour lui pour y vivre bien faut être riche, afin de s’isoler dans Paris et créer les conditions de vie agréables de la campagne.

Extraits :

Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ? 
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ? 
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, 
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? 
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi, 
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi : 
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ; 
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie. 
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats 
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats, 
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure, 
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure. 

Tout conspire à la fois à troubler mon repos, 
Et je me plains ici du moindre de mes maux : 
Car à peine les coqs, commençant leur ramage, 
Auront des cris aigus frappé le voisinage 
Qu’un affreux serrurier, laborieux Vulcain, 
Qu’éveillera bientôt l’ardente soif du gain, 
Avec un fer maudit, qu’à grand bruit il apprête, 
De cent coups de marteau me va fendre la tête. 
J’entends déjà partout les charrettes courir, 
Les maçons travailler, les boutiques s’ouvrir : 
Tandis que dans les airs mille cloches émues 
D’un funèbre concert font retentir les nues ; 
Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents, 
Pour honorer les morts font mourir les vivants.

Encor je bénirais la bonté souveraine, 
Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ; 
Mais si, seul en mon lit, je peste avec raison, 
C’est encor pis vingt fois en quittant la maison ;
En quelque endroit que j’aille, il faut fendre la presse 
D’un peuple d’importuns qui fourmillent sans cesse. 
L’un me heurte d’un ais dont je suis tout froissé ;
Je vois d’un autre coup mon chapeau renversé. 
Là, d’un enterrement la funèbre ordonnance 
D’un pas lugubre et lent vers l’église s’avance ;
Et plus loin des laquais l’un l’autre s’agaçants, 
Font aboyer les chiens et jurer les passants. 
Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage ; 
Là, je trouve une croix de funeste présage, 
Et des couvreurs grimpés au toit d’une maison 
En font pleuvoir l’ardoise et la tuile à foison. 
Là, sur une charrette une poutre branlante 
Vient menaçant de loin la foule qu’elle augmente ; 
Six chevaux attelés à ce fardeau pesant 
Ont peine à l’émouvoir sur le pavé glissant… 

Satire VII : Sur la poésie satirique

Ou Le génie de l’auteur pour la satire.

Avec cette satire Boileau donne l’impression d’avoir des regrets, mais « chasser le naturel, il revient au galop ». Il s’explique, se justifie sans renoncer à la raillerie et à nommer les personnes visée.

Extraits :

Muse, changeons de style, et quittons la satire :
C’est un méchant métier que celui de médire ;
A l’auteur qui l’embrasse il est toujours fatal :
Le mal qu’on dit d’autrui ne produit que du mal.
Maint poète, aveuglé d’une telle manie,
En courant à l’honneur trouve l’ignominie ;
Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
A coûté bien souvent des larmes à l’auteur…

Un discours trop sincère aisément nous outrage :
Chacun dans ce miroir pense voir son visage :
Et tel, en vous lisant admire chaque trait,
Qui dans le fond de l’âme et vous craint et vous hait.
Muse, c’est donc en vain que la main vous démange.
S’il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
Et cherchons un héros parmi cet univers,
Digne de notre encens et digne de nos vers…

Alors, certes, alors je me connais poète :
Phébus, dès que je parle, est prêt à m’exaucer ;
Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
Ma main, sans que j’y rêve, écrira Raumaville.
Faut-il d’un sot parfait montrer l’original ?
Ma plume au bout du vers d’abord trouve Sofal :
Je sens que mon esprit travaille de génie.
Faut-il d’un froid rimeur dépeindre la manie ?
Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier :
Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,
Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville ;
Et, pour un que je veux, j’en trouve plus de mille…

Enfin c’est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
Je ne puis bien parler, et ne saurais me taire ;
Et, dès qu’un mot plaisant vient luire à mon esprit
Je n’ai point de repos qu’il ne soit en écrit :
Je ne résiste point au torrent qui m’entraîne.
Mais c’est assez parlé ; prenons un peu d’haleine.
Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer.

Satire VIII : Sur l’homme

Dans cette satire Boileau stigmatise le genre humain en général, mais ne se prive pas de faire allusions à des personnes bien précises. Il s’en plaint en s’adressant à Morel. On serait tenté de croire qu’il est misanthrope, ce qu’il n’est pas bien sur.

À M. M., docteur de Sorbonne

De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme.
Quoi ! dira-t-on d’abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu’à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l’esprit mieux tourné que n’a l’homme ? Oui sans doute…

Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs.
Qu’est-ce que la sagesse ? une égalité d’âme
Que rien ne peut troubler, qu’aucun désir n’enflamme,
Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
Qu’un doyen au palais ne monte les degrés.
Or cette égalité dont se forme le sage,
Qui jamais moins que l’homme en a connu l’usage ?
La fourmi tous les ans traversant les guérets,
Grossit ses magasins des trésors de Cérès ;
Et dès que l’aquilon ramenant la froidure,
Vient de ses noirs frimas attrister la nature,
Cet animal, tapi dans son obscurité,
Jouit l’hiver des biens conquis durant l’été…

Voilà l’homme en effet. Il va du blanc au noir :
Il condamne au matin ses sentiments du soir :
Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tous moments d’esprit comme de mode :
Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd’hui dans un casque et demain dans un froc.
Cependant à le voir plein de vapeurs légères,
Soi-même se bercer de ses propres chimères,
Lui seul de la nature est la base et l’appui,
Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
De tous les animaux, il est, dit-il, le maître.
– Qui pourrait le nier, poursuis-tu. – Moi, peut-être…

Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu’Alexandre ?
– Qui ? cet écervelé qui mit l’Asie en cendre ?
Ce fougueux l’Angely, qui, de sang altéré,
Maître du monde entier s’y trouvait trop serré !
L’enragé qu’il était, né roi d’une province
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,
S’en alla follement, et pensant être dieu,
Courir comme un bandit qui n’a ni feu ni lieu ;
Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
De sa vaste folie emplir toute la terre ;
Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
La Macédoine eût eu des Petites-Maisons,
Et qu’un sage tuteur l’eût en cette demeure,
Par avis de parents, enfermé de bonne heure !…

Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police,
Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains
Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
Jamais, pour s’agrandir, vit-on dans sa manie
Un tigre en factions partager l’Hyrcanie ?
L’ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
A-t-on vu quelquefois dans les plaines d’Afrique,
Déchirant à l’envi leur propre république,
« Lions contre lions, parents contre parents
« Combattre follement pour le choix des tyrans ? »…

L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?
N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
Si, sur la foi des vents tout prêt à s’embarquer,
Il ne voit point d’écueil qu’il ne l’aille choquer ?
Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
N’écris plus, guéris-toi d’une vaine furie,
Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
Ne font qu’accroître en lui la fureur de rimer ?
Tous les jours de ses vers, qu’à grand bruit il récite,
Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ;
Car, lorsque son démon commence à l’agiter,
Tout, jusqu’à sa servante, est prêt à déserter.
Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
A l’instinct qui le guide obéit sans murmure,
Ne va point follement de sa bizarre voix
Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
Sans avoir la raison, il marche sur sa route….

Oh ! que si l’âne alors, à bon droit misanthrope,
Pouvait trouver la voix qu’il eut au temps d’Esope ;
De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
Qu’il dirait de bon cœur, sans en être jaloux,
Content de ses chardons, et secouant la tête :
Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête !

Satire IX: À mon esprit 

La satire IX est une sorte de dialogue entre lui et son propre esprit, comme s’il écrivait contre lui-même. Elle s’adresse pourtant à une foule d’adversaires, qui ne cessent de le calomnier, pour leur répondre. Il se défend bien de toutes ces accusations, en utilisant la raillerie et une plaisanterie des plus subtiles. Il justifie la liberté qu’il s’est donnée à écrire contre tous ces gens.

Extraits

C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
Vous avez des défauts que je ne puis celer :
Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
De vos jeux criminels a nourri l’insolence ;
Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
On croirait à vous voir dans vos libres caprices
Discourir en Caton des vertus et des vices,
Décider du mérite et du prix des auteurs,
Et faire impunément la leçon aux docteurs,
Qu’étant seul à couvert des traits de la satire
Vous avez tout pouvoir de parler et d’écrire…

Mais, dussiez-vous en l’air voir vos ailes fondues,
Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
Que d’aller sans raison, d’un style peu chrétien,
Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
Et du bruit dangereux d’un livre téméraire,
A vos propres périls enrichir le libraire ?
Vous vous flattez peut-être, en votre vanité,
D’aller comme un Horace à l’immortalité ;
Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
Aux Saumaises futurs préparer des tortures….

Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
Laissez mourir un fat dans son obscurité.
Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ;
Le David imprimé n’a point vu la lumière ;
Le Moïse commence à moisir par les bords.
Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts.
Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
Et qu’ont fait tant d’auteurs, pour remuer leur cendre ?
Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut,
Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
Ce qu’ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
Retranché les auteurs, ou supprimé la rime…

En vain quelque rieur, prenant votre défense,
Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ;
Rien n’apaise un lecteur toujours tremblant d’effroi,
Qui voit peindre en autrui ce qu’il remarque en soi.
Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
N’entendrai-je qu’auteurs se plaindre et murmurer ?
Jusqu’à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
Répondez, mon Esprit ; ce n’est plus raillerie :
Dites… Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant,
Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ?…

Et qu’ont produit mes vers de si pernicieux,
Pour armer contre moi tant d’auteurs furieux ?
Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
Leur talent dans l’oubli demeurerait caché.
Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
La satire ne sert qu’à rendre un fat illustre :
C’est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
En les blâmant enfin j’ai dit ce que j’en croi ;
Et tel qui m’en reprend en pense autant que moi.
« Il a tort », dira l’un ; « pourquoi faut-il qu’il nomme ?
« Attaquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !
« Balzac en fait l’éloge en cent endroits divers.
« Il est vrai, s’il m’eût cru, qu’il n’eût point fait de vers.
« Il se tue à rimer : que n’écrit-il en prose ? »
Voilà ce que l’on dit. Et que dis-je autre chose ?
En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?…

Qui méprise Cotin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ?
Et par ses cris enfin que saurait-il produire ?
Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
L’entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
Non, pour louer un roi que tout l’univers loue,
Ma langue n’attend point que l’argent la dénoue,
Et, sans espérer rien de mes faibles écrits,
L’honneur de le louer m’est un trop digne prix ;
On me verra toujours, sage dans mes caprices,
De ce même pinceau dont j’ai noirci les vices
Et peint du nom d’auteur tant de sots revêtus,
Lui marquer mon respect et tracer ses vertus.
Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace,
Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
Hé ! mon Dieu, craignez tout d’un auteur en courroux,
Qui peut… – Quoi ? – Je m’entends. – Mais encor – Taisez-vous !

Satire X : Sur les femmes 

Après avoir renoncé à la satire 25 ans durant, Boileau nous revient avec cette dixième  qui déclénche une réaction d’indignation. S’inscrivant dans la querelle qui oppose les Anciens et les Modernes, elle s’en prend aux femmes qui se sont plus ou moins rangés du côté des Modernes. Pour ses adversaires, cette satire est tout simplement un refus d’une société moderne. Se mettant dans la peau d’un véritable misogyne, Boileau y peint les portraits de libertines, de dépensières, de coquettes, de passionnées de jeu excellant dans l’hyperbole, l’énumération ou encore l’anaphore. L’auteur en profite pour railler encore les Modernes et cette fois des Casuistes également.

Extraits :

Enfin, bornant le cours de tes galanteries,
Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries.
Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
Ton beau père futur vide son coffre-fort :
Et déja le notaire a, d’un style énergique,
Griffonné de ton joug l’instrument authentique.
C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs.
Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs.
Quelle joie en effet, quelle douceur extrême !
De se voir caressé d’une épouse qu’on aime :
De s’entendre appeller petit cœur, ou mon bon ;
De voir autour de soi croître dans sa maison,
Sous les paisibles lois d’une agréable mère,
De petits citoyens dont on croit être père !…

On peut trouver encor quelques femmes fidèles. »
– Sans doute ; et dans Paris, si je sais bien compter,
Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer.
Ton épouse dans peu sera la quatrième.
Je le veux croire ainsi : mais la chasteté même,
Sous ce beau nom d’épouse, entrât-t-elle chez toi ;
De retour d’un voyage en arrivant, crois-moi,
Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce ;
Qui faute d’avoir pris ce soin judicieux,
Trouva. Tu sais… – « je sais que d’un conte odieux
Vous avez comme moi sali votre mémoire…

Tout, hormis toi, chez toi, rencontre un doux accueil.
L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’oeil.
Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine.
Aux autres elle est douce, agréable, badine :
C’est pour eux qu’elle étale et l’or, et le brocard ;
Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard,
Et qu’une main sçavante, avec tant d’artifice,
Bâtit de ses cheveux le galant édifice.
Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour.
Si tu veux posséder ta Lucrèce à son tour,
Attends, discret mari, que la belle en cornette
Le soir ait étalé son teint sur la toilette,
Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
Envoie au blanchisseur ses roses et ses lys.
Alors, tu peux entrer : mais sage en sa présence
Ne va pas murmurer de sa folle dépense…

Il faut y joindre encore la revêche bizarre,
Qui sans cesse d’un ton par la colère aigri,
Gronde, choque, dément, contredit un mari.
Il n’est point de repos ni de paix avec elle.
Son mariage n’est qu’une longue querelle.
Laisse-t-elle un moment respirer son époux ?
Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux,
Et sur le ton grondeur, lors qu’elle les harangue,
Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue.
Ma plume ici traçant ces mots par alphabet,
Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet…

T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale,
Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
Qui veut vingt ans encore après le sacrement,
Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée,
Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?…

Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante,
Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante,
N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir.
Si par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir,
La belle tout à coup rendue insociable,
D’ange, ce sont vos mots, se transformait en diable :
Vous me verriez bientôt, sans me désespérer,
Lui dire : hé bien, madame, il faut nous séparer.
Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre.
Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre.
Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci. »
– Alcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ?
Pour sortir de chez toi, sur cette offre offensante,
As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ?
Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter
Le savoureux plaisir de t’y persécuter ?…

Satire XI: Sur l’honneur 

Extraits :

À M. de Valincour, Secrétaire Général de la Marine et des Commandements de Monseigneur le Comte de Toulouse
Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
Chacun, pour l’exalter en paroles abonde ;
A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
    Entendons discourir, sur les bancs des galères,
Ce forçat abhorré, même de ses confrères ;
Il plaint, par un arrêt injustement donné,
L’honneur en sa personne à ramer condamné :
En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
Courtisans, magistrats : chez eux, si je les crois,
L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi…

On a beau se farder aux yeux de l’univers :
A la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
Le public malin jette un œil inévitable ;
Et bientôt la censure, au regard formidable,
Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux
Et nous développer avec tous nos défauts.
Du mensonge toujours le vrai demeure maître,
Pour paraître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas….

 Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
Sans elle, la valeur, la force, la bonté,
Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
Ne sont que faux brillants et que morceaux de verre.
Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
N’est qu’un plus grand voleur que Dutertel et Saint-Ange.
Du premier des Césars on vante les exploits ;
Mais dans quel tribunal jugé suivant les lois,
Eût-il pu disculper son injuste manie ?
Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers…

Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni d’Aguesseau.
Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
Et du butin acquis en violant les lois,
C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
    Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
Un dévot aux yeux creux et d’abstinence blême,
S’il n’a point le cœur juste est affreux devant Dieu.
L’Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
Sois dévot. Elle dit : Sois doux, simple, équitable…

Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
Concluons qu’ici-bas, le seul honneur solide,
C’est de prendre toujours la vérité pour guide ;
De regarder en tout la raison et la loi ;
D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi ;
D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
Et d’être juste enfin : ce mot seul veut tout dire.
Je doute que le flot des vulgaires humains
A ce discours pourtant donne aisément les mains ;
Et, pour t’en dire ici la raison historique,
Souffre que je l’habille en fable allégorique…

L’innocente équité honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L’imposteur monte orné de superbes habits.
La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent.
Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux.
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les procès et la guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort…

Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable….

Satire XII : Sur l’équivoque 

Par cette satire morale et de combat encore plus virulente, Boileau répond aux attaques des Jésuites après la publication de « Sur l’amour de Dieu » en 1695. Il met dix ans pour se décider à écrire cette œuvre, qui sera d’ailleurs sa dernière satire et considérée comme un testament. Considérée comme un violent pamphlet contre les jésuites et contre le pouvoir vieillissant de Louis XIV, elle est interdite de publication. Alors qu’il lui assura jusque là l’impunité, le roi se montre intrangisant cette fois avec le poète. « Sur l’équivoque » ne sera finalement publié qu’en 1716, soit quatre ans après la mort de Boileau et un an après celle de Louis XIV.

Dans le texte, l’équivoque ou l’incertitude a l’hérésie et l’idôlatrie comme filles et l’ignorance comme sœur. Alors que le bon droit a tord et que le vrai devient faux, pour  l’auteur elle est responsable des malheurs du monde puisqu’elle entraîne des guerres de religion.

Extraits :

Du langage français bizarre hermaphrodite,
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
Tu ne me réponds rien. Sors d’ici, fourbe insigne,
Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ;
Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs ;
Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
Laisse-moi ; va charmer de tes vains agréments
Les yeux faux et gâtés de tes louches amants,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière….

C’est par lui qu’autrefois, mise en ton plus beau jour,
Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
Mais ce n’est plus le temps : le public détrompé
D’un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
Hors de mode aujourd’hui chez nos plus froids badins,
Sont des collets montés et des vertugadins…

Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,
Source de toute erreur, sema dans l’univers :
Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance,
Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
D’un mot forma le ciel, l’air, la terre et les flots,
N’est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
Qui, par l’éclat trompeur d’une funeste pomme,
Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
Qu’il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?…

Mais avant qu’il lâchât les écluses des cieux,
Par un fils de Noé fatalement sauvée,
Tu fus, comme serpent, dans l’arche conservée,
Et d’abord poursuivant tes projets suspendus,
Chez les mortels restants, encor tout éperdus,
De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
Et remplis leurs esprits de fables et de songes,
Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,
Qu’impiété sans borne en son extravagance,
Puis, de cent dogmes faux la superstition
Répandant l’idolâtre et folle illusion
Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre,
L’art se tailla des dieux d’or, d’argent et de cuivre,
Et l’artisan lui-même, humblement prosterné
Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
Lui demanda les biens, la santé, la sagesse…

Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
Concluons, l’homme enfin perdit toute lumière,
Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
Il resta quelque trace encor dans la Judée.
Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants
Vainement on chercha la vertu, le droit sens :
Car, qu’est-ce, loin de Dieu, que l’humaine sagesse ?
Et Socrate, l’honneur de la profane Grèce,
Qu’était-il, en effet, de près examiné,
Qu’un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
Très équivoque ami du jeune Alcibiade ?…

Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
Se releva soudain tout brillant de clarté ;
Et partout sa doctrine en peu de temps portée
Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
Des superbes autels à leur gloire dressés
Tes ridicules dieux tombèrent renversés.
On vit en mille endroits leurs honteuses statues
Pour le plus bas usage utilement fondues ;
Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus…

Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
Et soi-disant choisis pour réformer l’Eglise,
Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
Et, des vœux les plus saints blâmant l’austérité,
Aux moines las du joug rendre la liberté.
Alors n’admettant plus d’autorité visible,
Chacun fut de la foi censé juge infaillible ;
Et, sans être approuvé par le clergé romain,
Tout protestant fut pape, une bible à la main…

Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
Et chaque chrétien fut de différente loi.
La discorde, au milieu de ces sectes altières,
En tous lieux cependant déploya ses bannières ;
Et ta fille, au secours des vains raisonnements
Appelant le ravage et les embrasements,
Fit, en plus d’un pays, aux villes désolées,
Sous l’herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
L’Europe fut un champ de massacre et d’horreur,
Et l’orthodoxe même, aveugle en sa fureur,
De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
Tout ce que Dieu défend légitime et permis….

Soudain, au grand honneur de l’école païenne,
On entendit prêcher dans l’école chrétienne
Que sous le joug du vice un pécheur abattu
Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu,
Par la seule frayeur au sacrement unie,
Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ;
Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport,
Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d’abord.
Ainsi, pour éviter l’éternelle misère
Le vrai zèle au chrétien n’étant plus nécessaire,
Tu sus, dirigeant bien en eux l’intention,
De tout crime laver la coupable action…

Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
Aujourd’hui terminant ma course satirique,
J’ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés.
Dans ces pays par toi rendus si renommés,
Où l’Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose ;
Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal
Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
Tous les mois, appuyé de ta sœur l’ignorance,
Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.

Les Épîtres

Boileau se tourne désormais vers les Épîtres plutôt moralisantes, renonçant aux satires durant vingt-cinq ans. D’un style plus mature et serein, d’une versification plus souple et forte, elles sont meilleures que les satires. Bien qu’elles soient plus neutres, il ne se prive pas de moquerie et ne renonce pas à sa guerre contre les mauvais auteurs et les Jésuites. Néanmoins elle traite de sujets bien divers.

Écrites en alexandrins classiques, les épîtres contiennent des règles et des conseils restés célèbres dont:

  • Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
  • Ce que l’on conçoit bien, s’énonce clairement.
  • Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage.
  • Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
  • Polissez-le sans cesse, et repolissez.
  • Ajoutez quelque fois, et souvent effacer.
  • Du plus affreux objet, fait un objet aimable.

Épître I : Au Roi, Sur les avantages de la paix  (1669)

En courtisan, Boileau adresse cette épître au roi Louis IV, par laquelle il obtient d’ailleurs ses faveurs. Boileau compose cette épître à la demande Jean-Baptiste Colbert, un des principaux ministres du Roi. Son but louable, est de sauvegarder la paix conclue par le traité d’Aix-la-Chapelle en 1668.

Extraits :

Grand roi, c’est vainement qu’abjurant la satire
Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire.
Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
Sais-tu dans quels périls aujourd’hui tu t’engages ?
Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages.
   Ce n’est pas qu’aisément, comme un autre, à ton char
Je ne pusse attacher Alexandre et César ;
Qu’aisément je ne pusse, en quelque ode insipide,
T’exalter aux dépens et de Mars et d’Alcide,
Te livrer le Bosphore, et, d’un vers incivil,
Proposer au sultan de te céder le Nil ;
Mais, pour te bien louer, une raison sévère
Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ;
Qu’après avoir joué tant d’auteurs différents,
Phébus même auroit peur s’il entrait sur les rangs,
Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ;
Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi,
Que je prête aux Cotins des armes contre moi…

Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles :
Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles ;
Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu,
S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu.
A quoi bon, d’une muse au carnage animée,
Échauffer ta valeur, déja trop allumée ?
Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,
Et ne nous lassons point des douceurs de la paix…

Ce n’est pas que mon cœur, du travail ennemi,
Approuve un fainéant sur le trône endormi ;
Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
On peut être héros sans ravager la terre.
Il est plus d’une gloire. En vain aux conquérants
L’erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs ;
Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
Chaque siècle est fécond en heureux téméraires ;
Chaque climat produit des favoris de Mars ;
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars :
On a vu mille fois des fanges Méotides
Sortir des conquérants goths, vandales, gépides.
Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ;
Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
Il faut pour le trouver courir toute l’histoire…

Oh ! que ta main par là va sauver de pupilles !
Que de savants plaideurs désormais inutiles !
Qui ne sent point l’effet de tes soins généreux ?
L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?
Est-il quelque vertu, dans les glaces de l’Ourse,
Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,
Dont la triste indigence ose encore approcher,
Et qu’en foule tes dons d’abord n’aillent chercher ?
C’est par toi qu’on va voir les muses enrichies
De leur longue disette à jamais affranchies…

Toutefois si quelqu’un de mes foibles écrits
Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.
Et comme tes exploits, étonnant les lecteurs,
Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;
Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
On dira quelque jour, pour les rendre croyables :
Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,
A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.

Épître IV: Le Passage du Rhin (1672)

Louis XIV prend le commandement de son armée après sa déclaration de guerre aux Hollandais en 1672. Boileau met en vers le passage du Rhin du souverain, qu’il considère comme l’un des exploits les plus remarquables. L’auteur reproche même aux noms Hollandais et Allemands, trop durs, d’altérer son inspiration.

Extraits :

Au Roi

En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête :
Ce pays, où cent murs n’ont pu te résister,
Grand roi, n’est pas en vers si facile à domter.
Des villes que tu prends les noms durs et barbares
N’offrent de toutes parts que syllabes bizarres ;
Et, l’oreille effrayée, il faut depuis l’Issel,
Pour trouver un beau mot courir jusqu’au Tessel.
Oui, par-tout de son nom chaque place munie
Tient bon contre le vers, en détruit l’harmonie…

Aujourd’hui toutefois mon zèle m’encourage :

Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
Un trop juste devoir veut que nous l’essayons.
Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
Car, puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
Que la vérité pure y ressemble à la fable,
De tous vos ornements vous pouvez l’égayer.
Venez donc, et sur-tout gardez bien d’ennuyer:
Vous savez des grands vers les disgraces tragiques ;
Et souvent on ennuie en termes magnifiques… 

Il apprend qu’un héros, conduit par la victoire,
A de ses bords fameux flétri l’antique gloire;
Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
D’un joug déja prochain menacent tout son cours.
Nous l’avons vu, dit l’une, affronter la tempête
De cent foudres d’airain tournés contre sa tête.
Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
Il a de Jupiter la taille et le visage;
Et, depuis ce Romain, dont l’insolent passage
Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
Jamais rien de si grand n’a paru sur tes bords… 

Mais déja devant eux une chaleur guerrière
Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart;
Chacun d’eux au péril veut la première part :
Vendôme, que soutient l’orgueil de sa naissance,
Au même instant dans l’onde impatient s’élance :
La Salle, Béringhen, Nogent, d’Ambre, Cavois,
Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage.
Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
D’un tranchant aviron déja coupent les eaux :
Cent guerriers s’y jetant signalent leur audace.
Le Rhin les voit d’un œil qui porte la menace ;
Il s’avance en courroux. Le plomb vole à l’instant,… 

Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ;
D’y trouver d’Ilion la poétique cendre ;
De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
Firent plus en dix ans que Louis en dix jours !
Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine?
Est-il dans l’univers de plage si lointaine
Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
Et ne m’offre bientôt des exploits à chanter ?
Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
Puisqu’ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
Je t’attends dans deux ans aux bords de l’Helles pont.

Épître VI: À M. de Lamoignon, sur les plaisirs des champs (1667) 

Alors que Nicolas Boileau passe un été à la campagne, Nicolas Lamoignon de Bâville, magistrat et administrateur, lui demande par courrier de rentrer à Paris. Touché par tant de sollicitude, l’auteur lui répond par cette épître. Il décrit la campagne et la vie champêtre qu’il mène, ainsi que les occupations à laquelles il s’adonne comme la lecture, la composition, la chasse ou la pêche. Mais ses occupations l’obligent à retourner en ville, malgré son désir d’une vie solitaire.

Extraits :

À M. DE LAMOIGNON,
AVOCAT GÉNÉRAL

Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ?
C’est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,
D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D’une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.

Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
J’achète à peu de frais de solides plaisirs.
Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J’occupe ma raison d’utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,
Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ;
Quelquefois, aux appas d’un hameçon perfide,
J’amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l’air… 

Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage,
Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,
Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter :
II faut voir de ce pas les plus considérables ;
L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables.
Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :
Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,
Et d’attentat horrible on traita la satire. —
Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.
Contre vos derniers vers on est fort en courroux ;
Pradon a mis au jour un livre contre vous ;
Et chez le chapelier du coin de notre place,
Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface ;
L’autre jour sur un mot la cour vous condamna ;
Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ;
Un écrit scandaleux sous votre nom se donne ;
D’un pasquin qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne… 

Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler !
Dit d’abord un ami qui veut me cajoler ;
Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.
Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
Et, justement confus de mon peu d’abondance,
Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
   Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
Vit content de soi-même en un coin retiré ;
Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
Qui de sa liberté forme tout son plaisir,
Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !… 

Cependant tout décroît : et moi-même à qui l’âge
D’aucune ride encor n’a flétri le visage,
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois :
Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues.
Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter,
Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter… 

Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
Attendre que septembre ait ramené l’automne,
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
T’ira joindre à Paris, pour s’enfuir à Bâville.
Là, dans le seul loisir que Thémis t’a laissé,
Tu me verras souvent à te suivre empressé ;
Pour monter à cheval rappelant mon audace,
Apprenti cavalier galoper sur ta trace…

Épître VII: À Racine, sur l’utilité des ennemis (1677) 

Les ennemis de Racine s’acharnent pour faire de Phèdre, une œuvre tragique,  un échec. Dans cette épître Boileau apporte son soutien à Racine, et tente de le consoler après cette cabale contre Phèdre. Pour l’auteur les ennemis sont une bénédiction, en ce sens qu’ils poussent se surpasser pour leur répondre.

Extraits :

À RACINE

Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.
Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
Et son trop de lumière, importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.

L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la cour immolée au parterre.

Le mérite en repos s’endort dans la paresse ;
Mais par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté ;
Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance ;
Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.

Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
C’est en me guérissant que je sais leur répondre :
Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale,
Un flot de vains auteurs follement te ravale,
Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
Contre tous ces complots saura te maintenir,
Et soulever pour toi l’équitable avenir.

Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ;
Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ;
Qu’ils charment de Senlis le poète idiot,
Ou le sec traducteur du français d’Amyot ;
Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;
Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois ;
Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
Que la Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
À leurs traits délicats se laissent pénétrer?
Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits…

Épître XII : Contre les jésuites (1695)

Alors que Boileau reprend à son compte les attaques de Pascal contre les casuistes dans les Provinciales. Du moins ceux, parmi ces théologiens, qui ont la prétention d’exempter les hommes du devoir d’aimer Dieu. Il s’attire alors l’hostilité des jésuites qui ne le ménagent pas dans leur Journal du Trévaux. Il leur répond par cette satire.

Extraits :

À L’ABBÉ RENAUDOT

Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché,
En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché.
Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
Des tourments de l’enfer la salutaire peur
N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur
Qui, de remords sans fruit agitant le coupable,
Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.
Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer,
Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer,
Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ;
Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte…

Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable,
Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable,
Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits,
Par des formalités gagner le paradis!
Et parmi les élus, dans la gloire éternelle,
Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle,
Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés
Son ennemi mortel assis à ses côtés !
Peut-on se figurer de si folles chimères ?
On voit pourtant, on voit des docteurs même austères
Qui, les semant partout, s’en vont pieusement
De toute piété saper le fondement ;
Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles,
Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ;
Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux
Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux…

Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte,
Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte,
Je n’entends pas ici ce doux saisissement,
Ces transports pleins de joie et de ravissement
Qui font des bienheureux la juste récompense,
Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance.
Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs,
N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs.
Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même :
Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ;
Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur,
Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur…

Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne,
Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne,
Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,
De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ?
Oh ! le bel argument digne de leur école !
Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé,
Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ?
Un païen converti, qui croit un Dieu suprême,
Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême,
Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché,
Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ?
Du funeste esclavage où le démon nous traîne,
C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne :
Aussi l’amour d’abord y court avidement ;
Mais lui-même il en est l’âme et le fondement…

Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique
Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique,
En vers audacieux traiter ces points sacrés,
Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ;
Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières,
Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières.
Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien
Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien,
Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître,
Qui nous vint par sa mort donner un second être,
Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral,
Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ?…

Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors,
Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
Séparera des boucs la troupe pécheresse,
À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
« Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer,
Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
Et gardât le premier de mes commandements ! »… 

L’Art poétique (1674)

Dans ce poème divisé en quatre chants, Boileau imite et fait mieux qu’Horace qui avait écrit une épître sur le même thème. Il y expose les règles du bon goût et de l’art des vers en général. En fixant les ressources et les lois de la poésie classique, la langue française, l’enseignement et la littérature sont tributaires, Boileau mérite bien la reconnaissance de la postérité.

Chant I de l’Art poétique:

Dans ce chant, l’auteur exprime en vers les règles générales de l’art d’écrire. Il y prone le respect de langue, la fidélité aux règles de l’harmonie, l’exactitude ainsi que la clarté et l’unité.

Extraits :

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur.
S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif ;
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif…

La nature, fertile en Esprits excellents,
Sait entre les Auteurs partager les talents
L’un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
L’autre d’un trait plaisant aiguiser l’épigramme.
MALHERBE d’un héros peut vanter les exploits ;
RACAN, chanter Philis, les bergers et les bois
Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s’aime
Méconnaît son génie et s’ignore soi-même :
Ainsi tel autrefois qu’on vit avec FARET
Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret
S’en va, mal à propos, d’une voix insolente,
Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
Court avec Pharaon se noyer dans les mers….

Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l’épuiser n’abandonne un sujet.
S’il rencontre un palais, il m’en dépeint la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s’offre un perron ; là règne un corridor ;
Là ce balcon s’enferme en un balustre d’or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu’astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l’abondance stérile,
Et ne vous chargez point d’un détail inutile.
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant ;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire…

N’offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu’une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d’une voyelle en son chemin heurtée,
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l’esprit, quand l’oreille est blessée…

Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n’osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
Marchez donc sur ses pas ; aimez sa pureté ;
Et de son tour heureux imitez la clarté.
Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
Ne suit point un auteur qu’il faut toujours chercher…

Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
Soyez-vous à vous-même un sévère critique.
L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos écrits les confidents sincères,
Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
Dépouillez devant eux l’arrogance d’auteur,
Mais sachez de l’ami discerner le flatteur :
Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue…

Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter
N’est rien qu’un piège adroit pour vous les réciter.
Aussitôt, il vous quitte ; et, content de sa Muse,
S’en va chercher ailleurs quelque fat qu’il abuse ;
Car souvent il en trouve : ainsi qu’en sots auteurs,
Notre siècle est fertile en sots admirateurs ;
Et, sans ceux que fournit la ville et la province,
Il en est chez le duc, il en est chez le prince.
L’ouvrage le plus plat a, chez les courtisans,
De tout temps rencontré de zélés partisans ;
Et, pour finir enfin par un trait de satire,
Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire…

Chant II de l’Art poétique:

Dans ce chant, Boileau s’interesse aux règles des petits genres poétiques.  Il est question de la satire, de l’ode, le sonnet, l’idylle, l’élégie, le rondeau, la ballade, l’épigramme, madrigal et la chanson satirique (vaudeville).

Extraits :

Telle qu’une bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et, sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante Idylle.
Son tour, simple et naïf, n’a rien de fastueux
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux.
Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille.

Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois
Jette là, de dépit, la flûte et le hautbois ;
Et, follement pompeux, dans sa verve indiscrète,
Au milieu d’une églogue entonne la trompette.
De peur de l’écouter, Pan fuit dans les roseaux ;
Et les Nymphes, d’effroi, se cachent sous les eaux.
Au contraire cet autre, abject en son langage,
Fait parler ses bergers comme on parle au village.
Ses vers plats et grossiers, dépouillés d’agrément,
Toujours baisent la terre et rampent tristement :
On dirait que RONSARD, sur ses pipeaux rustiques,
Vient encor fredonner ses idylles gothiques,
Et changer, sans respect de l’oreille et du son,
Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon.

Entre ces deux excès la route est difficile.
Suivez, pour la trouver, THÉOCRITE et VIRGILE
Que leurs tendres écrits, par les Grâces dictés,
Ne quittent point vos mains, jour et nuit feuilletés.
Seuls, dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre
Par quel art, sans bassesse un auteur peut descendre ;
Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers ;
Au combat de la flûte animer deux bergers ;
Des plaisirs de l’amour vanter la douce amorce ;
Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d’écorce ;
Et par quel art encor l’églogue, quelquefois,
Rend dignes d’un consul la campagne et les bois.
Telle est de ce poème et la force et la grâce.
D’un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace,
La plaintive Élégie en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
Elle peint des amants la joie et la tristesse,
Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse.
Mais, pour bien exprimer ces caprices heureux,
C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.
Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
M’entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;
Qui s’affligent par art, et, fous de sens rassis,
S’érigent pour rimer en amoureux transis…

Je veux dans la satire un esprit de candeur,
Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.
D’un trait de ce poème en bons mots si fertile,
Le Français, né malin, forma le Vaudeville,
Agréable indiscret qui, conduit par le chant,
Passe de bouche en bouche et s’accroît en marchant.
La liberté française en ses vers se déploie :
Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie.
Toutefois n’allez pas, goguenard dangereux,
Faire Dieu le sujet d’un badinage affreux.
À la fin tous ces jeux, que l’athéisme élève,
Conduisent tristement le plaisant à la Grève.
Il faut, même en chansons, du bon sens et de l’art
Mais pourtant on a vu le vin et le hasard
Inspirer quelquefois une Muse grossière
Et fournir, sans génie, un couplet à Linière.
Mais, pour un vain bonheur qui vous a fait rimer,
Gardez qu’un sot orgueil ne vous vienne enfumer.
Souvent, l’auteur altier de quelque chansonnette
Au même instant prend droit de se croire poète
Il ne dormira plus qu’il n’ait fait un sonnet,
Il met tous les matins six impromptus au net.
Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies,
Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries,
Il ne se fait graver au-devant du recueil,
Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil.

