Marguerite de Navarre, reine humaniste et écrivain

4 Nov 2014 | Publié par mus dans Histoire de la littérature française | La Renaissance
Marguerite d'Angoulême, noble et humaniste
Marguerite d'Angoulême, noble et humaniste

Marguerite de Navarre (1492-1549)

Biographie de Marguerite de Navarre

Appelée également Marguerite d’Angoulême et parfois Marguerite d’Alençon, Marguerite de Navarre naît le 11 avril 1492 à Angoulême de Charles d’Orléans alors comte d’Angoulême et de Louise de Savoie. Elle fait partie de la première branche d’Orléans de la dynastie capétienne. Surnommée la dixième des Muses, elle est la sœur aînée de François 1er, futur roi de France (1515 à 1547), et nièce de Charles d’Orléans le poète (1394-1465).

Marguerite reçoit une éducation et un enseignement de grande qualité, influencés par l’humanisme italien articulé autour du latin, du grec et de la philosophie. Cette formation fait d’elle une grande amoureuse de la liberté, et face aux conflits religieux elle manifeste et prône la tolérance: accepter les autres tout en restant soi-même.

Pour mettre fin au conflit qui oppose les Maisons d’Angoulême et celles d’Alençon (1509), elle épouse Charles IV le duc d’Alençon à l’âge de 17 ans. Elle mène alors une vie certainement pas joyeuse, entre un mari illettré et une belle-mère excessivement pieuse, dans un triste château médiéval. La mort du duc en 1525 la libère. Elle se remarie deux ans plus tard à Henri II d’Albret le roi de Navarre, et devient reine.

Après l’accession de son frère (François 1er) au trône, Marguerite de Navarre assume les fonctions de la reine-mère Claude de France et joue un rôle capital dans le domaine diplomatique (Elle négocie en  Espagne la libération de son frère prisonnier de Charles Quint, participe au traité de Cambrai négocié entre sa mère et Marguerite d’Autriche …) Elle manifeste un vif intérêt pour les nouvelles idées. Elle encourage pour cela les lettres, les sciences et les arts jusqu’à se faire la protectrice des victimes de l’intolérance à la Sorbonne, au Parlement et au sein même de la Cour de France. La reine de Navarre voit arriver auprès d’elle les plus grands esprits de son temps. Ce qui lui vaut d’être l’objet de dédicaces de plusieurs œuvres,  dont Le Tiers-Livre de Rabelais. Elle est également connue pour être, après Christine de Pisan et Marie de France, l’une des premières femmes de lettres françaises.

Fin 1542 alors que les souverains de Navarre sont écartés du pouvoir, elle s’installe sur ses terres à Mont-de-Marsan où elle passe son temps à lire et écrire tout en assumant les responsabilités du pouvoir en l’absence de son mari. Elle fait également un séjour de quatre mois, loin du monde, au couvent de Tusson. Atteinte d’une inflammation des poumons due au froid, elle meurt seule le 21 décembre 1549 son mari arrivant trop tard. Elle est inhumée dans la sépulture des rois de Navarre, la cathédrale de Morlas. Les anecdotes grossières publiées sur cette femme, qui  n’a pourtant été ni ange ni bête, ne tomberont dans l’oubli que des siècles après. Le message de cette grande humaniste est encore d’actualité quinze siècles après sa disparition. « Elle était, très bonne, douce, gracieuse, charitable, grand aumônière et ne dédaignant personne » (dixit Brandome).

Œuvre de Marguerite de Navarre

D’une culture remarquable, Marguerite aborde tous les genres littéraires. Elle est assez influencé par les textes de Luther et de théologiens réformistes qu’on traduit pour elle, ou encore par les idées d’Érasme. C’est après la trentaine que Marguerite se distingue par sa production littéraire. Elle relate surtout des aventures réels jusqu’à citer les dates, les lieux, les héros…Elle adopte une liberté de pensée et de style pour aboutir à des affabulations morales et pieuses, de quoi considérer ses contes comme contes moraux. Sincère dans son désir de réforme pacifique du royaume, elle favorise alors les doctrines qui vont dans ce sens. Pratiquante catholique certainement, elle reste en dehors des querelles religieuses sanglantes et ne suit ni Luther ni Calvin. Pour ce faire elle fait de son œuvre un miroir pas du tout flatteur de la société. En ce sens son œuvre, dont l’importance ne sera reconnue que bien plus tard, reste pédagogique et aussi prosélytique. La princesse a pour souci premier d’instruire et non de plaire, le vrai et le bien passe avant le beau et le narratif. Marguerite reste avant tout une moraliste et une conteuse, sa poésie aura un impact décisif pour le développement des idées Réformatrices en France.

Œuvres de Marguerite de Navarre

Le Dialogue en forme de vision nocturne (1524)

Marguerite de Navarre compose ce dialogue imaginaire (en vogue à l’époque) dans sa jeunesse, à la mort de sa nièce Charlotte pour en appeler à Dieu. Sous le thème de deuils (celui de sa tante Philiberte de Savoie, de Claude la reine de France et enfin de Charlotte), elle traite de problèmes théologiques. L’âme de la défunte s’entretient avec sa tante affligée et éplorée, l’exhortant à se détacher de se souvenirs et du monde. La princesse finit par s’abandonner à Dieu, dans l’espoir de lui donner la foi. La foi donc, la mort, le salut de l’âme sont évoqués dans une œuvre où la forme et l’exécution ne mettent pas vraiment en valeur l’idée et l’inspiration.

Extrait

Je vous prie que ces fâcheux débats
D’arbitre franc et libertés laissés
Aux grands docteurs qui l’ayant ne l’ont pas.
D’inventions ont leurs cœurs si pressés
Que vérité n’y peut trouver sa place
Tant que soient leurs plaidoiries cessées.
Mais quant à vous, quoi qu’on vous dise ou fasse
Soyez sûre qu’en liberté vous êtes
Si vous avez de Dieu l’amour et grâce…

Le Miroir de l’âme pécheresse (1527 à 1529)

S’inspirant d’auteurs de l’Antiquité et même du Moyen-âge (Ovide, Vincent de Beauvais, Caxton…), l’auteur fait dans ce long poème son propre examen de conscience. C’est une véritable méditation dans laquelle elle fait l’analyse de son humilité, jusqu’à affirmer sa faiblesse, face à un miroir et devant Dieu pour lequel elle chante son amour. L’oeuvre n’a pas échappé aux attaques des théologiens de la Sorbonne, qui la considère comme hérétique. 

Extrait

Bien sens en moi que j’en ai la racine
Et au-dehors ne vois effet ni signe
Qui ne soit tout branche, fleur feuille et fruit
Que tout autour de moi elle produit.
Si je cuyde regarder pour le mieux
Me vient fermer une branche les yeux.
Tombe en ma bouche, alors que veux parler
Le fruit par trop amer à avaler… 
  • Les Marguerites de la Marguerite des princesses (1547)

Marguerite de Navarre publie en 1547 un recueil comprenant un ensemble d’œuvres, caractérisées par la spontanéité et la sincérité, sous le titre « Marguerites de la Marguerite des princesses ». En plus d’épîtres destinés au roi ou encore à Louise de Savoie, on y trouve des poésies de circonstances et même des essais de psychologie amoureuse. Dans ce recueil on découvre également des comédies bibliques et profanes sur la trame des drames liturgiques. Elles sont consacrées à la naissance et la vie de jésus Christ, tout en étant moralisantes.

  • Les Chansons spirituelles

Dans les Chansons spirituelles on découvre la Marguerite-poète. Ces vers, où les aveux dominent, sont d’une merveilleuse harmonie. Ronsard, semble t-il, s’inspirera plus tard de cette toute première manifestation du lyrisme moderne français pour écrire ses Odes.

Extraits :

Si quelque injure l’on vous dit,
Endurez-le joyeusement,
Et si chacun de vous mesdit,
N’y mettez vostre pensement
Ce n’est chose nouvelle
D’ouyr ainsi parler souvent
Autant en emporte le vent. 
 
Si quelcun parle de la Foy
En la mettant quasi à rien
Au prix des œuvres de la Loy,
Les estimant les plus grands biens,
Sa doctrine est nouvelle,
Laissez-le là, passer avant;
Autant en emporte le vent. 
Et si pour vostre Foy gaster
Vous vient louer de vos beaux faits,
En vous disant (pour vous flatter),
Qu’il vous tient du rang des parfaits;
Fuyez parole telle,
Qui ameine oegueil decevant,
Autant en emporte le vent. 
Si le monde vous vient tenter
De richesse, honneur et plaisir,
Et les vous vient tous présenter,
Ny mettez ny cœur ny désir:
Car ceste chose temporelle,
Retourne ou estait paravant
Autant en emporte le vent.
  • La Comédie des innocents (vers 1530)

Marie est sur le point de mettre au monde un enfant, mais ne sait pas encore qu’il sera Jésus Christ. Ne sachant pas qui de toutes les femmes enceintes le portait, Hérode décide de faire tuer tous les nouveau-nés de sexe masculin. Dieu, qui le sait, ordonne à ses anges d’avertir la désormais sainte famille. Pendant que le massacre est perpétré par les tyrans d’Hérode, Joseph et Marie quittent les lieux pour mettre au monde l’enfant le plus loin possible. Alors que Jésus vient au monde, les âmes des enfants tués chantent leur bonheur d’être au Paradis après avoir quitté cette terre ingrate.

Extraits :

Dieu commence

Mon œil divin, qui voit l’intérieur,
Devant lequel nul corps extérieur
Ne peut donner aucun empêchement,
Regarde en bas jusqu’à l’inférieur,
Bien qu’il soit haut comme supérieur,
Mais ma bonté l’abaisse doucement.
Or il a vu ce que secrètement
Herodes veut faire de mon Enfant,
Mais ma puissance en dispose autrement,
Qui le Petit contre le Grand défend…  
Rois de là-bas, écoutez promptement,
Et vous aussi qui sous moi puissamment
Jugez la terre en votre obéissance :
Or apprenez mon enseignement…

Le premier ange :

O Joseph, père putatif,
Lève-toi, sans être craintif,
Et prend l’enfant,
Et sa mère aussi…

Joseph :

O bonté qui accourt
Au secours
Des siens, je te loue et remercie…
Ma mie, il faut partir
Sans mentir :
Car l’Ange pendant que je dormais
Herodes veut avoir
Par pouvoir
Votre enfant pour le mettre à mort…

Marie :

Ami, sans attendre demain,
Tout deux il nous faut mettre la main
Pour emporter notre bagage,
Et l’enfant tant doux et humain,
Le sauvant du Roi inhumain…

Joseph :

Allons sans faire nul séjour,
Afin qu’avant le point du jour,
Soyons hors de ce territoire.

Herodes :

Voyez ces trois méchants menteurs,
Inventeurs
D’un Christ forgé dans leurs têtes !
O vous mes loyaux serviteurs,
Amateurs
Des vertus grandes et honnêtes…
Si l’enfant je ne fais périr
Nul ne saurait mon grand martyr…

Le premier Docteur :

En Bethlehem ni alentour,
Ne faut laisser enfant vivant,
N’épargner ni ville ni tour,
Mettez à tous la vie au vent…
  • La Comédie de la nativité de notre seigneur Jésus-Christ (vers 1530)

Ne sachant de qui sera né le Christ, Herode décide de faire tuer tous les enfants de sexe masculin qui viennent au monde. Dans ce texte austère l’auteur nous fait accompagner Joseph et Marie dans leur fuite pour éviter le pire à leur enfant qui va naître. A Bethléem ils demandent asile en vain, l’enfant naît dans une bergerie. Satan s’en mêle pour pousser les pasteurs à commettre le pire, avant que Dieu n’intervienne…

Extraits :

…Mais quand Dieu a révélé au prophète
Que CHRIST fera sa première venue,
 en ce lieu, comme cité élue,
De sa grandeur Esaie fait fête…
O Bethleem, maison de pain nommée,
Qu’elle sera de toi la renommée,
Quand tu seras le coffre du pain vif ?…

Joseph :

Or sommes-nous arrivés en ce lieu,
Dont vous et moi, ma mie, louons Dieu,
Car il est tard et la nuit est venue.
Allons tout droit là où je vois du feu…

Le premier hôte :

Aux riches gens voudrais faire service,
Car mon métier et mon commun office
N’est seulement que toujours amasser
Or et argent, là veux mon temps passer…

Joseph :

O charité, qui rend l’âme parfaite,
Difficile que l’on te trouve au cœur
De l’homme riche, si Dieu n’y est vainqueur !
En voilà un, à dire vérité,
Qui semble bon : Monsieur, par charité,
Vous plairait-il loger moi et ma femme ?
Car entendez que cette pauvre dame
Est sur le point de son accouchement.

Deuxième hôte :

Mon logis n’est pour tels gens que vous,
Vous ne pouvez apporter que des poux.
Princes et rois sont les bienvenus,
Sans rien payer ils sont entretenus…

Joseph :

Adieu, seigneur. Quand l’orgueil l’homme dompte
D’humilité perd si fort l’appétit
Qu’il ne peut plus recevoir le Petit…

Troisième hôte :

…Cure n’avons de gens plein de tristesse :
Prenez ailleurs, mes amis, votre adresse…

Joseph :

Or adieu donc. O que volupté folle
Ce pauvre monde aveugle et affole…

Marie :

Las, mon ami, je vois approcher l’heure
Que naître doit le fruit tant désiré ;
Regardons où.

Joseph :

…Voici un lieu qui sert de pauvre étable ;
Bien qu’il ne soit pour l’enfant honorable…

Premier ange :

Je te salue, ô dame bienheureuse !
Mère du Fils dont tu es amoureuse,
Sans offenser pure virginité,
Tu as reçu nom de maternité,
Et du Puissant tu es la mère et la fille…
  • La Comédie de l’adoration des trois rois à Jésus Christ (vers 1530)

Dans cette comédie Marguerite met en scène des dialogues entre Dieu et des personnages représentants des rois avec des figures allégoriques. Dieu s’adresse à Philosophie, Tribulation, Inspiration et Intelligence divine qui doivent être le propre de l’homme. Les anges interviennent pour chanter, avant que Gaspard, Melchior et Balthazar n’engagent un dialogue constructif…

Extraits :

Dieu commence :

Je suis qui suis, et contient en mon être
Tout ce qui est, qui peut, et qui sera.
Ce qui n’est point j’appelle, et le fait naître…

Intelligence divine :

Par toi, Seigneur, je vois les yeux ouvrir
Des aveugles sous la loi ancienne,
Et les secrets aux gentils découvrir
Idolâtrant sous cette loi païenne…

Dieu :

Allez chercher en Orient les provinces,
Et secourez mes élus et mes amis…

Philosophie :

…O sage Roi, si tu m’es agréable,
Je te rendrai le savoir désirable,
Jusqu’à ce que de vraie science
Ait goûté par patience…

Balthazar :

J’ai grand cas des biens de cette terre,
J’ai désiré honneur et gloire acquérir,
Et de me voir seigneur grand et puissant ;
Pour acquérir des biens j’ai fais la guerre :
Las, je vois bien que trop follement j’erre,
Car tous ces biens n’est rien que vent passant…

Tribulation :

O Roi vivant en plaisir et santé…
Et te tiens juste selon la Loi,
Par moi sera bientôt ton cœur tenté…

Melchior :

Allons tous, sans nulle réplique,
Ailleurs je n’ai plus d’espérance ;
Par son savoir si authentique
J’espère d’avoir délivrance.

Inspiration :

Dieu, pour montrer sa grâce purement
 M’envoie à toi pour déclarer comment
Il est ton Dieu, ton Créateur, ton Père
Et qui, plus est, il veut que vivement
Fasse en ton cœur un divin mouvement…
  • La Comédie du désert (vers 1530)

Sur une terre aride où rien ne pousse, Joseph prie Dieu de venir au secours des siens. Marie demande qu’ils soient pourvus pour être sauvés. Dieu ordonne alors aux anges d’agir pour que les arbres secs portent de nouveau leurs fruits, que les abeilles fassent couler leur miel …

Extraits :

Dieu :

Anges allez en ce Désert détruit ;
Réjouissez par harmonieux bruit
Mère et Enfant, commandez par moi,
Aux arbres secs de leur donner des fruits,
Et que chaque ruisseau soit bien instruit
D’offrir leur eau à leur Seigneur et Roi,
Tant qu’en ce le lieu plein de tout désarroi,
Où rien il n’y a, soit tout en abondance ;
Car où je veux toucher du bout du doigt,
Mon pouvoir se voit en évidence.

Les Anges :

Puisqu’il te plaît, Seigneur Dieu,
Faire révérence en ce pauvre désert lieu,
Où de bien n’a apparence…
Des arbres leur porteront
Des fruits pleins de saveurs exquises
Des fleurs leur consoleront ;
Et de l’eau douce et requise.
Mais de tout soit gloire à toi
En ciel et terre donnée,
Qui grâce par ton fils Roi
As à tous abandonnée.

Marie :

Dieu éternel, mon Père et mon Epoux,
A mon réveil je t’adore à genoux,
Comme la Vie et l’Etre de nous tous,
Tel je te tiens.
En te rendant grâce de tous tes biens…
O Dieu, qui est immuable, immortel,
En toi je vis…
Fais que ton fils à ton vouloir je serve,
Et que la loi parfaitement j‘observe
En la servant…
Que chaud et froid soient raisonnables,
Que faim et soif ne soient insupportables,
Et que puissions
Vivre en repos par rochers et buissons
Où séparés nous ne soyons des doux sons 
Spirituels,
Et de tes dons en nous continuels…

Joseph :

Combien que je me suis lassé
De chercher ce dont j’ai besoin,
Si n’ai-je pas trop amassé
Et si je suis allé assez loin.
Ce que j’ai rapporté est témoin,
Que ce lieu est mal cultivé…
O que de fruits je vois ensemble
Près de Marie sur la terre ?
Il y en a plus, ce me semble,
Qu’en un mois nous saurions cueillir…
Loué soit Dieu qui m’a réconforté,
De mon labeur, voyant qu’il l’a pourvu
De tant de bien qu’aucun n’a apporté
Pour secourir cette Vierge…
 

Le Malade (vers 1535-1536)

Farce, satire religieuse, Marguerite met en scène un malade qui est tiraillé entre sa femme superstitieuse, un médecin dogmatique ainsi que la chambrière. Dans cette symbolique religieuse, l’auteur renvoie dos à dos la religion et la médecine de l’époque. En effet pendant que la femme propose pour guérir son mari des remèdes tels que « la dent de sanglier » ou encore « cinq germes d’œufs », le médecin veut faire une saignée. La servante qui tente de  faire prendre conscience au malade que la foi peut être salvatrice, est prise à partie par le docteur et la femme. Et pourtant c’est la foi qui sauve ce malade.

Extraits

La femme

La dent de sanglier blanche et belle,
Vous donnerai, c’est ma coutume ;
Et d’une herbe, je sais quelle,
Je vous ferai un cataplume.

Le Malade

Ma mie, ce n’est pas le point
Par où il me convient guérir.
Allez bientôt, ne tardez point,
Un médecin me quérir.

Le Femme

Toujours à eux voulez courir,
Mais leur patte est trop dangereuse ;  
Car l’autre jour firent mourir
La fille de la procureuse…

Le Malade

Aïe ! Je perds patience !
Allez tôt, faites bon devoir.

La Femme

Et bien doncques, je le vais querre,
Puisqu’en lui seul vous voulez croire…

La Chambrière

Si j’osais la vérité dire,
Et qu’il vous plût en gré la prendre,
Bientôt serez hors de martyre,
Sans au médecin vous attendre…

Le Malade

Je ne sais à quel saint me rendre
Mais à tous ensemble me vous.

La Chambrière

Un seul vous en peut bien défendre,
Qui est digne que l’on le loue.

Le Malade

Qui est celui qui peut ôter,
Comme vous dites, tous mes maux…

La Chambrière

C’est le saint des saints, le grand maître
Qui sacrifie pape et roi.
C’est dieu qui fermera crois
Que tous vos maux vous ôtera
Quand, par une assurée foi,
Votre cœur là s’arrêtera.
Y a t-il médecin plus sage
Que Dieu, ou meilleur, ou plus doux… ?

Le Malade

En bonne foi je connais bien
Que de Dieu vient toute santé…

Le Médecin

Ma commère voudrait savoir
Quel mal il a.

La Femme

Sous le tétin…
Ce fut hier soir
Mais il s’est plaint qu’au matin…

Le Malade

Las ! Je crains tant cette saignée
Et voir ainsi mon sang répandre…

La Femme

Monsieur, sans saignée, j’en ai vu
Qui sont guéris parfaitent
Pour avoir un breuvage bu
De jus de pavot seulement.

Le Médecin

Vous me troublez l’entendement
Taisez- vous donc folle que vous êtes…
 

L’Inquisiteur (vers 1536)

C’est une farce dans laquelle le personnage, un inquisiteur de la foi et docteur à la Sorbonne,  s’inquiète de la place que prennent de plus en plus les nouvelles doctrines religieuses. Il part en campagne contre tous leurs partisans. Fanatique et bête tout compte fait, il croise au cours d’une promenade avec son valet quatre garçons qui lui tiennent tête. L’auteur le met dans une situation ridicule, avant de le laisser se faire attendrir par ces mômes qui lui chantent notamment le psaume III de David. L’inquisiteur finit par revenir à la tolérance, véritable principe de la religion.

Extraits:

L’Inquisiteur

Le temps s’en va toujours en empirant ;
L’on ne fait plus de religion compte.
Notre crédit, dont je vais soupirant,
Se pourrait bien enfin tourner à honte…
Grand temps y a que je suis passé docteur
Dedans Paris, par ceux de la Sorbonne.
Quatre ans y a que je suis inquisiteur
De notre foi, sans épargner personne.
Je ne dis pas, que si quelqu’un me donne
Un bon présent pour racheter sa vie
Qu’à le sauver promptement n’aie envie…

Le Valet

Mais, à votre avis, ont-ils froid,
Mon maître, ces petits garçons ?
Il me semble qu’en cet endroit,
De feu, leur servent les glaçons.

L’Inquisiteur

…Enfants, enfants, vous perdez temps !
Vous feriez mieux d’étudier.

Janot

Monsieur, si nous sommes contents,
Ne vous en veuillez ennuyer.

L’Inquisiteur

Voilà un beau contentement,
Que de jouer au château de noix !

Pérot

C’est un très bel ébattement,
Ou rien de mal je n’y connais.

L’Inquisiteur

Enfants, il vous serez bien mieux,
D’avoir, de Bien et Mal, science.

Thierrot

De mal, pour être vicieux ?
C’est bien pour perdre patience.

L’Inquisiteur

Vicieux, je ne l’entends pas,
Mais c’est pour acquérir vertu.

Clérot

On l’acquiert ainsi par compas
Et par la règle d’un fétu ?…

Le Valet

Mon maître, trop prenez à cœur
Les propos de cette innocence.
Vous, qui des grands vous êtes vainqueur,
Devez supporter leur enfance.

L’Inquisiteur

Enfance ou innocence, las,
Je ne trouve que malice!
De les battre ne serai las
Si de parler feront plus l’office.
Les Enfants chantant tous ensemble
Ô seigneur, que de gens,
A nuire diligents,
Qui nous troublent et nous grèvent !
Mon Dieu que d’ennemis
Qui aux champs se sont mis
Et contre nous s’élèvent !…

L’Inquisiteur

Je les ois chanter. Qu’est ceci ?
De moi se moque, ce me semble…

Jacot

En lieu de défendre
Parler, veut apprendre
Notre doux language.
Ô que Dieu sait rendre
Bien pour mal, et prendre
Homme en tout âge !…

L’Inquisiteur

Mes petits enfants, je vous prie,
A l’honneur du Dieu des humains,
Que chacun de vous chante et crie,
Et nous tenons tous par les mains !…
 

La Coche (1541).

En présence de la narratrice, trois femmes amies éplorées débattent avec sincérité autour de l’amour courtois (la fin’amor). Alors que la première a été abandonnée par son amant, la seconde qui est tout près de rompre avec le sien est courtisée par ce même amant. La troisième par contre, pour préserver l’amitié qui la lit aux deux autres, choisit de rompre avec l’homme qui l’aime pourtant véritablement.

Extraits :

Ainsi parlant, pensant toute seule estre,
Je vey de loing trois dames apparoistre,
Saillans d’un bois hault, feuillu, et espés,
Dont un ruiseau tescler, pour metter paix
Entre le bois et le pré se mettoit :
Portant le noir et l’une et l’autre estoit
D’une grandeur ; collets, tourets, cornettes
Couvroient leurs cols, leurs visages, et testes…
Je vous requier par l’Amour, qui commande
Sur tous vos bons cœurs, ottroyez ma demande :
Et dites moy la douleur, et la peine,
Que vous souffrez, dont chacune est si pleine,
Que sans mourir ne la povez porter.
Si je ne puis au moins vous conforter,
Je souffriray par grand compassion,
Avecques vous la tribulation…  
 
Làs, ce n’est pas par doute de secret,
Que nous craingnons compter nostre regret :
Lequel voudrions estre par vous escrit…
 
Dames n’attribuez à vice,
Si j’ai laissé, long temps ha, cest office,
Pensant pour vray, qu’Amour n’avoit obmis
Un seul des tours, qu’il fait en es amys,
Qu’en mes escrits passez ne soit trouvé…  
 
Nous sommes trois dans le reconforter
Impossible est : car sans nostre amitié,
Sans mort, tel mal ne sçaurions supporter.
L’une de l’autre ha egale pitié,
Egale Amour, egale fantasie ;
Tant que l’une est de l’autre la moitié :
Entre nous trois n’y eut onc jalousie,
Onques courroux, onques diversité :
Si l’une ha mal l’autre en est tost saisie,
Pareillement en la diversité…

 

La comédie des Quatre Femmes (début 1542)

Alors que la « Querelles des Amies » bat son plein, Marguerite prend à travers cette œuvre le parti d’un de ses protégés Antoine Héroët. Dans « La Parfaite Amye de Cour », celui-ci s’oppose à « L’Amie de Cour » de Bertrand de La Borderie.

Deux jeunes filles et deux femmes débattent ensemble de l’amour. La première considère qu’aimer c’est perdre sa liberté, la seconde au contraire croit qu’il donne accès à la libère. Quant aux deux femmes, l’une est jalouse alors qu’elle est fidèle à son mari, l’autre l’est parce que son mari aime une autre. La voie de la sagesse vient d’une vieille femme qui a été libre durant vingt ans, puis aimé durant vingt autres années. Le débat va pouvoir se clore grâce à l’arrivée de quatre jeunes hommes et d’un vieillard.

Extraits :

La  vieille

Le temps, qui fait et qui défait son œuvre,
M’a, cent ans a, à son école prise.
Son grand trésor, qu’à peu de gens découvre,
M’a découvert, dont je suis bien apprise.
Vingt ans, aimai liberté, que l’on prise
Sans point vouloir de serviteur avoir.
Vingt ans après, d’aimer fis mon devoir.
Mais un tout seul, pour qui seul j’étais une,
Me fut ôté, malgré tout mon vouloir,
Dont soixante ans j’ai pleuré ma fortune.

La première femme

Voilà une dame authentique.
Quel habit ! Quel port ! Quel visage !

La seconde femme

Hélas, ma sœur, qu’elle est antique !

La première femme

Voilà une dame authentique.

La seconde femme

Cent ans apprend bien grand’ pratique.
Ô qu’elle devrait être sage !

La première femme

Voilà une dame authentique.
Quel habit ! Quel port ! Quel visage !

La seconde femme

Or faisons vers elle un voyage ;
Nous n’en pouvons que mieux valoir.

La première femme

En bonne foi, j’ai grand vouloir
D’écouter sa sage doctrine.

La seconde femme

Mais comme elle tient bonne mine !
Allons lui donner le bonjour.

La première femme

Celui qui au Ciel fait séjour
Et en terre a l’autorité,
Vous donn’ toute prospérité !

La vieille

Mes filles, Lui, qui a puissance,
Donne à vos cœurs la connaissance
De Lui, et de vous-même[s] aussi !
Qui vous amène en ce lieu-ci ?
Je vous requiers ne le celer.

La seconde femme

Désir de vous ouïr parler,
Et de vous, quelque bien apprendre ;
Et aussi pour vous faire entendre
Quelque débat, en quoi nous sommes.

La vieille

Hélas ! J’ai des ans si grand’s sommes
Que je crois que mon vieil langage
N’est plus maintenant en usage,
Et qu’à peine l’entendrez-vous.

La première fille

Ne prenez, madame, de nous,

Ennui à nos débats ouïr.

La seconde fille

Nous espérons nous réjouir
Par votre très sainte parole.

La vieille

Afin donc que je vous console,
Chacune fasse son devoir
De me dire et faire savoir
Son cas, pour y donner conseil.
Hâtez-vous comme le soleil,
Car le serein est dangereux
À mon vieil cerveau catarrheux.
Et, par ma grande expérience,
Je vous dirai en conscience
Ce que faire il vous conviendra,
Et [ce] qu’à chacune il adviendra.

Toutes ensemble.

Qui commencera de nous quatre ?

La vieille

La plus sage, sans plus débattre.

La première femme

Ce sera moi.

La seconde femme

Et moi aussi…

Trop, Prou, Peu et Moins (1547)

Marguerite de Navarre réagit semble t-il, avec cette troisième farce, à l’exil puis l’emprisonnement d’Etienne Dolet pour hérésie et athéisme. C’est peut-être aussi une réponse à Calvin qui dans « L’Excuses aux Nicodémites » reproche aux réformés de cacher leur foi et leur conseillant de s’exiler pour vivre cette foi.

Dans cette oeuvre tout aussi symbolique qui a pour thème principal la dissimulation et les apparences trompeuses, Margueritte de Navarre met en scène quatre personnages allégoriques. Les sous-entendus, les énigmes, les équivoques sont omniprésentes. Trop et Prou symbolisent le pouvoir et l’argent (richesse matérielle), alors que Peu et Moins représentent la misère matériel et la richesse spirituelle. Pourtant les seconds, qui font confiance aux bienfaits de leurs cornes qu’ils exhibent fièrement, sont bien plus heureux. Les premiers par contre sont tellement honteux de leurs grandes oreilles, qu’ils font tout pour les dissimuler. Ceux-ci cherchent alors à découvrir ce qui rend les deux autres si heureux, en vain, car ils restent sourds à la parole de Dieu.

Extraits :

Peu

L’on me nomme Peu, qui se cache
Partout, je veux bien qu’on le sache,
Le peu aimé, le moins [re]douté.
Je garde la brebis, la vache :
Le pourceau par le pied j’attache.
Mon corps sans cesser est bouté*
À tout travail ; moult m’a coûté,
Tant que je ne possède rien.
Mais j’ai une bourse au côté,
Qui est remplie de tous biens.

Moins

Je me nomme le pauvre Moins,
Le moindre de tous les humains,
Qui n’ai rien, et rien avoir veux.
Toujours laboure soirs et ma[t]ins,
De corps, de pieds, de bras, de mains.
En cela j’accomplis mes vœux.
Souci n’ai d’enfants, ni neveux ;
De les enrichir n’ai envie,
Ma richesse est sous mes cheveux,
Par quoi ne crains perdre la vie.

Peu

Tu es des miens.

Moins

Des vôtres suis.

Peu

Tous d’un cerveau sommes conduits.

Moins

Tous marchons d’un consentement.

Peu

Tous deux n’avons qu’un sentiment.

Moins

Je vous [re]connais bien à la voix.

Peu

Et de longtemps je vous savais
Tel avoir été que vous êtes.

Moins

Pareil accoutrement de têtes
Nous portons, et sans différence.

Peu

Nous avons pareille espérance,
Pareil but, et pareille fin.

Moins

Vous n’êtes, pas plus que moi, fin,
Mais les plus fins nous affinons!

Peu

C’est pource que nous ne finons
D’être Peu et Moins si petits,
Que gens pleins de grands appétits
Ne savent pas bien où nous prendre.