Chant III de l’Art poétique :

Boileau s’intéresse ici aux grands genres, c’est-à-dire la tragédie, l’épopée et la comédie. Il s’exprime sur les régles générales de la tragédie, tout en indiquant les thèmes les plus appropriés pour être représentés sur la scène. Concernant les deux autres genres, il a une préférence pour le merveilleux mythologique ou paën et combat le merveilleux chrétien ;

Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,
Qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux ;
D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D’Oreste parricide exprima les alarmes,
Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.
Vous donc qui, d’un beau feu pour le théâtre épris,
Venez en vers pompeux y disputer le prix,
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue…

Je me ris d’un acteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut, d’abord, ne sait pas m’informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.
J’aimerais mieux encor qu’il déclinât son nom,
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
Que d’aller, par un tas de confuses merveilles,
Sans rien dire à l’esprit, étourdir les oreilles.
Le sujet n’est jamais assez tôt expliqué.
Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
Sur la scène en un jour renferme des années.
Là, souvent, le héros d’un spectacle grossier,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Mais nous, que la raison à ses règles engage,
Nous voulons qu’avec art l’action se ménage ;
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.
Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable
Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable…

ESCHYLE dans le choeur jeta les personnages,
D’un masque plus honnête habilla les visages,
Sur les ais d’un théâtre en public exhaussé,
Fit paraître l’acteur d’un brodequin chaussé.
SOPHOCLE enfin, donnant l’essor à son génie,
Accrut encor la pompe, augmenta l’harmonie,
Intéressa le choeur dans toute l’action,
Des vers trop raboteux polit l’expression,
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
Où jamais n’atteignit la faiblesse latine.
Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré…

Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux
Mais ne m’en formez Pas des bergers doucereux
Qu’Achille aime autrement que Tircis et Philène ;
N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène ;
Et que l’amour, souvent de remords combattu,
Paraisse une faiblesse et non une vertu.
Des héros de roman fuyez les petitesses
Toutefois, aux grands coeurs donnez quelques faiblesses.
Achille déplairait moins bouillant et moins prompt
J’aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.
Qu’il soit sur ce modèle en vos écrits tracé
Qu’Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
Conservez à chacun son propre caractère…

N’offrez point un sujet d’incidents trop chargé.
Le seul courroux d’Achille, avec art ménagé,
Remplit abondamment une Iliade entière :
Souvent trop d’abondance appauvrit la matière.
Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance ;
N’y présentez jamais de basse circonstance.
N’imitez pas ce fou qui, décrivant les mers,
Et peignant, au milieu de leurs flots entr’ouverts,
L’Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres ;
Peint-le petit enfant qui « va, saute, revient, »
Et joyeux, à sa mère offre un caillou qu’il tient ».
Sur de trop vains objets c’est arrêter la vue.
Donnez à votre ouvrage une juste étendue.
Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté…

Contemplez de quel air un père, dans Térence,
Vient d’un fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet amant écoute ses leçons
Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons.
Ce n’est pas un portrait, une image semblable,
C’est un amant, un fils, un père véritable.
J’aime sur le théâtre un agréable auteur
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
Qui pour me divertir n’a que la saleté,
Qu’il s’en aille, s’il veut, sur deux tréteaux monté,
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.

Chant IV de l’Art poétique :

Boileau expose dans ce dernier chant une conception morale de la littérature. Il préconise pour cela les qualités et règles de vie qui doivent être celles de l’écrivain. Comme presque partout dans son œuvre, ici aussi il ne manque pas de faire des louanges à la gloire de Louis XIV et sa cour, dont ils doivent justement s’inspirer.

Extraits :

Dans Florence, jadis, vivait un médecin,
Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.
Lui seul y fit longtemps la publique misère :
Là, le fils orphelin lui redemande un père ;
Ici, le frère pleure un frère empoisonné.
L’un meurt vide de sang, l’autre plein de séné ;
Le rhume à son aspect se change en pleurésie,
Et, par lui, la migraine est bientôt frénésie.
Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.
De tous ses amis morts un seul ami resté
Le mène en sa maison de superbe structure
C’était un riche abbé, fou de l’architecture.
Le médecin, d’abord, semble né dans cet art,
Déjà de bâtiments parle comme Mansart :
D’un salon qu’on élève il condamne la face ;
Au vestibule obscur il marque une autre place,
Approuve l’escalier tourné d’autre façon…

Ne vous enivrez point des éloges flatteurs,
Qu’un amas quelquefois de vains admirateurs
Vous donne en ces réduits, prompts à crier merveille.
Tel écrit récité se soutint à l’oreille,
Qui, dans l’impression au grand jour se montrant,
Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.
On sait de cent auteurs l’aventure tragique :
Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
Écoutez tout le monde, assidu consultant.
Un fat, quelquefois, ouvre un avis important.
Quelques vers toutefois qu’Apollon vous inspire,
En tous lieux aussitôt ne courez pas les lire.
Gardez-vous d’imiter ce rimeur furieux
Qui, de ses vains écrits lecteur harmonieux,
Aborde en récitant quiconque le salue
Et poursuit de ses vers les passants dans la rue….

Tel excelle à rimer qui juge sottement ;
Tel s’est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile.
Auteurs, prêtez l’oreille à mes instructions.
Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ?
Qu’en savantes leçons votre Muse fertile
Partout joigne au plaisant le solide et l’utile.
Un lecteur sage fuit un vain amusement
Et veut mettre profit à son divertissement.
Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
N’offrent jamais de vous que de nobles images.
Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
Qui de l’honneur, en vers, infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable…

Je sais qu’un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
Tirer de son travail un tribut légitime ;
Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
Qui, dégoûtés de gloire et d’argent affamés,
Mettent leur Apollon aux gages d’un libraire
Et font d’un art divin un métier mercenaire.
Avant que la raison, s’expliquant par la voix,
Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
Tous les hommes suivaient la grossière nature,
Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
La force tenait lieu de droit et d’équité ;
Le meurtre s’exerçait avec impunité…

Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges,
Homère aux grands exploits anima les courages.
Hésiode à son tour, par d’utiles leçons,
Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Fut, à l’aide des vers, aux mortels annoncée ;
Et partout, des esprits ses préceptes vainqueurs,
Introduits par l’oreille, entrèrent dans les coeurs.
Pour tant d’heureux bienfaits, les Muses révérées
Furent d’un juste encens dans la Grèce honorées ;
Et leur art, attirant le culte des mortels,
À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels…

Que Corneille, pour lui rallumant son audace,
Soit encor le Corneille et du Cid et d’Horace ;
Que Racine, enfantant des miracles nouveaux,
De ses héros sur lui forme tous les tableaux ;
Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
Benserade, en tous lieux amuse les ruelles ;
Que Segrais, dans l’églogue, en charme les forêts ;
Que pour lui l’épigramme aiguise tous ses traits.
Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide ?…

Pour moi, qui, jusqu’ici nourri dans la satire,
N’ose encor manier la trompette et la lyre,
Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
Vous animer du moins de la voix et des yeux ;
Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse
Rapporta, jeune encor, du commerce d’Horace ;
Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
De tous vos pas fameux observateur fidèle,
Quelquefois du bon or je sépare le faux,
Et des auteurs grossiers j’attaque les défauts,
Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire,
Plus enclin à blâmer que savant à bien faire.

Le Lutrin (de 1672 à 1683) :

Dans ce poème héroï-comique en six chants en vers, Boileau parodie l’épopée et la tragédie. Pour se faire il nous fait part d’une querelle entre les chanoines de la Sainte-Chapelle. Apparaît la Discorde qui leur reproche de vivre dans l’oisiveté, aussi douce soit-elle, et l’indolence, aussi heureuse soit-elle. Face au chantre ambitieux et usurpateur, l’un des partisans de Gilotin (le vieux Sidrac) propose de retirer de la sacristie un vieux lutrin. Remis à son ancienne place, il cachera alors ce prétentieux chantre aux regards des gens. Trois héros, tirés au sort, sont chargés de cette mission. La Mollesse est alors réveillée par les applaudissements de la Discorde, fière de son idée. Elle lui fait alors part des menaces qui pèsent sur ses serviteurs, qu’elles venaient d’apprendre lors de son sommeil. Dans cette épopée parodique, figure également deux odes, seuls essais lyriques de l’auteur: l’ Ode sur un bruit qui courut en 1636 que Cromwell et les anglais allaient faire la guerre a la France et l’ Ode sur la prise de Namur.  

Extraits:

Chant I du Lutrin

Je chante les combats, et ce prélat terrible 
Qui par ses longs travaux et sa force invincible, 
Dans une illustre église exerçant son grand coeur, 
Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur. 
C’est en vain que le chantre, abusant d’un faux titre, 
Deux fois l’en fit ôter par les mains du chapitre : 
Ce prélat, sur le banc de son rival altier 
Deux fois le reportant, l’en couvrit tout entier…

Paris voyait fleurir son antique chapelle : 
Ses chanoines vermeils et brillants de santé 
S’engraissaient d’une longue et sainte oisiveté ; 
Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines, 
Ces pieux fainéants faisaient chanter matines, 
Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu 
A des chantres gagés le soin de louer Dieu : 
Quand la Discorde, encore toute noire de crimes, 
Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, 
Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix, 
S’arrêter près d’un arbre au pied de son palais, 
Là, d’un oeil attentif contemplant son empire, 
A l’aspect du tumulte elle-même s’admire…

Quoi ! dit-elle d’un ton qui fit trembler les vitres, 
J’aurai pu jusqu’ici brouiller tous les chapitres, 
Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ; 
J’aurai fait soutenir un siège aux Augustins : 
Et cette église seule, à mes ordres rebelle, 
Nourrira dans son sein une paix éternelle ! 
Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels, 
Qui voudra désormais encenser mes autels ? 

A ces mots, d’un bonnet couvrant sa tête énorme, 
Elle prend d’un vieux chantre et la taille et la forme : 
Elle peint de bourgeons son visage guerrier, 
Et s’en va de ce pas trouver le trésorier…

 Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place 
Le chantre aux yeux du choeur étale son audace, 
Chante les orémus, fait des processions, 
Et répand à grands flots les bénédictions. 
Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre, 
Il te ravisse encore le rochet et la mitre ? 
Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché, 
Et renonce au repos, ou bien à l’évêché…

Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs, 
Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire, 
Ecoute seulement ce que le ciel m’inspire. 
Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux 
Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux, 
Sur ce rang d’ais serrés qui forment sa clôture 
Fut jadis un lutrin d’inégale structure, 
Dont les flancs élargis de leur vaste contour 
Ombrageaient pleinement tous les lieux d’alentour. 
Derrière ce lutrin, ainsi qu’au fond d’un antre, 
A peine sur son banc on discernait le chantre : 
Tandis qu’à l’autre banc le prélat radieux, 
Découvert au grand jour, attirait tous les yeux…

Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ; 
Et le prélat charmé l’approuve par des cris. 
Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse 
Les trois que Dieu destine à ce pieux office : 
Mais chacun prétend part à cet illustre emploi. 
Le sort, dit le prélat, vous servira de loi. 
Que l’on tire au billet ceux que l’on doit élire. 
Il dit, on obéit, on se presse d’écrire. 
Aussitôt trente noms, sur le papier tracés, 
Sont au fond d’un bonnet par billets entassés. 
Pour tirer ces billets avec moins d’artifice, 
Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice : 
Son front nouveau tondu, symbole de candeur, 
Rougit, en approchant, d’une honnête pudeur

Chant II du Lutrin 

Cependant cet oiseau qui prône les merveilles, 
Ce monstre composé de bouches et d’oreilles, 
Qui, sans cesse volant de climats en climats, 
Dit partout ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas ; 
La Renommée enfin, cette prompte courrière, 
Va d’un mortel effroi glacer la perruquière ; 
Lui dit que son époux, d’un faux zèle conduit, 
Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit

Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ? 
Dit-elle : et ni la foi que ta main m’a donnée, 
Ni nos embrassements qu’a suivis l’hyménée, 
Ni ton épouse enfin toute prête à périr, 
Ne sauraient donc t’ôter cette ardeur de courir ? 
Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle, 
Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle ! 
L’espoir d’un juste gain consolant ma langueur 
Pourrait de ton absence adoucir la longueur. 
Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise 
Arme aujourd’hui ton bras en faveur d’une église ? 
Où vas-tu cher époux, est-ce que tu me fuis ? 
As-tu oublié tant de si douces nuits ? 
Quoi ! d’un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes ?…

Ma femme, lui dit-il d’une voix douce et fière, 
Je ne veux point nier les solides bienfaits 
Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits, 
Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire 
Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire ; 
Mais ne présume pas qu’en te donnant ma foi 
L’hymen m’ait pour jamais asservi sous ta loi. 
Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée, 
Nous aurions fui tous deux le joug de l’hyménée ; 
Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus, 
Nous goûterions encor des plaisirs défendus…

Le perruquier honteux rougit en l’écoutant. 
Aussitôt de longs clous il prend une poignée : 
Sur son épaule il charge une lourde cognée ; 
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids, 
Il attache une scie en forme de carquois : 
Il sort au même instant, il se met à leur tête. 
A suivre ce grand chef l’un et l’autre s’apprête : 
Leur coeur semble allumé d’un zèle tout nouveau ; 
Brontin tient un maillet ; et Boirude un marteau. 
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière, 
Retire en leur faveur sa paisible lumière. 
La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux, 
De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux. 
L’air, qui gémit du cri de l’horrible déesse, 
Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse…

Chant III du Lutrin

Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses 
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses, 
Revole vers Paris, et, hâtant son retour, 
Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour. 
Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, 
Sur la cime d’un roc s’allongent dans la nue, 
Et présentant de loin leur objet ennuyeux, 
Du passant qui le fuit semblent le suivre des yeux. 
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres, 
De ces murs désertés habitent les ténèbres. 
Là, depuis trente hivers, un hibou retiré 
Trouvait contre le jour un refuge assuré. 
Des désastres fameux ce messager fidèle…

Mais les trois champions, pleins de vin et d’audace, 
Du palais cependant passent la grande place ; 
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés, 
De l’auguste chapelle ils montent les degrés. 
Ils atteignaient déjà le superbe portique 
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique, 
Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt 
L’amas toujours entier des écrits de Haynaut : 
Quand Boirude, qui voit que le péril approche, 
Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche, 
Des veines d’un caillou, qu’il frappe au même instant, 
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ; 
Et bientôt, au brasier d’une mèche enflammée, 
Montre, à l’aide du soufre, une cire allumée…

 C’est là que du lutrin gît la machine énorme : 
La troupe quelque temps en admire la forme. 
Mais le barbier, qui tient les moments précieux : 
Ce spectacle n’est pas pour amuser nos yeux, 
Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple : 
C’est là qu’il faut demain qu’un prélat le contemple. 
Et d’un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler, 
Lui-même, se courbant, s’apprête à le rouler. 
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable ! 
Que du pupitre sort une voix effroyable. 
Brontin en est ému, le sacristain pâlit ; 
Le perruquier commence à regretter son lit…

La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce, 
Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace, 
Et, malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacés, 
S’apprête à réunir ses soldats dispersés. 
Aussitôt de Sidrac elle emprunte l’image : 
Elle ride son front, allonge son visage, 
Sur un bâton noueux laisse courber son corps, 
Dont la chicane semble animer les ressorts ; 
Prend un cierge en sa main, et d’une voix cassée, 
Vient ainsi gourmander la troupe terrassée…

Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ? 
Tu dors d’un profond somme, et ton coeur sans alarmes 
Ne sait pas qu’on bâtit l’instrument de tes larmes ! 
Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil, 
T’annonçait du lutrin le funeste appareil ; 
Avant que de souffrir qu’on en posât la masse, 
Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ; 
Et, martyr glorieux d’un point d’honneur nouveau 
Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau…

Chant IV du Lutrin

Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines, 
Appelaient à grand bruit les chantres à matines ; 
Quand leur chef, agité d’un sommeil effrayant, 
Encor tout en sueur se réveille en criant. 
Aux élans redoublés de sa voix douloureuse, 
Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ; 
Le vigilant Girot court à lui le premier : 
C’est d’un maître si saint le plus digne officier ; 
La porte dans le choeur à sa garde est commise : 
Valet souple au logis, fier huissier à l’église…

Ami, lui dit le chantre encor pâle d’horreur, 
N’insulte point, de grâce, à ma juste terreur : 
Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes, 
Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes. 
Pour la seconde fois un sommeil grâcieux 
Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ; 
Quand, l’esprit enivré d’une douce fumée, 
J’ai cru remplir au choeur ma place accoutumée. 
Là, triomphant aux yeux des chantres impuissant, 
Je bénissais le peuple, et j’avalais l’encens ; 
Lorsque du fond caché de notre sacristie 
Une épaisse nuée à longs flots est sortie, 
Qui, s’ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat 
M’a fait voir un serpent conduit par le prélat…

Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur, 
Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur. 
Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante, 
Courber servilement une épaule tremblante. 
Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux : 
Je saurai réveiller les chanoines sans vous. 
Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle : 
Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle. 
Suis-moi. Qu’à son lever le soleil aujourd’hui 
trouve tout le chapitre éveillé devant lui…

Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse : 
Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse. 
Pour les en arracher Girot s’inquiétant 
Va crier qu’au chapitre un repas les attend. 
Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance. 
Tout s’ébranle, tout sort, tout marche en diligence. 
Ils courent au chapitre, et chacun se pressant 
Flatte d’un doux espoir son appétit naissant. 
Mais, ô d’un déjeuner vaine et frivole attente ! 
A peine ils sont assis, que, d’une voix dolente, 
Le chantre désolé, lamentant son malheur, 
Fait mourir l’appétit et naître la douleur…

Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle 
Par ces mots attirants sent redoubler son zèle. 
Ils marchent droit au coeur d’un pas audacieux. 
Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux. 
A ce terrible objet aucun d’eux ne consulte, 
Sur l’ennemi commun ils fondent en tumulte, 
Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ; 
Chacun sur lui d’un coup veut honorer sa main. 
Enfin sous tant d’efforts la machine succombe, 
Et son corps entr’ouvert chancelle, éclate et tombe : 
Tel sur les monts glacés des farouches Gélons 
Tombe un chêne battu des voisins aquilons ; 
Ou tel, abandonné de ses poutres usées, 
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisés. 
La masse est emportée, et ses ais arrachés 
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

Chant V du Lutrin

L’Aurore cependant, d’un juste effroi troublée, 
Des chanoines levés voit la troupe assemblée, 
Et contemple longtemps, avec des yeux confus, 
Ces visages fleuris qu’elle n’a jamais vus. 
Chez Sidrac aussitôt Brontin d’un pied fidèle 
Du pupitre abattu va porter la nouvelle. 
Le vieillard de ses soins bénit l’heureux succès, 
Et sur le bois détruit bâtit mille procès. 
L’espoir d’un doux tumulte échauffant son courage, 
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l’âge ; 
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit, 
Vient éclater au jour les crimes de la nuit…

Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place, 
Dans le fatal instant que, d’un égale audace, 
Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux, 
Descendaient du palais l’escalier tortueux. 
L’un et l’autre rival, s’arrêtant au passage, 
Se mesure des yeux, s’observe, s’envisage ; 
Une égale fureur anime les esprits : 
Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris 
Auprès d’une génisse au front large et superbe 
Oubliant tous les jours le pâturage et l’herbe, 
A l’aspect l’un de l’autre, embrasés, furieux, 
Déjà le front baissé, se menacent des yeux. 
Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude, 
Ne sait point contenir son aigre inquiétude ; 
Il entre chez Barbin, et, d’un bras irrité, 
Saisissant du Cyrus un volume écarté, 
Il lance au sacristain le tome épouvantable…

Au plus fort du combat le chapelain Garagne, 
Vers le sommet du front atteint d’un Charlemagne, 
(Des vers de ce poème effet prodigieux)! 
Tout prêt à s’endormir, bâille, et ferme les yeux. 
A plus d’un combattant la Clélie est fatale : 
Girou dix fois par elle éclate et se signale. 
Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri. 
Ce guerrier, dans l’église aux querelles nourri, 
Est robuste de corps, terrible de visage, 
Et de l’eau dans son vin n’a jamais su l’usage. 
Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset, 
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset, 
Et Gerbais l’agréable, et Guerin l’insipide…

Au spectacle étonnant de leur chute imprévue, 
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue. 
Il maudit dans son coeur le démon des combats, 
Et de l’horreur du coup il recule six pas. 
Mais bientôt rappelant son antique prouesse 
Il tire du manteau sa dextre vengeresse ; 
Il part, et, de ses doigts saintement allongés, 
Bénit tous les passants, en deux files rangés. 
Il sait que l’ennemi, que ce coup va surprendre, 
Désormais sur ses pieds ne l’oserait attendre, 
Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux 
Crier aux combattants : Profanes, à genoux ! 
Le chantre, qui de loin voit approcher l’orage, 
Dans son coeur éperdu cherche en vain du courage : 
Sa fierté l’abandonne, il tremble, il cède, il fuit…

Chant VI du Lutrin

Tandis que tout conspire à la guerre sacrée, 
La Piété sincère, aux Alpes retirée, 
Du fond de son désert entend les tristes cris, 
De ses sujets cachés dans les murs de Paris. 
Elle quitte à l’instant sa retraite divine 
La Foi, d’un pas certain, devant elle chemine ; 
L’Espérance au front gai l’appuie et la conduit ; 
Et, la bourse à la main, la Charité la suit. 
Vers Paris elle vole, et d’une audace sainte, 
Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte :…

Dans mes cloîtres sacrés la Discorde introduite 
Y bâtit de mon bien ses plus sûrs arsenaux ; 
Traîne tous mes sujets au pied des tribunaux. 
En vain à ses fureurs j’opposai mes prières ; 
L’insolente, à mes yeux, marcha sous mes bannières. 
Pour comble de misère, un tas de faux docteurs 
Vint flatter les péchés de discours imposteurs ; 
Infectant les esprits d’exécrables maximes, 
Voulut faire à Dieu même approuver tous les crimes. 
Une servile peur leur tint lieu de charité, 
Le besoin d’aimer Dieu passa pour nouveauté ; 
Et chacun à mes pieds, conservant sa malice, 
N’apporta de vertu que l’aveu de son vice…

Vers ce temple fameux, si chers à tes désirs 
Où le ciel fut pour toi si prodigue en miracles, 
Non loin de ce palais où je rends mes oracles, 
Est un vaste séjour des mortels révéré, 
Et de clients soumis à toute heure entouré, 
Là, sous le faix pompeux de ma pourpre honorable, 
Veille au soin de ma gloire un homme incomparable, 
Ariste, dont le Ciel et Louis ont fait choix 
Pour régler ma balance et dispenser mes lois. 
Par lui dans le barreau sur mon trône affermie 
Je vois hurler en vain la chicane ennemie ; 
Par lui la vérité ne craint plus l’imposteur, 
Et l’orphelin n’est plus dévoré du tuteur…

Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu’en tous lieux 
Tu signales pour moi ton zèle et ton courage, 
Si la Discorde impie à ma porte m’outrage ? 
Dans ces murs, autrefois si saints, si renommés, 
A mes sacrés autels font un profane insulte, 
Remplissent tout d’effroi, de trouble et de tumulte. 
De leur crime à leurs yeux va-t-en peindre l’horreur : 
Sauve-moi, sauve-les de leur propre fureur…

Ariste, c’est ainsi qu’en ce sénat illustre 
Où Thémis, par tes soins, reprend son premier lustre, 
Quand, la première fois, un athlète nouveau 
Vient combattre en champ clos aux joutes du barreau, 
Souvent sans y penser ton auguste présence 
Troublant par trop d’éclat sa timide éloquence, 
Le nouveau Cicéron, tremblant, décoloré, 
Cherche en vain son discours sur sa langue égaré : 
En vain, pour gagner temps, dans ses transes affreuses, 
Traîne d’un dernier mot les syllabes honteuses ; 
Il hésite, il bégaie ; et le triste orateur 
Demeure enfin muet aux yeux du spectateur. 

Toutes les œuvres de Nicolas Boileau:

1- Satires

  • Sur les les inconvénients du séjour dans les grandes villes
  • Sur l’accord de la rime et de la raison
  • Le repas ridicule
  • Sur la déraison humaine
  • Sur la noblesse
  • Sur les embarras de paris
  • Sur le génie de l’auteur pour la satire
  • Sur l’homme
  • A son esprit
  • Sur les femmes
  • Surl’honneur
  • Sur l’équivoque

2- Épîtres

  • Au roi
  •  l’abbé des Roches
  • Arnauld
  • Au roi
  • A Guilleragues
  • A l’Amoignon
  • A Racine
  • Au roi
  • A Seignelay
  • A ses vers
  • A son jardinier
  • A l’abbé Renaudot sur l’amour de Dieu

3- Œuvres poétiques diverses

  • de sur un bruit qui courut en 1636 que Cromwell et les anglais allaient faire la guerre a la France
  • Stanges a Molière
  • Discours au roi
  • L’art poétique
  • Le lutrin
  • Ode sur la prise de Namur
  • Poésies diverses (odes, fables, chansons, épigrammes)

4- Œuvres en prose

  • Préfaces des éditions de 1666 et 1667, 1674 et 1775, 1683 et 1685, 1694, 1671
  • Dissertation sur Joconde (attribution contestée)
  • Discours sur le dialogue des héros de roman
  • Les héros de roman
  • Discours sur la satire
  • Arrêt burlesque
  • Discours sur les moderne qui font des vers latins
  • Traduction du traité du sublime de Longin
  • Remerciement à l’Académie
  • Discours sur l’ode
  • Réflexions critiques sur Longin
  • Lettre a Perrault
  • Remerciement a M. d’Ericeyra
  • Discours pour servir d’apologie a la satire
  • Correspondance

 

5- Lettres a Racine,Brossette etc.

Citations célèbres de Nicolas Boileau:

  • Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
  • Ami de la vertu plutôt que vertueux.
  • Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
  • Ainsi qu’en sots auteurs,
    Notre siècle est fertile en sots admirateurs.
  • Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
    Fit sentir dans les vers une juste cadence.
  • Qui vit content de rien possède toutes choses.
  • De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
    Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
    De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
    Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme
  • L’ignorance toujours est prête à s’admirer.
  • Faites-vous des amis prompts à vous censurer.
  • Tout ce qui ce conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément.
  • Rien n’est beau que le vrai: le vrai seul est aimable.
  • Aimez qu’on vous conseille, et non pas qu’on vous loue.
  • Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible.

François de Malherbe, l’initiateur de la poésie classique

avril 24th, 2015 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | La Renaissance - (Commentaires fermés sur François de Malherbe, l’initiateur de la poésie classique)
Malherbe ou la rigueur des mots

Biographie de François de Malherbe (1555 – 1625)

François de Malherbe naît à Caen entre 1555 et 1556 d’une famille protestante, noble mais pauvre. Son père, seigneur de Digny, écuyer, conseiller au bailliage et présidial de Caen fait partie d’un milieu social de fonctionnaires et de juristes très actif dans cette ville normande. Sa mère n’est autre que Louise de Vallois, fille d’Henri le Vallois seigneur d’Ifs.

Malherbe entame ses études dans sa ville natale jusqu’à l’université, avant d’être envoyé par son père à Paris, Heidelberg (Allemagne) puis Bâle (Suisse) pour suivre des cours de brillants professeurs. Il n’a que 19 ans quand il achève ses études en 1586. Il s’installe alors à Paris, dans l’espoir d’y faire fortune.

Il rencontre Henri le duc d’Angoulême, fils naturel du roi Henri II, et rentre à son service. Quand celui-ci est nommé gouverneur de la Province, il le suit à Aix. C’est là qu’il croise une jeune fille qu’il appelle Nérée (anagramme certainement de Renée). Il l’aime tellement, mais sans être payé en retour, qu’elle lui inspire ses premiers vers. La mort du duc en 1586 ruine ses espérances. Il disparaît pour réapparaître en 1599 en quête toujours de prospérité. Entre-temps il avait succombé au charme de Madeleine de Coriolis, fille de Louis de Cariolis (seigneur de Corbières) qu’il épousa en 1581. A Paris donc il est présenté au roi Henri IV, pour lequel il écrit une ode (La Prière pour le Roi Henri le Grand allant en Limousin), en perspective de la campagne contre les insurgés du Limousin. Il devient poète officiel de la cour à partir de 1605. Il gardera ce statut, après la mort d’Henri IV, sous le règne de Marie de Medicis et Louis XIII qui le protègent. Quand la reine est écartée des affaires, il devient indésirable. Après une retraite de quelques années, il s’attache au cardinal de Richelieu qui entre-temps avait pris de l’importance . Il le nomme trésorier de France,  en contre-partie de quoi il célèbre sa politique avec sa poésie.

Poète avéré certes, mais François de Malherbe a néanmoins une très forte opinion de lui-même. Un orgueil tellement excessif qu’il réplique à la princesse de Conti, qui voulait un jour lui montrer les plus beaux vers qu’il ait lu, par  « Pardonnez-moi, si ce sont les plus beaux, je les connais, puisque moi seul je puis en être l’auteur », avant même d’en prendre connaissance. Cette absence de modestie finit par lui coûter, puisqu’il se fait de farouches ennemis.

François de Malherbe ne survit pas longtemps à la mort de son fils (1627). Il décède en 1628, après avoir répondu au prêtre qui voulait le confesser: « Je ne me confesse qu’à Pâques » .

Oeuvre de François de Malherbe

L’oeuvre de François Malherbe peut se résumer dans ces vers de Boileau un siècle plus tard:

Enfin, Malherbe vint et le premier en France

Fit sentir en ses vers une juste cadence.

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir

Et réduisit la muse aux règles du devoir,

Par ce sage écrivain, la langue révérée

N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée…

Le poète est en effet considéré comme le père de la poésie française. C’est lui qui jeta les bases du classicisme qui s’oppose au baroque, qui dominera deux siècles durant. Boileau lui reconnut, avant tous les autres, la clarté et la rigueur qu’il apporta à la poésie et qui inspira le goût classique. Mieux encore, poète grammairien il donna au siècle d’après une nouvelle langue et une poésie, où règne la simplicité et la rigueur dans la construction des phrases et des strophes et dans laquelle domine le lyrisme. Ce qui lui valut d’être surnommé le « tyran des mots et des syllabes ». Malherbe n’avait qu’une obsession: épurer, discipliner et défendre la langue française. Il le fit jusqu’à la fin de sa vie jusqu’à corriger, une heure avant sa mort, un mot qui n’était pas bien français de sa garde-malade. A son disciple Racan qui le réprimanda il lanca « Laissez, je maintiendrai jusqu’au bout la pureté de la langue française. » Son autre obsession était celle d’une poésie nationale accessible à tous, même aux plus humbles. Si le roi Henri IV a rétabli la paix, le poète y a contribué avec les mots.

Œuvres de François de Malherbe

Jusqu’à un an avant sa mort, les différentes pièces poétiques de Malherbe figurent dans des éditions collectives, sous formes de feuilles volantes, des livrets de ballets, des livres d’airs de cour… Il réunit son oeuvre poétique en 1627, mais ne vivra pas jusqu’à sa publication puisqu’il décède en 1627. Son oeuvre complète en un seul volume, n’apparaît finalement qu’en 1630.

La poésie de Malherbe englobe plusieurs thèmes: la nature, Dieu, l’amour , la mort, les guerres et les paix, le temps. Poète de cour, on retrouve parmi ses poèmes hiérarchisés, des poésies et des odes flatteuses consacrées aux rois et leurs maîtresses, aux reines et aux Grands de son temps d’une manière générale. On y trouve aussi des poésies religieuses, des poésies galantes destinées à ses maîtresses plutôt poétiques, des épitaphes et consolations, des vers de ballets essentiellement. Les styles diffèrent d’un genre à l’autre. Les poésies galantes et le ballets sont plutôt légères, les consolations ont une cadence progressive. Quant aux odes elles sont solennelles, lyriques et louangeuses alors que l’épitaphe est brève et chargée d’humour contrastant avec l’ampleur et la gravité des paraphrases. Lorsqu’il rassemble ses œuvres, le poète fait preuve de purisme en prenant soin de supprimer celles qui sont italianisantes de ses débuts ainsi que celles qui sont d’inspiration mythologique et burlesque ou encore baroque.

Quatre pièces d’inspiration religieuse jalonnent dans le temps l’oeuvre de Malherbe. Il s’agit de Paraphrase du Psaume VIII avant 1605, Paraphrase du Psaume CXXVIII en 1614, Stances spirituelles en 1619 et Paraphrase du Psaume CXLV en 1626.

Quelques œuvres de Malherbe

Si des maux renaissants avec ma patience (1586)

Premiers stances, inspirées à l’auteur par son tout premier amour déçu Renée (Nérée). Une femme qu’il aima vraiment sans être payé de retour, d’où le dépit et une dédaigneuse fierté avec lesquels ces vers ont été écrits.
Si des maux renaissants avec ma patience

N’ont pouvoir d’arrêter un esprit si hautain,
Le temps est médecin d’heureuse expérience ;
Son remède est tardif, mais il est bien certain.

Le temps à mes douleurs promet une allégeance,
Et de voir vos beautés se passer quelque jour ;
Lors je serai vengé, si j’ai de la vengeance
Pour un si beau sujet pour qui j’ai tant d’amour.

Vous aurez un mari sans être guère aimée,
Ayant de ses désirs amorti le flambeau ;
Et de cette prison de cent chaînes formée
Vous n’en sortirez point que par l’huis du tombeau.

Tant de perfections qui vous rendent superbe,
Les restes du mari, sentiront le reclus ;
Et vos jeunes beautés flétriront comme l’herbe
Que l’on a trop foulée et qui ne fleurit plus.

Vous aurez des enfants, des douleurs incroyables,
Qui seront près de vous et crieront à l’entour ;
Lors fuiront de vos yeux les soleils agréables,
Y laissant pour jamais des étoiles autour.

Si je passe en ce temps dedans votre province,
Vous voyant sans beautés et moi rempli d’honneur,
Car peut-être qu’alors les bienfaits d’un grand Prince
Marieront ma fortune avec que le bonheur ;

Ayant un souvenir de ma peine fidèle,
Mais n’ayant point à l’heure autant que j’ai d’ennuis,
Je dirai : Autrefois cette femme fut belle,
Et je fus autrefois plus sot que je ne suis.

Les larmes de Saint Pierre (1587)

(Poème inspiré ou imité du Transille et dédié au roi Henri III)

Composés lors des guerres de religion, ces vers religieux évoquent Saint Paul qui, pour sauver sa vie, nie être le disciple de Jésus Christ. Malherbe y fait également de multiples allusions à son époque.

Ce n’est pas en mes vers qu’une amante abusée
Des appas enchanteurs d’un parjure Thésée,
Après l’honneur ravi de sa pudicité,
Laissée ingratement en un bord solitaire,
Fait de tous les assauts que la rage peut faire
Une fidèle preuve à l’infidélité.

Les ondes que j’épands d’une éternelle veine
Dans un courage saint ont leur sainte fontaine ;
Où l’amour de la terre et le soin de la chair
Aux fragiles pensers ayant ouvert la porte,
Une plus belle amour se rendit la plus forte,
Et le fit repentir aussitôt que pécher.

Henri, de qui les yeux et l’image sacrée
Font un visage d’or à cette âge ferrée,
Ne refuse à mes vœux un favorable appui ;
Et si pour ton autel ce n’est chose assez grande,
Pense qu’il est si grand, qu’il n’auroit point d’offrande
S’il n’en recevoit point que d’égales à lui.

La foi qui fut au cœur d’où sortirent ces larmes
Est le premier essai de tes premières armes,
Pour qui tant d’ennemis à tes pieds abattus,
Pâles ombres d’enfer, poussière de la terre,
Ont connu ta fortune, et que l’art de la guerre
A moins d’enseignemens que tu n’as de vertus.

De son nom de rocher, comme d’un bon augure,
Un éternel état l’Église se figure ;
Et croit, par le destin de tes justes combats,
Que ta main relevant son épaule courbée,
Un jour, qui n’est pas loin, elle verra tombée
La troupe qui l’assaut et la veut mettre bas.

Mais le coq a chanté pendant que je m’arrête
À l’ombre des lauriers qui t’embrassent la tête,
Et la source déja commençant à s’ouvrir,
A lâché les ruisseaux qui font bruire leur trace,
Entre tant de malheurs estimant une grace,
Qu’un Monarque si grand les regarde courir.

Ce miracle d’amour, ce courage invincible,
Qui n’espéroit jamais une chose possible
Que rien finît sa foi que le même trépas,
De vaillant fait couard, de fidèle fait traître,
Aux portes de la peur abandonne son maître,
Et jure impudemment qu’il ne le connoît pas.

À peine la parole avoit quitté sa bouche,
Qu’un regret aussi prompt en son ame le touche ;
Et mesurant sa faute à la peine d’autrui,
Voulant faire beaucoup, il ne peut davantage
Que soupirer tout bas, et se mettre au visage
Sur le feu de sa honte une cendre d’ennui.

Les arcs qui de plus près sa poitrine joignirent,
Les traits qui plus avant dans le sein l’atteignirent,
Ce fut quand du Sauveur il se vit regardé ;
Les yeux furent les arcs, les œillades les flèches
Qui percèrent son ame, et remplirent de brèches
Le rempart qu’il avoit si lâchement gardé.