Moins

Nous ne craignons nul attendre ;
Car quand nous approchons des hommes,
Si petits auprès d’eux nous sommes
Qu’ils ne nous peuvent regarder.

Peu

Craintif ne se doit hasarder,
Quand il a par où être pris.

Moins

Nos habits sont de si vil prix
Que, si quelqu’un par là nous tire,
Si facilement les déchire,
Que l’on ne nous peut retenir.

Peu

L’on ne peut l’innocent punir,
Ni celui qui est rien, toucher.

Moins

Qui voudra au mort reprocher
Ses péchés et ses grands méfaits,
Il portera si bien ce faix
Qu’il n’en daignera rien répondre.

Peu

L’on ne peut brebis rase tondre ;
Qui n’a rien, rien aussi ne perd.

Moins

Qui ne porte rien, rien n’appert !
Par quoi cette lettre est bien close
À cil qui cherche quelque chose

Peu

Ils n’en peuvent trouver le bout.
Hélas, ils pensent avoir tout !
Mais ce tout-là, qu’ils disent leur,
Ce n’est en fin que tout malheur.
Notre Tout3 n’est pas de la sorte.

Moins

Certes il faut que ce Tout sorte
De rien pour être cher tenu…

La Navire (1547)

Sous le sous-titre de « Consolation du roi François Ier à sa sœur Marguerite », le texte a été écrit lors de sa retraite à Tusson après le décès de son frère le roi François 1er. Dans cette œuvre apparaît toute la douleur d’une reine désespérée, que le frère vient lui-même consoler.

Ce recueil est suivi de «Le trépas du Roi » dans lequel elle établit un dialogue avec son frère, au ciel, alors qu’elle-même est captive depuis quelque temps. François 1er apparaît sous les traits de Pan, le maître de la bergère Amarissime ou La Très Amère (Marguerite). Agapy le berger partage la douleur de la bergère, arrive Paraclesis le souverain consolateur.

Extraits: 

En réveillant sans cesse ma mémoire
Du tempz passe, tant loing d’adversité…
 
Du temps passé de ce roy sans nul vice,
Au cueur duquel vertu fut tout enclose.
Ne seroit ce pas trop grande injustice
Qu’amour mourust qui vivoit en santé,
Quant mort a faict sur luy son dur office…
 
Depuis le temps de nostre jeune enfance
Jusqu’à la fin de luy et son histoire ;
Cinquante deux ans, j’ay de sa présence
Tousjours jouy, sans estre séparée :
O importable et doloreuse absence !…
Quelz sont uns pleurs, mes souspirs et mes cris?
Rien au regard de ce que tu nu’- ri les :
Mon pleur an pris de vray pleur n’est que ris…
 
Mais fort amour le corps me vient contraindre
A regretter, à pleurer, à crier;
Et le dehors ne peult le dedans faindre.
Prier ne veulx, aussi ne doibz prier
D’oster mon dueil mais de bien l’augmenter…

Comédie sur le trespas du Roy (1547)

Marguerite compose cette comédie quelques mois après la mort de son frère le roi François 1er en Béarn, après son séjour à l’abbaye de Tusson. Elle revient ainsi sous le coup d’une grande douleur au pur lyrisme religieux abandonnant la satire. Personnage principal, elle apparaît sous le voile d’Amarissime, d’une bergère inconsolable. L’esprit troublé, celle-ci se promène seule dans la campagne pleurant la perte de Pan (le roi). Elle implore la nature de partager sa douleur qu’elle extériorise :

« Las ! tant malheureuse je suis,

Que mon malheur dire ne puis

Sinon qu’il est sans espérance :

Désespoir est desja à l’huys

Pour me jetter au fondz du puits

Où n’a d’en saillir apparence… » 

Apparaissent alors tour à tour trois autres personnages qui l’entendent gémir pour la consoler. Il y a d’abord Securus (son mari) qui tente de la consoler tout en se refusant s’abandonner aux larmes et lui montre la voie de la raison. Agapy (le berger) qui partage la douleur d’Amarissime la bergère et qui représente en fait le futur roi Henri II. Arrive enfin Paraclesis, une joyeuse messagère de Dieu, qui vient lui annoncer que son frère est au Paradis, qu’il est heureux et qu’il ne veut pas qu’on se lamente sur son sort.

Extraits:

Amarissime:

Seulle criez mes douleurs haultement :

Deuil et amour soi[en]t vostre retoricque.

Chantez des vers de douleur seullcmeiit.

Qui composez sont sans entendement

Par ung esprit troublé jusque à la mort.

Faictes sentir a tout le firmament

Qu’à luy et vous la mort a faict grand tort…

Amarissime chante :

Tant de larmes jettent mes yeulx

Qu’ilz ne voyent terre ne cieulx,

Telle est de leur pleur l’abondance.

Ma bouche se plainct en tous lieux,

De mon cueur ne peult saillir mieux

Que souspirs 2 sans nulle allégeance.

Securus:

Mais n’ay-je pas ouy la foible voix

De la dolente et triste Amarissime,

Devers laquelle à grand haste m’en vois?

Car à l’oyr presque morte l’estime,

Plaine de deuil du pié jusqu’à la cime.

De desespoir j’ay son chant entendu :

Elle a raison, soit en prose ou en rime,

De lamenter, car elle a tout perdu.

Amarissime chante :

Tristesse par ses grans efiorts

A rendu si foible mon corps,

Qu’il n’ha ny vertu ny puissance.

Il est semblable à l’un des morts,

Tant que le voyant par dehors

L’on perd de luy la congnoissance.

Securus:

Cesse ce chant et ces pleurs lamentables,

Qui n’est 1 à corps ny esprit profitable,

Ma très parfaicte et tant aymée amye.

Amahissime:

Securus, tant vray et charitable,

Tant extrême est mon deuil et importable

Que consoller je ne [le] s[ç]aurois mye.

Securus:

Helas ! je sçay que tu as bien raison.

Si ay-je aussy en tout lieu et saison

De regretter une perte sy grande,

Tous deux avons beu la triste poizon ;

Par quoy viens t’en à ma pauvre maison

Ou de noz plainctz ferons aux dieux ofrande.

Amarissime:

Amy, délaisse icy la délaissée,

Que la mort a jusqu’à mort abaissée,

Luy ostant Pan où estoit tout son bien.

Car d’ennuy suis si très fort opressee,

Que ta maison sera très mal dressée

Par moi, n’ayant plus nul soucy de rien.

Securus:

Peulx tu laisser, ma très chère compaigne,

Nostre trouppeau errant par la montaigne,

Au grand danger du loup aussy de l’ours?

Amarissime:

Mais que de pleurs mon visage je baigne :

Il m’est [encore] advis qu’asez je gaigne,

Car mort m’a faict de trop estranges tours.

Securus:

Je ne le faicz pour arrester tes larmes,

Car comme toy je sens pareil[s] tourmens,

Mais c’est afin que nous pleurions ensemble.

Amarissime:

Amy, pour toy j’ay mon grand amour ferme,

Je partiray d’icy, car je t’afferme

Que riens que mort noz c[u]eurs ne desasemble.

Securus:

Consolle-toy, Amarissime chère,

Esleve ung peu ta morte et triste chaire,

Car, toy mourant, mettrois fin à ma vie.

Agapy:

Quel son, quel chant est-ce que j’oy de loing,

Tant que je pers le sens et la parole?

C’est voix de femme et qui a grand besoing,

À mon advis, que quelcun la consolle.

Amarissime:

Mais, helas! mon corps est banny

Du sien, auquel il fut uny

Depuis le temps de nostre enfance !

Mon esprit aussi est puny,

Quand il se trouve desgarny

Du sien plein de toute science.

Esprit et corps de dueil sont pleins,

Tant qu’ilz sont convertiz en plains ;

Seul pleurer est ma contenance.

Je crie par bois et par plains,

Au ciel et terre me complains ;

A rien fort à mon dueil ne pense.

Agapy:

Ceste voix là me tire à soy,

Car elle est semblable à la mienne ;

Et sens une douleur en moy

Toute telle comme la sienne.

Sa chanson me semble ancienne,

Si sont les motz de neuf ouvraige ;

D’où que ce soit que la voix vienne,

Ignorer n’en puis le langaige.

Amarissime:

Mort qui m’as fait sy mauvais tour

D’abattre ma force et ma tour,

Tout mon refuge et ma défense,

N’as sceu ruyner mon amour

Que je sens croistre nuict et jour,

Qui ma douleur croist et avance.

Mon mal ne se peut révéler,

Et m’est si dur à l’avaller,

Que j’en perds toute patience.

Il ne m’en fault donc plus parler,

Mais penser de bien tost aller

Où Dieu l’a mis par sa clémence.

Agapy:

O Amarissime est-ce toy?

C’est toy qui monstre[s] par ton chant

Que vraye amour et seure foy

Par le temps ne vont poinct laschant.

Las! tu pleures le tour meschant

De la mort, dont plainctes tu faitz.

Par quoy vers toy m’en voys marchant,

Pour avec toy porter le faix.

Amarissime:

C’est Agapy : je congnois sa voix doulce.

Hélas! c’est luy, j’en ay bonne apparence.

Son chant piteux à lamenter me poulse,

Car, comme moy, il n’a que desplaisance.

Crie bien hault, Securus, car je pense

Qu’il est si près qu’il t’oïra clamant.

Securus:

Agapy, je te requiers, avance

Ton marcher lent, viens à moy promptement.

Agapy:

Amy berger qui crie[s] de là hault

En m’apellant, dis-moy [ce] qu’il te fault.

Tu me congnois, mais dis moy qui es tu?

Paraclesis:

Du grand Pasteur porte commandemens

Dont envers vous messaigiere je suis.

Bien que tristesse contre moy ferme l’huys

De tous vos cueurs, quoyqu’elle die ou face,

J’y entreray, car chasser je la puis

Par la bonté qui vous veult faire grâce.

Agapy:

Grâce estimons qui nous pourroit donner

Que nostre chef devint une fontaine.

Paralesis:

Si vous fault-il ce dueil habandonner,

Pour obeyr à la puissance haultaine ;

Car asseurer vous [peulx] qu’au beau domaine

Des plaisans Champs Elysées demeure

Vostre doux Pan, hors de douleur et peine,

Qui ne veult point que sa gloire l’on pleure.

Amarissime:

Doubte ne faictz qu’après la vie saincte

De nostre Pan, il ne soit mis sans faincte

En seur repoz, fermement je le crois.

Paraclesis:

Pourquoy es-tu donc à plorer contraincte ?

Ne te plaist-il [pas] de veoir sa vie saincte

Pour vray l’orner de couronne de Roy?

Amarassime:

Non, mais me plains qu’ainsi je l’ay perdu

Ou que la mort n’a[it] mon corps estendu

Avec le sien, rendant son coup parfaict.

Paraclesis:

Si mon parler de toy fut entendu,

Bien tost seroit devant tes veulx rendu

Le Pan lequel tu estimois deffaict…

Amarassime:

En attendant, brebis, vaches et veaulx,

Souffriront 1 tout, laissant les bons morceaulx

Et leur pain blanc pour manger le pain bis.

Paraclesis:

Pan n’est poinct mort mais plus que jamais vit

Avec Moïse et Jacob et David,

Et sont aux cieulx parlans de bergerie.

Securus:

Pan est vivant ! Que tel cas on ne vit

Que ceste mort qui de nous le ravit

L’ait mis en vie. Oh! c’est une fairie.

Paraclesis:

Pan est vivant, encores le vous dictz,

En ces beaux champs et plaisans paradis,

Où sans cesser avec sa lire chante…

Les Prisons :

Si l’on prend en considération l’ampleur du sujet traité, on peut affirmer que Les Prisons  est certainement l’œuvre capitale de marguerite, la plus digne d’intérêt. Usant d’allégorie, la reine fait une synthèse de sa vie passée en retraçant les étapes les plus importantes d’une  existence plutôt tourmentée. Le  personnage, un gentilhomme, entreprend de se libérer des prisons « morales » successives dans lesquels il s’était enfermé. La première épreuve est l’amour et les liens qui l’entourent, avant que le « prisonnier » qui a changé de statut ne se heurte l’Ambition, l’Avarice et la Concupiscence. Libéré il s’enferme alors dans la Science jusqu’à ce qu’il découvre la joie et la paix suprêmes dans l’amour de Dieu. La reine revient également sur sa douleur, après la perte de son frère François Ier.

Extraits:

« Veult mettre à rien et tout anéantir. »

Jamais mon cueur n’eust voulu consentir

À donner foy à chose si estrange ;

Et n’y avoit homme, ny saint, ny ange y …

S’il fust venu d’un tel cas m’advertir,

Que j’eusse crainct soudain le desmentir.

Si fut ce vous, ce ne fut autre main,

Qui, soubz mainctien gracieux et humain,

Soubz ung parler digne de m’asseurer,

Soubz ung regard pour me faire endurer-

Dix mille mortz, m’avez en trahyson

Par les petis demoly ma maison.

Mais, en pensant de moy tout le contraire,

Je ne cessoys moy mesmes la reffaire,

Dont prisonnier de moy mesmes j’estoys,

Non plus de vous, et si ne m’en doubtoys

Jusques au temps que le soleil, plus chault

Qu’il ne souloit, enflamba ung lieu hault,

Où de bruller chacun ne se feignoit,

Fust il de glace, au moins on s’en pleiguoit

En ce temps là, je veillay une nuict,

Disant tout seul : Qui est ce qui me nuict ?

A qui desplaist le repoz où je suys?

Qui veult avoir le bien que je poursuys ?

Qui sent le lieu où je suys ne la place ?

Qui entreprend m’en chasser par audace?…

 

…Que pour mon bien vous estes tous laschez,

Plustost de moy que moy de vous fascliez.

O foible boys pour faire telle force,

Tout vermoulu et le cueur et l’escorce,

Est ce par vous que j’ay esté tenu

Pis que captif? Or le temps est venu

Que maulgré moy et vous j’ay alegeance;

J’en laisse au feu à faire la vengeance.

Mais est ce là ma couverture antique

Qui nous fut chère autant qu’une relique,

Où je n’osoys toucher non plus qu’au feu,

Craignant l’osterou destourner ung peu?

Helas! qu’Amour en moy à l’heure ouvrait

Quand je voyoys qu’elle se descouvroit,

Que je n’osoys par là saillir aux champs,

Car j’estimoys les tours saiges, meschans,

Et me sembloit que de la conserver

C’estoit la loy d’amytié observer…

 

…Jamais tourné sur autre bastiment.

Mais, délivré de nia prison antique,

Ambition, dont le feu brulle et pique,

Me vint saisir par désir de bastir

Mille maisons et de les assortir,

Et d’aquerir possessions et terres.

Dont souvent sort procès, debatz et guerres.

Puys, j’advisay marchans et marchandise!

Qui ont du gaing senty les friandises,

Gens de justiee, officiers, commissaires,

Qui souvent sont plus griefz que nécessaires.

Là viz le gain multiplier soudain

Par les estatz dont j’avoys eu desdaing,

Estimant plus Testât de serviteur

Que j’euz de vous, que d’estre conducteur

D’un grant empire, ou d’estre connestable,

Ou chancellier, ou le plus prouffitable

Estât qui soit; mais perdant ma maistresse

Pers mon estât, parquoy toute richesse

Qui me faschoit, mainctenant me plaist fort…

 

… Et 1 des dames vives la compagnye.

De grans beaultez et de vertus garnye.

Dancer les viz et chanter en doulx son,

Dont il me print au cueur une frisson,

Car des lyens il me vint souvenir.

Qui en prison longtemps m’ont fait tenir.

Et tout ainsy qu’un grant coup adressé

Dessus ung bras, ung peu devant blessé,

Fait double mal et donne peur et craincte,

Aussy mon cueur, où vous fustes empraincte,

Se print par peur si fort à tressaillir

Que je pensoys qu’il deust de moy saillir,

Craignant tumber par grâce et par beaulté

En la prison plaine de cruaulté ;

Qui me fist’ tost destourner mon regard,

De ces beaultez, le jectant autre part,

Car jamais plus ne vouloys asservir

Mon cueur d’aymer une anltre ou la servir,

Pensant que myeulx vault des femmes user

Qu’idolastrer d’elles ou abuser,

User ainsy comme fait une beste,

Sans passion…

 

… Las ! ceste amour tant pure cstoit durable

Si vostre cueur n’eust esté variable!