Cet assaut, comparable à l’éclat d’une foudre,
Pousse et jette d’un coup ses défenses en poudre ;
Ne laissant rien chez lui que le même penser
D’un homme qui, tout nu de glaive et de courage,
Voit de ses ennemis la menace et la rage,
Qui le fer en la main le viennent offenser.

Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre
Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre,
Et qui n’ont rien de clos à leur juste courroux,
Entrent victorieux en son ame étonnée,
Comme dans une place au pillage donnée,
Et lui font recevoir plus de morts que de coups.

La mer a dans le sein moins de vagues courantes
Qu’il n’a dans le cerveau de formes différentes,
Et n’a rien toutefois qui le mette en repos ;
Car aux flots de la peur sa navire qui tremble
Ne trouve point de port, et toujours il lui semble
Que des yeux de son maître il entend ce propos :

Eh bien ! où maintenant est ce brave langage ?
Cette roche de foi ? cet acier de courage ?
Qu’est le feu de ton zèle au besoin devenu ?
Où sont tant de serments qui juroient une fable ?
Comme tu fus menteur, suis-je pas véritable ?
Et que t’ai-je promis qui ne soit avenu ?

Toutes les cruautés de ces mains qui m’attachent,
Le mépris effronté que ces bourreaux me crachent,
Les preuves que je fais de leur impiété,
Pleines également de fureur et d’ordure,
Ne me sont une pointe aux entrailles si dure,
Comme le souvenir de ta déloyauté.

Je sais bien qu’au danger les autres de ma suite
Ont eu peur de la mort et se sont mis en fuite ;
Mais toi, que plus que tous j’aimai parfaitement,
Pour rendre en me niant ton offense plus grande,
Tu suis mes ennemis, t’assembles à leur bande,
Et des maux qu’ils me font prends ton ébattement.

Le nombre est infini des paroles empreintes
Que regarde l’Apôtre en ces lumières saintes ;
Et celui seulement que sous une beauté
Les feux d’un œil humain ont rendu tributaire
Jugera sans mentir quel effet a pu faire
Des rayons immortels l’immortelle clarté.

Il est bien assuré que l’angoisse qu’il porte
Ne s’emprisonne pas sous les clefs d’une porte,
Et que de tous côtés elle suivra ses pas ;
Mais pour ce qu’il la voit dans les yeux de son maître,
Il se veut absenter, espérant que peut-être
Il la sentira moins en ne la voyant pas.

La place lui déplaît, où la troupe maudite
Son Seigneur attaché par outrages dépite ;
Et craint tant de tomber en un autre forfait,
Qu’il estime déja ses oreilles coupables
D’entendre ce qui sort de leurs bouches damnables,
Et ses yeux d’assister aux tourments qu’on lui fait.

Il part, et la douleur qui d’un morne silence
Entre les ennemis couvroit sa violence,
Comme il se voit dehors, a si peu de compas,
Qu’il demande tout haut que le sort favorable,
Lui fasse rencontrer un ami secourable,
Qui touché de pitié lui donne le trépas.

En ce piteux état il n’a rien de fidèle
Que sa main qui le guide où l’orage l’appelle ;
Ses pieds, comme ses yeux, ont perdu la vigueur ;
Il a de tout conseil son ame dépourvue,
Et dit, en soupirant, que la nuit de sa vue
Ne l’empêche pas tant que la nuit de son cœur.

Sa vie, auparavant si chèrement gardée,
Lui semble trop long-temps ici bas retardée ;
C’est elle qui le fâche et le fait consumer ;
Il la nomme parjure, il la nomme cruelle,
Et, toujours se plaignant que sa faute vient d’elle,
Il n’en veut faire compte et ne la peut aimer.

Va, laisse-moi, dit-il, va, déloyale vie ;
Si de te retenir autrefois j’eus l’envie,
Et si j’ai désiré que tu fusses chez moi,
Puisque tu m’as été si mauvaise compagne,
Ton infidèle foi maintenant je dédagne ;
Quitte-moi, je te quitte, et ne veux plus de toi.

Sont-ce tes beaux desseins, mensongère et méchante,
Qu’une seconde fois ta malice m’enchante,
Et que pour retarder une heure seulement
La nuit déja prochaine à ta courte journée,
Je demeure en danger que l’ame, qui est née
Pour ne mourir jamais, meure éternellement ?

Non, ne m’abuse plus d’une lâche pensée ;
Le coup encore frais de ma chute passée
Me doit avoir appris à me tenir debout,
Et savoir discerner de la trêve la guerre,
Des richesses du ciel les fanges de la terre,
Et d’un bien qui s’envole un qui n’a point de bout.

Si quelqu’un d’aventure en délices abonde,
Il se perd aussi tôt et déloge du monde ;
Qui te porte amitié, c’est à lui que tu nuis ;
Ceux qui te veulent mal sont ceux que tu conserves ;
Tu vas à qui te fuit, et toujours le réserves
À souffrir, en vivant, davantage d’ennuis.

On voit par ta rigueur tant de blondes jeunesses,
Tant de riches grandeurs, tant d’heureuses vieillesses,
En fuyant le trépas, au trépas arriver :
Et celui qui chétif aux misères succombe,
Sans vouloir autre bien que celui de la tombe,
N’ayant qu’un jour à vivre, il ne peut l’acheve !

Que d’hommes fortunés en leur âge première,
Trompés de l’inconstance à nos ans coutumière,
Du depuis se sont vus en étrange langueur ;
Qui fussent morts contents, si le ciel amiable,
Ne les abusant pas en ton sein variable,
Au temps de leur repos eût coupé ta longueur !

Quiconque de plaisir a son ame assouvie,
Plein d’honneur et de bien, non sujet à l’envie,
Sans jamais en son aise un malaise éprouver,
S’il demande à ses jours davantage de terme,
Que fait-il, ignorant, qu’attendre de pied ferme
De voir à son beau temps un orage arriver ?

Et moi, si de mes jours l’importune durée
Ne m’eût en vieillissant la cervelle empirée,
Ne devois-je être sage, et me ressouvenir
D’avoir vu la lumière aux aveugles rendue,
Rebailler aux muets la parole perdue,
Et faire dans les corps les ames revenir ?

De ces faits non communs la merveille profonde,
Qui par la main d’un seul étonnoit tout le monde,
Et tant d’autres encor, me devoient avertir
Que, si pour leur auteur j’endurois de l’outrage,
Le même qui les fit, en faisant davantage,
Quand on m’offenseroit me pouvoit garantir.

Mais, troublé par les ans, j’ai souffert que la crainte
Loin encore du mal, ait découvert ma feinte,
Et sortant promptement de mon sens et de moi,
Ne me suis aperçu qu’un destin favorable
M’offroit en ce danger un sujet honorable
D’acquérir par ma perte un triomphe à ma foi.

Que je porte d’envie à la troupe innocente
De ceux qui, massacrés d’une main violente,
Virent dès le matin leur beau jour accourci !
Le fer qui les tua leur donna cette grace,
Que si de faire bien ils n’eurent pas l’espace,
Ils n’eurent pas le temps de faire mal aussi.

De ces jeunes guerriers la flotte vagabonde
Alloit courre fortune aux orages du monde,
Et déjà pour voguer abandonnoit le bord,
Quand l’aguet d’un pirate arrêta leur voyage ;
Mais leur sort fut si bon que d’un même naufrage
Ils se virent sous l’onde et se virent au port.

Ce furent de beaux lis qui, mieux que la nature,
Mêlant à leur blancheur l’incarnate peinture
Que tira de leur sein le couteau criminel,
Devant que d’un hiver la tempête et l’orage
À leur teint délicat pussent faire dommage,
S’en allèrent fleurir au printemps éternel.

Ces enfants bienheureux (créatures parfaites,
Sans l’imperfection de leurs bouches muettes)
Ayant Dieu dans le cœur ne le purent louer,
Mais leur sang leur en fut un témoin véritable ;
Et moi, pouvant parler, j’ai parlé, misérable,
Pour lui faire vergogne et le désavouer.

Le peu qu’ils ont vécu leur fut grand avantage,
Et le trop que je vis ne me fait que dommage ;
Cruelle occasion du souci qui me nuit !
Quand j’avois de ma foi l’innocence première,
Si la nuit de la mort m’eût privé de lumière,
Je n’aurois pas la peur d’une éternelle nuit.

Ce fut en ce troupeau que, venant à la guerre
Pour combattre l’enfer et défendre la terre,
Le Sauveur inconnu sa grandeur abaissa ;
Par eux il commença la première mêlée ;
Et furent eux aussi que la rage aveuglée
Du contraire parti les premiers offensa.

Qui voudra se vanter avec eux se compare,
D’avoir reçu la mort par un glaive barbare,
Et d’être allé soi-même au martyre s’offrir ;
L’honneur leur appartient d’avoir ouvert la porte
À quiconque osera, d’une ame belle et forte,
Pour vivre dans le ciel en la terre mourir.

Ô désirable fin de leurs peines passées !
Leurs pieds, qui n’ont jamais les ordures pressées,
Un superbe plancher des étoiles se font ;
Leur salaire payé les services précède ;
Premier que d’avoir mal ils trouvent le remède,
Et devant le combat ont les palmes au front.

Que d’applaudissemens, de rumeur et de presse,
Que de feux, que de jeux, que de traits de caresse,
Quand là-haut en ce point on les vit arriver !
Et quel plaisir encore à leur courage tendre,
Voyant Dieu devant eux en ses bras les attendre,
Et pour leur faire honneur les Anges se lever9 !

Et vous femmes, trois fois, quatre fois bienheureuses,
De ces jeunes Amours les mères amoureuses,
Que faites-vous pour eux, si vous les regrettez ?
Vous fâchez leur repos, et vous rendez coupables,
Ou de n’estimer pas leurs trépas honorables,
Ou de porter envie à leurs félicités.

Le soir fut avancé de leurs belles journées ;
Mais qu’eussent-ils gagné par un siècle d’années ?
Ou que leur avint-il en ce vite départ,
Que laisser promptement une basse demeure,
Qui n’a rien que du mal, pour avoir de bonne heure
Aux plaisirs éternels une éternelle part ?

Si vos yeux pénétrant jusqu’aux choses futures
Vous pouvoient enseigner leurs belles aventures,
Vous auriez tant de bien en si peu de malheurs,
Que vous ne voudriez pas pour l’empire du monde
N’avoir eu dans le sein la racine féconde
D’où naquit entre nous ce miracle de fleurs.

Mais moi, puisque les lois me défendent l’outrage
Qu’entre tant de langueurs me commande la rage,
Et qu’il ne faut soi-même éteindre son flambeau ;
Que m’est-il demeuré pour conseil et pour armes,
Que d’écouler ma vie en un fleuve de larmes,
Et la chassant de moi l’envoyer au tombeau ?

Je sais bien que ma langue ayant commis l’offense,
Mon cœur incontinent en a fait pénitence.
Mais quoi ! Si peu de cas ne me rend satisfait.
Mon regret est si grand, et ma faute si grande,
Qu’une mer éternelle à mes yeux je demande
Pour pleurer à jamais le péché que j’ai fait.

Pendant que le chétif en ce point se lamente,
S’arrache les cheveux, se bat et se tourmente,
En tant d’extrémités cruellement réduit,
Il chemine toujours ; mais rêvant à sa peine,
Sans donner à ses pas une règle certaine,
Il erre vagabond où le pied le conduit.

À la fin égaré (car la nuit qui le trouble
Par les eaux de ses pleurs son ombrage redouble),
Soit un cas d’aventure, ou que Dieu l’ait permis,
Il arrive au jardin, où la bouche du traître,
Profanant d’un baiser la bouche de son maître,
Pour en priver les bons aux méchants l’a remis.

Comme un homme dolent, que le glaive contraire
A privé de son fils et du titre de père,
Plaignant deçà, delà, son malheur avenu,
S’il arrive en la place où s’est fait le dommage,
L’ennui renouvelé plus rudement l’outrage
En voyant le sujet à ses yeux revenu :

Le vieillard, qui n’attend une telle rencontre,
Sitôt qu’au dépourvu sa fortune lui montre
Le lieu qui fut témoin d’un si lâche méfait,
De nouvelles fureurs se déchire et s’entame,
Et de tous les pensers qui travaillent son ame
L’extrême cruauté plus cruelle se fait.

Toutefois il n’a rien qu’une tristesse peinte ;
Ses ennuis sont des jeux, son angoisse une feinte,
Son malheur un bonheur, et ses larmes un ris,
Au prix de ce qu’il sent, quand sa vue abaissée
Remarque les endroits où la terre pressée
A des pieds du Sauveur les vestiges écrits.

C’est alors que ses cris en tonnerres s’éclatent,
Ses soupirs se font vents, qui les chênes combattent,
Et ses pleurs, qui tantôt descendoient mollement,
Ressemblent un torrent qui, des hautes montagnes,
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Veut que tout l’univers ne soit qu’un élément.

Il y fiche ses yeux, il les baigne, il les baise,
Il se couche dessus, et seroit à son aise,
S’il pouvoit avec eux à jamais s’attacher.
Il demeure muet du respect qu’il leur porte :
Mais enfin la douleur, se rendant la plus forte,
Lui fait encore un coup une plainte arracher.

Pas adorés de moi quand par accoutumance
Je n’aurois, comme j’ai, de vous la connoissance,
Tant de perfections vous découvrent assez ;
Vous avez une odeur de parfums d’Assyrie ;
Les autres ne l’ont pas, et la terre flétrie
Est belle seulement où vous êtes passés.

Beaux pas de ces seuls pieds que les astres connoissent,
Comme ores à mes yeux vos marques apparoissent !
Telle autrefois de vous la merveille me prit,
Quand, déja demi-clos sous la vague profonde,
Vous ayant appelés, vous affermîtes l’onde,
Et m’assurant les pieds m’étonnâtes l’esprit.

Mais, ô de tant de biens indigne récompense !
Ô dessus les sablons inutile semence !
Une peur, ô Seigneur ! m’a séparé de toi ;
Et d’une ame semblable à la mienne parjure,
Tous ceux qui furent tiens, s’ils ne t’ont fait injure,
Ont laissé ta présence et t’ont manqué de foi.

De douze, deux fois cinq étonnés de courage,
Par une lâche fuite évitèrent l’orage,
Et tournèrent le dos quand tu fus assailli ;
L’autre qui fut gagné d’une sale avarice,
Fit un prix de ta vie à l’injuste supplice ;
Et l’autre, en te niant, plus que tous a failli.

C’est chose à mon esprit impossible à comprendre,
Et nul autre que toi ne me la peut apprendre,
Comme a pu ta bonté nos outrages souffrir.
Et qu’attend plus de nous ta longue patience,
Sinon qu’à l’homme ingrat la seule conscience
Doive être le couteau qui le fasse mourir ?

Toutefois tu sais tout, tu connois qui nous sommes,
Tu vois quelle inconstance accompagne les hommes,
Faciles à fléchir quand il faut endurer.
Si j’ai fait, comme un homme, en faisant une offense,
Tu feras, comme Dieu, d’en laisser la vengeance,
Et m’ôter un sujet de me désespérer.

Au moins, si les regrets de ma faute avenue
M’ont de ton amitié quelque part retenue,
Pendant que je me trouve au milieu de tes pas,
Désireux de l’honneur d’une si belle tombe,
Afin qu’en autre part ma dépouille ne tombe,
Puisque ma fin est près, ne la recule pas.

En ces propos mourants ses complaintes se meurent :
Mais vivantes sans fin ses angoisses demeurent,
Pour le faire en langueur à jamais consumer.
Tandis la nuit s’en va, ses lumières s’éteignent,
Et déjà devant lui les campagnes se peignent
Du safran que le jour apporte de la mer.

L’aurore d’une main, en sortant de ses portes,
Tient un vase de fleurs languissantes et mortes,
Elle verse de l’autre une cruche de pleurs ;
Et d’un voile tissu de vapeur et d’orage
Couvrant ses cheveux d’or, découvre en son visage
Tout ce qu’une ame sent de cruelles douleurs.

Le soleil, qui dédaigne une telle carrière,
Puisqu’il faut qu’il déloge, éloigne sa barrière ;
Mais comme un criminel qui chemine au trépas,
Montrant que dans le cœur ce voyage le fâche,
Il marche lentement, et désire qu’on sache
Que, si ce n’étoit force, il ne le feroit pas.

Ses yeux par un dépit en ce monde regardent,
Ses chevaux tantôt vont, et tantôt se retardent,
Eux-mêmes ignorants de la course qu’ils font ;
Sa lumière pâlit, sa couronne se cache ;
Aussi ne veut-il pas, cependant qu’on attache
À celui qui l’a fait des épines au front.

Au point accoutumé les oiseaux qui sommeillent,
Apprêtés à chanter dans les bois se réveillent ;
Mais voyant ce matin des autres différent,
Remplis d’étonnement ils ne daignent paroître,
Et font à qui les voit ouvertement connoître
De leur peine secrète un regret apparent.

Le jour est déjà grand, et la honte plus claire
De l’Apôtre ennuyé l’avertit de se taire,
Sa parole se lasse, et le quitte au besoin ;
Il voit de tous côtés qu’il n’est vu de personne ;
Toutefois le remords que son ame lui donne,
Témoigne assez le mal qui n’a point de témoin.

Aussi l’homme qui porte une ame belle et haute,
Quand seul en une part il a fait une faute,
S’il n’a de jugement son esprit dépourvu,
Il rougit de lui-même ; et, combien qu’il ne sente
Rien que le ciel présent et la terre présente,
Pense qu’en se voyant tout le monde l’a vu.

Beau ciel par qui mes jours sont troubles (entre 1591 et 1592)

Il s’agit de stances pour le duc le duc de Montpensier, qui demande Catherine, princesse de Navarre et sœur du roi Henri IV, en mariage .

Beau ciel, par qui mes jours sont troubles ou sont calmes,
Seule terre où je prends mes cyprès et mes palmes,
Catherine, dont l’œil ne luit que pour les dieux
Punissez vos beautés plutôt que mon courage,
Si, trop haut s’élevant, il adore un visage
Adorable par force à quiconque a des yeux.

Je ne suis pas ensemble aveugle et téméraire,

Je connais bien l’erreur que l’amour m’a fait faire,
Cela seul ici-bas surpassait mon effort ;
Mais mon âme qu’à vous ne peut être asservie,
Les Destins n’ayant point établi pour ma vie
Hors de cet océan de naufrage et de port.

Beauté par qui les dieux, las de notre dommage,
Ont voulu réparer les défauts de notre âge,
Je mourrai dans vos feux, éteignez-les ou non,
Comme le fils d’Alcmène, en me brûlant moi-même ;
Il suffit qu’en mourant dans cette flamme extrême
Une gloire éternelle accompagne mon nom.

On ne doit point, sans sceptre, aspirer où j’aspire ;
C’est pourquoi, sans quitter les lois de votre empire,
Je veux de mon esprit tout espoir rejeter.
Qui cesse d’espérer, il cesse aussi de craindre ;
Et, sans atteindre au but où l’on ne peut atteindre,
Ce m’est assez d’honneur que j’y voulais monter.

Je maudis le bonheur où le ciel m’a fait naître,
Qui m’a fait désirer ce qu’il m’a fait connaître :
Il faut ou vous aimer, ou ne vous faut point voir.
L’astre qui luit aux grands, en vain à ma naissance
Épandit dessus moi tant d’heur et de puissance,
Si pour ce que je veux j’ai trop peu de pouvoir.

Mais il le faut vouloir, et vaut mieux se résoudre,
En aspirant au ciel, être frappé de foudre,
Qu’aux desseins de la terre assuré se ranger.
J’ai moins de repentir, plus je pense à ma faute,
Et la beauté des fruits d’une palme si haute
Me fait par le plaisir oublier le danger.

Ode Au Roi Henri Le Grand (1596)

Cette ode est écrite à l’intention du duc Henri de Guise, gouverneur de Province et chef de la très fanatique Ligue catholique d’un puissant clan aristocratique. Devenu populaire pendant les guerres de religion, en étant à l’avant-garde des défenseur de la foi catholique, il ambitionne de gouverner la France et se positionne donc comme un rival d’Henri III qui le fait assassiner lors des Etats Généraux de Blois.

Enfin, après tant d’années,

Voici l’heureuse saison,
Où nos misères bornées
Vont avoir leur guérison.
Les dieux, longs à se résoudre,
Ont fait un coup de leur foudre,
Qui montre aux ambitieux
Que les fureurs de la terre
Ne sont que paille et que verre
À la colère des cieux.

Peuples, à qui la tempête
A fait faire tant de vœux,
Quelles fleurs à cette fête
Couronneront vos cheveux ?
Quelle victime assez grande
Donnerez-vous pour offrande ?
Et quel Indique séjour
Une perle fera naître
D’assez de lustre pour être
La marque d’un si beau jour ?

Cet effroyable colosse,
Cazaux, l’appui des mutins,
A mis le pied dans la fosse
Que lui cavaient les destins.
Il est bas, le parricide :
Un Alcide, fils d’Alcide,
À qui la France a prêté
Son invincible génie,
A coupé sa tyrannie
D’un glaive de liberté.

Les aventures du monde
Vont d’un ordre mutuel,
Comme on voit au bord de l’onde
Un reflux perpétuel.
L’aise et l’ennui de la vie
Ont leur course entresuivie
Aussi naturellement
Que le chaud et la froidure ;
Et rien, afin que tout dure,
Ne dure éternellement.

Cinq ans Marseille, volée
À son juste possesseur,
Avait langui désolée
Aux mains de cet oppresseur.
Enfin le temps l’a remise
En sa première franchise ;
Et les maux qu’elle endurait
Ont eu ce bien pour échange,
Qu’elle a vu parmi la fange
Fouler ce qu’elle adorait.

Déjà tout le peuple more
À ce miracle entendu ;
À l’un et l’autre Bosphore
Le bruit en est répandu ;
Toutes les plaines le savent,
Que l’Inde et l’Euphrate lavent ;
Et déjà, pâle d’effroi,
Memphis se pense captive,
Voyant si près de sa rive
Un neveu de Godefroi.

Consolation à M. Du Périer (1599)

Stances écrites pour consoler son ami Du Périer suite à la mort de sa fille Marguerite en 1598 à l’âge de 5 ans. En réalité ces vers sont une réécriture modifiée et adaptée de la Consolation à Cléophon, écrits par l’auteur en 1592 lors de son long séjour en Normandie à l’occasion de la mort de sa fille Rosette.

Ta douleur, Du Perrier, sera donc éternelle ?

Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié paternelle
L’augmenteront toujours ?

Le malheur de ta fille au tombeau descendue
Par un commun trépas,
Est-ce quelque dédale où ta raison perdue
Ne se retrouve pas ?

Je sais de quels appas son enfance était pleine,
Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peine
Avecque son mépris.

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
Ont le pire destin ;
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
L’espace d’un matin.

Puis quand ainsi serait que, selon ta prière,
Elle aurait obtenu
D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,
Qu’en fût-il avenu ?

Penses-tu que plus vieille en la maison céleste
Elle eût eu plus d’accueil,
Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?

Non, non, mon Du Perrier ; aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.

Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale ;
Et Pluton aujourd’hui,
Sans égard du passé, les mérites égale
D’Archemore et de lui.

Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes :
Mais, sage à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et des cendres éteintes
Eteins le souvenir.

C’est bien, je le confesse, une juste coutume
Que le cœur affligé,
Par le canal des yeux vidant son amertume,
Cherche d’être allégé.

Même quand il advient que la tombe sépare
Ce que nature a joint,
Celui qui ne s’émeut a l’âme d’un barbare,
Ou n’en a du tout point.

Mais d’être inconsolable et dedans sa mémoire
Enfermer un ennui,
N’est-ce pas se haïr pour acquérir la gloire
De bien aimer autrui ?

Priam, qui vit ses fils abattus par Achille,
Dénué de support
Et hors de tout espoir du salut de sa ville,
Reçut du réconfort.

François, quand la Castille, inégale à ses armes,
Lui vola son Dauphin,
Sembla d’un si grand coup devoir jeter des larmes
Qui n’eussent point de fin.

Il les sécha pourtant, et, comme un autre Alcide,
Contre fortune instruit,
Fit qu’à ses ennemis d’un acte si perfide
La honte fut le fruit.

Leur camp, qui la Durance avait presque tarie
De bataillons épais,
Entendant sa constance, eut peur de sa furie,
Et demanda la paix.

De moi déjà deux fois d’une pareille foudre
Je me suis vu perclus ;
Et deux fois la raison m’a si bien fait résoudre,
Qu’il ne m’en souvient plus.

Non qu’il ne me soit grief que la terre possède
Ce qui me fut si cher ;
Mais en un accident qui n’a point de remède
Il n’en faut point chercher.

La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles :
On a beau la prier ;
La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
Et nous laisse crier.

Le pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois ;
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos rois.

De murmurer contre elle et perdre patience
Il est mal à propos ;
Vouloir ce que Dieu veut est la seule science
Qui nous met en repos.

Ode À la Reine Marie de Médicis (1600)

Ces vers sont dédiés à Marie de Médicis. En route pour Paris pour se marier (mars 1600) et partager le trône du roi Henri IV (1600 à 1610), ils lui sont présentés par l’auteur à Aix.

Marie de Médicis est née à Florence de François 1er de Médicis, grand-duc de Toscane, est de Jeanne d’Autriche, archiduchesse d’Autriche. Elle est également la nièce de l’empereur romain germanique Ferdinand 1er.

Peuples, qu’on mette sur la tête
Tout ce que la terre a de fleurs ;
Peuples, que cette belle fête
À jamais tarisse nos pleurs :
Qu’aux deux bouts du monde se voit
Luire le feu de notre joie ;
Et soient dans les coupes noyés
Les soucis de tous ces orages
Que pour nos rebelles courages
Les Dieux nous avaient envoyés.

À ce coup iront en fumée
Les vœux que faisaient nos mutins
En leur âme encore affamée
De massacres et de butins.
Nos doutes seront éclaircis ;
Et mentiront les prophéties
De tous ces visages pâlis
Dont le vain étude s’applique
À chercher l’an climactérique
De l’éternelle fleur de lis.

Aujourd’hui nous est amenée
Cette princesse que la foi
D’amour ensemble et d’hyménée
Destine au lit de notre roi.
La voici, la belle Marie,
Belle merveille d’Hétrurie,
Qui fait confesser au Soleil,
Quoi que l’âge passé raconte,
Que du ciel, depuis qu’il y monte,
Ne vint jamais rien de pareil.

Telle n’est point la Cythérée,
Quand, d’un nouveau feu s’allumant,
Elle sort pompeuse et parée
Pour la conquête d’un amant :
Telle ne luit en sa carrière
Des mois l’inégale courrière :
Et telle dessus l’horizon
L’Aurore au matin ne s’étale,
Quand les yeux mêmes de Céphale
En feraient la comparaison.

L’antique sceptre de sa race,
Où l’heure aux mérites est joint,
Lui met le respect en la face ;
Mais il ne l’enorgueillit point.
Nulle vanité ne la touche ;
Les grâces parlent par sa bouche ;
Et son front, témoin assuré
Qu’au vice elle est inaccessible,
Ne peut que d’un cœur insensible
Etre vu sans être adoré.

Quantesfois, lorsque sur les ondes
Ce nouveau miracle flottait,
Neptune en ses caves profondes
Plaignit-il le feu qu’il sentait !
Et quantesfois en sa pensée
De vives atteintes blessée,
Sans l’honneur de la royauté
Qui lui fit celer son martyre,
Eût-il voulu de son empire
Faire échange à cette beauté !

Dix jours, ne pouvant se distraire
Du plaisir de la regarder,
Il a par un effort contraire
Essayé de la retarder.
Mais à la fin, soit que l’audace
Au meilleur avis ait fait place,
Soit qu’un autre démon plus fort
Aux vents ait imposé silence,
Elle est hors de sa violence,
Et la voici dans notre port.

La voici, peuples, qui nous montre
Tout ce que la gloire a de prix ;
Les fleurs naissent à sa rencontre
Dans les cœurs et dans les esprits :
Et la présence des merveilles
Qu’en oyaient dire nos oreilles
Accuse la témérité
De ceux qui nous l’avaient décrite
D’avoir figuré son mérite
Moindre que n’est la vérité.

Ô toute parfaite princesse,
L’étonnement de l’univers,
Astre par qui vont avoir cesse
Nos ténèbres et nos hivers,
Exemple sans autres exemples,
Future image de nos temples !
Quoi que notre faible pouvoir
En votre accueil ose entreprendre,
Peut-il espérer de vous rendre
Ce que nous vous allons devoir ?

Ce sera vous qui de nos villes
Ferez la beauté refleurir,
Vous, qui de nos haines civiles
Ferez la racine mourir ;
Et par vous la paix assurée
N’aura pas la courte durée
Qu’espèrent infidèlement,
Non lassés de notre souffrance,
Ces Français qui n’ont de la France
Que la langue et l’habillement.

Par vous un Dauphin nous va naître,
Que vous-même verrez un jour
De la terre entière le maître,
Ou par armes, ou par amour ;
Et ne tarderont ses conquêtes,
Dans les oracles déjà prêtes,
Qu’autant que le premier coton
Qui de jeunesse est le message
Tardera d’être en son visage
Et de faire ombre à son menton.

Oh ! combien lors aura de veuves
La gente qui porte le turban !
Que de sang rougira les fleuves
Qui lavent les pieds du Liban !
Que le Bosphore en ses deux rives
Aura de sultanes captives !
Et que de mères à Memphis,
En pleurant, diront la vaillance
De son courage et de sa lance,
Aux funérailles de leurs fils !

Cependant notre grand Alcide,
Amolli par vos doux appas,
Perdra la fureur qui, sans bride,
L’emporte à chercher le trépas :
Et cette valeur indomptée
De qui l’honneur est l’Eurysthée,
Puisque rien n’a su l’obliger
À ne nous donner plus d’alarmes,
Au moins pour épargner vos larmes,
Aura peur de nous affliger.

Si l’espoir qu’aux bouches des hommes
Nos beaux faits seront récités
Est l’aiguillon par qui nous sommes
Dans les hasards précipités ;
Lui, de qui la gloire semée
Par les voix de la Renommée
En tant de parts s’est fait ouïr
Que tout le siècle en est un livre,
N’est-il pas indigne de vivre,
S’il ne vit pour se réjouir ?

Qu’il lui suffise que l’Espagne,
Réduite par tant de combats
À ne l’oser voir en campagne,
A mis l’ire et les armes bas :
Qu’il ne provoque point l’envie
Du mauvais sort contre sa vie ;
Et puisque, selon son dessein,
Il a rendu nos troubles calmes,
S’il veut davantage de palmes,
Qu’il les acquière en votre sein.

C’est là qu’il faut qu’à son génie,
Seul arbitre de ses plaisirs,
Quoi qu’il demande, il ne dénie
Rien qu’imaginent ses désirs :
C’est là qu’il faut que les années
Lui coulent comme des journées,
Et qu’il ait de quoi se vanter
Que la douceur qui tout excède
N’est point ce que sert Ganymede
À la table de Jupiter.

Mais d’aller plus à ces batailles
Où tonnent les foudres d’enfer,
Et lutter contre des murailles
D’où pleuvent la flamme et le fer ;
Puisqu’il sait qu’en ses destinées
Les nôtres seront terminées,
Et qu’après lui notre discorde
N’aura plus qui dompte sa rage,
N’est-ce pas nous rendre au naufrage,
Après nous avoir mis à bord ?

Cet Achille de qui la pique
Faisait aux braves d’Ilion
La terreur que fait en Afrique
Aux troupeaux l’assaut d’un lion,
Bien que sa mère eût à ses armes
Ajouté la force des charmes,
Quand les destins l’eurent permis
N’eut-il pas sa trame coupée
De la moins redoutable épée
Qui fût parmi ses ennemis ?

Les Parques d’une même soie
Ne dévident pas tous nos jours ;
Ni toujours par semblable voie
Ne font les planètes leur cours.
Quoi que promette la Fortune,
À la fin, quand on l’importune,
Ce qu’elle avait fait prospérer
Tombe du faite au précipice ;
Et, pour l’avoir toujours propice,
Il la faut toujours révérer.

Je sais bien que sa Carmagnole
Devant lui se représentant,
Telle qu’une plaintive idole,
Va son courroux sollicitant,
Et l’invite à prendre pour elle
Une légitime querelle :
Mais doit-il vouloir que pour lui
Nous ayons toujours le teint blême,
Cependant qu’il tente lui-même
Ce qu’il peut faire par autrui ?

Si vos yeux sont toute sa braise,
Et vous la fin de tous ses vœux,
Peut-il pas languir à son aise
En la prison de vos cheveux,
Et commettre aux dures corvées
Toutes ces âmes relevées
Que, d’un conseil ambitieux,
La faim de gloire persuade
D’aller, sur les pas d’Encelade,
Porter des échelles aux cieux ?

Apollon n’a point de mystère,
Et sont profanes ses chansons,
Ou, devant que le Sagittaire
Deux fois ramène les glaçons,
Le succès de leurs entreprises,
De qui deux provinces conquises
Ont déjà fait preuve, à leur dam,
Favorisé de la victoire,
Changera la fable en histoire
De Phaéton en l’Eridan.

Nice, payant avecque honte
Un siège autrefois repoussé,
Cessera de nous mettre en compte
Barberousse qu’elle a chassé ;
Guise en ses murailles forcées
Remettra les bornes passées
Qu’avait notre empire marin ;
Et Soissons, fatal aux superbes,
Fera chercher parmi les herbes
En quelle place fut Turin.

Paraphrase du psaume VIII (1604)

Oeuvre d’inspiration religieuse (l’auteur en compte quatre dans l’ensemble de son oeuvre) , elle n’est probablement pas un acte de dévotion de l’auteur. Malherbe, en tant réformateur, inclut le lyrisme religieux pour donner également un modèle du genre.

Ô Sagesse éternelle, à qui cet univers
Doit le nombre infini des miracles divers
Qu’on voit également sur la terre et sur l’onde !
Mon Dieu, mon Créateur,
Que ta magnificence étonne tout le monde !
Et que le ciel est bas au prix de ta hauteur !

Quelques blasphémateurs, oppresseurs d’innocents,
À qui l’excès d’orgueil a fait perdre le sens,
De profanes discours ta puissance rabaissent :
Mais la naïveté
Dont mêmes au berceau les enfants te confessent
Clôt-elle pas la bouche à leur impiété ?

De moi, toutes les fois que j’arrête les yeux
À voir les ornements dont tu pares les cieux,
Tu me sembles si grand, et nous si peu de chose,
Que mon entendement
Ne peut s’imaginer quelle amour te dispose
À nous favoriser d’un regard seulement.

Il n’est faiblesse égale à nos infirmités ;
Nos plus sages discours ne sont que vanités,
Et nos sens corrompus n’ont goût qu’à des ordures ;
Toutefois, ô bon Dieu,
Nous te sommes si chers, qu’entre tes créatures,
Si l’ange a le premier, l’homme a le second lieu.

Quelles marques d’honneur se peuvent ajouter
À ce comble de gloire où tu l’as fait monter ?
Et, pour obtenir mieux, quel souhait peut-il faire,
Lui que, jusqu’au Ponent,
Depuis où le soleil vient dessus l’hémisphère,
Ton absolu pouvoir a fait son lieutenant ?

Sitôt que le besoin excite son désir,
Qu’est-ce qu’en ta largesse il ne trouve à choisir ?
Et, par ton règlement, l’air, la mer, et la terre,
N’entretiennent-ils pas
Une secrète loi de se faire la guerre
À qui de plus de mets fournira ses repas ?

Certes je ne puis faire, en ce ravissement,
Que rappeler mon âme, et dire bassement :
Ô Sagesse éternelle, en merveilles féconde !
Mon Dieu, mon Créateur,
Que ta magnificence étonne tout le inonde !
Et que le ciel est bas au prix de ta hauteur !

Prière pour le Roi Henri le Grand (1605)

(Pour le roi allant en Limousin).

Bien que les guerres de religion soit terminé le calme reste précaire. le roi Henri IV décide d’intervenir en Limousin pour continuer sa pacification. Alors que le souverain prépare son expédition en 1605, Malherbe qui redoute des affrontements meurtriers,  décide d’écrire cette ode. C’est une prière qu’il adresse à Dieu pour aider et protéger le roi, dans son oeuvre de pacification du royaume.

Ô Dieu, dont les bontés, de nos larmes touchées,
Ont aux vaines fureurs les armes arrachées,
Et rangé l’insolence aux pieds de la raison ;
Puisqu’à rien d’imparfait ta louange n’aspire,
Achève ton ouvrage au bien de cet empire,
Et nous rends l’embonpoint comme la guérison !

Nous sommes sous un roi si vaillant et si sage,
Et qui si dignement a fait l’apprentissage
De toutes les vertus propres à commander,
Qu’il semble que cet heur nous impose silence,
Et qu’assurés par lui de toute violence
Nous n’avons plus sujet de te rien demander.

Certes quiconque a vu pleuvoir dessus nos têtes
Les funestes éclats des plus grandes tempêtes
Qu’excitèrent jamais deux contraires partis,
Et n’en voit aujourd’hui nulle marque paraître,
En ce miracle seul il peut assez connaître
Quelle force a la main qui nous a garantis.

Mais quoi ! de quelque soin qu’incessamment il veille,
Quelque gloire qu’il ait à nulle autre pareille,
Et quelque excès d’amour qu’il porte à notre bien,
Comme échapperons-nous en des nuits si profondes,
Parmi tant de rochers qui lui cachent les ondes,
Si ton entendement ne gouverne le sien ?

Un malheur inconnu glisse parmi les hommes,
Qui les rend ennemis du repos où nous sommes :
La plupart de leurs vœux tendent au changement ;
Et, comme s’ils vivaient des misères publiques,
Pour les renouveler ils font tant de pratiques,
Que qui n’a point de peur n’a point de jugement.

En ce fâcheux état ce qui nous réconforte,
C’est que la bonne cause est toujours la plus forte,
Et qu’un bras si puissant t’ayant pour son appui,
Quand la rébellion, plus qu’une hydre féconde,
Aurait pour le combattre assemblé tout le monde,
Tout le monde assemblé s’enfuirait devant lui.

Conforme donc, Seigneur, ta grâce à nos pensées :
Ôte-nous ces objets qui des choses passées
Ramènent à nos yeux le triste souvenir ;
Et comme sa valeur, maîtresse de l’orage,
À nous donner la paix a montré son courage,
Fais luire sa prudence à nous l’entretenir.

Il n’a point son espoir au nombre des armées,
Étant bien assuré que ces vaines fumées
N’ajoutent que de l’ombre à nos obscurités.
L’aide qu’il veut avoir, c’est que tu le conseilles ;
Si tu le fais, Seigneur, il fera des merveilles,
Et vaincra nos souhaits par nos prospérités.

Les fuites des méchants, tant soient-elles secrètes,
Quand il les poursuivra n’auront point de cachettes ;
Aux lieux les plus profonds ils seront éclairés :
II verra sans effet leur honte se produire,
Et rendra les desseins qu’ils feront pour lui nuire
Aussitôt confondus comme délibérés.

La rigueur de ses lois, après tant de licence,
Redonnera le cœur à la faible innocence
Que dedans la misère on faisait envieillir.
À ceux qui l’oppressaient il ôtera l’audace ;
Et, sans distinction de richesse ou de race,
Tous de peur de la peine auront peur de faillir.

La terreur de son nom rendra nos villes fortes ;
On n’en gardera plus ni les murs ni les portes ;
Les veilles cesseront au sommet de nos tours ;
Le fer, mieux employé, cultivera la terre ;
Et le peuple, qui tremble aux frayeurs de la guerre,
Si ce n’est pour danser n’aura plus de tambours.

Loin des mœurs de son siècle il bannira les vices,
L’oisive nonchalance et les molles délices,
Qui nous avaient portés jusqu’aux derniers hasards ;
Les vertus reviendront de palmes couronnées,
Et ses justes faveurs aux mérites données
Feront ressusciter l’excellence des arts.

La foi de ses aïeux, ton amour et ta crainte,
Dont il porte dans l’âme une éternelle empreinte,
D’actes de piété ne pourront l’assouvir ;
II étendra ta gloire autant que sa puissance,
Et, n’ayant rien si cher que ton obéissance,
Où tu le fais régner il te fera servir.

Tu nous rendras alors nos douces destinées ;
Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années
Qui pour les plus heureux n’ont produit que des pleurs.
Toute sorte de biens comblera nos familles,
La moisson de nos champs lassera les faucilles,
Et les fruits passeront la promesse des fleurs.

La fin de tant d’ennuis dont nous fûmes la proie
Nous ravira les sens de merveille et de joie ;
Et, d’autant que le monde est ainsi composé
Qu’une bonne fortune en craint une mauvaise,
Ton pouvoir absolu, pour conserver notre aise,
Conservera celui qui nous l’aura causé.

Quand un roi fainéant, la vergogne des princes,
Laissant à ses flatteurs le soin de ses provinces,
Entre les voluptés indignement s’endort,
Quoique l’on dissimule on en fait peu d’estime ;
Et, si la vérité se peut dire sans crime,
C’est avecque plaisir qu’on survit à sa mort.

Mais ce roi, des bons rois l’éternel exemplaire
Qui de notre salut est l’ange tutélaire,
L’infaillible refuge et l’assuré secours,
Son extrême douceur ayant dompté l’envie,
De quels jours assez longs peut-il borner sa vie,
Que notre affection ne les juge trop courts ?

Nous voyons les esprits nés à la tyrannie,
Ennuyés de couver leur cruelle manie,
Tourner tous leurs conseils à notre affliction ;
Et lisons clairement dedans leur conscience
Que, s’ils tiennent la bride à leur impatience,
Nous n’en sommes tenus qu’à sa protection.

Qu’il vive donc, Seigneur, et qu’il nous fasse vivre !
Que de toutes ces peurs nos âmes il délivre,
Et, rendant l’univers de son heur étonné,
Ajoute chaque jour quelque nouvelle marque
Au nom qu’il s’est acquis du plus rare monarque
Que ta bonté propice ait jamais couronné !

Cependant son Dauphin d’une vitesse prompte
Des ans de sa jeunesse accomplira le compte ;
Et, suivant de l’honneur les aimables appas,
De faits si renommés ourdira son histoire,
Que ceux qui dedans l’ombre éternellement noire
Ignorent le soleil ne l’ignoreront pas.

Par sa fatale main qui vengera nos pertes
L’Espagne pleurera ses provinces désertes,
Ses châteaux abattus et ses camps déconfits ;
Et si de nos discordes l’infâme vitupère
A pu la dérober aux victoires du père,
Nous la verrons captive aux triomphes du fils.

Beauté de qui la grâce…(1608)

(À la vicomtesse d’Auchy.)

Ce poème fait partie d’une série écrite pour la vicomtesse d’Auchy, maîtresse de l’auteur. A  partir de mars ou avril 1607, Malherbe l’appelle Caliste (Calyxte).

Beauté de qui la grâce étonne la nature,
Il faut donc que je cède à l’injure du sort,
Que je vous abandonne, et loin de votre port
M’en aille au gré du vent suivre mon aventure.

Il n’est ennui si grand que celui que j’endure :
Et la seule raison qui m’empêche la mort,
C’est le doute que j’ai que ce dernier effort
Ne fût mal employé pour une âme si dure.

Caliste, où pensez-vous ? qu’avez-vous entrepris ?
Vous résoudrez-vous point à borner ce mépris,
Qui de ma patience indignement se joue ?

Mais, ô de mon erreur l’étrange nouveauté,
Je vous souhaite douce, et toutefois j’avoue

Que je dois mon salut à votre cruauté.

Ils s’en vont ces rois de ma vie (1608).

(Sur le départ de la vicomtesse d’Auchy).

La vicomtesse tenait un genre de salon littéraire, rival de celui de la marquise de Rambouillet, dominés par la présence féminine. Deux salons fréquentés par Malherbe, qui ont joué un certain rôle dans le renouvellement de la langue française. L’une des obligations était de composer ou de lire à haute voix.

Ils s’en vont ces rois de ma vie, 
Ces yeux, ces beaux yeux, 
Dont l’éclat fait pâlir d’envie 
Ceux mêmes des cieux. 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

Elle s’en va cette merveille 
Pour qui nuit et jour, 
Quoi que la raison me conseille, 
Je brûle d’amour. 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

En quel effroi de solitude 
Assez écarté 
Mettrai-je mon inquiétude 
En sa liberté ? 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

Les affligés ont en leur peine 
Recours à pleurer : 
Mais quand mes yeux seraient fontaines, 
Que puis-je espérer ? 
Dieux, amis de l’innocence, 
Qu’ai-je fait pour mériter 
Les ennuis où cette absence 
Me va précipiter ?

C’est fait belle Caliste (1608).

(À la vicomtesse d’Auchy.)

C’est fait, belle Caliste, il n’y faut plus penser :
Il se faut affranchir des lois de votre empire ;
Leur rigueur me dégoûte, et fait que je soupire
Que ce qui s’est passé n’est à recommencer.

Plus en vous adorant je me pense avancer,
Plus votre cruauté, qui toujours devient pire,
Me défend d’arriver au bonheur où j’aspire,
Comme si vous servir était vous offenser :

Adieu donc, ô beauté, des beautés la merveille
Il faut qu’à l’avenir la raison me conseille,
Et dispose mon âme à se laisser guérir.

Vous m’étiez un trésor aussi cher que la vie :
Mais puisque votre amour ne se peut acquérir,
Comme j’en perds l’espoir, j’en veux perdre l’envie.

À monseigneur le Dauphin, depuis roi Louis XIII (1609).

Poème classique de Malherbe il est destiné à Louis XIII, premier fils d’Henri IV et de Marie de Médicis donc dauphin de France, avant même son accession au trône. Surnommé « Louis le juste » il régnera de 1610 à 1643.

Que l’honneur de mon prince est cheraux destinées !

Que le démon est grand qui lui sert de support !
Et que visiblement un favorable sort
Tient ses prospérités l’une à l’autre enchaînées !

Ses filles sont encore en leurs tendres années,
Et déjà leurs appas ont un charme si fort,
Que les rois les plus grands du ponant et du nord
Brûlent d’impatience après leurs hyménées.

Pensez à vous, Dauphin ; j’ai prédit en mes vers
Que le plus grand orgueil de tout cet univers
Quelque jour à vos pieds doit abaisser la tête.

Mais ne vous flattez point de ces vaines douceurs :
Si vous ne vous hâtez d’en faire la conquête,
Vous en serez frustré par les yeux de vos sœurs.

Stances (ou Vers funèbres) sur la mort de Henri le Grand (1610)

(De la part du duc de Bellegarde)

Ecrit par Malherbe à la demande donc du duc de Bellegarde, grand favori des rois Henri III et Henri IV. Roger de Bellegarde était grand écuyer de France sous le règne du premier et gouverneur de Bourgogne sous celui du second.

Enfin l’ire du ciel et sa fatale envie,
Dont j’avais repoussé tant d’injustes efforts,
Ont détruit ma fortune, et, sans m’ôter la vie,
M’ont mis entre les morts.

Henri, ce grand Henri, que les soins de nature
Avaient fait un miracle aux yeux de l’univers
Comme un homme vulgaire est dans la sépulture
A la merci des vers !

Belle âme, beau patron des célestes ouvrages,
Qui fus de mon espoir l’infaillible recours,
Quelle nuit fut pareille aux funestes ombrages
Où tu laisses mes jours !

C’est bien à tout le monde une commune plaie,
Et le malheur que j’ai, chacun l’estime sien ;
Mais en quel autre coeur est la douleur si vraie
Comme elle est dans le mien ?…

A la reine mère du roi pendant sa régence (fin 1610)

A la mort du roi, Louis XIII qui n’a que huit ans ne peut assumer les responsabilités d’un roi. Marie de Médicis la reine mère, assure alors la Régence au nom de son fils jusqu’en 1617.

Cette ode élogieuse qui fut très appréciée par Marie de Medicis; valut à l’auteur une pension de 1500 livres.

Objet divin des âmes et des yeux,
Reine, le chef-d’oeuvre des cieux :
Quels doctes vers me feront avouer
Digne de te louer ?

Les monts fameux des vierges, que je sers
Ont-ils des fleurs en leurs déserts,
Qui s’efforçant d’embellir ta couleur,
Ne ternissent la leur ?

Le Thermodon a su seoir autrefois,
Des reines au trône des rois :
Mais que vit-il par qui soit débattu
Le prix à ta vertu ?

Certes nos lis, quoique bien cultivés,
Ne s’étaient jamais élevés
Au point heureux où les destins amis
Sous ta main les ont mis.

A leur odeur l’Anglais se relâchant,
Notre amitié va recherchant :
Et l’Espagnol, prodige merveilleux,
Cesse d’être orgueilleux.

De tous côtés nous regorgeons de biens :
Et qui voit l’aise où tu nous tiens,
De ce vieux siècle aux fables récité
Voit la félicité.

Quelque discord murmurant bassement
Nous fit peur au commencement :
Mais sans effet presque il s’évanouit,
Plutôt qu’on ne l’ouït.

Tu menaças l’orage paraissant :
Et tout soudain obéissant,
Il disparut comme flots courroucés,
Que Neptune a tancés.

Que puisses-tu, grand Soleil de nos jours,
Faire sans fin le même cours :
Le soin du Ciel te gardant aussi bien,
Que nous garde le tien.

Puisses-tu voir sous le bras de ton fils
Trébucher les murs de Memphis :
Et de Marseille au rivage de Tyr
Son empire aboutir.

Les voeux sont grands : mais avecque raison
Que ne peut l’ardente oraison :
Et sans flatter ne sers-tu pas les dieux,
Assez pour avoir mieux ?

À la Reine Marie de Médicis (II) (1611)

(Sur la mort de Mgr. le duc d’Orléans, son second fils.)

Ces vers ont été écrits par Malherbe pour consoler la reine, qui venait de perdre son fils Nicolas-Henri (titré duc d’Orléans) en novembre 1611 à l’âge de quatre ans. Quatrième enfant et deuxième fils du roi Henri IV et de la reine Marie de Médicis, le duc d’Orléans  a été après l’assassinat de son père le 14 mai 1610 l’héritier présomptif des trônes de France et de Navarre avant qu’il ne meurt un peu plus d’un an plus tard le 17 novembre.

Consolez-vous, madame ; apaisez votre plainte :
La France, à qui vos yeux tiennent lieu de soleil,
Ne dormira jamais d’un paisible sommeil,
Tant que sur votre front la douleur sera peinte.

Rendez-vous à vous-même, assurez votre crainte,
Et de votre vertu recevez ce conseil,
Que souffrir sans murmure est le seul appareil
Qui peut guérir l’ennui dont vous êtes atteinte.

Le ciel, en qui votre âme a borné ses amours,
Etait bien obligé de vous donner des jours
Qui fussent sans orage et qui n’eussent point d’ombre ;

Mais ayant de vos fils les grands cœurs découverts,
N’a-t-il pas moins failli d’en ôter un du nombre,
Que d’en partager trois en un seul univers ?

Sur le mariage du roi et de la reine (après 1615)

Poème écrit par Malherbe à l’occasion du mariage du roi Louis XIII et d’Anne d’Autriche en octobre 1615.

Mopse, entre les devins l’Apollon de cet âge

Avait toujours fait espérer
Qu’un soleil qui naîtrait sur les rives du Tage,
En la terre du lis nous viendrait éclairer.

Cette prédiction semblait une aventure
Contre le sens et le discours,
N’étant pas convenable aux règles de nature
Qu’un soleil se levât où se couchent les jours.

Anne qui de Madrid fut l’unique miracle,
Maintenant l’aise de nos yeux,
Au sein de notre Mars satisfait à l’oracle,
Et dégage envers nous la promesse des cieux.

Bien est-elle un soleil : et ses yeux adorables,
Déjà vus de tout l’horizon
Font croire que nos maux seront maux incurables,
Si d’un si beau remède ils n’ont leur guérison.

Quoi que l’esprit y cherche il n’y voit que des chaînes
Qui le captivent à ses lois :
Certes c’est à l’Espagne à produire des reines,
Comme c’est à la France à produire des rois.

Heureux couple d’amants, notre grande Marie
A pour vous combattu le sort :
Elle a forcé les vents, et dompté leur furie ;
C’est à vous de goûter les délices du port.

Goûtez-le, beaux esprits, et donnez connaissance,
En l’excès de votre plaisir,
Qu’à des coeurs bien touchés tarder la jouissance,
C’est infailliblement leur croître le désir.

Les fleurs de votre amour dignes de leur racine,
Montrent un grand commencement,
Mais il faut passer outre, et des fruits de Lucine,
Faire avoir à nos voeux leur accomplissement.

Réservez le repos à ces vieilles années
Par qui le sang est refroidi :
Tout le plaisir des jours est en leurs matinées :
La nuit est déjà proche à qui passe midi.

Au Roi Louis XIII (1623)

Vers écrits juste après la guerre de 1621 et 1622 entre les Catholiques et les Huguenots qui a ressurgie avec le règne de Louis XIII.

Muses, je suis confus ; mon devoir me convie
À louer de mon roi les rares qualités ;
Mais le mauvais destin qu’ont les témérités
Fait peur à ma faiblesse et m’en ôte l’envie.

À quel front orgueilleux n’a l’audace ravie
Le nombre des lauriers qu’il a déjà plantés ?
Et ce que sa valeur a fait en deux étés
Alcide l’eût-il fait en deux siècles de vie ?

Il arrivait à peine à l’âge de vingt ans,
Quand sa juste colère assaillant nos Titans
Nous donna de nos maux l’heureuse délivrance.

Certes, ou ce miracle a mes sens éblouis,
Ou Mars s’est mis lui-même au trône de la France
Et s’est fait notre roi sous le nom de Louis.

À M. Le cardinal de Richelieu (1624)

Sonnet en l’honneur de Richelieu fidèle soutien du roi Louis XIII comme premier ministre jusqu’à sa mort. Le cardinal a été de bons conseil pour le roi qui a du faire face aux complots et trahisons perpétuels de sa mère, de son frère Gaston d’Orléans et de sa femme (la reine des 3 mousquetaires).

À ce coup nos frayeurs n’auront plus de raison,
Grande âme aux grands travaux sans repos adonnée
Puisque par vos conseils la France est gouvernée,
Tout ce qui la travaille aura sa guérison.

Tel que fut rajeuni le vieil âge d’Eson,
Telle cette princesse en vos mains résignée
Vaincra de ses destins la rigueur obstinée,
Et reprendra le teint de sa verte saison.

Le bon sens de mon roi m’a toujours fait prédire
Que les fruits de la paix combleraient son empire,
Et comme un demi-dieu le feraient adorer :

Mais voyant que le vôtre aujourd’hui le seconde,
Je ne lui promets pas ce qu’il doit espérer,
Si je ne lui promets la conquête du monde.

Paraphrase du psaume CXLV ( 1626)

Poème d’inspiration baroque repris d’un texte sacré, il dresse le portrait du pouvoir royal qui est en réalité négligeable. C’est aussi une réflexion sur le pouvoir sur terre, les comportements et les envies qui en découlent ainsi que la vie de courtisan et ses illusions dans la cour royale.

N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde
Sa lumière est un verre, et sa faveur une onde
Que toujours quelque vent empêche de calmer.
Quittons ses vanités, lassons-nous de les suivre ;

C’est Dieu qui nous fait vivre,
C’est Dieu qu’il faut aimer.

En vain, pour satisfaire à nos lâches envies,
Nous passons près des rois tout le temps de nos vies
À souffrir des mépris et ployer les genoux :
Ce qu’ils peuvent n’est rien ; ils sont comme nous sommes,

Véritablement hommes,
Et meurent comme nous.

Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussière
Que cette majesté si pompeuse et si fière
Dont l’éclat orgueilleux étonne l’univers ;
Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines

Font encore les vaines,
Ils sont mangés des vers.

Là se perdent ces noms de maîtres de la terre,
D’arbitres de la paix, de foudres de la guerre ;
Comme ils n’ont plus de sceptre, ils n’ont plus de flatteurs,
Et tombent avec eux d’une chute commune

Tous ceux que leur fortune
Faisait leurs serviteurs.

Beauté, mon beau soucis…ode

Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine
A, comme l’Océan, son flux et son reflux,
Pensez de vous résoudre à soulager ma peine,
Ou je me vais résoudre à ne le souffrir plus.

Vos yeux ont des appas que j’aime et que je prise,
Et qui peuvent beaucoup dessus ma liberté ;
Mais pour me retenir, s’ils font cas de ma prise,
Il leur faut de l’amour autant que de beauté.

Quand je pense être au point que cela s’accomplisse
Quelque excuse toujours en empêche l’effet ;
C’est la toile sans fin de la femme d’Ulysse,
Dont l’ouvrage du soir au matin se défait.

Madame, avisez-y, vous perdez votre gloire
De me l’avoir promis, et vous rire de moi ;
S’il ne vous en souvient, vous manquez de mémoire,
Et s’il vous en souvient, vous n’avez point de foi.

J’avais toujours fait compte, aimant chose si haute,
De ne m’en séparer qu’avecque le trépas ;
S’il arrive autrement, ce sera votre faute
De faire des serments et ne les tenir pas.

Ou qu’elle eût moins senti la poussière funeste
Et les vers du cercueil ?

Non, non, mon Du Perier, aussitôt que la Parque
Ôte l’âme du corps,
L’âge s’évanouit au-deçà de la barque,
Et ne suit point les morts.

Tithon n’a plus les ans qui le firent cigale,
Et Pluton aujourd’hui,
Sans égard du passé, les mérites égale
D’Archemore et de lui.

Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes,
Mais sage à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et des cendres éteintes
Éteins le souvenir.

Sur la mort de son fils (1627-1628)

Sonnet écrit par Malherbe après la mort de son fils Marc-Antoine lors d’un duel entre juin et octobre 1627.

Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle,
Ce fils qui fut si brave, et que j’aimai si fort,
Je ne l’impute point à l’injure du sort,
Puisque finir à l’homme est chose naturelle.

Mais que de deux marauds la surprise infidèle
Ait terminé ses jours d’une tragique mort,
En cela ma douleur n’a point de réconfort,
Et tous mes sentiments sont d’accord avec elle.

Ô mon Dieu, mon Sauveur, puisque, par la raison,

Le trouble de mon âme étant sans guérison,
Le vœu de la vengeance est un vœu légitime,

Fais que de ton appui je sois fortifié ;
Ta justice t’en prie, et les auteurs du crime
Sont fils de ces bourreaux qui t’ont crucifié.

Poèmes essentiels de François de Malherbe

  • Si des maux renaissants avec ma patience, etc. . . . . .
  • Les Larmes de Saint Pierre . . . . .
  • Stances pour le duc de Montpensier . . . . .
  • Ode au roi Henri-le-Grand, sur la réduction de Marseille . . . . .
  • Fragments d’une ode à Henri-le-Grand, sur la réduction de Marseille . . . . .
  • Enfin cette beauté m’a la place rendue, etc. . . . . .
  • Consolation à Caritée . . . . .
  • Beauté, mon cher souci, de qui l’âme incertaine, etc. . . . . .
  • Consolation à M. du Périer . . . . .
  • Ode à Marie de Médicis, sur sa bienvenue en France . . . . .
  • Sonnet à Jean Rabel, peintre . . . . .
  • Paraphrase du psaume VIII . . . . .
  • Sonnet à la princesse de Condé douairière . . . . .
  • Stances pour le roi Henri-le-Grand, allant en Limousin . . . . .
  • Ode sur l’attentat commis sur le Pont-Neuf en la personne de Henri IV . . . . .
  • Ode au roi Henri IV, sur le voyage de Sedan . . . . .
  • Chanson faite avec la duchesse de Bellegarde et Racan . . . . .
  • Stances pour le duc de Bellegarde . . . . .
  • Sonnet au roi Henri-le-Grand . . . . .
  • Sonnet au même . . . . .
  • Chanson sur le départ de la vicomtesse d’Auchy . . . . .
  • Ode au duc de Bellegarde, grand-écuyer de France . . . . .
  • Sonnet à M. de Flurance, sur son livre de l’Art d’embellir . . . . .
  • Sonnet sur l’absence de la vicomtesse d’Auchy . . . . .
  • Stances pour la même . . . . .
  • Sonnet pour la même . . . . .
  • Stances sur l’éloignement de la même ou de la comtesse de la Roche . . . . .
  • Sonnet à la même . . . . .
  • Sonnet sur l’absence de la même . . . . .
  • Sonnet sur le même sujet . . . . .
  • Sonnet à la même . . . . .
  • Stances à la princesse de Conti . . . . .
  • La Renommée à Henri-le-Grand, dans le ballet de la reine . . . . .
  • Stances pour Henri IV, sous le nom d’Alcandre, sur l’absence d’Oranthe, ou de la princesse de Condé . . . . .
  • Stances pour le même, sur le même sujet . . . . .
  • Chanson pour Henri-le-Grand, sur la dernière absence de la princesse de Condé . . . . .
  • Sonnet au Dauphin, depuis roi Louis XIII . . . . .
  • Stances composées en Bourgogne . . . . .
  • Épigramme sur mademoiselle de Conti . . . . .
  • Épitaphe, en forme de sonnet, pour mademoiselle de Conti . . . . .
  • Sonnet au roi Henri-le-Grand, pour le premier ballet de M. le Dauphin . . . . .
  • Stances au roi Henri-le-Grand, pour de petites nymphes, dans un divertissement de la cour . . . . .
  • Stances sur la mort de Henri-le-Grand, au nom du duc de Bellegarde . . . . .
  • Ode à Marie de Médicis, sur le succès de sa régence . . . . .
  • Sonnet à Marie de Médicis, sur la mort de M. le duc d’Orléans, son second fils . . . . .
  • Stances à la reine Marie de Médicis, pendant sa régence . . . . .
  • Sonnet à M. du Maine, sur ses Œuvres Spirituelles . . . . .
  • Stances des sibylles sur la publication du mariage de Louis XIII avec l’infante d’Espagne, Anne d’Autriche, etc. . . . . .
  • Sonnet à Marie de Médicis, pour M. de la Ceppède . . . . .
  • Épigramme sur la Pucelle d’Orléans, brûlée par les Anglois . . . . .
  • Épigramme sur sa statue qui étoit sans inscription . . . . .
  • Ode imparfaite à Marie de Médicis, après la première guerre des princes . . . . .
  • Fragment d’une ode au sujet de la même guerre des princes . . . . .
  • Paraphrase du psaume CXXVIII, à l’occasion de la même guerre . . . . .
  • Épitaphe, en forme de sonnet, pour madame Puget . . . . .
  • Dédicace de la prédédente épitaphe . . . . .
  • Épigramme pour les Heures de la vicomtesse d’Auchy . . . . .
  • Sus, debout la merveille des belles, etc. . . . . .
  • Récit d’un berger au ballet du Triomphe de Pallas . . . . .
  • Stances sur le mariage de de Louis XIII avec Anne d’Autriche . . . . .
  • Chanson pour le duc de Bellegarde, amoureux d’une dame . . . . .
  • Chanson pour le même, amoureux de la même . . . . .
  • Stances pour le même, sur la guérison de la même . . . . .
  • Épigramme pour les poèmes du sieur de Lartigues, Provençal . . . . .
  • Prophétie du dieu de la Seine contre le maréchal d’Ancre . . . . .
  • Stances pour le comte de Charny et mademoiselle de Castille . . . . .
  • Épigramme sur une image de Sainte Catherine . . . . .
  • Imitation de l’épigramme XL du sixième livre de Martial . . . . .
  • Sonnet à la princesse de Conti . . . . .
  • Stances spirituelles . . . . .
  • Chanson à la marquise de Rambouillet, sous le nom de Rodanthe . . . . .
  • Sonnet à M. le duc d’Orléans, frère de Louis XIII . . . . .
  • Stances au premier président de Verdun, sur la mort de sa femme . . . . .
  • Inscription pour le portrait de Cassandre, maîtresse de Ronsard . . . . .
  • Sonnet au roi Louis XIII, après la guerre contre les Huguenots . . . . .
  • Fragment d’une ode au cardinal de Richelieu . . . . .
  • Sonnet au roi Louis XIII . . . . .
  • Fragment de vers alexandrins pour la marquise de Rambouillet . . . . .
  • Sonnet au cardinal de Richelieu, alors premier ministre . . . . .
  • Ode au roi Louis XIII allant châtier la rébellion de La Rochelle . . . . .
  • Fragment d’une ode sur la prise de La Rochelle, alors prochaine . . . . .
  • Sonnet sur la mort du fils de Malherbe . . . . .
  • Ode à M. de la Garde, au sujet de son Histoire Sainte . . . . .
  • Chanson pour la dame de ses pensées . . . . .
  • Est-ce à jamais, folle Espérance, etc. . . . . .
  • Quoi donc ! ma lâcheté sera si criminelle, etc. . . . . .
  • Sonnet sur la mort d’un gentilhomme qui fut assassiné . . . . .
  • Épitaphe d’un gentilhomme mort âgé de cent ans . . . . .
  • Fin d’une ode pour le roi . . . . .
  • Invective contre les mignons de Henri III . . . . .
  • Épitaphe de M. d’Is, parent de l’auteur . . . . .
  • Paraphrase d’une partie du psaume CXLV . . . . .
  • Ode I. Je meurs, Groulart, d’ouïr sortir des hommes, etc. . . . . .
  • Ode III. Couronne, je veux être encontre la Fortune, etc. . . . . .
  • Ode IV. Je hais le mignon médisant, etc. . . . . .
  • Ode V. Chamgoubert, ce n’est rien de cette pauvre vie, etc. . . . . .
  • Ode VI. Il n’est heure dans le jour, etc. . . . . .

Citations de François de Malherbe

  • Il est meilleur de ne rien dire, que ne pas dire ce qu’il faut.
  • Le vivre et le vieillir sont choses si conjointes, que l’imagination même a de la peine à les séparer.
  • Il n’y a que deux belles choses au monde, les femmes et les roses, et que deux bons morceaux : les femmes et les melons.
  • Deux beaux yeux sont l’empire pour qui je soupire.
  • L’aiguillon de l’amour, c’est la difficulté.
  • Un courage élevé toute peine surmonte.
  • Qui cesse d’espérer, il cesse aussi de craindre.
  • Le temps est médecin d’heureuse expérience.
  • Je ne l’impute point à l’injure du sort, puisque finir à l’homme est chose naturelle.
  • Le trouble de mon âme étant sans guérison, le vœu de la vengeance est un vœu légitime.
  • Ta fille était du monde où les plus belles choses ont le pire destin ;
  • Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.
  • Grandeurs, richesses et l’amour, sont fleurs périssables et vaines.
  • L’orgueil ne connaît point de lois.
  • Apprenez, âmes vulgaires, à mourir sans murmurer.
  • Que d’épines, Amour, accompagnent tes roses !
  • Je ne trouve la paix qu’à me faire la guerre.
  • Un déplaisir extrême est toujours à la fin d’un extrême plaisir !
  • La bonne cause est toujours la plus forte.
  • La femme est une mer aux naufrages fatales ; rien ne peut aplanir son humeur inégale.
  • Une chose qui plaît n’est jamais assurée.
  • Il n’est rien ici-bas d’éternelle durée.
  • C’est Dieu qui nous fait vivre, c’est Dieu qu’il faut aimer.

Agrippa d’Aubigné, poète et militant banni de la cause protestante

janvier 21st, 2015 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | La Renaissance - (Commentaires fermés sur Agrippa d’Aubigné, poète et militant banni de la cause protestante)
Agrippa, ou la poésie militante

Biographie de Théodore Agrippa d’Aubigné

Poète français, considéré également historien et homme de guerre, Théodore Agrippa d’Aubigné naît le 8 février de 1552 au château de Saint-Maury (près de Pons, Saintonge) de Jean d’Aubigné (juge) et Catherine de L’Estang (petite noblesse). Sa mère meurt durant l’accouchement, ce qui vaut au nouveau-né d’être prénommé Agrippa du latin aegre partus (accouchement difficile). Elevé dans la religion protestante, alors qu’il a été baptisé dans la religion catholique, il devient un calviniste inflexible qui lui vaudra des déboires.

Au contact des percepteurs calvinistes Agrippa parle dès l’âge de sept ans le latin, le grec, l’hébreu et le français bien sûr. A l’âge de dix ans il est envoyé par son père chez Mathieu Béroalde, à Paris, pour ses études. Il quitte la ville avec son professeur deux mois plus tard après l’arrêt ordonnant l’expulsion des protestants, suite au soulèvement protestant et la guerre. Déjà témoin des suppliciés d’Amboise (1560), il est encore présent lors du siège d’Orléans au cours duquel son père est tué (1563). Il est alors mis à l’abri à Genève, et continue ses études sous la protection de Théodore de Bèze vers 1565. Mais quand éclate la seconde guerre de religion en 1567, il rejoint l’armée protestante dans laquelle il s’illustre par ses exploits militaires. Tout en restant vertueux, il combat pour son idéal politique tantôt par la plume, tantôt par les armes. Ce qui lui vaut d’être condamné à morts à quatre reprises.

Après le massacre de protestants à la Saint-Barthélemy en août 1572, Théodore retourne à la cour de France et se lie avec le roi de Navarre (futur Henri IV) pour lequel il devient écuyer. Il aurait feint d’être catholique, tout comme le futur roi qui en gage de sa sincérité envoie son entourage dont Théodore combattre les protestants en Normandie notamment. En courtisan accompli, il côtoie les plus grands de la cour qui l’apprécient pour son intelligence et son esprit critique. Il reste un fidèle compagnon du roi de Navarre devenu Henri IV. Mais quand celui-ci se convertie au catholicisme, Agrippa d’Aubigné reste fidèle à la cause protestante et ennemi acharné de l’Eglise romaine. Il accuse le roi de trahison, se met à l’écart avant de se réfugier à Genève en 1620 où il décède en mai 1630.

Œuvre de Théodore Agrippa d’Aubigné

Tout à la fois historiographique, autobiographique, épico-lyrique, lyrique et satirique, l’oeuvre d’Agrippa d’Aubigné est essentiellement polémique. Elle est un parfait témoignage des luttes politiques et religieuses qui bouleversent la France et l’Europe au début de la Renaissance. Sa plume est guidée par son attachement à sa religion (protestantisme) et au combat des huguenots (protestants) pour leur foi. En ce sens elle est partisane.

Au coeur du conflit, associé aux grands événements que sont l’humanisme, la Réforme et les guerres de Religion et militant engagé dans les luttes de son époque, il s’attaque à la cour royale et ses vanités, ainsi qu’à la religion catholique. Il reste donc un témoin privilégié et précieux des atrocités des guerres de religions en France. Agrippa chante par ailleurs l’amour. Sa poésie amoureuse lui est inspirée par Diane Salviati (nièce de la Cassandre chantée par Ronsard) dont il est amoureux, mais qu’il ne peut épouser car de confession différente (catholique).

Théodore Agrippa d’Aubigné reste malgré tout méconnu de ses contemporains. C’est à l’époque romantique que Victor Hugo puis Sainte-Beuve (un critique) notamment révèlent l’homme et son oeuvre, destinée à justifier l’autonomie politique et militaire des protestants français.

Œuvres de Théodore Agrippa d’Aubigné :

Les Tragiques:  

(1616, revus jusqu’en 1630)

Œuvre en sept chants de 9000 verts, Les Tragiques regroupent tous les genres de l’épopée à la satire en passant par le lyrisme et la tragédie. Pensée certainement lors des haltes des combats donc en prise sur l’actualité historique, elle nous rapporte les atrocités commises lors des guerres de religion en France ainsi que les souffrances des persécutés. Il dénonce avec violence ces guerres causées par la folie meurtrière des hommes, et durant lesquelles selon lui s’affrontent le Bien (les Justes) et le Mal (les Intolérants).

Misères (premier livre)

Dans ce premier livre, d’Aubigné nous fait le portait de la France de son époque «Je veux peindre la France une mère affligée). Il met sous nos yeux l’état d’un royaume déchirée donc agonisante, dans un récit des violences, des persécutions, de l’intolérance et des souffrances… Il met en cause Catherine de Médicis qui détenait en ce moment le pouvoir, qu’il critique sans retenue, et au cardinal de Lorraine.