Variable est, parquoy je varieray,

Mais toutesfoys je ne me marierai

Ny ne seray jamais lyé de femme,

Soit pour espouse, ou pour maistresse ou dame,

Mais j’useray de toutes à loysir,

Sans nul travail pour y prendre plaisir.

Je m’essayiav de farder mon visaige

Et d’acoustrer et pollir mon langaige,

De deviser nouveaulx hahillcmens,

De bien danser, de jouer d’instrumens,

De manier chevaulx et porter armes,

De feindre avoir souvent aux yeulx les larmes,

De les tourner doulcement contremont,

Monstrant le blanc comme amants transis font,

Et de couvrir ma pensée vilaine,

Faignant souffrir jusqu’à perdre l’alayne.

Bientost partis de ce lieu, dangereux

A qui n’a sceu que c’est d’estre amoureux…

 

… Par desespoir fait noyer l’home ou pendre;

Les biens aquis en peynes et labeurs,

Quant on les perd, causent tant de douleurs,

Que le riche homme estant en povreté

Vouldroit n’avoir jamais si riche esté :

A peyne peult soustenir l’indigence

Qui a vescu toujours en habundance.

Quand à la chair, l’homme ebctté et fo,

Qui en a prins tant et plus que son soûl,

Enfin dira, s’il ne veult bien mentir,

De court plaisir venir long repentir.

Le trop qu’il a prins en manger et boire

Perdre luy fait la force et la memoyre ;

Venus au corps luy donne tremblement

Pour le meilleur et plus doulx traitement,

Amoindrissant l’esprit, les dentz, la veue ;

Mais qui l’aura longtemps entretenue,

En grant sueur se pourra tant chauffer

Qu’il sentira quelque peyne d’enfer;

Et s’il ne veut suer en telle chambre,

Il périra perdant membre après membre.

Voilà la fin là où conduict le vice…

 

… Alors du pain void la vie et sustanee

Estre Dieu seul, où gist la susistunce

De tous vivantz, d’arbres et d’animaulx.

Et qui garder veult et homes et chevaulx.

Celluy qui dit : « Je voys », et ne se boutte

Qu’a regarder le dehors, ne void goutte ;

Mais qui ce mot : « Je suys » trouve partout,

Le vray sçavoir a congneu jusqu’au bout ;

Des médecins et de médecine use,

Mais au dehors toutesfoys ne s’abuse ;

L’homme il reçoyt ainsy qu’à Dieu servant,

Sa médecine il congnoist si avant

Qu’il n’y voit rien que la vertu divine.

Ainsy voyant dedans la médecine

Très clairement le Créateur ouvrer,

Par cest esprit qui me fist recouvrer

L’intelligence et le sens trop caché,

Je ne fuz plus des livres empesché.

D’autre part, viz tumber mes livres beaulx,

Où sont comprins les sept artz liberaulx;

Ce feu les a de tresbuscher hastez,

Mais toutesfoys ne les a pas gastez,

Car j’apperceuz que leur beaulté première

Croissoit tant plus recevoit de lumière,

Dont je congneuz que Dieu, à ceste foys,

Qui par raison, par mesure, par poix,

Son œuvre faict, a par sa sapience

Luy seul en l’homme enventé la science…

 

…Et s’asseurer en ceste congnoissance

Du seul vray Dieu, créateur et bon père,

Et de Jésus, que pour nous estre frère

Et rédempteur a çà bas envoyé,

Nous rachaptant du monde desvoyé,

N’ayant desdaing de nostre chair mortelle :

En ces deux poinctz gist la vie éternelle.

Ce docteur là, qui telle vérité

Par escript mect, a très bien meritté

D’estre estimé sçavant et véritable…

 

… Qui Dieu avoit pour filz et Dieu pour père,

Le temple pur de la divinité

Où habitoit toute la Trinité,

Plaine de grâce et de perfection,

Fut du cousteau tranchant d’affection

D’aspre douleur en l’ame transpercée,

Mais foy la tint dessus ses piedz dressée,

Tant qu’en ung corps saige, constant et stable,

Portoit unff cueur mort à son filz semblable.

Ainsy sa mort dedans son filz passa,

Mais quand du monde à son Dieu trépassa,

En lieu de mort la vie elle goustoit,

Car en son Tout morte et vivante estoit.

Sainct Jehan aussy, Marie Magdelaine,

Qui du rocher en la céleste plaine

Sailloit sans mal, c’estoit que dans la croix

Souffrirent mort, parquoy en ces destroictz

Mort ne povoit les mortz en Christ tenir,

N’ayant en eulx que le seul souvenir

De leur Jésus, leur Tout, que tant aymoient

Que pour le veoir la mort vie estimoient;

Car qui de Christ gouste la mort cruelle

N’a peur ny mal en la mort corporelle…

L’Heptaméron (1558-1559):

Ou L’Heptaméron des Nouvelles de très haute et très illustre princesse Marguerite d’Angoulême, reine de Navarre.

Après la mort de son frère le roi François 1er, fatiguée et malade, Marguerite se retire dans le Sud. Elle lit Décaméron de Boccace et s’en inspire pour écrire Heptaméron, resté inachevé à sa mort en 1549.  L’œuvre, qui est alors publiée après sa mort, connaît très vite un succès prodigieux suscitant réprobation par certains pour sa bassesse et glorification pour d’autres pour sa grandeur morale. Plus que dans le reste de son œuvre, ce texte permet en outre de découvrir la pensée politique, sociale et religieuse de la reine.

Mélange de sacré et de profane, première et unique œuvre en prose, c’est un recueil de 72 nouvelles écrites en huit jours (d’où le titre « Heptaméron » attribué posthume à raison d’une dizaine par jours. Alternant le court et le long, le gai et le tragique…avec un ton parfois drôle ou pathétique et d’autres grave ou grotesques, elles sont chacune suivie de commentaires de conversants et oriente vers la suivante.

5 hommes et 5 femmes (Hircan, Géburon, Simontaut, Dagoucin, Saffredent, Parlamente, Oisille, Longarine, Ennasuite et Nomerfide) qui évoquent visiblement des personnes ayant vécu dans l’entourage de l’auteur et représentant une sorte de mini-société, sont contraints de séjourner dans une ville des Pyrénées bloquées par des inondations. Ils se retrouvent dans une abbaye où ils font connaissance. En attendant la décrue, comme dans le Décaméron de Boccace, ils se racontent des histoires à raison de dix par journée. « Et s’il vous plaît que tous les jours, depuis midi jusqu’à quatre heures, nous allions dedans ce beau pré le long de la rivière du Gave, où les arbres sont si feuillés que le soleil ne sauroit percer l’ombre ni échauffer la fraîcheur, là, assis à nos aises, dira chacun quelque histoire qu’il aura vu ou bien ouï dire à quelque personne de foi. Au bout de dix jours, aurons parachevé la centaine, et si Dieu fait que notre labeur soit trouvé digne des yeux des seigneurs et dames dessus nommés, nous leur en ferons présent au retour de ce voyage … »

Les 72 nouvelles sont racontées dans une ambiance emprunte de délicatesse et de raffinement par ces personnages. On y trouve pièges, mensonges, duperies, vengeance, meurtres, infidélités et fidélités …bref une image de l’homme apparaissant dans une véritable comédie humaine. A titre d’exemples l’histoire de ce religieux épris qu’on punit en brûlant son monastère, celle d’une femme qui réussit à cacher à son mari vieux et borgne son amant, ou encore celle de ce curé qui met enceinte sa petite sœur…Le message de Marguerite est clair : défendre une religion fondée sur les textes, mais aussi  la raison, le cœur et la conscience et non une religion figée dans des traditions formelles et hypocrites. Pas seulement elle revendique  le droit des femmes à l’amour et à l’égalité dans le mariage.

Quelques nouvelles de l’Heptameron:

Cinquième nouvelle (narré par Geburon)

Au port à Coulon près de Niort, il y avait une batelière, qui jour et nuit ne faisait que passerchacun. Advint que deux cordeliers dudit Niort, passèrent la rivière tous seuls avec elle. Et pourceque ce passage est un des plus longs qui soit en France, pour la garder d’ennuyer vinrent à la prierd’amours : à quoi elle fit telle réponse qu’elle devait. Mais eux qui pour le travail du cheminn’étaient lassés, ni pour froideur de l’eau refroidis, ni aussi pour le refus de la femme honteux, se délibérèrent de la prendre tous deux par la force : ou si elle se plaignait la jeter dans la rivière. Elleaussi sage et fine, qu’ils étaient fous et malicieux, leur dit : « Je ne suis pas si mal gracieuse que j’enfais le semblant, mais je veux vous prier de m’octroyer deux choses, et puis vous connaîtrez quej’ai meilleure envie de vous obéir, que vous n’avez de me prier. » Les cordeliers lui jurèrent par leurbon saint François, qu’elle ne leur saurait demander chose qu’ils ne lui octroyassent, pour avoir ce qu’ils désiraient d’elle. « Je vous requiers premièrement, dit-elle, que vous me juriez et promettiez,que jamais à homme vivant nul de vous ne déclarera notre affaire » : ce qu’ils lui promirent trèsvolontiers. Ainsi leur dit : « Que l’un après l’autre veuille prendre son plaisir de moi, car j’auraistrop de honte, que tous deux me vissiez ensemble : regardez lequel me veut avoir la première. » Ilstrouvèrent très juste sa requête, et accorda le plus jeune que le vieux commencerait : et en approchant d’une petite île, elle dit au beau-père le jeune : « Dites là vos oraisons, jusques à cequ’aie mené votre compagnon ici devant en une autre île : et si à son retour il se loue de moi,nous le laisserons ici, et nous en irons ensemble. » Le jeune sauta dedans l’île, attendant le retourde son compagnon, lequel la batelière mena en autre : et quand ils furent au bord, faisantsemblant d’attacher son bateau, lui dit : « Mon ami regardez en quel lieu nous nous mettrons. » Le beau-père entra en l’île pour chercher l’endroit qui lui serait plus à propos : mais sitôt qu’elle le vità terre, donna un coup de pied contre un arbre, et se retira avec son bateau dedans la rivière,laissant ces deux beaux-pères aux déserts, auxquels elle cria tant qu’elle put : « Attendez messieurs,que l’Ange de Dieu vous vienne consoler, car de moi n’aurez aujourd’hui autre chose qui vouspuisse plaire. »
Ces deux pauvres cordeliers connaissant la tromperie, se mirent à genoux sur le bord de l’eau lapriant ne leur faire cette honte, et que si elle les voulait doucement mener au port, ils luipromettaient de ne lui demander rien. Et s’en allant toujours leur disait : « Je serais folle si aprèsavoir échappé de vos mains, je m’y remettais. » Et en retournant au village appelé son mari, etceux de la justice, pour venir prendre ces deux loups enragés, dont par la grâce de Dieu elle avait échappé de leurs dents. Eux et la justice s’y en allèrent si bien accompagnés, qu’il n’y demeura ni grand ni petit, qui ne voulut avoir part au plaisir de cette chasse. Ces pauvres fratres voyant venirsi grande compagnie se cachèrent chacun dans son île, comme Adam quand il se vit devant la facede Dieu. La honte mit leur péché devant leurs yeux, et la crainte d’être punis les faisait trembler sifort qu’ils étaient demi morts. Mais cela ne les garda d’être pris et menés prisonniers, qui ne fut pas sans être moqués et hués d’hommes et de femmes. Les uns disaient : « Ces beaux-pères nousprêchent chasteté, et puis la veulent ôter à nos femmes. » Le mari disait : « Ils n’osent toucherl’argent la main nue, et veulent bien manier les cuisses des femmes, qui sont plus dangereuses. » Lesautres disaient : « Sont sépulcres par dehors blanchis, et dedans pleins de morts et de pourriture. »Et une autre criait : « A leurs fruits connaissez-vous quels arbres sont. » Croyez que tous les passages, que l’Ecriture dit contre les hypocrites, furent là allégués contre les pauvres prisonniers :lesquels par le moyen du gardien furent recoux et délivrés, qui en grande diligence les vintdemander, assurant ceux de la justice qu’il en ferait plus grande punition que les séculiers n’ensauraient faire. Et pour satisfaire à partie, protesta qu’ils diraient tant de suffrages et prières qu’onles voudrait charger. Parquoi le juge accorda sa requête et lui donna les prisonniers, qui furent si bien chapitrés du gardien (qui était homme de bien) que oncques puis ne passèrent rivière sansfaire le signe de la croix, et se recommander à Dieu.

Huitième nouvelle (narré par Longarine) :

En la conté d’Alès, il y avait un homme, nomme Bornet, qui avait épousé une honnête femme de bien, de laquelle il aimait l’honneur et la réputation, comme je crois que tous les maris qui sont ici font de leurs femmes. Et combien qu’il voulût que la sienne lui gardât loyauté, [si] ne voulait il pas que la loi fût égale à tous deux; car il alla être amoureux de sa chambrière, auquel change il ne gagnait que le plaisir qu’apporte quelquefois la diversité des viandes. I1 avait un voisin, de pareille condition que lui, nommé Sandras, tabourin et couturier; et y avait entre eux telle amitié que, hormis la femme, n’avaient rien parti ensemble. Parquoi il déclara à son ami l’entreprise qu’il avait sur sa chambrière, lequel non seulement le trouva bon, mais aida de tout son pouvoir à la parachever, espérant avoir part au butin. La chambrière, qui ne s’y voulut consentir, se voyant pressée de tous côtés, alla le dire à sa maîtresse, la priant de lui donner congé de s’en aller chez ses parents; car elle ne pouvait plus vivre en ce tourment. La maîtresse, qui aimait bien fort son mari, duquel souvent elle avait eu soupçon, fut bien aise d’avoir gagné ce point sur lui, et de lui pouvoir montrer justement qu’elle en avait eu double. Dit à sa chambrière: « Tenez bon, m’amie; tenez peu à peu bons propos à mon mari, et puis après lui donnez assignation de coucher avec vous en ma garderobbe; et ne faillez à me dire la nuit qu’il devra venir, et gardez que nul n’en sache rien. » La chambrière fait tout ainsi que sa maîtresse lui avait commandé, dont le maître fut si aise, qu’il en alla faire la fête à son compagnon, lequel le pria, vue qu’il avait été du marché, d’en avoir le demeurant. La promesse faite et l’heure venue, s’en alla coucher le maître, comme il cuidait, avec sa chambrière. Mais sa femme, qui avait renoncé à l’autorité de commander, pour le plaisir de servir, s’était mise en la place de sa chambrière; et reçut son mari non comme femme, mais feignant la contenance d’une fille étonnée, si bien que son mari ne s’en aperçut point.

Je ne vous saurais dire lequel était plus aise des deux, ou lui de penser tromper sa femme, ou elle de tromper son mari. Et quant il eut demeuré avec elle, non selon son vouloir, mais selon sa puissance, qui sentait le vieux marié, s’en alla hors de la maison, où il trouva son compagnon, beaucoup plus jeune et plus fort que lui; et lui fait la fête d’avoir trouvé la meilleure robe qu’il avait point vue. Son compagnon lui dit: « Vous savez ce que vous m’avez promis? —Allez donc vite, dit le maître de peur qu’elle ne se lève ou que ma femme ait affaire d’elle. Le compagnon s’y en alla, et trouva encore la même chambrière que le mari avait méconnue, laquelle, cuidant que ce fut son mari, ne le refuse de chose que lui demandât (j’entends demander pour prendre, car il n’osait parler). II y demeura bien plus longuement que non pas le mari; dont la femme s’émerveilla fort, car elle n’avait point accoutumé d’avoir telles nuitées: toutefois, elle eut patience, se réconfortant aux propos qu’elle avait délibéré de lui tenir le lendemain, et à la moquerie qu’elle lui ferait recevoir. Sur le point de l’aube du jour, cet homme se leva d’auprès d’elle, et, en se jouant à elle, au partir du lit, lui arracha un anneau qu’elle avait au doigt, duquel son mari l’avait épousée; chose que les femmes de ce pays gardent en grande superstition, et honorent fort une femme qui garde tel anneau jusqu’à la mort. Et, au contraire, si par fortune le perd, elle est desestimée, comme ayant donne sa foi à autre que son mari. Elle fut très contente qu’il lui ôtât, pensant qu’il serait sûr témoignage de la tromperie qu’elle lui avait faite.