Extraits :

Puisqu’il faut s’attaquer aux légions de Rome,
Aux monstres d’Italie, il faudra faire comme
Hannibal, qui, par feux d’aigre humeur arrosez,
Se fendit un passage aux Alpes embrazez.
Mon courage de feu, mon humeur aigre et forte,
Au travers des sept monts fait breche au lieu de porte.
Je brise les rochers et le respect d’erreur
Qui fit douter Cæsar d’une vaine terreur.
Il vit Rome tremblante, affreuse, eschevelée,
Qui, en pleurs, en sanglots, mi-morte, désolée,
Tordant ses doigts, fermoit, deffendoit de ses mains

A Cæsar le chemin au lieu de ses germains.
Mais dessous les autels des idoles j’advise
Le visage meurtry de la captive Eglise,
Qui à sa delivrance (aux despens des hazards)
M’appelle, m’animant de ses trenchants regards.
Mes desirs sont des-ja volez outre la rive
Du Rubicon troublé ; que mon reste les suive
Par un chemin tout neuf, car je ne trouve pas
Qu’autre homme l’ait jamais escorché de ses pas.
Pour Mercures croisez, au lieu de Pyramides,
J’ay de jour le pilier, de nuict les feux pour guides.
Astres, secourez-moy ; ces chemins enlacez
Sont par l’antiquité des siecles effacez,
Si bien que l’herbe verde en ses sentiers accrüe
Est faicte une prairie espaisse, haute et drüe.
Là où estoient les feux des Prophetes plus vieux,
Je tends comme je puis le cordeau de mes yeux,
Puis je cours au matin, de ma jambe arrossée
J’esparpille à costé la premiere rosée,
Ne laissant après moy trace à mes successeurs
Que les reins tous ployez des inutiles fleurs,
Fleurs qui tombent si tost qu’un vray soleil les touche,
Ou que Dieu fenera par le vent de sa bouche… 
« O France désolée ! ô terre sanguinaire !
Non pas terre, mais cendre : ô mère ! si c’est mere
Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main.
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
Sur ton pis blanchissant ta race se debat,
Et le fruict de ton flanc faict le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mere affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnoit à son besson l’usage :
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,
Faict degast du doux laict qui doibt nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frere la vie,
Il mesprise la sienne et n’en a plus d’envie ;
Lors son Jacob, pressé d’avoir jeusné meshuy,
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennuy,
A la fin se defend, et sa juste colere
Rend à l’autre un combat dont le champ est la mere… 
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celuy qui vous faict naistre ou qui deffend le pain,
Soubs qui le laboureur s’abbreuve de ses larmes,
Qui souffrez mandier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflé de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos vigueurs.
Voyez la tragedie, abbaissez vos courages.
Vous n’estes spectateurs, vous estes personages :
Car encor vous pourriez contempler de bien loing
Une nef sans pouvoir luy aider au besoing,
Quand la mer l’engloutit, et pourriez de la rive,
En tournant vers le ciel la face demi-vive,
Plaindre sans secourir ce mal oisivement.
Mais quand, dedans la mer, la mer pareillement
Vous menace de mort, courez à la tempeste :
Car avec le vaisseau vostre ruine est preste.
La France donc encor est pareille au vaisseau
Qui, outragé des vents, des rochers et de l’eau.
Loge deux ennemis : l’un tient avec sa troupe
La proue, et l’autre a pris sa retraitte à la pouppe…
Protestassent mourants contre nous de leurs cris :
Mes cheveux estonnez hérissent en ma teste;
J’appelle Dieu pour juge, et tout haut je déteste
Les violeurs de paix, les perfides parfaicts
Qui d’une salle cause amenent tels effects.
Là je vis estonné les cœurs impitoyables,
Je vis tomber l’effroy dessus les effroyables.
Quel œil sec eust peu voir les membres mi-mangez
De ceux qui par la faim estaient morts enragez!
Et encore aujourd’huy, sous la loy de la guerre,
Les tygres vont bruslants les thresors de la terre,
Nostre commune mère; et le degast du pain
Au secours des lions ligue la pasle faim.
En ce point, lors que Dieu nous espanche une pluie,
Une manne de bleds, pour soustenir la vie,
L homme, crevant de rage et de noire fureur,
Devant les yeux esmeus de ce grand bien-faicteur,
Foule aux pieds ses bien-faicts en villenant sa grace,
Crache contre le Ciel, ce qui tourne en sa face…
 Les Princes (second livre):
Dans un style satirique, l’auteur dresse un tableau de mœurs et s’attaque violemment à la cour des Valois lieu de débauches et sans valeurs. La reine Catherine de Médicis est qualifiée de sorcière. Il se moque du roi Henri III qu’il qualifie de « un Roi femme ou bien un homme Reine ». Au passage il ne rate pas Charles IX, Henri II et les courtisans.
Extraits :
Un nouveau changement , un office nouveau,
D’un flatteur idiot faict un fin macquereau.
Nos anciens, amateurs de la franche justice ,
Avaient de fascheux noms nommé l’horrible vice :
Ils appelloient brigand ce qu’on dit entre nous
Homme qui s’accomode, et ce nom est plus doux;
Ils tenoient pour larron un qui faict son mesnage,
Pour poltron unfinet, qui prend son advantage;
Ils nommaient trahison ce qui est un ban tour ;
Ils appelloient putain une femme d’amour;
Ils nommaient macquereau un subtil personage
Qui sçait solliciter et porter un message.
Ce mot macquerelage est changé en poulets.
Nous faisons faire aux grands ce qu’eux à leurs valets ;
Nous honorons celuy qui entr’eux fut infâme;
Nul esprit n’est esprit, nulle ame n’est belle ame,
Au période infect de ce siècle tartu,
Qiii à ce poinct ne faict tourner toute vertu.
On cerche donc une ame et tranquille et modeste.
Pour sourdement cacher cette mourante peste ;
On cerche un esprit vif, subtil, malitieux.
Pour ouvrir les moiens et desnoller les nœuds,
La longue expérience assej n’y est experte;
Là souvent se prophane une langue diserte ;
L’éloquence, le luth et les vers les plus beaux,
Tout ce qui louoit Dieu, es mains des macquereaux
Change im pseaume en chanson, si bien qu’il n’y a chose
Sacrée à la vertu que le vice n’expose,
Ou le désir bruslant, ou la prompte fureur.
Ou le traistre plaisir faict errer nostre cœur,
Et quelque feu soudain promptement nous transporte
Dans le seuil des peche, trompej en toute sorte… 
Alix prophanes amours, et de mesmes couleurs
Dont ils servaient Sathan, infâmes basteleiirs.
Ils colorent encor leurs pompeuses prières
De fleurs de vieux païens et fables mensongères.
Ces escolliers d’erreur n’ont pas le style appris
Que l’Esprit de lumière apprend à nos esprits,
De queir oreille Dieu prend les phrases Jlattresses
Desquelles ces pipeurs flechissoient leurs maistresses.
Coiirbeaux enfariné, les colombes font choix
De vous, non à la plume, ains au son de la voix;
En vain vous desploie:harangue sur harangue,
Si vous ne prononce de Canaan la langue;
En vain vous commande, et reste esbahis
Qiie, désobéissants, vous n’estes obéis :
Car Dieu vousfaict sentir soubs vous, par plusieurs testes
En leur rébellion, que rebelles vous estes;
Vous secoile le joug du puissant roy des roys
Vous mesprise sa loy, on rnesprise vos loix !
Or, si mon sein, bouillant de crève-cœur extrême
Des taches de nos grands a tourné sur eux-mesme
L’œil de la vérité ; s’ils sont picque, repris.
Par le juste foiiet de mes aigres escrits,
Ne tire: pas de là, ô tyrans, vos loilanges.
Car vous leurs donne lustre, et pour vous ils sont anges ;
Entre vos noirs pèche:; ni a conformité ;
Hommes, ils n’ont bronché que par infirmité.
Et vous, comme jadis les bastards de la terre,
Blesse! le Sainct-Esprit et à Dieu faictes guerre.
Roys, que le vice noir asservit soubs ses loix.
Esclaves de pèche j, forçaires, non pas roys.
De vos affections, quelle fureur despite
Vous corrompt, vous esmeut, vous pousse et vous invite…
En autant de mal-heurs qu’un peuple misérable
Traine une triste vie en un temps lamentable ,
En autant de plaisirs les Roys voluptueux
Yvres dire et de sang, nagent luxurieux
Sur le sein des putains, et ce vice vulgaire
Commance désormais par l’usage à desplaire :
Et comme le péché qui le plus commun est
Sent par trop sa vertu, aux vicieux desplaist :
Le Prince est trop atteint de fascheuse sagesse
Qui n’est que le ruffien d’une sale Princesse :
Il n’est pas galand homme et n’en sçait pas asse
S’il n’a tous les bourdeaux de la Cour tracasse;
Il est compté pour sot s’il eschappe quelqu’une
Qii’il n’ait j à en desdain pour estre trop commune:
Mais pour avoir en Cour un renom grand et beau,
De son propre valet faut estre macquereau,
Esprouver toute chose et ha:çarder le reste,
Itnitant le premier, commettre double inceste.
Nul règne ne sera pour heureux estimé
Qiie son Prince ne soit moins craint et plus aymé,
Nul règne pour durer ne s’estime et se conte
S’il a prestres sans crainte et les femmes sans honte ,
S’il n’a loy sans faveur , un Roy sans compagnons.
Conseil sans estranger, cabinet sans mignons.
Ha! Sarmates raje: vous qui, estans sans Roys,
Ave: le droict pour roy, et vous-mesmes pour loix,
Qiii vous lie au bien, qui esloigne le vice
Pour amour de vertu sans crainte du supplice.
Quel abu vous poussa, pour venir de si loing
Priser ce mesprisé, lorsqu’il avoit besoing,
Pour couvrir son malheur, d’une telle advanture ?…
Pour sembler vertueux en peinture, ou bien comme
Un singe porte en soy quelque chose d’humain,
Aux gestes, au visage, aux pieds et à la main.
Ceux-là blasment toujours les affligés, les fuient.
Flattent les prospérants, s’en servent, s’en appuyent.
Ils ont veu des dangers asse:^ pour en conter,
Ils en content autant qu’il faut pour se vanter;
Lisants, ils ont pillé les poinctes pour escrire;
Ils sçavent, en jugeant, admirer ou soiisrire.
Louer tout froidement, si ce n’est pour du pain;
Renier son salut quand il y a du gain.
Barbets des favoris, premiers à les connoistre.
Singes des estime j, bon eschos de leur maistre:
Voilà à quel sçavoir il te faut limiter,
Qiie ton esprit ne puisse un Juppin irriter :
Il n’aime pas son juge, il le frappe en son ire;
Mais il est amoureux de cehiy qui l’admire.
Il reste que le corps, comme l’accoustrement,
Soit aux lois de la cour, marcher mignonnement.
Traîner les pieds, mener les bras, hocher la teste.
Pour branler à propos d’un pennache la crette,
Garnir et bas et haut de roses et de nœuds,
Les dents de muscadins, de poudre les cheveux ;
Fay-toy dedans la foule une importune voye,
Te montre ardent à voir affin que l’on te voye,
Lance regard^ tranchants pour estre regardé,
Le teint de blanc d’Espagne et de rouge fardé;
Que la main, que le sein y prennent leur partage ,
Couvre d’un parasol en esté ton visage.
Jette, comme effrayé, en femme quelque cris,
Mesprise ton effroy par un traistre sousris,
Fay le bègue, le las. d’une voi.v molle et claire…

La Chambre dorée (troisième livre) :

Satire dans la continuité des Princes. Les vices de la cour sont blâmés publiquement et sans vergogne. La chambre de justice du Parlement de Paris et sa « justice cannibale » et abjecte ne sont pas épargnées.  Ils qualifient les juges de magistrats corrompus «mangeurs d’hommes », qui  avalent leurs victimes innocentes

…Tu avais en sa main mis le glaive trenchant

Qui aujoird’ hiiy forcené en celle du meschant.

Remets ô Dieu! ta fille en ton propre héritage.

Le bon sente le bien, le meschant son ouvrage :
L’un reçoive le prix, l’autre le chastiment
Affin que devant toy chemine droictement
La terre cy-après : baisse en elle ta face,
Et par le poing me loge en ma première place. 
A ces viots intervient la blanche Pieté,
Qui de la terre ronde au haut du ciel voûté
En courroux s’envola ; de ses luisantes aisles
Elle accrut la lueur des voûtes éternelles :
Ses yeux estincelloient de feux et de courroux.
Elle s’avance à coup, elle tombe à genoux,
Et le juste despit qui sa belle ame affolle
Luy fit dire beaucoup en ce peu de parolle :
La terre est-elle pas ouvrage de ta main?
Elle se mesconnoist contre son souverain :
La félonne blasphème, et V aveugle insolente
S’endurcit et ne ploie à sa force puissante.
Tu la fis pour ta gloire, à ta gloire deffaicts
Celle qui m’a chassé. » Sur ce poinct vint la Paix,
La Paix, fille de Dieu : « J’ay la terre laissée
Qui me laisse, dit elle, et qui m’a deschassée :
Tout y est abbruty, tout est de moy quitté
En sommeil lestargic, d’une tranquillité
Que le monde chérit, et n’a pas connoissance
Qu’elle est fille d’enfer, guerre de conscience.
Fausse paix qui vouloit desrober mon manteau
Pour cacher dessoubs luy le fer et le couteau,
A porter dans le sein des agneaux de l’Eglise
Et la guerre et la mort qu’un nom de paix desguise. »…
A gauche avoit séance une vieille harpye
Qui entre ses genoux grommelait , accroupie,
Contoit et racontait, approchait de ses yeux
Noirs, petits, enfonce: les dans plus pretieux
Qu’elle recache aux plis de sa robbe rompue.
Ses os en mille endraicts repoussans sa chair niie.
D’ongles rogne crochus, son tappi tout cassé, 
A tout propos penchant, par elle estait dressé :
L’Avarice en mangeant est tousjaurs affamée.
La Justice à ses pieds, en pourtraict diffamée,
Luy sert de marchepied : là, soit à droict, à tort,
Le riche a la vengeance et le pauvre a la mort.
A son costé triomphe ime peste plus belle,
La jeune Ambition, folle et vaine cervelle,
A qui les yeux flambants, enfle, sortent du front
Impudent, enlevé, superbe, fer et rond,
Aux sourcils rehausse : la prudente et rusée
Se pare d’un manteau de toile d’or frisée,
Alors qu’elle trafcque, et praticque les yeux
Des dames, des galands et des luxurieux :
Incontinent plus simple elle vest, desguisée,
Un modeste maintien, sa manteline usée :…
Les satellites fiers tout autour arrenge:
Etouffoiènt de leurs cris les cris des afflige:
Puis les empoisonneurs des esprits et des âmes,
Ignorants, endurcis, conduisent jusqu’aux fiammes
Ceux qui portent de Christ en leurs membres la croix.
Ils la souffrent en chair on leur présente en bois.
De ces bouches d’ erreur les orgueilleux blasphèmes
Blessent V agneau lié plus fort que la mort mesmes.
Or, de peur qu’à ce poinct les esprits délivre,
Qui ne sont plus de crainte ou d’espoir enyvre,
Des-ja proches du ciel, lesquels par leur constance
Et le mespris du monde ont du ciel connoissance.
Comme cygnes mourants ne chantent doucement ,
Les subtils font mourir la voix premièrement.
Leur prière est muette, au Père seul s’envolle,
Gardans pour le loi’ier le cœur, non la parolle.
Mais ces hommes, cuidans avoir bien arresté
Le vray, par un bâillon preschent la vérité.
La vérité du ciel ne fut onc bâillonnée,
Et cette race a veu qui l’a plus estonnée
Que Dieu à ses tesmoings a donné maintefois
La langue estant couppée une céleste voix :
Merveilles qui n’ont pas esté au siècle vaines…
Posséda par la paix ce qu’en guerre il conquit ;
Soubs luy le Rédempteur , le seul juste naquit.
Les Brutes, Scipions, Pompées et Fabies,
Qiii de Rome prenaient les causes et les vies
Des orphelins d’yEgypte, et desvefves qu’un roi
Des Bactres veut priver de ce que veut la loy.
Justinian se void, législateur severe,
Qiii clost la troupe avec Antonin et Severe.
Les Adrians, Trajans, seraient bien de ce rang
S’ils ne s’estaient poilus des fidèles au sang.
J’en voy qui, n’aiants point les sainctes loix pour guides,
Furent justes mondains : ceux-là sont les Druydes.
Charlemaigne s’esgaie entre ces vieux François,
Les Saliens, autheurs de nos plus sainctes loix,
Loix que je voy briser en deux siècles infâmes,
Qiiand les masles seront plus lasches que les femmes,
Qiiand on verra les lis en pillules changer,
Le Tusque estre Gaulais, le François estranger
De ces premiers Gaulois entre les mains fidelles
Les princes estrangers déposaient leurs querelles,
Les proce plus doubteux, et mesmes ceux en quay
Il avaient pour partie et la France et le Ray.
Voicy venir après des modernes la bande,
Qui plus elle est moderne et moins se trouve grande.
Que rares sont ceux-là qui font, au grand besoing.
De l’outragé servir l’addresse du tesmoing!
Vous y voie encor un viel juge d’Alsace
Auquel l’amy privé ne peut trouver de grâce
Du perfide larcin que, par un lasche tour.
Ce Daniel second mit de la nuict au jour.
La Bourgogne a son duc qui, de ruse secrette.
Employé un chicaneur pour estouffer sa debte:…
Les Feux (quatrième livre):
Chant poétique tragique caractérisé par le parti pris anticatholique de l’auteur, il nous plonge dans l’actualité de l’époque. Les Feux dressent un sombre tableau des guerres civiles, ils nous font découvrir les persécutions et les bûchers,  les massacres commis sur les protestants.
Extraits:  
La pitié de leurs y eux ; ils viennent remonter
La géhenne, tourmente en voulant tourmenter ,
Ils dissipent les os, les tendons et les veines,
Mais ils ne touchent point à ïame par les géhennes :
La foy demeure ferme, et le secours de Dieu
Mit les tourments à part, le corps en autre lieu ;
Sa plainte seulement encor ne fut ou’ie
Hors l’ame, toute force en elle esvanouie.
Le corps fut emporté des prisons comme mort ;
Les membres deffaillants, l’esprit devint plus fort.
Du lict elle instruisit et consola ses frères
Du discours animé de ses douces misères ,
La vie la reprit, et la prison aussy ;
Elle acheva le tout, car aussy tost voicy,
Pour du faux justicier couronner l’injustice,
De gloire le ynartyr, on dresse le supplice.
Quatre martyrs trembloient au nom mesme du feu,
Elle leur départit des présents de son Dieu ;
Avec son ame encor elle mena ces âmes
Pour du feu de sa foy vaincre les autres fiâmes.
« Oii est ton aiguillon? oii est ce grand effort?
O Mort! oîi est ton bras ? [disoit-elle à la mort.)
Oii est ton front hideux duquel tu espouventes
Les hures des sangliers, les bestes ravissantes?
Mais c’est ta gloire, ô Dieu! Il n’y a rien de fort
Que toy, qui sçais tiler la peine avec la mort.
Voicy les yeux ouverts, voicy son beau visage;
Frères, ne tremble’:! pas; courage, amis, courage ! y
[Elle disoit ainsy) et le feu violent
Ne brusloit pas encor son cœur en la bruslant ;
Il court par ses coste ; enfin, léger, il voile
Porter dedans le Ciel et l’ame et la parolle….
Son visage liiisit de nouvelle beauté
Qiiatid l’arrest luy fut Icu, le bourreau présenté,
Deux qui Vaccompagnoient furent presse de tendre
Leurs langues au couteau; ils les vouloient deffendre
Aux termes de l’arrest : elle les mit d’accord.
Disant : « Le tout de nous est sacré à la mort :
N’est-ce pas bien raison que les heureuses langues
Qui parlent avec Dieu, qui portent les harangues
Au sein de l’Eternel, ces organes que Dieu
Tient pour les instruments de sa gloire en ce lieu,
Qii’elles, quand tout le corps à Dieu se sacrifie,
Sautent dessus l’autel pour la première hostie?
Nos regards parleront, nos langues sont bien peu
Pour V esprit qui s’explicque en des langues de feu. »
Les trois donnent leur langue et la voix on leur bousche :
Les parolles de feu sortirent de leur bouche ;
Chaque goutte de sang que le vent fit voiler
Porta le nom de Dieu et au cœur vint parler,
Leurs regards violents engraverent leurs celles
Aux cœurs des assistans, hors-mis des infidelles…
Le tyran des esprits veut nos langues changer
Nous forçant de prier en langage estranger :
L’esprit distributeur des langues nous appelle
A prier seulement en langue naturelle.
C’est cacher la chandelle en secret soubs un niuy :
Qui ne s’explicque pas est barbare à autruy.
Mais nous volons bien pis en l’ignorance extrême
Que qui ne s’entend pas est barbare à soy-mesme.
« O chrestiens! choisisse: vous voie d’un costé
Le mensonge puissant., d’autre la vérité :
D’une des parts honneur, la vie et recompense ;
De l’autre, la première et dernière sentence :
Soie:; libres ou serfs soubs les dernières loix
Oii du vray ou du faux, pour 7noy,fayfaict le choix.
Vien, Evangille vray, va-t’en, fausse doctrine.
Vive Christ, vive Christ! et meure Montalchine! »
Les peuples, tous esyneus, commariçoient à troubler :
Il jette gayement ses deux torches en l’air.
Demande les liens, et cette ame ordonnée
Pour l’estouffer de nuict, triomphe la journée.
Tels furent de ce siècle, en Syon., les agneaux
Arme de la prière, et non point des couteaux :
Voicy un autre temps, quand des pleurs et des larmes
Israël irrité courut aux justes armes.
On vint des feux aux fers; lors il s’en trouva peu
Qui, des lions agneaux, vinssent du fer au feu :
En voicy qui la peau dujier lion posèrent ,
Et celle des brebis encores espouserent.
Vous, Gastine et Croquet, sorte:; de vos tombeaux ;
Icy je plauteray vos chefs luisants et beaux :
Au milieu de vous deux je Icgeray l’enfance
De vostre commun fils, beau mirouer de constance…
Est-ce mal achever de piller tant de cœurs
Dedans les seins tremblants des pasles spectateurs?
Nous avons veu lesj’ruicts et ceux que cette escale
Fit, en Rome, quitter et Rome et son idole.
Our, mais c’est desespoir, avoir la liberté
En ses mains et choisir une captivité.
Les trois enfants vivaient libres et à leur ayse :
Mais Vaise leur fut moins douce que la fournaise.
On refusait la mort à ces premiers chrestiens
Qiii recherchaient la mort sans fers et sans liens :
Faut, mis en liberté d’un coup du ciel, refuse
La douce liberté. Qui est-ce qui V accuse?
Apprene:;, cœurs transis, esprits lents, juges froids,
A prendre loy d’enhaut, non y donner des laix :
Admire: le secret que l’an ne peut comprendre :
En loiiant Dieu, jelte des fleurs sur cette cendre.
Ce tesmoing endura du peuple esmen les coups,
Il fut laissé pour mort, non esmen de courroux.
Et puis voyant ccrcher des peines plus subtiles,
Et rengreger sa peine, il dit : « Cerche, Perilles :
Cerche: quelques tourments longs et ingénieux ,
Le coup de l’Eternel n’en paroistra que mieux :
Mon ame, contre qui la mort n’est gueres forte,
Aime à la mettre bas de quelque brave sorte. »
Sur un asne on le lie, et six torches en feu
Le vont de rite en rite asseichant peu à peu.
On brusle tout prernier et sa bouche et sa langue :
A un des bouttefeux il fit cette harangue :
« Tu n’auras pas l’esprit : Qui t’a, chetif appris
Que Dieu n’entendra point les voix de nos esprits? »
Les flambeau.x traversaient les deux jolies rosties
Qu’on entendit : Seigneur, pardonne à leurs foUies :…
Les Fers (cinquième livre):
Tout comme les Feux, les Fers dressent un sombre tableau des guerres de religions. On découvre les massacres commis par les catholiques, notamment ceux de la nuit de la Saint-Barthélémy (le 24 août 1572). Si les feux symbolisent les bûchers pour faire consumer les martyrs de la foi protestante, les Fers représentent les instruments du supplice. 
Extraits
…Je te permets, Satan {dit l’Eternel alors).
D’esteindre par le fer la plus-part de leur corps :
Faj’, selon ton dessein, les aines réservées,
Qiii sont en mon conseil, avant le temps sauvées.
Ton filet n’enclurra que les abandonne:
Qui furent ne:; pour toy premier que /eussent ne:
Mes champions vainqueurs, vaisseaux de ma victoire,
Feront servir ta ruse et ta peine à ma gloire. »
Le ciel pur se fendit ; se fendant, il eslance
Ceste peste du ciel aux pestes de la France :
Il trouble tout, passant : car, à son devaller,
Son précipice esmeut les malices de l’air.
Leur donne pour tambour et chamade un tonnerre :
L’air qui estoit en paix confus se trouve en guerre :
Les esprits des humains, agite-; de fureurs ,…
Remarquaient aisément les batailles, les bandes,
Les personnes à part et petites et grandes.
Ceux qui de tels combats passèrent dans les deux,
Des yeux de leurs esprits voient des autres j-eux :
Dieu 7net en cette main la plume pour escrire
Oii un jour il mettra le glaive de son ire.
Les conseils plus secrets, les heures et les jours ,
Les actes et le temps sont par soigneux discours
Adjouste au pinceau : jamais à la mémoire
Ne fut si doctement sacrée une autre histoire :
Car le temps s’y distingue, et tout l’ordre des faicts
Est si par/aictement par les Anges parfaicts
Escrit, déduit, compté, que par les mains sçavantes
Les plus vieilles saisons encor luy sont présentes.
La fureur, l’ignorance, un prince redoubté,
Ne font en ces discours tort à la vérité…
Le premier vous présente une aveugle Bellone
Qui s’irrite de soy, contre soy s’enfellonne,
Ne souffre rien d’entier, veut tout voir à morceaux.
On la void deschirer de ses ongles les peaux;
Ses cheveux gris, sans loy, sont sanglantes vipères
Qui lui crèvent le sein, dos et ventre d’ulcères.
Tant de coups qu’ils ne font qu’une playe en son corps.
La louve boit son sang, et faict son pain de morts…
Pour passage de mort, marqué de cramoisi;
La funeste vallée à tant d’agneaux meurtrière,
Pour jamais gardera le titre de Misère.
Et tes quatre bourreaux porteront sur leur front
Leur part de l’infamie et de l’horreur du pont,
Pont, qui eus pour ta part quatre cents précipices,
Seine veut engloutir, louve, tes édifices.
Une fatale nuict en demande huict cents,
Et veut aux criminels mesler les innocents.
Qui marche au premier rang des hosties rangées?
Qui prendra le devant des brebis esgarées ?
Ton nom demeure vif ton beau teinct est terny.
Piteuse, diligente et dévote Yverny,
Hostesse à l’estranger, des pauvres ausmoniere,
Garde de l’hospital, des prisons tresoriere.
Point ne t’a cet habit de nonain garenty,
D’un patin incarnat trahy et démenti :
Car Dieu n’approuva pas que sa brebis d’eslite
Devestit le mondain pour vestir l’hypocrite ;
Et quand il veut tirer du sepulchre les siens,
Il ne veut rien de salle à conférer ses biens.
Mais qu’est-ce que je voy?
Un chef qui s’entortille,
Par les volans cheveux, autour d’une cheville
Dupont tragicque, un mort qui semble encore beau,
Bien que pasle et transi demi caché en l’eau;
Ses cheveux, arrestans le premier précipice.
Lèvent le front en haut, qui demande justice.
Non, ce n’est pas ce poinct que le corps suspendu,
Par im sort bien conduit, a deux jours attendu;
C’est un sein bien aimé qui trahie encor en vie
Ce qu’attend l’autre sein pour chère compagnie.
Aussy voy-je mener le mary condamné,…
Estrangers irrite:, à qui sont les François
Abomination, pour Dieu, faictes le choix
De celuy qu’on trahit et de celuy qui tue ;
Ne caresse:; che vous d’une pareille veuë
Le chien fidel et doux et le chien enragé,
L’atheiste affligeant., le chrestien affligé.
Nous sommes pleins de sang, l’un en perd, l’autre en tire,
L’un est persécuteur, l’autre endure martyre :
Regarde qui reçoit ou qui donne le coup :
Ne crie sur l’agneau, quand vous crie:; au loup.
Vene, justes vengeurs, vienne toute la terre.
A ces Cdins français , d’une mortelle guerre ,
Redemander le sang de leurs frères occis…

Vengeances (sixième livre):

Comme le titre l’indique, Théodore Agrippa d’Aubigné appelle dans ce chant les huguenots à continuer de se battre et d’y croire pour qu’enfin la vengeance se réalise. Il les implore à refuser la paix de compromission. Pour les encourager il montre que depuis l’origine du monde, Dieu a toujours été du côté des persécutés de l’Eglise.

Extraits:

… Sans fiel et sarjs venin ; donc, qui sera-ce, ôDieu,

Qiii en des lieux si laids tiendra un si beau lieu?
Les enfants de ce siècle ont Satan pour nourrice,
On berce en leurs berceaux les enfants et le vice,
Nos mères ont du vice avec nous accouché,
Et en nous concevant ont conceu le péché.
Que si d’entre les morts, père, tu as envie
De rn’esveiller, il faut mettre à bas l autre vie,
Par la mort d’un exil,fay-moy revivre à toy;
Séparé des meschants, separe-moy de moy ;
D’un sainct enthousiasme appelle au ciel mon ame,
Mets au lieu de ma langue une langue de flamme.
Que je ne sois qu’organe à la céleste voix
Qui l’oreille et le cœur anime des François :
Qu’il n’y ait sourd rocher qui entre les deux pôles
N’entende clairement magnificques parolles
Du nom de Dieu : i’escris à ce nom triomphant
Les songes d’un vieillard, les fureurs d’un enfant.
L’esprit de vérité despouille de mensonges
Ces fermes visions, ces véritables songes :
Que le haut ciel s’accorde en douces unissons
A la saincte fureur de mes vives chansons…
Quand Dieu frappe l’oreille, et l’oreille n’est preste
D’aller toucher au cœur. Dieu nous frappe la teste :
Qui ne frémit aux sons des tonnerres grondans
Frémira quelque jour d’un grincement de dents.
Icy le vain lecteur des-jà en l’air s’esgare;
L’esprit mal préparé, fantastic, se prépare
A voir quelques discours de monstres invente.
Un spectre imaginé aux diverses clarté:
Qu’un nuage conçoit, quand un rayon le touche
Du soleil cramoisy, quibi ar’e se couche :
Mon cœur voulait veiller, je l’avois endormi :
Mon esprit de ce siècle estoit bien ennemr.
Mais, au lieu d\iller faire au combat son office,
Satan le destournoit au grand chemin du vice :
Je m’enfuiois de Dieu, mais il enfia la mer,
M’ abisma plusieurs fois sans du tout m’abismer :
J’ay veu des creux enfers la caverne profonde ,
J’ar esté balancé des orages du monde;
Aux tourbillons venteux des guerres et des cours.
I Insolent, fay usé ma jeunesse et mes jours :
Je me suis pieu au fer, David m’est un exemple
I Que qui verse le sang ne bastit pas le temple : m
I J’ay adoré les rois, servi la vanité,
I Estouffé dans mon sein le feu de vérité;
J’ay esté par les miens précipité dans l’onde
Le danger m’a sauvé en sa panse profonde,
Un monstre de labeurs à ce coup m’a craché
Aux rives de la mer, tout souillé de péché.
J’ayfaiet des cabinets soubs espérances vertes,
Qiii ont esté bien tost mortes et descouvertes,
Quand le ver de l’envie a percé de douleurs
Le quicajon seiche pour jnenvojer ailleurs.
Tousjours tels Simeisfont aux Davids la guerre
Et sortent des vils creux d’une trop grasse terre
Pour d’un air tout pourry, d’un gosier enragé
Infecter le plus pur, sauter sur l’affligé :
Le doigt de Dieu me lève, et lame encore vive
M’anime à guerroyer la puante Ninive;
Ninive qui n’aura sac ne gemissonent,
Pour changer le grand Dieu qui n’a de changement.
Voicr l’Eglise encor en son enfance tendre,
Satan ne fallit pas d’essayer à surprendre…
Armé contre le ciel, sentît en mesme sorte
La vermine d’Hcrode encore n’estre morte.
Périssant mi-mangé , de son dernier trespas
Les propos les derniers furent : « Ne dictes pas
La façon de mes maux à ceux qui Christ advoiient ;
Que Dieu, mon ennemy, mes ennemis ne loi’ient.n
Tyrans, vous dresserez sinon au Ciel les yeux ,
Au moins l’air sentira hérisser vo cheveux.
Si quelqu’un d’entre vous à quelque heure contemple
Du vieux Valerian le spécieux exemple ,
N’agueres empereur d’un empire si beau ,
Aussy t’ost marchepied , le fangeux escabeau
Du Perse Sapore. Quand cet abominable
Avait sa face en bas, au montoiier de l’estable,
Se souvenoit-il point qu’il avoit tant de fois
Des chrestiens prosterne^ mesprisé tant de voix;
Que son front eslevé , si voisin de la terre,
Contre lefil de Dieu avoit osé la guerre;
Que ces mains , ores pieds , n avoient faict leur devoir
Lors qu’elles emploioient contre Dieu leur pouvoir?
Princes , qui manie^ dedans rof mains impures
Au lieu de la justice une fange d’ordures.
Ou qui, s’il faut ouvrer les ploie dans vos seins,
Voyel de quel mestier devindrent ces deux mains :
Elles changeaient d’usage en traictant l’injustice ,
La justice de Dieu a changé leur office.
Plus luy debvoit peser sang sur sang, mal sur mal ,
Que ce roy sur son dos qui montait à cheval ,
Qui en fin l’escorcha, vif le despou’illant , comme
Vif il fut despoiiillé des sentiments de l’homme.
Le haut Ciel t’advertit , pervers Aurelian;
Le tonnerre parla , ô Dioclctian;…
Pour un péché pareil , mesme peine évidente
Brusla Pont-cher, l’ardent chef de la chambre ardente.
L’ardeur de cettuy-cy se vid venir à l’œil.
La mort entre le cœur et le bout de l’orteil
Fit sept divers logis , et comme par tranchées
Partage l’assiégé; ses deux jambes haschées ,
Et ses cuisses après servirent de sept forts;
En repoussant la mort , il endura sept morts,
L’evesque Castelan , qui, d’une froideur lente,
Cachoit- un cœur bruslant de haine violente ,
Qiii , sans colère , usoit de flammes et de fer,
Qui pour dix mille morts n’eust daigné s’eschauffer.
Ce fier doux en propos , cet humble de col roide ,
Jugeoit au feu si chaud d’ une façon si froide :
L’une moitié de luy se glaça de froideur,
L’autre moitié fuma d’une mortelle ardeur.
Voye quels justes poids . quelles justes balances
Balancent dans les mains des célestes vengeances ,
Vengeances qui du ciel descendent à propos ,
Qui entendent du ciel , qui ouirent les mots
De l’imposteur Picard, duquel à la semonce
La mort courut soudain pour luy faire response :
« Vien , mort , vien , prompte mort [ce disait l’effronté).
Si j’ay rien prononcé que saincte vérité ,
Venge ou approuve Dieu , le faux ou véritable. »
La mort se resveilla , frappa le détestable
Dans la chaire d’erreur : quatre mille auditeurs ,
De ce grand coup du ciel abbrutis spectateurs ,
N’eurent pas pour ouir de fidelles oreilles
Et n’eurent des vrays yeux pour en voir les merveilles.
Lambert, inquisiteur ainsy en blasphémant
Demeura bouche ouverte , emporté au couvent ,…
Troubler tout l’univers pour ceux qui l’ont troublé :
D’un diable emplir le corps d’un esprit endiablé :
A qui espère au mal arracher l’espérance;
Aux prudents contre Dieu la vie et la prudence:
Oster la voix à ceux qui blasphemoient si fort;
S’ils adjuroient la mort leur envoyer la mort;
Trancher ceux à morceaux qui detranchoient l’Eglise :
Aux exquis inventeurs donner la peine exquise ;
Frapper les froids meschants d’ une froide langueur ;
Embraser les ardents d’une bouillante ardeur :
Brider ceux qui bridoient la loiiange divine ;
La vermine du puits estouffer de vermine ;
Rendre dedans le sqng les sanglants submerge;
Livrer le loup au loup , le fol aux enragej;
Pour celuy qui enfloit le cours d’une harangue
Contre Dieu , Vestouffer d’une enflure de langue?
J’ay crainte, mon lecteur, que tes esprits, lasse
De mes tragicques sens , ayent dict : C’est asse I
Certes , ce seroit trop si no ameres plaintes
Vous contoient des romans les charmer esses feintes.
Je n’escris point à vous, enfants de vanité ,
Mais receve: de moi., ettfants de vérité ,
Ainsy qu’en un faisceau les terreurs demi-vives ,
Testaments d’Antioch, repentances tardives ,
Le sçavoir prophané , les souspirs de Spera
Qui sentit ses forfaicts et s’en désespéra…

Jugement (septième livre):

Dans le Jugement Agrippa en appelle également à la colère divine, invoquant Dieu pour juger et punir les coupables.  C’est l’ultime recours, qui s’achève par la résurrection de la chair après la destruction du monde. Les protestants triomphent enfin, dans ce jugement dernier des criminels de guerre.

D’Aubigné rend hommage aux huguenots qui sont restés fidèles à leur cause, et fustige avec véhémence ce qui se sont montrés prudents ou pire encore les lâches qui se sont rendus à la cour.