Quant le compagnon fut retourné devers le maître, il lui demanda: « Et puis? » Il lui répondit qu’il était de son opinion, et que, s’il n’eût craint le jour, encore y fut il demeuré. Ils se vont tous deux reposer le plus longuement qu’ils peuvent. Et, au matin, en s’habillant, aperçut le mari l’anneau que son compagnon avait au doigt, tout pareil de celui qu’il avait donné à sa femme en mariage, et demanda à son compagnon, qui le lui avait donne. Mais, quant il entendit qu’il l’avait arraché du doigt de la chambrière, fut fort étonné; et commença à donner de la tête contre la muraille, disant: « Ha! vertu Dieu! me serais je bien fait cocu moi même, sans que ma femme en sut rien? » Son compagnon, pour le conforter, lui dit: « Peut être que votre femme baille son anneau en garde au soir à sa chambrière? » Mais, sans rien répondre, le mari s’en va à la maison, là où il trouva sa femme plus belle, plus gorgiasse et plus joyeuse qu’elle n’avait accoutumé, comme celle qui se réjouissait d’avoir sauvé la conscience de sa chambrière, et d’avoir expérimenté jusqu’au bout son mari, sans rien y perdre que le dormir d’une nuit. Le mari, la voyant avec ce bon visage, dit en soi même: si elle savait ma bonne fortune, elle ne me ferait pas si bonne chère. Et, en parlant à elle plusieurs propos, la prit par la main, et avisa qu’elle n’avait point l’anneau, qui jamais ne lui partait du doigt; dont il devint tout transi; et lui demanda en voix tremblante: « Qu’avez vous fait de votre anneau? » Mais elle, qui fut bien aise qu’il la mettait au propos qu’elle avait envie de lui tenir, lui dit: « O le plus méchant de tous les hommes! A qui est ce que vous le cuidez avoir ôté? Vous pensiez bien que ce fut à ma chambrière, pour l’amour de laquelle avez dépensé plus de deux parts de vos biens, que jamais vous ne fîtes pour moi; car, à la première fois que vous y êtes venu coucher, je vous ai juge tant amoureux d’elle qu’il n’était possible de plus. Mais, après que vous fûtes sailli dehors et puis encore retourné, semblait que vous fussiez un diable sans ordre ne mesure. O malheureux! pensez quel aveuglement vous a pris de louer tant mon corps et mon embonpoint, dont par si longtemps avez été jouissant, sans en faire grande estime? Ce n’est donc pas la beauté ne l’embonpoint de votre chambrière qui vous a fait trouver ce plaisir si agréable, mais c’est le péché infâme de la vilaine concupiscence qui brûle votre cœur, et vous rend tous les sens si hébétés, que par la fureur en quoi vous mettait l’amour de cette chambrière, je crois que vous eussiez pris une chèvre coiffée pour une belle fille. Or il est temps mon mari, de vous corriger, et de vous contenter autant de moi, en me connaissant votre femme de bien, que vous avez fait, pensant que je fusse une pauvre méchante. Ce que j’ai fait a été pour vous retirer de votre malheur, afin que, sur votre vieillesse, nous vivions en bonne amitié et repos de conscience. Car, si vous voulez continuer la vie passée j’aime mieux me séparer de vous, que de voir de jour en jour la ruine de votre âme, de votre corps et de vos biens, devant mes yeux. Mais, s’il vous plaît connaître votre fausse opinion, et vous délibérer de vivre selon Dieu, gardant ses commandements, j’oublierai toutes les fautes passées, comme je veux que Dieu oublie l’ingratitude à ne l’aimer comme je dois. » Qui fut bien désespéré, ce fut ce pauvre mari, voyant sa femme tant sage, belle et chaste, avoir été délaissée de lui pour une qui ne l’aimait pas et, qui pis est. avait été si malheureux, que de la faire méchante sans son su, et que faire participant un autre au plaisir qui était que pour lui seul, se forgea en lui même les cornes de perpétuelle moquerie. Mais, [voyant] sa femme assez courroucée de l’amour qu’il avait portée à sa chambrière, se garde bien de lui dire le méchant tour qu’il lui avait fait; et, en lui demandant pardon, avec promesse de changer entièrement sa mauvaise vie, lui rendit l’anneau qu’il avait repris de son compagnon, auquel il pria de ne révéler sa honte. Mais, comme toutes choses dictes à l’oreille et prêchées sur le toit, quelque temps après, la vérité fut connue et l’appelait on cocu, sans honte de sa femme.

Il me semble, mes dames, que, si tous ceux qui ont fait de pareilles offenses à leurs femmes étaient punis de pareille punition, Hircan et Saffredent devraient avoir belle peur. Saffredent lui dit: Et dea, Longarine, n’y en a il point d’autres en la compagnie mariez, que Hircan et moi?—Si a bien, dit elle, mais non pas qui voulsissent jouer un tel tour.—Où avez vous vu, répondit Saffredent, que nous ayons pourchassé les chambrières de nos femmes?—Si celles à qui il touche, dit Longarine, voulaient dire la vérité, l’on trouverait bien chambrière à qui l’on a donne congé avant son quartier.—Vraiment, ce dit Geburon, vous êtes une bonne dame, qui, en lieu de faire rire la compagnie, comme vous aviez promis, mettez ces deux pauvres gens en colère.—C’est tout un, dit Longarine; mais qu’ils ne viennent point à tirer leurs épées, leur colère ne fera que redoubler notre rire.—Mais il est bon, dit Hircan, que, si nos femmes voulaient croire cette dame, elle brouillerait le meilleur ménage qui soit en la compagnie.—Je sais bien devant qui je parle, dit Longarine; car vos femmes sont si sages et vous aiment tant, que, quant vous leur feriez des cornes aussi puissantes que celles d’un daim, encore voudraient elles persuader elles et tout le monde, que ce sont chapeaux de roses. » La compagnie et même ceux à qui il touchait se prirent tant à rire, qu’ils mirent fin en leurs propos. Mais Dagoucin, qui encore avait sonné mot, ne se peut tenir de dire: . »L’homme est bien déraisonnable quant il a de quoi se contenter, et veut chercher autre chose. Car j’ai vu souvent, pour cuider mieux avoir et ne se contenter de la suffisance, que l’on tombe au pis; et si n’est l’on point plaint, car l’inconstance est toujours blâmée. » Simontault lui dit: »Mais que ferez vous à ceux qui n’ont pas trouve leur moitié? Appelez vous inconstance, de la chercher en tous les lieux où l’on la peut trouver? —Pour ce que l’homme ne peut savoir, dit Dagoucin, où est cette moitié dont l’union est si égale que l’un ne diffère de l’autre, il faut qu’il s’arrête où l’amour le contraint; et que, pour quelque occasion qu’il puisse advenir, ne change le cœur ne la volonté; car, si celle que vous aimez est tellement semblable à vous et d’une même volonté, ce sera vous que vous aimerez, et non pas elle. —Dagoucin, dit Hircan, vous voulez tomber en une fausse opinion; comme si nous devions aimer les femmes sans en être aimes!—Hircan, dit Dagoucin, je veux dire que, si notre amour est fondée sur la beauté, bonne grâce, amour et faveur d’une femme, et notre fin soit plaisir, honneur ou profit, l’amour ne peut longuement durer; car, si la chose sur quoi nous la fondons défaut, notre amour s’envole hors de nous. Mais je suis ferme à mon opinion, que celui qui aime, n’ayant autre fin ne désir que de bien aimer, laissera plus tôt son âme par la mort, que cette forte amour saille de son cœur.—Par ma foi, dit Simontault, je ne crois pas que jamais vous ayez été amoureux; car, si vous aviez senti le feu comme les autres, vous ne nous peindriez ici la chose publique de Platon, qui s’écrit et ne s’expérimente point.—Si j’ai aimé, dit Dagoucin, j’aime encore, et aimerai tant que vivrai. Mais j’ai si grand peur que la démonstration fasse tort à la perfection de mon amour, que je craints que celle de qui je devrais désirer l’amitié semblable, l’entende; et même je n’ose penser ma pensée, de peur que mes yeux en révèlent quelque chose; car, tant plus je tiens ce feu celé et couvert, et plus en moi croit le plaisir de savoir que j’aime parfaitement.—Ha, par ma foi, dit Geburon, si ne crois je pas que vous ne fussiez bien aise être aimé.—Je ne dis pas le contraire, dit Dagoucin; mais, quant je serais tant aime que j’aime, si n’en saurait croître mon amour, comme elle ne saurait diminuer pour n’être si très aime que j’aime fort. » A l’heure, Parlamente, qui soupçonnait cette fantaisie, lui dit: « Donnez vous garde, Dagoucin; car j’en ai vu d’autres que vous, qui ont mieux aime mourir que parler.—Ceux là, ma dame, dit Dagoucin, estimai je très heureux.—Voire, dit Saffredent, et dignes être mis au rang des Innocents, desquels l’Église chante: Non loquendo, sed moriendo confessi sunt. J’en ai ouï tant parler de ces transis d’amours, mais encore jamais je n’en vois mourir un. Et puis que je suis échappé, vu les ennuis que j’en ai porte, je ne pensai jamais que autre en puisse mourir.—Ha, Saffredent! dit Dagoucin, ou voulez vous donc être aimé? Et ceux de votre opinion ne meurent jamais. Mais j’en sais assez bon nombre qui ne sont morts d’autre maladie que d’aimer parfaitement. » . . .

Neuvième nouvelle (narré par Dagoucin)

Entre Dauphiné et Provence, y avait un gentilhomme beaucoup plus riche de vertu, beauté et honnêteté que d’autres biens, lequel tant aima une demoiselle, dont je ne dirai le nom, pour l’amour de ses parents qui sont venus de bonnes et grandes maisons; mais assurez vous que la chose est véritable. Et, à cause qu’il n’était de maison de mêmes elle, il n’osait découvrir son affection; car l’amour qu’il lui portait était si grande et parfaite, qu’il eût mieux aimé mourir que désirer une chose qui eût été à son déshonneur. Et, se voyant de si bas lieu au pris d’elle, n’avait nul espoir de l’épouser. Parquoi son amour n’était fondée sur nulle fin, sinon de l’aimer de tout son pouvoir le plus parfaitement qu’il lui était possible; ce qu’il fait si longuement que à la fin elle en eut quelque connaissance. Et, voyant l’honnête amitié qu’il lui portait tant pleine de vertu et bon propos, se sentait être honorée être aimée d’un si vertueux personnage; et lui faisait tant de bonne chère, qu’il n’y avait nulle prétention à mieux se contenter. Mais la malice, ennemie de tout repos, ne peut souffrir cette vie honnête et heureuse; car quelques uns allèrent dire à la mère de la fille qu’ils s’ébahissaient que ce gentilhomme pouvait tant faire en sa maison, et que l’on soupçonnait que la fille l’y tenait plus que autre chose, avec laquelle on le voyait souvent parler. La mère, qui ne doutait en nulle façon de l’honnêteté du gentilhomme, dont elle se tenait aussi assurée que de nul de ses enfants, fut fort marrie d’entendre que on le prenait en mauvaise part; tant que à la fin, craignant le scandale par la malice des hommes, le pria pour quelque temps de ne hanter pas sa maison, comme il avait accoutumé, chose qu’il trouva de dure digestion, sachant que les honnêtes propos qu’il tenait à sa fille ne méritaient point tel éloignement. toutefois, pour faire taire les mauvaises langues, se retire tant de temps, que le bruit cessa; et y retourna comme il avait accoutumé; l’absence duquel n’avait amoindri sa bonne volume. Mais, étant en sa maison, entendit que l’on parlait de marier cette fille avec un gentilhomme qui lui sembla être point si riche, qu’il lui dût tenir le tort d’avoir s’amie plus tôt que lui. Et commença à prendre cœur et employer ses amis pour parler de sa part, pensant que, si le choix était baillé à la demoiselle, qu’elle le préférerait à l’autre. Toutefois, la mère de la fille et les parents, pour ce que l’autre était beaucoup plus riche, l’élirent; dont le pauvre gentilhomme prit tel déplaisir, sachant que s’amie perdait autant de contentement que lui, que peu à peu, sans autre maladie, commença à diminuer, et en peu de temps changea de telle sorte qu’il semblait qu’il couvrit la beauté de son visage du masque de la mort, ou d’heure en heure il allait joyeusement.

Si est ce qu’il ne se peut garder le plus souvent d’aller parler à celle qu’il aimait tant. Mais, à la fin, que la force lui défaillait, il fut contraint de garder le lit, dont il ne voulut avcrtir celle qu’il aimait, pour ne lui donner part de son ennui. Et, se laissant ainsi aller au désespoir et à la tristesse, perdit le boire et le manger, le dormir et le repos, en sorte qu’il n’était possible de le reconnaître, pour la maigreur et étrange visage qu’il avait. Quelqu’un en avertit la mère de s’amie, qui était dame fort charitable, et d’autre part aimait tant le gentilhomme, que, si tous leurs parents eussent été de l’opinion d’elle et de sa fille, ils eussent préféré l’honnêteté de lui à tous les biens de l’autre; mais les parents du côté du père n’y voulaient entendre. Toutefois, avec sa fille, elle alla visiter le pauvre malheureux, qu’elle trouva plus mort que vif. Et connaissant la fin de sa vie approcher, s’était le matin confessé et reçut le saint sacrement, pensant mourir sans plus voir personne. Mais, lui, à deux doigts de la mort, voyant entrer celle qui était sa vie et sa résurrection, se sentit si fortifié, qu’il se jeta en sursaut sur son lit, disant à la dame: « Quelle occasion vous a émue, ma dame, de venir visiter celui qui a déjà le pied en la fosse, et de la mort duquel vous êtes la cause? —Comment, ce dit la dame, serait il bien possible que celui que nous aimons tant pût recevoir la mort par notre faute? Je vous prie, dictes moi pour quelle raison vous tenez ces propos?—Ma dame, ce dit il, combien que tant qu’il m’a été possible j’ai dissimulé l’amour que j’ai porté à mademoiselle votre fille, si est ce que mes parents, parlants du mariage d’elle et de moi, en ont plus déclaré que je ne voulais, vu le malheur qui m’est advenu d’en perdre l’espérance, non pour mon plaisir particulier, mais pour ce que je sais qu’avec nul autre ne sera jamais si bien traitée ne tant aimée qu’elle eût été avec moi. Le bien que je vois qu’elle perd du meilleur et plus affectionné ami qu’elle ait en ce monde, me fait plus de mal que la perte de ma vie, que pour elle seule je voulais conserver; toutefois, puis qu’elle ne lui peut de rien servir, ce n’est grand gain de la perdre. » La mère et la fille, oyant ces propos, mirent peine de le réconforter; et lui dit la mère: « Prenez bon courage, mon ami, et je vous promets ma foi que, si Dieu vous redonne santé, jamais ma fille n’aura autre mari que vous. Et voilà ci présente, à laquelle je commande nous en faire la promesse. » La fille, en pleurant, mit peine de lui donner surte de ce que sa mère promettait. Mais [lui], bien connaissant que quand il aurait la santé, il n’aurait pas s’amie, et que les bons propos qu’elle tenait n’étaient seulement que pour essayer à le faire un peu revenir, leur dit que, si ce langage lui eût été tenu il y avait trois mois, il eût été le plus sain et le plus heureux gentilhomme de France; mais que le secours venait si tard qu’il ne pouvait plus être cru ne espéré. Et, quant il voit qu’elles s’efforçaient de le faire croire, il leur dit: « Or, puis que je vois que vous me promettez le bien que jamais ne peut advenir, encore que vous le voulsissiez, pour la faiblesse où je suis, je vous en demande un beaucoup moindre que jamais je n’eus la hardiesse de requérir. » A l’heure, toutes deux le lui jurèrent, et qu’il demandât hardiment. « Je vous supplie, dit il, que vous me donnez entre mes bras celle que vous me promettez pour femme; et lui commandez qu’elle m’embrasse et baise. » La fille, qui n’avait accoutumé telles privautés, en cuida faire difficulté; mais la mère le lui commanda expressément, voyant qu’il n’y avait plus en lui sentiment ne force d’homme vif. La fille donc, par ce commandement, s’avança sur le lit du pauvre malade, lui disant: « Mon ami, je vous prie, réjouissez vous! » Le pauvre languissant, le plus fortement qu’il peut, étendit ses bras tous dénués de chair et de sang, et avec toute la force de ses os embrassa la cause de sa mort; et, en la baisant de sa froide et pale bouche, la tint le plus longuement qu’il lui fut possible; et puis lui dit: « L’amour que je vous ai portée a été si grande et honnête, que jamais, hors mariage, ne souhaitai de vous que le bien que j’en ai maintenant; par faute duquel et avec lequel je rendrai joyeusement mon esprit à Dieu, qui est parfaite amour et charité, qui connaît la grandeur de mon amour et l’honnêteté de mon désir; le suppliant, avant mon désir entre mes bras, recevoir entre les siens mon esprit. » Et, en ce disant, la reprint entre ses bras par une telle véhémence, que, le cœur affaibli ne pouvant porter cet effort, fut abandonné de toutes ses vertus et esprits; car la joie les fait tellement dilater que le siège de l’âme lui faillit, et s’envola à son Créateur. Et; combien que le pauvre corps demeurât sans vie longuement et, par ceste occasion, ne pouvant plus tenir sa prise, l’amour que la demoiselle avait toujours celée se déclara à l’heure si fort que la mère et les serviteurs du mort eurent affaire à séparer cet union; mais à force ôtèrent la vive, pire que la morte, d’entre les bras du mort, lequel ils firent honorablement enterrer. Et le triomphe des obsèques furent les larmes, les pleurs et les cris de cette pauvre demoiselle, qui d’autant plus se déclara après la mort, qu’elle s’était dissimulée durant la vie, quasi comme satisfaisant du tort qu’elle lui avait tenu. Et depuis (comme j’ai ouï dire) quelque mari qu’on lui donnât pour l’apaiser, n’a jamais joie en son cœur.