Extraits:

Vo pères sortiront des tombeaux effroyables ; 
Leurs images au moins paroistront vénérables 
A vos sens abbattus, et vous verre: le sang  » 
Qui mesle sur leurs chefs les touffes de poil blanc, 
Du poil blanc hérissé de vos poltronneries;

Ces morts reprocheront le présent de vos vies.
En lavant, pour disner avec ces inhumains,
Ces pères saisiront vos inutiles mains
En disant : « Voy-tu pas que tes mains fainéantes
Lavent soub: celles-là qui, de mon sang gouttantes.
Se purgent dessus toy et versent mon courroux
Sur ta vilaine peau, qui se lave dessous ?
Ceux qui ont retranché les honteuses parties.
Les oreilles, les ne, en triomphe des vies,
En ont f ai et les cordons des infâmes chappeaux ,
Les enfans de ceux-là caressent tels bourreaux!
esclave coquin! celuy que tu salues
De ce puant chappeau espouvante les ri’ies
Et te saliie en serf : un esclave de cœur,
N’achepteroit sa vie à tant de deshonneur… 
Vous, barbares cite, quitte le nom de France
Attendants les esprits de la haute vengeance :
Vous qui de faux parfums enfumastes Leté ,
Qui de si bas ave: pu le ciel irriter,
Il faut que ces vengeurs en vous justice rendent
Que pour les recevoir vos murailles se fendent
Et comme en Hiericho vos bastions soient mis
En poudre aux yeux, aux voix des braves ennemis.
Sanglantes cite {Sodomes aveuglées),
Qui, d’aveugles courroux contre Dieu desreiglées,
N’ave transjy d’horreur aux visages transis,
Puantes de la chair, du sang de mes occis. »
Entre toutes, Paris, Dieu en son cœur imprime
Tes enfans qui crioient sur la Hierosolyme,
A ce funeste jour que Von la destruisoit.
L Eternel se souvient que chacun d’eu.v disait :
« A sac, l’Eglise, à sac, qu’elle soit embrasée
« Et jusqu’au dernier pied des fondements ra^ée! »
Mais tu seras un jour labourée en sillons,
Babel, où l’on verra les os et les charbons,
Reste de ton palais et de ton marbre en cendre.
Bien heureux Vestranger qui te sçaura bien rendre
La rouge cruauté que tu as sçeu cercher;
Juste le reistre noir, volant pour arracher
Tes enfans acharne^ à ta mamelle impure,
Pour les froisser brise^ contre la pierre dure;
Maudit sera lefruict que tu tiens en tes bras,
Dieu maudira du ciel ce que tu béniras :
Puante jusqu’au ciel, l’œil de Dieu te déteste,
Il attache à ton dos la dévorante peste
Et le glaive et la faim dont il fera mourir
Ta jeunesse et ton nom pour tout jamais périr…
Voicy le grand herault d’une estrange nouvelle,
Le messager de mort, mais de mort éternelle.
Qui se cache? qui fuit devant les yeux de Dieu?
Vous, Gains fugitifs, oîi trouvere’^-vous lieu?
Quand vous aurie^ les vents colley soubs vos aisselles
Ou quand Vanbe du jour vous presteroit ses aisles,
Les monts vous ouvriraient le plus profond rocher,
Quand la nuict tascheroit en sa nuict vous cacher,
Vous enceindre la mer., vous enlever la nile,
Vous nefuirie^ de Dieu ni le doigt ni la veile.
Or voicy les lyons de torches accule:
Les ours à ne^ perce^f, les loups emmu^ele^ :
Tout s’eslève contre eux : les beauté^ de Nature,
Que leur rage troubla de venin et d’ordure,
Se confrontent en mire et se lèvent contr’eux.
Cl Pourquoy [dira le Feu) ave:^-vous de mes feux.
Qui n estaient ordonne^ qu’à l’usage de vie,
Faict des bourreaux, valets de vostre tyrannie? »
L’Air encor une fois contr’eux se troublera,
Justice au juge sainct, trouble, demandera,
Disant : « Pourquoy, tyrans et furieuses bestes,
M’ empoisonnastes-vous de charongnes, de pestes,
Des corps de vos meurtris? Pourquoy, diront les Eaux.
Changeastes-vous en sang l’argent de nos ruisseaux? »
Les Monts, qui ont ridé le front à vos supplices :
« Pourquoy nous ave^-vous rendu vos précipices?
– Pourquoy nous ave^-vous, diront les Arbres, faicts.
D’arbres délicieux, exécrables gibets? » …
Lame du premier homme estait ame vivante,
Celle des triomphais sera vivifiante -,
Adam pouvait pécher et du péché périr,
Les saincts ne sont subjets à pécher ni mourir.
Les saincts ont tout; Adam receut quelque défense,
Satan put le tenter ; il sera sans puissance.
Les esleus sçauront tout, puis que celuy qui n’eut
Un estre si parfaict toute chose connut.
Diray-je plus ? à l’heur de cette souvenance,
Rien n’ostera ï acier des ciseaux de l’absence.
Le triomphant estât sera franc anobly
Des larecins du temps, des ongles de Voubly :
Si que la connaissance et parfaicte et seconde
Passera de beaucoup celle qui fut au monde.
Là sont frais et présents les bienfaicts, les discours,
Et les plus chauds pensers , fusils de nos atnours.
Ains} », dedans la vie immortelle et seconde
Nous aurons bien les sens que nous eusnies au monde,
Mais, estans d’actes purs, ils seront d’action
Et ne pourront souffrir infirme passion :
Purs en siibject, très purs en Dieu, ils iront prendre
Le voir, l’odeur, le goust, le toucher et l’entendre ;
Au visage de Dieu seront nos saincts plaisirs.
Dans le sein d’ Abraham fleuriront nos désirs,
Désirs, parfaicts amours, hauts désirs sans absence.
Car lesfruicts et les fleurs n’y font qu’une naissance…

Histoire Universelle

(1516 puis révisée et complétée après 1520):

Avec son Histoire Universelle à laquelle il consacre près de trente ans de sa vie (1595 à 1522), d’Aubigné nous plonge encore dans les guerres de religions de 1550 à 1601 auxquelles il est souvent mêlé. Ecrit à la demande du roi Henri IV selon lui, le contenu est plus modéré et apaisé que les Tragiques. Il fait l’effort de ne pas juger les hommes et les choses du point de vue d’un protestant. Mais malgré son souci d’impartialité qui paraît de bonne foi, son livre est condamné en 1620 et brûlé pour apologie du protestantisme.

En historien d’Aubigné recueille surtout les éléments, favorables aux protestants, dans un monde où la Providence a commencé son œuvre dans un projet divin. Il le fait certes comme un soldat témoin du terrain des affrontements, mais son argumentation valorise plutôt le parti protestant à qui il accorde une légitimité guerrière. Dans l’Histoire Universelle l’auteur fait d’abord appel à ses propres souvenirs et aux témoignages oraux. Ils puisent également ses informations dans les écrits tels que Histoire de France de la Popelière, Historia sui temporis de De Thou et des mémoires manuscrits transmis notamment par des capitaines. Alors que la pacification est accompagnée de l’instauration d’une histoire officielle du royaume, l’auteur cherche à faire celle des protestants dont il est devenu l’âme incorruptible et irréductible.

L’ouvrage, dans lequel on relève des imperfections dans la topographie et la chronologie des événements, est composé de trois parties. La première concerne les guerres menées par Louis de Bourbon,  prince de Condé, et l’amiral Coligny de 1553 à 1570. On y retiendra notamment la femme de Coligny exhortant son mari à engager la lutte armée, ou encore les cruautés d’Eric XIV. La seconde va des préludes du massacre de la Saint-Barthélemy (1572) en 1571, jusqu’ aux premiers succès de la Ligue en 1576. La dernière retrace l’histoire de la Ligue et nous mène jusqu’à la complète pacification de la France et la promulgation de l’Édit de Nantes signé par Henri IV le 13 avril 1598. Cet Edit marque la victoire enfin de la tolérance, faisant de la  France le premier royaume d’Europe où la religion du roi n’est pas imposée officiellement au peuple.

L’auteur nous laisse des détails intéressants sur les derniers Valois, notamment Henri IV et son entourage, analysant profondément la politique royale. La richesse et la précision des faits de guerre rapportés en font une œuvre capitale pour la connaissance des maux infligés au royaume par ce conflit, l’armement utilisé, les sièges, les tactiques de guerre, la mentalité des combattants … Fait nouveau chez d’Aubigné, il ne justifie pas les succès et les revers des uns et des autres par des considérations théologiques. Mieux encore il n’épargne pas ses coreligionnaires, quand ils sont responsables de certaines guerres et des violence dont ils sont coupables. Il n’hésite pas signaler les qualités humaines et guerrières de certain catholiques. Mais par moment le naturel revient au galop, peut-être à son insu, et l’on redécouvre l’ardent défenseur de la cause des calvinistes.

Extraits:

Trois puissants fleaux de Dieu furent en mesmes temps desploiez sur la France Occidentale ; car la famine et la peste s’ameuterent à la guerre, dequoi parut à S. Jean d’Angeli un tableau digne de mémoire, lors que cette ville n’avoit pas pour habitant que la guette du clocher, tout le reste du peuple aiant fait des maisons de ses linteux sur la contr’escarpe et dans le Sosse. Or avant que les Refformez du païs seussent aucunes nouvelles de leur Princes et Grands, emportez par la tempeste que nous avons descrite en la grande et petitte Bretagne : ils en eurent certaines et proches de la premiere armee qu’on leur envoioit sur les bras.

Elle fut pour le Duc de Maienne, composee de douze copagnees d’Ordonnance, qui faisoient 800 lances, 400 Italiens ou Alboinois, 900 Reitres, de fix à 7000 fantacins Francois, 5500 Suisses, et puis la Noblesse volontaire qui se joignit à l’armee depuis le port de Pilespar amour de leur parti et du Duc. Son artillerie fut de seize canons de batterie, le tout equipé et paié, non à la faveur, mais à la crainte, qui leur vallois bien autant…

Encor que l’entreprise sur Salusses par le Duc de Savoie soit de ce departement, nous la garderons pour ne faire point à deux fois du succes : en arrestant ce chapitre aux affaires du dedans : premierement de Marseille, où au commencement d’Avril 1585. Daries second Consul, et le capitaine Boniface dit Cabanes, esmeurent le peuple; commencerent par le meurtre du general des finances Boniface frere du capitaine, qui lui presenta un paquet du grand Prieur, le premier coup de poignard donné comme le general baisoit ; de là en criant l’Eglise, ils mettét tous les Refformez qu’il peurent empoigner, prisonniers à la tour S.Jean ; le lendemain en tirent cinq, deux desquels s’apeloient Chiousse et l’Ambaleur ; ceux là aians refusé d’aller à la Messe furent trainez par les ruës, massacrez par la canaille, et leur corps jetez par-dessus les murailles à la veuë des autres prisoniers, à fin qu’ils pensassent à eux…

Un trompette du Prince de Condé raconta au bois de l’Espau au gentil homme de qui nous avons parlé, comment le Roi de Navarre sur un avis incertain que le Duc de Ioieuse s’en alloit à la Cour avoit passé le marais avec 250 chevaux et 400 harquebusiers à cheval, le compagnon à cette nouvelle prend le chemin de Fontenai ; d’où son maistre estoit desja parti et avance jusques à la Chastaignerais : là il le trouve montant à cheval pour s’en retourner, mais lui aiant fait part du profit de ses yeux et de ses oreilles, ce Prince reprend le chemin d’Eryaut, et n’est pas plustost à la plene que ses coureurs lui envoient des prisonniers de la cornette blanche : aiant apris par eux comment leur troupe et les gardes de leur Chef marchoient devant eux pour le logis d’Antoigni, voila Arambure depesché avec la troupe qu’il commandoit, et Cherboniere avec ce qu’il avoit d’harquebusiers à cheval, cela suivi d eloin alla fondre dans la bourgade sur le debrider, Aranbure dans le logis du Marquis de Reinel qu’il prit prisonnier…  

Voila une bataille avec ses petites oyes ; si quelqu’un les trouve trop recherchees (après lui avoir dit qu’il qu’il n’y a rien qui porte leçon) je le renvoie à ceux qui amplissent leur livres de registres de procés, qui partaget les habillements d’un executé, marquent ce qu’à emporté le valet du bourreau, et autres choses de mesmes valeur. En suivant doc ce qui est du mestier, au lieu que nous avons marqué ailleurs l’usage des victoires, nous devons à la vérité l’abus de cette-ci. Ce fut un grand mescontentement à tous les capitaines Ress. Quand le Roi de Navare, n’aiant donné que le lendemain à voir son gain, mesprisant les villes de Xainctong et de Poictou, qui ne lui pouvoient manquer, ou selon le desir de plusieurs, d’aller tendre la main à son armee estrangere, qui dés lors aprochoit le riviere de Loire, il donna toutes ces paroles au vent, et sa victoire à l’amour ; car avec une troupe de cavalerie il perça toute la gascongne pour aller porter drapeaux…    

La Confession catholique du Sieur de Sancy, 

et déclaration des causes tant d’état que de religion qui l’ont mu à se remettre au giron de l’Eglise romaine 

( vers 1597 mais publié pour la première fois en 1660)

Porteuse d’informations sur les oppositions religieuses dans la France du XVIe siècle situées en plus dans l’espace et le temps, cette satire est considérée comme un texte historique. Cette fois, elle cible trois personnages historiques importants: Nicolas de Harlay (seigneur de Sancy), huguenot converti au catholicisme, le cardinal-poète Davy du Perron (le « Grand Convertisseur » sans morale) et le roi converti (renégat) Henri IV. D’Aubigné devient Sancy et le protestant irréductible devient un  protestant converti au catholicisme. Il emploie la première personne pour donner sa propre conception de la religion catholique.

Dans ce texte d’une grande virulence, d’Aubigné se moque du crédule Sancy le converti et du malin Du Perron le convertisseur jusqu’à les ridiculiser. Le converti jure de sa bouche et signe une profession de foi catholique élaborée après le Concile de Trente. Feignant dès lors d’être convaincu, il utilise des anecdotes pour discréditer les pratiques populaires des catholiques. Il prend soin bien sûr d’épargner tout se qui figure dans la profession de foi.

D’Aubigné va plus loin quand il retourne la profession de foi en idolâtrie. Il se permet de discréditer les pratiques catholiques les plus populaires qui ne sont pas cités dans la confession. La pratique du chapelet, imposé même au roi Henri IV en gage de la sincérité de sa conversion, n’y échappe pas. On sait que le Pape, qui lui avait envoyé de Rome des chapelets bénis, lui avait imposé les prières du chapelet tous les jours pour prouver qu’il est désormais un bon catholique. Néanmoins les miracles qui se multiplient dans les milieux catholiques ne laissent pas insensible Sancy (Aubigné). Il s’intéresse notamment à ceux qui ciblent les protestants..

Aux catholiques l’auteur reproche une religiosité fondé sur le sacré. Les manifestations extérieures représentées par l’image, les reliques, les pèlerinages ; le culte des morts avec son Purgatoire tout comme le chapelet et l’intercession des saints …sont des valeurs profanes portées par l’individu et la collectivité. Au voir et regarder catholique il oppose une foi intérieure individuelle protestante, faite de prière et d’écoute de Dieu dans un rapport entre l’individu et Dieu. Tout en restant fidèle au Roi et à l’Etat, il place la gloire de Dieu au dessus de tout avant celle des princes.

Dans cette confession Agrippa (Sancy) n’épargne pas les convertis, qu’ils considèrent motivés par des considérations politiques et de cupidité. Plus encore, il les accuse de commettre des excès et de faire plus de mal aux huguenots que les catholiques eux-mêmes. Pour lui le converti ne peut pas inspirer confiance, il n’est plus homme d’honneur et il finit toujours pas être méprisé et renvoyé.

Extraits :

Les faits Historiques qui se trouvent semés çà et là dans certains Livres de Satyres, sont ordinairement couverts d’un voile mysterieux, qui les rend fort difficiles à entendre. La Confession de Sancy est, sans contredit, un de ces Ouvrages mysterieux. C’est une Satyre fine et delicate, remplie d’allusions à des faits particuliers que l’Auteur désigne en passant, et qu’il ne raconte qu’à moitié, soit pour en faire mieux sentir le ridicule, soit soutenir le personnage qu’il prend dans toute la Piece. Ces faits ainsi menagés, composent presque tout le sel de cette Satyre. Mais en même temps, cette manière de raconter les choses, les deguisent si fort, qu’on a bien de la peine à les reconnoître ; ceux même qui en ont été les témoins oculaires ne sçauroient quelquefois les bien démêler.

Il n’est pourtant pas impossible d’éclaircir la plûpart des endroits de cette ingénieuse Satyre, si l’on veut s’y appliquer avec quelque soin. Cette sorte d’étude est sans doute pénible et dégoutante : car, combien de recherches, combien de conjectures inutiles n’hazarde-t’on point ? Il faut consulter tous les Historiens de ce temps-là, qui, l’esprit toujours tendu pour ne as laisser un fait, qui, pour être mêlé parmi quantité d’autres ne paroît pas d’abord être celui que vous cherchez. Un nom un peu déguisé ; quelque diversité dans la manière dont un fait est raconté, le font méconnaître. En un mot, c’est marcher à tâtons que de s’appliquer à débrouiller de semblables Livres…

Nicolas de Harlay, communément appelé Monsieur de Sancy, étoit de la seconde Branche de la Maison de Harley : les qualités qu’il prit jusqu’en 1594 furent celles de seigneur de Sancy, Baron de Maule et de Monglat, Conseiller du Roy en son Conseil d’Etat et Privé, Capitaine de cinquantes hommes d’armes de ses Ordonnances, et Premier Maître d’Hôtel de Sa Majesté : Voyez l’Epitre qui lui est en tête de la Traduction Françoise, de l’Histoire des Guerers d’ItalieFpar Guinchardin, imprimée en 1593. En cette année-là, Sancy, qui s’étoit jusque-là rendu fort agréable au Roy Henri le Grand, par plusieurs importants services que l’Histoire témoigne qu’il avoit rendus, tant au Roy son Prédécesseur, qu’à lui-même, et principalement par son humeur enjouée et souple au penchant qui faisoit le foible de ce Prince, s’attendoit bien de devenir….

On n’a que trop debattu en ce temps, si l’Etat est en l’Eglise, ou si l’Eglise est en l’Etat. De ceux qui veulent que l’Etat soit en l’Eglise, les uns disent, qu’elle ne seroit pas Universelle, si elle étoit circonscrite dans l’Etat, qui n’est pas universel. Les autres prenans mêmes choses pour exemples : Ne voyez-vous pas, disent-ils, comme l’Etat se soumet à l’Eglise, que ce brave Roy, après tant d’Armées défaites, tant de Sujets soumis, tant de Grands Princes, ses ennemis, abattus à ses pieds ; il a falu que lui, se prosternant aux pieds du Pape, ait reçû les gaulades en la Personne de M.le Convertisseur, et du Cardinal d’Ossat ? Lesquels deux furent couchés de ventre à bechenez, comme une paire de maquereaux sur le grille, depuis Miserere jusqu’à vitulos….

On fait bien fâcher les Huguenots, quand on leur montre que l’autorité de l’Eglise et les traditions nous appartiennent à reconnoître les Ecritures, encore que les Ecritures Canoniques ne nous apprennent pas à reconnoître ni l’autirité de l’Eglise Romaine, ni les traditions. De fait, il se faut tenir aux Livres de l’Eglise, et non Canoniques, autrement les Hérétiques diffameroient  nos affaires avec leurs passages de Bible. Mais pour avoir plutôt fait, je serois d’avis, qu’on ne comptât point pour traditions ces anciens Docteurs des six premiers siécles, pendant lesquels l’Eglise ne s’étoit pas encore annoblie : ces beaux Temples n’étoient point bâtis : les Papes de Rome tenoient leur siege dans des cavernes, et pour dire en un mot, les Papes pouvoient passer comme Ministres des premiers troubles, et l’Eglise sentoi la Huguenotte, ou, pour mieux dire, le fagot….

A faute d’argumens, nos Docteurs prouvent la plûpart des points qui sont en controverse par gaillardes similitudes et comparaisons ; et voici comment nous prouvons l’intercession des Saints et des Saintes. Toutes Personnes ne vont pas indifféremment pretendre leur Requête au Roy, mais par Médiateurs, comme Princes, Princesses, Conseillers d’Etat et Maîtres des Requêtes. Ergo, il faut que les Saints et Saintes passent les affaires du Cile, comme nous faisons celles de la Cour. J’entreprendois bien de prouver par même comparaison, que Dieu ne se même guéres des affaires du monde, pouce que nous faisons passer au Roy toutes les affaires comme il nous plaît : de la plûpart, il n’en sent que le vent. Il est vrai que cet Hérétique de Rosny lui veut faire prendre un autre chemin, et veut faire du Finacier et de l’homme de bien sensemble, contre les préceptes que deux choses contraires ne peuvent subsister en un même sujet. J’espere que l’un d’eux succombera par l’aide de ma conversion et de l’intercession des Saint…

Puisque nous avons constitué le Purgatoire à la Cour, Galands hommes, si faut-il trouver quelque lieu, où nous confessons que soit le Purgatoire, sans l’aller le chercher jusques au Trou S. Patrice, selon que Henry Estienne en discourt l’Apologie d’Herodote. Je trouve ce qu’il en dit bien agréable ; mais il n’est pas approuvé de la Sorbonne. Si je voulais traiter cette matiere en Théologien, je me mettois en grande peine. J’ai consulté M. le Convertisseur, qui se prit à rire de ma curiosité. Je lui demandai où il étoit parlé du Purgatoire en la Sainte Ecriture ; il ne m’allégua que des Apocryphes, et des Passages fort douteux. Je m’enquis des Peres, il me dit que S. Augustin en parloit, Livre 12 de la Genese ; sur l’Evangile de S. Jean, Traité 47 : au Livre de la Cité de Dieu, Chapitre 8, et en plusieurs autres endroits ; où je résolus ne faire jamais plus le Théologien, en matiere de Purgatoire. J’en ai pourtant trouvé un en ma Théologie, et je baille à deviner à toute la Sorbonne où il est : je demande aussi où est le Tiers-Parti, duquel on a tant parlé en France, et la crainte duquel a frappé un garnd coup à la conversion du Roy, que celle du Purgatoire…    

Le Printemps

(de 1570 à sa mort)

Avant d’écrire Les Tragiques, récit des horreurs de la guerre civile religieuse, d’Aubigné est dans sa jeunesse un chantre de l’amour comme il apparaît dans Le Printemps. Œuvre lyrique qui nous fait découvrir un Agrippa amoureux, elle est certainement écrite dans le feu de la passion. Composée de trois parties : L’Hécatombe à Diane, Stances et Odes, c’est un mélange d’allégories, de métaphores, de similitudes et comparaisons qui annoncent l’âge romantique. Comme pour rappeler le climat de guerre qui prévaut, on retrouve comme dans Les Tragiques le meurtre et le sacrifice avec images du sang, du feu et du fer. L’auteur cherche à révéler une vérité cachée, réclame justice et en appelle à la colère divine pour punir les persécuteurs. Le Printemps, dont l’écriture s’étale jusqu’à la fin de sa vie ( plus d’un demi siècle), n’est pas publié de son vivant. Il faudra attendre 1874 pour voir ce texte enfin imprimé.

L’Hécatombe à Diane :

Recueil d’une centaine de sonnets amoureux, il est dédié à Diane Salviati dont il s’est épris. Diane n’est autre que la nièce de la Cassandre de Ronsard (Les Amours de Cassandre), dont il est un fervent admirateur. D’Aubigné rencontre cette brune italienne, plus riche et un peu plus âgée que lui, vraisemblablement durant l’été 1570. Il l’aime tellement qu’il se sent devenir un dieu par l’amour de Diane :

« …Ton feu divin brûla mon essence mortelle,

Ton céleste m’éprit et me ravit aux Cieux,
Ton âme était divine et la mienne fut telle :
Déesse, tu me mis au rang des autres dieux…».
Leur liaison ne dure pourtant pas longtemps. Les fiançailles et la promesse de mariage sont rompues par le père de confession catholique. Il ne s’en remettra jamais, comme en témoigne les vers pleins de vérité, qui traduisent son chagrin et son accablement. A la blessure de la guerre s’est ajoutée celle de la déception amoureuse. Néanmoins, même s’il la blâme, se plaint violemment de sa sévérité et de sa cruauté, elle restera son grand amour de toujours. La poésie d’Agrippa exprime donc une passion réelle, pour une femme qui meurt quelques temps après l’avoir connue et pour laquelle il plante deux arbres dans la parc de Talcy.L’Hécatombe à Diane appartient au Sonnet, genre utilisé dans Les Amours à Cassandre par Ronsard. On comprend dès lors que d’Aubigné lui rende hommage au début du récit:
Ronsard, si tu as sceu par tout le monde espandre
L’amitié, la douceur, les graces, la fierté,
Les faveurs, les ennuys, l’aise et la cruauté,
Et les chastes amours de toy et ta Cassandre, 
Je ne veux à l’envy, pour sa niepce entreprendre
D’en rechanter autant comme tu as chanté,
Mais je veux comparer à beauté la beauté,
Et mes feux à tes feux, et ma cendre à ta cendre.
Je sçay que je ne puis dire si doctement,
Je quitte de sçavoir, je brave d’argument 
Qui de l’escript augmente ou affoiblit la grace.
Je sers l’aube qui naist, toy le soir mutiné,
Lorsque de l’Océan l’adultère obstiné
Jamais ne veult tourner à l’Orient sa face.
Extraits traduits:

Accourez au secours de ma mort violente,
Amants, nochers experts en la peine où je suis,
Vous qui avez suivi la route que je suis
Et d’amour éprouvé les flots et la tourmente.

Le pilote qui voit une nef périssante,
En l’amoureuse mer remarquant les ennuis
Qu’autrefois il risqua, tremble et lui est avis
Que d’une telle fin il ne perd que l’attente.

Ne venez point ici en espoir de pillage :
Vous ne pouvez tirer profit de mon naufrage,
Je n’ai que des soupirs, de l’espoir et des pleurs.

Pour avoir mes soupirs, les vents lèvent les armes.
Pour l’air sont mes espoirs volagers et menteurs,
La mer me fait périr pour s’enfler de mes larmes…

Au tribunal d’amour, après mon dernier jour,
Mon coeur sera porté diffamé de brûlures,
Il sera exposé, on verra ses blessures,
Pour connaître qui fit un si étrange tour,

A la face et aux yeux de la Céleste Cour
Où se prennent les mains innocentes ou pures ;
Il saignera sur toi, et complaignant d’injures
Il demandera justice au juge aveugle Amour :

Tu diras : C’est Vénus qui l’a fait par ses ruses,
Ou bien Amour, son fils : en vain telles excuses !
N’accuse point Vénus de ses mortels brandons,

Car tu les as fournis de mèches et flammèches,
Et pour les coups de trait qu’on donne aux Cupidons
Tes yeux en sont les arcs, et tes regards les flèches…

Bien que la guerre soit âpre, fière et cruelle
Et qu’un douteux combat dérobe la douceur,
Que de deux camps mêlés l’une et l’autre fureur
Perde son espérance, et puis la renouvelle,

Enfin, lors que le champ par les plombs d’une grêle
Fume d’âmes en haut, ensanglanté d’horreur,
Le soldat déconfit s’humilie au vainqueur,
Forçant à jointes mains une rage mortelle.

Je suis porté par terre, et ta douce beauté
Ne me peut faire croire en toi la cruauté
Que je sens au frapper de ta force ennemie :

Quand je te crie merci, je me mets à raison,
Tu ne veux me tuer, ni m’ôter de prison
Ni prendre ma rançon, ni me donner la vie.

Dans le parc de Thalcy, j’ai dressé deux plançons
Sur qui le temps faucheur ni l’ennuyeuse estorse
Des filles de la nuit jamais n’aura de force,
Et non plus que mes vers n’éteindra leurs renoms.

J’ai engravé dessus deux chiffres nourrissons
D’une ferme union qui, avec leur écorce,
Prend croissance et vigueur, et avec eux s’efforce
D’accroître l’amitié comme croissent les noms.

Croissez, arbres heureux, arbres en qui j’ai mis
Ces noms, et mon serment, et mon amour promis.
Auprès de mon serment, je mets cette prière :

 » Vous, nymphes qui mouillez leurs pieds si doucement,
Accroissez ses rameaux comme croît ma misère,
Faites croître ses noms ainsi que mon tourment. « …

Diane, ta coutume est de tout déchirer,
Enflammer, débriser, ruiner, mettre en pièces,
Entreprises, desseins, espérances, finesses,
Changeant en désespoir ce qui fait espérer.

Tu vois fuir mon heur, mon ardeur empirer,
Tu m’as sevré du lait, du miel de tes caresses,
Tu resondes les coups dont le coeur tu me blesses,
Et n’as autre plaisir qu’à me faire endurer.

Tu fais brûler mes vers lors que je t’idolâtre,
Tu leur fais avoir part à mon plus grand désastre :
 » Va au feu, mon mignon, et non pas à la mort,

Tu es égal à moi, et seras tel par elle « .
Diane repens-toi, pense que tu as tort
Donner la mort à ceux qui te font immortelle….

Je brûle avec mon âme et mon sang rougissant
Cent amoureux sonnets donnés pour mon martyre,
Si peu de mes langueurs qu’il m’est permis d’écrire
Soupirant un Hécate, et mon mal gémissant.

Pour ces justes raisons, j’ai observé les cent :
A moins de cent taureaux on ne fait cesser l’ire
De Diane en courroux, et Diane retire
Cent ans hors de l’enfer les corps sans monument.

Mais quoi ? puis-je connaître au creux de mes hosties,
A leurs boyaux fumants, à leurs rouges parties
Ou l’ire, ou la pitié de ma divinité ?

Ma vie est à sa vie, et mon âme à la sienne,
Mon coeur souffre en son coeur. La Tauroscytienne
Eût son désir de sang de mon sang contenté…

Nous ferons, ma Diane, un jardin fructueux :
J’en serai laboureur, vous dame et gardienne.
Vous donnerez le champ, je fournirai de peine,
Afin que son honneur soit commun à nous deux.

Les fleurs dont ce parterre éjouira nos yeux
Seront vers florissants, leurs sujets sont la graine,
Mes yeux l’arroseront et seront sa fontaine
Il aura pour zéphyrs mes soupirs amoureux.

Vous y verrez mêlés mille beautés écloses,
Soucis, oeillets et lys, sans épines les roses,
Ancolie et pensée, et pourrez y choisir

Fruits sucrés de durée, après des fleurs d’attente,
Et puis nous partirons à votre choix la rente :
A moi toute la peine, et à vous le plaisir…

Oui, mais ainsi qu’on voit en la guerre civile
Les débats des plus grands, du faible et du vainqueur
De leur douteux combat laisser tout le malheur
Au corps mort du pays, aux cendres d’une ville,

Je suis le champ sanglant où la fureur hostile
Vomit le meurtre rouge, et la scythique horreur
Qui saccage le sang, richesse de mon coeur,
Et en se débattant font leur terre stérile.

Amour, fortune, hélas ! apaisez tant de traits,
Et touchez dans la main d’une amiable paix :
Je suis celui pour qui vous faites tant la guerre.

Assiste, amour, toujours à mon cruel tourment !
Fortune, apaise-toi d’un heureux changement,
Ou vous n’aurez bientôt ni dispute, ni terre…

Si vous voyiez mon coeur ainsi que mon visage,
Vous le verriez sanglant, transpercé mille fois,
Tout brûlé, crevassé, vous seriez sans ma voix
Forcée à me pleurer, et briser votre rage.

Si ces maux n’apaisaient encor votre courage
Vous feriez, ma Diane, ainsi comme nos rois,
Voyant votre portrait souffrir les mêmes lois
Que fait votre sujet qui porte votre image.

Vous ne jetez brandon, ni dard, ni coup, ni trait,
Qui n’ait avant mon coeur percé votre portrait.
C’est ainsi qu’on a vu en la guerre civile

Le prince foudroyant d’un outrageux canon
La place qui portait ses armes et son nom,
Détruire son honneur pour ruiner sa ville…

Sort inique et cruel ! le triste laboureur
Qui s’est arné le dos à suivre sa charrue,
Qui sans regret semant la semence menue
Prodigua de son temps l’inutile sueur,

Car un hiver trop long étouffa son labeur,
Lui dérobant le ciel par l’épais d’une nue,
Mille corbeaux pillards saccagent à sa vue
L’aspic demi pourri, demi sec, demi mort.

Un été pluvieux, un automne de glace
Font les fleurs, et les fruits joncher l’humide place.
A ! services perdus ! A ! vous, promesses vaines !

A ! espoir avorté, inutiles sueurs !
A ! mon temps consommé en glaces et en pleurs.
Salaire de mon sang, et loyer de mes peines !…

Soupirs épars, sanglots en l’air perdus,
Témoins piteux des douleurs de ma gêne,
Regrets tranchants avortés de ma peine,
Et vous, mes yeux, en mes larmes fondus,

Désirs tremblants, mes pensers éperdus,
Plaisirs trompés d’une espérance vaine,
Tous les tressauts qu’à ma mort inhumaine
Mes sens lassés à la fin ont rendus,

Cieux qui sonnez après moi mes complaintes,
Mille langueurs de mille morts éteintes,
Faites sentir à Diane le tort

Qu’elle me tient, de son heur ennemie,
Quand elle cherche en ma perte sa vie
Et que je trouve en sa beauté la mort !…

Autres extraits:

Diane, aucunes fois la raison me visite

Et veut venir loger en sa place, au cerveau.
Mais elle est efirangere, & un hófte nouveau
Qui ne la cognoift point, la chasse& met en fuitte,
II gaigne mes désirs,les agace & defpite.
Encontre ma raison, & bravant de plus beau
Aies penser ssuborne,U arme d’un monceau
De Jìeches& de feux qu’ils portent à fa fuitte.
Ha defiri efgare! ah esclaves d’amour!
Ha! mestraiftres pensers! vous maudire le jour
QueVamour vous arma pour combattre le droicl.
La Royne naturelle est tousjours la plus forte :
« Point, ce dirent ces fols, le plus fort nous emporte.
IJamour surmonte tout, qui luy résisterait?…
Nous ferons, ma Diane, un jardin j’ruóìueux :
J’en feray laboureur,vous dame& gardiennes
Vous donnere jle champ,je fourniray de peine,
Afin que son honneur soit commun à nous deux.
Les Jleurs dont ce parterre esjouira nos yeux
Seront verds Jlorijsants, leurs subjecis font la graine,
Mes yeux Varroseront& seront sa fontaine,
J II aura pour lephtrs mes foufpirs amoureux; .
Vou sy verres niellés mille beauté efcloses.
Soucis,oeillets& lys, fans efpines les roses,
Encolie& pensée,& pourre y choisir
Fruiclisuccrei de duree, aprés des Jleurs d:attente,
Et puis nous partirons à vostre choix la rente :
A moy toute la peine, & à vousle plaisir…
Je veux le louer, te chanter.
Dire ta beauté non pareille,
Bénigne & gratiewre oreille
Qui prens plaisir à m’escouter;
Mes cris ne font peu desgoutter:
Si je suis prefi, tu Pappareille,
Ta douceur à mon mal pareille
Lamente en m’oyant lamenter,
Honnefle, douce (? débonnaire
Tu efcoutesbien maprière :
C’estpourquoy ainsije t’appelle,
Mais fi tu fais contreraison
De la sourde à mon oraison.
Tuseras malfaite & moins belle…
Stances
Tout comme L’Hécatombe à Diane,les Stances sont des pièces dédiées d’abord à Diane, donc d’inspiration amoureuse. On découvre aussi chez d’Aubigné ce lien assez intime entre le lyrisme amoureux et le lyrisme religieux. Dans une œuvre où les cœurs et les corps se déchirent, la mort est omniprésente. Elle est confinée dans une chambre, puis recherchée partout. L’auteur nous balade dans un décor extérieur parmi les rocs, puis à l’intérieur jusqu’à sa chambre et enfin jusqu’à son propre corps.
Extraits:A l’éclair violent de ta face divine,
N’étant qu’homme mortel, ta céleste beauté
Me fit goûter la mort, la mort et la ruine
Pour de nouveau venir à l’immortalité.
Ton feu divin brûla mon essence mortelle,
Ton céleste m’éprit et me ravit aux Cieux,
Ton âme était divine et la mienne fut telle :
Déesse, tu me mis au rang des autres dieux.
Ma bouche osa toucher la bouche cramoisie
Pour cueillir, sans la mort, l’immortelle beauté,
J’ai vécu de nectar, j’ai sucé l’ambroisie,
Savourant le plus doux de la divinité.
Aux yeux des Dieux jaloux, remplis de frénésie,
J’ai des autels fumants comme les autres dieux,
Et pour moi, Dieu secret, rougit la jalousie
Quand mon astre inconnu a déguisé les Cieux.
Même un Dieu contrefait, refusé de la bouche,
Venge à coups de marteaux son impuissant courroux,
Tandis que j’ai cueilli le baiser et la couche
Et le cinquième fruit du nectar le plus doux. 
Ces humains aveuglés envieux me font guerre,
Dressant contre le ciel l’échelle, ils ont monté,
Mais de mon paradis je méprise leur terre
Et le ciel ne m’est rien au prix de ta beauté… 
J’ouvre mon estomac, une tombe sanglante
De maux ensevelis. Pour Dieu, tourne tes yeux,
Diane, et vois au fond mon coeur parti en deux,
Et mes poumons gravés d’une ardeur violente, 
Vois mon sang écumeux tout noirci par la flamme,
Mes os secs de langueurs en pitoyable point
Mais considère aussi ce que tu ne vois point,
Le reste des malheurs qui saccagent mon âme.
Tu me brûles et au four de ma flamme meurtrière
Tu chauffes ta froideur : tes délicates mains
Attisent mon brasier et tes yeux inhumains
Pleurent, non de pitié, mais flambants de colère. 
À ce feu dévorant de ton ire allumée
Ton oeil enflé gémit, tu pleures à ma mort,
Mais ce n’est pas mon mal qui te déplait si fort
Rien n’attendrit tes yeux que mon aigre fumée.
Au moins après ma fin que ton âme apaisée
Brûlant le coeur, le corps, hostie à ton courroux,
Prenne sur mon esprit un supplice plus doux,
Étant d’ire en ma vie en un coup épuisée…  
Pressé de désespoir, mes yeux flambants je dresse
À ma beauté cruelle, et baisant par trois fois
Mon poignard nu, je l’offre aux mains de ma déesse,
Et lâchant mes soupirs en ma tremblante voix,
Ces mots coupés je presse :
 » Belle, pour étancher les flambeaux de ton ire,
Prends ce fer en tes mains pour m’en ouvrir le sein,
Puis mon coeur haletant hors de son lieu retire,
Et le pressant tout chaud, étouffe en l’autre main
Sa vie et son martyre. 
Ah dieu ! si pour la fin de ton ire ennemie
Ta main l’ensevelit, un sépulcre si beau
Sera le paradis de son âme ravie,
Le fera vivre heureux au milieu du tombeau
D’une plus belle vie !
 » Mais elle fait sécher de fièvre continue
Ma vie en languissant, et ne veut toutefois,
De peur d’avoir pitié de celui qu’elle tue,
Rougir de mon sang chaud l’ivoire de ses doigts,
Et en troubler sa vue…

Quand mon esprit jadis sujet à ta colère
Aux Champ Élysiens achèvera mes pleurs,
Je verrai les amants qui de telle misère
Goûtèrent tels repos après de tels malheurs,
Tes semblables aussi que leur sentence même
Punit incessamment en Enfer creux et blême, 
A quiconque aura telle dame servie
Avec tant de rigueur et de fidélité,
J’égalerai ma mort comme je fis ma vie,
Maudissant à l’envi toute légèreté,
Fuyant l’eau de l’oubli pour faire expérience
Combien des maux passés douce est la souvenance.
Ô amants échappés des misères du monde,
Je fus le serf d’un oeil plus beau que nul autre oeil,
Serf d’une tyrannie à nulle autre seconde,
Et mon amour constant jamais n’eut son pareil.
Il n’est amant constant qui en foi me devance,
Diane n’eut jamais pareille en inconstance,
Je verrai aux Enfers les peines préparées
A celles-là qui ont aimé légèrement,
Qui ont foulé au pied les promesses jurées,
Et pour chaque forfait, chaque propre tourment.
Dieux, frappez l’homicide, ou bien la justice erre
Hors des hauts Cieux bannie ainsi que de la terre !
Autre punition ne faut à l’inconstante
Que de vivre cent ans à goûter les remords
De sa légèreté inhumaine, sanglante,
Ses mêmes actions lui seront mille morts,
Ses traits la frapperont et la plaie mortelle
Qu’elle fit en mon sein ressaignera sur elle.
Je briserai la nuit les rideaux de sa couche,
Assiégeant des trois Sœurs infernales le lit,
Portant le feu, la plainte et le sang en ma bouche.
Le réveil ordinaire est l’effroi de la nuit,
Mon cri contre le Ciel frappera la vengeance
Du meurtre ensanglanté fait par son inconstance.
Quiconque sur les os des tombeaux effroyables
Verra le triste amant, les restes misérables
D’un cœur séché d’amour, et l’immobile corps
Qui par son âme morte est mis entre les morts,
Qu’il déplore le sort d’une âme à soi contraire,
Qui pour un autre corps à son corps adversaire
Me laisse examiné sans vie et sans mourir,
Me fait aux noirs tombeaux après elle courir.
Démons qui fréquentez des sépulcres la lame,
Aidez-moi, dites-moi nouvelles de mon âme,
Ou montrez-moi les os qu’elle suit adorant
De la morte amitié qui n’est morte en mourant.
Diane, où sont les traits de cette belle face ?
Pourquoi mon oeil ne voit comme il voyait ta grâce,
Ou pourquoi l’oeil de l’âme, et plus vif et plus fort,
Te voit et n’a voulu se mourir en ta mort ?
Elle n’est plus ici, ô mon âme aveuglée,
Le corps vola au ciel quand l’âme y est allée;
Mon coeur, mon sang, mes yeux, verraient entre les morts
Son coeur, son sang, ses yeux, si c’était là son corps.
Si tu brûle à jamais d’une éternelle flamme,
A jamais je serai un corps sans toi, mon âme,
Les tombeaux me verront effrayé de mes cris,
Compagnons amoureux des amoureux esprits…
Tout cela qui sent l’homme à mourir me convie,
En ce qui est hideux je cherche mon confort : 
Fuyez de moi, plaisirs, heurs, espérance et vie, 
Venez, maux et malheurs et désespoir et mort !
Je cherche les déserts, les roches égarées, 
Les forêts sans chemin, les chênes périssant, 
Mais je hais les forêts de leurs feuilles parées, 
Les séjours fréquentés, les chemins blanchissants.
Quel plaisir c’est de voir les vieilles haridelles 
De qui les os mourants percent les vieilles peaux :
Je meurs des oiseaux gais volants à tire d’ailes, 
Des courses de poulains et des sauts de chevreaux !
Heureux quand je rencontre une tête séchée, 
Un massacre de cerf, quand j’oy les cris des faons ; 
Mais mon âme se meurt de dépit asséchée, 
Voyant la biche folle aux sauts de ses enfants.
J’aime à voir de beautés la branche déchargée, 
À fouler le feuillage étendu par l’effort 
D’automne, sans espoir leur couleur orangée
Me donne pour plaisir l’image de la mort.
Un éternel horreur, une nuit éternelle 
M’empêche de fuir et de sortir dehors 
Que de l’air courroucé une guerre cruelle
Ainsi comme l’esprit, m’emprisonne le corps ! Jamais le clair soleil ne rayonne ma tête, 
Que le ciel impétueux me refuse son œil, 
S’il pleut qu’avec la pluie il crève de tempête,
Avare du beau temps et jaloux du soleil. Mon être soit hiver et les saisons troublées, 
De mes afflictions se sente l’univers, 
Et l’oubli ôte encore à mes peines doublées
L’usage de mon luth et celui de mes vers…Liberté douce et gracieuse, 
Des petits animaux le trésor, 
Ah liberté, combien es-tu plus précieuse 
Ni que les perles ni que l’or ! Suivant par les lois à la chasse 
Les escureux sautans, moi qui estoit captif, 
Envieux de leur bien, leur malheur je prochasse, 
Et un pris un entier et vif. J’en fis présent à ma mignonne 
Qui lui tressa de soie un cordon pour prison ; 
Mais les frians apas du sucre qu’on luy donne 
Luy sont plus mortelz que poison. Les mains de neige qui le lient, 
Les attraians regars qui le vont decepvant 
Plustost obstinement à la mort le convient 
Qu’estre prisonnier et vivant.

Las ! commant ne suis-je semblable 
Au petit escurieu qui estant arresté 
Meurt de regretz sans fin et n’a si agréable 
Sa vie que sa liberté ?

Ô douce fin de triste vie 
De ce cueur qui choisist la mort pour les malheureux, 
Qui pour les surmonter sacrifie sa vie 
Au regret des champs et des fleurs…

Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies, 

Horriblant de nos cris les ombres de ces bois : 
Ces roches égarées, ces fontaines suivies 
Par l’écho des forêts répondront à nos voix.
Les vents continuels, l’épais de ces nuages, 
Ces étangs noirs remplis d’aspics, non de poissons, 
Les cerfs craintifs, les ours et lézardes sauvages 
Trancheront leur repos pour ouïr mes chansons.
Comme le feu cruel qui a mis en ruine 
Un palais, forcenant léger de lieu en lieu, 
Le malheur me dévore, et ainsi m’extermine 
Le brandon de l’amour, l’impitoyable dieu.
Hélas ! Pans forestiers et vous faunes sauvages, 
Ne guérissez-vous point la plaie qui me nuit, 
Ne savez-vous remède aux amoureuses rages, 
De tant de belles fleurs que la terre produit ?
Au secours de ma vie ou à ma mort prochaine 
Accourez, déités qui habitez ces lieux, 
Ou soyez médecins de ma sanglante peine, 
Ou faites les témoins de ma perte vos yeux.
Relégué parmi vous, je veux qu’en ma demeure 
Ne soit marqué le pied d’un délicat plaisir, 
Sinon lorsqu’il faudra que consommé je meure, 
Satisfait du plus beau de mon triste désir. Le lieu de mon repos est une chambre peinte 
De mil os blanchissants et de têtes de morts, 
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte : 
Un oubli gracieux ne la pousse dehors. Sortent de là tous ceux qui ont encore envie 
De semer et chercher quelque contentement, 
Viennent ceux qui voudront me ressembler de vie 
Pourvu que l’amour soit cause de leur tourment. Je mire en adorant dans une anatomie 
Le portrait de Diane entre les os, afin 
Que voyant sa beauté ma fortune ennemie 
L’environne partout de ma cruelle fin.
Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie, 
Et ma beauté paraît horrible entre les os. 
Voilà comment ma joie est de regret suivie, 
Comment de mon travail ma mort seule a repos… 

Odes

Extraits:

Constitué de poèmes d’inspiration diverse, certains sont improvisés au milieu de la nuit alors que l’auteur est en proie à une crise d’insomnie. Une insomnie causée par le désir d’écrire. On retrouve dans les Odes un Aubigné moins tragique, qui s’ouvre sur le monde et autrui. L’amour pour Diane n’est plus le seul à être évoqué. Tout comme le nombre et la qualité des destinataires qu’il interpelle, les sentiments sont diverses. On y trouve l’amitié qui peut lier deux hommes, l’amour des bergers, un hymne à l’amour naissant, l’amour mythologique, l’appel à la paix…La souffrance d’Aubigné est devenue douce et acceptée comme telle, comme s’il avait retrouvé la joie créatrice. Mais la vision apocalyptique resurgit, alors que la terre et le ciel se rejoignent pour laisser entrevoir un futur d’horreur.

Extraits :
L’horreur froide qui m’espouvente.
L’effroy qui mon sang a chassé
Du lieu où il fut amassé,
En ma rage plus viollente
Prive de leur force mes yeux.
Et en tarissant ma parole
Espend la glace qui m’affole
Aux pointes de tous mes cheveux.
Ma raison à mon heur contraire
Courbe le col soubile fardeau
Et ne me cherche qu’un tumbeau
Et un couteau pour me deffaire. 
II est temps de céder au fort :
Puisque le sort veult que je meure,
Je veux eflancher à ceste heure
Uaspre soif qu’il a de ma mort.
J’ay trop essuie mon désastre,
J’ay trop le malheur efprouvé
Puisque je n’ay jamais trouvé…
La vie longue & languissante
Que le malheur sait Ji doleite
Par faute de savoir mourir.
Celuy qui dit que cefie rage
Qui arme les sanglantes mains
Encontre ses membres germains
Efi une faute de courage,
Voulant mespriser[en] autruy
Ce qu’il ne sait; n’auseroil faire.
II descouvre par le contraire
Ce quirfa garde d’eflreen luy.
Or eft-il {pas]temps que je face
Ma vie & mon mal consommer.
Qu’ensemble je face fumer
Ma peine& mon sang par la place?
Un-coup fera ternir mes yeux
Tarira ma sueur & parole.
Car c’est ains, ains que vole
L’esprit de Diane aux bas-lieux…
Qui proche de la mort s’apaise
Et vivant recrois peu à peu,
Car je n’ay vie que de feu.
L’Amour ne doit donques pas craindre
Que son ardeur se puisse esteindre.
Seullement il n’a pas permis
Que le voulloir en moy fufl mis.
Ma rage & ma force m’entraine,
Je n’ay souvenir que ma peine,
Mon mal agréable & cuisant.
Et rien autre ne m’est plaisant.
Commant penses vous donc, Maîtresse,
Que le misérable qui laisse
Son cueur,ses esprits enchante
Tousjours aux pieds de vos beaute,
Puisque la mémoire est partie
De l’ame & l’ame de la vie,
Sans de l’ame se desunir,
Perdifl de vous le souvenir?
Mon martire & vostre puissance
Ne sortent de ma souvenance:
Je ne suis sans sentir & voir
A mes despens.vostre pouvoir.
Pour Dieu, aie pitié de l’ame
Qui pour vous est changée en Jìame,
PleigncJ & secoure le cueur
Qui pour vous n’est plus que rigueur!
Voilà comment en vostre absence,
De l’immortelle souvenance
De mes maux & de vos beauté
Mes sens font brufle,enchante,
Et contraints prives de la veuë,
D’efcrire cela qui me tué
Et donner vie à mes espris…
Et que le destrde vostre ame
A senty sans toucher la flamme,
Sans tache, amour pur & blanc.
La Lune en fa blancheur est belle,
La face du Ciel qui est telle
L’efl aujjï, mais huiffe vostre oeil
A choistr le plus délectable,
Car Aurore est plus agréable,
Et plus que l’aube, le Soleil.
L’Aurore a voullu eflre amie,
Le Soleil cent fois en fa vie
A fenty’les tret[ amoureux,
Sa clarté n’est cause première,
D’Amour il reçoit sa lumière,
Commeil la donne aux autres deux.
Le Soleil à la lune ronde.
L’Amour au Soleil& au monde
Donnent la vie & la clarté :
II est beau qu’aie, ceme semble,
Et le soleil & vous ensemble
Mesme cause à voftre beauté.
VOUSanne mieux, comme je pense,
La pure que Y’impureessence
Et Pacomply que l’imparsait:
La couleur blanche n’est pareille
A la dorée, à la vermeille,
Ny en lustre, ny en effet.
Je ne dis pas que la Nature
Vous créantst belle &st pure.
N’efloffa d’or vostre beauté,
Mais el efí en lingot encore,
Et st le feu ne la redore.
Son vray lustre luy est ofté.
II n’y a point d’antre fournaise…
Au gré des essoupirs mouvants.
II n’avoit dresté son attente
Que sur amour aspre & constante
Dont son sens estait anymé,
Jugeant ques on ardeur divine
Sacageroit vostre poitrine
Quant son cueur seroit consomé,
Et qu’alors vos âmes pareilles
Vous feront sentir les merveilles
De deux cueurs unis en defir,
Mais vous seulement pourei rendre,
Quand vous voudre,vos feu ren cendre
Et vos attentes en plaisir…
La preuve d’un’ amour non feinte
Est lors qu’on cherift son ennuy,
Et quant pour trop aimer autruy
L’amour de soy mesme estefleinte.
Comment veux-tu,fiere Maistreste,
Pour le comble de mes travaux
Faisant deux contraires esgaux,
Qu’en Famour j’use de sagesse?
Comment puis-je estre-amant(rsage,
Me plaisant à me faire tort,
Baisant le glaive de ma mort,
Fuiant le bien pour le dommage,
Trouvant le miel amer & rude.
Changeant en rage ma raison,
Ma liberté en la prison
D’une cruelle ingratitude?
Ainsi tu semble la marastre…

Et que vous puijfiei au contraire,

Sans resjouir vostre adversaire,
Le choisir pour le ruiner?
Départe cest effeól contraire
De voi yeux, de bien & malfaire,
En deux presens de couleurs:
Donnei à un amant volage
Celles qui porteront dommage,
Et à moy les autres faveurs.
Ce présent portera vostreire :
Vous ferer comme Desjamre,
Au lieu de chemise en couleurs
El ces faveurs feront encore
Tels que la boiste de Pandore
Qui regorgea tant de malheurs.
Alors vous aurei la puissance
Du sallaire de la vengeance.
Celle qui de mesme tourment
Paie le fideïle & le traistre
Fait que l’on ayine autant à eftre
Destoial que fideïle amant :
Car ces mignons font que j’enrage
Quant, indignes d’avoir un gage,
Sinon celuy là que j’ay dit,
Ils parent leur lance legiere,
Comme leurs cueurs fur la carrière,
D’un présent qui n’eft pas maudit.
Trempela, ma Deeffe humaine,
Dedans la rive Stigienne
Et dedans lesang d’un corbeau,
Afin qu’il ruine & qu’il tue
Celui qui portera en veuë
Pour une faveur un cordeau.

Madame, que voftre;_oeil délivre …

Mes rages & mon dernier jour.
Tous deux pour voileront des aelles.
Aveugles des yeux, des destrs,
De tous deux les jeux, les plaisirs
Sont paines & rages cruelles:
El ne s’abreuvent que de pleurs,
N’aiment que les fers & les flammes,
N’affligent que les belles âmes,
Ne blessent que les braves cueurs.
La Fortune est femme ploiable,
L’Amour un despiteux enfant,
L’une s’abaiffe en triumphant,
L’autre est vaincueur ìnsupcrtable,
L’une de sa légèreté
Change au plaisir le grand désastre,
Et l’autre n’a opiniastre
Plus grand mal que la fermeté.
IL Soubsla tremblante courtine
De ces beffons arbrisseaux,
Au murmure qui chemine
Dans ces gazouillons ruiffeaux,
Sur un chevet touffu esmaillé des couleurs
D’un million de fleurs,
A ces babillars ramages
D’oÇtïlons d’amour efpris.
Au flair des roses sauvages
Et des aubepins floris,
Portel,Zephirs pillais fur mille fleurs trottans,
L’haleine du Printemps.
O doux repos de mes paine…
A un plus exacl destr,
Amusant pour entreprendre
Quelque sot à me reprendre,
Je me donne du plaisir.
J’ayme les badineries
Et les folles railleries,
Mais je ne veux pas avoir
Pour veiller à la chandelle,
La renommée immortelle
D’un pedantes que savoir.
Nicollas, tes fcrpelettcs,
Tes vendangeurs, tes sornettes,
Résonnent à mon gré mieux
Que ces rimes deux fois nées
El ces fraies subornées
D’un Pétrarque ingénieux.
Car de quelle ame peut eftre
Ce que l’on fait deux fois naiftre
Par le faux père aprouvè:
Comme la poule pour meme,
Non le poulet qu’elle ameine,
Mais celluy qu’elle a couvé.
C’est beaucoup de bien traduire,
Mais c’est larcin de n’escrire
Au dessus: traduéìion,
Et puis on ne fait pas croire
Qu’aux femmes& au vulgaire
Que ce soit invention.
Ce n’est pour toucher personne,
Mais ma Muse ne bordonne
Ce que nous distons hier;
Si lisant tu tesmerveille
Que c’est tout cecy,je veille
Et j’ay peur de m’ennuyer… 

 

Les aventures du baron de Foeneste (1617 à 1630)

D’Aubigné écrit les trois premiers livres de cette satire, tout à la fois sociale et religieuse, à Paris alors que le roi Henri IV était mort depuis six ans. Il l’achève par un quatrième jugé scandaleux à Genève où il s’est exilé. Il écrit plus librement sous la protection d’une république calviniste. Le comique et le burlesque dominent dans cette œuvre où alternent les dialogues et les récits de quatre personnages.

Enay un huguenot gentilhomme provincial (qui représente l’auteur) et Beaujeu sont d’un même côté. De l’autre se trouvent Faeneste, un homme de cour catholique aventurier et galant mais non moins ignorant et fanfaron, associé à son valet de chambre. Ils ne sont pas du tout du même bord. L’auteur oppose l’être, représenté par les premiers, et le paraître que symbolisent les seconds. Il s’attaque aux mœurs et intrigues de la cour, aux dogmes et pratiques catholiques ainsi qu’aux courtisans qui ne se soucient que de paraître.

D’Aubigné met le doigt sur un mal profond de la société française d’alors, où la reine Marie de Médicis gouvernait au nom de son fils Louis XIII (trop jeune). L’être s’efface au profit de l’envie de paraître, prélude à une société des vanités. Par l’observation méticuleuse et exacte des faits de société dont il dresse un tableau, il est un précurseur du roman réaliste. Par ses anecdotes champêtres il l’est également pour le genre burlesque en vogue au XVIIIe siècle.

Extraits :

Faeneste : Bon yor, lou mien.

Enay : Et à vous Monsieur

Faeneste : Don benez-bous ensi ?

Enay : Je ne vien pas de loin ; je me pourmène auteur de ce clos.

Feaneste : Comment Diavle,clos ! Il y a un quart d’hure que je suis emvarracé le long de ces murailles, et bous le nommez pas un parc !

Enay : Comment voulez-vous que j’appellasse celui de Monceaux, ou de Madric ?

Faeneste : Encores ne coustera-il rien  de nommer les choses pour noms honoravles.

Enay : Il serviroit encore moins qu’il ne cousyeroit.

Faeneste : Est de qui est ceci ?

Enay : C’est à moi, pour vostre service.

Faeneste : A bous ! (à part) J’ay failli à faire unr grande cagade, car, le boyant sans fraise et sans pennache, je lui allois demander le chemin…

Enay : Voilà bien des affaires ; mais puis que vous me les contez ainsi privément, vous ne trouverez pas mauvais que je vous demande pourquoi vous vous donnez tant de peines ?

Faeneste : Pour parestre.

Enay : Est-il que ce gros lodier qui vous monte autour des reins ne vous fasse pas point sentir de gravelle ?

Faeneste : Qu’appelez-bous loudier ? Bous autres abez d’estranges mouts pour francimantiser, aux bilayes ! Or, grabelle ounon grabelle, si faut-il pourter en etay cette emvourure ; puch après, il bous faut des souliers à cricq ou à pont levedis, si bous boulez, escoulez jusques à la semelle.

Enay : Et en hyver ?

Faeneste : Sachez que dux ans abant la mort du fu Roy, il lui eschappa de louër   S.Michel de ses diligences, et d’estre tousjours votté : deslors les courtisans prindeent la leçon de unes vottes, la chair en dehors, le talon fort haussé, abec certaines pantoufles fort haussées encores ; le surpied de l’esperon fort large, et les soulettes qui enbeloppent le dessous de la pantoufle…

Enay : Et quels fruits de tant de fleurs ?

Faeneste : C’est pour parestre. Il y a après la diversité des rotandes, à douvle rang de dentele, ou vien fraises à confusion…

Faeneste : Pour moi, ye deffendrai tout jusqu’au vatesme des cloches, et bous convertirai, si bous en abez la boulantai. Contentez bous que ma prière parest pour prière, comme l’Abe Maria.

Enay : Je voi bien à ce que vous dites que ceux que vous convertissez le veulent déjà être.

Faeneste : Oy da. Y’ai aidai plus que nul autre à combertir lou queitaine Mazilière, du regiment de Nabarre. On lui fit du vien, il alla à la messe, et puch il alloit chez les grands pour faire parestre sa conbersion….

Enay : Voilà un des bons mots de ce temps : vous me voulez convertir joyeusement.

Faeneste: Il est de retour des bostes, et m’a reboié ce chapelet que je lui abois presté pour parestre cathoulique ; car bos debotions de bous autres sont inbisibles, et vostre Eglise inbisible.

Enay : Que n’achevez-vous de nous reprocher, comme les sauvages, que nostre Dieu est invisible.

Faeneste : Nous autres boulons tout bisivle.

Enay : C’est pourquoi entre les reliques de saint Front, on trouva dans une petite phiole un esternument du Saint-Esprit.

Faeneste : Ce sont des inbentions de bous autres, qui abez fait imprimer un imbentaire des reliques, où sainct Paul a dix-huict testes, sainct Pierre seize corps, sainct Antoine quarante vras….    

Enay : Nous avons au commencement protesté de bourdes vrayes : nous n’avons rien dit en tout notre discours qui ne soit arrivé ; seulement avons-nous attribué à un même ce qui appartient à plusieurs. Le profit de nostre discours est qu’il y a six choses desquelles il est dangereux de prendre le paroistre pour l’estre : le gain, la volupté, l’amitié, l’honneur, le service du roi ou de la patrie, et la religion. Vous perdites vostre argent quand vous pensiez gagner ; vos voluptez de Paris vous ont donné des maladies ; vostre ami vous a fait fouetter ; l’honneur battre et mepriser. Les deux derniers points sont de plus haute consequence, aussi en est la tromperie plus dangereuse ; car ceux qui font paroistre deserier le bien public le desirent, mais pour soi. Et à ce propos il fut fait à Loundun quelques couplets sur les zelateurs du bien public ; quelqu’un y donna cette conclusion :

Enfin chacun deteste

Les guerres, et proteste

Ne vouloir que le bien :

Chacun au bien aspire,

Chacun ce bien desire,

Et le desire sien….

Faeneste : Bous me faittes grand desprit…Que ne dites-bous ces flambeaux ? Ils sont de von aryent, et trop vien faicts pour bilage.

Enay : Allons, Monsieur je ne vous ai pas demandé si vous voulez un mattras : vous estes trop de la cour pour vouloir autre chose…

Enay : Que cherches-tu, mon fils ?

Cherbonnière : Quelques espousssettes, un miroir, une chaufferette, une manche de cuillère, du bran de froment.

Enay : Mon ami, tu trouyeras tout ceans ; mais à quoi bon cela ?

Cherbonnière : C’est à trousser la moustache, à nettoier le cuir : nostre homme est propre comme chandelier de bois aux choses qui paroissent ; pour le reste… ! Je lui est vu mettre tout son argent en une fraise à grand’ dentelle blanchie de Frandre,.. 

Vie à ses enfants (posthume 1728-1729) :

Mémoires autobiographique d’Aubigné, ce récit est écrit un an avant sa mort à l’adresse de ses enfants. En mettant un petit grain de vanité, il dresse le bilan de sa vie et les invite à profiter de son expérience.

Extraits :

MES ENFANS,

Vous avez dans l’Antiquité où puiser des enseignements et des exemples dans la vies des Empereurs et des grands Hommes, pour apprendre comme on se peut démêler des attaques des Sujets desobéissans et de ses Ennemis particuliers. Vous y voyez comme ils ont remédié aux soulèvements des uns et repoussé les efforts des autres :

Mais vous ne vous y instruisez point de la conduite qu’il faut tenir dans une vie privée et commune, et cette troisième sorte de connoissance requerant plus de dextérité que les deux premiéres, vous avez plus besoin d’y être instruits, puisque vous devez plutôt vous conduire selon ceux d’une mediocre condition qu’en imitant les plus grands, n’ayant à luter qu’avec vous Pareils où il faut plus d’adresse que de force, ce manque de souplesse, ou un trop haut vol, vous nuit souvent auprès des Princes. Henry IV n’aimoit pas que les siens s’apliquassent  avidement à la lecture des vies des Empereurs, et je me souviens qu’ayany trouvé un jour Neufvy fort attaché à lire Tacite, il lui conseilla de quitter cette lecture, et de ne lire que les histoires de ses Pareils, craignant que ce courage déjà élevé n’en devînt encore plus audacieux. J’en fais de même à votre endroit , pour répondre à votre juste requête. Voici donc le discours de ma vie en sa primauté paternelle, lequel ne m’a point contraint de cacher ce qui dans l’Histoire de France eût été honteux et malséant ; de maniére que ne pouvant ni tirer vanité de mes belles actions, ni rougir de mes fautes, envers vous, je vais vous raconter ce que j’ai fait de bon et de mauvais, comme si je je vous entretenois encore sur mes genoux, desirant que mes belles et honnorables actions vous donnent envie d’en faire pareilles, et que vous conceviez en même tems de l’horreur pour mes fautes que je vous démontre à découvert, afin que vous évitiez d’en commettre de semblables…

Mon Fermier, qui me vint voir, me reconnut bien pour Théodore-Agrippa d’Aubigné, à la cictrice qui m’étoit restée d’un charbon au coin du front, lorsque je fus atteint de la peste à la grande contagion d’Orléans : mais le pendart, me voyant si mal et sans espérance de vie, n’en fit pas semblant, et me traita aussi bien que les autres d’infame imposteur, pour s’exempter de me payer trois années d’arrérages de son bail qu’il me devoit…. Dans ce pitoyable état j’eus le courage de me présenter devant les Juges, qui me permirent de plaider moi-même ma cause ; ce que je fis en termes si pathétiques , et j’exposai ma misére d’une maniére si touchante, que mes Juges justement irritez contre mes Parties, s’étant levez de leurs places, s’écrièrent tous d’une voix qu’il n’y avoit que le Fils du feu Sieur d’Aubigné qui pût parler ainsi, et condamnérent mes Adversaires à me demander pardon, et à me faire raison de mon bien.

M’étant donc remis, u moyen de ce jugement, en possession de mon médiocre héritage, je devins incontinent amoureux de Diane Salvati, fille aînée du Sieur de Talcy. Cet amour me mit en tête la Poësie Françoise, et ce fut alors que pour plaire à ma Maitresse, je composai ce que l’on a depuis appellé le Printemps d’Aubigné

Citations de Theodore d’Agrippa d’Aubigné :

  • Chacun au bien aspire, chacun ce bien désire, et le désire sien.
  • Nos désirs sont d’amour la dévorante braise,
  • Sa boutique nos corps, ses flammes nos douleurs.
  • Bienheureux ceux-là qui dépouilleront les bestialités!
  • Il ne sort des tyrans et de leurs mains impures – Qu’ordures ni que sang.
  • Qui a péché sans fin souffre sans fin aussi.
  • Le riche a la vengeance, et le pauvre a la mort.
  • Estre craint par amour et non aimé par crainte…
  • Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise.
  • Satan fut son conseil, l’enfer son espérance.
  • Retire-toi dans toi, parais moins, et sois plus.
  • Quand la vérité met le poignard à la gorge, il faut baiser sa main blanche, quoique tachée de notre sang
  • Mais le vice n’a point pour mère la science, – Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.
  • L’homme est en proie à l’homme, un loup à son pareil.
  • Combien des maux passés douce est la souvenance.
  • Cet épineux fardeau qu’on nomme vérité.
  • Car l’espoir des vaincus est de n’espérer point.

 

Maurice Scève, poète scientifique de la Renaissance

janvier 11th, 2015 | Posted by mus in Histoire de la littérature française | La Renaissance - (Commentaires fermés sur Maurice Scève, poète scientifique de la Renaissance)
Maurice de Scève et Pernette du Guillet sur le mur des célébrités à Lyon

Biographie de Maurice Scève (1501-1564):

Poète français majeur du XVIe siècle à Lyon, Maurice Scève voit le jour vers 1501 à Lyon. Issu d’une famille de la bourgeoisie aisé qui joue un rôle appréciable dans la vie de la ville alors centre économique et culturel important, il fréquente très tôt les artistes, les gens de lettres notamment les milieux néo-latins et les milieux cultivés en général. Son père est juge-mage avant d’être nommé ambassadeur à la cour après l’arrivée de François 1er au trône. Certes on ne retrouve pas de traces de l’enfance et de l’adolescence du poète, mais on pense qu’il a du faire d’importantes études.

C’est en 1933 que Maurice Scève fait parler de lui pour la première fois. Passionné par l’Antiquité et l’Italie qui influenceront son oeuvre, on le retrouve à Avignon où il prétend avoir découvert le tombeau de Laure de Sade, le grand amour de Pétrarque et l’inspiratrice du Canzoniere. Il commence à acquérir sa renommée poétique en 1535. Il remporte en effet le concours des Blasons, initié par Clément Marot, avec « Blason du sourcil » après s’être essayé à la traduction de Flamete de Juan de Flores.

Scève devient le précurseur de ce mouvement poétique lyonnais qui fait la transition de l’école de Marot à l’école de Ronsard. Y contribue principalement ses sœurs Sibylle et Claudine Scève, ses cousines Pernette de Guillet, Louise Labé et Clémence Bourges et enfin le seigneur de Bissy Pontus Tyard. Parce que peut-être musicien aussi, il est l’un des premiers en France à mettre de l’harmonie entre le vers et la sonorité du mot. Ce que lui reconnaîtra la génération de poètes qui lui a succédé dont Bellay, Pontus et Ronsard.

Érudit et doté d’un goût et d’un sens uniques pour tous les arts et pour toutes les sciences, Maurice de Scève devient naturellement assez vite une importante figure culturelle dans la capitale des Gaules des années 1540. Il partage alors les charges officielles de la ville, et lui vaut d’être chargé de l’organisation des fêtes données en 1539 et 1540 lors du passage de François Ier à Lyon. En septembre 1548 on le retrouve à organiser l’entrée solennelle à Lyon du roi Henri II et de son épouse Catherine de Médicis. 

Homme indépendant qui n’écrit pas pour gagner les faveurs d’un prince, Maurice Scève passe toute sa vie à Lyon un carrefour de routes, d’idées et important foyer de production littéraire aux côtés de Louise Labé et Pernette du Guillet en raison du développement de son imprimerie. Il occupe notamment le N° 11 de la rue Saint-Jean dans le Vieux Lyon, qu’il n’ a jamais quitté. Après de multiples retraites solitaires qu’il affectionnait, il disparaît sans laisser de traces après 1560. Il meurt vers 1564.

Oeuvre de Maurice de Scève:

L’ oeuvre de Scève est publiée quasi anonymement, elle est signée par son portrait et les initiales de son nom. Son inspiration il la tire notamment de Pétrarque, Platon, de Dante mais aussi des thèmes bibliques. Pas seulement. En 1536 il tombe éperdument amoureux. Cet état d’innamoramento violent influence sa poésie, qui devient alors profondément amoureuse. A vocation formative et d’enseignement donc moraliste, elle est porteuse d’espoir, de foi et d’amour.

Caractérisée par l’ambiguïté, l’érudition et les formules elliptiques, son écriture est saluée par certains (une minorité) et critiquée par d’autres. Charles Fontaine, Jacques Peletier du Mans et à degré moindre les chefs de file de la Pléiade du XVIème siècle lui reprochent son hermétisme. François Habert ou encore Thomas Sébillet trouve par contre sa poésie d’une grande pureté, marquée par la clarté qui est une des caractéristiques du Classicisme et le Romantisme exprimé par le caractère lyrique de son oeuvre.

Il est exhumé en même temps que Louise Labé et Pernette du Guillet pour être solennellement conduits au Panthéon poétique, grâce à deux œuvres majeures la Délie (1544) et le Microcosme (1562).

Oeuvres de Maurice de Scève:

La Déplorable Fin de Flanette (1535):

C’est son premier essai, un recueil de poèmes d’amour traduit anonymement d’un ouvrage de Juan de Flores « Grimalte y Gradissa » et inspiré du Fiammetta de Boccace. Cette même année il participe à une joute poétique célébrant l’anatomie féminine(Blasons du corps féminin), initiée par Clément Marot dans la cour de Ferrare. La duchesse Renée de Ferrare désigne le blason du sourcil de Scève comme la meilleure contribution, obtenant ainsi son premier succès de cour.

Cinq blasons : Le Sourcil, La Larme, Le Front, La Gorge et Le Soupir (1536) :

Très prisée au XVIe siècle et généralement à rimes plates, le blason est une forme de poème qui fait notamment l’éloge du corps féminin. Maurice de Scève composent ces vers lors du concours des Blasons, organisé par Clément Marot.

La Larme

Larme argentine, humide et distillante
Des beaux yeux clairs, descendant coye et lente
Dessus la face, et de là dans les seins,
Lieux prohibés comme sacrés et saints.
Larme qui est une petite perle
Ronde d’en bas, d’en haut menue et grêle
En aiguisant sa queue un peu tortue
Pour démontrer qu’elle lors s’évertue
Quand par ardeur de deuil, ou de pitié
Elle nous montre en soi quelque amitié,
Car quand le cœur ne se peut décharger
Du deuil qu’il a pour le tôt soulager
Elle est contente issir hors de son centre,
Où en son lieu joie après douleur entre.
Larme qui peut ire, courroux, dédain,
Pacifier et mitiguer soudain,
Et amollir le cœur des inhumains,
Ce que ne peut faire force de mains.
Humeur piteuse, humble, douce et bénigne,
De qui le nom tant excellent et digne
Ne se devrait qu’en honneur proférer,
Vu que la mort elle peut différer,
Et prolonger le terme de la vie,
Comme l’on dit au livre d’Isaïe.
Ô liqueur sainte, ô petite larmette,
Digne qu’aux cieux – au plus haut – on te mette,
Qui l’homme à Dieu peut réconcilier,
Quand il se veut par toi humilier.
Larme qui apaise et adoucit les dieux,
Voire éblouit et baigne leurs beaux yeux
Ayant povoir encor sus plus grand-chose,
Et si ne peut la flamme en mon cœur close
Diminuer, et tant soit peu éteindre :
Et toutefois elle pourrait bien teindre
La joue blanche et vermeille de celle
Qui son vouloir jusques ici me cèle.
Ô larme épaisse ou compagne secrète
Qui sais assez comment amour me traite
Sors de mes yeux, non pas à grands pleins seaux,
Mais bien descends à gros bruyants ruisseaux,
Et tellement excite ton povoir
Que par pitié tu puisses émouvoir
Celle qui n’a commisération
De ma tant grande et longue passion.