« Vous semble-t-il, Messieurs, qui n’avez voulu croire à ma parole, que cet exemple ne soit pas suffisant pour nous faire confesser que parfaite amour mène les gens à la mort, par trop être celée et méconnue? Il n’y a nul de vous qui ne connaisse parents d’un coté d’autre, parquoi n’en pouvez plus douter , et nul qui l’a expérimenté ne le peut croire. » Les dames, oyant cela, eurent toutes la larme à l’œil; mais Hircan leur dit: « Voilà le plus grand fou dont j’ouïs jamais parler! Est il raisonnable par votre foi, que nous mourions pour les femmes, qui ne sont faites que pour nous, et que nous craignons leur demander ce que Dieu commande de nous donner? Je ne parle pour moi ne pour tous les mariés; car j’ai autant ou plus de femmes qu’il m’en faut: mais je dis ceci pour ceux qui en ont nécessité, lesquels il me semble être sots de craindre celles à qui ils doivent faire peur. Et ne voyez vous pas bien le regret que cette pauvre demoiselle avait de sa sottise? Car, puis qu’elle n’eut point refusé le corps , s’il eût usé d’aussi grande audace qu’il fait pitié en mourant.—Toutefois, dit Oisille, si montra bien le gentilhomme l’honnête amitié qu’il lui portait, dont il sera à jamais louable devant tout le monde; car trouver chasteté en un cœur amoureux, c’est chose plus divine que humaine.—Ma dame, dit Saffredent, pour confirmer le dire de Hircan, auquel je me tiens, je vous supplie croire que Fortune aide aux audacieux, et qu’il n’y a homme, s’il est aimé d’une dame (mais qu’il le sache poursuivre sagement et affectionnement), que à la fin n’en ait du tout ce qu’il demande en partie; mais l’ignorance et la folle crainte font perdre aux hommes beaucoup de bonnes aventures, et fondent leur perte sur la vertu de leur amie, laquelle n’ont jamais expérimentée du bout du doigt seulement; car onques place bien assaillie ne fut, qu’elle ne fût prise.—Mais, dit Parlamente, je m’ébahis de vous deux comme vous osez tenir tels propos! Celles que vous avez aimées ne vous sont guère tenues, ou votre adresse à été [en si] méchant [lieu] que vous estimez les femmes toutes pareilles?—Ma demoiselle, dit Saffredent, quant est de moi, je suis si malheureux que je n’ai de quoi me vanter; mais si ne puis je tant attribuer mon malheur à la vertu des dames que à la faute de n’avoir assez sagement entrepris ou bien prudemment conduit mon affaire; et n’allègue pour tous docteurs, que la vieille du Roman de la Rose, laquelle dit:

Nous sommes faits, beaux fils, sans doutes,
Toutes pour tous, et tous pour toutes.

Parquoi je ne croirai jamais que, si l’amour est une fois au cœur d’une femme, l’homme n’en ait bonne issue, s’il ne tient à sa bêterie. Parlamente dit: « Et si je vous en nommais une, bien aimante, bien requise, pressée et importunée et toutefois femme de bien , victorieuse de son cœur, de son corps, d’amour et de son ami, avoueriez vous que la chose véritable serait possible? —Vraiment, dit il, oui.—Lors, dit Parlamente vous seriez tous de dure foi, si vous ne croyez cet exemple. » …

Douzième nouvelle (narré par Dagoucin) :

Depuis dix ans en ça, en la ville de Florence, y avait un duc de la maison de Medicis, lequel avait épousé madame Marguerite, fille bâtarde de l’Empereur. Et, pour ce qu’elle était encoures si jeune, qu’il ne lui était licite de coucher avec elle, attendant son âge [plus mûr], la trait fort doucement; car, pour l’épargner, fut amoureux de quelques autres dames de la ville que la nuit il allait voir, tandis que sa femme dormait. Entre autres, le fut d’une fort belle, sage et honnête dame, laquelle était sœur d’un gentilhomme que le duc aimait comme lui même, et auquel il donnait tant d’autorité en sa maison, que sa parole était obéie et crainte comme celle du duc. Et n’y avait secret en son cœur qu’il ne lui déclarât, en sorte que l’on le pouvait nommer le second lui même.

Et voyant le duc sa sœur être tant femme de bien qu’il n’avait moyen de lui déclarer l’amour qu’il lui portait, après avoir cherche toutes occasions à lui possibles, vint à ce gentilhomme qu’il aimait tant, en lui disant: « S’il y avait chose en ce monde, mon ami, que je ne voulsisse faire pour vous, je craindrais à vous déclarer ma fantaisie, et encore plus à vous prier me y être aidant. Mais je vous porte tant d’amour, que, si j’avais femme, mère ou fille qui peut servir à sauver votre vie, je les y emploierais, plutôt que de vous laisser mourir en torment; et j’estime que l’amour que vous me portez est réciproque à la mienne; et que si moi, qui suis votre maître, vous portais telle affection, que pour le moins ne la sauriez porter moindre. Parquoi, je vous déclarerai un secret, dont le taire me met en l’état que vous voyez, duquel je n’espère amendement que par la mort ou par le service que vous me pouvez faire. »

Le gentilhomme, oyant les raisons de son maître, et voyant son visage non feint, tout baigné de larmes, en eut si grande compassion, qu’il lui dit: « Monsieur , je suis votre créature; tout le bien et l’honneur que j’ai en ce monde vient de vous: vous pouvez parler à moi comme à votre âme, étant sur que ce qui sera en ma puissance est en vos mains. » A l’heure, le duc commença à lui déclarer l’amour qu’il portait à sa sœur, qui était si grande et si forte, que, si par son moyen n’en avait la jouissance, il ne voyait pas qu’il peut vivre longuement. Car il savait bien que envers elle prières ne présents ne servaient de riens. Parquoi, il le pria que, s’il aimait sa vie autant que lui la sienne, lui trouvât moyen de lui faire recouvrer le bien que sans lui il n’espérait jamais d’avoir. Le frère, qui aimait sa sœur et l’honneur de sa maison plus que le plaisir du due, lui voulut faire quelque remontrance, lui suppliant en tous autres endroits l’employer, hormis en une chose si cruelle à lui, que de pourchasser le déshonneur de son sang; et que son sang, son cœur ne son honneur ne se pouvaient accorder à lui faire ce service. Le due, tout enflammé d’un courroux importable, mit le doigt à ses dents, se mordant l’ongle, et lui répondit par une grande fureur: « Or bien, puisque je ne trouve en vous nulle amitié, je sais que j’ai à faire. » Le gentilhomme, connaissant la cruauté de son maître, eut crainte et lui dit: « Mon seigneur, puis qu’il vous plaît, je parlerai à elle et vous dirai sa réponse. » Le duc lui répondit, en se départant: « Si vous aimez ma vie, aussi ferai je la vôtre. »

Le gentilhomme entendit bien que cette parole voulait dire. Et fut un jour ou deux sans voir le due, pensant ce qu’il avait à faire. D’un côté, lui venait au devant l’obligation qu’il devait à son maître, les biens et les honneurs qu’il avait reçus de lui; de l’autre côté, l’honneur de sa maison, l’honnêteté et chasteté de sa sœur, qu ‘il savait bien jamais ne se consentir à telle méchanceté, si par sa tromperie elle n’était prise par force; [chose] si étrange que à jamais lui et les siens en seraient diffamez. [Si] prit conclusion de ce différend, qu’il aimait mieux mourir que de faire un si méchant tour à sa sœur, l’une des plus femmes de bien qui fût en toute l’Italie; mais que plutôt devait délivrer sa patrie d’un tel tyran, qui par force voulait mettre une telle tache en sa maison; car il tenait tout assuré que, sans faire mourir le due, la vie de lui et des siens n’était pas assurée. Parquoi, sans en parler à sa sœur, ni à créature du monde, délibéra de sauver sa vie et venger sa honte par un même moyen. Et, au bout de deux jours, s’en vint au duc et lui dit comme il avait tant bien pratiqué sa sœur, non sans grande peine, que à la fin elle s’était consentie à faire sa volume, pourvu qu’il lui plût tenir la chose si secrète, que nul que son frère n’en eût connaissance.

Le duc, qui désirait cette nouvelle, la crut facilement. Et, en embrassant le messager, lui promettait tout ce qu’il lui saurait demander; le pria de bien tôt exécuter son entreprise, et prirent le jour ensemble. Si le duc fut aise, il ne le faut point demander. Et, quant il voit approcher la nuit tant désirée ou il espérait avoir la victoire de celle qu’il avait estimée invincible, se retire de bonne heure avec ce gentilhomme tout seul; et n’oublia pas de s’accoutrer de coiffes et chemises parfumées le mieux qu’il lui fut possible. Et, quant chacun fut retire, s’en alla avec ce gentilhomme au logis de sa dame, ou il arrive en une chambre bien fort en ordre. Le gentilhomme le dépouilla de sa robe de nuit et le mit dedans le lit, en lui disant: « Mon seigneur, je vous vois quérir celle qui n’entrera pas en cette chambre sans rougir; mais j’espère que, avant le matin, elle sera assurée de vous. » II laissa le duc et s’en alla en sa chambre, ou il ne trouva que un seul homme de ses gens, auquel il dit: « Aurais tu bien le cœur de me suivre en un lieu ou je me veux venger du plus grand ennemi que j’aie en ce monde? » L’autre, ignorant ce qu’il voulait faire, lui répondit: « 0ui, Monsieur, fut ce contre le duc même. » A l’heure le gentilhomme le mena si soudain, qu’il n’eut loisir de prendre autres armes que un poignard qu’il avait. Et, quant le duc l’ouït revenir, pensant qu’il lui amena celle qu’il aimait tant, ouvrit son rideau et ses œils, pour regarder et recevoir le bien qu’il avait tant attendu; mais, en lieu de voir celle dont il espérait la conservation de sa vie, va voir la précipitation de sa mort, qui était une épée toute nue que le gentilhomme avait tirée, de laquelle il frappa le duc qui était tout en chemise; lequel, dénué d’armes et non de cœur, se mit en son séant, dedans le lit, et prit le gentilhomme à travers le corps, en lui disant: « Est-ce ci la promesse que vous me tenez? » Et, voyant qu’il n’avait autres armes que les dents et les ongles, mordit le gentilhomme au pouce, et à force de bras se défendit, tant que tous deux tombèrent en la ruelle du lit. Le gentilhomme, qui n’était trop assuré, appela son serviteur; lequel, trouvant le duc et son maître si liez ensemble qu’il ne savait lequel choisir, les tire tous deux par les pieds, au milieu de la place, et avec son poignard s’essaya à couper la gorge du due, lequel se défendit jusqu’à ce que la perte de son sang le rendit si faible qu’il n’en pouvait plus. Alors le gentilhomme et son serviteur le mirent dans son lit, ou à coups de poignards le parachevèrent de suer. Puis, tirant le rideau, s’en allèrent et enfermèrent le corps mort en la chambre.

Et, quant il se voit victorieux de son grand ennemi, par la mort duquel il pensait mettre en liberté la chose publique, se pensa que son œuvre serait imparfait, s’il n’en faisait autant à cinq ou six de ceux qui étaient les prochains du duc. Et, pour en venir à fin, dit à son serviteur, qu’il les allât quérir l’un après l’autre, pour en faire comme il avait fait du duc. Mais le serviteur, qui n’était ne hardi ne fol, lui dit: « I1 me semble, monsieur, que vous en avez assez fait pour cette heure, et que vous ferez mieux de penser à sauver votre vie, que de la vouloir ôter à autres. Car, si nous demeurions autant à défaire chacun d’eux, que nous avons fait à défaire le duc, le jour découvrirait plutôt notre entreprise, que ne 1’aurions mise à fin, encore que nous trouvassions nos ennemis sans défense. » Le gentilhomme, la mauvaise conscience duquel le rendait craintif, croit son serviteur, et, le menant seul avec lui, s’en alla à un évêque qui avait la charge de faire ouvrir les portes de la ville et commander aux fosses. Ce gentilhomme lui dit: « J ‘ai eu ce soir des nouvelles que un mien frère est à l’article de la mort; je viens de demander mon congé au due, lequel le m’a donne: parquoi, je vous prie mander aux postes me bailler deux bons chevaux, et au portier de la ville m’ouvrir. » L’évêque, qui n’estimait moins sa prière que le commandement du duc son maître, lui bailla incontinent un bulletin, par la vertu duquel la porte lui fut ouverte et les chevaux baillez, ainsi qu’il demandait. Et, en lieu d’aller voir son frère, s’en alla droit à Venise, ou il se fait guérir des morsures que le duc lui avait faites, puis s’en alla en Turquie.

Le matin, tous les serviteurs du duc, qui le voyaient si tard demeurer à revenir, soupçonnèrent bien qu’il était allé voir quelque dame; mais, voyant qu’il demeurait tant, commencèrent à le chercher par tous côtés. La pauvre duchesse, qui commençait fort à l’aimer, sachant qu’on ne le trouvait point, fut en grande peine. Mais, quant le gentilhomme qu’il aimait tant ne fut vu non plus que lui, on alla en sa maison le chercher. Et, trouvant du sang à la porte de sa chambre, l’on entra dedans; mais il n’y eut homme ne serviteur qui en sût dire nouvelles. Et, suivant les traces du sang, vinrent les pauvres serviteurs du duc à la porte de la chambre ou il était qu’ils trouvèrent fermée; mais bien tôt eurent rompu l’huis. Et, voyant la place toute plaine de sang, tirèrent le rideau du lit et trouvèrent le pauvre corps, endormi, en son lit, du dormir sans fin. Vous pouvez penser quel deuil menèrent ses pauvres serviteurs, qui apportèrent le corps en son palais, ou arriva l’évêque, qui leur compta comme le gentilhomme était parti la nuit en diligence, sous couleur d’aller voir son frère. Parquoi fut connue comment que c’était lui qui avait fait ce meurtre. Et fut aussi prouve que sa pauvre sœur jamais n’en avait oïl parler; laquelle, combien qu’elle fut étonnée du cas advenu, si est ce qu’elle en aima davantage son frère, qui n’avait pas épargné le hasard de sa vie, pour la délivrer d’un si cruel prince ennemi. Et continua de plus en plus sa vie honnête en ses vertus, tellement que, combien qu’elle fut pauvre, pour ce que leur maison fut confisquée, si trouvèrent sa sœur et elle des maris autant honnêtes hommes et riches qu’il y en eut point en Italie; et ont toujours depuis vécu en grande et bonne réputation.

« Voilà, mes dames, qui vous doit bien faire craindre ce petit dieu, qui prend son plaisir à tourmenter autant les princes que les pauvres, et les forts que les faibles, et qui les aveuglit jusqu’à oublier Dieu et leur conscience, et à la fin leur propre vie. Et doivent bien craindre les princes et ceux qui sont en autorité, de faire déplaisir à moindres que eux; car il n’y a nul qui ne puisse nuire, quand Dieu se veut venger du pécheur, ne si grand qui sût mal faire à celui qui est en sa garde. »

Cette histoire fut bien estimée de toute la compagnie, mais elle lui engendra diverses opinions; car les uns soutenaient que le gentilhomme avait fait son devoir de sauver sa vie et l’honneur de sa sœur, ensemble d’avoir délivré sa patrie d’un tel tirant; les autres disaient que non, mais que c’était trop grande ingratitude de mettre à mort celui qui lui avait fait tant de bien et d’honneur. Les dames disaient qu’il était bon frère et vertueux citoyen; les hommes, au contraire, qu’il était traître et méchant serviteur; et faisait fort bon oïr les raisons alléguées des deux côtés. Mais les dames, selon leur coutume, parlaient autant par passion que par raison, disant que le duc était si digne de mort, que bien heureux était celui qui avait fait le coup. Parquoi, voyant Dagoucin le grand débat qu’il avait ému, leur dit: « Pour Dieu, mes dames, ne prenez point querelle d’une chose déjà passée; mais gardez que vos beautés ne fassent point faire de plus cruel meurtre que celui que j’ai compte. » Parlamente lui dit: « La Belle dame sans mercy nous a appris à dire que si gracieuse maladie [ne] met guère de gens à mort.—Plût a Dieu, ma dame, ce lui dit Dagoucin, que toutes celles qui sont en cette compagnie sussent combien cette opinion est fausse! Et je crois qu’elles ne voudraient point avoir le nom d’être sans merci, ne ressembler à cette incrédule, qui laissa mourir un bon serviteur par faute d’une gracieuse réponse.—Vous voudriez donc, dit Parlamante, pour sauver la vie d’un qui dit nous aimer, que nous mettions notre honneur et notre conscience en danger? —Ce n’est pas ce que je vous dis, répondit Dagoucin, car celui qui aime parfaitement craindrait plus de blesser l’honneur de sa dame, que elle même. Parquoi il me semble bien que une réponse honnête et gracieuse, telle que parfaite et honnête amitié requiert, ne pourrait qu’accroître l’honneur et amender la conscience; car il n’est pas vrai serviteur, qui cherche le contraire.—Toutefois, dit Ennasuite, si est ce toujours la fin de vos oraisons, qui commencent par l’honneur et finissent par le contraire. Et si tous ceux qui sont ici en veulent dire la vérité, je les en crois en leur serment. » Hircan jura, quant à lui, qu’il n’avait jamais aimé femme, hormis la sienne, à qui il ne désirât faire offenser Dieu bien lourdement. Autant en dit Simontault, et ajouta qu’il avait souvent souhaité toutes les femmes méchantes, hormis la sienne. Geburon lui dit: « Vraiment, vous méritez que la vôtre soit telle que vous désirez les autres; mais, quant à moi, je puis bien vous jurer que j’ai tant aimé [une femme], que j’eusse mieux aimé mourir, que pour moi elle eût fait chose dont je l’eusse moins estimée. Car mon amour était fondée en ses vertus, tant que, pour quelque bien que je en eusse su avoir, je n’y eusse voulu voir une tache. » Saffredent se prit à rire, en lui disant: « Geburon, je pensais que l’amour de votre femme et le bon sens que vous avez, vous eussent mis hors du danger d’être amoureux, mais je vois bien que non; car vous usez encore des termes, dont nous avons accoutumé tromper les plus fines et d’être écoutés des plus sages. Car qui est celle qui nous fermera ses oreilles quant nous commencerons à l’honneur et à la vertu? Mais, si nous leur montrons notre cœur tel qu’il est, il y en a beaucoup de bien venus entre les dames, de qui elles ne tiendront compte. Mais nous couvrons notre diable du plus bel ange que nous pouvons trouver. Et, sous cette couverture, avant qu’être connus, recevons beaucoup de bonnes chères. Et peut être tirons les cœurs des dames si avant que, pensant aller droit à la vertu, quand elles connaissent le vice, elles n’ont le moyen ne le loisir de retirer leur[s] pied[s]. —Vraiment, dit Geburon, je vous pensais autre que vous ne dictes, et que la vertu vous fut plus plaisante que le plaisir. —Comment! dit Saffredent, est il plus grande vertu que d’aimer comme Dieu le commande? I1 me semble que c’est beaucoup mieux fait d’aimer une femme comme femme], que d’en idolâtrer [plusieurs] comme [on fait] d’un image. Et quant à moi, je tiens cette opinion ferme, qu’il vaut mieux en user que d’en abuser. » Les dames furent toutes du côté de Geburon, et contraignirent Saffredent de se taire; lequel dit: « Il m’est bien aise de n’en parler plus, car j’en ai este si mal traité, que je n’y veux plus retourner.—Votre malice, ce lui dit Longarine, est cause de votre mauvais traitement; car qui est l’honnête femme qui vous voudrait pour serviteur, après les propos que nous avez tenus? —Celles qui ne m’ont point trouve fâcheux, dit Saffredent, ne changeraient pas leur honnêteté à la votre; mais n’en parlons plus, afin que ma colère ne fasse déplaisir, ni à moi, ni à autre. . . .

Vingtième nouvelle (récit d’Hircan)

Un gentilhomme est inopinément guéri du mal d’amour, trouvant sa damoiselle rigoureuse entre les bras de son palefrenier.

Au pays du Dauphiné, y avait un gentilhomme, nommé le seigneur du Ryant, qui était de la maison du Roi François, premier de ce nom, autant beau et honnête qu’il était possible de voir. Il fut longuement serviteur d’une dame veuve, laquelle il aimait et révérait tant, que de peur qu’il avait de perdre sa bonne grâce, ne l’osait importuner de ce qu’il désirait le plus. Et lui, qui se sentait beau et digne d’être aimé, croyait fermement ce qu’elle lui jurait souvent : c’est qu’elle l’aimait plus que tous les gentilshommes du monde, et que, si elle était contrainte de faire quelque chose pour un gentilhomme, ce serait pour lui seulement, comme le plus parfait qu’elle avait jamais connu ; et lui priait de se contenter seulement, sans outrepasser, de cette honnête amitié, l’assurant que, si elle connaissait qu’il prétendît davantage, sans se contenter de la raison, que du tout il la perdrait. Le pauvre gentilhomme non seulement se contentait de cela, mais se tenait très heureux d’avoir gagné le coeur de celle qu’il pensait tant honnête. Il serait long de vous raconter le discours de son amitié et longue fréquentation qu’il eut avec elle, et les voyages qu’il faisait pour la venir voir ; mais, pour conclusion, ce pauvre martyr d’un feu si plaisant que plus on en brûle, plus on en veut brûler, cherchait toujours le moyen d’augmenter son martyre. Et un jour, lui prit fantaisie d’aller voir en poste, celle qu’il aimait plus que lui-même, et qu’il estimait par dessus toutes les femmes du monde. Lui arrivé, alla en la maison et demanda où elle était. On lui dit qu’elle ne faisait que venir de vêpres et était entrée en sa garenne pour achever son service. Il descendit de cheval et s’en va tout droit à la garenne où elle était, et trouva ses femmes qui lui dirent qu’elle s’en allait toute seule promener en une grande allée étant en ladite garenne. Il commença plus que jamais à espérer quelque bonne fortune pour lui, et, le plus doucement qu’il put, sans faire bruit, la chercha le mieux qu’il lui fut possible, désirant sur toutes choses de la pouvoir trouver seule. Mais, quand il fut auprès d’un pavillon d’arbres ployés, qui était un lieu tant beau et plaisant qu’il n’était possible de plus, entra soudainement dedans, comme celui à qui tardait de voir ce qu’il aimait. Mais il trouva, à son entrée, la damoiselle couchée sur l’herbe, entre les bras d’un palefrenier de sa maison, aussi laid et infâme que le gentilhomme était beau, honnête et aimable. Je n’entreprends pas de vous dépeindre le dépit qu’il eut ; mais il fut si grand qu’il eut puissance d’éteindre en un moment le feu si embrasé de long temps. Et, autant rempli de dépit qu’il avait été d’amour, lui dit : « Ma dame, prou vous fasse : aujourd’hui, par votre méchanceté connue, suis guéri et délivré de ma continuelle douleur, dont l’honnêteté, que j’estimais en vous, était occasion. » Et, sans autre à Dieu, s’en retourna plus vite qu’il n’était venu. La pauvre femme ne lui fit autre réponse, sinon de mettre la main devant son visage : car, puisqu’elle ne pouvait couvrir sa honte, elle couvrait ses yeux pour ne voir celui qui la voyait trop clairement, nonobstant sa longue dissimulation.

« Par quoi, mes dames, je vous supplie, si n’avez vouloir d’aimer parfaitement, ne pensez pas dissimuler à un homme de bien et lui faire déplaisir pour votre gloire : car les hypocrites sont ayés de leur loyer, et Dieu favorise ceux qui aiment parfaitement. »

Vingt neuvième nouvelle: 

En la conté du Maine, en ung villaige nommé Carrelles, y avoit ung riche laboureur, qui en sa viellesse espousa une belle jeune femme, et n’eut de luy nulz enfans ; mais de ceste perte se reconforta à avoir plusieurs amys. Et, quant les gentilz hommes et gens d’apparance 1uy faillirent, elle retourna à son dernier recours, qui estoit l’eglise, et print pour compaignon de son peche celluy qui l’en povoit absouldre : ce fut son curé, qui souvent venoit visiter sa brebis.
Le mary, vieulx et pesant, n’en avoit nulle doubte; mais à cause qu’il estoit rude et robuste,
sa femme jouoit son mistere le plus secretement qu’il luy estoit possible, craingnant que si son mary l’apparcevoit, qu’il ne la tuast. Ung jour, ainsy qu’il estoit dehors, sa femme, pensant qu’il ne revinst si tost, envoya querir monsieur le curé, qui la vint confesser. Et, ainsy qu’ilz faisoient bonne chere ensemble, son mary arriva si soubdainement, qu’il n’eut loisir de se retirer de la maison ; mais, regardant le moien de se cacher, monta par le conseil de sa femme dedans ung grenier et couvrit la trappe, par où il monta, d’un van à vanner., Le mary entra en la maison, et elle, de paour qu’il eust quelque soupson le festoya si bien à son disner, qu’elle n’espargna poinct le boyre, dont il print si bonne quantité, avecq la lassetté qu’il avoit du labour des champs, qu’il luy print envye de dormir, estant assis en une chaise devant son feu. Le curé, qui s’ennuyoit d’estresi longuement en ce grenier, n’oyant poinct de bruict en la chambre, s’advancea sur la trappe, et, en eslongeant le col le plus qu’il luy fut possible, advisa quele bon homme dormoit ; et, en le regardant, s’appuya, par mesgarde, sur le van si lourdement, que van et homme tresbucherent à bas auprés du bon homme qui dormoit, lequel se reveilla à ce bruict et le curé, qui. fust plus tost levé que l’autre_ne l’eust apperceu, luy dist :

 » Mon compere, voylà vostre van, et grand.mercis.  » Et, ce disant, s’enfouyt.

Et le pauvre laboureur, tout estonné, demanda à sa fernme:  » Qu’est cela ? »

Elle luy respondit :  » Mon amy, c’est vostre van que le curé avoit empruncté, lequel vous est venu randre  »

Et uy, tout en grondant, luy dist :  » Cest bien rudement randre ce qu’on a, empruncté, car je pensois que la maison tumbast par terre  »
Par ce moien, se saulva le curé aux despens du bon homme, qui n’en trouva rien mauvays que la rudesse dont il avoit usé en rendant son van.

 » Mes dames, le Maistre qu’il servoit, le saulva pour ceste heure Ià, afin de plus longuement le posseder et tormenter.
 » N’.estimez. pas, dist Geburon, que les gens simples et de bas estat soient exempts de malice non plus que nous; mais en ont bien davantaige, car regardez-moy larrons, meurdriers, sorciers,
faux monoyers et toutes ces manieres de gens, desquelz l’esperit n’a jamais repos ce sont tous pauvres gens et mecanicques.
 » Je ne trouve poinct estrange, dist Parlamente, que la.malice y soit plus que.aux autres, mais ouy bien que l’amour les tormente parmi le travail qu’ilz ont d’autres choses, ny que en ung cueur villain une passion si gentille se puisse mectre.

Trente-deuxième nouvelle:

Bernage, ayant connu en quelle patience et humilité une damoyselle d’Allemagne recevoit l’estrange penitence que sonmary luy faisoit faire pour son incontinence, gaingna ce poinct sur luy, qu’oublyant le passé, eut pitié de sa femme, la reprint avec soy et en eut depuis de fort beaulx enfans.

Le roy Charles, huictiesme de ce nom, envoya en Allemaigne, ung gentil homme, nommé Bernage, sieur de Sivrai, près Amboise, lequel pour faire bonne dilligence, n’epargnoit jour ne nuict pour advancer son chemin, en sorte que, ung soir, bien tard, arriva en un chasteau d’un gentil homme, où il demanda logis: ce que à grand peyne peut avoir. Toutesfois, quant le gentil homme entendyt qu’il estoit sertiveur d’un tel Roy, s’en alla au devant de luy, etle pria de ne se mal contanter de la rudesse de ses gens, car à cause de quelques parens de sa femme qui luy vouloient mal, il estoit contrainct tenir ainsy la maison fermee. Aussi le dict Bernage luy dist l’occasion de salegation: en quoy le gentil homme s’offryt de faire tout service à luy possibleau Roy son maistre, et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoyahonorablement.