Le Front

Front large et haut, front patent et ouvert,
Plat et uni, des beaux cheveux couvert :
Front qui est clair et serein firmament
Du petit monde, et par son mouvement
Est gouverné le demeurant du corps :
Et à son désir sont les membres concors :
Lequel je vois être troublé par nues,
Multipliant ses rides très-menues,
Et du côté qui se présente à l’oeil
Semble que là se lève le soleil.
Front élevé sur cette sphère ronde,
Où tout engin et tout savoir abonde.
Front révéré, Front qui le corps surmonte
Comme celui qui ne craint rien, fors honte.
Front apparent, afin qu’on pût mieux lire
Les lois qu’amour voulut en lui écrire,
Ô front, tu es une table d’attente
Où ma vie est, et ma mort très-patente!

La Gorge

Le haut plasmateur de ce corps admirable,
L’ayant formé en membres variable,
Mit la beauté en lieu plus éminent,
Mais, pour non clore icelle incontinent
Ou finir toute en si petite espace,
Continua la beauté de la face
Par une gorge ivoirine et très blanche,
Ronde et unie en forme d’une branche,
Ou d’un pilier qui soutient ce spectacle,
Qui est d’amour le très-certain oracle,
Là où j’ai fait par grand’dévotion
Maint sacrifice, et mainte oblation
De ce mien cœur, qui ard sur son autel
En feu qui est à jamais immortel :
Lequel j’arouse et asperge de pleurs
Pour eau benoîte, et pour roses et fleurs
Je vais semant gémissements et plaints,
De chants mortels environnés et pleins :
En lieu d’encens, de soupirs perfumés,
Chauds et ardents pour en être allumés :
Doncques, ô Gorge en qui gît ma pensée,
Dès le menton justement commencée,
Tu t’élargis en un blanc estomac,
Qu’est l’échiquier qui fait échec et mat
Non seulement les hommes, mais les Dieux,
Qui dessus toi jouent de leurs beaux yeux.
Gorge qui sers à ma dame d’écu,
Par qui amour plusieurs fois fut vaincu :
Car onc ne sut tirer tant fort et roide
Qu’il ait mué de sa volonté froide :
Pour non pouvoir pénétrer jusque au cœur
Qui lui résiste et demeure vainqueur.
Gorge de qui amour fit un pupitre,
Où plusieurs fois Vénus chante l’épître,
Qui les amants échauffe à grand désir
De parvenir au souhaité plaisir :
Gorge qui est un armaire sacré
À chasteté déesse consacré,
Dedans lequel la pensée publique
De ma maîtresse est close pour relique.
Gorge qui peut divertir la sentence
Des juges pleins d’assurée constance,
Jusqu’à ployer leur sévère doctrine,
Lorsque Phirnès découvrit sa poitrine.
Reliquiaire, et lieu très-précieux,
En qui Amour, ce Dieu saint, glorieux,
Révéremment et dignement repose :
Lequel souvent baisasse, mais je n’ose,
Me connaissant indigne d’approcher
Chose tant sainte, et moins de la toucher :
Mais me suffit que de loin je contemple
Si grand’beauté, qu’est félicité ample.
Ô belle Gorge, Ô précieuse image
Devant laquelle ai mis pour témoignage
De mes travaux cette dépouille mienne,
Qui me resta depuis ma plaie ancienne :
Et devant toi pendue demourra
Jusques à tant que ma dame mourra.

Le Soupir

Quand je contemple à part moi la beauté
Qui cèle en soi si grande cruauté,
Je ne puis lors bonnement non me plaindre,
Et par soupirs accumulés éteindre
Ce peu de vie, et presque tirer hors
L’âme gisant en ce malheureux corps,
Comme par ceux qui du centre procèdent,
Où mes torments tous autres maux excèdent,
Donc, ô Soupirs, vous savez mes secrets,
Et découvrez mes douloureux regrets,
Quand vous sortez sanglantissants du cœur
Jusque à la bouche éteinte par langueur :
Où allez-vous, Soupirs, quand vous sortez
Si vainement quand rien ne rapportez
Fors un désir de toujours soupirer,
Dont le poumon ne peut plus respirer?
Soupirs épars, qui tant épais se hâtent
Que pour sortir en la bouche ils se battent,
Ne plus ne moins, qu’en étroite fornaise
L’on voit la flamme issir mal à son aise.
Soupirs soudains et vistes et légers,
Soupirs qui sont déloyaux messagers.
Ha! qu’ai-je dit? déloyaux, mais fidèles,
S’entretenant par distinctes cordelles,
À celle fin que point ne m’abandonnent :
Et que toujours soulagement me donnent.
Soupirs menus qui êtes ma maignie,
Et me tenez loyale compaignie
Les longues nuits, au lit de mes douleurs
Qui est coupable, et recéleur de pleurs,
Lesquels je mêle avec très-piteux plaints,
Lors qu’à vous seuls tristement je me plains.
Soupirs secrets servant de procureur
Quand, pour juger ignorance ou erreur,
Ils vont pour moi vers celle comparaître
Où je ne puis – au moins à présence – être.
Que dira l’on de vous, soupirs épais,
Qui ne povez dehors sortir en paix,
Levant aux cieux votre longue traînée?
Alors qu’on voit fumer la cheminée,
L’on peut juger par signes évidents
Qu’il y a feu qui couvre là-dedans;
Et quand souvent je sangloutte, et soupire,
Que dans mon corps le feu croît et empire.
Soupirs qui sont le souef et doux vent,
Qui vont la flamme en mon cœur émouvant.
Ô toi, Soupir, seul soulas de ma vie,
Qui sors du sein de ma doucette amie,
Dis-moi que fait ce mien cœur trop osé :
Je crois qu’il s’est en tel lieu composé
Qu’amour piteux si haut bien lui procure
Qu’il n’aura plus de moi souci ne cure.

Le Sourcil

Sourcil tractif en voûte fléchissant
Trop plus qu’ébène, ou jayet noircissant.
Haut forjeté pour ombrager les yeux,
Quand ils font signe, ou de mort, ou de mieux.
Sourcil qui rend peureux les plus hardis,
Et courageux les plus accouardis.
Sourcil qui fait l’air clair obscur soudain,
Quand il froncit par ire, ou par dédain,
Et puis le rend serein, clair et joyeux
Quand il est doux, plaisant et gracieux.
Sourcil qui chasse et provoque les nues
Selon que sont ses archées tenues.
Sourcil assis au lieu haut pour enseigne,
Par qui le cœur son vouloir nous enseigne,
Nous découvrant sa profonde pensée,
Ou soit de paix ou de guerre offensée.
Sourcil, non pas sourcil, mais un sous-ciel
Qui est le dixième et superficiel,
Où l’on peut voir deux étoiles ardentes,
Lesquelles sont de son arc dépendantes,
Étincelant plus souvent et plus clair
Qu’en été chaud un bien soudain éclair.
Sourcil qui fait mon espoir prospérer,
Et tout à coup me fait désespérer.
Sourcil sur qui amour prit le pourtrait
Et le patron de son arc, qui attrait
Hommes et Dieux à son obéissance,
Par triste mort et douce jouissance.
O sourcil brun, sous tes noires ténèbres,
J’ensevelis en désirs trop funèbres
Ma liberté et ma dolente vie,
Qui doucement par toi me fut ravie.

Arion ou l’ églogue sur le trépas de feu Monsieur le Dauphin (1536)

L’églogue est un poème du genre classique caractérisé par la simplicité et l’humilité. Les sujets sont pastoraux et concernent généralement la vie en campagne, avec la simplicité et le mode d’expressions des personnages propres au monde rural. Les thèmes sont variés, allant de plaintes amoureuses à célébration des puissants en passant par les allégories politiques. Tout se déroule le jour dans un paysage idéalisé avec la verdure, le chant des oiseaux, le bruissement des rivières… qui procurent aux ruraux de simples et répétitifs plaisirs.

A la mort du dauphin de France François de Valois (10 août 1936), le fils aîné préféré du roi François 1er, Maurice Scève participe au tombeau bilingue avec cet églogue funéraire. Il s’agit de complaintes, d’une déploration allégorique sous le titre mythologique d’Arion, identification du roi François 1er.

C’est un monologue dans lequel Arion (François 1er) pleure la mort de son fils. Maurice de Scève s’inspire de la légende du poète Lesbos, qui, jeté à la mer par des marins a été sauvé par des dauphins que sa musique avaient séduits.

Délie-Objet de plus Haute Vertu 

C’est son seul recueil de poèmes, il a pour thème l’amour et Vénus, Cupidon et Amour sont présents. Cette déclaration, symphonie poétique d’amour consacre définitivement la célébrité de Scève. Elle lui est inspirée par son élève Pernette du Guillet, dissimulée sous le pseudonome de Délie (qui serait l’anagramme de l’idée),  dont il s’éprend éperdument. Un amour impossible, car il est contrarié par les parents de la jeune fille. On y trouve pas moins de quatre cents quarante neuf poèmes dédiés à la jeune femme. Écrits comme le faisait Pétrarque, ils expriment tantôt les joies, tantôt les espérances puis les regrets et l’amertume mais surtout les douleurs du poète amoureux. Néanmoins l’écriture lui procure un certain apaisement en lui permettant de maîtriser ce déchaînement, et il s’affirme plus en poète qu’en homme souffrant. Il transforme le désir physique et sexuelle pour Delie en une attirance d’ordre morale et intellectuelle. Avec ces vers dédiés à cet dame, Maurice de Scève lui assure l’immortalité. Plus encore. Avec les figurent mythiques et les astres qu’il fait graviter autour d’elle (Diane, Hécaté, la Lune, Artémis, Apollon..) elle en fait un Idéal et la fait rentrer dans l’éternité. Avec Délie commence le premier cycle amoureux de la Renaissance française.

On retiendra également qu’avec Delie on connaît un peu mieux l’auteur. Elle nous dévoile en effet ses émotions, ses amours, ses haines, ses idées politiques et philosophiques…

Extraits:

Tant je l’aimai, qu’en elle encor je vis :
Et tant la vis, que, malgré moi, je l’aime.
Le sens, et l’âme y furent tant ravis,
Que par l’Œil faut que le cœur la désaime.
Est-il possible en ce degré suprême
Que fermeté son outrepas révoque ?
Tant fut la flamme en nous deux réciproque,
Que mon feu luit, quand le sien clair m’appert.
Mourant le sien, le mien tôt se suffoque.
Et ainsi elle, en se perdant, me perd.

Le jour passé de ta douce présence
Fut un serein en hiver ténébreux,
Qui fait prouver la nuit de ton absence
À l’œil de l’âme être un temps plus ombreux,
Que n’est au Corps ce mien vivre encombreux,
Qui maintenant me fait de soi refus.
Car dès le point, que partie tu fus,
Comme le Lièvre accroupi en son gîte,
Je tends l’oreille, oyant un bruit confus,
Tout éperdu aux ténèbres d’Égypte.
 
Tout le repos, ô nuit, que tu me dois,
Avec le temps mon penser le dévore :
Et l’horloge est compter sur mes doigts
Depuis le soir jusqu’à la blanche Aurore.
Et sans du jour m’apercevoir encore,
Je me perds tout en si douce pensée,
Que du veiller l’âme non offensée
Ne souffre au corps sentir cette douleur
De vain espoir toujours récompensée
Tant que ce monde aura forme et couleur.
 
Tu te verras ton ivoire crêper
Par l’outrageuse et tardive vieillesse.
Lors sans pouvoir en rien participer
D’aucune joie et humaine liesse,
Je n’aurai eu de ta verte jeunesse,
Que la pitié n’a su à soi ployer
Ni du travail qu’on m’a vu employer
A soutenir mes peines éphémères
Comme Apollon, pour mériter loyer,
Sinon rameaux et feuilles très amères.
 
L’ardent désir du haut bien désiré,
Qui aspirait à celle fin heureuse,
A de l’ardeur si grand feu attiré,
Que le corps vif est jà poussière Ombreuse :
Et de ma vie, en ce point malheureuse
Pour vouloir toute à son bien condescendre,
Et de mon être, ainsi réduit en cendre
Ne m’est resté, que ces deux signes-ci :
L’œil larmoyant pour piteuse te rendre,
La bouche ouverte à demander merci.

En moi saisons et âges finissants
De jour en jour découvrent leur fallace.
Tournant les Jours et Mois et Ans glissants,
Rides arants déformeront ta face.
Mais ta vertu, qui par temps ne s’efface,
Comme la bise en allant acquiert force,
Incessamment de plus en plus s’efforce
A illustrer tes yeux par mort ternis.
Parquoi, vivant sous verdoyante écorce,
S’égalera aux Siècles infinis.

Continuant toi, le bien de mon mal,
A t’exercer comme mal de mon bien,
J’ai observé, pour voir ou bien ou mal,
Si mon service en toi militait bien.
Mais bien connus appertement combien

Mal j’adorais tes premières faveurs.
Car savourant le jus de tes saveurs,
Plus doux assez que Sucre de Madère,
Je crus et crois encor tes deffameurs,
Tant me tient sien l’espoir qui trop m’adhère.

Ce lien d’or, rais de toi, mon Soleil,
Qui par le bras t’asservit Ame et vie,
Détient si fort avec la vue l’oeil
Que ma pensée il t’a toute ravie,
Me démontrant, certes, qu’il me convie
A me stiller tout sous ton habitude.
Heureux service en libre servitude,
Tu m’apprends donc être trop plus de gloire
Souffrir pour une en sa mansuétude,
Que d’avoir eu de toute autre victoire.

L’oeil trop ardent en mes jeunes erreurs
Girouettait, mal caut, à l’impourvue :
Voici – ô peur d’agréables terreurs –
Mon basilisque, avec sa poignant’ vue
Perçant Corps, Coeur et Raison dépourvue,
Vint pénétrer en l’âme de mon âme.
Grand fut le coup, qui sans tranchante lame
Fait que, vivant le Corps, l’Esprit dévie,
Piteuse hostie au conspect de toi, Dame,
Constituée Idole de ma vie….

Moins je la vois, certes plus je la hais;

Plus je la hais, et moins elle me fasche.
Plus je l’estime, et moins compte j’en fais;
Plus je la fuis, plus veux qu’elle me sache.
En un moment deux divers traits me lâche
Amour et haine, ennui avec plaisir.
Forte est l’amour qui lors vient me saisir,
Quand haine vient et vengeance me crie :
Ainsi me fait haïr mon vain désir
Celle pour qui mon coeur toujours me prie…

Si le désir, image de la chose
Que plus on ayme, est du coeur le miroir,
Qui toujours fait par memoire apparoir
Celle où l’esprit de ma vie repose.
A quelle fin mon vain vouloir propose
De m’esmoigner de ce qui plus me suyt ?
Plus fuit le Cerf, et plus on le poursuyt,
Pour mieux le rendre aux rhetz de servitude :
Plus je m’absente et plus le mal s’ensuyt
De ce doux bien, Dieu de l’amaritude….

Le Naturant par ses haultes Idées

Rendit de soy la Nature admirable.

Par les vertus de sa vertu guidées

S’esvertua en œuvre esmerveillable.

Car de tout bien, voyre es Dieux désirable,

Parfeit un corps en sa parfection,

Mouvant aux Cieulx telle admiration,

Qu’au premier œil mon ame l’adora,

Comme de tous la délectation

Et de moy seul fatale Pandora….

Ma Dame ayant l’arc d’Amour en son poing

Tiroit a moy, pour a soy m’attirer :

Mais je gaignay aux piedz, & de si loing,

Qu’elle ne sceut oncques droit me tirer.

Dont me voyant sain, & sauf retirer,

Sans avoir faict a mon corps quelque breschc r

Tourne, dit elle, a moy, & te despesche.

Fuys tu mon arc, ou puissance, qu’il aye ?

Je ne fuys point, dy je, l’arc, ne la flesche :

Mais l’œil, qui feit a mon cœur si grand’ playc…

Je me taisois si pitoyablement,

Que ma Déesse ouyt plaindre mon taire

Amour piteux vint amyablement

Remédier au commun nostre affaire.

Veulx tu, dit il, Dame, luy satisfaire?

Gaigne le toy d’un las de tes cheveulx

Puis qu’il te plaict, dit elle, je le veulx.

Mais qui pourroit ta requeste escondire ?

Plus font amantz pour toy, que toy pour euh,

Moins réciproque a leurs craintif desdire…

Peuvent les Dieux ouyr Amantz jurer,

Et rire après leur promesse mentie ?

Autant seroit droict, & faulx parjurer,

Qu’ériger loy pour estre anéantie.

Mais la Nature en son vray convertie

Tous paches sainctz oblige a révérence.

Voy ce Bourbon, qui délaissant Florence,

A Romme alla, a Romme désolée,

Pour y purger honteusement l’oftence

De sa Patrie, & sa foy violée…

Je le vouluz, & ne l’osay vouloir,

Pour non la fin a mon doulx mal prescrire.

Et qui me feit, & tait encor douloir,

J’ouvris la bouche, & sur le poinct du dire

Mer, un serain de son nayf soubrire

M’entreclouit le poursuyvre du cy ‘.

Dont du désir le curieux soucy

De mon hault bien l’Ame jalouse enflamme.

Qui tost me fait mourir, & vivre aussi.

Comme s’estainct, & s’avive ma flamme…

L’ardent désir du hault bien désiré ‘,

Qui aspiroit a celle fin heureuse,

A de l’ardeur si grand feu attiré,

Que le corps vif est jà poulsiere Umbreuse :

Et de ma vie en ce poinct malheureuse

Pour vouloir toute a son bien condescendre,

Et de mon estre, ainsi réduit en cendre

Ne m’est resté, que ces deux signes cy :

L’œil larmoyant pour piteuse te rendre,

La bouche ouverte a demander mercy…

Sur le matin, commencement du jour,

Qui flourit tout en pénitence austère,

Je vy Amour en son triste séjour

Couvrir le feu, qui jusque au cœur m’altère,

Descouvre, dy je, ô malin, ce Cotere,

Qui moins offcnce, ou plus il est preveu.

Ainsi, dit il, je tire au despourveu.

Et celément plus droit mes traictz j’asseure.

Ainsi qui cuyde estre le mieulx pourveu

Se fait tout butte a ma visée seure…

 De ces haultz Montz jettant sur toy ma veue.

Je voy les Cieulx avec moy larmoier :

Des Bois umbreux je sens a l’impours’eue,

Comme les Bledz, ma pensée undoier 

En tel espoir me fait ores ploier,

Duquel bien tost elle seule me prive.

Car a tout bruyt croyant que Ion arrive,

J’apperçoy cler, que promesses me fuyent.

O fol désir, qui veult par raison vive,

Que foy habite, ou les Ventz légers bruyant…

Si de sa main ma fatale ennemye,

Et neantmoins délices de mon Ame,

Me touche un rien, ma pensée endormye

Plus, que le mort soubz sa pesante lame,

Tressaulte en moy, comme si d’ardent flamme,

Lon me touchoit dormant profondement.

Adonc l’esprit poulsant hors roidement

La veult fuyr, & moy son plus affin.

Et en ce poinct (a parler rondement)

Fuyant ma mort, j’accelerc ma fin…

D’un tel conflict en fin ne m’est resté,

Que le feu vif de ma lanterne morte,

Pour esclairer a mon bien arresté

L’obscure nuict de ma peine si forte,

Ou plus je souffre, & plus elle m’enhorte

A constamment pour si hault bien périr.

Périr j’entens, que pour gloire acquérir

En son danger je m’asseure tresbien :

Veu qu’elle estant mon mal, pour en guérir

Certes il fault, qu’elle me soit mon bien…

Incessamment mon grief martyre tire

Mortelz espritz de mes deux flans malades

Et mes souspirs de l’Ame triste attire,

Me resveillantz tousjours par les aulbades

De leurs sanglotz trop desgoutcment fades

Comme de tout ayantz nécessité,

Tant que reduict en la perplexité,

A y finir l’espoir encor se vante.

Parquoy troublé de telle anxiété.

Voyant mon cas, de moy je m’espouvante….

Epitaphe de Pernette de Guillet (1545):

L’auteur rend un ultime hommage à Pernette du Guillet, poétesse et objet de son amour impossible emportée par une épidémie de peste à l’âge de 25 ans.

L’heureuse cendre autrefois composée
En un corps chaste, où vertu reposa,
Est en ce lieu, par les Grâces posée,
Parmi ses os, que beauté composa.

Ô terre indigne ! en toi son repos a
Le riche étui de cette âme gentille,
En tout savoir sur toute autre subtile,
Tant que les cieux, par leur trop grande envie,
Avant ses jours l’ont d’entre nous ravie,
Pour s’enrichir d’un tel bien méconnu,
Au monde ingrat laissant bien courte vie,
Et longue mort à ceux qui l’ont connu

Saulsaye, Églogue de la vie solitaire (1547):

Dans ce long poème publié encore anonymement sous la signature « Souffrir et non souffrir »on retrouve de nouveau l’influence de Pétrarque, mais aussi celle de Sannazar. Suite au décès de son amie Pernette du Guillet (en1545) et de son cousin Guillaume Scève (1546), l’auteur s’isole (comme il lui arrive souvent de le faire) pour une retraite champêtre sur l’Ile Barbe près du confuent du Rhone et de la Saône. C’est là qu’il écrit cet églogue. Maurice de Scève fait l’éloge de la solitude et du retrait à travers les deux personnages que sont Antire et Philerme. Solitude qui rime avec la vie à la campagne simple, contemplative et aux plaisirs frugaux.

Extraits:

Antire

Non sans raison je me suis resveillé

Au premier somme, et fort esmerveillé

Oyant, Philerme, une voix long temps plaindre

Piteusement, et qui sans point se feindre

Se lamentant monstroit par sa complainte

Une ame triste, et de douleur attainte.

Je ne povois en sommeillant comprendre,

Que ce fust toy, qui le m’as fait entendre

Par tant de fois : si bien j’eusse ouvert l’œil,

Qui m’es congnu plus qu’à toy ce Soleil.

Et mesmement dès que tu soulois paistre

Sur la montaigne, et non en ce champestre,

Lieu solitaire, où la Saulsaye espaisse

Soubs doulce horreur est de mort une espece,

Où nul (fors toy, et tout desespoir) vient…

Philerme

O fortuné, et bienheureux Antire,

Depuis Doris, ma premiere liesse,

Où je passay sans ennuy ma jeunesse,

Je me perdis en ceste autre Belline,

A qui mon ame, et ma vie s’incline,

M’asservissant soubs celle grand’ beauté,

Qui cele en soy la douce cruauté,

Où me nourrit ce jeune Enfant aveugle:

Qui tellement nous, ses amans, aveugle,

Que par rigueur, qu’on nous tient, nous attire

Trop voulenteux à tout aspre martyre.

Quoy congnoissant ceste douce rebelle,

Se monstre à moy si cruellement belle,

Que rien ne vault prier, plaindre, plorer,

Crier mercy, à genoux l’adorer :

Ne par presens, ne par pleurs, qu’ay sceu rendre,

Onc n’ha voulu (ô Dieux piteux) entendre

A me donner tant soit peu d’esperance

D’avoir un jour de mes maux allegeance :

Parquoy ma vie est de moy tant haye….

Parquoy je pris pour souverain remede

De m’eslongner de ce lieu, où habite

Celle cruelle, ingrate, et si despite,

Qu’onc ne daigna recevoir la garlande

D’un vert tissu parfumé de lavande,

Qui fut jadis à Doris la benigne,

Et son miroir, qu’elle reputoit digne

Pour une Nymphe, et un panier d’osier,

Et ses costeaux poingnants comme un rosier,

Dons pour donner à la mere des Dieux,

Lesquelz j’avois plus chers, que mes deux yeux.

Et toutesfois elle les refusa,

Si grand desdaing envers moy elle usa,

Dont bien pensay crever de dueil et d’ire…

Là je me lave et les mains et la face :

Puis me contemple en l’eau par quelque espace

Couché sus l’herbe. Et quand ma soif m’altere,

J’espuise à coup de leur eau fresche et clere

Dens ma main creuse, et en beuvant leur prie,

Que tout ainsi, qu’à eux, Amour me rye :

Ou que leur eau de leur amour coulpable

Puisse assoupir mon feu intolerable….

A peine ay clos deux ou trois fois les yeux,

Qu’augmenter j’oy par hayes, et buissons

Les resonnants, et harmonieux sons

Des oysillons, qui s’entrejouants volent,

Et doucement de leurs gousiers flageolent :

Entre lesquelz l’Aronde se desgoise

Avec sa sœur menant si haulte noise,

Qu’en m’estendant du tout je me resveille

Pour à leur bruit prester toute l’oreille…

Antire

Certes je prens de toy compassion,

Oyant par toy la tribulation,

Que ta Belline incessamment te donne.

Et m’esbahys qu’elle ne te guerdonne,

Ou recongnoit l’amour, que tu luy portes,

Dont à present ainsi te desconfortes.

Et d’autre part, ta solitaire vie

En t’escoutant m’engendre presque envie

De te suyvir, et tost m’y rengeroit130,

Si ce n’estoit que chacun jugeroit,

Que ne la sçay estre peu convenante

Aux hommes forts, comme elle est consonante

Au naturel de toute fiere beste…

Et pour autant je ne m’esbahy point,

Si orendroit tu n’es plus en tel poinct,

Comme autresfois je t’ay sainement veu,

Plein de plaisir, et de tout bien pourveu.

Mais et comment pourrois tu vivre allaigre

En ce lieu cy, qui est de plaisir maigre ?

Car, nonobstant que Saulx espais verdoyent,

Pource qu’ilz sont près de lieux, qui undoyent,

Si sont ilz bien pour plus grande raison

Joints aux ruisseaux, voire toute saison…

Philerme

Il t’est facile à faire, et bien aysé,

Qui as l’esprit à ton vueil appaisé,

Comme celuy, qui de soy delibere,

Quand il se sent et cœur et corps libere.

Làs, que me vault, si de mes ennemis

Je suis navré, et puis en seurté mis

Je meurs, combien qu’à vivre je m’essaye ?

L’arc desbendé ne guerit pas la playe…

Ne penses point que pour la mespriser,

Elle se vueille envers moy raviser,

Mais deviendra encores plus haultaine,

Tant je la sens de mes desirs loingtaine :

Qui me feroit, non certes meilleurer,

Ains pour un rien à coup desesperer…

Antire

Pource que n’as ton cœur en autre part.

Mais celuy là, qui en maint lieu despart,

Et sa pensee, et son affection,

Certes il est hors la subjection

Du mol Archier, qui ainsi te tormente.

Et pour vray dire (et sans que je t’en mente)

Quiconques vit sans autre pensement,

Couve l’amour en son entendement,

Qui le maistrise, et en fait son vouloir,

S’abandonnant luy mesme à nonchaloir…

Philerme

Que serviront grands thresors amassez,

Quand, ayant tout, on n’ha jamais assez ?

Et si tu dis que pour vertu conquerre,

Et renommee, il fault des biens acquerre :

Comment veux tu que biens vertu on nomme,

Puis que par eux il n’est si prudent homme,

Soit par science, ou par sens vertueux,

Qui ne devienne en fin voluptueux,

Et qu’aux plaisirs du tout ne s’asservice ?

Antire

Mais acquerant on evite le vice

D’oysiveté, dont maints grands maux procedent.

Et puis l’acquis à ceux, qui le possedent

Par leur vertu, un si hault bien leur fait,

Que pour l’honneur se gardent de meffait…

Philerme

Il est bien vray qu’en ville

Les passetemps y sont plus grans qu’icy :

Et les soucys y sont plus grans aussi.

Vous inventez maints et divers esbats :

Vous suscitez aussi plusieurs debats.

Ainsi vaquant à ce, que plus vous duyt,

Ore au proufit, et ores au desduyt,

Le moys entier ne dure point un jour.

Et en ce mien delectable sejour

Le moindre jour pres qu’autant qu’un moys monte.

Car en tout temps la matinee est prompte,

Et le soir est plus tardif à venir…

Escriz de divers poètes a la louenge de Louize Labé, Lionnoize (1555):

Il s’agit d’un hommage rendu à Louise Labé, poétesse lyonnaise surnommée « La Belle Cordelière ». Olivier de Magny et Jean-Antoine de Baïf contribuent à ce recueil d’hommage.

Extraits:

…Car, s’elle tourne et s’enfuit,

En vain apres on se travaille:

Sans espoir de fruit on la suit.

Le temps ce dous loisir nous baille,

De pouvoir gayement ici

Dire et ouir maintes sornettes,

Et adoucir notre souci,

En contant de nos amourettes…

Elle des dons des Muses cultivez,

S’est pour soymesme et pour autrui saisie:

Tant qu’en louant sa dine poësie,

Mieus que par vous par elle vous vivez.

 

Laure ut besoin de faveur empruntee

Pour de renom ses graces animer;

Louïze, autant en beauté se faisant croire,

A ses loueurs est cause de leur gloire…

 

Si de ceus qui ne t’ont connue, qu’en lisant

Tes Odes et Sonnets, Louïze, et honorée…

Telle grâce à chanter, baller, sonner te suit,

Qu’à rompre ton lien ou fuir je n’essaye.

Tant tes vers amouteus t’ont donné los et bruit,

Qu’heureus me sens t’avoir le premier aymee,

Mais prisé ton savoir avant la renommee… 

 

Marguerytes (1547):

Ecrit en l’honneur de sa protectrice Marguerite de Navarre et de Valois, suivi de « Suytes des Marguerites » la même année.

La Magnificence de la superbe et triomphante entrée de la noble et antique cité de Lyon (1549):

Maurice narre dans ce récit l’entrée de Henri II et de Catherine de Médicis à Lyon, dont il fut le principal responsable de l’organisation. Il donne un « compte-rendu » assez détaillé des festivités organisées en l’honneur des deux souverains.

Extraits:

Le Treschrestien Roy de France Henri deuxiesme voulant à son heureux aduenement visiter les Frontieres de son Royaulme, comme Prince prudent , delibera de passer en Piedmont, pour u y veoir ses forteresses, et pour plusieurs autres grandz respectz: et de là s’en retourner par Lyon…

Le Dymanche XXIII. Fit son entree. Parquoy sur les dix heures du matinpartit d’Esnay monté dens une des Gondoles expressement faictes pour le service et commodité de sa Magesté : Et sur icelle s’en vint par eau disner aux fauxbourg de Vaise au logis du Mouton, ou l’on luy avoit dressé un Loge, ainsi que d’ancienne coustume, pour recevoir et ouir les Chefs des Natios et Capitaines des Enfantz de la Ville, qui luy venoyent faire reverence, et hommage…

Sur l’heure de Mydy tout le Clergé s’en vint avec les Bannieres des Confreries iusques au long de l’Observance, et là les rangeret, come de toute anciène coustume. Et de là Messieurs les Doien, et Contes de Sainst Jean avec leurs grand robes de satin, damas, et taffetas passerent oultre sur leurs Mulles, et vindrent faire la reverence à sa Majesté :puys s’en retournerent l’attendre devant la grande Esglise…

En ce triumphant et admirable equipage le Roy marcha le long du fauxbourg de Vaise jusques à Pierrencise, ou au dessouz du Chastyeau veit à main gauche une haulte Obelisque en forme de Piramide quarree de soixante troys piedz et plus de haulteur, le pedestal de douze, taillé à la rustique, aux deux frontz duquel estoit escript NOMEN QUI TERMINAT ASTRIS. Rencontrant convenablement bien à un croissant d’argent de trois piedz et plus du centre, lequel estoitau fin sommet de la pointe de la montee de ladicte Obelisque…   

Passant outre la rue de Fladres sa Magesté entra au Chage, ou estoit une perspective d’une place de Ville refigurant Troye : joignant laquelle s’eslevoient deux formes, sur l’une un Dieu antique, sa corone à pointes, et un tridet en main, un roc devant soy. De l’autre une bien belle jeune fille, l’armet en teste riche et reluisant de pierrerie : sa robe troussee, descouvrant ses bottines et le tout couvert d’une merveilleuse richesse : en la main une lance, s’appuyant l’autre sur un pavoys, auquel estoit la teste de Meduse, designat tous… 

Microcosme (1559):

L’écriture de ce grand poème scientifique et théologique, composé de trois livres de milles vers chacun, occupe le reste de la vie de Maurice Scève. Il surmonte sa douleur pour trouver la force d’écrire ce véritable hymne à la liberté humaine et au progrès, sa dernière œuvre. Cela se passe comme si l’auteur voulait, avant de s’en aller, laisser un message à l’humanité alors que Lyon est dévasté par les conflits religieux et décimé par la peste. La liberté octroyée, selon lui, est la seule capable de libérer l’énergie de l’homme pour faire avancer l’humanité.

Emprunt de l’optimisme né de la Renaissance, le récit retrace dans l’ordre chronologique biblique l’épopée de l’homme ou son aventure intellectuelle et technique depuis sa création. Il est tout à fait dans l’esprit de la Renaissance, où règne la confiance totale dans la capacité de l’homme à maîtriser son destin.  L’aboutissement des efforts de l’homme, qui a déployé toute son énergie durant des siècles, grâce à sa grandeur (dignitias hominis) et avec l’aide de Dieu, est la réparation de la faute du premier être humain et la reconstruction du Paradis tel qu’il devait être au profit des générations suivantes.

Le premier livre va jusqu’à la mort d’Adel tué par son frère Caïn (les deux fils d’Adam et Eve). Interpellé par Dieu, Caïn nie son crime. Dieu le maudit et le condamne errer sur la terre.

Dans le second Adam fait un rêve dans lequel il entrevoit l’apparition des arts et des techniques. Le songe prend fin avec l’irruption d’Orphée qui fait lui fait peur.

Le troisième livre est un étalage que fait Adam à Eve de ce que l’homme est capable de réaliser grâce à la dignitias hominis.

Extraits:

Dieu bon t’abondonnat tant de fruicts à manger,

N’estoit ce à charité, ô ingrat, te ranger ?

Et du bien, et du mal refrenant ta licence.

N’estoit ce à esperer en si juste defense ?

Autrement t’anonçant la Mort estre prochaine,

N’estoit ce à prester foy à son dire certaine ?…

Car sur ces trois vertus sur toutes les plus hautes

Negligees ainsi par tes trois lourdes fautes

Dieu des lors establit son eternelle Eglise

Pour le restaurement de ton erreur commise…

Oyant Amphion sonner sa lyre enchanteresse

Les rochers animant pour mur, et forteresse

De ses Thebains taillés. Ce que voyant ne voit

De merveille esperdu, et qui moins concevoit

La force, et la vertu de si sainte chanson,

Qui les pierres rangeoit d’elles mesmes au son.

Mais comme il s’etonnoit de chose si estrange,

Se tourne ailleurs, et voit qui de son sens l’estrange…

C’est qu’un autre il entend, un Lyrique ancien,

Un trop plus digne assés du charme Thracien,

Qui par son bois sonnant son bruit si merveilleux

Les fleuves arrestoit roidement perilleux :

Et les hautes forests de leur cyme sauvage

Le suivoyent descendant au ord coy du rivage.

La lune revoquoit, contraingnoit les Demons

A luy esplader le haut sommet des mons. 

Et d’un long son trainant sensiblement plus dous

Transformait les brutaux, et les rudes sur tous

En forts hommes adroits. Dont l’Homme s’espouvante,

Et plus au double Adam, qui sa femme dormante

Trassaillant effroyé reveille à son dos jointe.

Lesquels reconnoissans du jour la clere pointe

Se levent, et s’en vont non leur fils lamenter

Mais comme au cher defunt piement parenter.

Tous deux les yeux en bas sur la fosse fichés

De larmoyante humeur et vuides, et sechés, 

En extase ravis du regret, qui les morts

Contemployent leur misere en contemplant le mort…

Autres poèmes de Maurice Scève 

  • Au moins toi, claire et heureuse fontaine
  • Dizains
  • En devisant un soir me dit ma Dame
  • En tel suspens ou de non ou d’oui
  • En toi je vis, où que tu sois absente
  • Epitaphe de Pernette de Guillet
  • L’oisiveté des délicates plumes
  • Le jour passé de ta douce présence
  • Plutôt seront Rhône et Saône disjoints
  • Quand l’ennemi poursuit son adversaire
  • Si tu t’enquiers pourquoi sur mon tombeau
  • Sur la fontaine de Vaucluse
  • Tant je l’aimais qu’en elle encor je vis
  • Tout le repos, ô nuit, que tu me dois
  • Tu cours superbe, ô Rhône, florissant
  • Tu te verras ton ivoire crêper

Citations de Maurice Scève :

  • En toi je vis, où que tu sois absente; en moi je meurs, où que je sois présent.
  • Toute douceur d’amour est destrempée de fiel amer et de mortel venin.
  • En sa beauté gît ma mort et ma vie.
  • Plutôt seront Rhône et Saône disjoints, que d’avec toi mon coeur se désassemble.
  • Contre l’adversité se prouve l’homme fort.