Il estoit heure de soupper: le gentil homme le mena en une belle salle tendue de belle tapisserye. Et, ainsy que la viande fut apportee sur la table, veid sortirde derriere la tapisserye une femme, la plus belle qu’il estoit possible de regarder, mais elle avoit sa teste toute tondue, le demeurant du corps habillé de noir à l’alemande. Après que le dict seigneur eut lavé avecq le seigneur de Bernage, l’on porta l’eaue à ceste dame, qui lava et s’alla seoir au bout de la table, sans parler a nulluy, ny nul à elle. Le seigneur de Bernage la regardabien fort, et luy sembla une des plus belles dames qu’il avoit jamais veues,sinon qu’elle avoit le visaige bien pasle et la contenance bien triste. Après qu’elle eut mengé ung peu, elle demanda à boyre, ce que luy apporta ung serviteur de leans dedans un esmerveillable vaisseau, car c’estoit la teste d’ung mort, dont les oeilz estoitent bouchés d’argent: et ainsy beut deux ou trois fois. La demoiselle, après qu’elle eut souppé et faict laver les mains, feit une reverance au seigneur de la maison et s’en retourna derriere la tapisserye, sans parler à personne. Bernage fut tant esbahy de veoir chose si estrange, qu’il en devint tout triste et pensif. Le gentil homme, qui s’en apperçeut, luy dist : Je voy bien que vous vous estonnez de ce que vous avez veu en ceste table; mais, veu l’honnesteté que je treuve en vous, je ne vous veulx celer que c’est afin que vous ne pensiez qu’il y ayt en moy telle cruaulté sans grande occasion. Ceste dame que vous avez vue est ma femme,laquelle j’ay plus aymee que jamais homme ne pourroit aymer femme, tant que, pour l’espouser, je oubliay toute craincte, en sorte que je l’amenay icy dedans, maulgré ses parents. Elle aussy, me monstroit tant de signes d’amour, que j’eusse hazardé dix mille vyes pour la mectre ceans à son ayse et à la myenne; où nous avons vescu ung temps a tel repos et contentement,que je me tenois le plus heureux gentil homme de la chrestienté. Mais, en ungvoiage que je feis, où mon honneur me contraignit d’aller, elle oublia tant son honneur, sa conscience et l’amour qu’elle avoit en moy, qu’elle fut amoureuse d’un jeune gentil homme que j’avois nourri ceans; dont, à mon retour, je me cuydai apercevoir. Si est-ce que l’amour que je lui portois estoit si grande,que je ne me povois desfier d’elle jusques à la fin que l’experience me creva les oeilz, et veiz ce que je craignois plus que la mort. Parquoy, l’amour que je lui portois fut convertie en fureur et desespoir, en telle sorte que je la guettayde si près que, ung jour, faignant aller dehors, me cachay en la chambre où maintenant elle demeure, où, bien tost après mon partement, elle se retira et yfeit venir ce jeune gentil homme, lequel je veiz entrer avec la privauté qui n’appartenoyt que à moi avoir à elle. Mais quant je veiz qu’il vouloit monter surle lict auprès d’elle, je saillys dehors et le prins entre mes bras, où je le tuay. Et, pour ce que le crime de ma femme me sembla si grand que une telle mort n’estoit suffisante pour la punir, je luy ordonnay une peyne que je pense qu’elle a plus desagreable que la mort : c’est de l’enfermer en la dicte chambre où elle se retiroit pour prendre ses plus grandes delices et en la compaignye de celluy qu’elle aymoit trop mieulx que moy; auquel lieu je luy ai mis dans une armoyre tous les os de son amy, tenduz comme chose pretieuse en ung cabinet. Et, affin qu’elle n’en oblye la memoire, en beuvant et en mangeant, luy faictz servir à table, au lieu de couppe, la teste de ce meschant; et là, tout devant moy, afin qu’elle voie vivant celluy qu’elle a faict son mortel ennemy par sa faulte, et mort pour l’amour d’elle celluy duquel elle avoit preferé l’amytié à la myenne. Et ainsy elle veoit à disner et à soupper les deux choses qui plus luy doibvent desplaire : l’ennemy vivant et l’amy mort, et tout, par son peché.Au demorant, je la traicte comme moy mesmes synon qu’elle vat tondue, car l’arraiement des cheveulx n’appartient à l’adultaire, ny le voile à l’impudique.Parquoy s’en vat rasee, monstrant qu’elle à perdu l’honneur de la virginité et de la pudicité. S’il vous plaist de prendre la peyne de la veoir, je vous y meneray.

Ce que feist voluntiers Bernage: lesquelz descendirent à bas et trouverent qu’elle estoit en une tres belle chambre, assise toute seulle devant ung feu. Le gentil homme tira un rideau qui estoit devant une grande armoyre, où il veid penduz tous les os d’un homme mort. Bernage avoit grande envie de parler à la dame, mais de paour du mary, il n’osa. Le gentil homme, qui s’en apparceut, luy dist : S’il vous plaist luy dire quelque chose, vous verrez quelle grace et parole elle a. Bernage luy dist à l’heure: Madame, vostre patience estegale au torment. Je vous tiens la plus malheureuse femme du monde. La dame, ayant la larme à l’oeil, avecq une grace tant humble qu’il n’estoit possible de plus, luy dist: Monsieur, je confesse ma faulte estre si grande, quetous les maulx, que le seigneur de ceans (lequel je ne suis digne de nommer mon mary) me sçauroit faire, ne me sont reins au prix du regret que j’ay de l’avoir offensé. En disant cela, se print fort à pleurer. Le gentil homme tiraBernage par le bras et l’emmena. Le lendemain au matin, s’en partit pour aller faire la charge que le Roy luy avoit donnee. Toutesfois, disant adieu au gentil homme, ne se peut tenir de luy dire : Monsieur, l’amour que je vous porte et l’honneur et privaulté que vous m’avez faite en vostre maison, me contraignentà dire qu’il me semble, vue la grande repentance de vostre pauvre femme,que vous luy debvez user de misericorde; et aussy, vous estes jeune, et n’avez nulz enfans; et seroit grand dommage de perdre une si belle maisonque la vostre, et que ceulx qui ne vous ayment peut-estre poinct, en fussent heritiers. Le gentil homme, qui avoit deliberé de ne parler jamais à sa femme,pensa longuement aux propos que luy tint le seigneur de Bernage; et enfincongneut qu’il disoit verité, et luy promist, que, si elle perseveroit en ceste humilité, il en auroit quelquefois pitié. Ainsi s’en alla Bernage faire sa charge. Et quant il fut retourné devant le Roy son maistre, luy feit tout au long le compte que le prince trouva tel comme il le disoit; et, en autres choses, ayant parlé de la beauté de la dame, envoya son painctre, nommé Jean de Paris,pour luy rapporter ceste dame au vif. Ce qu’il feit après le consentement de son mary, lequel, après longue pénitence, pour le desir qu’il avoit d’avoir enfans, et pour la pitié qu’il eut de sa femme, qui en si grande humiliterecepvoit ceste penitence, il la reprint avecq soy, et en eut depuis beaucoup de beaulx enfans.

Quarante-huitième nouvelle: 

Au pais de Perigort, dedans ung villaige, en une hostellerie, fut faicte. une nopce d’une fille de leans , où tous les parens et amys s’efforcerent faire la meilleurechere qu’il estoit possible.
Durant le jour des nopces, arriverent leans deux Cordeliers, ausquelz on donna à soupper en.leur chambre, veu que n’estoit poinct leur estat d’assister aux nopces. Mais le principal des deux, qui avoit plus d’auctorité, et de malice, pensa, puisque on le separoit de la table, qu’il auroit part au lict, et, qu’il leur joueroit un, tour de son mestier. Et, quant le soir fut venu et que les dances commencerent, le Cordelier, par une fenestre, regarda longtemps la maryee, qu’iI trouvoit fort belle et à son gre. Et, s’enquerant soigneusement aux chamberieres de la chambre où elle debvoit coucher, trouva. que c’estoit auprès de Ia, syenne : dont il fut fort aise, faisant si bien le guet pour parvenir à son intention, qu’il veit desrober la mariée que les vielles amenerent comme ilz ont de coustume. Et, pource qu’il estoit de fort bonne heure le marié ne voulut laisser la dance,
mais y estoit tant affectionné, qu’il sembloit qu’il eust oblyé sa femme ; ce que n’avoit pas faict le Cordelier, car, incontinant qu’il entendit que la maryée fut couchée, se despouilla de son habit gris, et s’en alla tenir la place de son mary ; mais, de paour d’y estre trouvé, n’y arresta que bien peu; et s’en alla jusques au bout d’une allée où estoit son compaignon qui faisoit le guet pour luy lequel luy feit signe que le marié dansoit encores. Le Cordelier, qui n’avoit pas achevé sa meschante concupiscence, s’en retourna encores coucher avecq la maryee jusques ad ce que son compaignon luy feit signe qu’il estoit temps de s’en aller. Le marié se vint coucher ; et sa femme, qui avoit esté tant tormenté du Cordelier, qu’elle ne demandoit que le repos, ne se peut tenir de luy dire :
 » Avez-vous deliberé de ne dormir jamays et ne faire que me tormenter ?  »
Le pauvre mary qui. ne faisoit que de venir, fut bien estonné, et luy demanda quel torment il luy avoit faict, veu qu’ll n’avoit party de la danse
 » Cest bien dansé !  » dist la pauvre fille ; voicy la troisiesme fois que vous estes
venu coucher; il me semble que vous feriez mieulx de dormir  »
Le mary’ oyant ce propos, fut bien fort estonné, et oublia toutes choses pour entendre la verité de ce faict Mais, quant elle uy eut compté, soupsonna que c’estoient les, Cordeliers qui estoient logei leans. – Et . se leva incontinant et alla en leur chambre, qui estoit tout ‘auprès de la sienne. Et, quand il ne les trouva poinct, se print à cryer à l’ayde si fort, qu’il assembla tous ses. amys, lesquels après avoir entendu le faict, luy ayderent, avecq chandelles, lanternes, et tous les chiens du villaige, à chercher ces Cordeliers. Et, quant ilz ne les trouverent poinct en leur maison, feirent si bonne dilligence qu’ils les attraperent dedans les vignes. Et furent traictez comme il leur apparte noit. ; car, après les avoir bien battuz, leur couperent les bras et les jambes, et les laisserent dedans les vignes à la garde du dieu Bacchus et Venus , dont ilz estoient meilleurs disciples que de sainct François.

Commentaire
 » Ne vous esbahissez poinct, mes dames, si telles gens separez de nostre commune façon de vivre font des choses que les advanturiers auroient honte de faire. Mais esmerveillez-vous qu’ilz ne font pis quant Dieu retire sa main d’eulx, car I’abit est si loing de faire le moyne, que bien souvent par orgueil il le deffaict. Et, quant à moy, je me arreste à la religion que dict sainct Jacques, avoir le cueur envers Dieu pur et nect, et se exercer de tout son povoir à faire charité à son prochain « 

Soixante-neuvième nouvelle:

Au château d’Ordoz en Bigorre, demoroit ung escuier d’escuyrie du Roy, nommé Charles, Italien, lequel avoit espousé une damoiselle fort femme de bien, et honneste ; mais elle estoit devenue vieille, après luy avoir porté plusieurs enfans. Luy aussy n’estoit pas jeune ; et vivoit avecq elle en bonne paix et amityé. Quelques foys, il parloit à ses chamberieres, dont. sa bonne femme ne faisoit nul semblant; mais doulcement leur donnoit congé quant elle les congnoissoit trop privées en la maison. Elle en print ung jour une qui estoit saige et bonne fille, à laquelle elle dist les complexions de son mary et les siennes, qui les chassoit aussitost qu’elle les congnoissoit folles. Ceste chamberiere, pour demourer au service de sa maistresse en bonne estime, se delibera d’estre femme de bien. Et, combien que souvent son maistre luy tint quelques propos au contraire, n’en voulut tenir compte, et le racompta tout à sa maistresse ; et toutes deux passoient le temps de la follye de luy. Un jour que la. chamberiere beluttoit en la chambre de derriere, ayant son sarot sur la teste, à la mode du pays (qui est faict. comme ung cresmeau mais il couvre tout le corps et les espaulles par derriere), son maistre, la trouvant en cest habillement, la vint bien fort presser. Elle, qui, pour mourir n’eust faict ung tel tour, feit semblant de s’accorder à luy; toutesfoys, luy demanda congé d’aller veoir, premier, si sa maistresse s’estoit poinct amusée à quelque chose, afin de n’estre tous deux surprins; ce qu’il accorda. Alors, elle le pria de mectre son sarot en sa teste et de beluter en son absence, afin que sa maistresse ouyt tousjours le son de son beluteau. Ce qu’il feit fort joieusement, aiant esperance d’avoir ce qu’il demandoit.

La chamberiere, qui n’estoit poinct melencolicque , s’en courut à sa maistresse, lui disant :
 » Venez veoir vostre bon mary, que j’ay aprins à beluter pour me deffaire de luy.  »
La femme feit bonne dilligence pour trouver ceste nouvelle chamberiere.
En voiant son mary le sarot en la teste et le belluteau entre ses mains, se print si fort à rire,
en frappant des mains, que à peine luy peut-elle dire :
 » Goujate, combien veulx-tu par moys de ton labeur ?  »
Le mary, oiant ceste voix et congnoissant qu’il estoit trornpé, gecta par terre ce qu’il portoit et tenoit, pour courir sus a la chamberiere, l’appelant mille fois meschante, et si sa fernme ne se fust mise au devant, il l’eust payée de son quartier. Toutesfois, le tout s’appaisa au contentement des partyes, et puis vesquirent ensemble sans querelles.

Autres Oeuvres de Marguerite de Navarre:

  • Le Pater Noster (entre 1524 et 1527).
  • Le Petit œuvre devot et contemplatif(entre 1527 et 1531).
  • Le Discord estant en l’homme par la contrarieté de l’Esprit et de la Chair, et paix par vie spirituelle (avant 1531).
  • L’Oraison de l’ame fidele (avant 1531).
  • La Complainte pour un detenu prisonnier (vers 1535-1536).
  • Le Triomphe de l’Agneau37 (avant 1540).
  • L’Histoire des satyres et nymphes de Dyane ou Fable du faux Cuyder38 (entre 1540 et 1543).
  • La Mort et resurrection d’Amour (avant 1547).
  • L’Umbre (avant 1547).
  • La Comédie jouée au Mont de Marsan56 (1547 ou 1548)
  • La Contemplation sur Agnus Dei (avant 1549).
  • Le « Huitain composé par ladite dame un peu auparavant sa mort » (1549).
  • Le Miroir de Jhesus Christ crucifié (1549).
  • La Comédie des Parfaits amants (1549).

Quelques citations de Marguerite de Navarre:

  • « Les plus courtes folies sont toujours les meilleures. »
  • « Les femmes ont plus de honte de confesser une chose d’amour que de la faire. » 
  • « Elle pensait que l’occasion faisait le péché, et ne savait pas que le péché forge l’occasion. » 
  • « Ne pensez pas que ceux qui poursuivent les dames prennent tant de peine pour l’amour d’elles ; car c’est seulement pour l’amour d’eux et de leur plaisir. » 
  • « Les choses où l’on a volonté, plus elles sont défendues et plus elles sont désirées. » 
  • « Le scandale est souvent pire que le péché. » 
  • « Je ne regarde point la valeur du présent, mais le coeur qui le présente. »
  • « A force de jurer, on engendre quelque doute à la vérité. » 
  • « Jamais homme n’aimera parfaitement Dieu qu’il n’ait parfaitement aimé quelque créature en ce monde. » 
  • « Les hommes recouvrent leur diable du plus bel ange qu’ils peuvent trouver. » 
  • « Dans notre monde, seuls les sots sont punis, non les vicieux. »
  • « L’habit est si loin de faire le moine que, bien souvent, par orgueil il le défait. » 

Critiques à l’égard de Marguerite de Navarre

  • Sainte-Beuve : « Il est bon qu’il y ait de telles âmes éprises avant tout de l’humanité et qui insinuent à la longue la douceur dans les mœurs publiques et dans les lois restées jusque-là cruelles… »
  • Albert-Marie Schmidt : « Par Marguerite d’Angoulême et par ses amis humanistes, la femme est désignée pour jouer le rôle de précepteur de la France et de censeur de ses erreurs affectives… »
  • Abel Lefranc : « La poésie religieuse et philosophique, celle qui ne craint pas de laisser au second plan les joies et les plaintes de l’amour pour s’attacher de préférence aux grands problèmes et aux anxiétés qu’ils provoquent dans l’âme humaine, est, pour une grande part, redevable à Marguerite de son existence… »
  • Marot: « Corps féminin, cœur d’homme et tête d’ange », «Je suis cerf d’un monstre fort estrange: Monstre je dy, car pour tout vray, elle a corps féminin, cueur d’homme et teste d’ange »
  • Charles de Sainte-Marthe (oraison funèbre de la reine): « Où est celuy, si ce n’est un homme de tout aliéné d’humanité, qui ne prise, qui n’aime, qui ne révère la candeur, la charité, la piété de cette tant libérale, tant magnifique et tant vertueuse Royne? »
  • Brantôme: « Ce fut donq’ une princesse d’un très-grand esprit et fort habile, tant de son naturel que de son acquisitif, car elle s’adonna fort aux lettres en son jeune âge et les continua tant qu’elle vescut, aimant et conversant du temps de sa grandeur aveq’ les gens les plus savants du royaume de son frère. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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